Voyage au bout de la violence - L'Orient-Le Jour
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Supplément menSuel<br />
Jeudi 6 octobre 2011<br />
Numéro 64 - V e année<br />
III. Fouad Laroui : une vie entière dans les livres<br />
IV. Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif : Caire Noctambule<br />
V. Ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées à libido<br />
édito<br />
Inculture<br />
Un peu partout, le désert <strong>de</strong><br />
l’ignorance gagne du terrain,<br />
grignote les espaces<br />
encore occupés par <strong>la</strong> culture, menace<br />
d’extermination les <strong>de</strong>rniers porteurs<br />
<strong>de</strong> plume. <strong>Le</strong>s lecteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle<br />
génération sont <strong>au</strong>x abonnés absents :<br />
à <strong>la</strong> télévision qui les détournait déjà<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture sont venus s’ajouter les<br />
jeux électroniques et l’Internet. Séduits<br />
par l’image et le mouvement,<br />
<strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s jeunes considèrent<br />
désormais le livre avec mépris ou agacement.<br />
Chez <strong>de</strong> nombreux critiques,<br />
<strong>la</strong> superficialité est <strong>la</strong> règle : <strong>au</strong> lieu<br />
d’analyser un livre, on le cloue systématiquement<br />
<strong>au</strong> pilori pour amuser<br />
<strong>la</strong> galerie. Quant <strong>au</strong>x écrivains, ils<br />
doivent avoir une « gueule », cultiver<br />
un « look », pour être assurés <strong>de</strong><br />
participer, <strong>au</strong>x côtés d’une starlette<br />
ou d’un politicien véreux, <strong>au</strong>x émissions<br />
« culturelles » soucieuses <strong>de</strong><br />
doper l’<strong>au</strong>dimat ; ou alors faire dans<br />
<strong>la</strong> provoc, le sensationnalisme, gesticuler<br />
comme BHL ou jeter <strong>de</strong>s pavés<br />
dans <strong>la</strong> mare pour attirer l’attention.<br />
Ils sont <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s singes savants<br />
que l’on sort <strong>de</strong> leur cage pour promouvoir<br />
l’œuvre du moment et que<br />
l’on enferme ensuite, à <strong>la</strong> fin du<br />
spectacle. Certes, l’écrivain n’écrit ni<br />
pour p<strong>la</strong>ire <strong>au</strong>x critiques ni pour passer<br />
à <strong>la</strong> télévision. Il écrit pour soi,<br />
mais <strong>au</strong>ssi, ou surtout, pour communier<br />
avec les <strong>au</strong>tres. Quand « les<br />
<strong>au</strong>tres » disparaissent, quand sa voix<br />
ne porte plus, quand ses mots n’ont<br />
plus d’écho… il <strong>de</strong>vient comparable<br />
à un allumeur <strong>de</strong> réverbères, à ces<br />
artisans dépassés par le mo<strong>de</strong>rnisme<br />
et acculés à s’effacer. Où est <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce<br />
reconnue <strong>au</strong>x artistes dans <strong>la</strong> nation ?<br />
Et comment revaloriser l’image <strong>de</strong><br />
l’écrivain dans <strong>la</strong> société mo<strong>de</strong>rne,<br />
surtout en Orient où les analphabètes<br />
sont légion et où l’intellectuel<br />
est généralement moins estimé qu’un<br />
« abaday » ?<br />
Si les révolutions arabes marquent le<br />
pas <strong>au</strong>jourd’hui, c’est parce qu’elles<br />
n’ont pas été accompagnées d’une<br />
révolution culturelle permettant <strong>au</strong><br />
peuple <strong>de</strong> se débarrasser du carcan<br />
<strong>de</strong>s religions sclérosées et du poids<br />
<strong>de</strong> l’obscurantisme pour amorcer une<br />
nouvelle Nahda capable d’asseoir <strong>la</strong><br />
liberté sur <strong>de</strong>s bases durables ; c’est<br />
parce que les artistes et les intellectuels<br />
occupent les strapontins <strong>au</strong> lieu<br />
d’être p<strong>la</strong>cés <strong>au</strong>x premières loges.<br />
Or, <strong>la</strong> révolution est une chose trop<br />
grave pour ne pas être confiée à <strong>de</strong>s<br />
rêveurs !<br />
AlexAndre Najjar<br />
Comité <strong>de</strong> rédaction :<br />
AlexANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi,<br />
GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe, jAbbour<br />
douAihy, rittA bAddourA.<br />
Coordination générale : hiNd dArwiCh<br />
Secrétaire <strong>de</strong> rédaction : AlexANdre medAwAr<br />
Correction : mArilys hAtem<br />
Contributeurs :<br />
ZeiNA bAssil, melhem ChAoul, lAmiA<br />
el sAAd, luCie Geffroy, kAtiA GhosN,<br />
mAhmoud hArb, mAZeN kerbAj, VéNus<br />
khoury- GhAtA, ZiAd mAjed, youssef<br />
mouAwAd, NAdA NAssAr-ChAoul,<br />
héloïse d'ormessoN, AbbAs torbey.<br />
E-mail : lorientlitteraire@yahoo.com<br />
Supplément publié en partenariat avec <strong>la</strong><br />
Librairie Antoine.<br />
www. lorientlitteraire.com<br />
Publicité<br />
Paraît le premier jeudi <strong>de</strong> chaque mois<br />
VI. L'is<strong>la</strong>m en question<br />
VII. David Vann : le legs du blizzard<br />
VIII. Robert Ghanem ou <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> l’élévation<br />
<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />
Samir Frangié, dans cet essai<br />
à parraître <strong>au</strong>x éditions<br />
Actes Sud / <strong>L'Orient</strong> <strong>de</strong>s<br />
livres, évoque <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />
– <strong>la</strong> <strong>violence</strong> i<strong>de</strong>ntitaire, <strong>la</strong><br />
guerre entre les Libanais ; <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />
israélienne et le projet d’une alliance<br />
<strong>de</strong>s minorités contre <strong>la</strong> majorité arabo-musulmane<br />
; <strong>la</strong> <strong>violence</strong> syrienne<br />
et le projet <strong>de</strong> « gran<strong>de</strong> Syrie » – et<br />
<strong>la</strong> « sortie » <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre ; l’assassinat<br />
<strong>de</strong> Rafic Hariri – « un meurtre fondateur<br />
» – et <strong>la</strong> révolution du Cèdre ;<br />
et nous parle du « vivre-ensemble »,<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> « culture du lien » et d’une voie<br />
arabe vers <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité à <strong>la</strong> lumière<br />
du Printemps arabe. Un ouvrage édifiant,<br />
dont nous publions, en exclusivité,<br />
quelques extraits :<br />
* * * * *<br />
<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Violence<br />
Cet ouvrage est un témoignage sur <strong>la</strong><br />
<strong>violence</strong>, les raisons qui <strong>la</strong> motivent, les<br />
mécanismes qui <strong>la</strong> régissent, <strong>la</strong> logique<br />
qui <strong>la</strong> justifie, l’aveuglement qui nous<br />
conduit à ne jamais voir notre propre<br />
<strong>violence</strong> et à <strong>la</strong> considérer comme une<br />
contre-<strong>violence</strong>, une réponse à une <strong>violence</strong><br />
première.<br />
La guerre libanaise est riche d’enseignements,<br />
car <strong>la</strong> <strong>violence</strong> qui se manifeste<br />
n’obéit pas <strong>au</strong>x normes connues.<br />
Cette guerre n’est pas une guerre entre<br />
États comme celles que l’Europe a<br />
connues jusqu’à <strong>la</strong> Secon<strong>de</strong> Guerre<br />
mondiale ; elle n’est pas non plus une<br />
guerre d’indépendance opposant <strong>de</strong>s<br />
mouvements <strong>de</strong> libération nationale à<br />
<strong>de</strong>s puissances coloniales ; elle n’est pas<br />
<strong>au</strong>ssi une guerre <strong>de</strong> type i<strong>de</strong>ntitaire,<br />
commun<strong>au</strong>taire ou ethnique, comme<br />
celles que connaissent l’Afrique ou les<br />
Balkans. La guerre libanaise est difficile<br />
à c<strong>la</strong>sser, car elle est un mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong><br />
toutes ces guerres. Elle est une guerre<br />
entre États, mais <strong>au</strong>ssi une guerre <strong>de</strong><br />
libération nationale contre un occupant<br />
qui varie d’une pério<strong>de</strong> à l’<strong>au</strong>tre.<br />
Elle est également une guerre commun<strong>au</strong>taire<br />
qui oppose chrétiens et musulmans,<br />
mais également musulmans<br />
sunnites et musulmans chiites. Elle est<br />
<strong>au</strong>ssi une guerre à l’intérieur même <strong>de</strong>s<br />
commun<strong>au</strong>tés, une guerre interchrétienne<br />
avec <strong>la</strong> « guerre d’élimination »<br />
(1990), et une guerre interchiite à<br />
Iqlim el-Touffah (1987). Elle est <strong>au</strong>ssi<br />
<strong>la</strong> guerre d’Israël pour mettre à exécution<br />
son vieux projet d’une « alliance<br />
<strong>de</strong>s minorités contre <strong>la</strong> majorité arabomusulmane<br />
», et <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Syrie<br />
pour reconstituer <strong>la</strong> « gran<strong>de</strong> Syrie »<br />
dans ses « frontières historiques ».<br />
<strong>Le</strong>s noms à donner à cette guerre varient<br />
d’une pério<strong>de</strong> à l’<strong>au</strong>tre. La seule<br />
constante est cette <strong>violence</strong> toujours<br />
prête à se manifester avec, pour l’alimenter,<br />
cette mémoire « historique »<br />
chargée <strong>de</strong> tous les malheurs du passé.<br />
(…) Cet ouvrage est le récit d’une<br />
recherche longue et chaotique d’une<br />
« sortie » <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>, une recherche<br />
difficile parce que <strong>la</strong> <strong>violence</strong> n’est jamais<br />
nommée. On parle d’agression, <strong>de</strong><br />
riposte, <strong>de</strong> complot, <strong>de</strong> représailles, <strong>de</strong><br />
légitime défense, <strong>de</strong> résistance, <strong>de</strong> vengeance,<br />
<strong>au</strong>tant <strong>de</strong> mots qui ne servent,<br />
en fait, qu’à masquer une réalité que<br />
personne ne veut assumer. Même les<br />
éléments d’analyse font déf<strong>au</strong>t. <strong>Le</strong>s<br />
concepts <strong>de</strong> « lutte <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sses », <strong>de</strong><br />
« guerre <strong>de</strong> libération nationale », <strong>de</strong><br />
« <strong>violence</strong> révolutionnaire » que nous<br />
utilisions, à g<strong>au</strong>che, pour expliquer<br />
D.R.<br />
Esprit bril<strong>la</strong>nt, intellectuel engagé, Samir<br />
Frangié publie ces jours-ci un essai intitulé<br />
<strong>Voyage</strong> <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>, le récit d’un long<br />
cheminement à <strong>la</strong> recherche d’une issue à <strong>la</strong><br />
guerre qui a ravagé le Liban.<br />
<strong>la</strong> <strong>violence</strong> ont très vite montré leurs<br />
limites.<br />
Je travaille, très tôt, à initier <strong>de</strong>s dialogues<br />
et à rechercher <strong>de</strong>s compromis<br />
entre les belligérants, entre chrétiens<br />
et musulmans, mais <strong>au</strong>ssi entre Libanais<br />
et Palestiniens et entre Libanais<br />
et Syriens, avec pour objectif l’arrêt<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>. Mais là se pose un nouve<strong>au</strong><br />
problème. Que signifie l’arrêt <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> <strong>violence</strong> ? Un cessez-le-feu entre les<br />
camps qui s’affrontent ? Une trêve <strong>de</strong><br />
longue durée ? La paix ? Mais quelle<br />
paix ? Une paix glorieuse, une « paix<br />
<strong>de</strong>s braves » comme<br />
celles évoquées dans nos<br />
manuels d’histoire, ou<br />
une paix banale, voire<br />
même mesquine, faite<br />
<strong>de</strong> concessions et même<br />
<strong>de</strong> compromissions ?<br />
Et que faire dans ce cas<br />
<strong>de</strong>s grands principes<br />
<strong>au</strong> nom <strong>de</strong>squels nous<br />
nous sommes allègrement<br />
massacrés durant<br />
<strong>de</strong>s décennies ? F<strong>au</strong>t-il<br />
les gar<strong>de</strong>r en réserve en<br />
prévision <strong>de</strong> nouvelles<br />
<strong>violence</strong>s à venir ?<br />
Il m’a fallu be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> temps pour<br />
comprendre que le contraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />
n’était pas <strong>la</strong> paix entre entités<br />
commun<strong>au</strong>taires ou partisanes, mais<br />
le lien, le lien entre <strong>de</strong>s individus appartenant<br />
à <strong>de</strong>s commun<strong>au</strong>tés et <strong>de</strong>s<br />
groupes différents. La nuance est capitale.<br />
<strong>Le</strong> dialogue à inst<strong>au</strong>rer prenait<br />
une <strong>au</strong>tre dimension. L’objectif n’était<br />
plus <strong>de</strong> rechercher <strong>de</strong>s compromis,<br />
mais <strong>de</strong> définir un projet <strong>de</strong> vie commun.<br />
Commence alors à émerger l’idée<br />
du « vivre-ensemble » par opposition<br />
à celle <strong>de</strong> coexistence commun<strong>au</strong>taire<br />
jusque-là dominante.<br />
À ce sta<strong>de</strong> surgit une nouvelle difficulté.<br />
<strong>Le</strong> vivre-ensemble concerne <strong>de</strong>s<br />
individus. Mais où les trouver dans<br />
une société régie par un commun<strong>au</strong>tarisme<br />
qui s’est be<strong>au</strong>coup durci avec<br />
<strong>la</strong> guerre ? Fal<strong>la</strong>it-il faire un tri entre<br />
« <strong>la</strong>ïcs » et « commun<strong>au</strong>taires » et<br />
s’adresser <strong>au</strong>x premiers en excluant les<br />
<strong>au</strong>tres ? Comment le faire quand notre<br />
i<strong>de</strong>ntité est faite d’appartenances multiples<br />
? Fal<strong>la</strong>it-il <strong>la</strong> « simplifier » pour<br />
« <strong>Le</strong> vivre<br />
ensemble<br />
ne se fon<strong>de</strong><br />
pas sur le<br />
partage,<br />
mais sur le<br />
lien »<br />
ne retenir qu’une seule appartenance,<br />
ou bien « hiérarchiser » ces multiples<br />
appartenances pour les mettre en harmonie<br />
et accepter le principe d’une<br />
i<strong>de</strong>ntité complexe ?<br />
<strong>Le</strong> problème va plus loin. Ce vivre-ensemble<br />
entre individus ne peut se faire<br />
qu’à travers un processus d’individuation<br />
qui ne relève plus du domaine<br />
politique, mais moral. La prise <strong>de</strong><br />
distance par rapport à nos appartenances<br />
commun<strong>au</strong>taires nécessite une<br />
reconnaissance <strong>de</strong> notre responsabilité<br />
commune dans <strong>la</strong> guerre qui a ravagé<br />
notre pays. C’est cette<br />
reconnaissance qui nous<br />
permet, en assumant<br />
nos erreurs, <strong>de</strong> pouvoir<br />
les dépasser et réfléchir<br />
à « l’après » <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre.<br />
<strong>Le</strong> clivage va désormais<br />
être entre ceux qui se<br />
prennent en charge et<br />
ceux qui continuent <strong>de</strong><br />
déléguer leur liberté et<br />
leur <strong>au</strong>tonomie pour<br />
rechercher <strong>la</strong> « sécurité »<br />
que procure l’enfermement<br />
dans une « tribu »,<br />
qu’elle soit commun<strong>au</strong>-<br />
taire ou partisane, traditionnelle ou<br />
« mo<strong>de</strong>rne », héritée ou choisie, dominée<br />
par un symbole religieux ou délimitée<br />
par une couleur, un drape<strong>au</strong> ou<br />
un sigle.<br />
Ce clivage n’est plus lié <strong>au</strong>x appartenances<br />
commun<strong>au</strong>taires, mais <strong>de</strong>vient<br />
fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> maturité <strong>de</strong> chacun.<br />
Et cette maturité est continuellement<br />
questionnée, mise à l’épreuve, par les<br />
événements. Elle peut, pour un temps,<br />
être remise en question par les excès<br />
commun<strong>au</strong>taires et les exaspérations<br />
qu’ils provoquent, par les « peurs » venues<br />
d’un passé qu’on croyait révolu,<br />
par les craintes d’un avenir incertain…<br />
Ce livre est le récit <strong>de</strong> toutes ces interrogations<br />
et <strong>de</strong> ce long cheminement<br />
à <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix. Ce n’est pas<br />
un récit politique, ni une analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
guerre. C’est l’histoire d’un voyage,<br />
d’un voyage <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong>, fait<br />
<strong>de</strong> rencontres, <strong>de</strong> visages, d’échanges,<br />
d’expériences réussies, mais <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong><br />
tentatives avortées. Ce livre est <strong>au</strong>ssi,<br />
quelque part, l’histoire d’une <strong>violence</strong><br />
qui m’a longtemps hanté, une <strong>violence</strong><br />
avec <strong>la</strong>quelle j’ai eu, très jeune, l’occasion<br />
<strong>de</strong> faire connaissance.<br />
* * * * *<br />
un meurtre fondateur<br />
La date du 14 mars 2005 n’est liée à<br />
<strong>au</strong>cune commun<strong>au</strong>té particulière. La<br />
secon<strong>de</strong> indépendance du Liban, qui<br />
fait suite à <strong>la</strong> plus longue <strong>de</strong>s guerres<br />
civiles, n’a pu être accaparée par <strong>au</strong>cun<br />
groupe commun<strong>au</strong>taire. Personne, en<br />
effet, n’a pu revendiquer <strong>la</strong> paternité<br />
du mouvement, car celui-ci, <strong>de</strong> par son<br />
ampleur même – plus du tiers <strong>de</strong>s Libanais<br />
résidant dans le pays sont <strong>de</strong>scendus<br />
dans <strong>la</strong> rue –, n’est réductible à<br />
<strong>au</strong>cune <strong>de</strong> ses composantes, politiques,<br />
commun<strong>au</strong>taires ou civiles. Il a, dès le<br />
début, acquis une forme d’<strong>au</strong>tonomie<br />
par rapport à elles, une i<strong>de</strong>ntité propre.<br />
La force <strong>de</strong> ce mouvement est due <strong>au</strong><br />
fait que <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong> ceux qui y ont<br />
participé l’ont fait sur base d’une décision<br />
individuelle. Ils ne sont pas venus<br />
entériner un choix que d’<strong>au</strong>tres avaient<br />
pris, mais ont considéré être partie prenante,<br />
chacun à sa manière, dans <strong>la</strong><br />
bataille en cours (…).<br />
<strong>Le</strong> 14 mars a vu donc, pour <strong>la</strong> première<br />
fois dans l’histoire du Liban,<br />
l’émergence d’une i<strong>de</strong>ntité nationale<br />
libanaise dont le contenu n’est plus<br />
déterminé par une commun<strong>au</strong>té particulière,<br />
une i<strong>de</strong>ntité qui transcen<strong>de</strong> les<br />
i<strong>de</strong>ntités commun<strong>au</strong>taires sans se substituer<br />
à elles, une i<strong>de</strong>ntité qui permettrait<br />
<strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r le « vivre-ensemble »<br />
<strong>au</strong>x conditions <strong>de</strong> l’État <strong>au</strong>quel appartiennent<br />
tous les Libanais, et non plus<br />
<strong>au</strong>x conditions <strong>de</strong> <strong>la</strong> commun<strong>au</strong>té dominante.<br />
* * * * *<br />
Pour une culture <strong>de</strong> lien<br />
<strong>Le</strong> vivre-ensemble ne s’adresse pas à<br />
<strong>de</strong>s commun<strong>au</strong>tés, mais à <strong>de</strong>s individus<br />
appartenant à <strong>de</strong>s commun<strong>au</strong>tés différentes,<br />
<strong>de</strong>s individus dotés d’i<strong>de</strong>ntités<br />
multiples, appelés à vivre ensemble.<br />
La coexistence entre les commun<strong>au</strong>tés<br />
s’incarne dans le partage, partage du<br />
pouvoir dans le cadre d’un État unitaire,<br />
ou partage du territoire dans le<br />
cadre d’un État fédéral. <strong>Le</strong> vivre-ensemble<br />
se situe ailleurs. Il ne se fon<strong>de</strong><br />
pas sur le partage, mais sur le lien, le lien<br />
que chaque individu est appelé à établir<br />
entre ses multiples appartenances,<br />
et le lien qu’il est appelé à créer avec les<br />
<strong>au</strong>tres. Ce rapport à l’<strong>au</strong>tre n’est pas<br />
seulement une nécessité qu’impose <strong>la</strong><br />
vie dans une société diversifiée, il est<br />
<strong>la</strong> condition à notre <strong>au</strong>tonomie individuelle.<br />
Nous n’existons qu’à travers<br />
l’<strong>au</strong>tre. Il nous constitue <strong>de</strong> <strong>la</strong> même<br />
manière que nous le constituons. Et cet<br />
apport extérieur est d’<strong>au</strong>tant plus riche<br />
que cet « <strong>au</strong>tre » est diversifié.<br />
* * * * *<br />
Vers un PrintemPs <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Paix<br />
<strong>Le</strong> printemps arabe et, avant lui, le<br />
printemps <strong>de</strong> Beyrouth ont montré que<br />
<strong>la</strong> <strong>violence</strong> n’est pas une fatalité à <strong>la</strong>quelle<br />
il n’est pas possible d’échapper.<br />
Pour ce<strong>la</strong>, il nous f<strong>au</strong>t quitter nos<br />
« prisons » commun<strong>au</strong>taires sans nous<br />
défaire <strong>de</strong> nos appartenances commun<strong>au</strong>taires,<br />
qui contribuent, avec<br />
I<br />
d’<strong>au</strong>tres, à forger notre i<strong>de</strong>ntité, sans<br />
procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s amputations et entrer<br />
en guerre avec le groupe d’où l’on est<br />
issu.<br />
Il nous f<strong>au</strong>t affirmer notre <strong>au</strong>tonomie<br />
tout en sachant qu’elle s’inscrit dans<br />
une histoire, <strong>la</strong> nôtre, mais qu’elle n’en<br />
est pas le simple produit, car elle est<br />
façonnée <strong>de</strong> toutes les histoires rencontrées<br />
sur notre chemin.<br />
Il nous f<strong>au</strong>t <strong>au</strong>ssi et surtout comprendre<br />
que, dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion à l’<strong>au</strong>tre,<br />
il ne s’agit pas d’aller chez cet <strong>au</strong>tre<br />
pour <strong>de</strong>venir comme lui, ni d’amener<br />
cet <strong>au</strong>tre chez nous pour le rendre semb<strong>la</strong>ble<br />
à nous. Au contraire, cette re<strong>la</strong>tion<br />
commence par <strong>la</strong> reconnaissance<br />
<strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre dans sa différence et sa spécificité.<br />
Ce sont elles qui ren<strong>de</strong>nt le lien<br />
nécessaire et contribuent à constituer<br />
notre i<strong>de</strong>ntité propre.<br />
Il nous f<strong>au</strong>t enfin comprendre que<br />
c’est dans les luttes communes que<br />
se tissent les liens et se crée l’envie<br />
<strong>de</strong> vivre ensemble. C’est dans <strong>la</strong> lutte<br />
menée ensemble contre l’occupation<br />
syrienne que chrétiens et musulmans<br />
ont pu surmonter 30 années <strong>de</strong> guerre<br />
et redonner vie à leur vivre-ensemble.<br />
C’est dans <strong>la</strong> lutte menée ensemble que<br />
musulmans et coptes ont pu surmonter<br />
leurs divisions et réfléchir ensemble sur<br />
<strong>la</strong> nature <strong>de</strong> l’État à bâtir. C’est dans<br />
<strong>la</strong> lutte menée ensemble que les Syriens<br />
ont redonné vie à une société riche <strong>de</strong><br />
toute <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong> l’Orient, consacrant<br />
un « vendredi » <strong>de</strong> manifestation<br />
<strong>au</strong>x Kur<strong>de</strong>s, un <strong>au</strong>tre <strong>au</strong>x a<strong>la</strong>ouites,<br />
un troisième <strong>au</strong>x chrétiens, et tous les<br />
vendredis <strong>de</strong> ce long soulèvement à <strong>la</strong><br />
dignité <strong>de</strong> l’homme et à sa liberté.<br />
C’est sur cette base que nous <strong>de</strong>vons<br />
bâtir notre vie commune, notre vivreensemble,<br />
et apporter une réponse à<br />
cette question existentielle qui se pose<br />
à nous tous, <strong>au</strong> Liban et dans le mon<strong>de</strong><br />
arabe : comment vivre ensemble, ég<strong>au</strong>x<br />
dans nos droits et nos <strong>de</strong>voirs, différents<br />
dans nos multiples appartenances<br />
religieuses, ethniques, culturelles, et<br />
solidaires dans notre recherche d’un<br />
avenir meilleur pour nous tous, chrétiens<br />
et musulmans ?<br />
Samir Frangié<br />
<strong>Jour</strong>naliste et chercheur, Samir<br />
Frangié a col<strong>la</strong>boré à plusieurs<br />
journ<strong>au</strong>x <strong>au</strong> Liban (L’Orient-<strong>Le</strong><br />
<strong>Jour</strong>, As-Safir et An-Nahar) et<br />
en France (<strong>Le</strong> Mon<strong>de</strong> diplomatique,<br />
Africasie) et a participé à<br />
<strong>la</strong> création <strong>de</strong> plusieurs centres<br />
<strong>de</strong> recherches, dont les Fiches du<br />
mon<strong>de</strong> arabe et The <strong>Le</strong>banese<br />
Studies Foundation. Engagé dans<br />
l’action politique, il a fait partie,<br />
durant <strong>la</strong> guerre libanaise,<br />
du Mouvement national, puis a<br />
participé à <strong>la</strong> création du Congrès<br />
permanent du dialogue libanais et<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> « Rencontre libanaise pour le<br />
dialogue » consacrée <strong>au</strong> dialogue<br />
is<strong>la</strong>mo-chrétien. Membre fondateur<br />
du Regroupement <strong>de</strong> Kornet<br />
Chahwane, il a contribué à jeter<br />
les bases <strong>de</strong> l’opposition plurielle<br />
<strong>au</strong> nom <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle il annoncera,<br />
en 2005, « l’intifada <strong>de</strong> l’indépendance<br />
» qui conduira <strong>au</strong> retrait<br />
<strong>de</strong>s troupes syriennes du Liban.<br />
Député <strong>de</strong> 2005 à 2009, il est<br />
membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> direction du Mouvement<br />
du 14 mars.<br />
KADICHA<br />
Plon<br />
En librairie<br />
<strong>Le</strong> nouve<strong>au</strong> roman d'AlexAndre nAjjAr
II Au fil <strong>de</strong>s jours<br />
<strong>Le</strong> point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Melhem Chaoul<br />
<strong>Le</strong>s formes élémentaires<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> dictature<br />
dans les pays arabes<br />
I ndépendamment<br />
<strong>de</strong>s explications<br />
sociologiques<br />
et politiques présentées<br />
concernant les régimes<br />
arabes, les processus historiques<br />
<strong>de</strong> leur imp<strong>la</strong>ntation<br />
et le profil <strong>de</strong> leurs princip<strong>au</strong>x<br />
