Jules Simon et le Probleme de la Constitution Coloniale

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AUGUSTE BRUNET
Député de la Réunion
Ancien Sous-secrétaire d'Etat aux Colonie
JULES SIMON
ET
LE PROBLÈME
DE LA
CONSTITUTION COLONIALE
« L'Histoire humaine est chose naturelle comme le reste ; sa direction lui vient de ses
éléments: il n'y a pas de force extérieure qui la mène, mais des forces intérieures qui la font. »
H. TAINE
CHARLES LAVAUZELLE & Ch
Editeurs
PARIS
124, Boulevard Saint-Germain
LIMOGES – NANCY
1945

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PRÉFACE
Peu de personnes savent ce que l'affermissement des libertés publiques et la
restauration des institutions représentatives aux colonies doivent à Jules Simon;
comment, au Corps législatif du Second Empire, il mit la doctrine politique et morale
qui fut celle de sa vie, et l'ardeur généreuse de son talent, au service de ces causes
perdues et comment, devenu après la Révolution du 4 septembre 1870 membre du
Gouvernement de la Défense nationale, il s'appliqua aussitôt à faire rétablir en faveur
des collectivités d'outre-mer le suffrage universel et la représentation parlementaire.
Jules Simon est le théoricien et le philosophe de la LIBERTÉ: liberté et
responsabilité de l'homme, liberté politique, libertés individuelles ou sociales (fui en
sont la garantie. Arraché à sa, chaire de la Sorbonne à la suite de sa noble et
courageuse protestation contre le coup d'Etat du 2 décembre 1851 (1) , il était
particulièrement qualifié pour en proclamer la « valeur souveraine», pour en «établir
les droits » et en proposer l'idéal au-:dessus des défaillances passagères de l'opinion».
Les deux volumes de La Liberté, publiés en 1859 (2) , au milieu du silence du
régime, eurent, au témoignage des contemporains, un immense retentissement. Ils
devinrent le bréviaire de ceux qui en appelaient d'une « autorité usurpée ». Mesurant
l'influence exercée par cet ouvrage sur les hommes de su génération, M. Georges Picot
déclare qu'il leur a rendu le courage de supporter et .d'attendre. Allant plus loin, il
n'hésitera pas il lui reconnaître la vertu d'une action permanente. « Tout homme que
blesse, comme une suprême injustice, une atteinte quelconque à la liberté ira y puiser,
suivant le temps, comme à une source, la foi qui console ou la force qui suscite la
lutte» (3) .
Elu, en 1863, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, Jules
Simon était, la même année, désigné pour figurer sur la liste unique des « neuf
candidats d'opposition» (4) qu'au, y élections générales des 31 mai 1 er juin 1863, Paris,
1 Dans le Temps du 9 juin 1896, Alfred Mézières, rendant à son confrère de l'Académie française un
suprême hommage, écrivait : «On se rappelle avec quelle dignité il protesta contre le coup
d'Etat du 2 décembre dans sa chaire de la Sorbonne. Il avait conquis ses grades au concours, il
était pauvre, il avait besoin de vivre; il sacrifia tout sans hésiter afin de donner à la jeunesse
l'exemple du courage et de la résistance.» Entré à l'Ecole normale supérieure en 1833, Jules
Simon avait été reçu à l'agrégation de philosophie en 1835. Sa carrière universitaire avait été
des plus brillantes; il avait succédé dans la chaire d'histoire de la philosophie de la Sorbonne à
Victor Cousin.
2 Paris, Hachette, 2 vol. in-8° (I-5115 pages; II-57l pages). 2 e édition in-18 jésus (I-390 pages ; II
-438 pages). C'est à cette dernière, édition que se réfèreront nos citations.
3 Georges PICOT: Notice historique sur la vie et les travaux de Jules Simon. (Paris, 1897.)
4 Thiers, Jules Favre, Emile Olivier, Ernest Picard, Jules Simon, Darimon, Havin, Guéroult,
Eugène Pelletan, élus avec 153.000 voix contre 22.000 pour les candidats du Gouvernement.
(Eugène Pelletan, invalidé par le Corps législatif, était réélu le 14 décembre suivant.)

malgré les efforts de l'Administration impériale, enverra siéger au Corps législatif (5) .
3
* * *
C'est au cours de cette première législature (18631869), qui voit relever la
tribune, que Jules Simon, prenant en mains la défense de la population de la Réunion,
victime d'une brutale et injustifiable agression, le 2 décembre 1868, à la date
anniversaire du coup d'Etat, - comme si les autorités responsables avaient voulu en
commémorer le souvenir par un nouvel et tardif holocauste, - va demander compte au
Gouvernement, dans une interpellation vengeresse qu'il développe le 26.ianvier 1869,
du sang versé sans raison et mettre à nu le régime d'absolutisme impérial aux colonies
pour attester l'urgence d'une réforme constitutionnelle donnant aux Français d'outre-
mer des garanties de liberté.
Nouvelle intervention de sa part, le 15 avril 1869, aux fins de réclamer en faveur
des colonies des institutions libres, dégagées de la tutelle étroite, de l'ingérence
systématique et arbitraire de l'Administration, et, pour autant que la législation
métropolitaine puisse affecter les intérêts des collectivités d'outre-mer, la présence
dans l'enceinte législative de mandataires des populations coloniales en vue de discuter
et de consentir les sacrifices qui leur sérient demandés au nom de la Nation.
Dans la législature suivante, que viendra bouleverser la guerre et à laquelle
mettra j'in la Résolution du 4 septembre, Jules Simon, « décidément député officieux
des colonies» (6) , va porter de nouveau à la tribune, le 11 mars 1870, les justes griefs de
ces Frances lointaines privées d'air, privées de liberté, asphyxiées par l'étouffement de
la « centralisation » et de sa politique naturelle: l'assujettissement, cherchant dans la
représentation parlementaire directe une voix indépendante pour se faire entendre de la
métropole, dans une assemblée locale véritable, l'organe régulateur de la vie de ces
colons jetés en avant-garde vers d'autres continents, dans le suffrage universel le
5 « ... Les élections de 18G3, en faisant entrer à la fois au Corps législatif M. Thiers, M. Berryer
(élu par Marseille) et M. Jules Simon, semblèrent une délivrance de la pensée. La France allait
retrouver la parole, la tribune, ses gloires Pendant que M. Thiers réclamait les « libertés
nécessaires » et prononçait ses discours prophétiques sur l'état de l'Europe, M. Jules Simon
prenait le premier rang dans les discussions : liberté de la presse franchises électorales,
instruction primaire, enseignement supérieur, traités de commerce, lois de principes et loi
d'affaires étaient discutés avec autant de compétence que d’autorité. Son talent parut alors,
une révélation. » (G. PICOT, op. cit.), Ce talent voici comment l'ont apprécié les contemporains :
« Tour à tour insinuant, ironique, tendre, véhément, il a toutes les parties de l'orateur. Il est
maître de lui comme de l'auditoire. Emu, mais vigilant, il saisit les interruptions et les emporte
dans un mouvement harmonieux de la pensée comme un fleuve entraîne les rameaux qu'on
lui jette. » (Anatole France, cité pal' Léon SÉCHÉ.)
6 J.-P. BOULAHD : Etude juridique et critique des Conseils généraux des colonies, p. 61. - « Les
colons privés, de représentation sous l'Empire le considérèrent comme leur député au Corps
législatif. » (GEHYILLE-RÉACHE, député de la Guadeloupe.)

moyen d'expression d'une volonté commune.
4
Il resta fidèle, au pouvoir, aux idées qu'il avait Boutenues dans l'opposition et
c'est à son initiative qu'est due la décision prise par le Gouvernement de la Défense
nationale - dont il fit partie comme Ministre de l'Instruction publique - d'appeler les
colonies « figurant au tableau de la loi du 15 mars 1849 » (Martinique, Guadeloupe,
Réunion, Sénégale élire, au suffrage universel, des représentants Il l'Assemblée
nationale.
Repris tour à tour par ses tâches de journaliste et d'écrivain, par sa collaboration
à la Revue des Deux-Mondes, au Journal des Débats, qui devait se prolonger jusqu'au «
soir de sa journée» (7) , les discussions parlementaires ou les responsabilités du
gouvernement, élu à l'Académie française au fauteuil de son ami Ch. de Rémusat, le 16
décembre 1875; devenu président du Conseil à la suite des élections de gauche du 30
janvier 1876 et après la chute du cabinet Dufaure; contraint lui-même de démissionner
à l'aube du 16 mai, Jules Simon n'en continue pas moins, à travers tant d'événements et
jusqu'à la fin d'une vie si remplie, de suivre avec la plus affectueuse sympathie les
progrès culturels et sociaux de la démocratie coloniale, des « fils de 48 » auxquels il
avait, dans un de ces banquets annuels fondés par Schoelcher, pour célébrer la grande
date de l'abolition de l'esclavage, donné leur consigne : « C'est aux émancipés, qui ont
tant souffert du préjugé et de l'oppression, à combattre plus que personne à l'avant-garde
de la vérité et du droit» (8) .
A ses obsèques, le 13 juin 1896, Gerville-Réache, député de la Guadeloupe, en
apportant à l'illustre homme d'Etat, au grand citoyen, l'hommage unanime de la
représentation coloniale, exprimait la gratitude des populations créoles de nos vieilles
terres françaises à celui « dont le nom, disait-il, restera toujours attaché à la conquête de
leurs libertés publiques ».
Au moment où va se tourner la page d'une histoire déjà longue de la
représentation parlementaire ,coloniale, - quel que soit d'ailleurs le sort que lui réserve
la future Constitution, - il sera permis à un représentant de l'une de nos anciennes
colonies, de celle dont Jules Simon a pris noblement la défense alors que son «
patriotisme blessé» désespérait du droit, d'acquitter la dette qu'elle a contractée envers
lui; et c'est encore la meilleure manière de reconnaître cette dette que d'être fidèle à sa
leçon.
7 Dans le célèbre tableau de Jean Béraud, qui a figuré au Salon de 1889 : « La rédaction du
Journal des Débats », on peut voir au centre du groupe principal Jules Simon encadré par Renan,
Melchior de Vogue, Francis Channes, Etienne Lamy, Paul Bourget, Taine, etc...
8 5 mai 1875.

5
Dans son cabinet de la place de la Madeleine, on voyait sur la cheminée, dit l'un
de ses admirateurs et l'un de ses familiers (9) , « ce magnifique bronze de la Vénus de
Milo» que l'île reconnaissante lui avait offert par souscription publique au lendemain
de son interpellation du 26 janvier 1869 : c'était là [Jour lui le témoignage toujours
présent qu'en remplissant un haut devoir de conscience, il avait du même coup touché
le cœur d'une vieille population française.
Toulon, le 11 anil 1942, au 300 e anniversaire de la fondation de la colonie de
la Réunion, ancienne île Bourbons.
9 Léon Séché.

6
INTRODUCTION
« La Révolution avait introduit dans le monde l'idée du Droit... En face du Droit qui
réside dans la personne humaine, les chefs de la haute bourgeoisie, émancipés, riches,
craignant déjà pour la stabilité de leurs conquêtes, admirent l'existence de L'Etat comme un
Fait irréductible au Droit... De là les distinctions fameuses, et sans cesse reconduites, entre
l'autorité ct la liberté, entre l'individu et l'Etat. »
ECG. SYCLLER, sur Guizot.
Avant d'aborder ce qui fait l'objet propre de notre étude, nous croyons
nécessaire, pour éclairer la doctrine de Jules Simon, de rappeler certains chapitres de
La Liberté, qui ont parfois l'accent de Michelet et que domine le goût classique de la
mesure.
Sans doute, en rattachant la liberté à ces « droits naturels » que le XVIIIe siècle
avait conçus comme « antérieurs et supérieurs aux Constitutions », comme des
données immédiates de la raison universelle, cette doctrine risque-t-elle d'encourir
une part du discrédit qui atteint aujourd'hui la philosophie dont elle se réclame (10) .
Mais Jules Simon a fondé sur un terrain plus solide en proclamant que liberté, devoir,
justice, loi morale, sont des valeurs de même catégorie dont le contenu s'est enrichi au
fur et à mesure des expériences des âges, qu'elles sont la résultante de l'évolution des
mœurs, de la prise de possession des âmes par le christianisme, des efforts des
générations successives vers un idéal de vie humaine portant en lui sa dignité, qu'elles
sont des « conquêtes» de l'homme et de la conscience de l'homme, qui ne peuvent se
maintenir, qui ne peuvent durer que dans le climat où elles ont pu naître et s'épanouir,
à condition d'être tout ensemble protégées et respectées par l'autorité publique :
«La liberté n'est réelle, a-t-il écrit, que lorsqu'elle est gouvernée par la loi morale.
Elle n'est possible que lorsqu'elle est réglée par un pouvoir assez fort pour remplir sa
mission, assez surveillé pour n'être pas tenté de la dépasser» (11) .
* * *
Sous le terme de « liberté », Jules Simon groupe ces libertés concrètes qui sont
la part irréductible de l'individu, qui participent de sa condition : liberté individuelle,
par quoi l'on entend l'ensemble des garanties assurées à l'individu contre les atteintes
pouvant être portées à. sa personne; liberté civile, c'est-à-dire l'ensemble des pouvoirs
10 La réaction contre la philosophie du droit naturel a amené d'ailleurs depuis quelques années un
approfondissement de cette doctrine. Voir notamment: J. CHAUMONT : La Renaissance du droit
naturel. (Paris, librairie de jurisprudence ancienne et moderne, 1927.)
11 La. Liberté, t. II, « Introduction », chap. ll, page 149.

7
d'action abandonnés à l'initiative des membres de la société, opposables comme tels à
l'Etat qui veut le contraindre, limitant les attributions de ce dernier, son pouvoir
discrétionnaire, l'empêchant ainsi de devenir envahissant et oppressif; liberté politique,
c'est-à-dire l'ensemble des modes de participation des citoyens à l'action des pouvoirs
constitués, par quoi s'exerce le contrôle des gouvernants par les gouvernés, - ce sont
«les aspects solidaires d'une même conception », les rayons d'un même foyer. (C'est ce
qu'un maître de la science juridique a appelé « le monisme de la liberté ») (12) .
La liberté individuelle et ses garanties.
Liberté individuelle : respect de la personne humaine qui fait de l'esclavage un
crime « contre la société et contre Dieu»; inviolabilité du domicile des citoyens, qui a
un nom consacré par le droit public : la sûreté (13) ; liberté de conscience, qui ne se
confond pas, remarque Jules Simon, avec la négation des croyances, mais qui est le
respect du for intérieur; liberté d'opinion, inviolabilité de l'expression de la pensée (14) ;
droit de réunion; droit de pétition, - il y a, touchant ces grands objets, dans ce grand
livre de La Liberté, des pages d'anthologie.
Décentralisation et franchises communales.
En ce qui concerne la liberté civile, qui recouvre, comme nous l'avons dit, les
procédures de résistance à l'action omnipotente de l'Etat, l'auteur en voit la garantie
dans un régime de décentralisation assurant aux assemblées locales et aux
administrations municipales leurs franchises, leur initiative et leur responsabilité, dans
le respect de l'unité du droit. Sous le Second Empire, communes et départements - a
fortiori, les colonies - ne sont que des « cercles de l'Administration centrale». C'est la
méconnaissance de l'effort historique des communes, puis de la nation, pour dégager
et promouvoir le grand principe de «l'administration du pays par lui-même» : « quelles
lumières a donc l'Administration centrale, s'agissant, par exemple, de décider des
intérêts du département, pour compenser l'éloignement, l'ignorance des nécessités
locales et l'encombrement des affaires» ? Laisser aux collectivités intéressées, dans
leurs domaines respectifs, la gestion des affaires qui les concernent, c'est le vrai
moyen de ranimer la vie française:
« Le régime de la liberté, dira-t-il, est sain, fortifiant, viril; il forme des citoyens,
des hommes, il élève les âmes, il éclaire les esprits. Les économistes ont remarqué que
lorsqu'un cultivateur, « un laboureur », - intervient par des fonctions municipales dans
12 BATHÉLEMY (Joseph) : valeur de la liberté. (Sirey, 1935, page 14.)
13 «Si la liberté est le fond du droit. la sûreté en est la sanction. » (La Liberté, chap. II, P. 238.)
14 « Si l'on veut que la liberté de conscience ne soit pas un vain mot, il faut la liberté de
répandre les opinions et d'enseigner les doctrines que professe la conscience. »

8
le gouvernement des intérêts de sa commune, il est aussi plus actif, plus entreprenant
dans ses affaires personnelles,- plus sagement entreprenant» (15) .
Il ajoute:
« On a peine à comprendre l'intérêt d'un agencement qui ne permet pas aux
citoyens d'effectuer eux-mêmes les menues réformes dont ils sentent le besoin. Il n'est
pas bon qu'il y ait dans un pays le Pouvoir d'un côté et le citoyen de l'autre. Cela n'est bon ni
pour le Pouvoir, ni pour le citoyen» (16) .
C'est surtout la commune, cellule primaire, primordiale, antérieure à l'Etat, qu'il
importe de ne pas laisser dans la dépendance étroite du Pouvoir. C'est à son égard
principalement qu'il faut que l'étau centralisateur se desserre. La vie publique y doit
être affranchie et aérée :
« Le patriotisme communal est l'école du patriotisme; l'intervention dans les
affaires de la commune habitue les citoyens à la vie publique, les initie à la
connaissance des affaires; la stabilité, la grandeur des institutions communales est la
plus sûre de toutes les garanties de l'ordre dans les commotions politiques (17) ... Tant
que la commune est solide, la société n'est pas compromise dans les agitations politiques. Le
toit peut être emporté par une tempête, mais les fondements demeurent» (18) .
15 La Liberté, t. II, 3 e partie : «L'Etat », chap. II, page 199
16 La Liberté, t. II, « L'Etat », chap. 1 er , page 207.
17 La Liberté, t. II, page 191. - Le Play, si prévenu contre les régimes démocratiques, mais qui a
embrassé d'un zèle si fervent la cause des libertés locales, s’accorde avec Jules Simon, en s'élevant
contre les tendances centralisatrices qu'il appelle les « empiètements stériles de la bureaucratique »,
en réclamant l'indépendance du choix, par les citoyens, de leurs magistrats municipaux. L'Etat, dit-il,
n'a rien à redouter de l'existence de collectivités locales fortes, soumises d'ailleurs à son contrôle:
« La possession des libertés municipales attache les hommes au régime légal et renforce, suivant
lieurs convenance, les intérêts qui les touchent; les citoyens n'ont aucune occasion de conflit sérieux
avec le pouvoir central, et ils s'habituent à voir dans l'autorité souveraine la garantie des biens qui leur
sont acquis Ils ne prennent donc point en face de l'autorité ces allures frondeuses qui caractérisent
les peuples exclus de toute participation aux affaires publiques. » (LE PLAY : Réforme sociale.)
18 La Liberté, t. II, page 208.

Deux diptyques: liberté et autorité; égalité et hiérarchie.
9
Pour ce qui est de la liberté politique, trois principes, selon Jules Simon, en
résument les conditions :
humaine;
- le premier, c'est que la loi prenne partout la place de la volonté arbitraire (19) ;
- le second, c'est que la loi conserve et respecte les droits de la personne
- le troisième, c'est que le Gouvernement ne se regarde pas comme ayant un
droit et un intérêt propres, mais qu'il agisse en toutes circonstances comme le
serviteur et le ministre de l'intérêt général (20) .
La liberté ainsi comprise n'exclut pas l'autorité, pas plus que la hiérarchie n'est
antinomique de l'égalité, à laquelle on parait aujourd'hui vouloir l'opposer.
L'autorité? plus encore que légitime, elle est nécessaire. C'est la clef de voûte
de toute société. Il faut que le Pouvoir soit fort et durable; c'est la force sociale qui
prévient les abus. Il n'y a de liberté qu'organisée, et il n'y a pas de liberté contre le bien
commun. « Sans autorité, il n'y a pas de société, et sans liberté il n'y a pas d'hommes
». Mais plus l'autorité est indispensable, plus il faut la faire dériver de la loi, l'enchaîner
strictement dans les prescriptions légales ». Et il ajoute: « Que l'autorité soit donc
forte, pourvu qu'elle soit définie! Que rien ne lui manque pour l'exécution de la loi, et
que tout lui manque au contraire pour l'usurpation et l'oppression (21) . »
« L'ordre hiérarchique»? Il n'a rien de contraire à l'esprit d'égalité. Montesquieu
le disait déjà: « Le véritable esprit d'égalité ne consiste pas à faire en sorte que tout le
monde commande et que personne ne soit commandé, mais à obéir et à commander à
ses égaux (22) . » Dans une « démocratie réglée », les citoyens sont « égaux par les lois
». C'est le mérite seul - « talents supérieurs ou services heureux » - qui consacre et
justifie les distinctions sociales, de telle sorte que « celles-ci y naissent du principe
d'égalité» (23) . Le problème des « cadres» - pour lui donner son nom moderne - est
peut-être celui qui se pose avec le plus de gravité à la conscience d'une démocratie.
D'où l'importance que Jules Simon accordait aux disciplines de l'esprit, aux
programmes et aux méthodes correspondant au but d'une véritable éducation nationale
qui est de faire des hommes adaptés à leur milieu social et préparés à servir leur pays
19
Bossuet disait que la liberté, telle que la concevaient les anciens, consistait en cela que
«personne ne fût sujet que de la loi ».
20
La Liberté, t. II : « L'Etat », chap. II : La liberté publique, page 231.
21
La Liberté, t. l : « Introduction », page 202 : L'autorité. « L'autorité dont nous parlons n'est
pas extérieure à la loi: c'est l'autorité découlant de la loi, organisée par elle et lui obéissant. »
22
L'Esprit des lois, Livre VIII, cap. III.
23 Ibidem, livre V, chap. III.

