28.06.2013 Views

Scénographie, architecture et espace urbain Iris Reuter

Scénographie, architecture et espace urbain Iris Reuter

Scénographie, architecture et espace urbain Iris Reuter

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Les Cahiers de l’Urbanisme N° 77<br />

Décembre 2010<br />

<strong>Iris</strong> <strong>Reuter</strong><br />

Ir. civile architecte<br />

<strong>Scénographie</strong>, <strong>architecture</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>espace</strong> <strong>urbain</strong><br />

Le domaine de l’art se caractérise par un clivage interdisciplinaire<br />

de moins en moins marqué. En <strong>architecture</strong>, on assiste également à<br />

ce phénomène. Issu du mouvement moderne, les théories de la<br />

synthèse des arts ont amorcé c<strong>et</strong>te interdisciplinarité. Peinture,<br />

sculpture, dessin <strong>et</strong> <strong>architecture</strong> formaient un ensemble d’outils que<br />

l’artiste utilisait à sa guise en fonction du but artistique poursuivi.<br />

Dans ce contexte d’interdisciplinarité, nous<br />

avons remarqué que la scénographie, en tant<br />

que discipline de l’<strong>espace</strong>, partage avec l’<strong>architecture</strong><br />

plusieurs concepts. Dans le discours de<br />

certains architectes, nous entendons les termes<br />

«dramaturgie», «mise en scène» pour caractériser<br />

leur proj<strong>et</strong>. Ils parlent alors de scénographie<br />

dans l’<strong>architecture</strong>. Certains bureaux se définissent<br />

d’ailleurs comme bureau d’<strong>architecture</strong> +<br />

scénographie.<br />

La définition du mot scénographie est la suivante :<br />

«art de représenter en perspective ; aménagement<br />

des techniques théâtrales» 01 . Le terme<br />

possède donc un double sens : l’un est lié de toute<br />

évidence au théâtre <strong>et</strong> l’autre est lié à la représentation<br />

en perspective, qui selon les théories<br />

antiques de Vitruve, est une discipline architecturale.<br />

Aujourd’hui dans l’<strong>architecture</strong> contemporaine,<br />

le terme de scénographie est employé<br />

pour caractériser une <strong>architecture</strong> particulière,<br />

une <strong>architecture</strong> qui cherche à donner du sens, à<br />

transm<strong>et</strong>tre une idée.<br />

Ce transfert de champ lexical – du domaine<br />

théâtral au domaine architectural – n’est pas<br />

anodin. Dans leurs recherches d’eff<strong>et</strong>s visuels,<br />

sensitifs, l’<strong>architecture</strong> <strong>et</strong> la scénographie<br />

convoquent des concepts de création semblables.<br />

Trois concepts communs à la scénographie<br />

théâtrale <strong>et</strong> à l’<strong>architecture</strong> scénographiée<br />