acteurs, en <strong>la</strong>issant <strong>de</strong> D.R.<br />
côté les schémas théoriques sur <strong>la</strong><br />
dictature, le totalitarisme et l’<strong>au</strong>toritarisme<br />
et en prenant uniquement<br />
pour matière première ce qu’on a lu,<br />
vu et écouté <strong>au</strong> cours <strong>de</strong>s sept <strong>de</strong>rniers<br />
mois, on peut déduire sans ambages<br />
le profil et le système <strong>de</strong> fonctionnement<br />
d’une dictature dans un<br />
pays arabe <strong>au</strong> cours d’un <strong>de</strong>mi-siècle<br />
d’histoire.<br />
<strong>Le</strong> pouvoir <strong>au</strong> sommet <strong>de</strong> l’État est<br />
personnel et absolu. Un chef d’État<br />
issu d’un coup d’État, d’une guerre<br />
civile ou d’un plébiscite popu<strong>la</strong>ire<br />
contrôle tous les rouages sécuritaires,<br />
civils, économiques, militaires et administratifs<br />
du pays.<br />
Pour exercer ce pouvoir absolu, il n’a<br />
cure d’<strong>au</strong>cun texte, d’<strong>au</strong>cune loi, d’<strong>au</strong>cun<br />
co<strong>de</strong> qui puisse freiner sa volonté<br />
ou contrôler ses directives. <strong>Le</strong>s textes<br />
et les lois n’existent<br />
que pour servir le<br />
système <strong>de</strong> domination<br />
et constituer<br />
un support à l’arbitraire<br />
<strong>de</strong>s sanctions.<br />
<strong>Le</strong> noy<strong>au</strong> du pouvoir<br />
est le chef <strong>de</strong><br />
l’État entouré d’un<br />
cercle restreint <strong>de</strong><br />
fidèles qui lui sont<br />
liés par <strong>de</strong>s rapports<br />
<strong>de</strong> parenté et <strong>de</strong><br />
consanguinité : les<br />
fils <strong>de</strong> Kadhafi, les<br />
frères et les fils <strong>de</strong><br />
Saddam, le frère, les<br />
cousins maternels<br />
et le be<strong>au</strong>-frère <strong>de</strong><br />
Assad, etc.<br />
Trois instruments<br />
« basiques » font<br />
fonctionner le pou-<br />
D.R.<br />
voir : <strong>la</strong> terreur, <strong>la</strong> corruption et le<br />
couple propagan<strong>de</strong>-endoctrinement.<br />
La terreur pratiquée est sidérale, infinie,<br />
une capacité à donner <strong>la</strong> mort<br />
sans limites sous <strong>la</strong> couverture <strong>de</strong> lois<br />
d’exception quasi éternelles. Pour<br />
ce faire, <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion, les citoyens,<br />
<strong>au</strong> regard du pouvoir, muent et <strong>de</strong>viennent<br />
« inhumains ». Ils se transforment,<br />
selon Kadhafi en « rats »,<br />
en « criminels monstrueux » selon Assad<br />
comme en « vers <strong>de</strong> terre » naguère avec<br />
Saddam. Ainsi, on<br />
peut faire feu à vo-<br />
« C’est<br />
nous ou le<br />
chaos ! » :<br />
La dictature<br />
règne par<br />
<strong>la</strong> peur du<br />
pire.<br />
lonté. Quant à <strong>la</strong><br />
corruption, elle peut<br />
faire en soi l’objet<br />
d’une recherche approfondie,<br />
tant elle<br />
est variée, multiple<br />
et « créative ». Ce<br />
qu’il y a à retenir,<br />
c’est le grand <strong>de</strong>ssein<br />
<strong>de</strong> « clientélisation<br />
à <strong>la</strong> corruption<br />
» <strong>de</strong> l’ensemble<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion.<br />
Tout le mon<strong>de</strong> est<br />
invité à participer à<br />
<strong>la</strong> « gran<strong>de</strong> bouffe » <strong>de</strong> <strong>la</strong> corruption,<br />
du petit douanier <strong>au</strong>x gros commerçants<br />
et <strong>au</strong>x entrepreneurs du Caire,<br />
<strong>de</strong> Damas, d’Alep, <strong>de</strong> Sanaa et <strong>de</strong> Tripoli.<br />
S’il existe un droit reconnu par<br />
<strong>la</strong> dictature arabe, c’est bien le droit<br />
à être corrompu ! Tout le mon<strong>de</strong> est<br />
impliqué, tout le mon<strong>de</strong> est complice.<br />
Ceux qui refusent <strong>de</strong> jouer le<br />
jeu sont les suspects et les traîtres en<br />
puissance, <strong>de</strong>s êtres « asoci<strong>au</strong>x », potentiellement<br />
dangereux, Attention !<br />
Honnête, donc suspect. Enfin, <strong>la</strong> dictature<br />
se construit « une image » supposée<br />
combler le <strong>de</strong>gré zéro <strong>de</strong> liberté<br />
et <strong>de</strong> démocratie. À coups <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong><br />
et d’endoctrinement, les dictatures<br />
choisissent leur thème préféré.<br />
Actuellement « c’est nous ou le chaos ! »,<br />
un système <strong>de</strong> matraquage et d’informations<br />
distillées qui diffuse frayeur<br />
et méfiance <strong>au</strong> sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion.<br />
Celle-ci, atomisée, ayant perdu les<br />
liens fondament<strong>au</strong>x <strong>de</strong> <strong>la</strong> solidarité<br />
<strong>de</strong> base, <strong>de</strong>vient, selon les attentes<br />
du régime, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>use <strong>de</strong> stabilité<br />
à n’importe quel prix. L’image du<br />
régime telle qu’elle apparaît dans <strong>la</strong><br />
propagan<strong>de</strong>-endoctrinement est celle<br />
du gardien <strong>de</strong> <strong>la</strong> stabilité, d’une soupape<br />
<strong>de</strong> sécurité qui empêche les catégories<br />
sociales et les divers segments<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> s’entretuer.<br />
<strong>Le</strong> propre <strong>de</strong>s dictatures<br />
arabes est <strong>de</strong> créer et<br />
d’entretenir <strong>la</strong> guerre civile<br />
<strong>la</strong>rvée tout en prétendant <strong>la</strong><br />
contrecarrer.<br />
En matière <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions internationales,<br />
les dictatures recourent<br />
surtout <strong>au</strong> mensonge et <strong>au</strong> chantage.<br />
<strong>Le</strong> mensonge comme moyen<br />
<strong>de</strong> gagner du temps et <strong>de</strong> mettre en<br />
confiance les démocraties occi<strong>de</strong>ntales<br />
: en effet, les potentats arabes<br />
montrent patte b<strong>la</strong>nche et déversent<br />
moultes promesses afin <strong>de</strong> gagner<br />
du temps et, en fin <strong>de</strong> compte, <strong>de</strong><br />
ne tenir <strong>au</strong>cun engagement. Ils disposent<br />
par ailleurs <strong>de</strong> machines bien<br />
rodées pour pratiquer le chantage,<br />
<strong>au</strong> terrorisme, surtout, dirigé <strong>au</strong>ssi<br />
bien contre le mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal que<br />
contre leurs pays « frères ». Quand<br />
ils préten<strong>de</strong>nt lutter contre le terrorisme,<br />
surtout dans ses versions is<strong>la</strong>mistes<br />
fondamentalistes, ils le font<br />
en fait contre <strong>de</strong>s groupes qu’ils ont<br />
eux-mêmes créés, entretenus et entraînés.<br />
Ils les « ven<strong>de</strong>nt » <strong>au</strong> moment<br />
opportun, avec <strong>de</strong> juteux divi<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s,<br />
<strong>au</strong> plus offrant.<br />
Dans le système <strong>de</strong><br />
guerre civile <strong>la</strong>rvée<br />
mis en p<strong>la</strong>ce, le<br />
régime constitue<br />
ses propres bases<br />
sociales. <strong>Le</strong>s dictatures<br />
arabes ne sont<br />
pas isolées socialement<br />
à l’instar <strong>de</strong><br />
certaines dictatures<br />
militaires d’Asie ou<br />
d’Amérique centrale.<br />
Elles émanent<br />
et s’enracinent dans<br />
<strong>de</strong>s segments socioculturels<br />
qui alimentent<br />
ce que Ibn<br />
Khaldoun a bien vu<br />
et nommé le asab,<br />
cet ensemble diffus<br />
<strong>de</strong> solidarité fondé<br />
sur <strong>la</strong> parenté, le<br />
clientélisme et le<br />
pil<strong>la</strong>ge, en vue <strong>de</strong> construire et <strong>de</strong><br />
maintenir un pouvoir <strong>au</strong>tour d’une<br />
famille tribale, d’une commun<strong>au</strong>té<br />
religieuse et d’une région spécifique.<br />
Ce sont les a<strong>la</strong>ouites en Syrie, <strong>la</strong> Tripolitaine<br />
et ses tribus en Libye, les<br />
Hached et les tribus alliées à Saleh<br />
<strong>au</strong> Yémen, et les sunnites <strong>de</strong> Takrit et<br />
Samaraa à l’époque <strong>de</strong> Saddam. C’est<br />
<strong>au</strong> sein <strong>de</strong> ces groupes ethno-socioculturels<br />
que le pouvoir constitue ses<br />
réserves <strong>de</strong> sbires, hommes <strong>de</strong> main<br />
et <strong>au</strong>tres barbouzes,<br />
supplétifs <strong>de</strong> l’armée<br />
régulière et <strong>de</strong> <strong>la</strong> police.<br />
Forces sûres, surarmées<br />
et surentraînées, elles<br />
surveillent l’armée et<br />
les forces <strong>de</strong> l’ordre,<br />
interviennent en parallèle<br />
et font le ménage<br />
dans les unités trop<br />
sensibles <strong>au</strong>x doléances<br />
et <strong>au</strong>x chants <strong>de</strong> sirènes<br />
du peuple. Ultime rempart<br />
<strong>de</strong> s<strong>au</strong>vegar<strong>de</strong> du<br />
régime.<br />
L’économie n’est pas<br />
<strong>au</strong> centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociopolitique.<br />
Elle ne produit pas le rése<strong>au</strong> d’intérêts<br />
qui crée normalement les liens<br />
soci<strong>au</strong>x et détermine <strong>la</strong> Polis (<strong>la</strong> politique).<br />
Elle constitue entre <strong>au</strong>tres un<br />
outil <strong>de</strong> <strong>la</strong> dictature, est assujettie à<br />
<strong>la</strong> volonté du pouvoir et fonctionne<br />
comme un système <strong>de</strong> récompenses<br />
pour les clients et <strong>de</strong> sanctions pour<br />
les opposants et les récalcitrants. À<br />
noter <strong>au</strong>ssi l’inexistence <strong>de</strong> frontières<br />
c<strong>la</strong>ires entre les biens publics et les<br />
caisses privées du chef <strong>de</strong> l’État et <strong>de</strong><br />
sa famille et l’utilisation <strong>de</strong> celles-ci<br />
contre les citoyens et les opposants.<br />
Il n’est pas hasar<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> faire observer<br />
<strong>la</strong> reproduction <strong>de</strong> ces « formes » dans<br />
plus d’un pays arabe. Relèvent-elles<br />
d’un même fonds culturel ? Marquentelles<br />
l’échec <strong>de</strong> l’État mo<strong>de</strong>rne face<br />
à <strong>la</strong> toute-puissance <strong>de</strong>s structures<br />
primordiales, celles <strong>de</strong>s ahl ? À quel<br />
prix les révoltes du printemps arabe<br />
pourraient-elles réduire ces structures<br />
f<strong>au</strong>te <strong>de</strong> les éradiquer ? Face à <strong>la</strong><br />
capacité infinie <strong>de</strong> nuisance et <strong>de</strong> <strong>violence</strong>,<br />
<strong>la</strong> non-<strong>violence</strong> est-elle possible<br />
et gagnante ? Dans <strong>la</strong> logique <strong>de</strong> ces<br />
systèmes, <strong>la</strong> guerre civile n’est pas une<br />
alternative malheureuse, mais semble<br />
bien constituer un fait accompli !<br />
Décès <strong>de</strong> Lucien Jerphagnon<br />
L’historien <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie Lucien<br />
Jerphagnon est décédé à l’âge <strong>de</strong><br />
90 ans. Né le 7 septembre 1921 à<br />
Nancy, docteur en philosophie et en<br />
psychologie, diplômé <strong>de</strong> l’École pratique<br />
<strong>de</strong>s h<strong>au</strong>tes étu<strong>de</strong>s, ce disciple<br />
<strong>de</strong> V<strong>la</strong>dimir Jankélévitch, proche <strong>de</strong><br />
P<strong>au</strong>l Veyne, était spécialiste <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
pensée grecque et romaine, et plus<br />
particulièrement <strong>de</strong> saint Augustin,<br />
dont il a assuré l’édition <strong>de</strong>s trois<br />
volumes dans La Pléia<strong>de</strong> (Gallimard).<br />
On lui doit <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong>s ouvrages<br />
comme Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée : d’Homère<br />
à Jeanne d’Arc ou Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Rome antique : les armes et les mots,<br />
édités par Tal<strong>la</strong>ndier. Chez Desclée<br />
De Brouwer, il avait publié Augustin<br />
et <strong>la</strong> sagesse, Au bonheur <strong>de</strong>s sages,<br />
La louve et l’agne<strong>au</strong> et <strong>Le</strong>s Dieux ne<br />
sont jamais loin. Ses entretiens avec<br />
Christiane Rancé sont sortis fin août<br />
chez Albin Michel sous le titre : De<br />
l’amour, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, <strong>de</strong> Dieu et <strong>au</strong>tres<br />
bagatelles.<br />
Départ <strong>de</strong> Jean <strong>Le</strong>c<strong>la</strong>nt<br />
Secrétaire perpétuel <strong>de</strong> l’Académie<br />
<strong>de</strong>s inscriptions et belles-lettres, Jean<br />
<strong>Le</strong>c<strong>la</strong>nt vient <strong>de</strong> nous quitter à l’âge<br />
<strong>de</strong> 91 ans. Né le 8 août 1920 à Paris,<br />
il a consacré son œuvre à l’égyptologie<br />
(archéologie pharaonique et étu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s textes) et <strong>au</strong>x étu<strong>de</strong>s nubiennes.<br />
L’image du mois<br />
Septembre 2001, en direct <strong>de</strong> Ground Zero<br />
28 septembre 2001 par © Frank Schramm. Courtesy Musée <strong>de</strong> l’Elysée, L<strong>au</strong>sanne<br />
Lancement <strong>de</strong> l’Institut français<br />
du Liban<br />
C’est le 1 er octobre que l’Institut français<br />
du Liban a été <strong>la</strong>ncé à Beyrouth.<br />
Cette refonte <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong>s services<br />
culturels <strong>de</strong>vrait renforcer l’action<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> France dans le pays et dynamiser<br />
le pacte linguistique conclu avec l’OIF.<br />
Francophonie<br />
<strong>Le</strong> Forum mondial <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
française<br />
C’est le 5 octobre à Paris, <strong>au</strong> nouve<strong>au</strong><br />
siège <strong>de</strong> l’OIF, sis <strong>au</strong> 19-21 <strong>de</strong><br />
l'avenue Bosquet à Paris, que M.<br />
Abdou Diouf a officiellement <strong>la</strong>ncé<br />
le projet d’un Forum mondial <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française prévu en juillet<br />
Actualités<br />
Ancien élève <strong>de</strong> l’École normale<br />
supérieure et ancien membre <strong>de</strong><br />
l’IFAO (Institut français d’archéologie<br />
orientale), agrégé <strong>de</strong> géographie,<br />
docteur ès-lettres, professeur émérite<br />
à <strong>la</strong> Sorbonne et à l’université <strong>de</strong><br />
Strasbourg, professeur honoraire <strong>au</strong><br />
Collège <strong>de</strong> France, il avait créé le<br />
service archéologique d’Éthiopie en<br />
1952 et dirigé les missions archéologiques<br />
françaises <strong>au</strong> Soudan (1960-<br />
1978) et à Saqqarah (1963-1999).<br />
En plus <strong>de</strong> nombreuses publications<br />
scientifiques, il a signé un indispensable<br />
Dictionnaire <strong>de</strong> l’Antiquité<br />
(PUF, réédité le 5 octobre).<br />
Hommage à Abou el-Kacem el-<br />
Chebbi à l’IMA<br />
Alors que le printemps arabe a remis<br />
à l’ordre du jour ses célèbres vers<br />
contestataires et que son pays franchit<br />
ses premiers pas sur le chemin <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> liberté, l’Institut du mon<strong>de</strong> arabe<br />
(IMA) <strong>de</strong> Paris a choisi <strong>de</strong> rendre<br />
hommage <strong>au</strong> célèbre poète tunisien<br />
Abou el-Kacem el-Chebbi. Au menu<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> rencontre qui s’est déroulée<br />
samedi 24 septembre et qui a été animée<br />
par <strong>de</strong>s académiciens, écrivains<br />
et diplomates, un film documentaire<br />
10<br />
ans déjà ! À l’occasion <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> commémoration <strong>de</strong>s<br />
attentats du 11 septembre<br />
2001, le Musée <strong>de</strong> l’Elysée présente<br />
une série inédite <strong>de</strong> Frank Schramm,<br />
Stand-ups – Reporting Live from<br />
Ground Zero. Aucun aperçu <strong>de</strong>s tours<br />
jumelles détruites, <strong>de</strong>s gravats amoncelés,<br />
<strong>de</strong>s ruines poussiéreuses, <strong>de</strong>s<br />
foules hagar<strong>de</strong>s et choquées n’apparaît<br />
dans ces images : le photographe<br />
new-yorkais s’est focalisé sur les journalistes<br />
<strong>de</strong> télévision gravitant <strong>au</strong>tour<br />
<strong>de</strong> l’événement, <strong>au</strong> cours <strong>de</strong>s huit<br />
semaines qui ont suivi les attentats.<br />
Des gros p<strong>la</strong>ns sur leur visage<br />
concentré, tendu, se dégagent d’abord<br />
l’émotion et l’angoisse <strong>de</strong>s premiers<br />
témoins <strong>de</strong> <strong>la</strong> tragédie, dont fait<br />
partie Frank Schramm : « l’appareil<br />
photographique était sans doute une<br />
manière <strong>de</strong> surmonter mon émotion »,<br />
explique-t-il. <strong>Le</strong>s journalistes sont<br />
avant tout les spectateurs du premier<br />
rang, confrontés <strong>au</strong> choc <strong>de</strong>s attentats,<br />
qu’ils doivent, comme le reste du<br />
mon<strong>de</strong>, tenter d’assimiler. Mais les<br />
visages hyper maquillés, les <strong>de</strong>rnières<br />
retouches avant le direct, <strong>la</strong> lumière<br />
artificielle et les podiums improvisés<br />
rappellent que l’immense médiatisation<br />
<strong>de</strong> cette tragédie est <strong>au</strong>ssi une<br />
<strong>au</strong>baine professionnelle pour certains<br />
reporters. Et une opportunité<br />
économique pour tous les médias, <strong>la</strong><br />
plupart <strong>de</strong>s journ<strong>au</strong>x ayant doublé<br />
leurs tirages les jours suivant le 11<br />
septembre.<br />
2012 à Québec. 1 500 invités <strong>de</strong> tous<br />
les pays francophones s’y rencontreront<br />
pour débattre <strong>de</strong> <strong>la</strong> francophonie,<br />
<strong>de</strong> ses problèmes et <strong>de</strong> ses<br />
perspectives d’avenir. L’organisation<br />
<strong>de</strong> ce forum avait été décidée lors du<br />
<strong>de</strong>rnier sommet <strong>de</strong> <strong>la</strong> Francophonie<br />
à Montreux.<br />
contenant <strong>de</strong>s témoignages d’historiens<br />
sur le grand poète tunisien et<br />
une lecture théâtralisée <strong>de</strong> ses poèmes.<br />
Exposition en hommage à<br />
Pamuk<br />
Du 22 septembre <strong>au</strong> 8 octobre, le<br />
Centre culturel Anatolie à Paris<br />
accueille une exposition <strong>de</strong> photographies<br />
réalisées à Istanbul en hommage<br />
à Orhan Pamuk, Prix Nobel <strong>de</strong> littérature<br />
2006 et grand amoureux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
ville <strong>de</strong>s bords du Bosphore à <strong>la</strong>quelle<br />
il a dédié un ouvrage monumental.<br />
Une conférence a été également organisée<br />
le 29 septembre pour présenter<br />
<strong>la</strong> collection <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Pamuk<br />
en <strong>la</strong>ngue française, en col<strong>la</strong>boration<br />
avec les éditions Gallimard.<br />
La Revue du Liban sacrifiée<br />
La Revue du Liban ne paraîtra plus,<br />
victime d’un conflit regrettable entre<br />
les héritiers <strong>de</strong> Melhem Karam. Une<br />
gran<strong>de</strong> perte pour <strong>la</strong> presse libanaise<br />
et pour les lecteurs <strong>de</strong> cet hebdomadaire<br />
francophone créé en 1928 !<br />
Salon du livre d’Alger<br />
<strong>Le</strong> Liban était l’invité d’honneur du<br />
Salon du livre d’Alger qui vient <strong>de</strong><br />
s’achever. De nombreux éditeurs et<br />
<strong>au</strong>teurs libanais y étaient présents en<br />
compagnie du ministre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Culture.<br />
<strong>Le</strong>s prix littéraires 2011<br />
<strong>Le</strong>s prix littéraires 2011 seront décernés<br />
selon le calendrier suivant : Grand<br />
Prix du Roman <strong>de</strong> l’Académie française,<br />
le 27 octobre ; prix Goncourt et<br />
prix Ren<strong>au</strong>dot, le 2 novembre ; prix<br />
Médicis, le 4 novembre ; prix Femina,<br />
le 7 novembre ; prix Interallié, le 15<br />
novembre. Quant <strong>au</strong> Nobel <strong>de</strong> littérature,<br />
il est attendu en octobre.<br />
Meilleures ventes du mois à <strong>la</strong> Librairie Antoine<br />
Auteur Titre Éditions<br />
1 Alexandre Najjar Kadicha Plon<br />
2 David Hirst Une histoire dU Liban Perrin<br />
3 Delphine <strong>de</strong> Vigan rien ne s’oppose à La nUit Lattès<br />
4 Fré<strong>de</strong>ric Beigbe<strong>de</strong>r <strong>de</strong>rnier biLan avant L'apocaLypse Grasset<br />
5 Yasmina Khadra L’éqUation africaine Julliard<br />
6 David Foenkinos <strong>Le</strong>s soUvenirs Gallimard<br />
7 Pierre Pean La répUbLiqUe <strong>de</strong>s maL<strong>Le</strong>ttes Fayard<br />
8 Jacqueline Kennedy ma vie avec John fitzgeraLd Kennedy F<strong>la</strong>mmarion<br />
9 Emmanuel Carrère Limonov Pol<br />
10 Haruki Murakami 1q84 Belfond<br />
Jeudi 6 octobre 2011<br />
Agenda<br />
La Foire du livre <strong>de</strong> Francfort<br />
<strong>Le</strong> plus grand Salon du livre du<br />
mon<strong>de</strong>, <strong>la</strong> Foire du livre <strong>de</strong> Francfort,<br />
se tiendra cette année du 12 <strong>au</strong> 16<br />
octobre avec l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong> comme invitée<br />
d’honneur. <strong>Le</strong> prix du Livre allemand<br />
2011, doté <strong>de</strong> 25 000 euros, sera<br />
décerné à cette occasion.<br />
<strong>Le</strong> Salon du livre <strong>de</strong> Beyrouth<br />
<strong>Le</strong> Salon du livre <strong>de</strong> Beyrouth se<br />
tiendra du 28 octobre <strong>au</strong> 6 novembre<br />
2011 et proposera, comme chaque<br />
année, conférences, signatures, cafés<br />
littéraires, lectures et tables ron<strong>de</strong>s.<br />
Parmi les invités cette année : Marc<br />
Lévy, Mazarine Pingeot, Noëlle Châtelet,<br />
A<strong>la</strong>in Rey, Hanane el-Cheikh…<br />
L’Orient Littéraire, qui publie à<br />
cette occasion un numéro spécial, y<br />
organise <strong>de</strong>ux tables ron<strong>de</strong>s, l’une<br />
sur le printemps arabe, l’<strong>au</strong>tre sur les<br />
chrétiens d’Orient. <strong>Le</strong> prix Phénix<br />
2011 sera également décerné à <strong>la</strong> fin<br />
<strong>de</strong> l’événement. Pour plus <strong>de</strong> renseignements,<br />
consulter le site du Salon :<br />
www.salondulivrebeyrouth.org<br />
<strong>Le</strong>s ateliers culturels <strong>de</strong> N-D <strong>de</strong><br />
Jamhour<br />
La saison <strong>de</strong>s ateliers culturels organisés<br />
par le collège Notre-Dame <strong>de</strong><br />
Jamhour est ouverte. Arts, spiritualité,<br />
histoire seront, comme chaque<br />
année, <strong>au</strong> ren<strong>de</strong>z-vous. Programme<br />
complet sur le site : www.ndj.edu.lb/<br />
centre<br />
Atelier pour futurs romanciers<br />
La romancière Najwa Barakat organise<br />
à partir du 7 octobre à Beyrouth<br />
un atelier d’écriture d’une semaine<br />
sur l’art d’écrire un roman. Pour plus<br />
<strong>de</strong> renseignements : http://mohtarafatnajwabarakat.com/<br />
et mohtarafat@hotmail.com<br />
Actu BD<br />
<strong>Le</strong>s coloriages <strong>de</strong> Loustal<br />
Loustal,<br />
qui vient<br />
<strong>de</strong> faire<br />
l’objet<br />
d’un<br />
hommage<br />
<strong>au</strong> festival<br />
BD-Fil <strong>de</strong><br />
L<strong>au</strong>sanne,<br />
vient <strong>de</strong><br />
publier<br />
chez<br />
Casterman<br />
un inattendu… Livre à colorier, un<br />
album comportant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins en noir<br />
et b<strong>la</strong>nc, irrésistibles dans leur nudité<br />
graphique !<br />
La Guerre <strong>de</strong>s <strong>bout</strong>ons en BD<br />
La sortie en salle <strong>de</strong> La Guerre <strong>de</strong>s<br />
<strong>bout</strong>ons est accompagnée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
parution <strong>de</strong> plusieurs albums <strong>de</strong> BD<br />
inspirés du livre <strong>de</strong> Louis Perg<strong>au</strong>d.<br />
Chez Darg<strong>au</strong>d, Olivier Berlion publie<br />
ainsi sa Guerre <strong>de</strong>s <strong>bout</strong>ons, tandis<br />
que Philippe Thir<strong>au</strong>lt, Au<strong>de</strong> Soleilhac<br />
et Isabelle Merlet retracent chez<br />
Delcourt (dont <strong>la</strong> collection Ex-Libris<br />
est dédiée à l’adaptation <strong>de</strong>s grands<br />
c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature) l’histoire<br />
<strong>de</strong> ces gamins qui se livrent une<br />
guerre sans merci à coups <strong>de</strong> bâton et<br />
<strong>de</strong> cailloux.<br />
Dantès victime d’un « complot<br />
politique »<br />
Tra<strong>de</strong>r<br />
déchu et<br />
victime d’une<br />
machination<br />
financière,<br />
Alexandre<br />
a changé<br />
d’i<strong>de</strong>ntité.<br />
Devenu le<br />
richissime<br />
Dantès, il<br />
poursuit son<br />
imp<strong>la</strong>cable vengeance, mais <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>x<br />
éléments vont mettre sa vie en<br />
danger. Non seulement <strong>de</strong>s mafieux<br />
russes prêts à tout pour récupérer<br />
leur argent compromettent ses p<strong>la</strong>ns,<br />
mais sa véritable i<strong>de</strong>ntité n’est plus<br />
un secret pour le machiavélique<br />
Saint-Hubert, l’homme fort <strong>de</strong> Bercy<br />
qui est à l’origine <strong>de</strong> sa chute. Or<br />
Saint-Hubert serait en fait lié <strong>au</strong><br />
lea<strong>de</strong>r d’un parti politique d’extrême<br />
droite, Nation française. La machination<br />
financière dont Alexandre a<br />
été le pantin avait-elle pour seul but<br />
<strong>de</strong> financer ce parti ? <strong>Le</strong> 5e volet <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> série Dantès, intitulé <strong>Le</strong> complot<br />
politique est signé Juszezak, Boisserie<br />
et Guill<strong>au</strong>me, tient toutes ses<br />
promesses !