10
selon une « hiérarchie» fondée sur d'autres lois que celles de la naissance, du hasard
ou de l'argent.
Travail, Famille, Patrie.
Il semble que Jules Simon avant Le Play (La Réforme sociale est de 1864,
postérieure de cinq ans à La Liberté) ait donné au trinaire. « Travail, Famille, Patrie »,
que le régime né du désastre avait pris pour devise (24) , sa véritable portée morale et
sociale en les axant sur la liberté : « liberté du foyer », « liberté de l'atelier », « liberté
souveraine de la nation ». Dans son beau livre Le Devoir (25) , que complètent ces
ouvrages et ces textes de même inspiration : La religion naturelle, Dieu, Patrie,
Liberté, Le soir de ma journée, son Discours de réception à l'Académie française, où il
a parlé de la France blessée de 1870 avec tant de filiale tendresse et de grave émotion,
il a fait de ce triple mot d'ordre le centre de ses méditations et le point d'application de
son enseignement. C'est là ce qui est pour lui la « réalité de notre vie, vita vitalis » : «
Religion du foyer, honneur du travail, amour de la Patrie, vertus qui font les cités
fortes quand les anime l'esprit de liberté».
La Patrie, « à laquelle nous tenons par nos traditions, nos sentiments, notre
langage, nos habitudes », la Pa trie faite des efforts, des sacrifices et des œuvres de nos
pères, ne cessera d'être la source de nos plus pures inspirations. L'amour de la Patrie
est « une passion noble », exaltante. C'est un impératif qui procède de la foi, mais qui
puise sa force et sa constance dans les vertus éternelles du sol et de l'histoire. L'amour
commun de la Patrie, de sa grandeur, de son indépendance, bien suprême auquel nous
devons être prêts à dévouer nos vies, établit entre citoyens cet accord permanent, cette
union qui porte un si beau nom: fraternité. S'aimer en elle, c'est ce qui donne à la
communauté sa vraie cohésion, qui lui assure son unité et sa continuité.
La Famille, fondement pour Jules Simon de l'équilibre et de la force de l'Etat -
sans laquelle le 'lien social lui-même n'existerait pas - est, plus encore qu'un groupe
naturel, une « société complète » : « Un seul devoir, un seul intérêt, un seul cœur, voilà
la famille (26) . » Il faut, dit-il, qu'un peuple ait la religion du foyer domestique, des
disciplines qui s'y transmettent, qui y sont enseignées par l'exemple. Il le faut pour sa
moralité, pour son honneur, pour sa liberté (27) : « Si nous voulons que le sentiment du
devoir pénètre jusque dans nos os et se lie en nous aux sources même de la vie, ne
24 Rappelons qu'aux termes de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, la nouvelle
Constitution devait « garantir les droits du Travail, de la Famille et de la Patrie ».
25 Hachette, ,186:7.
26 La Liberté, t. I, 2 e partie ; « La société domestique », chap. I er , page 255.
27 La Liberté, t. I : « Liberté du foyer », chap. I er , page 283.

11
comptons pour cette grande œuvre que sur la famille. » L'Etat a donc pour première
fonction « d'organiser fortement la famille », de la protéger et de l'aider, de lui assurer
le libre accomplissement de ses rites, le libre épanouissement de ses aptitudes
naturelles : problème en corrélation étroite avec celui de l'instruction obligatoire,
ouverte à tous, auquel Jules Simon, on le sait, attachait une si grande importance et
qu'il a contribué si largement à populariser (28) . Sans doute la grandeur d'une nation ne
se mesure pas au nombre de ses foyers; il n'en demeure pas moins que les foyers
nombreux constituent pour elle un élément incomparable de prospérité, d'expansion et
d'influence.
Mais si le foyer et la patrie sont l'énergique support de notre être, ils ne sauraient
faire obstacle à ce que nous nous élevions à la conscience de ce qui est de l'homme.
C'est la vocation de la France, l'essence de son génie de dépasser les limites du
particulier pour tendre à l'universel : la liberté de l'esprit, le courageux combat contre
les préjugés, la vérité proclamée sans faux-fuyants, c'est là la leçon permanente de ses
écrivains les plus représentatifs et qui a toujours assuré parmi les autres peuples le
rayonnement de sa pensée.
Quant au Travail, qui est le droit pour tout être humain de développer, suivant
ses aptitudes, sa propre activité, ( ses responsabilités et ses chances », il est, certes, «
le moyen le plus noble et le plus digne que nous ayons dec1evenir maîtres de notre
sort ». Il est pour l'homme, dit Jules Simon, « possession de soi-même > et, à la
condition n'être pas marqué du stigmate de la servitude, il lui donne la pleine
conscience de sa dignité. « Quand le travail ne devrait être qu'un effort pénible, des
compensations y sont attachées, des satisfactions propres à nous inspirer le courage.
Plus une civilisation s’élève, plus le labeur humain acquiert de dignité... C'est l'un des
plus grands traits du christianisme d'avoir dès le premier jour compris la grandeur du
travail... Le travail libre est le sceau du citoyen (29) ». Répondant aux préoccupations
sociales de leur auteur sur la condition du labeur humain, à ses sentiments d'une
humanité compréhensive et profonde, coup sur coup, trois volumes : L'Ouvrière
(1863), Le Travail (1866), L'Ouvrier de 8 ans (1867), allaient marquer la place que le
travail et la défense du travailleur devaient, à ses yeux, tenir dans la société. (Un des
biographes de Jules Simon a mis à cette partie de son œuvre cette belle épigraphe : « Il
était né pauvre, c'est pour cela qu'il s'est dévoué aux classes laborieuses et qu'il a
28 C'est Jules Simon qui, sous la III e République, déposa, comme ministre de, l'Instruction publique,
le premier projet relatif à l'école publique et à l'instruction obligatoire, dans le cadre, précisons-le, de la liberté
de l'enseignement.
29 La Liberté, t. II, page 42.

célébré le travail (30) . »)
12
Mais Jules Simon avait partagé les illusions de ses contemporains qui voyaient
dans le développement autonome des forces économiques, exclusif de toute
intervention de l'Etat, la condition du progrès, et, dans la concurrence, une épreuve
féconde: « La liberté, proclamait-il, c'est la vie et, par conséquent, c'est la lutte (31) . »
Nous savons que la doctrine du « libéralisme économique », qui fait de l'intérêt
personnel la mesure de l'effort et qui s'en remet au libre jeu de la loi de l'offre et de la
demande du soin d'harmoniser les activités individuelles, est aujourd'hui dépassée. Nous
savons qu'il y entre beaucoup de fatalisme et de dure iniquité, qu'elle est même la
négation de la liberté, en poussant à l'infini la division du travail, le machinisme, par la
spécialisation des tâches infiniment répétées, a converti l'ouvrier en simple rouage, et,
loin de lui donner la conscience et l'honneur de son métier, l'a livré sans défense à des
forces aveugles qui perpé- tuent son servage. Nous savons aussi comment cette
condition du travailleur a été exploitée par les passions politiques sous le signe décevant
de la lutte dies classes au point que l'unité française a pu être mise en péril ; c'est ,ce qui
justifie qu'on veuille faire ,aujourd'hui de la collaboration permanente des patrons, du
personnel des cadres et des ouvriers, ,dans des organismes professionnels et sociaux
communs, Comités de gestion ou Comités 'd'entreprise, où les intérêts seront associés et
les responsabilités partagées, le principe de la reconstruction nationale.
(En dehors de toute position purement doctrinale, il n'est pas injustifié de
prétendre que l'existence d'organismes communs de compréhension mutuelle, de contrôle et
de gestion solidaires est appelée à constituer un facteur de sécurité et de paix sociales.)
Jules Simon n'a pas sous-estimé l'importance du développement d'un droit
collectif, d'un « droit social nouveau » dont les conditions devront se réaliser dans la
liberté d'association, seule capable, à ses yeux, de retremper les caractères, de fortifier la
vie publique et « d'empêcher la démocratie de devenir tôt ou tard une tyrannie» (32) . Mais
il semble qu'il ait été surtout frappé des abus de la réglementation des corps de métiers:
sous l'ancien régime quand il a dénoncé, au nom de la liberté, dans une restauration des
corporations - préconisée à ce moment par Le Play -, le retour à un régime de «
contrainte oppressive pour les individus, oppressive pour le groupe ». (On connaît sa
30 Léon, SÉCHÉ : Souvenirs personnels (Paris, 1903). - Au sujet de son livre L'Ouvrière qui est celui
des conditions de vie de la femme arrachée, M. Georges PICOT écrtt : « Ce n'était pas un livre
d'économie politique et les oconomistes y reconnaissaient la sûreté et la précision d'un observateur. Ce
n'était pas un livre de morale, et jamais on avait entendu plus éloque plédoyer, au nom de la mère, en
faveur de la rceconstution de la famille. »
31 La Liberté, t. II, chap. III : « La liberté de l'atelier», page 121.
32 Georges PICOT: Notice historique sur Jules Simon, page 35.

13
célèbre prosopopée : « Il m'importe peu, quand j'ai un hât sur le dos, de savoir qui a
serré les sangles : il peut s'appeler Néron ou Catilina, s'asseoir sur le trône de l'imbécile
Claude, ou sur la chaise curule de Caïus Gracchus ... ») Cette intransigeance dogmatique
à l'égard de toute forme de groupement imposé ne l'a pas empêché de concevoir l'usine ou
l'atelier comme une grande famille, comme une véritable association dont tous les
membres, liés par des obligations réciproques, travailleraient d'un rythme accordé à la
prospérité de l'entreprise; et il eût sans doute souscrit, comme à une règle de justice, à la
notion du profit commun, celui qui a écrit ces lignes : « La société serait mal organisée si
le travail était d'un côté et la jouissance de l'autre. La justice peut dominer le nombre, mais
quand le nombre ne voiit devant lui que le privilège, il l'écrase tôt ou tard (33) . »
On entendrait d'ailleurs mal la doctrine de Jules Simon et son incessante
revendication de la liberté si on n'y lisait, inscrite au revers de la trame, la leçon des
soumissions nécessaires aux exigences de la vie commune, des sacrifices à consentir
il la discipline collective du foyer, de la profession, de la nation.
Le problème de la Constitution coloniale.
En ce qui touche le problème de la Constitution, qui est d'organiser les fonctions
de l'Etat et de définir comment devront être aménagés les pouvoirs de légiférer, de
gouverner et de juger pour garantir la sécurité et la liberté des citoyens dans l'ordre, la
justice et le travail, Jules Simon en a posé excellemment les termes:
« Quand on a déterminé ce que l'autorité doit retenir, sous peine d'être inefficace,
ce que la liberté (toit revendiquer, sous peine d'être étouffée, il reste encore à se
demander, suivant le génie, l'histoire, la population, la situation géographique et
l'industrie particulière des peuples, a quelle j'orme de gouvernement on confiera la
tache d'e,'rercer cette part de pouvoir sans la dépasser ... » (34) . « Dne Constitution est,
ou doit être, la forme légitime et nécessaire de la société pour laquelle elle est faite ... »
(35) .
« Une Constitution n'est puissante dans un pays, écrit-il encore, que lorsqu'elle
est conforme à ses vœux, à ses besoins, a ses mœurs, à ses lois, et, réciproquement, il
n'y a de force de stabilité pour les lois et pour les mœurs que quand l'ordre social est
couronné par une Constitution procédant de ces caractères (36) . »
Au cours de ses trois interventions « coloniales» au Corps législatif, saisissantes
de force logique, d'éloquence et de courage, Jules Simon a réclamé pour les colonies,
33 La Liberté, t. II, chap. III, page 49.
34 La Liberté, t. II : «L’Etat », chap. II : La liberté publique, page 230.
35 Ibidem, page 1268.
36 La Liberté, t. II, page 222.

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on le verra, une Constitution en harmonie avec « les besoins, les vœux, les mœurs» des
habitants et qui, en limitant les prérogatives de l'autorité centrale et celles des
gouverneurs, mettrait les Français d'outre-mer - nous dirions aujourd'hui, d'une façon
plus large, les populations de l'Empire - à l'abri de l'arbitraire du pouvoir personnel,
sans abdiquer pour autant les responsabilités de la souveraineté française.
C'est cette Charte qu'il s'agit d'établir.
Nous ne nous dissimulons pas que l'entreprise apparaît aujourd'hui comme d'une
ampleur singulière par son cadre, et d'une infinie complexité quant à ses éléments, par
suite de la diversité des peuples et des races que rassemble cet Empire planétaire légué
à la France par la III e République, peuples et races que différencient si profondément
leurs haibitudes de vie, leurs coutumes, les stades de civilisation où ils sont parvenus,
leurs traditions, leurs religions. Mais nous ne saurions renoncer à en tenter l'épreuve
sans méconnaître l'importance de l'Empire, la place qu'il tient à cette heure par son
loyalisme, sa volonté commune de servir, par ses réserves de puissance, par son crédit,
dans l'unité nationale. Aussi bien un précédent récent nous est fourni par un pays
voisin, vers lequel nous portent tant d'affinitéS' spirituelles et de sympathies
traditionnelles, le Portugal, et mérite de nous servir d'exemple.
L' « Acte colonial » qu'Oliveira Salazar a marqué de son esprit réfléchi et du
réalisme qui, chez lui, ne fait paSi tort à la généroSiité de la pensée, nous ouvre la
voie où la France ne saurait hésiter à s'engager.
Un précédent: l’« Acte colonial » de Salazar.
L' « Acte colonial », préparé par Oliveira Salazar pendant son court passage au
Ministère des Colonies, est la Charte organique de l'Empire portugais. Il a été
incorporé à la nouvelle « Constitution politique de la République portugaise» par
l'article 133 de cette loi fondamentale approuvée par le plébiscite national du 19 mars
1934; il en est devenu une des pièces maîtresses. Consacrant constitutionnellement
l'unité juridique et politique de l'Empire portugais, il définit avec lucidité les principes
de la politique coloniale de la métropole : solidarité politique, indivisibilité de toutes
les parties du territoire métropolitain et oolonial, communauté d'intérêts, défense
commune; les conflits tions d'exercice de la puissance publique dans les «provinces
d'outre-mer»; les modalités d'organisation de leur régime législatif; la répartition de
compétence entre les divers: organes appelés à .collaborer dans ce domaine; les règles
d'une économie impériale « en harmonie avec les intérêts légitimes de la métropole et
les nécessités du développement des colonies», impliquant « l'obligation d'une juste

15
réciprocité au profit de chacune des parties. » (37) .
Les droits de souveraineté de l'Etat, qui s'opposent à toutes tentatives! de
dissociation, à tout démembrement de la puissance publique, ont pour contre-partie les
devoirs qu'il assume à l'égard des populations; ils ne sauraient se déléguer à des en-
treprises individuelles ou collectives, soit pour l'exercice de la police, soit pour
l'établissement de taxes ou la levée d'impôts (38) : le régime des grandes concessions
investies de pouvoirs régaliens (dont nous avons fait nous-mêmes, au Congo, la triste
expérience) se trouve ainsi énergiquement condamné.
La protection des indigènes, règle supérieure de conduite pour la nation
colonisatrice, le relèvement de leur condition humaine et sociale, leur initiation à la
civilisation - qui est, dira Salazar dans S'on discours du 13 juin 1933, « une des
entreprises les plus élevées de la colonisation» - ne sauraient se séparer du respect des
fondements de la vie collective des autochtones, des usages et des coutumes
individuels, familiaux et sociaux, « en tout ce qui n'est pas contraire aux principes
d'humanité» (39) .
Comme coronaire de ce double devoir, de cette double charge morale dont est
grevée la colonisation, devra être rigoureusement interdit le travail forcé au bénéfice
d'etrploitations particulières, qui constitue un si sérieux obstacle à la stabilité de la
famille et au développement du paysannat indigène (40) : en dehors de l'exécution des
jugements et hors le cas de danger commun, les indigènes ne peuvent être astreints à
travailler que pour les ouvrages publics intéressant la communauté, ou pour
l'accomplissement de leurs obligations fiscales.
Sont dès lors prohibés ;
1 o Les régimes en vertu desquels' les indigènes habitant une circonscription
territoriale seraient requis de travailler pour lesdites entreprises.
2 o Les régimes en vertu desquels l'Etat s'obligerait à fournir des travailleurs à des
entreprises quelconques;
Au point de vue administratif, un régime de décentraliS'ation (il serait plus exact
de dire, pour respecter la pensée de Salazar : de déconcentration), - les pouvoirs
37 er
Titre 1 de l' « Acte colonial », art. 5 et 6. « Nous sommes, dit Salazar, dans son discours d'ouverture à
la première « Conférence de l'Empire», le 13 juin 1933, nous sommes une unité juridique et politique et,
par le développement de la production, et par léchange de matières premières, des denrées alimentaires et
des produits manufacturés entre les différentes parties de ce tout, nous aspirons à devenir une unité
économique autant que possible complète et parfaite. »
38
Acte colonial, art. 12.
39
Titre II : « Des indigènes », art. 22.
Les forces d’aide à la colonisation peuvent être très aisément trouvées en dehors du « travail forcé »,
qui est une solution de paresse, en même temps qu’un abus de domination.
40
Titre III: « Du régime politique et administratif », art. 30.

16
réglementaires étant remis à un gouverneur assisté par un Conseil de Gouvernement «
dont la composition sera subordonnée aux conditions du milieu social » (41) .
Sur le plan financier, l' « Acte colonial» pose la règle de l'autonomie budgétaire
des colonies et de leur personnalité morale :
« Chaque colonie est une personne morale ayant qualité pour acquérir, contracter,
ester en justice. Elle possède un actif et un passif propres. EUe a le droit de disposer de
ses recettes et elle est responsable de ses dépenses (42) . » Les budgets locaux sont
approuvés par le Ministre (43) , les emprunts ou autres contrats exigeant caution ou
garanties spéciales, par l'Assemblée Nationale, sur la proposition du Ministre des
Colonies (44) .
Au point de vue législatif, l' « Acte colonial » précise quel sera le législateur
colonial et délimite sa compétence :
1 o A l'Assemblée Nationale sont réservées :
- les lois ou décrets fixant ou modifiant la forme des gouvernements coloniaux;
- la ratification des traités, conventions ou accords avec les puissances étrangères;
- l'élaboration ou l'approbation des actes déterminant les rapports des colonies et
de la métropole, leur régime économique et douanier dans Je cadre de l'organisation
économique de la nation, règle constitutionnelle dépassant les frontières de l’« Acte
colonial » proprément dit et oil s'affirme le principe (O. Salazar l'énoncera
expressément) qu' « il appartient à la nation de définir souverainement l'intérêt commun »
(45) ;
- l'autorisation à doruner aux emprunts ou aux obligations « exigeant caution ou
garanties » de l'Etat;
- la détermination de la compétence du Gouvernement central et des
Gouvernements coloniaux quant à l'étendue et au terme des concessions et a l'octroi de
privilèges à des sociétés ou à des particuliers.
2° Au Jlinistre des Colonies, assisté du Conseil de l'Empire, lequel constitue «
l'organe supérieur d'examen en matière de politique et d'administration coloniale», il
appartient de statuer sur :
41
Titre m : « des indigènes », art. 11), 20 et 2,1.
42
Titre IV, art. 37 et 38
43
Ibidem, art. 40, paragr. 1.
44
Titre III, art. 27
45
Discours d'ouverture à la première conférence de l'Empire. Ce qui pour nous n'exclut pas, mais au
contraire justifie, la particispation des colonies à l'examen des questions d' « intérêt commun ».

17
- L’organisation militaire des colonies (46) ;
- La gestion du domaine d'outre-mer, mines, etc.;
- La reconnaissance ou l'élaboration des « statuts spéciaux » politiques et sociaux,
appropriés à l'état d'évolution des indigènes, adaptés à lenr éthique, à la mehtalité des
divers groupements ethniques auxquels ils appartiennent (47) .
3° Les autres matières non expressément réservées rentrent dans les pouvoirs
ordinaires des gouvernements coloniaux.
C'est là, dir-a Salazar dans son ùiscours du 13 juin, 1933, - discours où, retrouvant
le sens historique de la vocation coloniale du Portugal, il renoue l'avenir ùu peuple
lusitanien à son glorieux passé, - c'est là l'œuvre qui sollicite les jeunes forces de la
nation :
« Ce travail, pour des générations successives, pour l'élite de notre jeunesse, nous
l'avons devant nous, qui requiert notre intelligence et nos bras... Glorieuse, mais lourde
tâche, capable d'écraser les épaules les plus robustes et d'accabler les esprits les plus
audacieux, si, par une espèce de prédestination historique, nous n'étions pas hahitués
depuis longtemps à combattre, à travailler et à souffrir pour que de nouvelles terres,
s'ajoutent au monde et pour que de nouveaux peuples reçoivent les lumières, de la
civilisation. »
Fortes paroles qui trouvent leur écho dans l'âme des Français conscients de la
grandeur de la tâche à laquelle les convie l'Empire, d'une jeunesse ardente qui, à une
heure de lourde angoisse, se tourne vers les buts nouveaux d'activité qu'il lui propose
comme vers la réalisation suprême du destin de la Patrie.
Le Gouvernement auquel est assignée la tâche de « refaire l'unité française » et
qui en a l'ambition, tout Gouvernement soucieux de garder intact le visage de la France, ne
saurait manquer au devoir de renouveler cet effort aux fins d'instituer au profit des
peuples que nous initions à notre civilisation un corps de hautes règles et de hautes
garanties. dont il peut puiser d'ailleurs les éléments aux sources des riches
enseignements humains de nos grands administrateurs et de nos grands proconsuls, les
Faidherbe, les Brazza, les Gallieni, les Lyautey, les Roume, etc... Sur les problèmes
psychologiques et moraux que soulève la colonisation, sur les rapports des «
colonisateurs» et des « colonisés», ils ont dégagé les principes et les méthodes,
éprouvés par l'action, d'une politique il la fois réaliste et humaine, véritable doctrine
46 Nous pensons, pour notre part, que c'est là l'un des objets rentrant essentiellement dans la
compétence du Parlemenrt national.
47 Art. 22 et 28, 3°.

18
française que YI. Albert Sarraut a lumineusement formulée dans ce livre de raison:
Grandeur et servitude coloniales (48) . Il s'agit donc de placer sous l'autorité d'un « Acte
constitutionnel » un ensemble de dispositions écrites où devront s'énoncer les
principes permanents de l'œuvre poursuivie dans les territoires d'outre-mer par la
France émancipatrice et civilisatrice, d'une œuvre qu'elle ne regarde pas comme une
simple entreprise d'exploitation, mais comme une grande tâche d'assistance humaine.
Il conviendra ensuite d'inscrire, dans une série de chartes organiques particulières, le
statut de nos grands groupes de colonies, adapté à l'état d'évolution de chacune de
leurs unitésconstitutions.
L'objet de notre étude est plus limité, car ene a trait surtout à nos « vieux
départements d'outremer », à ces colonies fondées au XVII e et aux XVIII e siècles, par
des hommes qui, « portant dans le oœur, comme dit Oliveira Salazar, l'image de la
Patrie, l'ont gravée profondément, avec amour, là où les conduisit leur croisade». Elles
ont leurs caractères distinctifs qui en font un groupe à part dans l'unité de l'Empire. Ce
sont, si l'on peut dire, des coloniestémoins.
Nous avons voulu, comme préface à la Constitution coloniale, montrer comment
leur statut particulier s'est fixé autour de eertail1s idéaux, de certaines idées-force, à
travers les obstacles de la nature, les empêchements du Pouvoir et les servitudes de
l'éloignement, pour établir leurs titres, éclairés par leur Histoire, sans renoncer par là à
examiner, au cours de ces pages, le problème d'ensemble et à tracer dans nos conclusions
l'épure de ce que pourrait être à nos yeux l'Acte constitutionnel colonial de l'Empire
français.
NOTA. - Dans les chapitres qui vont suivre, nous serons amenés à parler du
régime impérial de Napoléon I er et de Napoléon III. Nous dirons : Premier Empire,
Second Empire, reservant le terme : « l’Empire » à l’unité territoiriale, politique et
morale constituée par la métropole et les colonies, dans le sens même où l’entendait la
Constituance : « Les conlonies font partie intégrante de l’Empire française ». Nous
n’avons pas besoin d’ajouter que la présente étude, que nous croyons objective et
scripuleuse, vise, par delà les institutions nées des circonstances et les limitations parfois
sévères des libertés collectives, qu’on a pu justifier par la nécessité de redressements
48 Editions du Sagittaire. (Paris, 1931)

19
immédats (49) , à apporter au législateur par la nécessité de redressements immener aux
colonies leurs institutions définitives des éléments d’information et de décision qui nous
paraissent avoir leurs place dans sa délibération.
49 Organisme d'administration communale (auxquels ont été connservés le nom de conseils
municipaux) dont les memlbres sont nommés dians leur totalité par le gouverneur, aussi bien
d'ailleurs que des maires et les adjoints (loi du 20 janvier 1941, Antilles, Réunion) ; «
Commissions administratives» substituées aux Conseil, généraux suspendus. - Les Conseilis
généraux out été, depuis, remplacés par des Conseils locaux (loi du 24 septembre 1942). - Le
Gouvernement provisoire de la République vient de rétablir les anciennes assemblées élues.

