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Les yeux jaunes des crocodiles

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Il fallait donc qu’elle écrivît !<br />

Elle ne pouvait plus reculer. À peine avait-elle dit oui en gare<br />

de Lyon-Perrache, Lyon-Perrache trois minutes d’arrêt, qu’Iris<br />

avait murmuré : « Merci, petite sœur, tu me sors d’un de ces<br />

bourbiers, tu n’as pas idée ! Ma vie est un gâchis, un immense<br />

gâchis, mais il est trop tard, je ne peux plus faire demi-tour, je<br />

peux sauver <strong>des</strong> restes, les accommoder de manière plus ou<br />

moins alléchante, mais il faut que je me rende à cette idée, je ne<br />

fais qu’accommoder <strong>des</strong> restes ! C’est peu glorieux, je te le<br />

concède, mais j’en suis là. »<br />

Elle l’avait embrassée, puis s’était reprise en la noyant dans<br />

ses <strong>yeux</strong> bleus, assombris d’ombres noires, « tu deviens jolie,<br />

Joséphine, de plus en plus jolie, très bien ces petites mèches<br />

blon<strong>des</strong>, tu es amoureuse ? Non ? Ça ne saurait tarder, je te<br />

prédis la beauté, le talent, la fortune, avait-elle ajouté en<br />

claquant <strong>des</strong> doigts comme si elle défiait le sort. Tu vas prendre<br />

le relais. J’ai beaucoup reçu à la naissance, plus que toi, c’est<br />

vrai, mais j’ai pressé la vie comme un citron et il ne me reste<br />

plus qu’un vieux zeste auquel je tente de donner du goût. J’ai<br />

espéré un moment pouvoir mettre en scène, écrire. Tu te<br />

souviens, Jo… il y a longtemps, j’avais du talent… On disait, Iris<br />

est douée, c’est une artiste, elle ira loin, elle va réussir à<br />

Hollywood ! Hollywood ! – elle avait eu un ricanement amer –,<br />

je suis <strong>des</strong>cendue à Bécon-les-Bruyères ! Il a fallu que je me<br />

rende à l’évidence : je suis peut-être douée mais impuissante.<br />

Entre l’idée et la réalisation, il y a un fossé que je ne peux<br />

franchir, je reste bête, sur le bord à scruter le vide. J’ai envie<br />

d’écrire, une envie forcenée, <strong>des</strong> débuts d’histoires qui<br />

clignotent, mais quand je me penche sur les mots, ils s’enfuient<br />

sur leurs petites pattes gluantes comme d’ignobles cafards !<br />

Alors que toi… tu sauras les attraper, les aligner en belles<br />

phrases sans qu’ils fassent mine de déguerpir. Tu racontes si<br />

bien les histoires… Je me souviens <strong>des</strong> lettres que tu m’envoyais<br />

quand tu étais en colonie de vacances, je les lisais à mes copines,<br />

elles t’avaient baptisée Madame de Sévigné ! ».<br />

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