Jeudi 6 octobre 2011<br />
Né à Oujda en 1958,<br />
Fouad Laroui est ingénieur<br />
et économiste<br />
<strong>de</strong> formation. Il fréquente<br />
le prestigieux<br />
lycée Ly<strong>au</strong>tey <strong>de</strong> Casab<strong>la</strong>nca, rejoint<br />
l’École <strong>de</strong>s ponts et ch<strong>au</strong>ssées à Paris<br />
puis exerce pendant quelques années<br />
à l’Office chérifien <strong>de</strong>s phosphates<br />
du Maroc avant <strong>de</strong> tout abandonner<br />
pour embrasser une carrière d’enseignant<br />
et d’écrivain. Il vit actuellement<br />
<strong>au</strong>x Pays-Bas. Son premier roman, <strong>Le</strong>s<br />
<strong>de</strong>nts du topographe (1996), a obtenu<br />
un succès important <strong>au</strong>près du public<br />
et <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique et a été distingué par<br />
le prix Découverte Albert Camus.<br />
Depuis, ses écrits le ramènent souvent<br />
à son enfance, son pays, son histoire,<br />
mais il se p<strong>la</strong>ît à nourrir le réel d’imaginaire<br />
et à brouiller les frontières entre<br />
<strong>au</strong>tobiographie et fiction. L’humour et<br />
l’ironie lui permettent <strong>de</strong> s’attaquer à<br />
toutes les formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> bêtise et <strong>de</strong> l’arbitraire<br />
qui pèsent sur le Maroc sans<br />
se départir d’un regard bienveil<strong>la</strong>nt,<br />
complice et souvent tendre.<br />
Parlons <strong>de</strong> votre parcours, et en particulier<br />
du tournant important qui vous<br />
fait changer radicalement d’orientation<br />
en 1990. Vous êtes diplômé <strong>de</strong>s<br />
ponts et ch<strong>au</strong>ssées, vous démarrez<br />
une bril<strong>la</strong>nte carrière d’ingénieur<br />
à l’Office chérifien <strong>de</strong>s phosphates,<br />
vous travaillez <strong>au</strong> Maroc pendant<br />
cinq ans, et voilà que vous <strong>la</strong>issez<br />
tout tomber, vous abandonnez votre<br />
poste, vous quittez le Maroc et vous<br />
vous consacrez à l’enseignement et<br />
à l’écriture. Pourquoi cette rupture<br />
brutale ? On pourrait croire que vous<br />
découvrez l’écriture comme d’<strong>au</strong>tres<br />
découvrent <strong>la</strong> foi.<br />
Il y a plusieurs réponses à votre question<br />
dont l’une en particulier se réfère<br />
à <strong>de</strong>s circonstances intérieures et<br />
l’<strong>au</strong>tre à <strong>de</strong>s circonstances extérieures.<br />
Disons que j’ai été « victime » du système<br />
éducatif français, et sans doute<br />
une victime consentante. Dans ce<br />
système, si on est bon en maths, on<br />
vous pousse vers les c<strong>la</strong>sses préparatoires<br />
sans vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r votre avis.<br />
Moi, j’étais passionné par <strong>la</strong> lecture.<br />
Je suis cet enfant, Mehdi dans Une<br />
année chez les Français, qui pendant<br />
un tremblement <strong>de</strong> terre s’assied près<br />
d’une source <strong>de</strong> lumière et se met à<br />
lire alors que tout le mon<strong>de</strong> <strong>au</strong>tour <strong>de</strong><br />
lui s’agite et crie. Je suis cet enfant qui<br />
pense que le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> fiction romanesque<br />
est plus réel que le mon<strong>de</strong> réel.<br />
Donc je lisais <strong>de</strong> façon effrénée et mon<br />
père m’y encourageait fortement. Au<br />
lycée, j’étais <strong>au</strong>tant passionné par les<br />
lettres, l’histoire, <strong>la</strong> philosophie que<br />
par les mathématiques. Mais on m’a<br />
dirigé vers « <strong>la</strong> voie royale », celle <strong>de</strong>s<br />
prépas scientifiques. Et en prépas, on<br />
n’a pas le temps <strong>de</strong> réfléchir. Je suis<br />
donc <strong>de</strong>venu ingénieur, j’ai été engagé<br />
à l’OCP, et j’ai démarré ma carrière.<br />
Mais à l’âge <strong>de</strong> 30 ans, j’ai eu comme<br />
un choc. J’ai commencé à ressentir à<br />
quel point cette vie toute tracée n’était<br />
pas <strong>la</strong> mienne. J’avais le sentiment<br />
d’avoir fait le tour <strong>de</strong> <strong>la</strong> question<br />
pour ce qui avait trait à ma pratique<br />
d’ingénieur. Et j’ai commencé à me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r : qu’en est-il <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre côté<br />
du mon<strong>de</strong> ? De mon envie d’écrire ? De<br />
mon goût pour l’art, <strong>la</strong> littérature et<br />
les sciences humaines ?<br />
À ces circonstances intérieures se rajoutent<br />
<strong>de</strong>s circonstances extérieures.<br />
Car tout ce<strong>la</strong> se passe dans le Maroc<br />
<strong>de</strong> Hassan II, donc dans une pério<strong>de</strong><br />
marquée par le <strong>de</strong>spotisme. J’ai un<br />
sentiment très fort <strong>de</strong> l’arbitraire <strong>de</strong>s<br />
choses, <strong>de</strong> leur imprévisibilité. Et ce<br />
sentiment que n’importe quoi peut<br />
arriver m’effraie. Je déci<strong>de</strong> donc <strong>de</strong><br />
tout arrêter. Je distribue tout ce que je<br />
possè<strong>de</strong>, c’est-à-dire pas grand-chose<br />
hormis cinq chats, et je repars vers<br />
l’Europe, car c’est là seulement que<br />
j’ai envie <strong>de</strong> vivre.<br />
Pendant dix ans, c’est donc le divorce<br />
total avec le Maroc, <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> couper<br />
radicalement. Mais le paradoxe,<br />
c’est que c’est à partir <strong>de</strong> là que vous<br />
commencez à écrire, et que vous écrivez<br />
avant tout sur… le Maroc.<br />
Comme je vous le disais, j’étais <strong>au</strong><br />
Maroc dans un grand ma<strong>la</strong>ise. Il me<br />
semb<strong>la</strong>it être surveillé, et parfois arrêté<br />
pour <strong>de</strong>s broutilles. <strong>Le</strong>s injustices,<br />
l’irrationalité <strong>de</strong>s comportements et<br />
<strong>de</strong>s décisions, l’arbitraire qui caractérisait<br />
le fonctionnement du pays, tout<br />
ce<strong>la</strong> me mettait dans une gran<strong>de</strong> colère.<br />
Lorsque je me suis installé à Amsterdam,<br />
j’ai commencé à écrire comme<br />
pour m’expliquer à moi-même les raisons<br />
<strong>de</strong> mon départ, pour donner du<br />
sens à ce qui m’arrivait. Et ces textes<br />
sont <strong>de</strong>venus petit à petit <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>nts<br />
du topographe, mon premier roman,<br />
qui se présente comme une suite <strong>de</strong><br />
scènes mê<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s choses vues et <strong>de</strong>s<br />
fictions, et qui me permettait <strong>de</strong> régler<br />
mes comptes avec le Maroc. Mais<br />
il est vrai que le Maroc a continué à<br />
occuper tout ou partie <strong>de</strong> mes romans<br />
suivants, même lorsqu’ils se passaient<br />
à Paris.<br />
Cette colère, ce sentiment d’arbitraire,<br />
est-ce en lien avec cet événement<br />
considérable qui a marqué votre<br />
enfance et sur lequel vous êtes somme<br />
toute très discret, <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong><br />
votre père ?<br />
<strong>Le</strong>s faits sont simples. Ce<strong>la</strong> se passe en<br />
avril 1969. Mon père sort acheter le<br />
journal al-‘A<strong>la</strong>m, comme tous les soirs<br />
avant dîner. Il est environ 17 heures.<br />
Il ne reviendra jamais et jamais nous<br />
ne s<strong>au</strong>rons rien <strong>de</strong> ce qui lui est arrivé.<br />
J’avais 10 ans. Cette absence a be<strong>au</strong>coup<br />
compté pour moi, à cet âge-là.<br />
Mais je ne vou<strong>la</strong>is pas être quelqu’un<br />
qui a été marqué par un événement et<br />
qui le ressasse en permanence. Je vou<strong>la</strong>is<br />
passer à <strong>au</strong>tre chose. Mais c’est là<br />
en effet un exemple d’arbitraire criant.<br />
Et il m’était difficile <strong>de</strong> rester en tête à<br />
tête avec cette chose-là.<br />
Peut-on penser que votre rapport<br />
compulsif à <strong>la</strong> lecture, votre façon <strong>de</strong><br />
peupler le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> livres, serait une<br />
façon <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r vivant un lien fort à<br />
votre père ?<br />
Il est vrai que mon père nous encourageait<br />
be<strong>au</strong>coup à lire et nous soutenait<br />
be<strong>au</strong>coup dans nos étu<strong>de</strong>s. Il<br />
n’avait pu lui-même poursuivre <strong>de</strong>s<br />
étu<strong>de</strong>s supérieures et il en avait gardé<br />
un grand regret. Mais c’est lui qui, en<br />
raison <strong>de</strong> leur différence d’âge, a élevé<br />
mon oncle, Abdal<strong>la</strong>h Laroui, qui est<br />
<strong>de</strong>venu un historien majeur. Mon père<br />
avait un respect absolu <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture et<br />
<strong>de</strong> l’éducation. Et quand il nous voyait<br />
lire, il était heureux.<br />
Un <strong>au</strong>tre homme a be<strong>au</strong>coup compté,<br />
je crois, dans votre itinéraire : l’écrivain<br />
Driss Chraïbi.<br />
Hommage<br />
<strong>Le</strong> roi Midas n’est plus !<br />
Kamal Salibi fut un roi en son<br />
temps et, le premier <strong>au</strong> Liban,<br />
établit les règles d’une saine<br />
érudition, loin <strong>de</strong> tout esprit partisan.<br />
Partant <strong>de</strong> <strong>la</strong> prémisse que l’histoire<br />
<strong>de</strong> l’entité libanaise a été écrite grosso<br />
modo par le clergé maronite pour<br />
p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>r <strong>la</strong> c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> sa traditionnelle<br />
légitimité, il se <strong>de</strong>mandait pourquoi le<br />
re<strong>la</strong>is n’avait été assuré jusque dans les<br />
années cinquante que par <strong>de</strong>s juristes<br />
francophones et francophiles. On<br />
imagine aisément l’idéologie qu’une<br />
vision ecclésiastique (donc provi<strong>de</strong>ntialiste)<br />
et plus tard juridique (et<br />
nécessairement positiviste) <strong>de</strong> notre<br />
mythologie pouvait véhiculer et propager.<br />
Aussi s’en vou<strong>la</strong>it-il, jusqu’à<br />
<strong>la</strong> fin <strong>de</strong> ses jours, pour <strong>la</strong> conclusion<br />
d’un article écrit conjointement avec<br />
le père Francis Hours s.j. qui <strong>la</strong>issait<br />
entendre que Fakhr al-Din était le<br />
pionnier ou le promoteur du nationalisme<br />
libanais. Pour Salibi, le nationalisme<br />
libanais en tant qu’idéologie<br />
est une création tardive, maronite <strong>de</strong><br />
surcroît. Et <strong>de</strong> fait, les recherches <strong>de</strong><br />
Dr Abdul-Rahim Abu-Husayn dans<br />
les archives d’Istanbul ont confirmé<br />
que « Facardin » était un seigneur<br />
D.R.<br />
<strong>de</strong> guerre rebelle sur le modèle ja<strong>la</strong>li<br />
comme il en existait tant dans les<br />
provinces anatoliennes et arabes <strong>de</strong><br />
l’Empire ottoman. Donc nulle singu<strong>la</strong>rité,<br />
et le prétendu nationalisme<br />
« libaniote » du seigneur druze est<br />
l’œuvre d’un anachronisme cousu <strong>de</strong><br />
fil b<strong>la</strong>nc. <strong>Le</strong> prince <strong>de</strong> <strong>la</strong> Montagne<br />
était juste un chef local valeureux et<br />
tolérant, qui a voulu jouer dans <strong>la</strong><br />
cour <strong>de</strong>s grands, et bien mal lui en a<br />
pris. Si <strong>la</strong> Palestine avait vu le jour en<br />
tant qu’État-nation, Nassif al-Nassar<br />
<strong>au</strong>rait été déterré pour jouer le même<br />
rôle que notre émir, afin <strong>de</strong> cimenter<br />
<strong>au</strong>tour d’une image d’Épinal, l’idéologie<br />
<strong>de</strong> l’entité naissante.<br />
Midas roi, Salibi l’a été, et pour<br />
c<strong>au</strong>se ; chaque fois qu’il touchait à un<br />
sujet, le suspense reprenait ses droits,<br />
Entretien<br />
Fouad Laroui :<br />
une vie<br />
entière dans<br />
les livres<br />
D.R.<br />
Fouad Laroui dit parfois qu’il a raté sa vie<br />
et que tous ses copains <strong>de</strong> Ly<strong>au</strong>tey sont<br />
actuellement walis, ministres et grands hommes<br />
d’affaires. On ne le croit évi<strong>de</strong>mment pas, lui<br />
qui parle <strong>de</strong>s livres avec tant <strong>de</strong> gourmandise et<br />
<strong>de</strong> passion, lui qui est si visiblement heureux<br />
d’être un homme libre. Il vient <strong>de</strong> publier La<br />
vieille dame du riad.<br />
Il s’agit là en effet d’une rencontre<br />
particulière. J’étais à l’époque à<br />
l’université <strong>de</strong> York et je venais <strong>de</strong><br />
publier mon premier roman. <strong>Le</strong> téléphone<br />
sonne, je décroche, et une voix<br />
<strong>au</strong> <strong>bout</strong> du fil me dit : « C’est Driss<br />
Chraïbi ». Or je croyais Chraïbi, figure<br />
tuté<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature marocaine,<br />
mort. Je me figure donc qu’on<br />
me fait une b<strong>la</strong>gue. Mais c’était<br />
vraiment lui. Et Chraïbi me dit cette<br />
phrase qui restera gravée en moi durablement<br />
: « Vous avez écrit <strong>Le</strong> passé<br />
simple <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle génération. »<br />
<strong>Le</strong> passé simple, publié par Chraïbi<br />
en 1954, est un livre majeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature<br />
marocaine du XX e siècle. À<br />
l’époque, le pays est traversé par un<br />
débat entre ceux qui pensent que <strong>la</strong><br />
présence française qui s’achève n’a<br />
été qu’une parenthèse, négligeable <strong>au</strong><br />
les événements se mettaient en branle,<br />
l’histoire se réveil<strong>la</strong>it <strong>de</strong> sa torpeur et<br />
<strong>la</strong> narration se faisait sur le mo<strong>de</strong> d’un<br />
thriller.<br />
Il n’en <strong>de</strong>meure pas moins que tout<br />
in memoriam doit tenter <strong>de</strong> répondre<br />
à une question <strong>la</strong>ncinante : qu’estce<br />
qui a porté ce professeur émérite,<br />
membre reconnu <strong>de</strong> l’establishment<br />
académique, à se <strong>la</strong>ncer dans une<br />
réinterprétation toponymique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Bible ? A-t-il voulu être non seulement<br />
Henri Lammens s.j. qu’il ne cessait<br />
d’admirer, mais également Ernest Renan,<br />
l’<strong>au</strong>teur <strong>de</strong> La Vie <strong>de</strong> Jésus dont<br />
Conspiracy in Jerusalem semble n’être<br />
qu’un épilogue ou un ad<strong>de</strong>ndum ? Y<br />
<strong>au</strong>ra-t-il jamais une explication ?<br />
Ce presbytérien, qui tous les dimanches<br />
se rendait <strong>au</strong> temple pour<br />
faire ses dévotions, avait peut-être pris<br />
sur lui <strong>de</strong> commettre un « sacrilège ».<br />
Comme un personnage biblique saisi<br />
par je ne sais quel soupçon ou quelle<br />
déraison, il <strong>de</strong>vait aller jusqu’<strong>au</strong> <strong>bout</strong><br />
<strong>de</strong> sa vérité et renverser les idoles qu’il<br />
ne cessait d’adorer.<br />
Youssef MouAWAd<br />
regard <strong>de</strong> l’histoire millénaire du Maroc,<br />
et qu’il f<strong>au</strong>t donc revenir à l’état<br />
antérieur <strong>au</strong> protectorat ; et ceux qui<br />
affirment <strong>au</strong> contraire que ces années<br />
ont apporté un coup d’accélérateur à<br />
<strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnisation du pays et qu’il f<strong>au</strong>t<br />
poursuivre dans cette voie. Chraïbi,<br />
qui avait 28 ans <strong>au</strong> moment où il<br />
écrit, rejette les <strong>de</strong>ux options. Pour<br />
lui, <strong>la</strong> tradition est hypocrisie et <strong>la</strong><br />
mo<strong>de</strong>rnité, illusion trompeuse. Il<br />
fait scandale et certains disent qu’il<br />
est « l’assassin <strong>de</strong> l’espoir ». Pour ce<br />
qui nous concerne, nous nous lions<br />
d’amitié et je ferai plusieurs séjours<br />
chez lui dans <strong>la</strong> Drôme. Nous avions<br />
plusieurs points communs : al-Jedida<br />
où nous avons grandi tous <strong>de</strong>ux, nos<br />
étu<strong>de</strong>s <strong>au</strong> lycée Ly<strong>au</strong>tey, notre lien si<br />
fort <strong>au</strong> français et un goût pour l’humour,<br />
voire l’ironie.<br />
C ’était<br />
les années 70. On ne les<br />
appe<strong>la</strong>it pas encore les « seventies<br />
» puisqu’on y vivait. Nos<br />
mamans portaient <strong>de</strong>s robes en jersey<br />
imprimé avec, comble du chic, une<br />
fine ceinture <strong>de</strong> vinyl noir. Jeunisme<br />
et mo<strong>de</strong> pré-ado n’ayant pas encore<br />
cours, elles ne craignaient pas <strong>de</strong> paraître<br />
« dadames » en portant<br />
leur sac bourgeoisement<br />
sur l’avantbras<br />
pour aller à<br />
l’église le dimanche.<br />
<strong>Le</strong>ur mari conduisait<br />
bien sûr et elles<br />
s’asseyaient sagement<br />
à ses côtés, avec leurs<br />
trois enfants bien peignés<br />
à l’arrière.<br />
<strong>Le</strong> samedi, c’était <strong>la</strong><br />
séance coiffeur. « Chez Jean », qui<br />
n’était encore ni « visagiste » ni « artiste<br />
capil<strong>la</strong>ire », officiait dans le<br />
quartier, <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue. Malgré<br />
l’enseigne <strong>de</strong> rigueur « H<strong>au</strong>te coiffure<br />
», il était plutôt mo<strong>de</strong>ste, seuls<br />
les chignons vertigineux en forme <strong>de</strong><br />
choucroute qu’il confectionnait à ses<br />
clientes ayant pris <strong>de</strong> <strong>la</strong> « h<strong>au</strong>teur ».<br />
Venons-en à votre <strong>de</strong>rnier livre.<br />
Quelle était votre intention quand<br />
vous avez décidé <strong>de</strong> l’écrire ? Vous<br />
adresser à ces nombreux Français qui<br />
déc<strong>la</strong>rent aimer le Maroc mais en ont<br />
une connaissance tout à fait superficielle,<br />
voire stéréotypée ?<br />
C’est tout à fait ce<strong>la</strong>. <strong>Le</strong> point <strong>de</strong> départ<br />
du livre, c’est un film récent que<br />
j’ai vu et dans lequel un Français veut<br />
fêter un anniversaire quelconque et<br />
pour ce faire, organise pour ses amis<br />
une gran<strong>de</strong> fête à Marrakech, avec<br />
tout le folklore festif qui s’ensuit,<br />
fantasias comprises. Tous les invités<br />
passent un week-end <strong>de</strong> rêve. Mais<br />
finalement, qu’ont-ils vu du Maroc ?<br />
Quels Marocains ont-ils rencontré<br />
hormis ceux qui ont assuré le service<br />
pendant <strong>la</strong> fête ? On estime à 10 000<br />
le nombre <strong>de</strong> Français installés à Marrakech.<br />
Ils jouissent <strong>de</strong> l’exotisme et <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> be<strong>au</strong>té <strong>de</strong>s paysages. Mais voientils<br />
<strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur historique et philosophique<br />
du pays ? Savent-ils à quel<br />
point l’histoire française du XX e siècle<br />
est une histoire marocaine ? Ont-ils<br />
conscience du nombre <strong>de</strong> débats qui,<br />
à l’Assemblée nationale, portent sur le<br />
Maroc durant une <strong>la</strong>rge première moitié<br />
du XX e siècle ? Connaissent-ils le<br />
nombre <strong>de</strong>s Marocains qui se sont engagés<br />
dans l’armée française ? Saventils<br />
qu’ils leur doivent <strong>la</strong> victoire <strong>de</strong><br />
Monte Cassino ? Donc mon point<br />
<strong>de</strong> départ, ce sont tous ces gens qui<br />
viennent <strong>au</strong> Maroc sans rien connaître<br />
<strong>de</strong> ce pays. Je vou<strong>la</strong>is leur donner une<br />
leçon <strong>au</strong> double sens du terme : qu’ils<br />
apprennent quelque chose sur notre<br />
histoire ; et que ce soit pour eux une<br />
leçon <strong>au</strong> sens métaphorique du terme.<br />
Vous faites dire à l’un <strong>de</strong>s personnages<br />
du livre : « Nous <strong>au</strong>tres Marocains,<br />
nous avons toujours dix versions<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> même histoire. » Pourquoi ?<br />
Est-ce quelque chose qui fait partie<br />
du tempérament marocain pour vous,<br />
que cette capacité à raconter <strong>la</strong> même<br />
chose <strong>de</strong> tas <strong>de</strong> façons différentes ?<br />
Oui, je crois. Dans un pays encore<br />
marqué par l’analphabétisme (40 %<br />
<strong>de</strong>s Marocains sont analphabètes), <strong>la</strong><br />
culture <strong>de</strong> l’oralité prév<strong>au</strong>t encore <strong>la</strong>rgement.<br />
Et les conteurs y occupent une<br />
p<strong>la</strong>ce importante. Or comme rien n’est<br />
écrit, ce<strong>la</strong> favorise une espèce <strong>de</strong> flou<br />
et qui <strong>au</strong>torise le conteur à raconter<br />
différemment les mêmes histoires, à<br />
en changer les détails à chaque séance.<br />
Chez nous comme dans d’<strong>au</strong>tres pays<br />
arabes, nous avons donc une capacité<br />
à raconter <strong>de</strong>s versions différentes<br />
<strong>de</strong>s mêmes choses, et on observe une<br />
coexistence <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée rationnelle et<br />
mo<strong>de</strong>rne et <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée magique.<br />
Mais c’est également ce que vous<br />
faites dans votre livre : vous racontez<br />
<strong>la</strong> bataille du Rif du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s<br />
partisans <strong>de</strong> Ab<strong>de</strong>lkrim luttant contre<br />
les Français, puis vous <strong>la</strong> racontez<br />
comme <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong>s Ang<strong>la</strong>is, toujours<br />
désireux d’affaiblir leur riv<strong>au</strong>x<br />
légendaires.<br />
Mais l’histoire est ainsi. On peut raconter<br />
les guerres napoléoniennes du<br />
point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> leur coût humain ou<br />
du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s conquêtes qu’elles<br />
ont permises. De même cette bataille<br />
du Rif est-elle tout à <strong>la</strong> fois une épopée<br />
glorieuse menée <strong>au</strong> nom du rejet du<br />
colonialisme et <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong>s Ang<strong>la</strong>is,<br />
puisqu’il a bien fallu que Ab<strong>de</strong>lkrim<br />
<strong>Le</strong> clin d'œil <strong>de</strong> Nada Nassar-Chaoul<br />
La Revue du Liban et <strong>de</strong> l’Orient arabe<br />
À peine arrivées, ces dames se jetaient<br />
sur La Revue du Liban qui portait<br />
curieusement en caractères be<strong>au</strong>coup<br />
plus petits, un sous-titre quasi invisible<br />
« et <strong>de</strong> l’Orient arabe ». Pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong><br />
mise à l’égard d’une bourgeoisie francophile,<br />
peu suspecte <strong>de</strong> sympathie<br />
pour les c<strong>au</strong>ses arabes d’alors ?<br />
En réalité, ce que les charmantes<br />
clientes <strong>de</strong> Jean recherchaient<br />
dans<br />
leur revue préférée,<br />
c’était moins<br />
<strong>de</strong>s analyses<br />
pointues sur<br />
le conflit<br />
du Proche-<br />
Orient que<br />
les photos du<br />
mariage <strong>de</strong> <strong>la</strong> fille <strong>de</strong><br />
leur meilleure amie <strong>au</strong><br />
Carlton. Passant vite<br />
sur <strong>la</strong> énième photo, sur une page<br />
entière, d’un opulent cheikh du Golfe<br />
et sur les éditori<strong>au</strong>x politiques invariablement<br />
a<strong>la</strong>rmistes, elles dévoraient<br />
avec délice les pages mondaines, al<strong>la</strong>nt<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> visite du chah d’Iran et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
chahbanou <strong>au</strong> Liban <strong>au</strong>x vacances <strong>de</strong><br />
III<br />
noue <strong>de</strong>s alliances pour remporter <strong>la</strong><br />
victoire.<br />
Votre œuvre est romanesque en majorité.<br />
Pourtant, en 2006, vous éprouvez<br />
le besoin d’intervenir dans le<br />
débat sur l’is<strong>la</strong>misme et vous publiez<br />
De l’is<strong>la</strong>misme : une réfutation personnelle<br />
du totalitarisme religieux. Pourquoi<br />
ce<strong>la</strong> ?<br />
Peut-être que si je vivais à Paris, je n’en<br />
<strong>au</strong>rais rien fait car il y a en France <strong>de</strong>s<br />
tas d’intellectuels qui s’expriment sur<br />
le sujet et toutes les nuances du spectre<br />
sont représentées. Mais <strong>au</strong>x Pays-Bas,<br />
ce n’est pas le cas, il n’y a pas d’intellectuels<br />
arabes. Aussi le débat est-il<br />
confisqué par quelques imams intégristes.<br />
Et en face d’eux, <strong>de</strong>s gens ignorants<br />
vivent dans l’is<strong>la</strong>mophobie. J’en<br />
ai eu assez et j’ai commencé à écrire<br />
quelques tribunes dans <strong>la</strong> presse. Un<br />
éditeur hol<strong>la</strong>ndais m’a alors proposé<br />
d’écrire un livre sur le sujet, et comme<br />
j’ai d’abord écrit ce livre en français<br />
avant qu’il ne soit traduit, mon éditeur<br />
français a jugé intéressant <strong>de</strong> le<br />
publier et, ma foi, il a fait un assez bon<br />
parcours. Ce livre représente quand<br />
même un long travail et j’ai pris une<br />
année sabbatique pour m’y consacrer.<br />
Vous avez également souhaité intervenir<br />
dans les débats concernant le<br />
printemps arabe et vous avez publié<br />
très récemment <strong>de</strong>s chroniques dans<br />
<strong>la</strong> presse française.<br />
Je suis intervenu pour rappeler <strong>de</strong>s<br />
faits. De ma formation <strong>de</strong> scientifique,<br />
je gar<strong>de</strong> l’idée salutaire que les faits<br />
sont têtus. Ne soyons pas paresseux<br />
et parlons <strong>de</strong> choses concrètes et précises.<br />
J’ai été agacé par <strong>de</strong>s discours et<br />
<strong>de</strong>s propos qui <strong>la</strong>issent penser que les<br />
22 États arabes sont semb<strong>la</strong>bles. Or<br />
on ne peut pas les mettre tous sur le<br />
même p<strong>la</strong>n. Il importe <strong>de</strong> faire <strong>la</strong> différence<br />
entre un Moubarak qui a gouverné<br />
en <strong>au</strong>tocrate et un Kadhafi qui<br />
est <strong>la</strong> honte du mon<strong>de</strong> arabe ; entre le<br />
Yémen qui vit encore <strong>au</strong> Moyen Âge<br />
et <strong>la</strong> Syrie qui a mo<strong>de</strong>rnisé <strong>de</strong> grands<br />
pans <strong>de</strong> ses infrastructures ; entre le<br />
Liban où les femmes jouissent d’une<br />
gran<strong>de</strong> liberté et l’Arabie saoudite<br />
où elles ne peuvent pas conduire, etc.<br />
J’ai donc voulu apporter <strong>au</strong> débat <strong>de</strong>s<br />
nuances et <strong>de</strong> <strong>la</strong> précision.<br />
Revenons pour finir à Mehdi, le héros<br />
d’Une année chez les Français. À son<br />
propos vous avez dit qu’il commençait<br />
par <strong>de</strong>venir un quasi-Français,<br />
puis qu’il trouvait <strong>la</strong> bonne distance.<br />
Est-ce <strong>de</strong> vous que vous parlez en disant<br />
ce<strong>la</strong> ?<br />
Un peu sans doute. Quand on est<br />
marocain mais qu’on n’a connu que<br />
l’école française, on vit en français, on<br />
rêve en français et on croit faire partie<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> France. Ce<strong>la</strong> paraît si évi<strong>de</strong>nt que<br />
l’on ne se pose même jamais <strong>la</strong> question.<br />
On n’a <strong>au</strong>cune distance. Mehdi<br />
se fait même quasiment adopter par<br />
une famille française. Mais quand il<br />
revoit sa mère et renoue avec son milieu<br />
familial d’origine, quelque chose<br />
en lui finit par s’apaiser. Il trouve cette<br />
bonne distance qui lui faisait déf<strong>au</strong>t.<br />
Propos recueillis par<br />
GeorGiA MakHLOuF<br />
La vieiL<strong>Le</strong> dame dU riad <strong>de</strong> Fouad Laroui, Julliard,<br />
252 p.<br />
neige <strong>de</strong> Gunther Sachs et <strong>de</strong> Brigitte<br />
Bardot <strong>au</strong>x Cèdres...<br />
Tout ce<strong>la</strong> pour arriver à leur page favorite,<br />
<strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> La Revue, pompeusement<br />
intitulée « Si vos problèmes<br />
m’étaient contés... » par Agnès du<br />
Reuil. Cette mystérieuse dame, dont<br />
une photo <strong>au</strong>x traits nobles ornait<br />
<strong>la</strong> page, répondait <strong>au</strong> (soi-disant ?)<br />
courrier <strong>de</strong> jeunes filles désespérées<br />
dont le fiancé réc<strong>la</strong>mait quelque priv<strong>au</strong>té<br />
avant le sacro-saint<br />
mariage. Prônant une<br />
morale <strong>de</strong> fer, <strong>la</strong> noble<br />
dame incitait inexorablement<br />
les jeunes<br />
filles à refuser « <strong>de</strong> glisser<br />
sur une voie dangereuse » et<br />
à initier un fiancé haletant<br />
<strong>au</strong>x joies <strong>de</strong> <strong>la</strong> chasteté...<br />
Assises sous leur casque<br />
trop ch<strong>au</strong>d avec <strong>de</strong> gros bigoudis<br />
sur <strong>la</strong> tête, ces dames approuvaient<br />
gravement.<br />
Adieu La Revue du Liban et <strong>de</strong> l’Orient<br />
arabe.