20
CHAPITRE PREMIER.
Le « baptême de la liberté publique »
aux colonies.
Les événements du 2 decembre 1868 à la Réunion (l’interpellation da Jules
Simon du 26 janvier 1869 au Corps législatif).
I.
Le présent chapitre pourrait s'intituler: De l'assujettissement, régime classique en
droit colonial, qui fait dépendre les « observances publiques» (50) non d'une règle, mais de
la seule volonté du Pouvoir central et, par voie d'interférence, de l'arbitraire personnel de
ses représentants. Cette formule sommaire de la colonisation, qui a longtemps dominé les
conceptions officielles, continue de hanter des esprits fermés à la leçon des faits. Il importe
donc, ponr qu'on en juge, de la montrer en action, dans le processus de son développement
unilatéral et dans ses conséquences extrêmes.
Quant aux faits dont il va être question, l'importance que nous leur accordons est
justifiée par cette considération qu'ils sont à l'origine du mouvement d'opinion qui a
abouti, dans la métropole, à la c.onsécration des « libertés coloniales» : assemblées
élues, reconnaissance et organisation du droit de cité, etc ... Ils ont provoqué le choc
psychologique qui a déterminé toutes ces réformes fondamentales.
* * *
Le 2 décembre 1868, Saint-Denis, chef-lieu de notre vieille colonie de la Réunion,
était le théâtre d'événements que Jules Simon a retracés au cours d'une interpellation au
Corps législatif (51) , le 26 janvier 1869, dans un récit d'une sohriété à la Mérimé·e, pour en
tirer, sous forme de conclusions, une doctrine touchant l'administration des colonies qu'on
appelait alors les « colonies de plantations », fondées par des émigrants de souche
française, et qui étaient mal gouvernées.
A la lumière des informations que nous livrent les archives publiques et privées et
que le recul des faits permet aujourd'hui d'interpréter en les dégageant de tout élément
passionnel, nous allons dire à notre tour ce que fut cette douloureuse tragédie et comme
elle se rattache aux conditions générales du système colonial auxquelles se trouvaient
soumises, sous le Second Empire, nos possessions d'outre-mer.
50 Nous pensons ici au mot de Montaigne où il résume avec prudence le Contrôle de son ami La
Boétie : « ...me semblant trop inique de vouloir sousmettre les constitultions et observrances
publiques à l'instabilité d'une privée fantaisie... » (Essais, Iiv, 1 er , chap. XXIII.)
51 Le droit d'interpellation avait été rétabi le 19 janvier 1867. (Lettre de Napoléon III à Rouher, du
19 janvier- 1867; décret des 19-31 Janvier 1867.)

21
En dehors de la relation de tribune de Jules SimaIl, nous ferons état du rapport du
contre-amiral Dupré, gouverneur de la Réunion, daté du 19 décembre 1868, publié au
nornal officiel de l'Empire français le 17 janvier 1869; du compte rendu adressé aux
journaux de Paris par MM. Adrien Bellier, La Serve, Gustave Yinson, Ruben de Couder,
Eugène Gamin, C. Jacob ele Cordemoy, Gabriel et Thomy Lahnppe, Léopold Grimaud - ce
qu'on a appelé « le procès-verbal des notables » (52) -; de la brochure de MM. Desjardins,
Ernest Jalabert et Edouard Leroy : Evénements de la Rél1nion (53) ; de l'étude objective et
lucide parue dans la RevLle des Dell;t;-Jlondes, du 1 er février 1869 sous la plume
brillante d'Edouard Hervé, bien placé par sa connaissance des lieux, des hommes et des
choses (54) , pour juger à distance; des pages qu'un historien local d'une sûre documentation,
le Dr H. Azéma, a consacrées à ces mêmes faits dans son Histoire de la ville de Saint-
Denis (55) ; enfin, de la conférence de M: l'abbé Herbert Mondon, insérée dans le Recueil
trimestriel de documents et travaux inédits pour servir à l'histoire des Mascareignes
(juillet septembre 1935).
Mais il convient avant tout de replacer les événements dans leur cadre moral,
politique et géographique pour expliquer leurs causes et les «situer».
En ce qui concerne le cadre géographique, il nous sera rendu avec précision par la
description d'Edouard Hervé :
« Lorsqu'on arrive à la Réunion, on vient ordinairement mouiller à l'extrémité
septentrionale de l'île (56) , dans une rade foraine mal abritée contre le vent et la vague.
C'est la rade de Saint-Denis. Elle est limitée, plutôt que protégée, par deux caps : à
gauche, c'est-à-dire à l'est, la Pointe des Jardins (57) , à droite, c'est-à-dire à l'ouest, le cap
Bernard. En face de soi on a une jolie ville d'environ trente mille âmes. Elle s'élève en
pente douce à partir du rivage. Presque toutes les rues se coupent à angles droits. La ville
présente ainsi l'aspect d'un vaste damier, mais un damier dont chaque case porterait un
bouquet de verdure et de fleurs. C'est du milieu de ces bosquets que jaillissent les
maisons, presque toutes en hois, élevées d’un ou deux étages sur rez-de-chaussée, celui-ci
souvrant ordinairement sur une véranda (la varangue créole).
» La rue principale, autrefois rue Royale, aujourd'hui rue de Paris, part presque du
rivage, pour aller jusqu'à la partie haute de la ville. On la voit donc se développer devant
52 19 décembre 1868.
53 Paris. (Dubuisson, 1869.)
54 Edouard Hervé était né à la Réounion où sa famille résidait à Saint-Dinis.
55 Paris (Aristide Quillet, 1926, pages 188 à 193.)
56 Le port de la Pointe des Galets a été construit postérieurement à cette d'escription contemporaine
des événements dont il est question dans ce chapitre.
57 L'ancienne Pointe Royale.

22
soi dans sa longueur lorsqu'on est en rade. C'est le long de cene voie que sont groupés la
plupart des édifices publics : près du rivage, à droite de la rue de Paris, l'Hôtel du
Gouvernement, sur une place d'une certaine étendue; un peu plus loin, à gauche,
égalenment sur une place, mais plus petite, la vieille église qui sert de cathédrale, en
attendant l'achèvement de l'inachevable cathédrale, monument voté par le Conseil
général; en face de l'église, à droite de la rue par conséquent, la caserne de la compa-
gnie disciplinaire; un peu plus loin, l'Hôpital militaire, puis l'Hôtel de Ville; plus loin
encore, toujours sur la droite et vers le milieu de la HW, l'Hôtel du directeur de
l'Intérieur; tout à fait à l'extrémité de la rue de Paris se trouve le Jardin Coloniel, et, à
peu de distance de là, le Lycée impérial. Le Collège des Jésuites occupe une situation
beaucoup plus excentrique, au milieu d'un quartier nouveau appelé le Butor.
L'établissement de la Providence est tout à fait en dehors de la ville. Au delà
commencent les premières assises d'un massif de montagnes qui, s'élevant rapidement
d'étage en étage, borne la vue et ferme l'horizon ... » (58) .
Dupré (59) .
En 1868, l'île avait pour gouverneur, depuis pludéjà, le contre-amiral Marc-Jules
C'était un Strasbourgeois qui avait fait une brillante carrière de marin et qui s'était
particulièrement distingué comme commandant de la batterie flottante « La Tonnante» au
bombardement de Kinbourn, sur la mer Noire. Il passait pour un esprit ouvert aux idées de
progrès, capable de concevoir les réformes à apporter dans l'organisation coloniale et d'en
défendre auprès du Département l'opportunité et la justice.
A l'ouverture de la session du Conseil général, le 24 novembre 1865, il avait fait
entendre des paroles d'un accent nouveau pour justifier le droit de la colonie il un régime
de confiance de la part de la métropole, se traduisant sous la forme d'une large
décentralisation :
« Adminisirativement et économiquement, nous sommes tenus dans une tutelle
étroite et sévère. Les colonies désirent avec raiilon s'en affranchir. Toutes les mesures
essentielles à notre prospérité, à notre conservation, nous ne pouvons les prendre nous-
mêmes. Il faut, pour nous y autoriser, soit des lois, soit des décrets rendus sous forme
de règlements d'administration publique.
58 Edouard HERVÉ: « L'île de la Réunion et la question coloniale ». (Revuedes Deux-Mondes, 1 er
février 1869.)
59 Arrivé dans la colonie avec le grade de capitaine de vaiseau le 6 janvier 1865, il avait été promu
contre-amiral le 3 août 1867. Un publiciste, M. de Crisenoy (Etude sur la situation économique des
AntiIles, 1860) note que dans cette période, où il voit l'âge d'or de la marine, les gouverneurs de
nos colonies d'Amérique étaient « choisis à l'ordinaire parmi les capitaines de vaisseau qu'on y
envoyait gagner leur épaulette d'officier général ». La situation était la même à la Réunion, à la
Nouvelle-Calédonie et en Cochinchine.

23
» Nos pauvres intérêts, amoindris encore par la perspective résultant de
l'éloignement, pèsent d'un faible poids dans la balance des intérêts considérables qui
s'agitent au sein des grands Corps de l'Etat. Comment s'étonner que, quelquefois, ils y
soient un peu oubliés? Nous souffrons de ces retards; nous n'avons pas le droit de nous
en plaindre... Le remède c'est de nous autoriser à faire nous-mêmes, dans une large
mesure, toutes celles de nos affaires qui n'intéressent pas directement la métropole. »
Et il ajoutait :
« La colonie de la Réunion n'est plm gouvernablr sans une modification profonde
de sa structure politique. Cette modification doit appeler la population à concourir à la
gestion des affaires publiques par la nomination des conseils municipaux et du Conseil
général, au moyen d'un systeme électara! établi sur la base la plus large. »
Les « libéraux» de la colonie avaient applaudi à ce ferme et hardi langage où l'on
croyait discerner les prodromes d'une évolution parallèle à celle qui transformait, à ce
moment, en France, « l'Empire autoritaire » en « Empire libéral ».
Innnédiatement au-dessous du gouverneur, il y avait le directeur de l'Intérieur, auquel
était remis le soin de pourvoir aux infinis àétails d'une administration complexe. Il était
également chargé des l'dations avec le Conseil général, ayant à ce titre accès aux séances de
l'Assemblée et qualité pour y défendre les vues de l'Administration. Il avait, en outre, dans
ses attributions, la direction de la police et le contrôle de la presse alors soumise au régime
de l'autorisation.
M. Gaudin de Lagrange, commissaire de la Marine, apparenté aux familles
importantes de l'île (il avait épousé M lle Ombline de Villèle, petite-nièce de Joseph de
Villèle. premier ministre sous Charles X) exerçait ces fonctions en administrateur rompu à
la pratique des textes, aux toutines du métier, « avec plus de surface que de profondeur »
(60) , mais aussi avec la sécurité d'un fonctionnaire qui a vu passer trois gouverneurs et qui
a assez d'amitiés et d'intelligences dans la place pour s'affranchir d'une trop étroite
obédienoe (61) .
Sur le plan économique, la situation de la Réunion était, en 1868, désastreuse. La
60 Edouard; HERVÉ, op. cit., page 757.
61 “Le gouverneur arrivant, choisi, comme il a été dit, parmi les capitaines de vaisseau destinés à une
prochaine promotion au grade de contre amiral, se trouve au milieu d’éléments nouveaux pour lui : tous les
moyens de l’administration civile et les besoins de l’agriculture, les questions de finances et d’impôts lui sont
inconnus. Quelle que soit son intelligence, il est obligé de travailler longtemps avant de posséder le
maniement de l’instrument compliqueé dont il est appleé à régler la marche et de s’en remettre, en
attendant, au Conseil privé et à son directeur de l’Intérieur (DE CRISENOY, op. cit.) d’où le mot
irrévérencieux de Jules Simon, viement relevé par le Ministre, que les « habitudes du banc-de-quart »
préparaient imparfaitement au gouvernement d’une colonie. Un célèbre marin et « gouverneur notable »,
d’Entrecasteaux, déclarait, au contraire, que la colonie est un « vaisseau à l’ancre » et qu’il suffit d’y
appliquer « les règles du service général ” !

24
colonie traversait depuis plusieurs années, à la suite d'une série de mauvaises récoltes
dues aux cyclones et il l'invasion des champs de cannes à sucre par une maladie
parasitaire, le borer - dont les premières manifestations étaient apparues en 1863 - une
crise sans précédent, qui atteignait tous les habLtants dans leur fortune ou leur travail (62)
et qui avait son retentissement sur la situation financièrè de la colonie : la caisse de
réserve s'était le budget local se présentait en constant déficit; une crise commerciale, qui
avait ébranlé les plus solides maisons de la place de Saint-Denis et qui précipitait les
faillites, achevait de ruiner le pays.
Quand les hommes qui cherchaient quelque remède à la commune épreuve dans un
meilleur aménagement des ressources publiques se tournaient vers l'Assemblée locale, le
Conseil général, appelé par le sénatus-consulte du 3 mai 1854 à voter les dépenses
concernant la colonie et, par le sénatus-consulte du 4 juillet 1866, à délibérer sur le mode
d'assiette et les règles de perception de l'impôt, ils se trouvaient en présence d'un corps
sans indépendance, directement ou indirectement nommé par le gouverneur, zélé à
enregistrer les volontés ou à se plier aux avis de l'Administration supérieure représentée
auprès de lui, comme on vient de le voir, par le directeur de l'Intérieur.
Or, dans 1a même temps que la colonie souffrait, que les moyens de trésorerie
s'épuisaient, que les travaux étaient arrêtés, des libéralités - excessives aux yeux d'une
partie des interprètes de l'opinion - étaient faites, aux dépens des contribuables, à certaines
œuvres religieuses. Parallèlement aux crédits engouffrés dans la construction de la
nouvelle cathédrale - de l' « inachevable cathédrale » (63) --, aux sommes consacrées au
développement du réseau des paroisses de l'île, dont l'·entretien incombait an budget
local, s'y inscrivait une subvention annuelle de 80.000 francs pour le fonctionnement de
l'établissement de la « La Providence » dont la direction était confiée aux Pères du Saint-
Esprit.
Il s'agissait d'un établissement appelé dans la pensée de son fondateur, le
gouverneur créole Hubert-Delisle, dont l'administration avait été particulièrement
prévoyante et sage, à servir d'hospice pour les vieillards et les infirmes. Son successeur, le
contre-amiral Darricau, avait décidé d'y annexer un orphelinat pénitentiaire en vue du
redressement des enfants moralement abandonnés ou pervertis par les mauvais exemples,
qu'il « convenait de soustraire aux promiscuités de la geô1e ». Enfin on y avait créé une «
62 La production sucrière qui avait dépassé, en 1860, 72.000 tonnes, était tombée, en 1868, à 26.029 tonnes
(chiffres donnés par le très distingué directeur de l’Institut d’émission de la Réunion, M. Henry Poulet, dans
l’une des monographies qu’il a consacrées à l’économie locale : Prodcution du sucre depuis 1850 et cultures
secondaires).
63 Edouard HERVÉ.

25
Ecole agricole et professionnelle» remplaçant l'Ecole des arts et metiers, établie à
l'Arfinerie en 1840 et fermée le 26 juin 1855 à la suite de mutineries (64) .
Ce n'était pas à proprement parler un « établissement religieux», mais un «
établissement administratif confié à des religieux» (65) . Les petits artisans voyaient, en tout
cas, dans les ateliers de fer el bois de « La Providence », fabriquant sans frais de main-
d'œuvre des produits livrés à bas tarif à la consommation locale, une concurrence illicite à
leur propre travail.
Ajoutons, pour achever le tableau de l'activité militante du clergé colonial dans cette
période, le transfert et l'installation au chef-lieu, décidés par Mgr Desprez, premier eveque
de Saint-Denis (66) , du Collège créé quelques années auparavant, en 1853, par le Père Jouen
sur le plateau de Beaumont, à Sainte-Marie, - ce qui avait nécessité l’achat dans la vil1e
épiscopale d’un terrain imense (67) , - dans l'intention ouvertement manifestée d'enlever au
Lycée la clientèle des familles hien-pensantes, Le nouveau Collège diocésain (68) avait reçu
le nom de « Collège Sainte-Marie ». L'Administration n'hésitait pas à proclamer non
seulement que cette concurrence était légitime mais qu'elle servait de Lycée par
l'émulation qu'elle y entretenait, et qu'à ce titre l'établissement religieux devait être
encouragé... En vertu de ce spécieux raisonnement, « on demandait au budget de la
colonie, déjà grevé de bien lourdes dépenses. Une subvention destinée à favoriser le
collège diocésain dans sa lutte contre l'établissement officiel » (69) .
« Les signes non équivoques de l'emprise religieuse sur la vie politique de la colonie,
constate l'abbé Mondon, semblaient être le Collège Sainte Marie, soutenu par les
conservateurs, et l'Etablissement de la Providence dont la prospérité était faite, disait-on,
de la Imsere des ouvriers (70) . » C'étaient là les « deux forteresses du parti conservateur et
catholique (71) . » M. Gaudin de Lagrange passait pour être le chef occulte de ce parti et
comme mettant à son service l'autorité de sa double fonction de préfet colonial et de
directeur général de la police.
64
Abbé Hubert MONDON : Les troubles de 1868 à la Réunion, page 99.
65
Amiral Rigault de Genouilly, ministre de la marine et des eolonies, dans sa réponse à Jules
Simon.
66
L'érection en évêché de 1a préfecture apositolique fut décidée par Pie IX (Bulle Pontificale du 22
juin 1850). Mgr Desprez arrivait à la Réunion le 21 mai 1851 et fut transféré à Limoges le 4
février 1857 pour devenir ensuite archevêque de Toulouse et cardinal.
67
Abbé MONDON, op. cit., page 98.
68
C'est la qualification que Iui donne l'amiral Rigault de Genouilly. «À la Réunion, le collège
diocésain est le petit séminaire de 1"évêque, mais, comme en France, il reçoit des élèves qui ne
se destinent pas tous à la prêtise ». (Corps législatif, séance du 26 janvier 1869.)
69
Jules SIMON : interrpellation du 26 janvier 1869.
70 Abbé MONDON, op. cit.
71 Idem

26
* * *
On peut saisir maintenant dans ses principaux éléments et dans leur jointure la
situation de l'île das les derniers mois de 1868.
« Qu'on se représente cette colonie privee depuis quinze ans de toutes les libertés dont
elle avait joui à d'autres époques, n'ayant pas de députés au Corps législatif pour défendre
ses intérêts les plus pressants et pour faire valoir ses plus légitimes réc1amations, ne
nommant pas les conseillers généraux et les conseillers qui disposent de ses ressources.
Qu'on se représente cette population ruinée par plusieurs mauvaises récoltes consécutives,
suivies d'une crise commerciale et financière, convaincue, à tort ou à raison, que sa ruine a
été, non pas causée sans doute, mais aggravée par la mauvaise gestion des finances locales,
ne pouvant modifier cette gestion puisqu'elle est privée de ses droits électoraux, faisant
remonter, par conséquent, la responsabilité de ses maux à une Administration toute puissante
et à ceux qui ont été pendant long temps en possession de faire mouvoir à leur gré tous les
fils de cette Administration, c'est-à-dire au directeur de l'Intérieur, au parti ultramontain et
au dergé. Voilà le terrain sur lequel l'explosion va avoir lieu (72) . »
Autour de ces trois faits: la misère générale, un état de privilège pour un groupe
social, un régime de compression politique, toute une agitation de presse s’est organisée
depuis de longs mois. Trois journaux : le Journal du commerce, organe du parti libéral,
auquel MM. Adrien Hellier et La Serve prêtent la popularité de leur nom (73) ; la Malle, or-
gane du parti conservateur et religieux, dont MM. Frédéric et Paul de Villèle, Bellier de
Volentroy et François Mottet sont les chefs; le Moniteur de la Réunion, expression
72 Edouard HERYÉ : op. cit., page 758.
73 « M. Adrien Bellier est le chef le plus respecté du parti libéral démocratique de la Réunion. Sa
fortune est considérable. (Il était propriétaire de l'une des grandes exploitations sucrières de la
colonie, le Bois-Rouge). La loyauté et l'élévation de son caractère n'ont jamais été mises en
doute, même par ses adversaires politiques. Il a rempli, pendant, plusieurs armées, les fonetions
de délégué à la Réunion. Il venait d'être élu, par le suffrage universel, député à l'assemblée
législative lorsque le coup d'Etat de 1851 vint retirer aux colonies leurs droits politiques ». (Ed.
HERVÉ: Journal de Paris, 22 janvier 1869.)
« M. La Serve appartient à la même opinion politique que M. Adrien Bellier; avec un caractère
un peu plus ardent, il n'a pas moins d’honorabilité et de loyauté » (Idem). La Serve (Alexandre-
Marie-Nicole Robinet de), né le 20 mars 1821, décédé à Marseille le 3 février 1882, était le fils de
Nicole Robinet de La Serve qui joua un rôle de première importance sous la Restauration et la
Monarohie de Juillet et dont le souvenIr, on le verra par la suite, reste attaché à l'œuvre
d'émancipation politique de la colonie. AIexandre de La Serve devint membre de l’assemblée
nationale, - où il fut lélu avec François de Mahy le 20 novembre 1870, - puis sénateur de la
Réunion. Il signait simplement La Serve. Nous lui maintiendrons ce patronyme dépouillé pour le
distinguer de Nicole, né et mort à la Réunion (10 avril 1791 - 18 décembre 1842) dont le tombeau,
érigé par souscription publique dans son île natale porte la simple et belle inscription : « Au
défenseur des libertés coloniales ».