ont pu être dégagés : la dramaturgie, le rapport<br />

acteur | spectateur <strong>et</strong> la prise en compte du<br />

corps dans l’<strong>espace</strong>.<br />

Le Cinéma Sauvenière,<br />

Liège, V+.<br />

Vue du cœur d’îlot. L’image<br />

des déplacements des<br />

visiteurs est donnée à<br />

voir par les fenêtres en<br />

bandeau.<br />

© <strong>Iris</strong> <strong>Reuter</strong>, 2010<br />

La dramaturgie<br />

Au théâtre, la dramaturgie est traditionnellement<br />

composée du texte de l’œuvre théâtrale choisie.<br />

En <strong>architecture</strong>, la dramaturgie est composée de<br />

l’ensemble des observations issues de l’analyse<br />

du programme, de la typologie du terrain, des<br />

contraintes, En scénographie comme en <strong>architecture</strong>,<br />

l’interprétation de la dramaturgie est la<br />

34-36<br />

34


ase de la création scénographique. Architecte<br />

<strong>et</strong> scénographe choisissent l’axe qu’ils vont<br />

m<strong>et</strong>tre en évidence, le sens qu’ils vont donner<br />

à leur travail. Prenons l’exemple de la «Slow<br />

House», créée par Diller + Scofidio, association<br />

de deux architectes américains. La dramaturgie<br />

est déterminée par un terrain offrant une<br />

vue imprenable sur l’océan. La «Slow House» a<br />

été pensée autour d’une vue, celle sur l’océan ;<br />

autour d’une vue ou plutôt autour du désir d’y<br />

accéder. La maison tout entière est dédiée à<br />

la mise en scène de la vue. Le bâtiment, par sa<br />

forme courbe, empêche l’accès direct à la vision<br />

de l’océan. Ce n’est qu’à la fin de la trajectoire<br />

que la vue devient enfin accessible.<br />

Le rapport acteur | spectateur<br />

La mise en scène d’une dramaturgie ne se fait que<br />

pour un public. En <strong>architecture</strong> ou au théâtre, la<br />

place de celui qui regarde <strong>et</strong> de celui qui est regardé<br />

est déterminante. C’est elle qui va conditionner<br />

la relation entre les deux parties. En scénographie<br />

théâtrale, les rôles d’acteur <strong>et</strong> de spectateur sont<br />

traditionnellement bien définis. En <strong>architecture</strong>,<br />

par contre, les rôles de l’acteur <strong>et</strong> du spectateur<br />

sont souvent confondus. En eff<strong>et</strong>, le visiteur, par<br />

sa position de «celui qui regarde», est spectateur.<br />

Il découvre les <strong>espace</strong>s, les formes qui lui sont<br />

donnés à voir. Cependant, le visiteur a également<br />

un rôle actif. C’est par son mouvement qu’il génère<br />

l’ensemble des vues conçues. C<strong>et</strong>te particularité<br />

est due notamment au caractère tridimensionnel<br />

de l’<strong>architecture</strong>.<br />

La question du rapport acteur | spectateur en<br />

pose une autre, celle du corps dans l’<strong>espace</strong>.<br />

Le corps <strong>et</strong> l’<strong>espace</strong><br />

Au théâtre, la relation entre l’acteur <strong>et</strong> le spectateur<br />

se fait par la parole mais aussi par les gestes,<br />

les déplacements des comédiens. Le langage du<br />

corps est donc un vecteur de transmission des<br />

éléments de la dramaturgie. Confronté à une<br />

œuvre architecturale, le corps se déplace selon<br />

les caractéristiques de l’<strong>espace</strong> dans lequel il se<br />

trouve. Le corps face à une forme architecturale<br />

se comporte de façon particulière. Ce comportement<br />

sera la traduction de l’émotion (dans le sens<br />

premier du terme, émotion : m<strong>et</strong>tre en mouvement)<br />

provoquée par la forme. L’<strong>espace</strong> révèlerait<br />

alors un «langage architectural» <strong>et</strong> ce langage<br />

passerait par la forme, la matière, la lumière. Ce<br />

serait donc ce langage qui, dans l’<strong>architecture</strong>,<br />

serait porteur de la dramaturgie.<br />

Une illustration de ces trois concepts : le cinéma<br />

Sauvenière, Vers plus de bien être (V+), Liège.<br />

Le cinéma Sauvenière a été conçu comme un<br />

parcours architectural entraînant les visiteurs<br />

depuis l’entrée jusqu’aux salles obscures. Des<br />

fenêtres en bandeau se déroulent le long des<br />

façades <strong>et</strong> laissent entrevoir les circulations<br />

internes <strong>et</strong> les visiteurs qui les empruntent. Les<br />

visiteurs sont alors spectateurs par leur découverte<br />

des <strong>espace</strong>s, acteurs par leur mouvement<br />

Musée de la Photographie,<br />

Charleroi, L’Escaut.<br />

Dans les <strong>espace</strong>s<br />

d’exposition, les<br />

percements n’ont pas<br />

le seul rôle d’ouverture.<br />

mais aussi acteurs par l’image de leurs déplacements<br />

que font apparaître les fenêtres-écrans<br />