IV Poésie<br />
Errances d’une<br />
jeunesse déboussolée<br />
dans un Caire<br />
c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stin que<br />
l’obscurité révèle.<br />
La capitale mue<br />
et plus rien n’y<br />
est familier s<strong>au</strong>f<br />
l’amère désillusion,<br />
l’appel du néant<br />
et une mé<strong>la</strong>ncolie<br />
furieuse appe<strong>la</strong>nt à <strong>la</strong><br />
transgression.<br />
Jaw<strong>la</strong> Layliya offre une virée<br />
dans <strong>la</strong> nuit <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeunesse<br />
égyptienne. <strong>Le</strong> recueil date<br />
<strong>de</strong> 2009 et ses douze chapitres<br />
sont <strong>au</strong>tant <strong>de</strong> volets<br />
ouverts sur l’intérieur d’une capitale<br />
rongée par l’interdit et <strong>la</strong> misère. La<br />
colère sour<strong>de</strong> y gron<strong>de</strong> déjà. La vérité<br />
s’y met à nu chaque nuit, lorsque les<br />
rues sont vi<strong>de</strong>s s<strong>au</strong>f <strong>de</strong>s parias. La<br />
souffrance <strong>de</strong> sa jeunesse présage <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
révolution qui éc<strong>la</strong>tera <strong>de</strong>ux ans plus<br />
tard. Chaque chapitre est tel un courtmétrage<br />
dont les scènes s’assemblent en<br />
une unité narrative certaine. Pas <strong>de</strong> succession<br />
<strong>de</strong> poèmes sans queue ni tête,<br />
mais captation puis montage cohérent<br />
d’instants, <strong>de</strong> gestes, d’émotions et<br />
d’humeurs qui seraient voués à <strong>de</strong>meurer<br />
dans l’invisible si ce n’était l’œil<br />
affûté <strong>de</strong> Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif. <strong>Le</strong> poète<br />
égyptien trace d’une écriture aérienne<br />
<strong>de</strong>s minirécits poétiques à l’allure<br />
certes décontractée mais non dépourvue<br />
d’élégance électrique. L’événement<br />
se situe pour lui dans les détails <strong>de</strong><br />
<strong>Le</strong>s obscUrcis <strong>de</strong> Vénus Khoury-Ghata, Mercure <strong>de</strong><br />
France, 2008, 200 p .<br />
<strong>Le</strong>s Obscurcis est probablement<br />
le recueil le plus surprenant,<br />
le plus inventif, le plus<br />
sophistiqué et le plus émouvant<br />
<strong>de</strong> Vénus Khoury-Ghata. La réalité<br />
et le tangible y naissent du songe,<br />
du souvenir, <strong>de</strong>s traces imperceptibles<br />
<strong>de</strong>s existences présentes et passées que<br />
portent l’animé et l’inanimé. L’invisible<br />
se détache comme résine du visible, le<br />
concret coule <strong>de</strong> l’abstrait, le poème<br />
s’origine <strong>au</strong>x lieux du silence et <strong>de</strong><br />
l’absence où <strong>de</strong>meurent <strong>Le</strong>s Obscurcis.<br />
<strong>Le</strong>s humains : vivants ou revenants sont<br />
liés inextricablement à leur paysage :<br />
arbre, maison, vil<strong>la</strong>ge, photographie,<br />
chute <strong>de</strong>s neiges ; et ne sont envisageables<br />
que pris avec cet élément qui<br />
les fon<strong>de</strong> et assure leur persistance. Ils<br />
ne s’en détachent qu’une fois le temps<br />
<strong>de</strong> leur éveil venu et y reviennent, une<br />
fois leur mission ou leur quête accomplie,<br />
pour s’y fondre. <strong>Le</strong>ur vécu s’inscrit<br />
dans le corps, jusque dans ses cellules et<br />
ses molécules, jusque dans les atomes<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée, et affecte l’histoire <strong>de</strong>s<br />
lieux, leur géographie, <strong>la</strong> géométrie<br />
<strong>de</strong>s objets et <strong>de</strong>s espaces, le <strong>la</strong>ngage et<br />
sa grammaire. <strong>Le</strong> paysage s’en trouve<br />
affecté, remo<strong>de</strong>lé par les émotions et les<br />
expériences humaines, dans ses composantes<br />
les plus infimes. En ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> poésie<br />
<strong>de</strong> Vénus Khoury-Ghata tient du biologique.<br />
« <strong>Le</strong>s nostalgiques cherchent leur<br />
forme dans leurs vêtements évaporés/<br />
ignorant que le chagrin ne retient pas<br />
le lin/ et que les jardiniers vigi<strong>la</strong>nts<br />
plient dans le même sens chair et<br />
écorce/ (…) À l’étroit dans nos cages/<br />
nous écrivons sans bouger <strong>la</strong> main/ les<br />
mots qui nous font déf<strong>au</strong>t pris dans les<br />
livres désaffectés/ (…) Nous marchons<br />
jambes écartées comme maison bâtie<br />
Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif :<br />
Caire Noctambule<br />
l’action – le mouvement est le moteur<br />
<strong>de</strong> son poème – : misère sociale, désir<br />
et tabou, mensonge et corruption, <strong>la</strong><br />
mo<strong>de</strong>rnité piétinant <strong>la</strong> tradition dans<br />
l’indifférence. Bref, <strong>la</strong> perte <strong>de</strong>s repères<br />
dans un Caire rongé par le paradoxe et<br />
gouverné par l’absur<strong>de</strong> n’est pas sans<br />
rappeler <strong>la</strong> veine <strong>de</strong> Beyrouth nocturne.<br />
« Je l’aime/ Elle aime mon ami/ Je<br />
l’évite / Elle vient à moi/ Nous avons<br />
besoin d’un <strong>de</strong>mi-litre d’alcool <strong>de</strong><br />
figues <strong>de</strong> barbarie/ Nous buvons <strong>au</strong><br />
goulot sans sel ni citron/ Nous avons<br />
besoin <strong>de</strong> souris qui grignotent nos<br />
extrémités/ Et besoin <strong>de</strong> disparaître/<br />
Alors qu’elle est sur moi/ tel un<br />
amas <strong>de</strong> <strong>de</strong>ttes/ Je <strong>la</strong> prends/ Si vite/<br />
Jet d’amour éphémère/ Je <strong>la</strong> <strong>la</strong>isse<br />
essuyer notre échec superbe / Avec une<br />
ch<strong>au</strong>ssette qui traîne sur le lit (…)/<br />
Je ne l’aime plus/ Et même si elle est<br />
ma<strong>de</strong> in China/ La chaîne stéréo fait<br />
l’affaire/ “Gar<strong>de</strong> tes yeux sur <strong>la</strong> route<br />
et tes mains sur le guidon”/ Morrison<br />
est un complice parfait dans ce crime/<br />
Et quelques p<strong>la</strong>ts sont tachés <strong>de</strong> restes<br />
<strong>de</strong> soupe <strong>au</strong>x tomates/ La ch<strong>au</strong>ssette<br />
atterrit à l’<strong>au</strong>tre <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre/<br />
Pendant qu’à l’extérieur/ Mon père<br />
tranquille déjeune/ En cet après-midi<br />
brû<strong>la</strong>nt/ De l’été 97. »<br />
<strong>Le</strong>s oppositions qui tourmentent Jaw<strong>la</strong><br />
Layliya sont portées par les mutations<br />
qui touchent <strong>la</strong> capitale égyptienne.<br />
Son esthétique insolite et chaotique<br />
est le produit <strong>de</strong> tensions entre passé<br />
et présent, conservatisme extrême et<br />
sur le fleuve/ (…) <strong>Le</strong>vés dans nos corps<br />
d’hier comme si <strong>la</strong> nuit n’a pas eu lieu<br />
nous nous trouvons vieillis d’un coup/<br />
feignons d’être <strong>de</strong> passage en nousmêmes<br />
(…). »<br />
Vénus Khoury-Ghata nous livre, à travers<br />
ses poèmes qui sont petites fables<br />
et récits, à <strong>la</strong> fois réalistes et merveilleux,<br />
une méditation sur l’origine <strong>de</strong>s<br />
mots, leur évolution, leurs suici<strong>de</strong>s et<br />
leurs survies jamais indifférents <strong>au</strong>x<br />
existences humaines ; en somme une<br />
histoire naturelle <strong>de</strong>s mots. <strong>Le</strong> temps<br />
y semble suspendu comme si les cycles<br />
<strong>de</strong> vies, <strong>de</strong> morts, <strong>de</strong> résurrections et<br />
<strong>de</strong> re-morts se produisaient dans l’antichambre<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> durée finie, comme<br />
s’ils pouvaient désormais exister sans<br />
être en fonction d’elle. Seul le mouvement,<br />
omniprésent dans les poèmes,<br />
est indicateur <strong>de</strong> temporalité : direction,<br />
sens, points cardin<strong>au</strong>x, fréquence<br />
<strong>de</strong>s gestes, <strong>de</strong>s actions, <strong>de</strong>s pensées,<br />
styles <strong>de</strong> marche – fondamentale dans<br />
ce recueil – semblent porteurs d’une<br />
dimension secrète et rituelle essentielle<br />
<strong>au</strong> poème tout comme celle apportée<br />
par les nombres : énumérés, scandés,<br />
remémorés, ils ont une force magique<br />
qui affecte le réel.<br />
« Il <strong>la</strong> secoue pour faire tomber les<br />
mots qu’elle a volés/ l’oblige à rompre<br />
ses fiançailles avec l’érable/ l’attache<br />
à <strong>la</strong> même <strong>la</strong>isse avec une chèvre et<br />
un trèfle à quatre feuilles/ (…) remplit<br />
sa bouche <strong>de</strong> gravier pour qu’elle soit<br />
comprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> montagne/ (…) Il traduit<br />
son cri en sept <strong>la</strong>ngues/ l’enchaîne<br />
à sa maison/ l’y enterre/ il est si calme<br />
que l’araignée peut tisser sa toile dans<br />
sa tête. »<br />
Vénus dresse ses paysages et ses vil<strong>la</strong>ges<br />
<strong>au</strong>tour <strong>de</strong> nous et en nous dans<br />
un enchantement qui passe du gracieux<br />
<strong>au</strong> cru, un humour qui ne craint <strong>de</strong><br />
son<strong>de</strong>r les cœurs et les chairs obscures<br />
© L. Denimal / Opale<br />
mo<strong>de</strong>rnité, amnésie à l’échelle d’un<br />
peuple et persistance <strong>de</strong>s sensations et<br />
<strong>de</strong>s pulsions dans <strong>la</strong> mémoire du corps.<br />
Lorsque <strong>la</strong> nuit ou les portes verrouillées<br />
allègent le joug du contrôle et le<br />
poids <strong>de</strong> l’interdit, l’anarchie <strong>de</strong>s désirs<br />
règne. Tout un peuple ne trouve son<br />
bien et son p<strong>la</strong>isir qu’en se jetant, en<br />
solitaire ou en hor<strong>de</strong>s désespérées,<br />
dans l’artifice, <strong>la</strong> <strong>violence</strong> ou le souvenir<br />
qui semblent alors être les seules<br />
issues <strong>de</strong> secours.<br />
« Sur un trottoir du centre-ville/ Nous<br />
dénichons un trésor/ Des néons détériorés/<br />
gisant là en dizaines/ Nous les<br />
broyons/ Jouissance festive/ Sous nos<br />
Vénus khoury-Ghata<br />
consigne une poésie<br />
biologique : vie,<br />
évolution et mort<br />
du vivant – même<br />
l’inanimé médite –<br />
sont esquissées <strong>au</strong><br />
plus près <strong>de</strong> leur<br />
dimension cellu<strong>la</strong>ire.<br />
<strong>au</strong>x étincelles du<br />
<strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> l’invisible,<br />
<strong>la</strong> poète scrute le<br />
visage <strong>de</strong>s Obscurcis. © Anne Sel<strong>de</strong>rs<br />
<strong>de</strong> ceux qui assombrissent et <strong>de</strong> ceux<br />
qui en sont assombris. Mœurs vil<strong>la</strong>geoises<br />
ou appétits politiques, guerres<br />
intimes ou déracinements collectifs,<br />
<strong>violence</strong> et concupiscence, érotisme ou<br />
innocence… tout cet univers a pour<br />
ombilic le <strong>la</strong>ngage : à commencer par <strong>la</strong><br />
prégnance du nom – propre ou commun<br />
désignant les personnages par<br />
leur métier : citons essoreuses, jardinier,<br />
morts, coiffeur, gardienne <strong>de</strong> brebis,<br />
veuve, curé, prostituée. <strong>Le</strong>s Obscurcis<br />
s’écrit <strong>au</strong> masculin, mais le plus c<strong>la</strong>ir<br />
et le plus vaste du recueil est porté par<br />
<strong>la</strong> femme, souvent solitaire et retournée<br />
vers <strong>la</strong> nature comme nymphe <strong>de</strong>s<br />
bois à l’arbre ou <strong>au</strong> ruisse<strong>au</strong> dont elle<br />
émane. <strong>Le</strong>s symboliques <strong>de</strong> <strong>la</strong> psyché et<br />
<strong>de</strong> l’anatomie féminines sont multiples<br />
et leurs mots éc<strong>la</strong>irent les pénombres<br />
semelles/ Sur les pavés et l’asphalte<br />
vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>rore du Caire/ Nous<br />
n’avons rien épargné/ Même pas les<br />
débris / Nous <strong>la</strong>issons une poussière<br />
<strong>de</strong> sucre/ Sur l’obscurité <strong>de</strong> l’asphalte<br />
et <strong>de</strong>s pavés/ Et quand s’éteint <strong>la</strong><br />
fureur <strong>de</strong> détruire/ Une partie <strong>de</strong> nous<br />
s’évapore dans le vent/ À jamais. »<br />
Tout bouge et tout change dans ce<br />
Caire trépidant ; mais <strong>la</strong> métamorphose<br />
<strong>de</strong>s architectures ne fait qu’amplifier <strong>la</strong><br />
douleur <strong>de</strong>s inégalités. <strong>Le</strong>s jeunes ont<br />
du mal à habiter leur ville, à s’y sentir<br />
en confiance et en sécurité, à s’y projeter<br />
un avenir ; alors miséreux ou « bourgeois<br />
baroques » (selon l’expression <strong>de</strong><br />
Histoire naturelle<br />
<strong>de</strong>s mots<br />
Du coup <strong>de</strong> glotte à <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong> cœur<br />
Kitab aL-hamza <strong>de</strong> Rasha al-Amir, Dar al Jadid,<br />
2011, 100 p.<br />
Q<br />
ui parmi nous, les petits<br />
cancres <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> grammaire<br />
arabe, ne s’est pas<br />
heurté un jour à cette hamza<br />
<strong>de</strong> malheur, hoquet incontournable <strong>de</strong><br />
nos voyelles et moucheron instable sur<br />
le graffiti <strong>de</strong> nos phrases <strong>la</strong>borieuses ?<br />
On serait tenté, après avoir fréquenté<br />
d’<strong>au</strong>tres <strong>la</strong>ngues réputées plus<br />
« simples » que <strong>la</strong> nôtre, d’y voir plus<br />
c<strong>la</strong>ir en cherchant une définition comparée<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre <strong>la</strong> plus controversée<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> Jahiz. Mais c’est à se<br />
pâmer d’incertitu<strong>de</strong> en ouvrant le premier<br />
dictionnaire : « L’alphabet arabe<br />
se sert <strong>de</strong> <strong>la</strong> lettre “hamza” pour transcrire<br />
le coup <strong>de</strong> glotte, phonème qui,<br />
en arabe, peut se manifester n’importe<br />
où dans un mot, même à l’initiale ou<br />
en finale. Elle peut être écrite seule ou<br />
avoir besoin d’un support, <strong>au</strong>quel cas<br />
elle <strong>de</strong>vient un diacritique. »<br />
Apprivoiser <strong>la</strong> petite bestiole, c’est<br />
ce à quoi s’attelle avec be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong><br />
bonheur et <strong>de</strong> grâce <strong>la</strong> romancière et<br />
éditrice Rasha al-Amir dans un livret<br />
pompeusement intitulé néanmoins Kitab<br />
al-Hamza, « Traité <strong>de</strong> <strong>la</strong> hamza ».<br />
Avec l’ai<strong>de</strong> d’une <strong>de</strong>ssinatrice, Danielle<br />
Kattar, et d’un calligraphe, Ali Assi,<br />
elle nous fait suivre l’apprentissage<br />
<strong>de</strong> Badr, un écolier <strong>de</strong> dix ans qu’on<br />
dirait sorti <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong> Jacques Pré-<br />
Coup <strong>de</strong> cœur<br />
vert, par les bons soins<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> hamza elle-même<br />
qui se définit tantôt<br />
comme « l’Adam et<br />
l’Éve <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> l’alphabet<br />
arabe » et tantôt<br />
comme une « lettre<br />
<strong>de</strong> cœur » ou simple<br />
« éperon » pour attiser<br />
les mots. D’ailleurs,<br />
une belle complicité<br />
se noue entre <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>imée<br />
et son nouvel<br />
a<strong>de</strong>pte pour réhabiliter<br />
<strong>la</strong> hamza <strong>au</strong>x yeux <strong>de</strong>s écoliers rétifs…<br />
Mais chemin faisant, le petit conte<br />
ludique qui se termine par un bal <strong>de</strong><br />
fin d’année réconciliant tout le mon<strong>de</strong><br />
(et surtout le maître d’arabe avec son<br />
douloureuses <strong>de</strong>s errants immobiles<br />
que sont <strong>Le</strong>s Obscurcis.<br />
« Mon vil<strong>la</strong>ge est riche <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cimetières/<br />
un cimetière à ciel ouvert pour<br />
l’été/ un <strong>au</strong>tre pour l’hiver si vaste que<br />
les morts s’y allongent/ jambes écartées/<br />
tels <strong>de</strong>s pharaons/ (…) Philoména<br />
a cessé <strong>de</strong> coucher avec tous les mâles<br />
qui passent/ <strong>de</strong>puis que le peintre<br />
Marzouk a donné ses traits à l’ange<br />
du vitrail/ elle craint <strong>de</strong> froisser ses<br />
ailes/ (…) La neige dit-elle ne tombe<br />
que pour couvrir les dép<strong>la</strong>cements <strong>de</strong>s<br />
loups en route pour le monastère où<br />
jamais ne pénètre <strong>la</strong> lune/ si gran<strong>de</strong> sa<br />
peur d’être prise pour une hostie. »<br />
Dans le vallon <strong>de</strong> <strong>la</strong> confusion entre<br />
vie et mort existent <strong>Le</strong>s Obscurcis. Ils<br />
élève) est agrémenté <strong>de</strong><br />
tout ce qu’il f<strong>au</strong>t savoir<br />
sur le « phonème »<br />
rebelle. La valse <strong>de</strong> ses<br />
différents usages, <strong>de</strong> ses<br />
« irrégu<strong>la</strong>rités » qu’il<br />
ne f<strong>au</strong>t pas confondre<br />
avec les exceptions.<br />
Ses orthographes et<br />
ses « positions », bien<br />
assise sur son « siège »,<br />
vagabon<strong>de</strong>, esseulée<br />
sur <strong>la</strong> ligne calligraphique<br />
ou dépendante,<br />
arrimée <strong>au</strong> waw par exemple, ou bien<br />
perchée sur <strong>la</strong> aleph quand elle n’est<br />
pas clouée à sa botte (<strong>la</strong> hamza entretient<br />
<strong>de</strong>s rapports mouvementés avec<br />
<strong>la</strong> première et <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière lettre <strong>de</strong> l’al-<br />
Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif), ils mettent à l’épreuve leurs<br />
limites. <strong>Le</strong> poète raconte les pérégrinations<br />
<strong>de</strong>s couche-tard et <strong>de</strong>s lève-tôt<br />
– le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mendiants, <strong>de</strong>s bou<strong>la</strong>ngers,<br />
<strong>de</strong>s écoliers, <strong>de</strong>s policiers, <strong>de</strong>s<br />
jeunes qui rentrent <strong>au</strong> petit matin d’une<br />
longue soirée… – dans une <strong>la</strong>ngue<br />
dont le <strong>la</strong>isser-aller stylistique est strié<br />
d’éc<strong>la</strong>irs rapaces. Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif<br />
mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong>structivité, tendresse et lucidité.<br />
Ses poèmes ont un goût d’absence<br />
même si colorés par <strong>la</strong> fréquentation<br />
<strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong> <strong>la</strong> musique et <strong>de</strong> tout ce<br />
qui dans <strong>la</strong> culture et l’imaginaire peut<br />
être un rempart à <strong>la</strong> folie ou <strong>au</strong> crime.<br />
Et c’est lorsque <strong>la</strong> colère et <strong>la</strong> <strong>violence</strong>,<br />
esquintées par tant <strong>de</strong> luttes nocturnes,<br />
se reposent dans l’espace du poème que<br />
quelque chose <strong>de</strong>s pensées secrètes <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
ville se donne sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> Yasser<br />
Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif.<br />
« Pourquoi ne pas manger une chose<br />
nouvelle/ comme <strong>la</strong> carte du Soudan<br />
par exemple/ Pourquoi pas/ Je<br />
pourrai manger le <strong>de</strong>lta du Nil (…)/<br />
Ou une immense bibliothèque/ Ou<br />
un dictionnaire <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue française/<br />
Jusqu’à ce que mes <strong>la</strong>rmes jaillissent<br />
<strong>de</strong>s p<strong>au</strong>pières/ En lettres <strong>de</strong> l’alphabet/<br />
/ Je pourrai/ Pourquoi pas/ Manger<br />
une femme d’une be<strong>au</strong>té fabuleuse/<br />
Toute crue s<strong>au</strong>f <strong>de</strong> sa féminité/ (…) Je<br />
pourrai manger un parti communiste/<br />
Ou une ville entière/ Disons pourquoi<br />
pas/ Damas Dimashq ach-Cham/<br />
(…) La faim me tenaille et pourtant/<br />
Je ne cesse <strong>de</strong> voyager/ En vous<br />
contemp<strong>la</strong>nt manger tout ce que vous<br />
mangez... ».<br />
rittA BAddourA<br />
JawLa LayLiya <strong>de</strong> Yasser Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif, Dar Merit,<br />
2009, 64 p.<br />
Extraits traduits <strong>de</strong> l’arabe par Ritta Baddoura.<br />
pénètrent et désertent librement, à partir<br />
du plus petit atome, les objets, <strong>la</strong><br />
nature, <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong>s <strong>au</strong>tres hommes,<br />
et parfois même les mots. Car tout ce<strong>la</strong><br />
leur survit et persiste <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> leur<br />
disparition et <strong>de</strong> leur finitu<strong>de</strong>. Vénus<br />
Khoury-Ghata trace une poétique du<br />
vivant et d’une nature morte traversés,<br />
parfois même écorchés, par <strong>la</strong> présence/<br />
absence <strong>de</strong>s humains. <strong>Le</strong>s cycles <strong>de</strong>s<br />
accouchements et <strong>de</strong>s morts ou mises<br />
à mort, et les cycles naturels cléments<br />
ou violents s’y répon<strong>de</strong>nt. <strong>Le</strong> poème en<br />
ressort marqué <strong>de</strong> sagesse et d’empathie<br />
pour les silencieux invisibles que<br />
sont parmi tant d’<strong>au</strong>tres les oubliés, les<br />
opprimés, les éloignés. <strong>Le</strong>s Obscurcis<br />
conjugue can<strong>de</strong>ur et conscience, ascétisme<br />
et luxuriance, veine popu<strong>la</strong>ire<br />
et mysticisme, et se lit <strong>au</strong> rythme <strong>de</strong>s<br />
circu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s sèves et <strong>de</strong> l’entêtement<br />
<strong>de</strong>s racines. Dans les étreintes et les tensions<br />
odorantes qui unissent les arbres<br />
<strong>au</strong>x femmes, se distille une histoire naturelle<br />
<strong>de</strong>s mots <strong>au</strong>x accents <strong>de</strong> poème<br />
fondateur.<br />
« <strong>Le</strong> <strong>la</strong>ngage en ce temps-là était une<br />
ligne droite réservée <strong>au</strong>x oise<strong>au</strong>x/ <strong>la</strong><br />
lettre “i” fente <strong>de</strong> colibri femelle/ “h”<br />
échelle à une seule marche nécessaire<br />
pour remp<strong>la</strong>cer avant <strong>la</strong> nuit un soleil<br />
grillé/ (…) Comment trouver le nom<br />
du pêcheur qui ferra le premier mot/<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> femme qui le réch<strong>au</strong>ffa sous<br />
son aisselle/ ou <strong>de</strong> celle qui le prenant<br />
pour un caillou le <strong>la</strong>nça sur un chien<br />
errant ?/ (…) Chasseur et pêcheur<br />
étaient fixes à l’époque/ seul le temps<br />
marchait/ (…) On se marie avec les<br />
mots <strong>de</strong> sa <strong>la</strong>ngue/ pour se stabiliser/<br />
(…) Coupables d’oublis répétés les<br />
mots se retirèrent sur les terres froi<strong>de</strong>s<br />
pour subir l’épreuve du silence et se<br />
châtier d’avoir dépassé leur sens dans<br />
une <strong>la</strong>ngue qui n’admet pas les débor<strong>de</strong>ments.<br />
»<br />
r.B.<br />
phabet, le ya’) pour se muer parfois en<br />
madda, cet <strong>au</strong>tre allongement bizarre<br />
et propre à l’arabe. Nous faisons <strong>au</strong>ssi<br />
connaissance avec al-Khalil, Sibawaih,<br />
Abou al-Aswad Aldouali (avec ses<br />
trois hamza à lui seul) et <strong>au</strong>tres grammairiens<br />
arabes <strong>de</strong>vant l’éternel.<br />
Rasha al-Amir a réussi à nous proposer<br />
un petit livre original, utile, élégant<br />
et surtout d’une fraîcheur rappe<strong>la</strong>nt<br />
drôlement <strong>Le</strong> jet d’e<strong>au</strong> grammatical<br />
que feuilletait l’obscur Argengeorge<br />
à l’<strong>au</strong>berge du Cygne B<strong>la</strong>nc avant le<br />
ren<strong>de</strong>z-vous fatal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Soirée <strong>de</strong>s Proverbes<br />
<strong>de</strong> Georges Schéhadé…<br />
JABBour douAiHY<br />
N é<br />
Jeudi 6 octobre 2011<br />
Poème d’ici<br />
en<br />
1946 à<br />
Marmarita en<br />
Syrie, Nazih<br />
Abou Afach est<br />
poète, peintre<br />
et musicien. Il<br />
a travaillé dans<br />
le domaine <strong>de</strong><br />
l’éducation, du<br />
service civil et<br />
<strong>de</strong> l’édition, D.R.<br />
avant d’occuper le poste <strong>de</strong> rédacteur<br />
en chef du magazine littéraire mensuel<br />
al-Mada. Auteur d’une quinzaine<br />
<strong>de</strong> recueils poétiques et d’essais critiques,<br />
il explore dans son écriture les<br />
thématiques du tabou, <strong>de</strong> l’oppression<br />
et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, et revisite en <strong>la</strong> revivifiant<br />
<strong>la</strong> tradition déc<strong>la</strong>matoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
poésie arabe.<br />
Bénis soient les<br />
morts<br />
(…) Amer sous notre <strong>la</strong>ngue le<br />
goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole<br />
<strong>de</strong> l’appel et du baiser <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
femme<br />
Nos cœurs se rétractent<br />
comme une poignée d’air dans<br />
<strong>la</strong> main<br />
Jusqu’à quand :<br />
Rouillés, mornes, broyés par les<br />
questions ?<br />
Anges ?<br />
- Nous ne sommes pas <strong>de</strong>s anges<br />
Nous n’avons pas d’ailes<br />
et le bleu n’est pas notre couleur<br />
(…) Renards ?<br />
- Où est le champ libre<br />
<strong>la</strong> volupté <strong>de</strong> <strong>la</strong> traque<br />
et l’assurance du retour à <strong>la</strong><br />
grotte <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit ?<br />
Tyrans ?<br />
- Nous n’avons tué que nousmêmes<br />
nos jours<br />
et l’âme décrépite <strong>de</strong> nos enfants<br />
en proie <strong>au</strong> désespoir<br />
Humains ?<br />
- Mais nous ne ressemblons pas<br />
à nous-mêmes<br />
Tortues ?<br />
- Où sont nos carapaces, nos<br />
cous<br />
et nos griffes qui écorchent l’air<br />