27
moyenne du pays, se livrent à d'ardentes controverses où les personnalités ne sont pas
ménagées.
L'arrivée récente dans la colonie d'un jeune journaliste métropolitain, M.
Charles Buet, qui a fait à Paris ses premières armes dans un organe catholique
ultramontain, l'Univers, a contribué à monter le ton de ces discussions de forum et à don-
ner au journal La Malle, écrit le gouverneur dans son rapport du 19 décembre 1868, « des
allures de polémique de plus en plus irritantes et provocantes». Une étincelle suffira pour
mettre le feu aux poudres.
Les soirées du 29 et 30 novembre.
II.
L'affaire débute par un charivari de lycéens. Dans la soirée du dimanche 29
novembre, à la suite du bruit qui s'est répandu en ville que le rédacteur en chef de la
Malle se serait rendu coupable d'un attentat à la pudeur sur un jeune créole dont la famille
l'avait accueilli, 250 jeunes gens' se portent sous le balcon de l'appartement de M. Buet,
situé rue Edouard, à côté de la cathédrale, en criant: « A bas Buet! », « A bas les Jésuites !
»
Comment le « bruit » - dont fait état le rapport du gouverneur -- a-t-il pris
naissance? C'est une lettre du père du jeune homme à l'un de ses proches, à ce moment
en villégiature à Hell-Bourg, lettre lue dans un groupe où se trouvait La Serve (les
dernières lignes recommandaient bien Je secret, mais il était trop tard) (74) , qui a défrayé
la chronique, suscitant commentaires sarcastiques ou passionnés. L'idée du « charivari »
est partie de la classe de M. Jugand, professeur de philosophie au Lycée, connu pour ses
opinions politiques avancées.
M. Buet dînait hors de chez lui ce soir-là; les manifestants, désappointés, se portent
alors devant le collège Sainte-Marie, rue de la Fontaine, à l'Evêché, puis devant l'Hôtel
du directeur de l'Intérieur, suivis par une assez grande foule de curieux. Les exhortations
du maire, M. Gibert des Molières, l'intervention du chef d'escadron de Bouyn,
commandant de la gendarmerie, devaient suffire à ramener le calme. Les attroupements
se dispersaient à 10 heures et demie.
Le lendemain, 30 novembre, à 8 heures et demie du soir, les mêmes
rassemblements et les mêmes manifestations se produisaient. Mais la foule a grossi. Elle
s'est massée devant un hôtel meublé, l'Hôtel Millier, situé dans la partie basse de la ville.
74 Renseignement communiqué par M. Charles Lacaze.

28
De là, elle gagne la rue Edouard, aux cris de « A bas Buet! », « A bas les Jésuites! ». Elle
remonte ensuite la rue de Paris et veut envahir la maison de M. François Mottet, notaire
et conseiller général, Propriétaire de la Malle.
L'effervescence prend un caractère assez sérieux pour nécessiter l'intervention de la
gendarmerie, d'où bagarres. Le capitaine Forcioli est atteint d'une pierre à la tête, une
autre pierre blesse au visage le brigadier Bérot. M me Mottet, qui est à ce moment seule
sous sa varangue, en impose cependant aux manifestants qui, déférents envers une
femme, se retirent pour se porter en tumulte devant l'Hôtel occupé par M. Gaudin de
Lagrange, où sont proférés de nouveau les cris hostiles de : « A bas Lagrange ! », « A
bas la Malle! », « A bas le Conseil général ! », « A bas les Jésuites ! ». Mais la troupe est
alertée, une compagnie vient prendre position l'arme au bras, sous la terrasse qui ferme
le jardin. Le maire s'entremet et parlemente pour éviter une collision.
A ce moment arrive le gouverneur en costume de contre-amiral, accompagné de
l'ordonnateur, M. Laborde, commissaire de la marine, du commandant de gendarmerie
de Bouyn et d'un peloton à cheval. Il harangue les manifestants, les convie au respect de
l'ordre, fait appel à leur raison et les invite à rentrer chez eux. La foule crie: « Vive le
gouverneur ! » et commence de s'écouler.
Mais, pendant ce temps, un groupe de 200 à 300 personnes, où se sont mêlés aux
citoyens et aux jeunes gens de la ville des éléments équivoques comme en suscitent
toujours les agitations de rues, a assiégé le Collège Sainte-Marie, brisant portes et
fenêtres, et a commencé d'en organiser le sac : tables, bancs, livres, pupitres ont été
projetés dans la cour de l'établissement. La· gendarmerie est rapidement intervenue.
Bien que blessé, le capitaine Forcioli est demeuré à la tête de ses hommes. Les
gendarmes ont mis sabre au clair, mais ils n'ont pas eu à charger. Les manifestants se sont
repliés. Le désordre a pris fin...
Cependant, le gouverneur, prévenu que le Collège des Jésuites est « attaqué et livré
au pillage » (75) , s'y rend lui-même, escorté d'une partie de la foule dont il se trouvait
entouré rue de Paris et qui l'accompagnera jusqu'au Gouvernement. Le supérieur, le P.
Etcheverry, allant à sa rencontre, lui dit, montrant les débris de toutes sortes jonchant le sol
et l'un de ses pavillons démoli: « Voilà l'œuvre des libéraux! » -- « Voilà où conduisent
certains écarts de langage », réplique le gouverneur. L'Ecriture le dit: « Qui sème le vent,
récolte la tempête ! » Il faisait allusion à un récent sermon du P. Laffont déniant à l'autorité
civile des pouvoirs émanant de « la souveraineté de l'Etat », car « il n'y a de souveraineté, il
75 Dr Henri AZÉMA, page 189.

n'y a d'autorité que de Dieu » (76) .
29
La soirée du 30 novembn: n'avait pas épuisé ses incidents. Le mouvement des rues
s'était déplacé. Il s'était transporté sur une autre scène, dans un haut faubourg de la ville, à
« la Providence », qui était devenue, pour les raisons que nous avons dites, l'objet
particulier de l'animadversion de la classe laborieuse (77) .
Le gouverneur, parfaitement édifié sur les sentiments de la population ouvrière à
l'égard de cet établissement, y avait, par mesure de précaution, fait disposer une compagnie
d'infanterie pour en barrer l'avenue. Le gros des manifestants s'y heurte. La troupe, sans
faire les sommations légales, charge à la baïonnette et reste maîtresse du terrain. Le contre-
amiral Dupré établit le bilan de l'échauffourée : trois hommes blessés ou contusionnés dans
les rangs des soldats; un manif.estant atteint d'un coup de baïonnette; huit arrestations
opérées. Vers une heure du matin tous les attroupements étaient dissipés.
La journée du 1 er décembre.
III.
Nous atteignons la troisième journée, celle du 1 er décembre. Elle fut calme, marquée
seulernent par les réactions diverses de l'opinion devant les événements des jours
précédents.
Du côté du « parti conservateur et religieux », dont la Malle traduit, et, par ses excès,
trahit sans doute les tendances, l'émotion est à son comble. M. Paul de Villèle s'en fait
l'interprète auprès du gouvernenr dans une lettre où il l'avertit comme père de famille faisant
élever ses enfants au Collège Sainte-Marie, que cet établissement « est promis aux flammes
». Comme citoyen, il blâme les autorités de leur étrange inaction, et, poussant au noir le
tableau de la situation, il écrit:
« Le désordre partout, l'autorité nulle part. On voit un maire muet et consterné sur la
porte d'un conseiller général insulté et menacé; un chef de la parlementant avec l'émeute; des
soldats assistant, l'arme au bras, à des scènes de désordrce dont devait s'indigner leur
courage et constatant, par leur seule présence, la nullité des ordres donnés. Cenest fait de
l'autorité si la réponse ne se fait pas ce soir. »
Mise en demeure hautaine, dit Jules Simon, à la suite de laquelle le gouverneur devait
76 Sur la foi d'un correspondant de la Réunion, Jules Simon donne à ce dialogue un tour
beaucoup plus vif et met l'accent sur la réponse du gouverneur : « VoiLà l'œuvre des libéraux! » -- «
Non, répond le gouverneur, c'est l’œuvre des Jésuites! Vollà ce qu'on recueille quand on prêche la
révolte contre l'autorité civile et la loi établie! » M. l'Abbé Mondon confirme l'algarade du gouverneur,
en expliquant que ce dernier aurait inexactement interpriété le sermon du P. Laffont, « où il était dit
que l'autorité vient de Dieu et non des homnes », forme édulcorée de la version que nous avons-nous
même rapportée suivant des documents de famille.
77 Jules SIMON : interpellation du 26 janvier 1869.

prendre de nouvelles dispositions militaires.
30
Du coté des chefs du « parti libéral » -- c’est le nom qu’ils se donnent et que leurs
adversaires leur donnent- se montre la préoccupation d'endiguer le courant, de maintenir les
manifestants dans les voies légales.
A 6 heures du soir, une reunion pacifique, remarquable par sa tenue et sa dignité, à
laquelle assistent 1.500 à 2.000 personnes et que l'administration supérieure a
exceptionnellement autorisée, a lieu dans le local de la « Société ouvrière» de Saint-Denis
que préside M. Germain Gillonnet, pour etablir un cahier de vœux. Le gouverneur et le
procureur général ont pensé, d'accord avec les dirigeants du parti libéral, que c'était le
meilleur dérivatif à donner à l'excitation des esprits.
A la suite d'un discours de M. Jugand, rassemblée décide de formuler, dans un
document écrit, ses griefs et ses désirs. Elle réclame :
1 0 La destitution du directeur de l'Intérieur, M. Gaudin de Lagrange, tenu pour
responsable de la « mauvaise gestion des fhnl1ces publiques »;
2° L'expulsion des Jésuites, a.ccusés de « s.emer le trouble dans la colonie»;
3° La sécularisation de la « Providence » et la reconstitution de l'ancienne Ecole des
arts et métiers, sous nne direction laïque;
4° Enfin, la transmission au Gouvernement métropolitain du vœu unanime des
habitants, exprimé dans une pétition rédigée par M. Jugand, de voir le droit de suffrage
rétabli dans la colonie pour qu'elle ptit se donner des mandataires librement choisis,
ayant compétence pour se prononcer sur la gestion des intérêts de la collectivité
réuniollnmse.
Jules Simon a bien vu que c'était là le vœu de fond, le vœu majeur, autour duquel
gravitaient, dans les graves conjonctures traversées par la colonie, toutes les pensées et
tous les espoirs. Quelques semaines auparavant Ruben de Couder, conseiller général de
Saint-Pierre, avait adressé au chef de la colonie sa démission de membre de l'Assemblée
locale, sa dignité ne s'accommodant pas, disait-il, d'être un conseiller « nommé » au
moment où « ses concitoyens réclamaient le droit d'élire leurs mandataires ».
Avec ce quatrième vœu, avec cette quatrième demande, va dire l'interpellateur, nous
trouvons peut-être, sous les questions de surface, la question elle-même.
C'est auprès du gouverneur, qui a reconnu la cause du mal et qui a eu le courage de
la dénoncer que le cahier adopté à l'unanimité au cours de la réunion de la « Société
ouvrière » devra être porté.
Une députation est désignée sur le champ. Elle est composée de MM. Jugand,
Gillonnet, Delval, La Serve. Reçus le même soir, à sept heures, par le contre-amiral

31
Dupré, les délégués font part au gouverneur des vœux formulés, lui annonçant qu'une
pétition lui sera remise le lendemain, pour être transmise au Gouvernement de la
métropole, et, leur mission remplie, insistent pour que les arrestations opérées la veille ne
soient pas maintenues. Le gouverneur répond à la délégation qu'il avisera de la suite à
donner à la pétition; en ce qui concerne les individus arrêtés, il déclare avec pertinence
qu'ils sont sous la main de la justice et qu'il ne peut dès lors intervenir (78) .
78 Dans le Journal de Paris, Edouard Hervé enregistre ainsi les faits de cette troisième journée:
« A la suite des premiers incidents, un apaisement relatif s'était produit dans les esprits
puisqu'à une manifestation bruyante avait sucédé une reunion régulière et paisible dans
laquelle on avait voté un certain nombre de vœux destinés à être remis au gouverneur et que
le gouverneur avait reçu la députation chargée de lui remettre des vœux et lui avait fait une
réponse véritablement modérée ».

32
IV.
La journée du 2 décembre.
La journée dramatique du mercredi s'annonce par un de ces ciels de décembre de
l'hémisphère austral, lourds de chaleur et d'orage, où l'on aspire à la détente du soir, aux
rares souffles de brise venus de la mer que recherche avidement la population répandue
dans les rues, sur les terrasses, aux abords maritimes de la ville basse, an « Baracihais ».
Dans la nuit a été affiché un appel à. la population signé de MM. La Serve et J. de
Cordemoy, la mettant en garde contre les entraînements de manifestations tumultueuses, et
l'invitant à venir simplement, sagement et dignement, signer dans les bureaux du Journal
du Commerce la pétition dont les termes ont été arrêtés la veilie.Cette procédure a reçu
l'agrément du procureur général, qui a donné son visa à laprodamœtion.
Nous sommes au 2 décembre, anniversaire du coup d'Etat, trioniphe de la « manière
forte ». M. Paul de Villèle vient d'adresser au gouverneur une nouvelle mercuriale lui
dénonçant la proclamation de MM. La Serve et J. de Cordemoy comme une usurpation
d'autorité et lui annonçant des catastrophes personnelles :
«Si on peut laisser croire que c'est à l'illégale proclamation de MM. La Serve et de
Cordemoy qu'est dû le calme dont nous jouissons, votre autorité, Monsieur le Gouverneur,
est perdue dans notre esprit et votre révocation sera le premier résultat obtenu par la
pétition. »
Quel effet cette lettre a-t-elleeu sur les délibémtions intérieures du gouverneur et
sur la suite des événements? Il faut se borner à relater les faits dans leur déroulement et
pour reprendre le mot d'Edouard Hervé, dans leur incohérence et leur fatalité.
Dans la matinée, le gouverneur avait décidé de convoquer la milice pour 5 heures
de l'après-midi, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, où il la passerait en revue.
Cette milice est une force locale, sorte de « garde nationale» qui a eu sa page
d'héroïsme dans la plaine de « La Redoute» (79) , mais que la faculté d'exonération
accordée aux propriétaires et aux rentiers, moyennant l'acquittement d'une taxe annuelle
de 700 francs, avait vidée de ses éléments notables.
79 Où, le 8 juillet 1810, 350 miliciens, appuyés seulement par 150 soldats de ligne, sous les
ordres du capitaine Lautrec, ont tenu tête au gros des forces anglaises, comprenant plus de
4.000 hommes débarqués à la Grande-Chaloupe (colonne Fraser) et qui, par une marche de
nuit, avait occupé le sommet de la Montagne de Saint-Denis. La mêlée s'y transforma en une
série de combats singuliers. C'est au conrs de cette journée que fut tué le lieutenant Patu de
Rosemont (voit le récit de ces faits dans Henri PRENTOUT : L'île de France sous Decea,
Paris, Hachette, 1901.).

33
Sur le bruit qu'elle n'est convoquée que pour être désarmée, beaucoup de
miliciens s’abstiennent de répondre à la convocation, d'autres se présentent en
vêtenments bourgeois sans armes, et ceux qui viennent en tenue sont accueillis par les
quolibets de la foule (80) .
Le gouverneur, constatant qu'il y a eu mauvaise exécution de ses ordres, fait
connaître qu'il remet au soir, à 7 heures et demie, la revue annoncée et invite le
commandant de la milice, transfol'rné en bouc émissaire, à lui faire parvenir sa démission.
Mais une fois rentré au Gouvernement, il réfléchit que l'heure choisie est bien tardiv'ç
pour une revue et que mieux vaut décidément fixer celle-ci au lendemain matin à 8
heures. n dépêche son aide de camp, le capitaine Lambert (81) , pour notifier les nouvelles
dispositions aux miliciens qui doivent encore être rassemblés.
Cependant le public n'a pas été prévenu de ce changement d'horaire et beaucoup de
miliciens n'o.nt pas été touchés par le contre-ordre. Vers 7 heures, au début du soir, il y a
affluence devant l'Hôtel de ville. Au lieu de la revue à laquelle elle croyait assister, la
population se trouve en présence de deux compagnies d'infanterie sous les armes, genou
en ferre.Des obusiers avaient été amenés derrière le vaste quadrilatère de l'édifice
communal.
Il semblequ'on eût fait même appel aux disciplinaires armés (82) .
Quelques cris isolés: « Ahas les Jésuites! », « A bas de Lagrange! » montent de la
foule, déçue, désorientée, mécontente, qui, privée de son spectacle, reste là pourtant,
simplement parce qu'elle est dehors, qu'elle est mainicnant sans but... , qu'elle est
d'ailleurs forte de son droit, ne faisant aucun mal, ne gênant pas la circulation, ne
troublant pas la paix publique: aucune pression de sa part sur les piquets de garde,
aucune tentative d'invasion de l'Hôtel de ville. Le directeur de l'Intérieur est luimême sur
les lieux, 'ainsi que le commandant d'armes, le lieutenant-colonel Massaroli, presque au
milieu des groupes, lesquels, invités à se disperser, opposent aux ordres administratifs la
force d'inertie. On assiste à un vif colloque entre M. Gaudin de Lagrange et le maire des
Molières. On affirme que le directeur de l'Intérieur, impatient de voir son autorité tenue
en échec, a vivement pressé le maire de faire les sommations, que celui-ci s'y est refusé,
déclarant ne pouvoir remplir une telle mission que s'il en reçoit l'ordre écrit du
80
Correspondance publiée par le Journul des Débats et cité par le Ministre dans sa réponse à Jules
Simon.
81
Le futur héros légendaire des « Dernières Cartouches ».
82
Cette assertion, qui figure dans les correspondances locales dont fait état Edouard Hervé, a été
produite à la tribune par Jules Simon et n'a pas été contredite. Le Ministre se bornait à constater
que le gouverneur n'avait pas fait menntion dans son rapport de « cette troupe »; il pensait qu'elle
avait dû rester en réserve. Il résulte de nombreux témoignages qu'elle avait été alertée et appelée
à prêter main-forte à la troupe de ligne. On avait «déchaîné les pires instincts ».

34
gouverneur. Soit M. Gaudin de Lagrange va se rendre au Gouvernement. De son côté, le
lieutenant-colonel Massal'oH avait envoyé le capitaine adjudant-major Aune prévenir le
gouverneur que « la foule était de plus en plus excitée», que « la modération était prise
pour de la faiblesse » et que le « moment était venu de faire les sommations» (83) . Le
gouverneur, incertain de la conduite à tenir, - car il n'y avait pas « attroupement armé »
légitimant le recours à la foroe; il n'y avait même pas « attroupement» au sens de la loi
du 7 juin 1848, s'agissant d'un concours spontané de population attirée par l'annonce
officielle d'une parade militaire, - le gouverneur se rend finalement aùx avis de ses
conseillers. M. Gaudin de Lagrange revient porteur de l'ordre sinistre ».
Le maire, « la mort dans l'âme », exécute sa consigne. Cet honorable magistrat,
déclare le Ministre, « met le plus grand intervalle possible entre les trois sommations ».
Mais il ne s'emble pas que la fouie ait eompris. Personne ne réalise que les armes aux
mains des soldats sont cllurgées, qu'elles puissem être chargées. Personne ne les a vu
charger ---- et c'est l'un des griefs retenus par l'auteur de l’interpellation contre les
autorités responsables du malentendu tragique.
Donc, la foule ne se disperse pas, regardant la qm manœuvre : la voici qui
s'avance, se frayant passage, refoulant les curieux, ceux que le rapport du gouverneur
appelle tantôt « les manifestants » et tantôt « les émeutiers ». Au, coin de la rue de la
Réunion ; elle fait halte. Et soudain de la pointe d'avant-garde partent des coups de feu,
suivis une fusillade générale qui se propage le long de la colonne. Un bref
comandement : « Tirez à hauteur de ceinture (84) . » Des feux de salve balaient la rue de
Paris et les rues perpendiculaires. Puis la troupe charge à la bïonnette. Hommes et
femmes fuient dans toutes lesdireetions. Des cris d’effroi, des plaintes de blessés et de
mourants. Le capitaine Lambert se précipite et fait exécuter la sonnerie de : « Cessez le
feu ! »
Le contre-amiral Dupré explique dans son rapport du 19 décembre que la fusillade
n'a pas été commandée, qu'elle a éclaté par le réflexe d'un soldat de la tête de colonne, à la
suite de deux coups de feu dirigés sur la troupe, accompagnés d'une grêle de pierres qui
s'ebattit sur les soldats le caporal Moreau avait été blessé d'un coup de feu, le lieutenant
Dodds (85) d'un coup de pierre. Il y avait eu deux autres blessés par jets de pierre du côté
des soldats.
Dans la population, il y avait des morts et des blessés : 6 morts et 20 blessés, écrit le
83 Rapport du gouverneur.
84 Récit d'un témoin in Revue Bourbonnaise.
85 Le futur général commandant l'expédition du Dahomey.

35
gouverneur, 8 morts et 40 blessés, disent les correspondances adressées aux journaux de
Paris, « le gouverneur n'ayant compté que les blessés portés à l'hôpital».
La « répression» avait été souvent sauvage. Certains blessés avaient reçu trois et
quatre coups de baïonnette (86) . Une femme fut relevée par l'abbé Peyrou, mortellement
frappée au moment où elle traversait la rue en courant, tenant par ia main sa petite fille.
Des passants inoffensifs, des malheureux qui étaient tranquillement assis sur le pas de
leur porte, des femmes prenant le frais sur leurs terrasses, étaient au nombre des victimes.
Une lithographie de Roussin, figurant, si notre mémoire est fidèle, dans son
précieux Album de l’île de la Réunion, a fixé l’une de ces scènes dramatiques.
Dans son compte rendu au Ministre, l'amiral Dupré rejetait sur « l'émeute » toute la
responsabilité du sang versé. Il n'avait aucun mot de pitié pour les victimes. Volontiers il
se fût indigné, pour reprendre une expression féroce de Chateaubriand, de « l'insolence
des cadavres »!
86 Deux ouvriers, les frères Jean-Jacques, avaient reçu, l'un quatre coups de baïonnette, l'autre
trois coups de baïonnette. Le comptable d'une maison de commerce, M. Bocret, père de famile, «
homme tout à fait inoffentif », avait été littéralement percé de coups de baïonnette à que, déjà
blessé, il gisait sur la chaussée. Jules Simon signale l'attitude courageuse, dans ces circonstances,
de radjudant·cihef de poste Ycard, qui refusa de livrer cinq personnes réfugiées au quartier de la police,
malgré la sammation du lieutenant-colonel Massaroli.

36
V.
L'état de siège.
Dans la nuit, le gouverneur réunissait son ConseiI privé et proclamait l'état de
siège, impliquant qu'il y avait « insurrection à main armée» (87) . Mais il se hâtait, le
lendemain, de consigner les troupes dans leurs casernes et de faire appel, pour assurer la
tranquillité publique au chef-lieu, à la milice, - à laquelle on venait de donner un
nouveau commandant, M. Bouillier, ancien officier d'infanterie de marine, - et aux «
volontaires », qui depuis trois jours s'étaient mis à la disposition de l'autorité, garantissant
le maintien de l'ordre, et dont on n'avait pas jugé à propos d'utiliser les services. Des fusils
leur étaient distribués : « J'eus le bonheur, écrit le contre-amiral Dupré, de voir rassemblée
toute la milice et une quantité notable de citoyens qui avaient demandé des armes dans la
journnée » ; ils étaient 2.000. Etait-il preuve plus évidente de l'excellent esprit d'une
population contre laquelle on venait de recourir, sans motif légitime, à une répression
sanglante? « Emeute à main armée », tel était, cependant, le crime dont elle était accu-
sée...
De tous les quartiers de l'île des protestations s'élevèrent contre la brutalité déployée
par la troupeetcontre l'outrage fait, et si gratuitement, à la collectivité créole. De Saint-
André, de Saint-Benoit, de Saint-Pierre, de Saint-Leu, des adresses parvinrent au chef-
lieu. « Avec toute l'ardeur d'un patriotisme blessé », les pétitionnaires réclamaient une
enquête sur les oirconstances du drame et sur les responsabilités engagées.
C'est cette enquête que Jules Simon réclamait à son tour : « Je dis qu'il y a une
responsabilité terrible et j'attends qu'on me dise sur qui elle tombe, si c'est sur un homme, si
c'est sur une institution, sur une doctrine, sur un système, et si la théorie qu'on accuse
quelquefois le Gouvernement d'avoir recommandée, la répression impitoyable, a fait 3.000
lieus de mer pour aller tuer la-bas nos concitoyens de l'île Bourbon. »
87 Aux te:rmes de la loi du 9 août 1849 (art. 4), l'état de siège peut être déclaré par le
gouverneur, en cas de péril imminent résultant de guerre étrangère ou d’insurrection à main
armée. Aucune arme n'avait été trouvée sur les morts, sur les blessés, ou sur les personnes
arrêtées. L'état de siège ne devait être levé que cinq mois après, le 18 mai 1869.