aux passants dans la rue. Ce jeu de séquences<br />

de mouvements donné à voir renvoie au concept<br />

de cinématographie.<br />

Le cas des musées<br />

Ils côtoient les œuvres<br />

photographiques <strong>et</strong><br />

deviennent à leur tour<br />

regard choisi sur un suj<strong>et</strong>.<br />

© <strong>Iris</strong> <strong>Reuter</strong>, 2010<br />

Le cas des musées est un cas particulier du suj<strong>et</strong><br />

qui nous occupe. Par sa fonction d’exposition,<br />

l’<strong>espace</strong> muséal peut expérimenter plus librement<br />

les concepts d’<strong>architecture</strong> scénographiée.<br />

Cependant, confrontée à la scénographie d’exposition,<br />

l’<strong>architecture</strong> doit trouver sa place afin<br />

de former un ensemble cohérent. La conception<br />

scénographique de l’<strong>architecture</strong> des musées est<br />

souvent guidée par le suj<strong>et</strong> de l’exposition qu’ils<br />

abritent.<br />

Un des axes de conception du Musée de la<br />

Photographie à Charleroi, conçu par le bureau<br />

L’Escaut, en est un exemple évident. Des fenêtres<br />

sont placées dans les <strong>espace</strong>s d’exposition. Elles<br />

perm<strong>et</strong>tent certes d’apporter la lumière naturelle<br />

nécessaire mais confrontées aux photographies<br />

exposées, elles deviennent, elles aussi, regard<br />

choisi sur un suj<strong>et</strong>, celui du paysage <strong>et</strong> du<br />

contexte extérieur.<br />

L’exemple le plus parlant de l’utilisation de<br />

la scénographie comme outil de conception<br />

architecturale est sans doute le Musée juif de<br />

Berlin, conçu par Daniel Libeskind. Dans le<br />

traitement des façades, les matériaux utilisés, le<br />

vocabulaire formel établi, l’architecte fait de son<br />

<strong>architecture</strong> une traduction de la dramaturgie.<br />

L’<strong>espace</strong> s’éprouve physiquement <strong>et</strong> psychologiquement.<br />

L’<strong>architecture</strong> est porteuse de sens <strong>et</strong><br />

d’émotion.<br />

35<br />

01<br />

Le nouveau P<strong>et</strong>it Robert,<br />

Éditions Dictionnaires Le<br />

Robert, Paris, 2010.


Intérêt des architectes<br />

pour la scénographie théâtrale<br />

Les artistes aiment aller chercher dans d’autres<br />

disciplines des outils qui leur perm<strong>et</strong>tent d’enrichir<br />

leur art. L’<strong>architecture</strong> n’échappe pas à la<br />

règle. Ainsi, de nombreux architectes se sont<br />

essayés à d’autres techniques. La scénographie<br />

théâtrale en fait partie. La scénographie <strong>et</strong><br />

l’<strong>architecture</strong> sont toutes deux des disciplines de<br />

l’<strong>espace</strong>. Mais ces deux disciplines n’ont pas le<br />

même objectif premier. L’architecte doit répondre<br />

à des contraintes techniques, de fonctionnalité <strong>et</strong><br />

de durée. L’<strong>architecture</strong> est pérenne ; la scénographie<br />

est éphémère. L’usage de la scénographie,<br />

tout en perm<strong>et</strong>tant la pratique de l’<strong>espace</strong>, perm<strong>et</strong><br />

de contourner ces contraintes. Les théories<br />

architecturales peuvent alors être poussées à leur<br />

paroxysme, expérimentant toutes les possibilités<br />

spatiales.<br />

Il existe de nombreux exemples de scénographies<br />

élaborées par des architectes. Ainsi, Frédéric<br />

Flamand, chorégraphe belge, directeur du Ball<strong>et</strong><br />

national de Marseille, a collaboré avec différents<br />

architectes tels que Zaha Hadid («M<strong>et</strong>apolis»,<br />

2000), Thom Mayne («Silent Collisions», 2005-<br />

2007) <strong>et</strong> Dominique Perrault («La Cité radieuse»,<br />

2005). Les architectes ont trouvé en la pratique<br />

de la scénographie un moyen d’exprimer leur<br />

<strong>architecture</strong>. La scénographie créée reprend les<br />

principes développés dans leurs proj<strong>et</strong>s architecturaux.<br />

Qu’en est-il de l’urbanisme contemporain ?<br />

Aujourd’hui, la recherche de mise en scène de<br />

la ville dans sa globalité tend à disparaître. Et<br />

pour cause, la ville n’est plus perçue comme une<br />

entité mais comme une juxtaposition de lieux. Les<br />

phénomènes de rurbanisation que l’on connaît<br />

actuellement contribuent à faire disparaître les<br />

contours déjà flous de la ville.<br />

Guidu Antoni<strong>et</strong>ti di Cinarca, architecte <strong>et</strong> plasticien<br />

français confirme : la scénographie était<br />

une discipline pratiquée par les architectes <strong>et</strong><br />

urbanistes de la Renaissance mais aujourd’hui<br />

le proj<strong>et</strong> <strong>urbain</strong> ne bénéficie plus de c<strong>et</strong> héritage.<br />