renversé <strong>de</strong> <strong>la</strong> catastrophe ?<br />
Diables ?<br />
- Que Dieu dise que nous<br />
l’avons abusé<br />
et avons dressé contre lui les<br />
anges rebelles<br />
Nous-mêmes ?<br />
- Nous ne le sommes pas non<br />
plus<br />
Nos douleurs ne sont pas en<br />
nous<br />
et nos cœurs nous sont étrangers<br />
Dans chacune <strong>de</strong> nos parties<br />
un cadavre sommeille<br />
un corbe<strong>au</strong> croasse<br />
et se dresse un échaf<strong>au</strong>d<br />
Satisfaits <strong>de</strong> peu<br />
dociles<br />
chiots dans les rues, colosses<br />
dans les rêves<br />
(…) Ô grand dieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre<br />
(…) Ô vieille chose<br />
chose périssable<br />
qui ne ressemble à rien<br />
(…) Rends-nous possibles<br />
justes<br />
compréhensibles<br />
(…) Donne-nous un mur<br />
un toit<br />
un bleu qui nous confirme <strong>la</strong><br />
réalité du ciel insurgé<br />
Provoque quelque chose<br />
dévastation<br />
folie<br />
géhenne<br />
séisme dans le lit<br />
miracle dans le cercueil <strong>de</strong><br />
l’enfant<br />
(…) Une chose, pas n’importe<br />
<strong>la</strong>quelle<br />
un mate<strong>la</strong>s moelleux par<br />
exemple<br />
un moment <strong>de</strong> quiétu<strong>de</strong> par<br />
exemple<br />
(…) Une chose simple, simple<br />
(comme <strong>de</strong> se sentir vivants à ce<br />
moment du poème).<br />
Traduit <strong>de</strong> l’arabe par Ab<strong>de</strong>l<strong>la</strong>tif Laâbi
Jeudi 6 octobre 2011 Dossier<br />
Des images couchées noir<br />
sur b<strong>la</strong>nc qui contredisent<br />
<strong>la</strong> naïveté <strong>de</strong>s<br />
plus célèbres héros du<br />
genre. Des iconoc<strong>la</strong>stes<br />
qui n’ont pas froid <strong>au</strong>x yeux n’ont pas<br />
hésité à détourner nos compagnons<br />
d’enfance. Ainsi, notre bon Tintin<br />
s’abandonne <strong>au</strong>x p<strong>la</strong>isirs <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair,<br />
tandis que le capitaine Haddock est<br />
sous les jupons <strong>de</strong> <strong>la</strong> Castafiore. Gotlib<br />
n’épargne pas <strong>Le</strong> petit chaperon rouge<br />
qui s’<strong>au</strong>torise une partie <strong>de</strong> jambes<br />
en l’air avec le loup, ni même Cosette<br />
qui administre une superbe fel<strong>la</strong>tion à<br />
Jean Valjean. Dans un <strong>au</strong>tre registre,<br />
George Lévis, <strong>au</strong>teur du sympathique<br />
Club <strong>de</strong>s cinq, nous fait découvrir dans<br />
Liz et Beth <strong>de</strong>s scènes d’homosexualité<br />
féminine et <strong>de</strong> ménage à trois. Pendant<br />
ce temps, Al<strong>la</strong>n Moore dévoile<br />
<strong>la</strong> sexualité d’Alice dans Alice <strong>au</strong> pays<br />
<strong>de</strong>s merveilles, Wendy <strong>de</strong> Peter Pan et<br />
Dorothy du Magicien d’Oz, dans The<br />
lost girls. La liste est longue et inépuisable.<br />
Mis à part le détournement <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>ssiques,<br />
le 9 e art a toujours savouré<br />
l’érotisme et <strong>la</strong> sexualité. L’absence<br />
<strong>de</strong> censure en Italie et <strong>la</strong> révolution<br />
sexuelle ont permis dans les années<br />
1960 l’éclosion d’un magnifique corpus<br />
dont les femmes sont les héroïnes.<br />
Guido Crépax qui, d’après Wolinski,<br />
<strong>de</strong>ssine les plus belles fesses <strong>de</strong> <strong>la</strong> BD<br />
réussit bril<strong>la</strong>mment les adaptations<br />
littéraires telles que Emmanuelle<br />
d’Emmanuelle Arsan, Justine <strong>de</strong> Sa<strong>de</strong><br />
et Histoire d’O <strong>de</strong> P<strong>au</strong>line Réage, préfacée<br />
par Ro<strong>la</strong>nd Barthes. Magnus lui<br />
<strong>au</strong>ssi ne reste pas froid à l’élégance <strong>de</strong>s<br />
femmes. Il reproduit un univers où <strong>la</strong><br />
pornographie est dissimulée par <strong>de</strong>s<br />
corps délicats, précieux et élégants<br />
comme dans <strong>Le</strong>s 110 pilules, une adaptation<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature chinoise. Dans<br />
<strong>la</strong> même veine, l’incontournable Milo<br />
Chillida<br />
La pierre, le bois, le fer, les vrais<br />
compagnons <strong>de</strong> sa vie. Taillée,<br />
épurée, délestée du superflu,<br />
<strong>la</strong> pierre s’étirait, se refermait, <strong>de</strong>venait<br />
habitacle, <strong>de</strong>meure, gîte. Ch<strong>au</strong>ffé<br />
à b<strong>la</strong>nc, le fer s’ébrouait, se contorsionnait,<br />
s’élevait en l’air, se transformait<br />
en f<strong>au</strong>cille, cimeterre, oise<strong>au</strong> qui<br />
ba<strong>la</strong>fre l’espace <strong>de</strong> ses ailles acérées.<br />
Tailleur <strong>de</strong> pierres, forgeron, menuisier,<br />
l’un <strong>de</strong>s plus grands artistes du<br />
XX e siècle avait <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>stie <strong>de</strong> l’artisan<br />
face à <strong>la</strong> manière qu’il déviait <strong>de</strong><br />
sa fonction d’origine contrairement<br />
<strong>au</strong> premier habitant <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète soucieux<br />
<strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’utile. Équarisseur<br />
<strong>de</strong> pierres, étireur <strong>de</strong> fer, burineur du<br />
bois, l’homme silencieux emmené<br />
par Aimé Maeght dans ma maison<br />
<strong>de</strong> l’Estérel, été 80, <strong>la</strong>issait parler sa<br />
femme, ses cinq enfants, son regard<br />
al<strong>la</strong>nt d’un toit à l’<strong>au</strong>tre <strong>de</strong>s maisons<br />
<strong>Le</strong> livre <strong>de</strong> chevet <strong>de</strong><br />
Héloïse<br />
d’Ormesson<br />
© Sandrine Rou<strong>de</strong>ix<br />
J’ai été totalement soufflée<br />
lorsque j’ai lu Cent ans <strong>de</strong><br />
solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Gabriel Garcia<br />
Marquez, étonnée par sa facon<strong>de</strong><br />
et par son imaginaire si luxuriant.<br />
Je serais sans doute moins frappée<br />
<strong>au</strong>jourd’hui puisque après<br />
lui, d’<strong>au</strong>tres ont écrit <strong>de</strong>s romans<br />
dans cette veine du réalisme<br />
magique, mais cette première<br />
rencontre avec ce genre qu’il fut<br />
l’un <strong>de</strong>s premiers à explorer fut<br />
un grand choc. J’ai <strong>au</strong>ssi vibré en<br />
lisant La Princesse <strong>de</strong> Clèves <strong>de</strong><br />
Madame <strong>de</strong> La Fayette pour son<br />
c<strong>la</strong>ssicisme, <strong>la</strong> limpidité <strong>de</strong> son<br />
style, et <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription magistrale<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong> l’amour.<br />
Bien sûr, nombre d’<strong>au</strong>tres<br />
œuvres m’ont marquée. Ce que<br />
j’attends d’un livre est qu’il me<br />
surprenne, m’emporte et me déconcerte.<br />
Lire un grand roman est<br />
toujours une certitu<strong>de</strong> d’évasion,<br />
et une promesse <strong>de</strong> bonheur.<br />
© Milo Manara<br />
Manara reste roi, avec ses nymphes<br />
<strong>au</strong>x jambes interminables, <strong>au</strong> regard<br />
<strong>la</strong>ngoureux, <strong>au</strong>x lèvres pulpeuses et à<br />
<strong>la</strong> moue mé<strong>la</strong>ncolique. <strong>Le</strong> déclic, une<br />
<strong>de</strong> ses œuvres les plus célèbres, encense<br />
le fantasme masculin <strong>de</strong> domination.<br />
<strong>Le</strong>s déviations sexuelles ne sont pas en<br />
reste : amis du bondage, <strong>Le</strong>one Frollo<br />
offre un spectacle appétissant <strong>de</strong> corps<br />
dans <strong>de</strong>s postures qui rappellent Araki.<br />
Certains <strong>de</strong>ssinateurs vont jusqu’à<br />
créer <strong>de</strong>s êtres surnaturels. La bombe<br />
Druuna <strong>de</strong> Serpieri en est l’exemple<br />
le plus éloquent. <strong>Le</strong>s scénarios <strong>de</strong> ces<br />
ouvrages et les personnalités qui les<br />
peuplent ne représentent pas toujours<br />
<strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> l’être et ne relient pas<br />
<strong>la</strong> sexualité <strong>au</strong> mon<strong>de</strong> réel. <strong>Le</strong>s femmes<br />
qui nous sont offertes en spectacle ne<br />
peuvent être approchées que dans ces<br />
albums qui transmettent un érotisme<br />
idéalisé d’une perfection p<strong>la</strong>stique que<br />
le cinéma n’a jamais pu atteindre.<br />
L’inimaginable est accessible <strong>au</strong> pays<br />
du Soleil-<strong>Le</strong>vant, où le Hentaï (manga<br />
érotique) monopolise le tiers <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
vente <strong>de</strong>s romans graphiques. Écolières<br />
suaves et aguicheuses <strong>au</strong>x poitrines<br />
cyclopéennes, monstres concupiscents,<br />
ligotages, re<strong>la</strong>tions amoureuses brutales,<br />
éphèbes : tout y est pour ébranler<br />
troglodytes construites par l’architecte<br />
Couelle sur une anse <strong>de</strong> <strong>la</strong> Méditerranée.<br />
Il leur manquait <strong>la</strong> pierre, le fer,<br />
disait son regard, et surtout le bois, son<br />
matéri<strong>au</strong> <strong>de</strong> travail à l’époque, le bois<br />
qu’il allégeait, faisait scintiller, <strong>au</strong>quel<br />
il redonnait l’âme <strong>de</strong> l’arbre, si bien<br />
que <strong>de</strong> retour dans son atelier après<br />
plusieurs jours d’absence, il trouva un<br />
hibou mort lové dans sa <strong>de</strong>rnière sculpture.<br />
L’oise<strong>au</strong> avait retrouvé son habitacle.<br />
Histoire <strong>au</strong>thentique racontée à<br />
Cl<strong>au</strong><strong>de</strong> Estéban dans son magnifique<br />
livre Chillida publié par <strong>la</strong> fondation<br />
Maeght en 1971. Du sculpteur, je ne<br />
connaissais que quelques gravures à<br />
l’époque, sorte <strong>de</strong> lettres <strong>de</strong> pierre qualifiées<br />
par moi <strong>de</strong> premiers balbutiements<br />
<strong>de</strong> l’alphabet. <strong>Le</strong>s lignes horizontales<br />
et verticales exprimaient <strong>de</strong>s sons.<br />
<strong>Le</strong>s courbes facilitaient l’emboîtement,<br />
l’interpénétration <strong>de</strong> ces lettres entre<br />
elles. Écriture du premier homme qui<br />
tenta d’inscrire sa pensée dans <strong>la</strong> ma-<br />
BD à libido<br />
Sous <strong>de</strong>s piles <strong>de</strong> bouquins, dans les sections<br />
plutôt discrètes <strong>de</strong> certaines librairies, se<br />
cachent <strong>de</strong>s cases <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées pour<br />
adultes. Depuis que cette forme d’expression<br />
est née, les <strong>de</strong>ssinateurs <strong>la</strong>issent hasar<strong>de</strong>r leurs<br />
crayons dans les zones ch<strong>au</strong><strong>de</strong>s et humi<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
leur fertile imagination. Passage en revue, par<br />
le trou <strong>de</strong> <strong>la</strong> serrure...<br />
le plus puritain <strong>de</strong>s moines. En Europe,<br />
l’érotisme connaît un tournant avec un<br />
certain genre qui prend une importante<br />
envergure : l’univers <strong>de</strong> <strong>la</strong> BD touche <strong>la</strong><br />
sphère <strong>de</strong> <strong>la</strong> science-fiction et donne<br />
naissance à <strong>de</strong>s œuvres intemporelles.<br />
Barbarel<strong>la</strong> <strong>de</strong> Jean-Cl<strong>au</strong><strong>de</strong> Forest serait<br />
le premier album <strong>de</strong> BD érotique paru<br />
en 1964 suite à sa publication en feuilleton<br />
dans V magazine. Barbarel<strong>la</strong> a<br />
<strong>de</strong>s aventures avec <strong>de</strong>s machines et <strong>de</strong>s<br />
robots. Jane Fonda l’incarnera <strong>au</strong> cinéma<br />
où, dans une scène culte, elle serait<br />
prise dans un engin à torture qui vient<br />
à <strong>bout</strong> <strong>de</strong> sa victime par l’orgasme perpétuel.<br />
Enki Bi<strong>la</strong>l possè<strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins<br />
les plus c<strong>la</strong>irs <strong>de</strong>s contemporains.<br />
Ses personnages vivent dans un mon<strong>de</strong><br />
futuriste, un genre <strong>de</strong> ville froi<strong>de</strong> et<br />
métallique. Ils sont souvent dans <strong>de</strong>s<br />
positions ch<strong>au</strong><strong>de</strong>s, mais atténuées par<br />
<strong>la</strong> dominance g<strong>la</strong>ciale <strong>de</strong> sa couleur <strong>de</strong><br />
prédilection, le bleu. Moebius <strong>de</strong> son<br />
côté fignole <strong>de</strong>s images étranges où le<br />
fantastique épouse le réel. Il affirme<br />
d’ailleurs que « le <strong>de</strong>ssin est un acte<br />
sexuel. Son grand intérêt est d’ailleurs<br />
d’être hermaphrodite ».<br />
Aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cet univers sophis-<br />
D.R.<br />
Be<strong>au</strong>x-Arts<br />
tière, <strong>la</strong> simplicité <strong>de</strong>s lignes reflétant<br />
<strong>la</strong> simplicité <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée. Armé <strong>de</strong> son<br />
burin, Chillida creusait à <strong>la</strong> recherche<br />
<strong>de</strong>s sons enfouis dans <strong>la</strong> pierre, le bruit<br />
<strong>de</strong> son outil qui grattait, effritait, écho<br />
<strong>de</strong> ces sons qui mis <strong>bout</strong> à <strong>bout</strong> <strong>de</strong>venaient<br />
<strong>la</strong>ngage, NU parce que réduit à<br />
l’essentiel. Chillida, un patrimoine gravé<br />
dans <strong>la</strong> pierre, le fer, le bois, dans le<br />
cuivre soumis à l’aci<strong>de</strong>. <strong>Le</strong>s tracés charbonneux<br />
délimitent les frontières entre<br />
<strong>de</strong>ux couleurs. Pas <strong>de</strong> glissements. <strong>Le</strong><br />
b<strong>la</strong>nc vrille rarement le noir, l’éc<strong>la</strong>ir<br />
tiqué, Reiser amuse son public avec<br />
ses <strong>de</strong>ssins cochons, dégoulinants et<br />
lubriques, mordus d’humour et <strong>de</strong><br />
vulgarité. Son personnage le plus célèbre<br />
n’est <strong>au</strong>tre que le Gros Dégueu<strong>la</strong>sse.<br />
Il arbore un trait tendu, précis<br />
et bestial, jeté sur le papier avec <strong>de</strong>s<br />
taches <strong>de</strong> couleur pour un effet mouillée.<br />
Bien qu’absent <strong>de</strong> <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s<br />
dictionnaires <strong>de</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée érotique,<br />
Jean-Marc Reiser reste un <strong>de</strong>s<br />
pornographes les plus adulés <strong>de</strong> notre<br />
époque. Avec be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>dace et<br />
<strong>de</strong> légèreté, il affiche le premier phallus<br />
représentant Jacques Chirac sur <strong>la</strong><br />
couverture <strong>de</strong> Charlie Hebdo. Il <strong>de</strong>ssine<br />
l’homme et <strong>la</strong> femme comme ils<br />
sont, dans <strong>de</strong>s situations qui reflètent<br />
l’humanité <strong>la</strong> plus basique. Pareil pour<br />
Wolinski, fils <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse, qui brille<br />
dans cette catégorie. Dis mois que tu<br />
m’aimes affiche <strong>de</strong>s situations marrantes<br />
où <strong>la</strong> femme est abusée par son<br />
homme en mendiant quelques mots<br />
d’amour. D’ailleurs, un <strong>de</strong> ses albums<br />
s’intitule Je ne pense qu’à ça ! Et apparemment,<br />
il n’est pas le seul. <strong>Le</strong>s Américains<br />
<strong>au</strong>ssi en font fixation. Robert<br />
Crumb est considéré comme le père <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> BD érotique américaine, et s’occupe<br />
ba<strong>la</strong>frant un ciel <strong>de</strong> bitume est <strong>de</strong> passage.<br />
B<strong>la</strong>nc et noir, l’endroit et l’envers,<br />
se referment sur eux-mêmes dans une<br />
sorte <strong>de</strong> méditation. Aussi intravertis<br />
que ses <strong>de</strong>meures, grottes, bunkers,<br />
gîtes habités par le vi<strong>de</strong>, le silence seul<br />
gardien <strong>de</strong>s lieux. Austérité, économie<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> matière. Pas <strong>la</strong> moindre joliesse<br />
ou effet théâtral, mais une recherche<br />
constante <strong>de</strong> l’équilibre entre les<br />
formes, entre <strong>la</strong> sculpture et son ombre<br />
sur le sol, entre l’homme absent et son<br />
ombre sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète : l’œuvre <strong>de</strong> Chillida<br />
: cohabitation muette entre le vertical<br />
et l’horizontal, les <strong>de</strong>ux constantes<br />
<strong>de</strong> l’artiste. Dans <strong>la</strong> série « les Euzkedos<br />
» dédiée à sa patrie ensang<strong>la</strong>ntée,<br />
on retrouve les mêmes tracés épaissis,<br />
d’un noir tragique. Chillida l’homme<br />
sombre sur ma terrasse <strong>de</strong> Port <strong>la</strong> Galère,<br />
été 80, contraste saisissant avec<br />
le si so<strong>la</strong>ire Aimé Maeght, chef d’une<br />
tribu <strong>de</strong> créateurs, les plus grands du<br />
XX e siècle. Miro, Taplès, Cal<strong>de</strong>r, Rio-<br />
Mazen Kerbaj<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> production et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vente hors<br />
circuit <strong>de</strong> ses Zap Comix, arborant<br />
vulves et érections. Ses héritiers, dont<br />
Adrian Tomine, David Heatley, Daniel<br />
Clowes ainsi que Charles Burns dans<br />
B<strong>la</strong>ck Hole, grattent toujours <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong>s tabous et <strong>de</strong>s stéréotypes.<br />
La ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée contemporaine<br />
s’intéresse <strong>de</strong> plus en plus <strong>au</strong> vécu et<br />
<strong>au</strong>x expériences personnelles. C’est<br />
le cas <strong>de</strong> Frédéric Boilet, qui étale ses<br />
re<strong>la</strong>tions intimes durant ses années japonaises.<br />
Dans L’épinard <strong>de</strong> Yukiko,<br />
on est très souvent en caméra subjective,<br />
contemp<strong>la</strong>nt avec lui le corps <strong>de</strong><br />
son amante. Sa rencontre avec Aurélia<br />
Aurita fait basculer les rapports.<br />
Il <strong>de</strong>vient le personnage <strong>de</strong> sa petite<br />
amie. Cette <strong>de</strong>rnière consacre sa carrière<br />
<strong>de</strong> bédéiste avec Fraise et Choco<strong>la</strong>t,<br />
le récit piquant, impertinent<br />
et émouvant <strong>de</strong> ses amours et <strong>de</strong> ses<br />
ébats avec Boilet. De son côté, Craig<br />
Thompson évoque dans B<strong>la</strong>nkets<br />
son adolescence, ses conflits avec <strong>la</strong><br />
religion et ses premières amours, et<br />
Debbie Drechsler traite avec Daddy’s<br />
Girl <strong>de</strong> son expérience incestueuse.<br />
<strong>Le</strong> sujet peut <strong>au</strong>ssi être re<strong>la</strong>té dans le<br />
récit, mais pas dans l’image. Marjane<br />
Satrapi s’en délecte, racontant <strong>de</strong>s<br />
Bro<strong>de</strong>ries les unes plus cocasses que<br />
les <strong>au</strong>tres, révé<strong>la</strong>nt les faces cachées<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> société orientale.<br />
Suite à <strong>de</strong>s époques fluctuantes entre<br />
amis et ennemis <strong>de</strong> <strong>la</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée<br />
érotique, entre relâchement <strong>de</strong>s mœurs<br />
et puritanisme, ce genre <strong>de</strong> narration<br />
séquentielle oscil<strong>la</strong>nt entre censure et<br />
encensoir eut ses moments <strong>de</strong> gloire<br />
ainsi que <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> timidité. Nous<br />
osons penser qu’il pointe son nez chez<br />
<strong>de</strong> plus en plus d’éditeurs. Coquins, à<br />
vos libraires !<br />
ZeinA BAssil<br />
pelIe, pour ne citer qu’eux, étaient<br />
chez eux à <strong>la</strong> fondation, avec femme<br />
et enfants, chacun disposant d’un atelier.<br />
Dialogue ente <strong>de</strong>s formes muettes,<br />
tout est suggéré, intériorisé, l’état brut<br />
voulu, assumé pour être le plus près <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> pensée. « Être <strong>la</strong> pensée », dit encore<br />
Estéban qui qualifie Chillida <strong>de</strong> bâtisseur<br />
<strong>de</strong> l’invisible. Épuisées les limites<br />
du fer et du bois, Chillida retourna les<br />
<strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie à <strong>la</strong> pierre,<br />
creusant dans sa pesanteur nocturne,<br />
avec l’impression <strong>de</strong> bâtir une maison<br />
pour le premier homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète,<br />
imitant ses gestes, ébloui par ce qui<br />
sortait <strong>de</strong> ses mains. Une œuvre reliée<br />
<strong>au</strong> parcours <strong>de</strong> l’humanité <strong>de</strong>puis l’âge<br />
<strong>de</strong> pierre jusqu’à l’âge <strong>de</strong> fer, pourtant<br />
d’une étonnante mo<strong>de</strong>rnité.<br />
Vénus KHourY-GHAtA<br />
Exposition Eduardo Chillida, Fondation Maeght, Saint-<br />
P<strong>au</strong>l-<strong>de</strong>-Vence, du 26 juin <strong>au</strong> 13 novembre 2011.<br />
M alika<br />
V<br />
Questionnaire<br />
<strong>de</strong> Proust à<br />
Malika<br />
Moked<strong>de</strong>m<br />
Moked<strong>de</strong>m est née le 5<br />
octobre 1949 dans le désert<br />
algérien <strong>de</strong> Kenadsa. Elle vit à<br />
Montpellier et partage son temps<br />
entre l’écriture et <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine (elle<br />
est spécialiste en néphrologie). Elle<br />
est l’<strong>au</strong>teure chez Grasset, entre<br />
<strong>au</strong>tres, <strong>de</strong> L’Interdite (1993), Des<br />
rêves et <strong>de</strong>s assassins (1995), <strong>Le</strong>s<br />
hommes qui marchent (1997), La<br />
transe <strong>de</strong>s insoumis (2003), Mes<br />
hommes (2005), et Je dois tout à<br />
ton oubli (2008). Ses ouvrages ont<br />
été couronnés par <strong>de</strong> nombreux<br />
prix. La désirante (Grasset, 2011)<br />
est son dixième roman.<br />
l Quel est votre principal trait <strong>de</strong><br />
caractère ?<br />
La ténacité.<br />
l Votre qualité préférée chez un<br />
homme ?<br />
L’attention et l’humour.<br />
l Votre qualité préférée chez une<br />
femme ?<br />
La liberté. Quel qu’en soit le prix.<br />
l Qu’appréciez-vous le plus chez<br />
vos amis ?<br />
<strong>Le</strong>ur amitié précisément. Ce don<br />
qu’ils me font d’eux-mêmes. Pour<br />
<strong>la</strong> noma<strong>de</strong> sans tribu que je suis, ils<br />
représentent ma famille d’élection.<br />
l Votre occupation préférée ?<br />
Écrire. L’écriture m’absorbe<br />
totalement, abolit l’espace et le<br />
temps.<br />
l Votre rêve <strong>de</strong> bonheur ?<br />
Je ne rêve pas du bonheur. Jouir <strong>de</strong>s<br />
menus p<strong>la</strong>isirs du présent me suffit.<br />
l Ce que vous voudriez être ?<br />
Dieu, ce dramaturge <strong>au</strong>x mélos<br />
inépuisables… Et comme je doute<br />
<strong>de</strong> son existence…<br />
l <strong>Le</strong> pays où vous désireriez vivre ?<br />
J’aime mon Sud d’adoption. Il a un<br />
climat et une végétation i<strong>de</strong>ntiques<br />
à ceux <strong>de</strong> l’Algérie. Ses diktats et ses<br />
<strong>violence</strong>s en moins.<br />
l Vos héros dans <strong>la</strong> fiction ?<br />
« Tu seras un héros », cette mise<br />
en <strong>de</strong>meure adressée à Romain<br />
Gary par sa mère trouve son<br />
a<strong>bout</strong>issement dans La promesse<br />
<strong>de</strong> l’<strong>au</strong>be. J’aime ces textes dans<br />
lesquels <strong>de</strong>s <strong>au</strong>teurs hissent leur<br />
propre vie <strong>au</strong> rang du chef-d’œuvre.<br />
l Vos héroïnes dans <strong>la</strong> fiction ?<br />
I<strong>de</strong>m que pour <strong>la</strong> question<br />
précé<strong>de</strong>nte : Duras dans Écrire,<br />
Be<strong>au</strong>voir dans <strong>Le</strong> <strong>de</strong>uxième Sexe,<br />
Anne Frank dans son <strong>Jour</strong>nal…<br />
l Vos héros dans <strong>la</strong> vie réelle ?<br />
Barack Obama, Nelson Man<strong>de</strong><strong>la</strong>.<br />
l Vos héroïnes dans <strong>la</strong> vie réelle ?<br />
Ces milliers d’anonymes qui, dans<br />
les états du Sud comme ailleurs,<br />
résistent chaque jour à toute forme<br />
<strong>de</strong> <strong>violence</strong>, <strong>au</strong> prix <strong>de</strong> leur vie<br />
parfois.<br />
l <strong>Le</strong>s caractères historiques que<br />
vous détestez le plus ?<br />
<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>spotes, leurs usurpations<br />
<strong>de</strong>s libertés, leurs injustices et leur<br />
mépris <strong>de</strong>s humains.<br />
l <strong>Le</strong> fait militaire que vous<br />
admirez le plus ?<br />
Que les militaires n’aient pas tiré sur<br />
leur popu<strong>la</strong>tion en Tunisie comme<br />
en Égypte. C’est une première dans<br />
les pays arabes ! Ce n’est hé<strong>la</strong>s pas le<br />
cas pour l’Algérie.<br />
l La réforme que vous estimez le<br />
plus ?<br />
Auparavant, l’abolition <strong>de</strong> <strong>la</strong> peine<br />
<strong>de</strong> mort, le droit à l’avortement.<br />
À présent, ce séisme salvateur qui<br />
soulevé <strong>la</strong> jeunesse tunisienne et<br />
dont les répliques n’ont pas fini<br />
d’ébranler le mon<strong>de</strong> arabe. Cette<br />
<strong>la</strong>me <strong>de</strong> fond qui fait trembler les<br />
dictateurs.<br />
l <strong>Le</strong> don <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature que vous<br />
aimeriez avoir ?<br />
La montée <strong>de</strong> sève du printemps<br />
après l’hiver. <strong>Le</strong> cycle recommencé<br />
<strong>de</strong>s saisons. Mais une jouvence<br />
après <strong>la</strong> vieillesse gar<strong>de</strong>rait-elle<br />
vraiment <strong>la</strong> can<strong>de</strong>ur effrontée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
jeunesse ?<br />
l Votre <strong>de</strong>vise ?<br />
Ne jamais accepter l’humiliation.<br />
D.R.