37
VI.
Tels étaient les faits dans leur brutale réalité. Mais Jules Simon avait voulu aller au
fond des choses comme le chirurgien qui sonde une plaie. Ce n'était pas une histoire de
mœurs, authentique ou non, une polémique irritante de journaliste, une querelle religieuse
ou une rivalité économique transposée sur le plan politique qui auraient pu déterminer une
agitation de quatre jours à laquelle s'étaient associés « les hommes les plus considérables
du pays ». Il fallait autre chose. Il fallait un mal sérieux et profond, tenant à toute autre
chose qu'à « des provocations de hasard, qu'à des difficultés du moment ». Ce mal
permanent, c'était la constitution coloniale elle-même, le régime résultant du sénatus-
consulte de 1854, auquel celui de 1866 s'était superposé sans en modifier la nature.
Ce régime? Une minuscule pyramide de Sieyès à base d'omnipotence
administrative.
Jules Simon l'a démontré dans cette séance du 26 janvier 1869, avec une force
logique irréfutahle : sous le simulacre d'un appareil représentatif et l'apparence
d'attributions accordées aux organismes institués, on se trouvait, dans la réalité, en pré-
sence d'assemblées placées dans le pouvoir des gouverneurs, de « mandataires d'office »
donnés aux populations coloniales et agissants, sans qualité, en leur nom.
Un Conseil général composé de vingt-quatre membres, dont douze nommés par le
gouverneur, et les douze autres élus par les Conseils municipaux or, sous ce nom de
Conseils municipaux, on avait affaire' à des « fonctionnaires » nommés par le gouverneur
(88) . Ainsi le gouverneur est en fin de compte le seul électeur de la colonie : « Il en est le
grand électeur. »
« Le sénatus-consulte de 1854, disait Jules Simon, ruse avec le despotisme. Ne voulant
pas le restreindre, il le cache, il l'entoure d'institutions fictives, d'une représentation
mensongère. » Et il ajoutait : « Il y a quelque chose de pire que le pouvoir arbitraire, c'est le
pouvoir abitraire entouré d'un mensonge de représentation! Le mensonge est mauvais en
toute chose et quand OIl le donne pour auxiliaire au pouvoir absolu, il ne fait que le
déshonorer et l'aggraver. »
Quant au sénatus-consulte de 1866, sans doute avait-il augmenté les attributions du
Conseil général en appelant celui-ci à délibérer sur le système d'impôts, à en voter les tarifs
88 Article 12 du sénatus-consulte du 3 mai 1854 : « Le Conseil général est nommé moitié par le
gouverneur, moitié par les conseils municipaux. »
Article 11 : «Les maires adjoints et conseillers municipaux sont nommés par le gouverneur ». Le
présidetnt, le vice-président et les sécrétaires de l'assemblée locale étaient nommés par lui. Le
gouverneur était donc, comme va le dire Jules Simon, le véritable électeur et unique électeur.

38
et même à se prononcer sur le tarif douanier susceptible d'être mis en vigueur dans la
colonie, mais avait-il augmenté les libertés des colonies? Le « vice d'institution » des
assemblées restant le même, leurs prérogatives étaient frappées de stérilité (89) !
« Vous aurez beau faire, ces sénatus-consultes seront l'occasion d'une plainte
éternelle. Que les colonies soient dans la prospérité, elles se plaindront de ces sénatus-
consu1tes; qu'elles soient malheureuses, elles s'en plaindront; qu'il y ait de l'agitation
dans la rue, ce sera pour s'en plaindre. »
Ce qu'il condamnait, c'était le pouvoir personnel, le pouvoir discrétionnaire, avec son
corollaire pour les colonies, le régime de l’assujettissement :
« Croyez-vous, concluait Jules Simon en s'adressant au Gouvernement, que tant
qu'elles seront traitées de cette façon les colonies cesseront de dire que c'est vous qui
êtes cause de leurs souffrances et de leurs misères? »
Ce que réclamait, suivant l'orateur, l'opinion publique coloniale, c'était un régime
de garantte'S, à la place d'un régime de compression qui étoutfalt la vie publique; c'était une
assemblée coloniale il la place d'une parodie d'assemblée; c'était le droit pour les habitants de
participer à la gestion de leurs intérêts, de consentir l'împôt, d'en contrôler l'emploi par
l'intermédtaire de mandataires librement choisis, possédant leur confiance, le droit enfin pour
eux de débattre leurs « intérêts vitaux», sous la caution d'une compétence locale certaine, au
sein des assemblées nationales appelées à en connaître. C'était cela que l'orateur considérait
comme l'esseniieldu débat.
Et il résumait ainsi sa discussion :
« La clarté la plus absolue sur ces événements douloureux. La responsabilité sur ceux à
qui elle incombe. Et quant aux sénatus-consultes, objet de l'éternel grief des colonies, nous
ne faisons, en en demandant la réforme, qu'invoquer la vérité et la justice cet réclamer
un retour au bons sens et aux véritables intérêts du pays. »
89 En réalité, pris en lui-même, le sénatus-consulte de 1866 porte la marque d'un réel libéralisme.
Il accorde à l’assemblée locale des Pouvoirs étendus. Mais ces pouvoirs étaient mis dans
l'impossibilité de s'exercer du fait de l'organisation créée par le s'énatus-consulte de 1854. Dans ce
régime, le Conseil général était suivant la piquante formule d’un de ses membres, « une façade
derrière laquelle il aurait pu se passer quelque chose ».

39
***
Dans sa réponse, le Ministre, l'amiral Rigault de Genouilly, qui jouissait d'un
grand crédit personnel auprès de l'assemblée, marin qu'auréolait la brillante prise de la
citadelle de Saïgon, après avoir exposé la version administrative des faits, n'hésitait pas
à déclarer qu'en assurant la victoire de l' « ordre sur l'émeute », le gouverneur de la
Réunion avait rempli son devoir « envers la colonie, envers le pays et envers l'Empereur
». L'amiral Dupré avait, ajoutait-il, agi « avec modération », mot pour le moins inattendu
en présence du bilan des victimes et qui provoquait, sur les bancs de la gauche,
l'interruption d'Eugène Pelletan : « Vous trouvez qu'il n'y a pas assez de cadavres! » Et
quant 'à la troupe, elle s'était trouvée en « état de légitime défense ». L'Officiel relate ici
un second incident : « Et comment, s'écriait le Ministre, vous demandez à ces soldats, le
jour où ils se trouveront devant l'ennemi, de se précipiter tête baissée contre lui, vous ne
leur parlez que d'honneur, que d'obligations pour la défense du drapeau, et puis, lorsque
le jour viendra où on les insultera, où on les accablera de quolibets, de coups de pierres,
vous voulez que ces mêmes hommes restent calmes, froids, impassibles, que les fusils
ne partent pas dans leurs mains! »
ennemis ! »
- M. Eugène Felletan, se levant, avec vivacité « Est-ce que les Français sont des
Touchant la question des réformes à introduire dans la Constitution coloniale,
l'opinion du Ministre, sur un point au moins, était formelle : le suffrage universel n'aurait
jamais de jour aux colonies.
Après avoir repoussé, par l'argument de l'inégalité des charges! entre Français de la
métropole et Français d'outre-mer, le principe de la représentation des colonies au
Parlement national et usé de quelque ironie à l'égard de ces « députés des colonies » qui se
trouveraient sans doute dépaysés, à tout le moins dans une situation em!barrassée, au
milieu d'une « grande assemblée législative» où les questions coloniales étaient d'ailleurs
rarement abordées, - leur examen rentrant pour l'ordinaire dans la compétence du Sénat
(90) , - il se bornait, pour les autre réformes préconisées par l'interpellateur, à déclarer que
«ces problèmes» demandaient de« sérieuses études» et qu'il ne fanait pas espérer « que
90 L'amiral Rigault de Genouilly oubliait que le sénatus-consulte de 1854 donnait expressement
compétence au Corps législatif pour statuer sur le régime commercial des colonies, par quoi il faut
entendre ensemble des « dispositions législatives qui concernent les conditions économiques et
fiscales des échanges » entre les colonies, la métropole et les autres pays. Le sénatus-consulte de
1866 en remettant aux conseils généraux le droit de voter leurs tarifs et doctroi de mer, « n’avait pas
infirmé cette compétence, mais supprimé les restrictions mises à la liberté du commerce extérieur
des colonies avec l'étranger " ». (Avis du Conseil d'Etat rapporté par GIRAULT : Principes de législation
colonilale, t. II, page 7.)

40
leur solution pût être hâtée sous la pression de l'émeute ».
Couverts par l'amiral Rigault de Genouilly à la tribune du Corps législatif, le
contre-amiral Dupré et M. Gaudin de Lagrange n'en étaient pas moins devenus
indésirables à la Réunion. Le ressentiment qu'on éprouvait à l'égard du directeur de
l'Intérieur était très vif et sa llrésence dans la colonie, dans un pareil moment, eût pris
l'allure d'une provocation. Aussi le gouverneur avait-il jugé qu'il était sage de, le « faire
passer en France» en couvrant cette mesure d'un prétextede santé. L'amiral Dupré jetait
du lest. M. Gaudin de Lagrange quittait la Réunion le 22 décembre 1868, laissant l'inté-
rim de son poste à M. de Reating, secrétaire général de la Direction de l'Intérieur. Il était
peu après nommé à la Martinique. Le contre-amiral Dupré était lui-même, aux termes
d'un décret en date du 11 septembre 1869, « appelé sur sa demande en France » et
remplacé à la tête de la colonie par M. de Lormel, gouverneur de la Guadeloupe. Il de-
vait être, l'année suivante, désigné comme suppléant dUlcontre-amiral de Cornulier-
Lucinière, commandant en chef de la Division navale des mers de Chine (91) . L'amiml
quittait la colonie le 23 odobre. Il emportait en s'en allant le satisfecit suivant de l'amiral
Rigault de Genouilly : « Pendant les regrettables événements dont la ville de Saint-
Denis a été le théâtre dans les soirées du 29 au 30 novembre et du 2 décembre, vous
avez épuisé tout ce qu'il était possible de faire pour calmer les esprits égarés; vous n'avez
autorisé l'emploi de la force que pour maintenir le respect de la loi ouvertement
méconnue et garantir la 'sécurité publique sévèrement menacée par l'émeute. Votre
conduite a reçu l'approbation de l'Empereur et j'ai été assez heureux de trouver l'occasion
de le dire au Corps législatif en réponse aux interpellations dont il a dé saisi le 26 janvier
dernier. »
En ce qui concerne le rédacteur de la Malle, il avait, suivant le mot caustique du
Journal du Commerce, fait les siennes. Dès le lendemain du drame de Saint-Denis, il
avait pris passage à bord d'un navire en partance, pour rentrer en France sans esprit de
retour.
Le 2 décembre 1868 resterait une date mémorable dans l'histoire locale. Le compte
rendu des notables attestait l'espoir que « le sang répandu fût du moins le baptême aux
colonies de la liberté publique ». Cet espoir n'était pas vain.
91 La décision impériale figure au Journal officiel sous la date du 21 février 1870.

41
* * *
Les événements du 2 décembre 1868 devaient être évoqués une seconde fois par
Jules Simon à 1a tribune du Corps législatif, - on le verra au chapitre suivant, - le 15 avril
1869, et allaient être de nouveau, mais de biais cette fois, à l'Assemblée nationale, le 13
juillet 1873, au cours d'un « incident » auquel donna lieu l'adoptiom du procès-verbal. La
veille, dans la discussion du prajet de loi relatif au jury des colonies, M. Audren de Kerdrel
(92) avait interrompu le rapporteur, M. Lenoël, constatant qu'à l'île Maurice le jury
fonctionnait, alors que l’île de la Réunion, sa voisine, ne, possédait pas semblable
institution, par cette parole enregistrée à l'Officiel : « On ne fait pas de rèvolutions à
Maurice! »
Dans la séance du 13, demandant la parole sur le procès-verbal, de Mahy s'élevait
contre « l"accusation absolument gratuite » formulée par un collègue de droite à l'égard
de la population si possible de son île : au fond, c'était toujours la légende de
l'insurrection à main armée du 2 décembre 1868! Or, il n'y a jamais eu d'insurrection à la
Réunion, mais « un massacre » : un gouverneur « égaré », « trompé par de faux rapports »,
avait « laissé tirer sur une population inoffensive et désarmée ». M. Audren de Kerdrel
expliquait que son interruption avait été mal par l'Officiel ou sa pensée mal traduite ; ce
qu'il avait voulu dire, c'est que dans la métropole britanique, il n'existait pas de parti
qui exoitât aux colonies les classes les unes contre les autres. Et précisant plus tard, à
la suite d'une rélique incisive de Mahy, le sens de sa manifestation, il déclarait qu'il avait
voulu dénoncer les responsabilités générales « d'un parti » qui n’hésitait pas à faire appel
contre d’autres classes à l'antagonisme de « nouvelles couches sociales ». La Serve
intervenait à son tour pour relever « l'accusation calomnieuse » dirigée contre le « parti
républicain » dont il se réclamait avec ferveur ; et Gambetta, mis en cause, - car c'est lui
qui, quelques jours auparavant, dans, son retentissant discours de Grenoble, avait salué «
l'avènement de nouvelles couches sociales », - demandait la parole « pour un fait
personnel ». S'expliquant sur l'expression qu'on paraissait lui reprocher, le grand orateur,
dans une puissante improvisation, sans méconnaître les services qu'avaient rendus au
pays certaines « classes privilégiées » en faveur desquelles les gouverneunents passés
avaient organisé le suffrage censitaire, justifiait les ambitions politiques de ces «
nouvelles couches sociales, issues de la Révolution française », qui ont pris, peu à peu, «
obscurément d'abord, d"une façon plus sensible, plus claire, plus intelligente par la suite,
92 Compatriote et camarade d'enfance de Jules Simon, resté son ami, mais ne partageant pas la
même foi politique.

conscience et possession d'elles-mêmes à l'aide du suffrage universel ».
42
On ne se fût pas attendu à ce que l'affaire du 2 décembre 1868 dût prendre pareille
ampleur et avoir sa répercussion lointaine et passionnée sur la vie politique de la France.

43
CHAPITRE II.
La représentation parlementaire des colonies:
l' « intérêt commun ».
(L'amendement Jules Favre-Jules Simon, 15 avril 1869).
« ASiemblée nationale », « Parlement impérial »
et « Conseil d'Empire ».
I.
Jules Simon avait bien mérité de la colonie de la Réunion et de la cause des libertés
coloniales. En évoquant à la tribune du Palais-Bourbon les funestes événements de Saint-
Denis, il avait voulu en tirer la leçon. Les institutions étaient à ses yeux plus coupables que
les hommes : c'est la conviction qu'il avait voulu faire partager à ses collègues et au
Gouvernement. Les troubles sanglants du 2 décembre 1868 étaient l’illustration de cette
thèse : que les colonies ne sauraient vivre indéfiniment dans un climat d'exception, de
compression et d'arbitraire.
Et, comme pour donner plus de force à sa démonstration, il avait à produire le
témoignage de la colonie « la plus douce, la plus éclairée, la plus tranquille », qui avait
franchi sans le moindre trouble social, vingt ans auparavant, la redoutable épreuve de
l'émancipation, qui avait toujours offert « le spectacle du calme le plus complet, de la
résignation la plus héroïque », et qui pouvait se prévaloir «des plus admirables services».
Ainsi que l'écrivait Edouard Hervé dans le Journalde Paris du 27 janvier 1869, au
lendemain de l'interpellation: « La question de l'organisation des colonies est maintenant à
l'ordre du jour. M. Jules Simon l'a posée avec beaucoup de netteté et d'autorité devant
l'opinion publique qui ne s'en dessaisira plus. »
Et ce n'était pas seulement l'opinion publique-qui se trouvait « saisie». En dépit des
morceaux de bravoure de l'amiral Rigault de Genouilly sur les hautes traditions de la marine,
sur le sentiment de la discipline dont les marins, vivant en face des silencieuses consignes du
bord, se font une règle de vie, sur leur vocation naturelle à gouverner les colonies, les
Conseils du Gouvernement dans la métropole s'étaient émus et se montraient disposés à des
« concessions libérales ».
Le Second Empire, à ce moment de son histoire prépare son évolution pour désarmer
une opposition qui grandit, fronde et persifle dans la presse déliée depuis l'année précédente

44
de l'autorisation préalable, retentit en éclats sonores dans le prétoire (93) . Jules Simon ne
laissera pas le Ministre préposé aux affaires coloniales s'endormir sur le mol oreiller
des temporisations diplomatiques...
A 131 séance du Corps législatif du 15 avril 1869, à l'occasion de la discussion
du budget de la marine et des colonies pour l'exercice 1870, le président Schneider
faisait connaître qu'il était saisit d'un amendement de MM. Jules Favre, Jules Simon,
Carnot, Ernest Pic.ard, Garnier-Pagès, Bethmont, Jules Grévy, ainsi libellé:
« Les colonies seront représentées par des députés au Corps législatif pour la
prochaine législature. »
Et void Jules Simon à la tribune pour défendre l'amendement qu'il a déposé avec
ses collègues.
Il commence par rappeler les circonstances dans lesquelles il est intervenu
que1ques mois auparavant. Le sang avait coulé à la Réunion. Or, les événements du 2
décembre 1868 ne sont pas nésd'incidents occasionnels. Ils sont la conséquence, ils sont le
fruit amer du régime politique et administratif dont souffrent les colonies. Et c'est de
nouveau sa plainte, qui est aussi « l'éternelle plainte des calonies» :
Pas d'Assemblées locales, mais seulement des fictions d'assemblées; un gouverneur
qui nomme des conseils municipaux et, par le truchement de ceuxci, ou même directement,
un Conseil général (94) , lequel nomme à son tour un « délégué» pour siéger dans un «
Comité consultatif» où il est dépourvu de tout droit d'initiative, de toute autorité, n'y re-
présentant, en définitive, que l'opinion du gouverneur lui-même.
La loi du 24 avril 1833, note-t-il, était certes beaucoup plus libérale puisqu’elle avait
créé, même avec les restrictions du cens, des Conseils électifs, ayant de larges pouvoirs, et
que les « délégués» élus par ces Conseils, représentant ainsi la fraction notable des
habitants, pouvaient se dire les mandataires de la colonie et en jouaient effectivement le
rôle.
Sous l'empire du sénatus-consulte de 1854, aucune forme de représentation
93 Etienne Lamy a finement marqué la psychologie de Cette évolution: « Pour refuser à une
nation le gouvernement d'e ses affaires, il taut être constamment heureux. L'Empereur ne l'était
plus. Alors il commença à douter ide lui même ... Il rêvait de t'rouver dans l'opinion des
avertissements qui lui avaient manqué jusque-là. Il consentait à être éclairé, à la condition de
n'être pas contraint. Il accorda à la nation le droit de parler, en gardant pour lui le droit d'agir. Tel
fuit le sens de la réforme qu'il avait annoncée le 19 jauvier 18G7et qu'il accomplit par les Iois de
1868 sur la presse et les réunions : celle du 11 mai permit de fonder un journal sans autorisation
et déféra 100 délits de presse aux tribunaux; celle du 10 Juin autorisa les citoyens à
s'assembler et à discuter sur toutes les matières, sauf la religion et la Politique. La loi sur la
presse donna la parole aux aidversaires irrédutibles de l'Empire ». (Etienne LAMY: Etude sur le
Second Empire: « Le Second Empire et les ouvriers » pages 94-95.)
94 Voir ci-dessus, page 42.