Il conclut, dans son article «De la scénographie.<br />

Toile peinte ou proj<strong>et</strong> <strong>urbain</strong> ?», paru le 3 décembre<br />

2008 sur le site de l’Union des scénographes<br />

: «Une belle ville, ou une ville embellie,<br />

serait donc : une succession articulée de lieux<br />

publics correctement scénographiés, un effort<br />

d’agencement des masses bâties capable d’engendrer<br />

<strong>et</strong> recevoir les pratiques sociales.»<br />

Dans ce cas, quelle place peut prendre la scénographie<br />

<strong>urbain</strong>e aujourd’hui ? Ne serait-ce pas<br />

dans la prise en compte du corps que se trouverait<br />

la possibilité de recréer un <strong>espace</strong> <strong>urbain</strong> qui offrirait<br />

à ses utilisateurs, une possibilité d’appropriation<br />

? La conception scénographique serait<br />

alors une solution de mise en scène de l’<strong>espace</strong><br />

pour le corps, recréant ainsi un climat favorable<br />

à l’apparition de pratiques sociales. Dans ce<br />

Le Square des Ursulines,<br />

Bruxelles, L’Escaut.<br />

C’est dans une dynamique<br />

de redéfinition de l’<strong>espace</strong><br />

<strong>urbain</strong> que s’inscrit le<br />

proj<strong>et</strong>. Pour symboliser<br />

à la fois l’ancrage <strong>et</strong> le<br />

mouvement de renouveau,<br />

L’Escaut a imaginé un cadre<br />

courant d’idées, apparaissent de nombreux aménagements<br />

ponctuels. Ces micro-interventions<br />

sont peut-être les seules envisageables puisque,<br />

sans vision globale, nous pouvons nous demander<br />

si un plan <strong>urbain</strong> restructurant la ville est encore<br />

possible. Le Square des Ursulines à Bruxelles,<br />

proj<strong>et</strong> supervisé par le bureau L’Escaut, est un<br />

exemple de redéfinition de l’<strong>espace</strong> <strong>urbain</strong> par la<br />

scénographie.<br />

L’<strong>espace</strong> <strong>urbain</strong> peut également être utilisé<br />

comme élément de scénographie. La ville inspire<br />

de nombreux artistes qui, à travers leurs œuvres,<br />

tentent de transm<strong>et</strong>tre la vision qu’ils ont d’elle <strong>et</strong><br />

de son évolution. C’est le cas notamment dans le<br />

domaine des Arts de rue. La «Fête des Lumières»<br />

à Lyon, la Nuit blanche à Paris en sont des<br />

exemples.<br />

Conclusions<br />

immense qui surplombe<br />

l’<strong>espace</strong>. Le contexte<br />

<strong>urbain</strong> qui l’entoure est<br />

alors cadré, mis en scène,<br />

comme une image du passé<br />

que les flux du présent<br />

transforment (www.escaut.<br />

org).<br />

© Filip Dujardin<br />

Il n’existe pas de rec<strong>et</strong>te pour créer une <strong>architecture</strong><br />

scénographiée. Chaque contexte est différent<br />

<strong>et</strong> l’architecte conçoit, selon «sa» dramaturgie, la<br />

scénographie spatiale qu’il trouve la plus appropriée.<br />

C’est cela qui crée la richesse de l’<strong>architecture</strong>.<br />

Bien sûr, il existe un vocabulaire architectural<br />

dont chaque élément induit un ressenti. Dès<br />

lors, l’architecte se sert de ces principes spatiaux<br />

pour raconter son «histoire». L’apport de la scénographie<br />

à la conception architecturale réside<br />

dans l’utilisation <strong>et</strong> la traduction des concepts<br />

(dramaturgie, rapport acteur | spectateur, prise<br />

en compte du corps dans l’<strong>espace</strong>) au moyen du<br />

vocabulaire propre à l’<strong>architecture</strong>.<br />

36

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!