VI Essais<br />
D.R.<br />
isLam et christianisme ; diaLogUe reLigieUx<br />
et défi <strong>de</strong> La mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> P<strong>au</strong>l Khoury,<br />
L’Harmattan, 130 p.<br />
La tragédie <strong>de</strong> L’isLam mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> Hamadi<br />
Redissi, Seuil, 173 p.<br />
La carrière <strong>de</strong> P<strong>au</strong>l Khoury<br />
est jalonnée <strong>de</strong> nombreux<br />
trav<strong>au</strong>x <strong>de</strong> recherche. A<br />
titre d’exemple, il a publié<br />
<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur les pères <strong>de</strong><br />
l’Eglise orientale, sur le mon<strong>de</strong> arabe,<br />
sur <strong>la</strong> philosophie. Ce théologien<br />
doublé d’un philosophe s’est particulièrement<br />
intéressé à l’exploration<br />
<strong>de</strong>s pistes susceptibles <strong>de</strong> conduire <strong>au</strong><br />
rapprochement is<strong>la</strong>mo-chrétien. C’est<br />
dans cette perspective, qu’il vient d’éditer<br />
chez L’Harmattan Is<strong>la</strong>m et Christianisme,<br />
Dialogue religieux et défi<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité. En fait, cet ouvrage<br />
a déjà fait l’objet d’une première édition<br />
en 1973 chez un éditeur libanais<br />
et d’une secon<strong>de</strong> édition en 1997. Mais<br />
à l’époque, ces publications n’ont eu<br />
qu’un impact quasiment confi<strong>de</strong>ntiel.<br />
<strong>Le</strong> problème qui hante l’esprit <strong>de</strong> P<strong>au</strong>l<br />
Khoury peut être formulé <strong>de</strong> <strong>la</strong> manière<br />
suivante : comment créer les conditions<br />
susceptibles <strong>de</strong> susciter un vrai dialogue<br />
entre chrétiens et musulmans et<br />
établir entre eux un climat <strong>de</strong> fraternité<br />
et <strong>de</strong> convivialité capable d’effacer les<br />
sentiments d’hostilité et <strong>de</strong> suspicion<br />
qui les dresse les uns contre les <strong>au</strong>tres ?<br />
Ce dialogue s’avère une nécessité vitale<br />
particulièrement dans l’ère du Proche-<br />
<strong>Le</strong> choc JésUs-mahomet <strong>de</strong> Christian Makarian,<br />
CNRS éditions, 2011, 340 p.<br />
Essayiste, journaliste, spécialiste<br />
du fait religieux et directeur<br />
adjoint <strong>de</strong> <strong>la</strong> rédaction<br />
<strong>de</strong> L’Express, Christian Makarian<br />
constate l’incompréhension <strong>de</strong><br />
l’is<strong>la</strong>m par l’Occi<strong>de</strong>nt et nous propose,<br />
dans son <strong>de</strong>rnier ouvrage, <strong>Le</strong> choc Jésus-Mahomet,<br />
un aller-retour constant<br />
entre <strong>la</strong> Bible et le Coran. S'il précise<br />
que connaître l’is<strong>la</strong>m c’est d’abord savoir<br />
ce que sont vraiment le judaïsme<br />
et le christianisme et s’il dénonce les<br />
dangers <strong>de</strong> l’inculture religieuse qui<br />
« n’a jamais aidé à <strong>la</strong> compréhension<br />
mutuelle », Makarian se montre soucieux<br />
<strong>de</strong> ne pas masquer les différences<br />
et <strong>de</strong> souligner « les divergences fondamentales<br />
entre traditions chrétienne et<br />
musulmane ». Tout commence par un<br />
retour <strong>au</strong>x textes sacrés, par un regard<br />
critique sur <strong>la</strong> fiabilité et l’origine <strong>de</strong>s<br />
textes qui composent l’Ancien et le<br />
Nouve<strong>au</strong> Testament, mais <strong>au</strong>ssi sur les<br />
certitu<strong>de</strong>s historiques concernant Jésus<br />
et Mahomet.<br />
Si <strong>la</strong> Bible et le Coran ont longtemps<br />
été transmis par voie orale avant leur<br />
transcription, <strong>la</strong> différence fondamentale<br />
<strong>de</strong>meure que Dieu ne dicte pas <strong>la</strong><br />
Bible alors qu’Al<strong>la</strong>h dicte le Coran.<br />
« La chrétienté est centrée sur une personne,<br />
le Christ ; l’is<strong>la</strong>m est centré sur<br />
un livre, le Coran. » Ce<strong>la</strong>, sans oublier<br />
le lien incontournable entre <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
arabe et le Coran alors que « le contenu<br />
même du message christique suppose <strong>la</strong><br />
traduction en d’<strong>au</strong>tres <strong>la</strong>ngues ». L’approche<br />
linguistique du christianisme se<br />
situe, en effet, <strong>au</strong>x antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> celle <strong>de</strong><br />
l’is<strong>la</strong>m. <strong>Le</strong>s Évangiles seront d’ailleurs<br />
écrits en grec, une <strong>la</strong>ngue que Jésus ne<br />
par<strong>la</strong>it pas.<br />
Il serait enfin absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir dans le<br />
Coran un Troisième Testament qui<br />
viendrait gentiment compléter les<br />
Évangiles ; attendu que le Livre saint<br />
<strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m, même s’il évoque abondamment<br />
<strong>de</strong>s personnages issus <strong>de</strong><br />
l’Ancien ou du Nouve<strong>au</strong> Testament,<br />
« considère ces <strong>de</strong>ux livres comme <strong>de</strong>s<br />
écrits falsifiés, <strong>de</strong>s textes mensongers<br />
et trompeurs ». <strong>Le</strong> Coran rediscute<br />
l’histoire d’Israël, non pas à partir <strong>de</strong><br />
l’avènement <strong>de</strong> Mahomet, mais dès<br />
l’origine. « C’est pourquoi <strong>la</strong> nature du<br />
lien qu’institue Mahomet avec les juifs<br />
et les chrétiens est, hé<strong>la</strong>s, conflictuelle<br />
par essence. » Makarian conteste ici<br />
l’expression « Gens du Livre » qui désigne<br />
<strong>au</strong>ssi bien les chrétiens et les juifs<br />
que les musulmans ; arguant qu’il serait<br />
naïf <strong>de</strong> croire que le fait d’enrober les<br />
différences dans une sorte d’universalisme<br />
pourrait atténuer les conflits ; et<br />
soutenant que « <strong>la</strong> règle du plus grand<br />
dénominateur commun est sans effet<br />
L'is<strong>la</strong>m en question<br />
L'is<strong>la</strong>m en dialogue avec le christianisme et l'is<strong>la</strong>m face à <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité sont <strong>de</strong>ux problématiques<br />
essentielles pour comprendre le Proche-Orient <strong>au</strong>jourd'hui et les enjeux géopolitiques à venir.<br />
Deux ouvrages s'y attaquent, avec <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue diamétralement opposés.<br />
Orient arabe où les <strong>de</strong>ux commun<strong>au</strong>tés<br />
vivent côte à côte. Ce qui complique<br />
singulièrement ce dialogue c’est le<br />
contexte culturel <strong>au</strong> sein duquel il est<br />
appelé à se dérouler. En effet, l’irruption<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité occi<strong>de</strong>ntale dans<br />
le mon<strong>de</strong> arabo-is<strong>la</strong>mique a <strong>la</strong>issé <strong>de</strong>s<br />
séquelles non encore effacées.<br />
De fait, <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité est chose ambiguë.<br />
Dans le mon<strong>de</strong> arabe particulièrement,<br />
elle a pris le visage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>violence</strong><br />
et <strong>de</strong> l’impérialisme tout en véhicu<strong>la</strong>nt<br />
en même temps les notions universelles<br />
<strong>de</strong> respect <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> liberté <strong>de</strong><br />
conscience et <strong>de</strong> rationalité critique.<br />
De surcroît, elle a été tentée, sous ses<br />
visages positiviste, communiste ou <strong>la</strong>ïcisant<br />
<strong>de</strong> remettre en question l’esprit<br />
religieux et <strong>de</strong> considérer les religions<br />
comme <strong>de</strong>s billevesées ou <strong>au</strong> mieux <strong>de</strong>s<br />
mythes d’un <strong>au</strong>tre âge propres à endormir<br />
l’homme en le maintenant sous <strong>la</strong><br />
coupe <strong>de</strong> traditions obsolètes et léthargiques.<br />
Ce faisant, elle ne s’est pas rendue<br />
compte que <strong>la</strong> civilisation technicienne<br />
qu’elle propose peut tourner à<br />
vi<strong>de</strong> et se perdre dans le non-sens et <strong>la</strong><br />
barbarie. Une fois établi ce préa<strong>la</strong>ble,<br />
l’<strong>au</strong>teur invite les chrétiens et les musulmans<br />
d’Orient à ne plus perdre leur<br />
temps à s’épuiser dans <strong>de</strong>s querelles<br />
religieuses stériles et insignifiantes. Ils<br />
sont donc invités ensemble à relever<br />
le défi <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité dans le double<br />
souci <strong>de</strong> survivre dans ces temps sans<br />
pitié et <strong>de</strong> préserver leur i<strong>de</strong>ntité et leur<br />
âme. Ils doivent par conséquent entamer<br />
entre eux un dialogue en profon<strong>de</strong>ur<br />
et abandonner les querelles théo-<br />
logiques et dogmatiques. Ce dialogue<br />
est possible car l’is<strong>la</strong>m et le christianisme<br />
sont <strong>de</strong>ux religions sœurs qui se<br />
réfèrent toutes <strong>de</strong>ux à Abraham, père<br />
<strong>de</strong>s croyants. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s convergences<br />
et <strong>de</strong>s divergences entre les <strong>de</strong>ux religions,<br />
<strong>la</strong> seule approche va<strong>la</strong>ble pour<br />
entamer entre elles un vrai dialogue<br />
c’est l’approche « anthropologique »,<br />
c’est-à-dire une approche basée sur <strong>la</strong><br />
réalité humaine et <strong>la</strong> foi en une transcendance<br />
qui donne un sens à <strong>la</strong> vie.<br />
« La plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme réalisé <strong>au</strong><br />
cours <strong>de</strong> l’histoire coïnci<strong>de</strong> avec <strong>la</strong> manifestation<br />
plénière <strong>de</strong> Dieu ».<br />
Cet ouvrage s’adresse à une élite choisie,<br />
voire à <strong>de</strong>s spécialistes. La matière<br />
en est <strong>de</strong>nse et riche. <strong>Le</strong> raisonnement<br />
que poursuit l’<strong>au</strong>teur tout <strong>au</strong> long <strong>de</strong><br />
son exposé est tellement serré qu’il<br />
exige <strong>de</strong> <strong>la</strong> part du lecteur une attention<br />
soutenue doublée d’une vaste culture<br />
philosophique et théologique. <strong>Le</strong> texte<br />
est émaillé <strong>de</strong> termes techniques parfois<br />
non expliqués. Quant à l’affirmation<br />
<strong>de</strong> certaines propositions comme par<br />
exemple celle qui prétend que toute<br />
religion, entendue comme expression<br />
d’une culture déterminée, est vouée à<br />
<strong>la</strong> mort, ce<strong>la</strong> peut prêter le f<strong>la</strong>nc à <strong>la</strong><br />
controverse.<br />
* * * * *<br />
La tragédie <strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne abor<strong>de</strong><br />
à peu près le même sujet mais selon une<br />
approche et dans un registre tout différents.<br />
L’<strong>au</strong>teur, Hamadi Redissi, a déjà<br />
à son actif plusieurs ouvrages : <strong>Le</strong>s Poli-<br />
Jésus versus Mahomet<br />
D.R.<br />
tant elle repose sur une apparence qui<br />
parvient à peine à masquer <strong>de</strong> profonds<br />
désaccords. On ne négocie pas avec le<br />
fondamental ».<br />
Tout comme Mahomet, Jésus prêche<br />
dans un milieu hostile. Mais, jusque<br />
dans leur mort, Jésus et Mahomet diffèrent.<br />
« Anti-héros romain », le Christ<br />
triomphe en mourant puis en ressuscitant<br />
alors que le Prophète est victorieux<br />
sur les champs <strong>de</strong> bataille. Si le christianisme<br />
s’est d’emblée situé en <strong>de</strong>hors du<br />
domaine politique, cette dimension est<br />
en revanche « coextensive à <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion<br />
coranique ». La foi chrétienne n’eut<br />
pour force que sa faiblesse ; et s’empara<br />
<strong>de</strong> l’empire romain par le martyre pour<br />
s’étendre, par <strong>la</strong> suite, <strong>au</strong> mon<strong>de</strong> entier.<br />
L’is<strong>la</strong>m était déjà une religion victorieuse<br />
du vivant <strong>de</strong> Mahomet ; c’est<br />
pourquoi l’expansion du christianisme<br />
fut lente et celle <strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m foudroyante.<br />
Makarian revient sur le rapport à <strong>la</strong><br />
<strong>la</strong>ïcité qui est directement issue d’un<br />
principe chrétien « ren<strong>de</strong>z à César ce<br />
qui est à César, et à Dieu ce qui est à<br />
Dieu ». Principe que <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s historiens,<br />
philosophes et juristes actuels<br />
considèrent comme le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
séparation entre <strong>la</strong> religion et l’État, et<br />
qui n’a pas d’équivalent dans l’is<strong>la</strong>m.<br />
La <strong>de</strong>uxième divergence tient à <strong>la</strong> nature<br />
même <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. <strong>Le</strong> christianisme<br />
cultive le doute ; « le croyant sait que<br />
<strong>la</strong> seule preuve <strong>de</strong> sa foi rési<strong>de</strong> dans le<br />
secret <strong>de</strong> son cœur ». Pour ce qui est du<br />
christianisme, il est important <strong>de</strong> souligner<br />
à quel point « <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion à Dieu<br />
est individuelle, personnelle », alors<br />
que l’is<strong>la</strong>m est une religion dans <strong>la</strong>quelle<br />
« le salut passe par le collectif ».<br />
S’il est vrai que les trois monothéismes<br />
« ont fondé <strong>la</strong> supériorité masculine<br />
sur <strong>de</strong>s principes divins et assimilé <strong>la</strong><br />
femme <strong>au</strong> péché », Makarian nuance<br />
ses jugements et revient sur les re<strong>la</strong>tions<br />
<strong>de</strong> Jésus et <strong>de</strong> Mahomet <strong>au</strong>x femmes ;<br />
leur ministère s’étant accompli, pour<br />
<strong>de</strong>s raisons différentes, dans un environnement<br />
<strong>la</strong>rgement féminin. L’<strong>au</strong>teur<br />
revient également sur <strong>la</strong> notion<br />
<strong>de</strong> péché originel qui n’est, en réalité,<br />
« qu’une construction intellectuelle tardive<br />
<strong>de</strong> l’Église <strong>de</strong> Rome ».<br />
Makarian insiste enfin sur le fait que<br />
même <strong>la</strong> perception <strong>de</strong> Dieu est radicalement<br />
différente. D’un côté le Dieu<br />
unique <strong>de</strong>s musulmans, et <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre le<br />
Dieu trinitaire <strong>de</strong>s chrétiens ; le Dieu<br />
créateur qui ne peut être associé à qui<br />
que ce soit, et le Dieu père du Christ<br />
et <strong>de</strong> l’humanité ; le Dieu distant <strong>de</strong><br />
l’is<strong>la</strong>m, et le Dieu incarné du christianisme<br />
; <strong>la</strong> toute-puissance d’Al<strong>la</strong>h et<br />
l’amour <strong>de</strong> Dieu. Selon Makarian, il<br />
n’y <strong>au</strong>rait « pas <strong>de</strong> point <strong>de</strong> conciliation<br />
possible entre <strong>de</strong>ux perceptions<br />
<strong>de</strong> Dieu si divergentes ». Et ce d’<strong>au</strong>tant<br />
plus qu’elles engendrent « <strong>de</strong>ux visions<br />
du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, du salut, <strong>de</strong> l’individu,<br />
radicalement divergentes ».<br />
Makarian dénonce, dans cet ouvrage<br />
quelque peu ardu, l’idéologie qui<br />
consiste à rapprocher is<strong>la</strong>m et Occi<strong>de</strong>nt<br />
en insistant sur les ressemb<strong>la</strong>nces ; et se<br />
montre partisan d’un vrai dialogue qui<br />
ne nie pas les différences.<br />
lAMiA EL SaaD<br />
tiques en Is<strong>la</strong>m, le Prophète, le Roi et le<br />
Savant (1998) ; L’Exception Is<strong>la</strong>mique<br />
(2004) ; <strong>Le</strong> Pacte <strong>de</strong> Nadjd ou comment<br />
l’is<strong>la</strong>m sectaire est <strong>de</strong>venu l’is<strong>la</strong>m<br />
(2007). Dans l’ouvrage qui vient <strong>de</strong> paraître,<br />
Rédissi compare le parcours <strong>de</strong><br />
l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne <strong>au</strong> déroulement d’une<br />
tragédie grecque. Oscil<strong>la</strong>nt entre mo<strong>de</strong>rnité<br />
et tradition, l’is<strong>la</strong>m est dans le<br />
désarroi. Il a perdu son i<strong>de</strong>ntité rigi<strong>de</strong> et<br />
sa mo<strong>de</strong>rnité est « trouée, transpercée,<br />
cousue <strong>de</strong> pièces et <strong>de</strong> morce<strong>au</strong>x. » <strong>Le</strong><br />
drame, c’est qu’il n’y a <strong>au</strong>cune <strong>au</strong>torité<br />
arbitrale pour dire lequel est le véritable<br />
is<strong>la</strong>m. Chacun y va <strong>de</strong> sa rengaine et<br />
invente un is<strong>la</strong>m à sa convenance. Ainsi<br />
« l’is<strong>la</strong>m est doublement fragmenté, par<br />
<strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité et dans sa tradition. » <strong>Le</strong><br />
problème qui se pose est le suivant :<br />
comment être <strong>de</strong> son temps sans se<br />
délester <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité culturelle ? Problème<br />
semble-t-il insoluble car l’is<strong>la</strong>m<br />
mo<strong>de</strong>rne est <strong>au</strong>ssi décalé par rapport<br />
à une mo<strong>de</strong>rnité suspecte qu’éloigné<br />
d’une tradition insaisissable et <strong>de</strong>venue,<br />
en son fond, suspecte.<br />
Une fois ce constat déso<strong>la</strong>nt fait, Redissi<br />
mène une enquête empirique sur<br />
<strong>la</strong> transmutation <strong>de</strong>s valeurs, sur le<br />
processus d’engendrement <strong>de</strong> conflits<br />
qui transforment le mo<strong>de</strong>rne en du traditionnel<br />
et réciproquement. Confronté<br />
à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ïcité, l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne déc<strong>la</strong>re<br />
solennellement qu’il est fondamentalement<br />
<strong>la</strong>ïc sans se rendre compte que « <strong>la</strong><br />
<strong>la</strong>ïcité médite sur <strong>la</strong> fin du théologicopolitique.<br />
» Quant à <strong>la</strong> démocratie, elle<br />
est taillée comme le lit <strong>de</strong> Procuste :<br />
l’is<strong>la</strong>m actuel coupe ce qui dépasse.<br />
aL-Jazeera, Liberté d’expression et pétromonarchie<br />
<strong>de</strong> C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon, Presses<br />
universitaire <strong>de</strong> France Proche-Orient, 286 p.<br />
Aujourd’hui plus que jamais,<br />
al-Jazeera se trouve en plein<br />
cœur <strong>de</strong> l’actualité. <strong>Le</strong> printemps<br />
arabe, <strong>au</strong>quel elle s’est empressée<br />
<strong>de</strong> s’associer, semble avoir provoqué<br />
une certaine mutation <strong>de</strong> <strong>la</strong> célèbre et<br />
très controversée chaîne d’information<br />
qatarie. Une mutation qui a conduit<br />
al-Jazeera, naguère célèbre pour les<br />
prises <strong>de</strong> positions péremptoires <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
plupart <strong>de</strong> ses journalistes ve<strong>de</strong>ttes en<br />
faveur <strong>de</strong> l’axe dit <strong>de</strong> <strong>la</strong> moumanaa, à<br />
trancher, du moins en apparence, avec<br />
le discours nationaliste arabe suranné,<br />
pour prendre <strong>la</strong> défense <strong>de</strong>s peuples<br />
aspirant à <strong>la</strong> démocratie, y compris<br />
le peuple syrien. Et cette transformation<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne éditoriale <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaîne<br />
vient <strong>au</strong>jourd’hui <strong>de</strong> provoquer un<br />
chamboulement dans sa hiérarchie<br />
avec <strong>la</strong> chute, mi-septembre, <strong>de</strong> l’une<br />
<strong>de</strong>s figures les plus polémiques <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
chaîne, son fameux directeur général<br />
Waddah Khanfar, proche <strong>de</strong>s Frères<br />
musulmans, suite à <strong>de</strong>s fuites sur le site<br />
Wiki<strong>Le</strong>aks qui révèlent ses contacts<br />
avec les <strong>au</strong>torités américaines concernant<br />
<strong>la</strong> couverture par al-Jazeera <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
guerre d’Irak.<br />
Comprendre les tenants et a<strong>bout</strong>issants<br />
du départ <strong>de</strong> Waddah Khanfar<br />
n’est pas chose facile et procè<strong>de</strong> probablement<br />
une modification <strong>de</strong>s rapports<br />
<strong>de</strong> forces politiques <strong>au</strong> sein <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> chaîne. Car « un équilibre fluctuant<br />
(entre les différentes factions du régime<br />
qatari) prési<strong>de</strong> <strong>au</strong>x <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> chaîne » <strong>de</strong>puis sa création en 1996,<br />
souligne C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon, politologue,<br />
dans un ouvrage remarquable<br />
récemment paru <strong>au</strong>x éditions PUF. Tiré<br />
d’une thèse <strong>de</strong> doctorat soutenue par<br />
l’<strong>au</strong>teure sous <strong>la</strong> direction du politologue<br />
français Gilles Kepel, l’ouvrage<br />
intitulé Al-Jazeera, Liberté d’expression<br />
et pétromonarchie s’appuie sur<br />
une documentation riche et diversifiée<br />
pour disséquer <strong>la</strong> composition d’al-Jazeera<br />
et expliquer en détail son processus<br />
<strong>de</strong> création, <strong>de</strong> développement et<br />
<strong>de</strong> mutation.<br />
C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon se donne pour<br />
vocation <strong>de</strong> comprendre et d’expliquer<br />
les interminables ambiguïtés<br />
d’al-Jazeera. Des ambiguïtés qui se<br />
manifestent notamment par le fait<br />
qu’al-Jazeera a pendant longtemps été<br />
<strong>la</strong> chaîne <strong>de</strong> prédilection <strong>de</strong>s sa<strong>la</strong>fites<br />
et jihadistes, diffusant en exclusivité<br />
les vidéos d’el-Qaëda <strong>de</strong>puis son siège<br />
qatari situé à quelques kilomètres seulement<br />
du siège du Comman<strong>de</strong>ment<br />
central américain (US Centcom). Des<br />
Reste le statut <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme. Celle-ci est<br />
toujours maintenue dans une dépendance<br />
suspecte. Enfin l’effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité<br />
a rendu le jihad politiquement<br />
illégitime et éthiquement intolérable.<br />
En développant ces thèmes, Redissi<br />
ne fait pas dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>ntelle. Soucieux<br />
<strong>de</strong> remettre les pendules à l’heure, il<br />
pourchasse l’is<strong>la</strong>m tel qu’il est <strong>de</strong>venu<br />
dans ses <strong>de</strong>rniers retranchements ne lui<br />
épargnant <strong>au</strong>cune critique. Il tombe<br />
sur lui à bras raccourcis. <strong>Le</strong> prophète<br />
Muhammad lui-même est un brin égratigné<br />
<strong>au</strong> passage. Avec une vigueur insoupçonnée,<br />
Redissi tourne en ridicule<br />
l’actuelle exégèse ophtalmologique sur<br />
le voile is<strong>la</strong>mique. « La burqua, nous<br />
dit-il, (avec ouverture gril<strong>la</strong>gée) défigure<br />
un is<strong>la</strong>m qui n’a plus <strong>de</strong> visage…<br />
et le niqab remet l’is<strong>la</strong>m dans le noir<br />
total… Se rappe<strong>la</strong>nt l’al<strong>la</strong>itement <strong>de</strong>s<br />
adultes avalisé par Muhammad, un faqih<br />
d’Al-Azhar recomman<strong>de</strong> en 2007<br />
<strong>au</strong>x femmes d’al<strong>la</strong>iter leurs collègues<br />
<strong>de</strong> travail. »<br />
Quoique traitant d’un sujet très sérieux,<br />
La tragédie <strong>de</strong> l’is<strong>la</strong>m mo<strong>de</strong>rne<br />
se lit avec be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir. L’<strong>au</strong>teur,<br />
pur produit d’une culture c<strong>la</strong>ssique,<br />
juridique et philosophique phénoménale,<br />
est un écrivain né. Sa prose<br />
pétil<strong>la</strong>nte, imagée, bourrée <strong>de</strong> locutions<br />
à l’emporte-pièce est une e<strong>au</strong> <strong>de</strong><br />
roche qui coule <strong>de</strong> source. Redissi est<br />
un homme libre dans un mon<strong>de</strong> qui<br />
ne l’est guère et sa liberté <strong>de</strong> ton nous<br />
séduit et emporte notre adhésion.<br />
ABBAs torBeY<br />
Al-Jazeera <strong>au</strong> cœur <strong>de</strong>s<br />
ambiguïtés l’émirat<br />
ambiguïtés qui s’expriment également<br />
à travers le fait qu’al-Jazeera a pendant<br />
<strong>de</strong> longues années tenu un « discours<br />
démocratique radical », selon les<br />
termes <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>teure, tout en étant propriété<br />
d’une pétromonarchie qui n’a<br />
rien d’une démocratie représentative.<br />
À ces ambiguïtés et contrastes, l’<strong>au</strong>teure<br />
oppose sa thèse selon <strong>la</strong>quelle<br />
« al-Jazeera est (…) le produit d’un<br />
(…) État rentier tribal <strong>de</strong> <strong>la</strong> péninsule<br />
Arabique ». Son analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaîne se<br />
mue rapi<strong>de</strong>ment en étu<strong>de</strong> « <strong>de</strong>s structures<br />
socio-politiques qui dominent<br />
l’État qatari ». Elle montre comment<br />
les rivalités entre les différentes factions<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> famille régnante, les al-Thani, ont<br />
structuré <strong>la</strong> chaîne <strong>de</strong>puis sa création<br />
en 1996, dans le contexte d’une tentative<br />
<strong>de</strong> coup d’État contre l’actuel émir,<br />
Hamad ben Khalifa, par son père, avec<br />
l’appui <strong>de</strong> Riyad. Ne suivant ni le modèle<br />
d’une chaîne publique à <strong>la</strong> BBC<br />
à c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> son isolement <strong>au</strong> sein <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
société qatarie ni le modèle d’une télévision<br />
commerciale à <strong>la</strong> CNN à c<strong>au</strong>se<br />
<strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> modèle commercial et<br />
<strong>de</strong> son opacité financière, al-Jazeera<br />
<strong>de</strong>vient « un lieu <strong>de</strong> pouvoir » disputé<br />
par trois c<strong>la</strong>ns politico-religieux : les<br />
libér<strong>au</strong>x menés par l’épouse <strong>de</strong> l’émir,<br />
cheikha Moza, partisans d’une soi-disant<br />
« modération » – wasatiyya – prônée<br />
par le prédicateur Youssef al-Qardawi,<br />
les conservateurs et radic<strong>au</strong>x<br />
proches <strong>de</strong>s Frères musulmans qotbistes<br />
proches <strong>de</strong> cheikh Hamad ben<br />
Thamer al-Thani, prési<strong>de</strong>nt du conseil<br />
d’administration d’al-Jazeera, et le très<br />
influent Premier ministre et ministre<br />
<strong>de</strong>s Affaires étrangères, cheikh Hamad<br />
ben Jassem al-Thani, « wahhabite libéral<br />
». Cette rivalité se déchaîne <strong>au</strong>tour<br />
d’al-Jazeera et transforme cette <strong>de</strong>rnière<br />
en arène où se jouent <strong>la</strong> stabilité<br />
du régime qatari et le pouvoir <strong>de</strong> son<br />
émir, acculé à jouer les arbitres entres<br />
les trois c<strong>la</strong>ns. Paradoxalement, cette<br />
liberté assure <strong>au</strong>x journalistes une certaine<br />
liberté d’expression renforcée par<br />
les rapports « clientélistes » qui les lient<br />
<strong>au</strong>x rése<strong>au</strong>x <strong>de</strong>s trois c<strong>la</strong>ns.<br />
De fil en aiguille, C<strong>la</strong>ire-Gabrielle Talon<br />
décortique, à l’appui d’exemples<br />
concrets et <strong>de</strong> concepts théoriques,<br />
un régime curieux dont al-Jazeera ne<br />
représente que le sommet visible <strong>de</strong><br />
l’iceberg. Un régime qui a mis en p<strong>la</strong>ce<br />
<strong>la</strong> chaîne satellitaire <strong>la</strong> plus popu<strong>la</strong>ire<br />
du mon<strong>de</strong> arabe dont il a profité pour<br />
mener nombre d’intrigues policières<br />
et diplomatiques présentées dans un<br />
ouvrage qui s’impose comme référence<br />
incontournable pour comprendre les<br />
rapports du pouvoir <strong>au</strong>x médias et à<br />
l’information.<br />
MAHMoud HarB<br />
Jeudi 6 octobre 2011<br />
à lire<br />
À <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> Proust<br />
© Opale<br />
Pierre Assouline est décidément<br />
infatigable ! Après son Autodictionnaire<br />
Simenon, le l<strong>au</strong>réat du<br />
prix Méditerranée 2011 publie un<br />
Autodictionnaire Proust réunissant<br />
<strong>de</strong>s « morce<strong>au</strong>x choisis » tirés <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Correspondance <strong>de</strong> Proust et d’À <strong>la</strong><br />
recherche du temps perdu. À paraître<br />
le 20 octobre chez Omnibus.<br />
Jean d’O chez Bonaparte<br />
Dans son <strong>de</strong>rnier livre, La Conversation<br />
(éditions Héloïse d’Ormesson),<br />
Jean d’Ormesson imagine un dialogue<br />
entre Bonaparte et Cambacérès<br />
<strong>au</strong> cours <strong>de</strong> l’hiver 1803-1804. Un<br />
ouvrage bril<strong>la</strong>nt, pétil<strong>la</strong>nt d’humour !<br />
<strong>Le</strong>s aphorismes <strong>de</strong> Nicho<strong>la</strong>s<br />
Taleb<br />
<strong>Le</strong> <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong> Nicho<strong>la</strong>s Nagib<br />
Taleb sort en octobre en France sous<br />
le titre : <strong>Le</strong> Lit <strong>de</strong> Procuste (<strong>Le</strong>s Belles<br />
<strong>Le</strong>ttres). Il s’agit d’un recueil d’aphorismes<br />
philosophiques, vendu dans un<br />
coffret réunissant <strong>Le</strong> Hasard s<strong>au</strong>vage<br />
et <strong>Le</strong> Cygne noir, ses succès précé<strong>de</strong>nts.<br />
La fiancée libanaise <strong>de</strong> Millet<br />
Grand ami du Liban, Richard Millet<br />
vient <strong>de</strong> publier chez Gallimard un<br />
be<strong>au</strong> roman intitulé La fiancée libanaise,<br />
l’histoire d’une rencontre entre<br />
un écrivain corrézien et une étudiante<br />
libanaise qui consacre une thèse à son<br />
œuvre…<br />
Quand Arnold se raconte<br />
D.R.<br />
L’ancien gouverneur <strong>de</strong> Californie<br />
et star <strong>de</strong> cinéma Arnold Schwarzenegger<br />
est en train <strong>de</strong> rédiger ses<br />
Mémoires. <strong>Le</strong> livre, intitulé My<br />
Unbelievably True Life Story (Ma<br />
véritable et incroyable biographie),<br />
sortira en octobre 2012 chez Simon &<br />
Schuster. Un parcours effectivement<br />
« incroyable », quelque peu terni par<br />
ses <strong>de</strong>rnières frasques…<br />
à voir<br />
<strong>Le</strong> Tintin <strong>de</strong> Spielberg<br />
<strong>Le</strong> Secret <strong>de</strong> <strong>la</strong> Licorne (The Adventures<br />
of Tintin : Secret of the Unicorn),<br />
réalisé par Steven Spielberg et<br />
produit par Peter Jackson, sort fin octobre<br />
<strong>au</strong> cinéma. Adapté <strong>de</strong>s albums<br />
d’Hergé : <strong>Le</strong> Crabe <strong>au</strong>x pinces d’or,<br />
<strong>Le</strong> Secret <strong>de</strong> <strong>la</strong> Licorne et <strong>Le</strong> Trésor<br />
<strong>de</strong> Rackham le Rouge, ce film en 3D<br />
est interprété par Jamie Bell (Tintin),<br />
Andy Serkis (un Arménien d’Irak qui<br />
joue le rôle du capitaine Haddock),<br />
Daniel Craig et Gad Elmaleh.