45
permettant, soit à la collectivité, soit à une fraction quelconque de la population, de
manifester son opinion, de faire yaloir ses désirs, ses vœux, ses doléances :
« Je suis, dit l'orateur, dans la vérité absolue en déclarant que les colonies ne sont
représentées à aucun degré, ni dans leurs intérêts matériels, ni dans leurs intérêts moraux, ni
dans leurs intérêts politiques. »
C'est, d'ailleurs, pour suppléer à cette carence, et pour justi:fier ainsi le droit
qu'auraient les Français d'outre~mer à se défendre directement, par leurs propres
représentants, dans l'enceinte législative, que l'orateur est à la tribune:
« Ce n’est pas seulement un droit pour nous que de faire retentir leurs plaintes dans
cette Chambre, c.'est un devoir, et un devoir d'autant plus impérieux que nos compatriotes
n'ont pour faire entendre leurs griefs que la voix de députés parfaitement étrangers à leurs
intérêts, à leurs affaires, et qui n'y apportent quelque passion que par la passion générale du
bien public. »
Une telle considération empruntait à la qualité de celui qui parlait, qui avait retrouvé
depuis deux ans dans la tribune parlementaire une chaiœ de haute philosophie politique et
morale, à la gravité des circonstances, aux nouvelles résonances du mot de liberté, une force
communicative.
Suit alors, dans l'attention sérieuse de l'Assemblée, une analyse des conditions faites
aux haibitants des colonies par l'absence de toutes autres garanties : pas d'indépendance de la
magistrature, qui ne jouit pas de l'inamovibilité; pas de liberté de presse, le régime de
l'autorisation continuant, aux colonies, à faire peser sur elle ln plus étroite des tutelles, tutelle
encore renforcée par le droit de « communiqué » du gouverneur intervenant pour juguler la
moindre manifestation d'indépendance, ce qui équivaut à supprimer, en même temps que
l'expression spontanée de l'opinion du journal, la dignité du journaliste. En privant des
citoyens français de l'usage de leurs droits, c'ést exactement, dit Jules Simon, « comme si
on avait déclaré que le titre de citoyen français ne leur appartenait plus » qu'ils étaient
déchus de la qualité de Français.
A cette situation intolérable, un seul remède : rendre aux Français des colonies le
moyen de se faire entendre, leur donner des assemblées où ils puissent discuter et
décider de leurs affaires locales· et une représentation élue, au sein de la représentation
nationale, pour les débats où se règle le sort des collectivités d'outre-mer ou que domine
l'intérêt commun.
Telle serait la justice.
Cette brève, énergique et substantielle intervention en faveur des libertés
coloniales sera la dernière manifestation oratoire de Jules· Simoq au cours de cette

législature qui allait prendre fin quelques jours plus tard, le 26 avril 1869.
46
Elle va amener une importante déclaration de l'amiral Rigault de Genouilly, qui se
bornant, sur la question de la représentation parlementaire, à s'en référer à ses
explications du 26 janvier précédent, fait connaître au Corps législatif qu'il est admis «
en principe» par le Gouvernement que les conseils municipaux et les conseils généraux
des colonies seront à l'avenir le « produit de l'élection » (95) .
C'est donc. la réponse à J'interpellation du 26 janvier qu'il nous faut reprendre ici,
dans son cadre, pour mettre en plein relief les objections qu'opposait le Gouvernement
impérial au droit des colonies de concourir à la représentation nationale; et c'est la
réfutation de la thèse ministérielle, apportée à la tribune le 15 avril 1869, et, d'une façon
plus précise encore, dans la législature suivante, le 11 mars 1870, par le défenseur
spontané - et accrédité - des colonies que nous allons du même coup analyser.
II.
« Dans cette grande Assemblée», disait le Ministre, - s'adressant particulièrement «
aux ruraux », natureHement portés à règarder comme excessive la part de sacrifices
demandée aux paysans et veillant jalousement àce qu'à tout le moins elle ne soit pas
aggravée, - dans cette grande Assemblée, vous représentez des électeurs tous égaux par
les charges qui pèsent sur eux, tous égaux devant l'ilmpôt, égaux devant le
recrutement, des électeurs placés dans des conditions de travail identiques partout.
Les électeurs coloniaux, eux, seraient exempts du recrutement, ils ne payeraient pas
'd'impôts profitaillt à la métropole. Chez eux le travail demieu.rerait organisé dans
de$ conditi:ons exceptionnelles qui ne peuvent changer. Est-il possible qu'il y ait des
députés des colonies nommés par des électeurs en dehors des conditions générales
imposées aux électeurs français? et concourant à faire des lois, à voter des impôts (nous
précisons ici la pensée de l'amiral Rigault de Genouilly) dont leurs mandants se
trollveraient affranchis?
A cette double série d'arguments : inégalité des charges fisoales et inégalité des
charges sodales, ces dernières aggravées par la présence à cette époque dans les îles
d'une classe « non libre» constituée par des travailleurs africains ou hindous, engagés par
95 L'Empereur dans sun discours d'ouveture des Chambres réunies eu commun au Palais du
Louvre, le 29 novembre 1869, en annonçant une prochaine réforme des Conseils généraux de
France, devait confirmer solennellement cette déclaration ministérielle : « Les colonies
participeront, elles aussi, à ce mouvement de décentralisation. »

47
contrat sous le régime de l' « immigration réglementée », void la réponse de Jules Simon:
Participation au budget national. « On dit que les citoyens des îles n'ont pas les
mêmes droits que les citoyens français parce qu'ils n'ont pas les mêmes charges. Les
colonies, dit-on, ne concourent pas à former le budget de la métropole? Permettez-moi
d'affirmer que l'énonciation de cette objection constitue une injustice. Comment! Les
colonies ne concourent pas à former le budget? Mais je vous le demande, est-ce que les
colonies ne supportent pas des charges qui, à leur dé~a.ut, incomberaient à la
métropole 2 Est-ce que si les colonies ne pouvaient faire les frais de leur
administration, la métro pole ne serait pas obligée d'y $ubvenir? Par conséquent. il est
de la dernièreéuidenc:e:non seulement qu'elles concourent au budget, mais qu'il y a
injustice flagrante à le contester (96) . »
L'impôt du sang. -« On dit encore : les citoyens des îles ne sont pas soumis à la
conscription. C'est l'objection qui revient sans cesse. Elle n'est pas juste. Les citoyens de
nos colonies, ne sont pas soumis à la conscription, je le reconnais, ils n'entrent pas dans
les régiments. » (Peut-être se gardait-on de les y faire entrer.) (97) . Mais oubliera-t-on que,
chaque fois que le drapeau, de la France a été engagé, ils ont fourni de larges contingents
de volontaires? Récemment encore, souligne l'orHteur, des compagnies créoles prenaient
part à la campagne du Mexique. « Ces compagnies sont allées au feu. Elles se sont si bien
comportées qu'elles ont été mises plusieurs fois à l'ordre du jour. Malgré cela, quand la
campagne a été terminée, il n'a pas été possible aux sousofficiers qui sortaient de ces
compagnies d'entrer avec leur grade dans les régiments français où ils demandaient à
servir. »
Toute l'histoire de notre colonie de la mer des Indes, comme celle de nos Antilles,
96 A la séance de l'Assemblée nationale du 30 novembre 1875, M. de Ploeuc, - défendant «
adimirablement », dit Schoelcher, son amendement ayant pour objet d'accorder des députés aux
colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de l'Inde française, - opposera à
M. de Champvallier et aux adversares de la représentation coloniale la même thèse, celIe de la
participation indirecte, mais effective des colonies aux charges de la métropole :
« Il n'est point exact de dire que les colonies ne participent pas aux charges de la métropole. On
participe aux charges du budget nationail national non seulement quand on se présente à la caisse d’un
percepteur ou d'un agent des contributions, mais encore quand, par les charges locales que l'on s'impose,
dans les colonies, on exonère la métropole des mêmes charges qui, à défaut des premières lui
incomberaient nécessairement. » Quelqu'un a dit plus brutalement : « Dans la mesure où les
nécessités de l'organisation dépasseraient les capacités budgétaires des établissements, il
appartient à la métropole d'y pourvoir... Qu'elle paye, ou qu'elle amène son pavillon! » (René
VALANDE : Les responsabilités de la métropole.)
97 Une population hétérogène comme celle qui habite les colonies peut-elle être armée sans
danger? (Paul MERRUAU : « Les colonies françaises et le budget ». (Revue des Deux-Mondes,
1 er avril 1877, page 616.)
« Les colonies, disait Schoelcher, demandent à payer l'impôt du sang; le Gouvernement le leur
refuse et l'on vient leur dire ensuite : « Sortez de la Chambre des députés, car vous » ne payez
pas l'impôt du sang. » (Réponse au discours de M. de Champvallier prononcé le 12 novembre
1875.)

48
est tissée de ces actes de dévouement à la Patrie : volontaires de Bourbon des campagnes
de l'Inde, sous Dupleix, Bussy et Mahé de La Bourdonnais, avec le privilège « de marcher
les premiers au feu », combattants de la plaine de la Redoute, lors de la prise de la colonie
par les Anglais en 1810, volontaires des expéditions de Madagascar sous l'amiral Pierre,
en 1885, puis, ·en 1894, sous Metzinger et Duchesne pour y affirmer définitivement les
droits de la France; « patriotes» de la Guadeloupe luttant avec une énergie farouche, sous
les ordres de Victor Hugues, pour sauvegarder l'indépendance de leur île; compagnies de
volontaires des Antilles (98) citées à l'ordre du jour de l'armée au cours de l'expédition du
Mexique par le général Forey. Et quand la France a dû, pour la défense de son propre sol,
faire appel à tous ses enfants, ses fils d'outre-mer, ne sont-ils pas accourus, d'un seul élan,
pour partager les dangers de la Patrie? D'ailleurs l'injuste ostracisme dont ils avaient été
longtemps frappés, les privant de servir dans les rangs de l'armée, devait tomber, était
déjà tombé sous l'action patriotique, clairvoyante et persévérante de leurs représentants
au Parlement. Il serait difficile aujourd'hui de prétendre que les Français des colonies, «
ne satisfaisant pas aux obligations militaires», ne peuvent se prévaloir des droits des
Français de la métropole!
L'immigration. - Troisième argument, tiré des « conditions exceptionnelles » de
l'organisation du travail aux colonies, « conditions, disait l'amiral Rigault de Genouilly,
qui ne peuvent changer ». Le Ministre: avait paru vouloir ainsi fortifier de son autorité
l'opinion qui s'était accréditée en France, suivant laquelle les travailleurs asiatiques et
africains introduits dans les colonies de plantations, sous le régime de l'immigration
réglementée (99) , étaient des « esclaves volant'aires à temps », et reprendre à son compte
la thèse de « l'incompatihilité » qui avait été, sous la Monarchie de Juillet, constamment
opposée à ceux qui revendiquaient pour les colonies la représentation parlementaire : il
s'agissait, déclarait-on alors, de sociétés que le fait de l'existence de l'esdavage plaçait «
en dehors du droit national» (100) .
Jules Simon n'a pas méconnu la portée sérieuse de l'argument; mais pour montrer
que les abus auxquels pouvait donner lieu l'immigration, en dépit des précautions
réglementaires les plus minutieuses, étaient communs à toute introduction de main-
d'œuvre étrangère; que des lois spéciales avaient dû intervenir pour régler l'emploi de
la main-d'œuvre belge et luxembourgeoise dans les mines du Nord, « sans qu'on dût
98 Et de la Réunion encore: « Est-ce que vous avez oublié les services que les habitants de la
Réunion ont rendus dans l'expédition du Mexique? » (Jules Simons s’adressant à l'amiraI de
Genouilly.)
99 Décrets des 13 et 27 fénier 1852.
100 Infra, page 94, note.

49
renoncer par là à l'unité de la législation française».
D'ailleurs, un courant très net se manifestait au même moment, dans les colonies
elles-mêmes, contre la concurrence faite par les « engagés » aux « bras créoles ». Les
Conseils généraux s'étaient demandé légitimement s'il était rationnel que le service de
protection des travailleurs immigrants fonctionnât aux frais de la collectivité,
entraînant des sacrifices pécuniaires pour l'ensemble des contribuables, au bénéfice des
seuls engagistes, c'est-à-dire des seuls propriétaires fonciers.
La logique ministérielle consistait à ne pas donner suite aux réclamations locales,
sous le prétexte péremptoire que « les conditions de travail aux colonies ne pouvaient
être modifiées», et à invoquer comme un grief contre la société coloniale ce même état
de choses qu'on déclarait ne pouvoir faire disparaître.
L'inapplicabilité aux colonies des lois métropolitaines. - A la question enfin: est-il
juste que la représentation coloniale vote des lois qui ne sont pas appliquées à ses
électeurs? Jules Simon a déjà répondu, au cours de la séance du 25 janvier 1869 : «
Est-il juste que la représentation métropolitaine délibère hors la présence des mendataires
des colonies sur des questions qui sont vitales pour elles? »
Sans le concours d'une représentation coloniale qualifiée, de mandataires
véritables, en possession de consentir, au nom des « intérêts spéciaux » dont ils ont la
charge, les sacrifices à l'intérêt national - dont ils auront aussi la fierté de se dire les re-
présentants, - le Parlement ne risque-t-il pas d'exercer arbitrairement sa souveraineté dans
les questions coloniales réservées à sa compétence et de provoquer sinon la désaffection,
du moins le juste ressentiment des collectivités d'outre-mer chaque fois qu'une mesure
sera prise blessant le droit ou lésant leurs intérêts?
M. Jules Duval, en précurseur, dans son beau livre, riche d'idées et de faits, qu'on a
bien tort d'omettre systématiquement dans les références relatives au problème colonial : «
Les colonies et la politique coloniale de la France» (101) , disait à la même époque :
« Par la représentation dans les Chambres, les colonies seraient rendues à la vie
politique et rentreraient dans la grande famille française, Elles ne se verraient plus
condamnées à un douloureux silence quand des questions vitales pour elles sont posées,
débattues, résolues, tandis que les fabricants de sucre de betterave, les raffineurs, ont
toute liberté de soutenir leur propre cause au sein des commissions, à la tribune, au
scrutin. »
Allons plus loin (c'est l'auteur qui parle ici avec une double expérience
d'administrateur et de parlementaire) : l'interdépendance économique des colonies et de
101 Arthus Bertrand (Paris, 1864)

50
certaines régions métropolitaines est devenue si étroite, la solidarité de leurs in térèts si
formelle, qu'il est désormais impossible de discuter les problèmes qui touchent aux uns
sans se préoccuper du retentissement que leur solution aura sur les autres. On l'a bien vu
au cours de la crise qui a atteint l'Afrique Occidentale française. Les mesures
législatives de protection douanière réclamées par le Gouvernement en faveur des oléa-
gineux de l’A. O. F., combattues par les représentants des ports, avaient pour but de
venir en aide au paysan noir du Sénégal ou du Dahomey pris en sa qualité de producteur
de graines d'arachides ou d'huile de palme, sans doute, mais aussi de consommateur de
produits fabriqués, d'objets de fer ou d'acier et de tissus de la métropole - et c'étaient, par
incidence, les usines du Nord et de l'Est de la France qui se trouvaient bénéficier du
soutien accordé au nom de la solidarité nationale à ce cultivateur perdu dans la brousse
africaine, vivant là-bas sur son étroit « lougan », « Une récolte qui sc réalise à des prix
avilis en A. O. F., ce n'est pas seulement le découragement jeté parmi les indigènes, c'est
aussi une factorerie européenne qui se ferme dans la brousse; et un certain nombre de
comptoirs africains qui cessent leur commerce, c'est un haut-fourneau qui s'éteint dans le
Nord ou des broches devenues silencieuses dans les Vosges. » (102) .
Mais la question de la représentation parlemenlaire dépassait, aux yeux de
l'orateur du Corps législatif, les limites d'une collaboration légitime à une œuvre
législative qu'il s'agit d'approprier aux conditions de vie et de prospérité des colonies.
Ecoutons Jules Simon définissant avec une haute éloquence dans la séance du 26
janvier 1869, par une sorte de préfiguration de l'Empire, la place qu'il convient de faire
aux colonies dans le cadre de la nation :
« La France n'est pas seulement le pays qui s'étend depuis Dunkerque jusqu'à
Toulon, depuis Brest jusqu'à Strasbourg. Ce n'est pas seulement notre territoire français
qui est la France... Un vaisseau quitte nos ports, il fait mille, deux mille lieues, il est
toujours la France; il porte le drapeau de la France, l'honneur français, le droit des ci-
toyens français partout où il va. Ce que nous faisons avec tant de raison pour notre
grande et glorieuse marine, ne le ferons-nous pas pour ces restes de notre puissance
échappés aux désastres qui ont marqué la fin du siècle dernier? Est-ce que vous ne direz
pas aux habitants de l'île Bourbon, de la Martinique et de la Guadeloupe : Nous
sommes vraiment des frères et vous êtes des Français! Or, qu'est-ce que cela être
Français, si ce n'est pas jouir des conquêtes que tant d'années de civilisation et de
102 DIAGNE, à la chambre des Députés.
Il est utile de marquer la part qu'ont prise les représentants des régions textiles françaises
dans le vote de la loi de sauvegarde de production oléagineuse de l’A. O. F. du 6 août l933.

51
luttes nous ont assurées? Comment peuton être citoyen quand on ne concourt ni à faire
la loi, ni à régler la fortune publique? »
A cette pathétique adjuration l'amiral Rigault de Genouilly avait répondu par les
arguments classiques invoqués contre la représentation coloniale. Et au rebours de Jules
Simon, qui s'était placé sur le plan de l'identité du droit et de l'unité de l'Empire, il
avait usé de l'effet de tribune si souvent exploité : « Regardez vers vos circonscriptions!
»

52
III.
Les positions étant ainsi définies sur le terrain de la discussion juridique et
politique, il convient de rappeler quelle était, pour les colonies, la tradition interrompue,
mais non prescrite, quels souvenirs la représentation coloniale éveillait dans les
mémoires, quelle prise elle exerçait sur les âmes.
Ce retour sur le passé n'est pas d'un intérêt exc1usivement rétrospectif.
* * *
La représentation coloniale a confondu ses origines avec celles des grandes
Assemblées où devait se fixer la souveraineté nationale et avec les premières conquêtes
de la liberté.
Dès le 20 juin 1789, à Versailles, dans la fameuse séance de la salle du « Jeu de
paume », - où s'étaient réunis les députés du Tiers qui avaient trouvé la porte de la salle
des Etats fermée et environnée de soldats, - quelques instants avant le serment solennel
par lequel ils s'engageaient « à ne pas se séparer et à se rassembler partout où les
circonstances l'exigeraient jusqu'à ce que la Constitution du royaume fût établie et
affermie sur des bases solides », l'Assemblée décidait d'admettre à titre provisoire, sur
,l'avis de sa commission de vérification, douze députés pour la colonie de Saint
Domingue. Immédiatement, de Gouy d'Arsy, de Perrigny, Larchevesque-Thibaut, de
Reynaud, de Rouvray, Bodkin Fitz-Gérald, de Thébaudière, vinr·ent prendre séance et
prêter serment entre les mains de Bailly, aux applaudissements des galeries, pour
signer ensuite la formule de la déclaration. C'étaient, à la vérité, les représentants des
propriétaires fonciers de l'île, de ceux qu'on appelait les « grands blancs ». Ils avaient
d'abord songé, paraît-il, à siéger parmi la noblesse. Froidement accueillis, ils s'étaient
tournés du côté du Tiers (103) .
Plus tard, après la réunion des trois ordres et la formation de l'Assemblée
nationale, celle-ci se préoccupa de régler définitivement la question de la
représentation des colonies, et singulièrement, de celle de Saint-Domingue. Et,
comme, à ce moment, des objections s'étaient manifestées, tirées de l'existence, dans
les îles, d'une classe de couleur qui n'était pas représentée et de l'esclavage qui y
sévissait encore, l'abbé Dillon, curé du VieuxPouzargues, éleva la voix pour rappeler le
pacte liant désormais les représentants des colonies à la nation : « Ils ont, disait-il,
prononcé le serment redoutable qui nous réunit en ce lieu jusqu'à ce que la grande
103 BOISSONNADE : Saint-Domingue à la veille de la Révolution et la question de l'a représentation
coloniale aux Etats généraux (1906).

53
régénération soit accomplie. Ces généreux citoyens ont alors demandé à partager vos
dangers. Vous vous rappelez avec quel intérêt vous les avez alors accueillis. » La
cause était entendue.
Guadeloupe, Martinique, Inde française, He de France et Ile Bourbon se
trouvaient, à la suite de la colonie de Saint-Domingue, habilitées à « députer » et ainsi
à prendre place par leurs élus au sein de la représentation nationale. Les représentants
de la Guadeloupe furent admis par décret de l'Assemblée le 22 septembre 1789, et ceux
de la Martinique, le 14 octobre 1789, sur le rapport de Barrière de Vieuzac, au nom de la
commission de érification, les représentants de Pondichéry le 19 septembre 1790, ceux
de l'Ile-de-France le 12 février de l'année suivante. L'un des deux députés de Bourbon ne
siégea qu'en 1791 (104) .
Il nous a paru qu'il n'était pas inopportun d'évoquer les origines de la représentation
coloniale, étroitement mêlées à celles de la France moderne, au moment où les nouvelles
institutions constitutionnelles vont fixer le sort politique de nos Frances insulaires et de
l'Empire.
Au Palais-Bourbon, dans le salon Mirabeau, règne sur la cimaise le puissant bas-
relief de Dalou évoquant la scène célèbre du 20 juin 1789 où les députés des « Communes
», après le départ du Roi et celui des ordres privilégiés, viennent de se voir renouveler
par le grand-maître des cérémonies l'ordre de se retirer, et la riposte foudroyante de
Mirabeau : « Allez dire à votre Maître... » (de Dreux-Brézé, la lèvre dédaigneuse et
encore insolente; Mirabeau, la tête rejetée en arrière, le « mufle » contracté de passion; et
la foule des visages frémissants tendus vers le geste impérieux du tribun). Si l'on nous
demandait nos titres, nous pourrions dire, désignant l'ardente sculpture de bronze:
- Nous étions déjà là!
Sanctionnant la procBdure suivie par l'Assemblée nationale, la Constitution des 3-
14 septembre 1791 posait dans les termes suivants le principe de la représentation des
colonies au Corps législatif :
« Le nombre des représentants au Corps législatif est de 785, indépendamment de
ceux qui pourraient être accordés aux colonies» (titre III, chap. 1 er , section 1, art. 1 er ).
Le décret du 2 mars-4 avril 1792 disposait plus impérativement en son article 10 :
« Les colonies nommeront des représentants qui se réuniront à l'Assemblée
nationale suivant le nombre qui sera déterminé par l'Assemblée d'après les bases que le
Comité colonial est chargé de lui présenter. »
104 M. Bellier de Villentroy, designer par l’Assemblée coloniale le 4 octobre 1790, avait donné sa démission
le 9 novembre suivant et fut remplacée par son suppléant, M. Bertrand.

54
Le décret du 20 août 1792, proclamant qu'abstraction faite de leur constitution
intérieure « les colonies font partie intégrante de l'Empire français » (105) , les invitait « à
concourir à la formation de la Convention nationale» (article 1 e ) dans les proportions
suivantes:
ART. 2. - La partie française de Saint-Domingue nommera 18 députés à la
Convention nationale.
ART. 3. - La colonie de la Guadeloupe nommera 4 députés. La colonie de la
Martinique nommera 3 députés. La colonie de Sainte-Lucie nommera l. député. La
colonie de Cayenne et de la Guyane française nommera 1 député. La colonie de Bour-
bon nommera 2 députés. La colonie de l'Ile de France nommera 2 députés.
L'article 4 prévoyait des « suppléants » et en fixait le nombre.
Enfin la Constitution du 5 fructidor an III (22 aoùt 1795) décrétée par la
Convention (106) , divisait les colonies en «-départements » et les souInettait à la même loi
constitutionnelle que le territoire de la métropole, c'est-à-dire qu'elles élisaient au
Corps législatif dans les mêmes conditions que les départements métropolitains.
Ainsi, pendant toute la période qui s'étend du 20 juin 1789 au Consulat, les colonies,
considérées comme fractions de la République, comme parties intégrantes de l'Empire,
ont eu leurs représentants dans les grandes Assemblées révolutionnaires : Constituante,
Législative, Convention.
La Constitution consulaire du 22 frimaire an VIII (15 décembre 1799) supprima la
représentation parlementaire, remplacée, en l'an XI, par des « délégués des Chambres
d'agriculture » auprès du Pouvoir central. Elle ne fut pas rétablie sous la Restauration, -
dont l'évidente préoccupation fut d'enlever aux Chambres la connaissance des affai-
rescoloniales dans le but d'éviter que n'y fût évoqué le problème de l'esclavage (107) , - non
plus que sous la Monarchie de Juillet, malgré les intentions manifestées par le
Gouvernement et traduites par le général Sébatiani, ministre de la Marine et des Colonies,
dans sa déclaration aux colons : « Les colonies ont le droit d'être représentées à la
Chambre; je vais m'occuper de les faire jouir de ce bienfait de notre Révolution. »
Mais la thèse de l' « extranéité coloniale» prévalut encore et devait, pendant une
longue période, régner sur tes esprits. Dans son rapport à la Chambre des pairs sur le
projet de loi organique, qui devint la loi du 24 avril 1833, M. Gauthier écrivait que «
l'admission des députés des colonies au sein de la représentation nationale, irrationnelle
105 Formule figurant déjà dans les décrets des 8-10 mars 1700.
106 Elle avait été rédigée par Boissy d'Anglas. Voir page 114.
107 Article 73 de la « Charte» du 4 juin 1814 : « Les colonies sont régies par des lois ou des
règlements particuliers ». En fait, tout fut réglé par voie d'ordonnances.

en principe, serait impraticable en fait ».
55
Cependant, au cours des délibérations consciencieuses auxquelles se livra la
grande Commission instituée le 26 mai 1840 sous la présidence du duc de Broglie « pour
l'examen des questions relatives à l'esclavage et à la constitution politique des colo-
nies», le problème de la représentation parlementaire se trouva naturellement évoqué et
mûrement examiné, et celui qui s'est penché sur les procèsverbaux où se reflètent les
vues philosophiques et politiques des Alexis de Tocqueville, Hippolyte Passy, de Tracy,
d'Audifi'ret, Bignon, Rossi, etc., ne peut manquer d'être frappé de l'élévation de pensée
dont sont empreintes les discussions relatives à cet objet.
Ecoutons les raisons de l'auteur de la Démocratie en Amérique recueillies par le
procès-verbal dressé par M. Mestrot, sous-directeur des colonies :
« M. de Tocqueville est profondément convaincu que lorsque la Chambre des
députés se trouverait en présence des idées et même des passions coloniales exprimées
avec sincérité, elle se ferait une conception plus juste des hommes et des choses des
colonies. De leur côté, les députés des colonies, en contact avec les influences de la
Mère-Patrie, plongés en quelque sorte dans le milieu métropolitain, ne seraient pas
longtemps sans y adapter leurs idées ils donneraient aux colonies les notions qui leur
manquent sur la situation des affaires publiques, sur l'état de l'opinion, sur les dispositions
des esprits dans le Gouvernement et dans les Chamhres; ils réagiraient sur leurs mandants
et parviendraient à les éclairer sur la ligne de conduite véritablement conforme à leurs
intérêts. Il y aurait, d'ailleurs, dans la concession faite aux colonies du droit de
représentation un avantage encore plus direct et plus immédiat, celui d'effacer de leur
esprit cette idée déplorable qu'on les opprime volontairement, de propos délibéré, et qu'on
veut étouffer jusqu'à leurs plaintes, en' leur refusant les moyens de se défendre au sein du
pouvoir législatif.
» Il ne faut pas se contenter d'être justes, l'orateur parle ainsi de la grande mesure de
justice que doit constituer l'abolition de l'esclavage, appelée sans doute, dit-il, à froisser
les sentiments, les préjugés et même les intérêts des colons, - il faut chercher le succès
des choses justes en mettant de son côté toutes les apparences des égards et de l'équité.
Les colonies obéiront bien mieux aux lois qu'elles auront contribué à faire, lors même
que ces lois ne seraient pas conformes à leurs réclamettions.
» La résistance, le débat, la contradiction sont l'essence même du gouvernement
représentatif. Son but, c'est que l'intérêt particulier puisse se détendre, mais qu'une fois
vaincu par l'intérêt genéral, il se soumette, dominé par la loi. »

56
Ces hautes considérations de droit public et de morale politique sont appuyées par
MM. Bignon et d'Audiffret, tandis que MM. de Tracy et Passy soutiennent
l'irrationnalité de principe etl'impraticabUité de fait de toute représentation
Coloniale. Huit voix, dont celle du président, contre trois, se prononcent pour le principe
de la représentation des colonies à la Chambre des députés et le texte du projet de loi,
élaboré par une sous-commission où le savant professeur de droit constitutionnel, M.
Rossi, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, pair de France, remplit
les fonctions de rapporteur, est adopté dans la séance du 3 avril 1841 (108) .
Aux termes de l'article 3 de ce texte, les colonies de la Martinique, de la
Guadeloupe, de l'île Bourbon nommaient respectivement deux députés et la Guyane un
député.
L'article 2 précisait les matières où la loi devrait intervenir, la compétence des
conseils locaux qevant être provisoirement déterminée par une ordonnance royale : ce
n'étaient d'ailleurs, dans l'intention des auteurs du projet, que de « simples Conseils
généraux sans compétence législative».
La réforme n'était pas accomplie quand éclata la Révolution du 24 février 1848. La
République renaissante fit de la représentation directe à l'Assemblée constituante des
colonies « régénérées et réintégrées dans le droit national » le corollaire de la suppression
de l'esclavage proclamée par le décret du 27 avril 1848.
Le décret d'affranchissement du 27 avril 1848 décidait :
ART. 6. - Les colonies purifiées de la servitude seront représentées à
l'Assemblée nationale.
« Les colonies régénérées, disait le rapport de la Commission présidée par
Sehoelcher, rentrent dans la grande famille et il est juste qu'elles iouissent sans délai du
droit de représentation à l'Assemblée nationale. » Lesinslruetions préparées par la Com-
mission et adressées aux colonies par le Gouvernelllent provisoire invitaient les
commissaires généraux de la République envoyés sur place pour préparer les mesures
d'émancipation « à fixer les élections à l'Assemblée nationale constituante dans le plus
bref délai possible après la libération des esclaves devenus citoyens français».
La Martinique, la Guadeloupe et la Réunion étaient appelées à élire ehacune trois
députés au suffrage universel; l'Inde, le Sénégal et la Guyane, chacune un député.
108 M. Rossi s'était pronoillcé au sein de la Commission du 26 mai 1840, au cours d'une
première séance consacrée au problème de la 'représentation coloniale dans le Parlement,
pour l'incompatibilité du mandat parlementaire avec le fait de l'existence de l'esclavage.
Convaincu par les arguments de M. de Tocqueville, il votait dans la séance suivante la nonincompatibilité,
c'est-à-dire pour la reconnaissance du droit des colonies à être représentées.

57
La Constitution de 1848 maintint la représentation coloniaie. Toutefois, l'Assemblée
législative étant moins nombreuse Que la Constituanfe (750 membres au lieu de 900) (109) ,
les colonies n'eurent plus que six représentants au lieu de douze : la Martinique deux, la
Guadeloupe deux, la Réunion deux. Mais la loi du 8 février 1849 rétablissait le droit de
représentation du Sénégal et de la Guyan, qui figurèrent à ce titre au tahleau annexé à la
loi électorale du 13 mars (110) . Seule l'Inde française fut maintenue « dans l'exception» en
raison de la division en castes de sa population qui ne permettait pas d'y établir, sur des
bases normales, le suffrage universel.
De nouveau, le coup d'Etat du 2 décembre 1851, restant dans la logique des
gouvernements autoritaires, « arrachait aux représentants élus des colonies le mandat
qu'ils tenaient de la confianee de leurs concitoyens » (111) . Pendant toute la période du
Second Empire, ce sera l'interdiction politique pour les Français d'outre-mer.
* * *
En réclamant pour ces derniers le droit de représentation au Parlement, Jules
Simon traduisait le vœu profond des populations coloniales. Il voyait dans cette mesure
le couronnement des libertés qu'il réclamait en leur nom, le moyen le plus efficace pour
elles de contenir les entreprises d'un pouvoir administratif trop souvent arbitraire. « Il
faut que par la disposition des choses, disait Montesquieu, le pouvoir arrête le pouvoir.
» Il y voyait mieux encore que le symbole de leurs franchises recouvrées : le
témoignage de l'égale justice de la France à l'égard de tous ses fils et le lien par
excellence d'une fédération nationale constituée par la M ère-Patrie et ses colonies.
C’est cet aspect du problème de la représentation coloniale que M. Arthur
Girault a exprimé en une formule qui s'accorde profondément avec la pensée de Jules
Simon, de l'homme d'Etat que révélait, dans chacune de ses interventions marquantes,
l'orateur du Corps législatif,
« La représentation coloniale est le signe visible du lien puissant qui réunit toutes
109 A. GIRAULT, op. cit., t. 1, page 646.
110 Les élections faites en vertu de la loi du 15 mars 1849 eurent lieu le 30 septembre pour le
premier tour, le 21 octobre pour le second tour, Elles devaient être suivies pour le renouvellement
de l'Assemblée, de celles des 29 décembre 1851 et 19 janvier 1852, Mais le plébiscite des 20-21
décembre approuvaut le coup d'Etat du 2 diécembre donnait tous pouvoirs à Louis-Napoléon
pour établir à son gré une nouvelle Constitution ». Les colonies disparaissaient à ce moment de
la sène politique au lendemain du jour où les élections avaient eu lieu dans certaines d'entre elles
qui n'ayaient pas été avisées à temps des circonstances nouvelles.
111 Louis BRUNET, à la Chambre des députés.

58
les parties du territoire. Mieux que toutes les protestations et toutes les phrases, elle
prouve aux colons qu'ils ne sont pas abandonnés et que, malgré l'éloignement matériel,
ils comptent toujours dans la grande unité morale de la Patrie » (112) .
On a vu que c'est Jules Simon qui, comme membre du Gouvernement de la
Défense nationale, après la chute de l'Empire, fit consacrer le principe de la
participation des colonies à la formation de l'Assemblée appelée à « statuer sur les
institutions définitives à donner à la France ». Le décret du 8 septembre 1870 du
Gouvernement de la Défense nationale convoquait les collèges électoraux à l'effet
d'élire l'Assemblée nationale au suffrage universel, « conformément à la loi du 15 mars
1849. Et le décret du 10 septembre y apportait la précision suivante : « Conformément
aux dispositions de l'article 76 de la loi du 15 mars 1849, les élections de chacune des
colonies désignées au tableau annexé à ladlite loi auront lieu le premier dimanche qui
suivra la clôture des listes électorales. »
Ce tableau, reproduit en annexe au décret du 15 septembre, qui rendait applicables
aux élections à l'Assemblée nationale les dispositions de la loi du 15 mars 1849 relative
au fonctionnement du scrutin de liste, comportait pour l'Algérie et les colonies la
répartition ci-après des sièges à pourvoir :
(113) .
Algérie. . . . ………...…….......... 3
Martinique. . . . . . . . . . . . . . . . ... 2
Guadeloupe. . .......…...…….........2
Réunion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. ..2
Sénégal. . . …...…….....................1
Guyane. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .1
L'Inde, par le décret du 1'" février 1871, était à son tour admise à élire un député
Il convient d'ailleurs de souligner qu'au cours des ardentes discussions auxquelles
donna lieu l'élaboration de la Constitution et de la loi électorale du 20 novembre 1875,
le principe de la représentation parlementaire coloniale fut plusieurs fois menacé. La
représentation des colonies au Sénat - Martinique, Guadeloupe, Réunion et Inde
française -- fut admise la première et placée sous l'autorité de la loi constitutionnelle du
112 Op.cit., t. II, page 650. DIAGNE, député du Sénégal, dira de même à la Chambre, dans la
séance du 11 juillet 1927 : « La question de la représentation coloniale n'est pas posée seulement
comme un droit politique. Nous la posons comme l'affirmation d'un principe d'unité nationale. »
113 « ... Les colonies nommeront le nombre de députés déterminé par le tableau annexé au
décret du 15 septembre 1870, plus un deputé pour l'Inde française ».

24 février 1875 sur l'organisation de la haute Assemblée (114) .
59
La question des députés et de leur nombre souleva les plus vives controverses et
des oppositions passionnées. L'article 21 du projet de loi électorale disposait : « La
présente loi est applicable aux colonies actuellement représentées à l'Assemblée
.nationale, lesquelles auront chacune le même nombre de députés qu'elles ont
aujourd'hui. » Cet article fut supprimé à la suite du vote, le 13 novembre 1875, de
l'amendement de Champvallier renvoyant il une « loi spéciale» le soin de statuer sur la
représentation coloniale à la Chambre des députés. La cause des colonies devait
finalement triompher par le vote, en troisième lecture, de l'amendement de Ploeuc
attribuant « un député à chacune des colonies Clœcquelles la loi constitutionnelle du 24
février relative à l'organisation du Sénat accorde des sénateurs ». Il y avait dans
l'énoncé même de la proposition, par le parallélisme établi entre la représentation à la
Chambre des députés et à la Chambre Haute, un argument de logique auquel
l'Assemblée nationale ne devait pas se montrer insensible (115) .
Mais le Sénégal et la Guyane étaient ainsi sac rifiés et devaient attendre jusqu'en
1879 (loi du 8 avril 1879) (116) la consecration de leurs droits antérieurs. Enfin la loi du
2 juillet 1882 portait à deux le nombre des députés des trois îles et accordait un dépnté
ü la Cochinchine.
Ici s'arrête l'histoire externe de la représentation coloniale, qui n’a pas été sans
connaître, à certaines heures, des adversaires déterminés. Il est de vérité constante que,
depuis 1914, où les colonies ont pris dans la défense commune du territoire une si large
part de sacrifices et renouvelé, par des témoignages si multipliés et si émouvants de
fidélité, le vieux de solidarité avec la Mère-Patrie, la légitimité de la présence de leurs
représentants au sein de la représentation nationale n'a plus été contestée. Bien mieux,
on a vu la Chambre voter à l'unanimité le projet de loi accordant un député à la
114 Article 2 (aujourd’hui « déconstitutionnalisé » par la loi de revision du 14 août 1884).
115 L'amendement de Champvallier (12 novembre 1875) fut voté le 13 novembre, par 350 voix
contre 316, malgré une brillante défense de la représentation coloniale présentée par M.
Alexandre Desbassyns de Richemont, petit-fils de Philippe Desbassyns de Richemont, dont le
rôle politique et administratif a été marquant sous la Restauration, durant le long gouvernement
de M. de Villèle. C'est en troisième lecture, comme il vient d'être indiqué, que l'amendement de
Ploeuc, combattu par l'amiral de Dompierre d'Hornoy et soutenu ;par l'amiral Fourichon, fut
voté par 343 voix contre 332. Au nombre des votants « pour » il faut relever les noms de :
Thiers, Jules Simon, Jules Favre, Gambetta, Jules Ferry, Ernest Picard, Jules Grévy, Eugène
Pelletan, amiral Pothuau, etc.
116 Sortie de l'initiative parlementaire : proposition Lacascade, votée par la Chambre et rejetée
par le Sénat, reprise par de Mahy, votée par la Chambre, le 18 mars 1879, et par le Sénat, sur
le rapport de Schoelcher et sur la déclaration d’urgence, le 4 avril, malgré l'opposition de
l'amiral de Dompierre d'Hornoy et de l'ancien ministre de la Marine et des Colonies, l'amiral
Montaignac. Très courageusement, l'amiral Jauréguiberry, à ce moment minisire de la Marine
et des Colonies, lui apporta son adhésion. C'est ce qu'un journaliste dont la verve est restée
célèbre appelait « la bataille des amiraux », ou « jeune et vieille Marine à l'abordage ».

Nouvelle-Calédonie (117) .
60
* * *
Il ne nous appartient pas de juger l'œuvre de la représentation coloniale au cours
de cette période de soixante-dix années où elle a été si intimement associée à la vie de la
France. D'autres lui ont rendu une éclatante justice en rappelant le dévouement clairvoyant
avec lequel elle a servi l'effort ininterrompu de consolidation et d'organisation de la « plus
grande France ». Un nom résume cette œuvre : François de Mahy, député pendant quarante
années et deux fois ministre de la Marine.
Mais il y aurait ingratitude à oublier ceux des Isaac, des Gerville-Réache, des Dureau
de Vaulcomte, des Louis Brunet, des Deproge, et, plus près de nous, pour ne parler que des
morts, des Archambeaud, des Jules Auber, des Blaise Diagne.
Un juriste éminent, ancien parlementaire, et qui a été associé aux responsabilités
du Gouvernement, a pu écrire que l’institution de la représentation coloniale, tout
il1ogique qu’en soit la constitution --« la Guyane élit un député et pas de sénateur le
Sénégal élit un député et pas de sénateur la race noire est représentée et pas la race jaune
en possession d’une très ancienne civilisation » --- et tout irrationnelle qu'elle lui
apparaisse quand il s’agit d’appeler « les Noirs du Sénégal à se prononcer sur le vieux
problèmes de noire sol », doit, suivant sa propre expérience, ètre rnaintenue. Elle a
l’avantage de « donner aux populations coloniales le sentiment qu'elles sont
fraternellement traitées ». Elle avait permis, en retour, « d’entendre un député noir,
devenu d'ailleurs sous-secrétaire d'Etat (118) , en répondre à des paroles dangereuses d'un
député socialiste, proclamer hautement l'attachement affectueux des indigènes à la Patrie
française » (119) . Il attestait ainsi, non seulement sur le plan intellectuel, mais d'une
manière qui était sensible aux yeux de tous, les émouvantes solidarités de l'Empire.
***
Il semble d'ailleurs que le problème de la représentation coloniale se soit
progressivement dépouillé de ce qui en faisait apparaître le principe comme procédant
d'un certain dogmatisme, de la « pure idéologie ». Les faits parlent plus haut que les
117 Projet de loi n° 2210 (1937). Rapport au nom de la Commission du suffrage universel, n° 4277
(1938). Ce texte était en instance devant le Sénat à la déclaration de guerre.
118 Blaise DIAGNE
119 Joseph BARTHÉLEMY : Précis de droit consiitutionnel, pages 121, 122. Nous ne croyons pas
qu'il y a eût rien de dangereux à constater qu'il y a une «patrie annamite » pour nos
ressortissants d'Indochine, comme il y a une « patrie sénégalaise », ce qui n'exclut pas le
sentiment d'une appartenance à une « grande patrie» : la France.

61
doctrines, Peu à peu s'est dégagée cette notion de l' « intérêt commun », justifiant des
débats communs lorsqu'il s'agit des choses de l'Empire, qu'un Parlement exclusivement
métropolitain, fût-il animé des sentiments de la plus généreuse équité, ne saurait régler à
sa guise. Du même coup la théorie la représentation coloniale a évolué; il n’est plus
possible aujourd'hui de concevoir une assemblée législative, organe de la souveraineté
nationale, expression de l'unité nationale, dont se trouveraient exclus les représentants
des diverses fractions de l'Empire.
L'organisation constitutionnelle peut d'ailleurs se réaliser suivant des modalités
plus souples et plus neuves, On peut fort bien envisager à côté d'un Parlement
métropolitain, rendu à sa mission de contrôle politique, compétent pour toutes les ques-
tions de « notre vieux sol», un Parlement impérial ayant pour fonction de débattre toutes
les questions d'intérêt commun: problèmes de la défense impériale, des liaisons maritimes
et aériennes entre les diverses parties de l'Empire, de la participation des territoires
d'outre-mer aux charges de la métropole, de leur régime douanier, de l'harmonisation des
productions métropolitaine et coloniale; - ou encore, à côté du Parlement national
(Chambre unique ou système actuel du bicamérisme : Chambre et Sénat), intégrant les
représentants élut des collectivités Coloniales aux fins d'examen commun de tous
les problèmes nationaux sous leur aspect impérial, sub Imperii specie, un « Conseil
d'Empire » développement de ce Conseil des délégués qu'avait prévu la « Charte
coloniale » de 1833, comprenant les représentants élus, ou nommés" de la France
d’outre-mer, obligatoirement consulté par le ministre pour tous actes de caractère
législatif - décrets ou ordonnances - ayant une sphère d'application géographique limitée,
mais dépassant le cadre d'une application proprement locale, ou spéciaux par leur objet,
et connue tels ne rentrant pas dans la compétence de l'Assemblée nationale.

62
IV.
Une question se pose, cependant, sur laquelle il convient peut-être que nous fixions
notre attention avant de clore ce chapitre : n'est-ce pas anachronisme, passéisme, à tant le
moins pétition de principe que de faire état d'un « Parlement» -- qu'il soit métropolitain ou
impérial - dans le cadre des institutions nouvelles que la France est appelée à se donner?
Connue le visage de l'avenir, la formede la Constitution future reste voilée.
On a beaucoup parlé de la faillite du régime par1ementaire. Mais ses adversaires
ne sont pas d’accord sur ce qui pourrait le remplacer !
Nous demanderons, par exemple, à Oliveira Salazar, qui a dressé l'acte de décès
du système représentatif des démocraties - lequel lui semble avoir épuisé sa vertu par
suite des tares qu'il recèle et qui se seraient aggravées ; « incapacité d'un organe collectif
nomhreux pour tout travail de qualité supérieure, indépendamment même des qualités
personnelles et des connaissances particulières des législateurs; instabilité des
gouvernements; subalternisation de l'Etat aux intérèts des partis » (120) - de nous livrer le
fruit de ses méditations d'homme d'Etat responsable de l'avenir de son pays quant à la
réforme de ses propres institutions :
« Confier purernent et simplement le pouvoir de faire les lois aux gouvernements ne
semble pas une solution suffisante». - L'écueil de cette formule la « bureaucratie ».
« La compétence législative transférée au Conseil général des corporations comme
en Italie? » « Je ne crois pas, écrit Salazar, à l'efficacité de cette solution, d'abord parce
que, quelle que soit l'extension des intérêts organisés dans les corporations, il y
manquera toujours la représentation d'intérêts nationaaux, et ensuite parce qu'il serait
extrêmernent dangereux de confier, sans la preparation d’une longue expérience, la
définition ou la défense de certains intérêts à des ententes possibles entre les autres
intérêts organisés» (121) . Ici, l'écueil, c'est la coalition d'intérêts particuliers contre
l'intérêt général.
Exprimées par Salazar, qui n'a jamais caché ses syrnpathies pour le
gouvernement d'autorité, ces réserves acquièrent une portée particulière.
« Sans vouloir mépriser les leçons d'autrui, conclut Salazar, nous tâcherons de
notre côté... de préparer les solutions de l'avenir avec l'expérience constitutionnelle
suivant : restreindre au contenu de la loi aux bases fondamentales des régimes juridiques,
120 Une révolution dans la paix, page 234.
121 Une révolution dans la paix, page 235. En vertu de ce principe, la « Constitution politique de la
République portugaise », article 85, paragraphe 2, a prononcé l’incompatibilité entre les fonctions de
membre de la « Chambre corporative » et le mandat de membre de l’ « Assemblée nationale ».

63
afin d'abréger la discussion et de la rendre plus accessible; conférer aussi au Gou-
vernment la faculté de faire et de promulguer des décrets-lois, et même en certains cas
de modifier les lois, afin de combler les imperfections des courtes séances législatives;
enfin faire préparer en assemblées, autant que possible de caractère corporatif et
composées de techniciens, les études qui doivent servir de base aux discussions et
votes de l'Assemhlée nationale» :
Participation de délégués des organismes professiormels qualifiés à l'étude des
nouvelles dispositions législatives envisagées, dans leur portée pratique, sur le plan de
l'efficacité – la décision étant réservée à l'Assemblée nationale - sans préjudice du droit
qui appartiendrait au Gouvernement de légiférer, soit dans les cas d'urgence (122) soit en
vertu de délégations expresses de l'Assemblée, ou s'agissant d'actes affectant un caractère
de spécialité qui les soustrait à la compétence normale des assemblées; telle serait la
forme d'organisation qui, pour l'homme d'Etat portugais, répondrait « aux nécessités
nouvelles». C'est là sa « révolution dans la Paix ».
Aussi bien que le Portugal, dont Salazar invoque la liberté souveraine
d'appréciation et de choix dans l'ordre politique et constitutionnel, la France saura se
donner les institutions qui conviennent à son tempérament, à son histoire et à ses
propres aspirations. Le peuple français n’est pas près de renoncer aux conquêtes de
ses évo1utions, la nation à l’exereiee de sa souveraineté. Mais il nous a paru que nous
aurions quelque profit à tirer de l'expérience de la république portugaise à un
moment où s'impose à tous les esprits la nécessité d'une révision de nos méthodes
parlementaires.
Quelle que soit la solution il laquelle s'arrêtera le législateur constitutionnel
français en ce qui concerne les rouages à maintenir, à rétablir ou à créer, elle implique en
tous cas, à nos yeux, la présence dans les assemblées que la future Constitution est
appelée à prévoir - Assemblée unique, Sénat et Chambre, Parlement impérial, suivant
qu'on en décide -- de représentants de la France d'outre-mer en vue d'une collaboration
régulière des collectivités coloniales aux mesures législatives générales où devra se
réaliser la notion d'Empire.
A côté de l'organe - ou des organes - participant de la souveraineté nationale,
l'exprimant, un Conseil d'Empire - le grand Conseil d'Empire - où seraient admis à
siéger, à côté des représentants des citoyens français des colonies, des représentants des
collectivités indigènes, serait habilité à se prononcer sur les problèmes d'organisation
122 « En dehors cle la période de session de l'Assemblée nationale ou si celle-ci n'a pas pris
une résolution sur l'affaire qui lui a été soumise dans un délai déterminé. »

64
coloniale dépassant par leur caractère ou leur objet le cadre d’une législation purement
locale. Sa compétence entant qu’élément de consultation et d’étude s'exercerait
naturellement à l'égard des projets de décrets réservés à la sanction du Gouvernement, mais
s'étendrait même aux actes législatifs de portée impériale soumis ou à soumettre aux
assemblées qualifées par la Constitution pour se prononcer à leur sujet. Nous verrions
fort bien, dans ce dernier cas, des délégués du Conseil d'Empire désignés par lui pour
assister aux discussions desdites Assemblées et y intervenir comme le pouvaient faire les
« commissaires du Gouvernement » dans le régime parlementaire qui a pris fin.