Jeudi 6 octobre 2011 Rencontre<br />
David Vann a tout du marin chevronné : il<br />
a tenu <strong>la</strong> voile douze ans durant avant que<br />
ne soit publié son premier roman. avec<br />
Déso<strong>la</strong>tions, il écrit encore <strong>la</strong> jungle gelée <strong>de</strong><br />
son a<strong>la</strong>ska natal et en brise <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, libérant<br />
les histoires familiales aliénées par le silence<br />
b<strong>la</strong>nc du grand Nord.<br />
David Vann a littéralement<br />
pris le <strong>la</strong>rge, il y<br />
a une quinzaine d’années,<br />
lorsqu’il s’est<br />
heurté à <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong><br />
trouver un éditeur pour son roman. Il a<br />
alors été capitaine <strong>de</strong> navire, construit<br />
<strong>de</strong>s bate<strong>au</strong>x, parcouru 50 000 miles<br />
d’e<strong>au</strong> et écrit ses <strong>de</strong>ux premiers livres.<br />
<strong>Le</strong>gend of a suici<strong>de</strong> prendra dix ans<br />
d’écriture et fera un raz-<strong>de</strong>-marée littéraire<br />
<strong>au</strong>x États-Unis. Sukkwan Is<strong>la</strong>nd,<br />
composé en mer en dix-sept jours, et<br />
qui est à l’origine l’une <strong>de</strong>s nouvelles<br />
<strong>de</strong> <strong>Le</strong>gend of a suici<strong>de</strong>, <strong>de</strong>viendra un<br />
best-seller mondial couronné d’une<br />
myria<strong>de</strong> <strong>de</strong> bourses et <strong>de</strong> prix internation<strong>au</strong>x<br />
parmi lesquels le Médicis du<br />
roman étranger 2010. Vann est né en<br />
1966 sur l’île Adak en A<strong>la</strong>ska où il a<br />
passé une partie <strong>de</strong> son enfance. Suite<br />
<strong>au</strong> suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> son père, il emménagera<br />
avec sa mère et sa sœur en Californie.<br />
Il y enseigne <strong>au</strong>jourd’hui à l’Université<br />
<strong>de</strong> San Francisco. Son histoire familiale,<br />
fondue dans l’étendue givrée <strong>de</strong><br />
l’A<strong>la</strong>ska, est le terre<strong>au</strong> privilégié <strong>de</strong> sa<br />
littérature, terre<strong>au</strong> que l’<strong>au</strong>teur génialement<br />
harcèle jusqu’à réactualiser<br />
climats fous et cataclysmes menant les<br />
êtres <strong>au</strong> point <strong>de</strong> non-retour.<br />
Déso<strong>la</strong>tions, titre français <strong>de</strong> Caribou<br />
Is<strong>la</strong>nd, est <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière parution<br />
<strong>de</strong> David Vann. Ce roman dépeint les<br />
n<strong>au</strong>frages muets du mariage, les suffocations<br />
et frustrations <strong>de</strong> l’homme<br />
et <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme captifs d’un couple<br />
dont l’unique saison est un hiver<br />
infernal, les transmissions mère/fille<br />
défail<strong>la</strong>ntes et les ava<strong>la</strong>nches qui s’ensuivent.<br />
Déso<strong>la</strong>tions s’amarre, comme<br />
les précé<strong>de</strong>nts écrits <strong>de</strong> Vann, à l’isolement<br />
insu<strong>la</strong>ire d’une terre en A<strong>la</strong>ska<br />
où <strong>la</strong> nature entière, en ses paysages<br />
sublimes et hostiles et sa puissance<br />
sans merci, est sujette à <strong>la</strong> folie. La<br />
mort, drapée <strong>de</strong> froid et <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>, aspire<br />
les esprits et les corps qui délirent<br />
fiévreux et se décomposent. L’Américain<br />
David Vann a be<strong>au</strong> s’exprimer<br />
lors <strong>de</strong>s rencontres avec ses lecteurs<br />
dans une politesse souriante et « frien-<br />
notre france <strong>de</strong> Farouk Mardam Bey, Edwy<br />
Plenel et Elias Sanbar , Sindbad-Actes Sud, 336 p.<br />
En 1965, Farouk Mardam<br />
Bey arrive à Paris. En 1969,<br />
c’est Élias Sanbar<br />
qui s’y installe, et<br />
en 1970, c’est Edwy Plenel<br />
qui débarque. Trois jeunes<br />
<strong>de</strong> parcours différents se<br />
retrouvent dans l’espace<br />
parisien à <strong>la</strong> veille ou <strong>au</strong><br />
len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> mai 68. Ils y<br />
construisent à travers <strong>de</strong>s<br />
rencontres, <strong>de</strong>s c<strong>au</strong>ses, <strong>de</strong>s<br />
engagements et <strong>de</strong>s amitiés<br />
leur mon<strong>de</strong>, leurs « i<strong>de</strong>ntités<br />
» et leur liberté.<br />
C’est ainsi que le livreconversation<br />
qui les réunit<br />
présente leurs itinéraires et<br />
découvertes, leurs voyages et<br />
exil (forcé ou choisi) et leurs<br />
positions politiques et culturelles. Il<br />
s’organise en huit chapitres.<br />
Dans le premier, « Trois dép<strong>la</strong>cés »,<br />
chacun raconte sa perception <strong>de</strong>s<br />
lieux, ou plutôt <strong>de</strong>s « non-lieux », là<br />
où les espaces échappent à une définition<br />
nationale <strong>de</strong>s frontières pour<br />
ressembler davantage <strong>au</strong>x territoires<br />
personnels. Ceux que l’on crée en<br />
traversant les lignes, en se dép<strong>la</strong>çant<br />
et en « ne se tenant pas en p<strong>la</strong>ce »,<br />
comme le disait Gilles Deleuze.<br />
Dans le second, « La France d’avant<br />
<strong>la</strong> France », nous découvrons trois<br />
parcours menant à Paris, portant<br />
tout <strong>au</strong> long du chemin « plusieurs<br />
Frances » : celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolution et <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> résistance, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
littérature et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, et celle du<br />
colonialisme, <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre d’Algérie et<br />
du soutien à Israël. Farouk Mardam<br />
Bey y arrive <strong>de</strong>puis Damas, mais <strong>au</strong>ssi<br />
<strong>de</strong> Beyrouth, pour faire ses étu<strong>de</strong>s. Ce<br />
qu’il envisageait comme un « passage<br />
académique » se transforme en exil<br />
puis en choix. Élias Sanbar arrive <strong>de</strong><br />
dly », son discours <strong>la</strong>isse entrevoir par<br />
instants le monstre que seuls <strong>de</strong> rares<br />
marins ont regardé dans les yeux par<br />
folles tempêtes. Son humour entaille<br />
le politiquement correct. Son écriture,<br />
dont <strong>la</strong> traduction française peine par<br />
endroits à préserver le souffle instinctif<br />
et <strong>la</strong> température mortifère enveloppante,<br />
est simi<strong>la</strong>ire <strong>au</strong>x blocs <strong>de</strong><br />
g<strong>la</strong>ce qui dérivent sur l’océan : leur<br />
transparence aveug<strong>la</strong>nte et miroitante<br />
est opaque ; leur flottement semble<br />
imaginaire, mais leur perdition est bel<br />
et bien réelle ; leur be<strong>au</strong>té innocente<br />
et brute est ravagée par une rupture<br />
originelle ; leur volume <strong>de</strong>nse a les<br />
contours incisifs ; leur masse froi<strong>de</strong> et<br />
indifférente finira en gouttes <strong>de</strong> sueur<br />
et <strong>de</strong> <strong>la</strong>rmes car seule les révèle <strong>la</strong> fonte<br />
totale. Rencontre avec David Vann sur<br />
sol accueil<strong>la</strong>nt et ferme.<br />
Quel est le nœud central <strong>de</strong> Déso<strong>la</strong>tions<br />
?<br />
C’est un roman sur l’héritage et <strong>la</strong><br />
transmission <strong>de</strong> mère en fille : ce que<br />
<strong>la</strong> mère d’Irène lui a transmis, ce que<br />
celle-ci transmet à son tour à sa fille<br />
Rhoda et ce que cette <strong>de</strong>rnière <strong>la</strong>issera<br />
à sa propre fille. Cet ouvrage se<br />
concentre sur le lien entre l’échec du<br />
mariage et l’échec <strong>de</strong> <strong>la</strong> transmission :<br />
le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère d’Irène a un effet<br />
sur sa vie, sur son couple puis sur sa<br />
re<strong>la</strong>tion à sa fille. Irène a tenté d’effacer<br />
le souvenir <strong>de</strong> ce suici<strong>de</strong> pendant<br />
<strong>de</strong>s années, mais après 30 ans <strong>de</strong> mariage,<br />
elle s’aperçoit que le déni <strong>de</strong> ce<br />
moment-clé <strong>de</strong> son existence l’a <strong>la</strong>issée<br />
désemparée. Elle n’arrive pas à<br />
rassembler les morce<strong>au</strong>x épars <strong>de</strong> son<br />
existence pour en faire une histoire<br />
unifiée.<br />
Irène est <strong>au</strong>ssi captive du manque<br />
d’amour. Elle et son mari sont seuls<br />
ensemble.<br />
<strong>Le</strong> crime <strong>de</strong> son mari, Gary, est <strong>la</strong> possibilité<br />
qu’il n’ait jamais aimé Irène,<br />
qu’il l’ait utilisée pour ne pas être seul.<br />
Gary éprouve un sentiment que j’ai<br />
Beyrouth. Pour lui, dès le départ, c’est<br />
un exil choisi qui suit un exil forcé<br />
<strong>de</strong> Haïfa <strong>au</strong> Liban après <strong>la</strong> Nakba<br />
palestinienne. Quant à Edwy Plenel,<br />
il « rentre » en France après une<br />
enfance passée en Martinique et <strong>de</strong>s<br />
« dép<strong>la</strong>cements » et séjours entre cette<br />
Martinique et l’Algérie. Il se sentait<br />
d’ici, mais <strong>au</strong>ssi d’ailleurs. Un sentiment<br />
qu’il a <strong>de</strong>puis<br />
gardé toute sa vie et<br />
porté dans ses engagements.<br />
<strong>Le</strong> troisième chapitre,<br />
« L’arrivée <strong>au</strong><br />
pays rêvé », raconte<br />
les premiers contacts<br />
avec <strong>la</strong> France, les<br />
découvertes politiques,<br />
culturelles,<br />
l’effondrement <strong>de</strong><br />
certaines idées et<br />
<strong>la</strong> construction<br />
d’<strong>au</strong>tres, <strong>la</strong> nostalgie<br />
et le sentiment<br />
d’appartenance et<br />
d’étrangeté.<br />
<strong>Le</strong> quatrième chapitre,<br />
« <strong>Le</strong>s années<br />
<strong>de</strong> bascule », explore <strong>de</strong>s événements<br />
historiques majeurs, <strong>de</strong>s idées, <strong>de</strong>s<br />
courants <strong>de</strong> pensée, et <strong>de</strong>s rapports<br />
© Diana Matar<br />
Essai<br />
David Vann :<br />
<strong>Le</strong> legs du<br />
blizzard<br />
toire personnelle quand vous écrivez ?<br />
ressenti dans ma vie : le soir quand il<br />
fait sombre, je ne savais comment faire<br />
passer le temps jusqu’<strong>au</strong> lever du jour,<br />
comment tenir seul jusqu’<strong>au</strong> petit matin.<br />
Jeune, je rêvais d’être<br />
un aventurier solitaire,<br />
mais je n’avais ni l’étoffe<br />
ni <strong>la</strong> force <strong>de</strong> vivre seul.<br />
Peut-être que je ne <strong>de</strong>vrais<br />
pas dire ainsi <strong>la</strong> part<br />
<strong>au</strong>tobiographique <strong>de</strong> ma<br />
fiction. Pendant longtemps<br />
j’ai prétendu que<br />
tout ce qui se rapportait<br />
<strong>au</strong> mariage et à <strong>la</strong> famille<br />
dans cet ouvrage ne me concernait<br />
pas, mais lors d’une interview à <strong>la</strong> radio<br />
<strong>de</strong> Los Angeles, un journaliste m’a<br />
si ingénieusement questionné que j’ai<br />
dû me rendre compte du fait que certains<br />
aspects <strong>de</strong> l’ouvrage concernent<br />
mon histoire personnelle.<br />
Vous sentez-vous distant <strong>de</strong> votre his-<br />
Écrire est vraiment un phénomène<br />
inconscient pour moi. Quand je commence<br />
à écrire, je ne<br />
connais pas à l’avance<br />
mon sujet, je ne sais pas<br />
par exemple que Déso<strong>la</strong>tions<br />
va traiter du<br />
mariage. J’ai commencé<br />
à rédiger ce roman il y<br />
a 14 ans, et <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong><br />
quelques pages, j’ai eu<br />
une panne d’inspiration<br />
et j’ai <strong>la</strong>issé en friche le<br />
manuscrit. Puis, il y a <strong>de</strong>ux ans, en<br />
marchant sur un <strong>la</strong>c gelé en A<strong>la</strong>ska,<br />
j’ai eu <strong>la</strong> vision directe d’une scène du<br />
livre où Irène se trouve elle-même dans<br />
un paysage enneigé. J’ai alors compris<br />
qu’elle était le personnage principal<br />
du roman et que je <strong>de</strong>vais reprendre<br />
l’écriture. Chaque jour quand je m’installe<br />
pour écrire, j’ignore ce que vont<br />
Éloge à l’amitié, à <strong>la</strong> culture et <strong>au</strong> « dép<strong>la</strong>cement »<br />
humains, intimes, avec tout ce<strong>la</strong>. <strong>Le</strong>s<br />
portraits <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong>s Six-<strong>Jour</strong>s et<br />
<strong>la</strong> défaite arabe en 1967, mai 68, le<br />
maoïsme, le trotskisme, <strong>la</strong> Palestine,<br />
les intellectuels croisés et leurs <strong>de</strong>venirs<br />
s’enchevêtrent élégamment et in-<br />
Farouk Mardam Bey Elie Sanbar Edwy Plenel<br />
« Tissé par<br />
l’amitié, ce<br />
livre est né<br />
d’un refus.<br />
Refus d’une<br />
France du<br />
repli et du<br />
déclin, habitée<br />
par <strong>la</strong> peur du<br />
mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong><br />
l’étranger »<br />
telligemment dans les propos <strong>de</strong>s trois<br />
<strong>au</strong>teurs.<br />
Avec le cinquième<br />
chapitre, le plus<br />
« personnel », nous<br />
sommes <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s<br />
hommes, <strong>de</strong>s amis,<br />
<strong>de</strong>s absents qui ont<br />
marqué et marquent<br />
toujours <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />
Mardam Bey, Plenel<br />
et Sanbar : Genet,<br />
Deleuze, Rodinson,<br />
Vidal-Naquet,<br />
Darwich, P<strong>au</strong><strong>la</strong>t,<br />
Masnière, Bensaïd,<br />
Alliès, Julien, Besset,<br />
Mercier, Wannous,<br />
Kassir, al-Hamchari,<br />
Ka<strong>la</strong>k, Seurat et bien<br />
d’<strong>au</strong>tres. Ils sont à<br />
<strong>la</strong> fois associés à <strong>de</strong>s<br />
lieux, <strong>de</strong>s temps, <strong>de</strong>s<br />
convictions, <strong>de</strong>s amitiés,<br />
<strong>de</strong>s ouvrages, mais <strong>au</strong>ssi à <strong>de</strong>s<br />
injustices. La mort prématurée, <strong>la</strong><br />
plus violente et <strong>la</strong> plus injuste, surtout<br />
« C’est le<br />
portrait<br />
craché<br />
<strong>de</strong> ma<br />
famille »<br />
quand elle est l’œuvre d’assassins.<br />
<strong>Le</strong> chapitre six, « Regards politiques »,<br />
parcourt <strong>la</strong> politique étrangère <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
France et son évolution à travers les<br />
<strong>de</strong>rnières décennies. Il constitue surtout<br />
un récit à trois voix,<br />
présentant le g<strong>au</strong>llisme et les<br />
années Mitterrand dans leur<br />
re<strong>la</strong>tion avec le mon<strong>de</strong>.<br />
<strong>Le</strong> chapitre sept, « Paysages,<br />
goûts et saveurs », évoque<br />
avec tendresse <strong>de</strong>s souvenirs,<br />
<strong>de</strong>s découvertes <strong>de</strong> l’espace,<br />
<strong>de</strong>s quartiers parisiens, <strong>de</strong>s<br />
régions françaises, <strong>de</strong> <strong>la</strong> gastronomie,<br />
<strong>de</strong>s changements,<br />
<strong>de</strong>s disparitions, et du temps<br />
qui <strong>la</strong>isse ses traces dans l’architecture,<br />
l’urbanisme et les<br />
rapports soci<strong>au</strong>x.<br />
Avec le chapitre huit, Mardam<br />
Bey, Plenel et Sanbar font leur<br />
« Éloge <strong>de</strong>s différences… et <strong>de</strong>s ressemb<strong>la</strong>nces<br />
», comme le dit si bien le be<strong>au</strong><br />
titre <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière conversation du<br />
livre. Ils touchent <strong>au</strong>x débats actuels<br />
en France, et abor<strong>de</strong>nt les questions<br />
du culturalisme, d’<strong>au</strong>trui, <strong>de</strong> <strong>la</strong> f<strong>au</strong>sse<br />
« guerre <strong>de</strong>s civilisations » que <strong>de</strong>s discours<br />
officiels essayent d’imposer dans<br />
les esprits et le débat public.<br />
Enfin, l’épilogue du livre, écrit six mois<br />
après <strong>la</strong> transcription <strong>de</strong> <strong>la</strong> longue<br />
conversation, porte sur le printemps<br />
arabe. Sur le déclenchement <strong>de</strong>s révolutions<br />
en Tunisie, en Égypte, en Libye,<br />
<strong>au</strong> Yémen, à Bahreïn et en Syrie... Des<br />
idées, <strong>de</strong> l’humour, <strong>de</strong> l’amitié, et <strong>de</strong><br />
l’espoir, Notre France, celle <strong>de</strong> Mardam<br />
Bey, Plenel et Sanbar, est une<br />
fresque riche qui re<strong>de</strong>ssine les contours<br />
<strong>de</strong>s différences et <strong>de</strong>s ressemb<strong>la</strong>nces,<br />
<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions, <strong>de</strong>s pertes, et <strong>de</strong> l’espoir.<br />
Elle réconcilie les écrivains et nombre<br />
<strong>de</strong> leurs lecteurs avec « leur » France, et<br />
les invite à comprendre <strong>au</strong>trement les<br />
lieux et leurs visages…<br />
ZiAd MAJed<br />
faire les personnages. L’écriture est si<br />
excitante ! Je vais <strong>de</strong> surprise en surprise<br />
; certains coups <strong>de</strong> théâtre imprévus<br />
peuvent m’arriver soudain. Je ne<br />
savais pas à l’origine que j’al<strong>la</strong>is avoir<br />
finalement sept points <strong>de</strong> vue dans ce<br />
roman. Même si Déso<strong>la</strong>tions est une<br />
tragédie, ce fut parfois vraiment drôle<br />
d’écrire certains passages.<br />
Dans ce roman où se succè<strong>de</strong>nt divers<br />
points <strong>de</strong> vue, les personnages peinent<br />
à communiquer entre eux, d’où leur<br />
désespoir et leur emprise les uns sur<br />
les <strong>au</strong>tres.<br />
C’est le portrait craché <strong>de</strong> ma famille.<br />
On ne se par<strong>la</strong>it pas vraiment. Ce<br />
silence est bon pour <strong>la</strong> fiction parce<br />
que d’un point <strong>de</strong> vue littéraire, c’est<br />
intéressant d’abor<strong>de</strong>r les choses indirectement.<br />
<strong>Le</strong>s personnages s’expriment<br />
en vou<strong>la</strong>nt dire toujours <strong>au</strong>tre<br />
chose, en signifiant <strong>de</strong>s non-dits entre<br />
les mots, en cherchant à exercer une<br />
forme <strong>de</strong> manipu<strong>la</strong>tion sur l’<strong>au</strong>tre. Ce<br />
qui m’amuse dans l’écriture, c’est <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong>isser les personnages pousser leur<br />
dialogue jusqu’à se noyer dans <strong>la</strong> folie.<br />
Ce serait bien évi<strong>de</strong>mment horrifiant<br />
dans <strong>la</strong> vraie vie, mais <strong>la</strong> littérature<br />
rend ce<strong>la</strong> supportable. Dans ce sens,<br />
je crois que <strong>la</strong> fiction est un mon<strong>de</strong><br />
fermé et paranoï<strong>de</strong> où les personnages<br />
peuvent être mis sous pression maximale<br />
jusqu’à l’explosion, et c’est là où<br />
on comprend qui ils sont vraiment et<br />
qui nous sommes.<br />
Cette tension progressive jusqu’à<br />
l’explosion est portée et amplifiée par<br />
les conditions extrêmes d’un contexte<br />
naturel, celui <strong>de</strong> l’A<strong>la</strong>ska.<br />
Il y a une idée dans le courant du « Nature<br />
writing » héritée <strong>de</strong>s romantiques<br />
ang<strong>la</strong>is et reprise par les <strong>au</strong>teurs américains<br />
et qui est celle que le retour à<br />
<strong>la</strong> nature est un retour <strong>au</strong>x origines,<br />
à l’innocence et <strong>la</strong> bonté premières,<br />
donc une <strong>de</strong>uxième chance pour<br />
une meilleure (sur)vie ! Gary, le mari<br />
d’Irène, est venu chercher en A<strong>la</strong>ska<br />
une meilleure version <strong>de</strong> lui-même.<br />
Son projet est d’y construire, sans expérience<br />
préa<strong>la</strong>ble et sans outils adéquats,<br />
une cabane, croyant que ce<strong>la</strong> va<br />
lui permettre enfin <strong>de</strong> réussir là où il<br />
a pendant longtemps échoué. Mais ce<br />
qui arrive vraiment <strong>au</strong>x personnes venues<br />
chercher refuge dans <strong>la</strong> nature est<br />
que cette <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>vient un miroir<br />
grossissant <strong>de</strong> leur intérieur. Quand<br />
j’écris, je me concentre sur le paysage<br />
comme moyen <strong>de</strong> réfléchir les person-<br />
L’éqUation africaine <strong>de</strong> Yasmina<br />
Khadra, Julliard, 336 p.<br />
Une maison cossue, une femme<br />
ravissante, une carrière toute<br />
tracée. Mé<strong>de</strong>cin généraliste à<br />
Francfort, Kurt Kr<strong>au</strong>smann, le narrateur<br />
et personnage principal <strong>de</strong> L’Équation<br />
africaine, mène une vie banalement<br />
bourgeoise. Mais un drame familial<br />
vient bouleverser son existence confortable.<br />
Un soir, en rentrant du travail, il<br />
retrouve sa femme gisant dans <strong>la</strong> baignoire<br />
: cadre dans une gran<strong>de</strong> multinationale,<br />
elle n’a pas supporté <strong>de</strong> ne<br />
pas être promue et s’est donné <strong>la</strong> mort.<br />
Pour se soustraire à son incommensurable<br />
douleur, Kurt accepte l’invitation<br />
<strong>de</strong> son seul ami, Hans, <strong>de</strong> l’accompagner<br />
en Afrique pour une mission humanitaire.<br />
Partis <strong>de</strong> Chypre en voilier<br />
direction les Comores, les <strong>de</strong>ux hommes<br />
sont enlevés par <strong>de</strong>s pirates. C’est alors<br />
que celui pour qui l’Afrique se résumait<br />
jusqu’alors à « un f<strong>la</strong>sh d’information<br />
entre une gorgée <strong>de</strong> bière et un coup<br />
<strong>de</strong> téléphone » va se trouver plongé <strong>au</strong><br />
« cœur <strong>de</strong>s ténèbres », <strong>au</strong> plus profond<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> tragédie d’un continent inondé <strong>de</strong><br />
<strong>violence</strong>.<br />
Sa méconnaissance <strong>de</strong> l’Afrique et les<br />
préjugés qu’il nourrit à son endroit<br />
alimentent un récit d’aventures qui<br />
se transforme très vite en un roman<br />
d’initiation c<strong>la</strong>ssique, quasi voltairien.<br />
Confronté à un ravisseur, Joma, qui<br />
nourrit une haine féroce <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt,<br />
Kurt est sans cesse renvoyé à son complexe<br />
<strong>de</strong> supériorité et à sa peur <strong>de</strong><br />
l’Autre. « Tu ne piges que dalle à notre<br />
continent, l’engueule Joma à un passage-clé<br />
du récit (…). Depuis <strong>la</strong> préhistoire,<br />
c’est toujours le même rapport <strong>de</strong><br />
force qui déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> qui est le maître et<br />
<strong>de</strong> qui est le sujet. Aujourd’hui, <strong>la</strong> force<br />
Roman<br />
VII<br />
nages. C’est ma métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> composition.<br />
<strong>Le</strong> paysage est une ardoise vi<strong>de</strong><br />
qui va se remplir <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie intérieure<br />
<strong>de</strong>s personnages et se transformer<br />
jusqu’à révéler ce qui se passe en eux.<br />
Ces transformations, si on y pense<br />
bien, sont un peu délirantes. Je pense<br />
qu’un roman est un univers <strong>de</strong> folie.<br />
Ce qui est magnifique et choquant à <strong>la</strong><br />
fois, c’est qu’à travers cette folie, cette<br />
version extrême, les personnages arrivent<br />
quand même à apprendre réellement<br />
qui ils sont, et c’est pour ce<strong>la</strong> que<br />
j’aime le roman.<br />
L’A<strong>la</strong>ska est peut-être le plus fascinant<br />
et le plus horrifiant <strong>de</strong> vos personnages…<br />
J’aime l’A<strong>la</strong>ska. C’est un bel endroit<br />
que je vous recomman<strong>de</strong> <strong>de</strong> visiter<br />
! C’était pour l’office du tourisme<br />
(rires). En fait, l’idée est que cet endroit<br />
attire <strong>de</strong>s gens particuliers, qui<br />
y emménagent souvent en <strong>de</strong>rnier<br />
recours. L’A<strong>la</strong>ska est une terre pleine<br />
<strong>de</strong> petites villes minables avec <strong>de</strong>s gens<br />
norm<strong>au</strong>x certes, mais <strong>au</strong>ssi nombre <strong>de</strong><br />
gens effrayants, appartenant à l’extrême<br />
droite ou à l’extrême g<strong>au</strong>che,<br />
qui se cachent du gouvernement fédéral<br />
pour <strong>de</strong>s raisons différentes. Mais<br />
l’é<strong>la</strong>n et les croyances qui les ont portés<br />
vers ce lieu sont les mêmes. C’est<br />
vraiment bon d’être en France ! Je peux<br />
dire tout ce que je veux librement, il<br />
n’y <strong>au</strong>ra personne <strong>de</strong> l’A<strong>la</strong>ska pour me<br />
contredire… En réalité, j’aime be<strong>au</strong>coup<br />
l’A<strong>la</strong>ska. C’est un endroit magnifique<br />
qui est pour moi une métaphore<br />
<strong>de</strong>s États-Unis. <strong>Le</strong> roman traite <strong>au</strong>ssi<br />
<strong>de</strong> ce<strong>la</strong>, <strong>de</strong> l’idée illusoire qu’on peut<br />
se faire <strong>de</strong>s choses. « La <strong>de</strong>rnière frontière<br />
avant <strong>la</strong> nature s<strong>au</strong>vage où on<br />
peut retrouver sa bonté naturelle » est<br />
l’idée qui prime <strong>au</strong> sujet <strong>de</strong> l’A<strong>la</strong>ska.<br />
Cette croyance rejoint celle concernant<br />
notre fondamentale bonté américaine.<br />
Elle est dangereuse en soi : c’est une <strong>de</strong>s<br />
raisons pour lesquelles les Américains<br />
sont capables <strong>de</strong> faire tellement <strong>de</strong><br />
choses horrifiantes dans le mon<strong>de</strong> tout<br />
en restant persuadés d’être les chevaliers<br />
du bien. Il est utile <strong>de</strong> se souvenir<br />
que <strong>la</strong> vraie vie ne correspond pas toujours<br />
à nos croyances <strong>de</strong> base.<br />
Propos recueillis par<br />
rittA BAddourA<br />
cariboU isLand by David Vann, Penguin/<br />
Paperback, 2011, 304 p.<br />
désoLations <strong>de</strong> David Vann, traduit <strong>de</strong> l’américain<br />
par L<strong>au</strong>re Derajinski, Gallmeister, 2011, 304 p.<br />
L'<strong>au</strong>tre cœur <strong>de</strong>s ténèbres<br />
Deux Européens<br />
disparaissent <strong>au</strong><br />
<strong>la</strong>rge <strong>de</strong>s côtes<br />
somaliennes...<br />
D.R.<br />
est <strong>de</strong> mon côté. Et même si<br />
je ne suis à tes yeux qu’un<br />
taré <strong>de</strong> nègre, c’est moi qui<br />
mène <strong>la</strong> danse. (…) Tu es né<br />
en Occi<strong>de</strong>nt ? Tu as <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
chance. Maintenant tu vas<br />
renaître en Afrique et tu vas<br />
comprendre ce que ça signifie.<br />
»<br />
À l’image d’un récit qui met en évi<strong>de</strong>nce<br />
les contradictions <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s qui<br />
s’ignorent, l’écriture <strong>de</strong> Yasmina Khadra<br />
procè<strong>de</strong> par touches contrastées,<br />
comme dans un table<strong>au</strong> en c<strong>la</strong>ir-obscur.<br />
Et malgré quelques <strong>de</strong>scriptions<br />
conventionnelles et dialogues attendus,<br />
<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue frôle parfois le sublime. Sur<br />
le bate<strong>au</strong> censé l’amener <strong>au</strong>x Comores,<br />
Kurt admire « les zébrures frémissantes<br />
vergeter sur <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> l’e<strong>au</strong> », observe<br />
qu’« une nuit sénescente sans romance<br />
ni attraits, complètement usée par les<br />
âges, s’apprête à faire du désert son<br />
tombe<strong>au</strong> », compare le Darfour à « une<br />
At<strong>la</strong>nti<strong>de</strong> gore qu’écument d’insaisissables<br />
ogres abyss<strong>au</strong>x », etc. Au fil du<br />
récit, le lecteur découvre le monnayage<br />
indécent <strong>de</strong>s otages, <strong>la</strong> misère crasse, <strong>la</strong><br />
mort omniprésente. Petit à petit, Kurt<br />
perd tous ses repères. Otage en Afrique,<br />
c’est l’Occi<strong>de</strong>nt qui lui manque : « <strong>Le</strong><br />
déferlement p<strong>la</strong>ci<strong>de</strong> <strong>de</strong>s foules sur les<br />
grands boulevards, les files d’attentes,<br />
les mails. » Mais re<strong>de</strong>venu le mé<strong>de</strong>cin<br />
<strong>de</strong> province qu’il était, il ne peut s’empêcher<br />
<strong>de</strong> songer <strong>au</strong>x Africains qui, bien<br />
que « persécutés », ne cédaient « pas une<br />
miette <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>mentable existence ».<br />
Nous ne révélerons pas comment Kurt<br />
<strong>au</strong>ra finalement raison <strong>de</strong> son équation<br />
africaine. Mais on peut dire, sans risquer<br />
<strong>de</strong> déflorer <strong>la</strong> fin, que Yasmina Khadra<br />
a choisi pour son personnage principal<br />
un épilogue <strong>au</strong> lyrisme confondant.<br />
« Vis chaque matin comme s’il était le<br />
premier / Et <strong>la</strong>isse <strong>au</strong> passé ses remords<br />
et méfaits / Vis chaque soir comme s’il<br />
était le <strong>de</strong>rnier / car nul ne sait <strong>de</strong> quoi<br />
<strong>de</strong>main sera fait », conclut l’<strong>au</strong>teur <strong>de</strong><br />
L’Attentat. Géniale leçon d’humanité ou<br />
morale éculée ? Au lecteur <strong>de</strong> trancher.<br />
lucie GeffroY
VIII Portrait<br />
Rares sont les hommes<br />
qui, comme Robert<br />
Ghanem, vivent pour<br />
écrire, respirent grâce<br />
<strong>au</strong>x mots, ne peuvent<br />
exister sans une plume à <strong>la</strong> main.<br />
Ce poète est habité par <strong>la</strong> littérature<br />
comme un ermite est habité par Dieu,<br />
<strong>de</strong> manière passionnée, absolue, prêt à<br />
tout sacrifier pourvu qu’il se consacre<br />
totalement à sa Muse. L’écriture est<br />
son moteur, sa raison <strong>de</strong> vivre, sa folie.<br />
Robert Ghanem n’est pas venu à <strong>la</strong> littérature<br />
par hasard. Son père, Abdal<strong>la</strong>h<br />
Ghanem, est une figure emblématique<br />
<strong>de</strong>s lettres libanaises : à <strong>la</strong> fois<br />
journaliste, nouvelliste et poète (Feyrouz<br />
a chanté un <strong>de</strong> ses textes), il a inculqué<br />
à ses enfants l’amour <strong>de</strong>s mots,<br />
tant et si bien que quatre d’entre eux –<br />
Robert ; Georges, le grand poète, parti<br />
trop tôt ; Ghaleb, l’éminent magistrat,<br />
<strong>au</strong>teur d’ouvrages juridiques et littéraires<br />
; Rafic, avocat et poète – sont<br />
<strong>de</strong>venus écrivains ! Très tôt, il s’inscrit<br />
à l’école Saints-P<strong>au</strong>l-et-Pierre tenue<br />
par son géniteur, se plonge dans les<br />
livres <strong>de</strong> <strong>la</strong> bibliothèque paternelle, se<br />
met à composer <strong>de</strong>s vers et envoie ses<br />
textes à <strong>la</strong> revue al-Majaless <strong>de</strong> Karam<br />
Melhem Karam et <strong>au</strong> Télégraphe <strong>de</strong><br />
Nassib Metni. À <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son père,<br />
son frère Georges le prend en charge : il<br />
<strong>de</strong>vient même son professeur d’arabe à<br />
l’école. « Il me disait : “Je suis ton frère<br />
à <strong>la</strong> maison ; tu es mon élève <strong>au</strong> collège<br />
!” » se souvient Robert avec émotion.<br />
Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>s élèves<br />
du secondaire <strong>au</strong> Liban, il milite pour<br />
les c<strong>au</strong>ses qu’il croit justes et se heurte<br />
souvent <strong>au</strong>x forces <strong>de</strong> l’ordre à l’occasion<br />
<strong>de</strong> manifestations estudiantines.<br />
Il fait ses premiers pas dans le journalisme,<br />
écrit dans une revue trilingue, al-<br />
Rassed (L’Observateur), appartenant<br />
à Georges Rajji, puis entre à al-Safa,<br />
dirigée par Rouchdi Maalouf, le père<br />
d’Amin, où il dirige, <strong>de</strong> 1961 à 1966, <strong>la</strong><br />
rubrique culturelle. Par excès <strong>de</strong> zèle, à<br />
l’occasion d’un reportage, il réunit une<br />
cinquantaine <strong>de</strong> députés pour discuter<br />
du régime politique futur du Liban ! À<br />
<strong>la</strong> fermeture d’al-Safa, suite <strong>au</strong> décès<br />
<strong>de</strong> Maalouf, il intègre Dar es-Sayad<br />
où il prend en charge le supplément<br />
culturel du journal al-Anwar. Là, <strong>de</strong><br />
1966 à 1971, il côtoie <strong>de</strong>s journalistes<br />
<strong>de</strong> renom comme Khalil Takieddine,<br />
Élias Rababi, Bassem el-Jisr ou Ta<strong>la</strong>l<br />
Sa<strong>la</strong>man, et fréquente ou encourage<br />
les gran<strong>de</strong>s figures artistiques et<br />
culturelles <strong>de</strong> son temps : Mahmoud<br />
Darwich, Samih el-Kassem, M<strong>au</strong>rice<br />
Awad... « C’était l’âge d’or <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse<br />
libanaise ! » affirme Robert Ghanem<br />
avec nostalgie. Il passe ensuite <strong>au</strong> journal<br />
satirique al-Dabbour, puis à Nidaa<br />
el-watan, al- Ousbouh al-arabi et al-<br />
Ahrar, avant <strong>de</strong> créer sa propre revue<br />
culturelle, baptisée al-Maraya, qu’il dirigera<br />
<strong>de</strong> 1982 à 1987. Parallèlement,<br />
il enseigne <strong>la</strong> philosophie <strong>au</strong> collège<br />
Sainte-Anne, puis <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue arabe à La<br />
Sagesse, <strong>au</strong> collège du Sacré-Cœur et<br />
<strong>au</strong> Lycée libanais <strong>de</strong> Aïn el-Remmaneh,<br />
avant d’enseigner, pendant dix ans, à<br />
<strong>la</strong> faculté d’information <strong>de</strong> l’Université<br />
libanaise. En 2000, il revient à al-Dabbour,<br />
ressuscitée par Joe Moukarzel,<br />
où il tient toujours une chronique <strong>au</strong><br />
ton très libre.<br />
Sur le p<strong>la</strong>n littéraire, Robert Ghanem<br />
publie dès 1961 une pièce <strong>de</strong> théâtre<br />
intitulée <strong>Le</strong> Vi<strong>de</strong>, qui fait le tour du<br />
Liban, puis un recueil <strong>de</strong> poèmes intitulé<br />
<strong>Le</strong>s années <strong>de</strong> tristesse (1968),<br />
traduit en partie en français par May<br />
Murr et Fouad Gabriel Naffah, Mon<br />
amie <strong>la</strong> révolution (1980), Ô guerre,<br />
l’amour est arrivé (1987) et La Rébellion<br />
(1996). Dans un texte intitulé « La<br />
poésie peut-elle s<strong>au</strong>ver le mon<strong>de</strong> ? »,<br />
il affirme : « Seule <strong>la</strong> poésie est digne<br />
d’intérêt et toute chose tend à l’état<br />
poétique pour justifier son existence ! »<br />
La mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> son écriture, <strong>la</strong> hardiesse<br />
<strong>de</strong> ses idées et <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />
sa pensée lui valent alors les éloges <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> critique et les félicitations <strong>de</strong> Saïd<br />
Akl et <strong>de</strong> Mikhaïl Naïmeh. Il traduit<br />
<strong>au</strong>ssi du français vers l’arabe, <strong>au</strong>x édi-<br />
tions Oueidate, en 1982, Un amour <strong>de</strong><br />
Swann <strong>de</strong> Marcel Proust (une gageure<br />
quand on sait <strong>la</strong> difficulté du texte original<br />
!), sans compter plusieurs poèmes<br />
<strong>de</strong> Senghor. En 2007, ce fin connaisseur<br />
<strong>de</strong> P<strong>la</strong>ton, Aristote, Hei<strong>de</strong>gger et Kant<br />
se <strong>la</strong>nce dans l’essai philosophique et<br />
publie Plus loin que <strong>la</strong> philosophie, en<br />
trois volumes, où il essaie <strong>de</strong> son<strong>de</strong>r les<br />
arcanes <strong>de</strong> l’existence, bientôt suivi par<br />
L’Universalité et par La Métaphysique,<br />
qui réunit huit recueils <strong>de</strong> poésie « métaphysique<br />
», qui offrent une réflexion<br />
profon<strong>de</strong>, en vers, sur les questions<br />
existentielles qui préoccupent l’être<br />
humain : D’où venons-nous ? Pourquoi<br />
sommes-nous là ? Où allons-nous ?…<br />
Pour l’<strong>au</strong>teur, il existe entre <strong>la</strong> poésie<br />
et <strong>la</strong> philosophie une complémentarité<br />
certaine : « La poésie est notre gui<strong>de</strong><br />
sur le chemin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité absolue »,<br />
proc<strong>la</strong>me-t-il avec force. En cette an-<br />
née 2011, il publie<br />
un volumineux<br />
recueil comportant<br />
<strong>de</strong>s poèmes<br />
d’amour d’excellente<br />
facture, réunis<br />
sous le titre :<br />
Jeudi 6 octobre 2011<br />
Robert Ghanem ou <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> l’élévation<br />
Fin <strong>de</strong> partie<br />
Pour le personnage principal du <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong><br />
Philip roth, tout est fini, ou presque...<br />
<strong>Le</strong> rabaissement (the hUmbLing)<br />
<strong>de</strong> Philip Roth, Gallimard, 124 p.<br />
Pour Simon Axler, le<br />
personnage principal<br />
du <strong>de</strong>rnier livre<br />
<strong>de</strong> Philip Roth, tout<br />
est fini, ou presque : « Il avait D.R.<br />
perdu sa magie. L’é<strong>la</strong>n n’était plus là. »<br />
<strong>Le</strong>s premières phrases donnent le ton<br />
<strong>de</strong> cette <strong>de</strong>scente <strong>au</strong>x enfers annoncée<br />
pour celui qui a été l’un <strong>de</strong>s plus grands<br />
acteurs <strong>de</strong> sa génération et qui a joué les<br />
rôles les plus emblématiques : Falstaff,<br />
Peer Gynt, Prospero ou Oncle Vania,<br />
avec un succès qui ne s’est jamais démenti,<br />
<strong>au</strong> point d’être reconnu comme<br />
le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s meilleurs comédiens américains<br />
du répertoire c<strong>la</strong>ssique. Mais<br />
rien ne marche plus et à soixante ans<br />
passés, Simon a le sentiment <strong>de</strong> perdre<br />
tout à <strong>la</strong> fois son charisme, sa singu<strong>la</strong>rité,<br />
sa vitalité, et surtout, son désir <strong>de</strong><br />
jouer. Alors quand il monte sur scène,<br />
il ne sait plus où il en est, ses gestes<br />
<strong>au</strong>tant que ses mots sonnent f<strong>au</strong>x et il<br />
se sent tout simplement grotesque. Pris<br />
<strong>de</strong> panique, il se réveille <strong>la</strong> nuit en hur<strong>la</strong>nt<br />
et se retrouve « piégé dans le rôle<br />
d’un homme privé <strong>de</strong> lui-même, <strong>de</strong> son<br />
talent, <strong>de</strong> sa p<strong>la</strong>ce dans le mon<strong>de</strong>, un<br />
homme méprisable qui n’était plus rien<br />
que l’inventaire <strong>de</strong> ses déf<strong>au</strong>ts ». Victoria,<br />
sa femme, qui ne l’avait jamais<br />
vu baisser les bras, ne supporte pas<br />
<strong>de</strong> le voir assis <strong>la</strong> tête entre les mains,<br />
incapable <strong>de</strong> réagir, incapable même <strong>de</strong><br />
manger ce qu’elle lui prépare et, angoissée<br />
par le spectacle <strong>de</strong> cette vieillesse qui<br />
s’insinue, elle le quitte. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> donc<br />
à son docteur <strong>de</strong> le faire admettre dans<br />
un hôpital psychiatrique, car tout lui<br />
paraît préférable à <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> se<br />
retrouver seul. Au milieu <strong>de</strong> cette crise<br />
<strong>au</strong>ssi terrible qu’inexplicable, Simon va<br />
rencontrer Pegeen, <strong>la</strong> fille d’un couple<br />
<strong>de</strong> ses amis qu’il a connue enfant, et<br />
il va être pris d’une violente passion<br />
érotique pour <strong>la</strong> jeune universitaire, a<br />
priori plus attirée par les femmes que<br />
par <strong>la</strong> gent masculine. Début d’une re<strong>la</strong>tion<br />
amoureuse improbable, qui apportera<br />
à Simon le réconfort espéré, mais<br />
l’embellie n’est évi<strong>de</strong>mment qu’éphémère<br />
et le <strong>de</strong>rnier acte <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce n’en<br />
sera que plus noir, que plus douloureux.<br />
Né en 1939 à Baskinta, robert Ghanem est un poète <strong>au</strong>thentique. Son style irréprochable, l’esprit <strong>de</strong> révolte et le souffle<br />
philosophique qui animent ses poèmes font <strong>de</strong> lui une valeur sûre <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature libanaise. Portrait d’un écrivain passionné.<br />
L’intrigue ainsi résumée<br />
ne peut que susciter une<br />
impression <strong>de</strong> déjà-vu<br />
pour qui a lu les précé<strong>de</strong>nts<br />
ouvrages <strong>de</strong> Roth<br />
où l’on a déjà croisé Nathan<br />
Zuckerman (dans<br />
Exit le fantôme, paru<br />
en 2009) ravagé par un<br />
cancer <strong>de</strong> <strong>la</strong> prostate et ses humiliantes<br />
séquelles, mais néanmoins attiré par <strong>la</strong><br />
jeune Jamie qui se rêve écrivain et avec<br />
<strong>la</strong>quelle il va envisager un échange…<br />
d’appartement. La « sortie <strong>de</strong> scène »<br />
<strong>de</strong> son double préféré, Nathan Zuckerman,<br />
avait pu faire craindre une<br />
impuissance créatrice chez Roth et une<br />
tendance à <strong>la</strong> rumination, afin <strong>de</strong> dénoncer<br />
une société américaine en pleine<br />
dévastation intellectuelle et minée par le<br />
politiquement correct. Dans un <strong>au</strong>tre <strong>de</strong><br />
ses ouvrages, Un homme, paru en 2007,<br />
Roth racontait une histoire <strong>de</strong> vie, non<br />
pas à travers les succès et les amours du<br />
personnage principal, mais par le biais<br />
<strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies qu’il a traversées tout <strong>au</strong><br />
long <strong>de</strong> sa vie et qui le mèneront jusqu’à<br />
<strong>la</strong> mort. Mais les simi<strong>la</strong>rités qui mettent<br />
ces textes en écho n’entament en rien le<br />
p<strong>la</strong>isir du lecteur ni <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité <strong>de</strong> chacun<br />
d’eux. Car <strong>la</strong> maestria du romancier<br />
ménage <strong>de</strong>s surprises, évite les pièges du<br />
trop attendu et resserre l’intrigue pour<br />
emmener le lecteur à un rythme soutenu<br />
jusqu’<strong>au</strong> <strong>de</strong>rnier acte. Construit d’une<br />
façon quasiment théâtrale, comme pour<br />
faire écho <strong>au</strong> métier <strong>de</strong> son héros, ce<br />
roman bref – qui fait en réalité partie<br />
d’un cycle <strong>au</strong>quel appartiennent également<br />
Un homme et Indignation (paru<br />
en 2010) – articule l’érotisme, l’humour<br />
et <strong>la</strong> noirceur en un cocktail quasi explosif<br />
qui dynamite toutes les illusions,<br />
que ce soit celles <strong>de</strong> l’amour, du talent<br />
ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> ré<strong>de</strong>mption. Simon accomplit<br />
donc son voyage <strong>au</strong> <strong>bout</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit<br />
qui s’achève comme celui <strong>de</strong> Konstantin<br />
Gavrilovitch dans La Mouette, l’un<br />
<strong>de</strong> ses plus fameux rôles. Lorsque <strong>la</strong><br />
femme <strong>de</strong> ménage le découvrira sur le<br />
p<strong>la</strong>ncher du grenier, elle trouvera à ses<br />
côtés une note <strong>de</strong> dix mots : « Il f<strong>au</strong>t<br />
vous dire que Konstantin Gavrilovitch<br />
s’est tué. » C’était <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière phrase <strong>de</strong><br />
La Mouette.<br />
GeorGiA MakHLOuF<br />
D.R.<br />
Romans<br />
<strong>Le</strong> démon <strong>de</strong> l’écriture<br />
maLaK aL-Loto <strong>de</strong> Jihad Bazzi et Bachir Azzam,<br />
Riad el-Rayyes Books, 2011, 297 p.<br />
Ma<strong>la</strong>k al-Loto (<strong>Le</strong> roi du<br />
loto), paru récemment<br />
chez Riad el-Rayyes,<br />
est indéniablement<br />
une œuvre <strong>de</strong> fiction pas comme les<br />
<strong>au</strong>tres. Ce premier roman, coécrit par<br />
Jihad Bazzi et Bachir Azzam, pousse<br />
les potentiels <strong>de</strong> <strong>la</strong> narration jusqu’à<br />
leur limite extrême où l’écriture finit<br />
par s’insurger contre<br />
elle-même dans un<br />
geste suicidaire ou<br />
peut-être salutaire.<br />
Annonçant à plusieurs<br />
reprises « qu’il<br />
est temps à ce roman<br />
<strong>de</strong> finir », les narrateurs,<br />
Patrick Azar et<br />
Joseph Baroud, anticipent<br />
<strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’entreprise<br />
romanesque.<br />
Mais <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> quel<br />
roman s’agit-il ?<br />
L’envie d’écrire un<br />
roman n’ayant pas<br />
<strong>de</strong> fin et dont ils seraient<br />
les co<strong>au</strong>teurs<br />
germa dans l’esprit<br />
<strong>de</strong>s narrateurs Patrick<br />
et Joseph alors qu’ils<br />
poursuivaient une partie d’échecs à<br />
distance via Internet et faisaient ainsi<br />
connaissance sans se rencontrer physiquement.<br />
<strong>Le</strong> roman serait-il une<br />
continuation, quoique sous une forme<br />
différente, <strong>de</strong> leur partie d’échecs ?<br />
Rêvaient-ils <strong>de</strong> jongler avec les possibilités<br />
narratives comme le joueur<br />
d’échecs navigue entre les différentes<br />
combinaisons permises sur l’échiquier<br />
?<br />
<strong>Le</strong> recours à une narration libre,<br />
spontanée, n’obéissant à d’<strong>au</strong>tre limite<br />
et d’<strong>au</strong>tre règle que celles <strong>de</strong> leur<br />
fantaisie débridée n’est-elle cependant<br />
pas <strong>au</strong>x antipo<strong>de</strong>s d’une véritable partie<br />
d’échecs où rien ne doit être <strong>la</strong>issé<br />
<strong>au</strong> hasard, <strong>au</strong> risque <strong>de</strong> précipiter une<br />
défaite ?<br />
Dans ce roman inc<strong>la</strong>ssable, tout<br />
est gratuit, possible, changeant à<br />
l’infini, s<strong>au</strong>f le déferlement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />
et son obstination à se reconstituer<br />
et revenir éternellement. Fawwaz<br />
Fawwaz <strong>au</strong>rait bien pu se nommer<br />
James Jameson, Erick Erickson ou<br />
Armin Arminian, reste qu’il n’<strong>au</strong>rait<br />
pu ne pas être. Son être-là, <strong>au</strong> centre<br />
du roman, est <strong>la</strong> seule nécessité qui<br />
s’impose <strong>au</strong>x narrateurs et <strong>au</strong> lecteur.<br />
À son existence incontournable<br />
s’ajoutent <strong>de</strong>ux traits le constituant<br />
en propre, son incapacité à pleurer et<br />
les touffes <strong>de</strong> poils qui recouvrent son<br />
corps, le faisant ressembler davantage<br />
à un singe ou à un chimpanzé qu’à un<br />
humain. Ce monstre, ou démon, résidant<br />
<strong>au</strong> plus proche<br />
Dans ce roman<br />
inc<strong>la</strong>ssable,<br />
tout est<br />
gratuit,<br />
possible,<br />
changeant à<br />
l’infini<br />
<strong>de</strong> l’instinct et <strong>au</strong><br />
plus loin <strong>de</strong> l’affect,<br />
ne serait-il pas le<br />
génie <strong>de</strong> l’écriture,<br />
seul capable <strong>de</strong><br />
mettre fin <strong>au</strong> délire<br />
<strong>de</strong>s narrateurs, prétendant<br />
même être<br />
leur créateur et non<br />
l’inverse ? Ne seraitil<br />
pas une incarnation<br />
<strong>de</strong> Méphistophélès,<br />
l’esprit qui<br />
provoque, défie et<br />
toujours nie ? Estce<br />
un hasard s’il<br />
est ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> loto<br />
et marchand <strong>de</strong> hasard<br />
?<br />
Ce roman est-il bien<br />
une manifestation <strong>de</strong> l’étonnement<br />
tel que pressenti par Inaya Jaber, ou<br />
bien <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> tout étonnement, un<br />
roman qui caricature les possibilités<br />
<strong>de</strong> l’écriture jusqu’à <strong>la</strong> dérision totale<br />
<strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si<br />
écrire un roman serait encore possible<br />
? N’assiste-on pas ici à l’implosion<br />
du roman ? Implosion, non pas<br />
parce que l’expérience <strong>de</strong> l’écriture<br />
qui s’y déploie serait déroutante pour<br />
quiconque n’oserait s’aventurer sur<br />
les terrains risqués du nouve<strong>au</strong>, mais<br />
parce que le héros, né <strong>de</strong> cette aventure,<br />
nommé Fawwaz Fayez Fawwaz,<br />
défie ses créateurs, les mettant face à<br />
<strong>la</strong> vacuité d’une entreprise ne rece<strong>la</strong>nt<br />
plus rien <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong>. Conscients <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
difficulté, voire même <strong>de</strong> l’impossibilité<br />
<strong>de</strong> créer encore du nouve<strong>au</strong>, Patrick<br />
et Joseph se jouent <strong>de</strong> leur art sans<br />
<strong>au</strong>cun scrupule. Dostoïevski avait, <strong>de</strong><br />
leur propre aveu, exploité bien avant<br />
eux le jeu narratif consistant à échanger<br />
<strong>de</strong>s lettres entre <strong>de</strong>ux personnes,<br />
sans prendre toutefois le risque <strong>de</strong><br />
À g<strong>au</strong>che, Robert<br />
Ghanem avec<br />
Mikhaïl Naïmeh.<br />
Ci-<strong>de</strong>ssous,<br />
avec Al-Akhtal<br />
as-Saghir.<br />
D.R.<br />
partager sa signature avec un <strong>au</strong>tre.<br />
Patrick souhaiterait même voir brûler<br />
les bibliothèques du mon<strong>de</strong> entier une<br />
fois tous les mille ans.<br />
Ma<strong>la</strong>k al-loto est ce qu’on pourrait<br />
l’appeler une fiction « postmo<strong>de</strong>rne »<br />
il est l’œuvre d’initiés qui jouent intentionnellement<br />
avec les co<strong>de</strong>s et les<br />
genres littéraires, problématisent <strong>la</strong><br />
structure du récit, multiplient les as-<br />
Publicité<br />
Béni soit celui qui vient <strong>au</strong> nom <strong>de</strong><br />
l’amour. On peut y lire <strong>de</strong>s vers d’une<br />
gran<strong>de</strong> be<strong>au</strong>té, à <strong>la</strong> fois lyriques et<br />
tendres : « Quand j’ai habité tes doigts/<br />
<strong>Le</strong>s fleurs du désir se sont ouvertes<br />
dans mes yeux/ (…) Tu es p<strong>la</strong>ntée dans<br />
mon corps/Comme une forêt <strong>de</strong> symboles…<br />
» Dans les semaines à venir,<br />
<strong>de</strong>ux titres sont annoncés : <strong>Le</strong>s racines<br />
et les écorces et <strong>Le</strong>s portes du temps,<br />
recueil <strong>de</strong> poèmes rédigés en « libanais<br />
» à l’instar <strong>de</strong> son père, considéré<br />
comme l’un <strong>de</strong>s précurseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />
libanaise popu<strong>la</strong>ire… La boucle est<br />
bouclée !<br />
À <strong>la</strong> fois poète et philosophe, écrivain<br />
et journaliste, Robert Ghanem sait ce<br />
qu’il v<strong>au</strong>t : chez lui, point <strong>de</strong> f<strong>au</strong>sse mo<strong>de</strong>stie.<br />
Habité par l’écriture, il vit dans<br />
un <strong>au</strong>tre mon<strong>de</strong>, <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout le<br />
mon<strong>de</strong>. Lui qui écrivait avec amertume<br />
« Mon pays est le cercueil <strong>de</strong>s poètes/<br />
Mille talents se suici<strong>de</strong>nt/Et on chante<br />
sa légen<strong>de</strong> » peut se consoler : les vrais<br />
poètes ne meurent pas !<br />
AlexAndre nAJJAr<br />
sociations arbitraires et les références<br />
intertextuelles dans une intention<br />
parodique, poussant à <strong>bout</strong> <strong>la</strong> posture<br />
métafictionnelle. Y <strong>au</strong>rait-il un<br />
après-Fawwaz Fayez Fawwaz ? Probablement<br />
pas. James James est une<br />
forme d’éternel retour du même ! Encore<br />
f<strong>au</strong>t-il avoir le courage <strong>de</strong> l’amor<br />
fati…<br />
KAtiA GHosn