65
CHAPITRE III.
Libertés locales et droit national :
principes d'une Constitution coloniale
(L'interpellation de Jules Simon du 11 mars 1870).
« Il est hautement désirable que les colonies puissent se développer suivant
leurs propres ressorts, dans la ligne de leur individualité, mais, pour les faire sortir
d’un particularisme étroit, il importe de les mêler au grand courant de la vie
nationale.»
Jules PEUVERGNE (123)
« Quand vous dites « autonomie », vous pensez « assujettissement. »
DE MAHY
I.
Le 11 mars 1870, Jules Simon, réélu aux élections de l'année précédente à la fois
dans la 8 circonscription de Paris et à Bordeaux (124) est de nouveau à la tribune pour se
faire l'interprète des Français d'outre-mer «puisque, dit-il, nos concitoyens des colonies
n'ont pas de représentants dans la Chambre des députés». Mieux, c'est en « mandataire
officieux» de ces Français d'outre-mer, absents de l'enceinte législative, c'est en leur nom
qu'il parle cette fois : « C'est dans cette situation que nous nous présentons devant vous. »
Pièce à pièce, il va démonter le mécanisme de l'organisation coloniale pour établir
que celle-ci repose tout entière sur « le mensonge de la liberté».
« Il y a bien dans nos colonies, titulairement si je puis ainsi dire, les institutions de
la liberté, il y a des Conseils municipaux, un Conseil général, et, à défaut des députés, des
délégués... » On connaît, et nous n'y insisterons plus, le déroulement du processus, qui,
partant des Conseils municipaux nommés par le gouverneur, aboutit à une « délégation »
sans mandat comme sans crédit. Il n'y a dans toute cette organisation, dit l'orateur, que des
« semblants d'assemblées et un grand électeur », en telle sorte que, « du commencement
jusqu'à la fin l'organisation actuelle de nos colonies apparaît comme ayant pour but
d'empêcher la manifestation de la volonté des colons, ainsi livrés purement et
simplement à l'arbitraire du pouvoir central ».
Et, revenant sur l'abus de mots qui tendrait à faire croire que les colonies sont en
possession de leurs franchises municipales, d'assemblées locales régulières, d'organes
123 Gouverneur de la Guadeloupe après avoir été l’un des grands collborateurs de Roume en A.O.F. Il
joignait au sens humain le plus large, l’esprit politique le plus mesuré et le plus fin.
124 Il avait opté pour Bordeaux.

qualifiés pour traduire les hesoins généraux et exprimer les aspirations des habitants :
66
« On dit que les colonies ont des Conseils municipaux, et elles n'en ont pas; on dit
qu'elles ont des Conseils généraux, et elles n'en ont pas; on dit qu'elles ont des délégués
nommés par elles, et ces délégués sont nommés par l'Administration; on dit que les
habitants des colonies sont des citoyens français, et ils n'ont aucun des droits qui consti-
tuent la qualité du citoyen français : est-ce que la qualité de citoyen français est un de ces
titres dont on se pare comme celui de chambellan honoraire? Est-ce que les colons sont
des citoyens honoraires? »
Mais Jules Simon ne va pas se borner à cette implacable critique d'un régime. Il va
tracer le plan d'une réforme positive de l'organisation coloniale, libérée de l'esprit de
Centralisation, assez hardie pour faire confiance à l'expérience, à l'initiative et au
patriotisme de ces Français majeurs et « responsables », qui se tiennent pour tels. Sa
pensée s'est précisée, elle s'est fortifiée par le commerce qu'il a entretenu avec « des
hommes qui viennent assez souvent en France, dit-il, pour que nous les connaissions, des
hommes pour le moins aussi éclairés que ceux qui habitent la métropole, s'intéressant à
toutes les questions politiques qui nous intér'essent nous-mêmes».
Ce plan constructif, cette Constitlltion des colonies, voici quelle en serait l'épure,
quels en sont du moins les principes :
- participation des habitants des colonies à la gestion des affaires locales par
l'institution d' « assemblées véritables», c'est-à-dire directement élues par les populations
coloniales, possédant, d'autre part, une compétence élargie pour tenir compte de leur
éloignement;
-- examen et vote par les assemblées locales du budget particulier de la colonie, des
impôts qui l'alimentent, et contrôle de son exécution; élaboration par elles de la
réglementation intérieure, sous réserve de l'approbation ou du veto du gouyerneur
représentant du Pouvoir central;
-- représentation parlementaire, permettant aux intérêts coloniaux devant être, par
leur nature, arbitrés par la métropole, d'être défendus avec compétence dans les
Chambres, aux Français d'outre-mer de participer à l'œuvre d'organisation générale de la
nation, au débat des intérêts communs.
Telle est la doctrine complète de Jules Simon. Tel est le système solidaire de «
garanties » qu'il propose en vue de limiter l'arbitraire du pouvoir, arbitraire résultant à la
fois, dans la métropole, de la pratique des décrets (il avait déjà dit dans une formule
lapidaire: « L'arbitraire est que celui qui fait la loi l'applique») et, sur place, de l'exercice
d'une autorité sans contrepoids, soumise seulement au lointain contrôle du Gouvernement

métropolitain.
67
II.
Mais cette construction doctrinale ne repose-t-elle pas sur une équivoque? Une
organisation politique qui aboutit à donner aux assemblées locales une compétence
comportant, en fait, des atfributions de législature, le droit de voter l'impôt, le droit de
décider, comme l'entendait Jules Simon, sur les questions intéressant la vie propre de la
colonie -ce qui constitue le développement du droit de cité local n'est-elle pas en
contradiction avec la notion du droit de cité national qui trouve son expression la plus
énergique et le terme de son évolution dans la représentation parlementaire? Assimilation
ou autonomie, il faut, paraît-il, choisir; c'est un pont-aux-ânes d'école.
L'amiral Rigault de Genouilly, pour qui la question de la représentation
parlementuire coloniale était liée a question préjudicielle, n'avait pas manqué de
souligner, dans sa réponse à l'interpellation du 26 jaIlvier 1859, la contradiction interne
que portait en elle, envisagée sous cet aspect, la thèse de l'orateur :
« Où se pose, disait-il, la frontière de l'alitonomie et de l'assimilation ?... Si
l'assimifation n'est pas complète, si l'on ne peut assimiler les colonies aux départements,
comme je l'ai entendu dire il l'honorable M. Jules Simon lui-méme, est-il possihle qu’il y
ait ici des députés des colonies ? »
Jules Simon avait reconnu et mesuré l'objectlon, Il n'hésitait pas à déclarer, dans la
séance du 11 mars 1870, que pour sa part, il était prêt à renoncer aux attributions «
exceptionnelles » des assemblées locales si c'était un obstacle dirimant à la
représentation parlementaire.
Il faut donc examiner le problème et l'examine dans sa vérité et dans sa complexité :
c'est qu'en effet la colonie n'est pas une simple division admnistrative comme le
département, mais une réalité géographique et sociale, « ayant ses intérêts très caradérisés
et très spéciaux » (125) . Ces intérêts, qu'on le veuille ou non, ne peuvent être réglés qu'avec
le concours de ceux qu'ils concernent, qui en sont instruits, qui les peuvent défendre avec
pertinence, et non d'office, par le Pouvoir central, en vertu d'un « droit de tutelle », ou par
ses représentants, ce qui est, à proprement parier, le régime de l'assujettissement.
A l'opposé de l'assujettissement, deux doctrines se proposent : l'autonomie et
l'assimilation. Mais ce sont des doctrines variahles dans leur contenu suivant ceux qui les
invoquent; sous les mots il y a des conceptions et des réalités différentes. Le terme «
autonomie » est à cet égard particulièrement complaisant. Personne en France ne songe
125 J.P. BOULARD : Etude juridique et critique des Conseils généraux des colonies françaises. (Toulouse,
1902.) Jules Simon.

68
sérieusement à conférer aux colonies le self-government des grands Dominions anglais
qui sont des Etats, ayant leurs Padements particuliers, votant leurs propres lois, ce qui,
suivant M. J. Harmand, dans son ouvrage classique: Domination et colonisation, est la
vraie forme de l'autonomie. Si donc par « autonomie» on entend seulement la
déconcentration du Pouvoir, c'est-à-dire une plus large initiative et une liberté d'action
plus grande laissée aux gouverneurs, sans qu'il y ait développement paralèle du régime
de garanties des habitants, cette autonomie n'est qu'une façade; elle n'est que duperie.
Quand vous dites « autonomie », disait de Mahy, vous pensez « assujettissement ! » «
C'est par un impertinent abus de langage qu'on décore du nom d'autonomie le système
oppressif qui consiste précisément à priver les colonies de toute liberté, il ne jamais les
consulter, à les empêcher d'émettre leur avis, il leur ôter toute possibilité de se mêler à
leurs affaires et qui va, dans sa jalouse et savante tyrannie, jusqu'à leur interdire le droit de
pétition» (126) .
Le terme « assimilation » se prête aux mêmes abus de sens et aux mêmes
équivoques. On peut l'entendre comme la mise en œuvre d'un plan idéologique visant à
réaliser un étroit conformisme des institutions coloniales avec celles de la métropole. La
Convention avait poursuivi jusqu'à l'absurde cette dangereuse utopie (127) , soulevant contr-
e ses décrets les résistances passionnées des Assemhlées coloniales, provoquant « la
dissidence des· colonies d'avec la métropole » (128) .
Dans un tel régime il n'y a pas de libertés locales. On peut, au contraire, concevoir
sous ce vocable un régime impliquant, pour les Français d'outremer, les mêmes garanties
de droit public que pos-' sèclent les Français de la métropole et leur laissant néanmoins
leurs facultés de libre épanouissement dans leurs eonditions de milieu : l'assimilation est
alors le maintien, pour les Français de l'Empire, des similitudes essentieiles de la nation
(129) :
« Quand je parle d'assimilation, proclame Jules Simon, on comprendrait mal ma
pensée si l'on croyait que je demande que le projet du sénatusconsulte que vous ferez
doive établir une assimilation pure et simple, à tous les points de vue, entre
l'organisation coloniale et la nôtre... Il y a entre l'état de la France et celui des colonies,
126 François DE MARY : Le régime politique aux colonies. (Armand Le Chevalier, Paris 1872.)
127 V. infra, page 121.
« Comme il ne peut y avoir qu'une bonne manière d'adiministrer, disait Boisy d’Anglas, si
nous l’avons trouvée pour les contrées européennes, pourquoi les iles d’Amérique en seraient
elles déshéritées ? » (17 thermidor an III).
128 Le mot est de Tocqueville. (Procès-verbaux de la Commission des Affaires coloniales, II e
partie, pages 99 et suivantes.)
129 Maurice HAURIOU : Précis de droit public et adminisfratif.

69
des différences géographiques et ethnographiques dont il est impossible de ne pas
tenir compte. » Ce que réclamait l'orateur c'est pour les Français d'outremer, sous les
différences de législation justifiées par les circonstances locales, un régime de garanties
politiques et administratives identique à celui dont bénéficient ou pourront bénéficier
les Français de la métropole et qu'il oppose au régime d'exception.
A la même époque, le publiciste dont nous avons déjà invoqué le témoignage, M.
Jules Duval, disait avec la même force:
« Des provinces aux colonies, il y a cette différence que les premières ont pu, sans
faire trop violence à leurs intérêts, être fondues dans les départements, tandis que les
colonies qui sont des "Durees de contrastes beaucoup plus profondes, ne sauraient être
privées de leur personnalité. Le droit commun peHt s'étendre à elles pOllr les lois
générales, sans interdire les lois spéciales et une forte administration locale (130) . »
Ainsi apparaît la notion de déccentralisation - la vraie, celle qui ose dire son nom -
qui est l'organisation de l'autorité locale (et non pas la simple délégation à des
mandataires nommés, à des fonctionnaires, des pouvoirs de l'autorité centrale), l'or-
ganisation du contrôle des représentants des collectivités locales sur le Pouvoir, ou,
pour ètre plus précis encore, la participation au Pouvoir des collectivités locales (131) ,
avec les conséquences heureuses qui en découlent : la spontanéité de la vie, le goût de
l'initiative, de la responsabilité et de l'action chez ceux qui sont délégués par leurs
concitoyens pour servir l'intérêt général (132) .
Cette forte prise exercée par les comnnmautés d'habitants sur le gouvernement des
affaires intérieures, sur l'aménagement de la colonie, sur son budget, sur sa prospérité,
sur ses destinées est-elle donc antinomique de la notion de représentation de ces mêmes
communautés au sein de la représentation nationale?
Nous répondrons fermement qu'il n'y a aucune incompatibilité entre l'existence de
législaturc8 locales, de pouvoirs colleeiifs locaux dont la compétence, si étendue qu'on
l'envisage. reste limitée à la gestion des affaires intérieures, et la partieipation des
colonies dotées de ces instituiions à la représentation nationale, soit qu'il s'agisse de faire
des lois retentissant directement sur leur vie politique ou leur économie, ou de discuter dans
leur principe et dans leur taux les contingents mis à leur charge par les lois de finances, soit
130 Jules DUVAL : Les colonies et la politique coloniale de la France, page 184.
131 C'est là le caractère essentiel de la décentralisation, note Hauriou, par quoi « elle réalise un
aecroissement de vie publique, et, par conséquent, de liberté. » (HAURIOU : Répertoire
Béquet, V o Décentralisation.)
132 « Ce n'est pas la centralisation que l’assemblée constituante avait fondée – quoi qu'on ait pu
écrire – c’est l'unité de la France. » (.Jules SIMON : tome II, « L'Etat », chap. I er , page 136.) J.
Simon voyait dans la centralisation une sorte de monarchie administrative.

70
qu'il s'agisse de les associer à la vie nationa1.e et à la législation générale où leur sort,
comme parti es de l'Empire, est intéressé.
Résumons, après avoir rappelé qu'il ne s'agit ici que des « vieilles colonies » où tous
les habitants participent du même statut, du même droit de cité:
locales;
Qunatre termes, qui n'ont rien de contradictoire, mais au contraire se conditionnent :
-- assimilation politique: identité du droit national;
-- décentralisalion de caractère réglementaire pour tout ce qui touche aux affaires
-- personnalité financière des colonies dans une juste répartition des charges entre
le budget métropolitain et les hudgets locaux et dans un système compensé où le « self-
supporting » impliquerait le droit correspondant pour les colonies de se créer les ressources
qu'elles jugent nécessaires à leur vie propre:
-- reprpsentation parlementaire, en vue de permettre aux colonies de prendre leur
part légitime aux débats qui les concernent ou qui touchent aux intérêts de l'Empire.
Nous trouverons dans l'histoire constitutionnelle des précédents sur lesquels fonder
cette postulation.
En ce qui concerne la commune - nous restons dans le cadre des «vieilles colonies »
- elle demeure, elle doit demeurer la « cellule essentielle » de l'organisation coloniale,
avec ses libertés garanties, comme elle demeure la cellule essentielle de la structure
administrative de la nation (133) .
III.
Une question pourtant reste posée : où sera la frontière, comme demandait l'amiral
Rigault de Genouilly, de l'assimilation et de l'autonomie, ou pour être plus précis - car
nous avons vu ce que ces vocables élastiques peuvent comporter d'équivoque - quelle sera
la ligne de partage de compétence entre le Pouvoir législatif métropolitain et l'Assemblée
coloniale, entre la loi, expression de la volonté souveraine de la nation et la délibération
ayant force juridique - qu'elle soit exécutoire de plana, ou soumise à sanction - où
s'inscrira la réaction directe de l'intérêt local: en d'autres termes, dans quelle mesure
l'Assemblée locale serat-elle une « législature»?
Il faut remonter à l'Assemblée constituante, qui a embrassé d'une vue si ferme les
principes des réformes et les a éclairés d'une si lucide raison, pour voir se fixer avec
autant d'esprit politique que de sagesse les pouvoirs respectifs des Assemblées locales et
du Corps législatif.
133 « Dans la structure administrative de notre pays, la commune apparait non pas comme une
circonscription artificielle, mais comme une réalité vivante. C'est la cellule essentielle de la nation. »

71
Les décrets des 8-10 mars 1790 avaient proclamé le principe que « tout en
considérant les colonies comme partie intégrante de l'Empire français et en désirant les
faire jouir des fruits de l'heureuse régénération qui s'y est opérée », l'Assemblée
nationale n'a, cependant, pas entendu « les assujettir à des lois qui pourraient être
incompatibles avec leurs convenances locales et particulières ». Elle les autorisait, en
conséquence « à faire connaître leurs vœux sur la Constitution, la législation et l'admi-
nistration qui leur conviennent » et à élire à cet effet des Assemblées locales (décrets des
28 mars 9 avril 1790). En même temps un Comité colonial de douze membres, présidé
par Barnave, était nommé pour rédiger un projet de Constitution devant servir de direction
aux Assemblées coloniales. Les admirables instructions du 15 juin 1791, veritâble statut
colonial, posaient les bases de la nouvelle organisation que devait consacrer le décret des
24-2-8 septembre 1791 :
« Les circonstances locales et la distance qui sépare la colonie des autres parties de
l'Empire, disait le préambule du texte, exigeant des modifications dans l'application des
lois constitutionnelles du Royaume, celles qui régiront la colonie seront proposées par
l'Assemblée coloniale et décrétées par le Corps législatif... Elles ne pourront, par la
suite, être changées ou modifiées par le Corps législatif, si ce n'est avec le concours de
l'Assemblée coloniale. »
La répartition des pouvoirs s'opérait de la façon suivante:
- la loi pour régler souverainement, avec la sanction du Roi, le « régime extérieur
» des colonies, c'est-à-dire leurs rapports avec la métropole (régime commercial et
défense des établissements) (art. 1 er , paragr. 3) ou avec l'étranger;
- la loi pour statuer sur l'état des personnes, sur l'organisation de la justice, la
poursuite, le jugement et la punition des crimes, délits, contraventions, et l'exécution
des engagements entre l-e commerce et les habitants;
- une compétence générale reconnue aux Assemblées coloniales, en ce qui
concerne le régime intérieur, soit pour proposer la loi, soit même pour la faire -- ad
referendum --, les délibération de ces Assemblées devenant exécutoires par l'ap-
probation provisoire du gouverneur, jusqu'à la sanction du Pouvoir métropolitain, c'est-
à-dire du Corps législatif lui-même et du Roi (art. 5);
- en matière financière, le mode d'imposition et la quotité de la « contribution
variable» celle destinée à assurer les dépenses locales déterminés par les Assemblées
coloniales, avec l'approbation du gouverneur; la « contribution fixe », correspondant aux
« dépenses de gouvernement et de protection», décrétée chaque année par le Corps
législatif, qui en fixe le maximum, les colonies préalablement consultées, et laisse à ces

dernières le soin d'en établir la répartition.
72
Tout était minutieusement réglé par ces instructions de la grande Assemblée
révolutionnaire, jusqu'à la formule d'approbation provisoire du gouverneur.
A ce regime de « garanties réciproques » par laquelle la Constituante, sans abdiquer
la souveraineté de la loi, mais en admettant les Assemblées coloniales à participer en
matière locale à l'exercice du pom'oir législatif, réalisait la décentralisation la plus
audacieuse (134) , les abus de certaines Assemblées coloniales prétendant à l' « omnipotence
coloniale » devaient faire succéder des régilues d'assimilation pure et simple, sans nuances,
- en réalité d'étroit conformisme, dépouillant les coloniei' de leur personnalité - (135) , de
centralisalion autoritaire (136) , ou d'exception systématique (137) .
134 « La Constituante conservait son omnipotence législative tout en Instituant dans chaque
colonie une assemblée possédant le pouvoir propre de légiférer pour les intérêts de localité.
L'éloignement peut constituer un argument de raison et de nécessité pour modifier un principe
absolu, mais non pas pour faire d'une colonie un être à part et souverain. Le droit de légiférer
reconnu aux colonies ne pouvait être entendu que comme dérivant de la nécessité, non de
l'omnipotence coloniale. » (SULLY-BRUNET : Compte rendu aux habitants de l'îIe Bourbon, 13 mai
1833.)
135 Assimilation pure et simple. - Article 6 de la Constitution de 5 fructidor, an III (22 août 1795) : «
Les colonies... sont sousmises à la même loi constitutiannelle ». Article 7 : « Elles sont
divisées en départements ... ». En vertu de l'article 6, toutes les lois votées sous l'empire de
cette Constitution, du 22, aoùt 1795 au 13 décembre 1799, furent ipso facto applicables sans
distincton aux colonies (A. GIRAULT: Principes de législation coloniale, t. I, page 237). - Allant
plus loin, la loi du 12 nivôse, an VI (1 er janvier 1798) sur l'organisation constitutionnelle des
colonies établissait l'assimilation financière entre les départements coloniaux et les
départements continentaux et y transportait le système d'impôts en vigueur dans la métropole
(id., p. 238). Paralllèlement à ces réfonnes d’un rigoureux conformisme, développement de l' «
esprit, géométrique» de la Révolution, la représentation parlementaire coloniale était élargie.
Elle comptait jusqu’à 24 membres, dont 18 pour Saint-Domingue, à la Convention.
Cependant, l'Assemblée coloniale qui s'était formée à la Réunion par application des décrets des
28 mars - 9 avril 1790 avait constiué de vivre et de régir la vie de la colonie, conformément aux
dispositions de la « Constitution coloniale» de prairial, an VI, qu'elle avait eIle-même élaborée et
que le gouverneur avait sanctonnée le 26 messidor suivant (17 Juillet 1798). ELle ne devait
cesser ses fonctions que le 18 brumaire, an XII (10 novembre 1803).
136 Centralisation autoritaire. - iI était inscrit dans la Constitution du 22 frimaire, an VIII (15
décembre 1799), article 91 : « le régime des colonies sera déterminé par des lois spéciales ».
Mais la loi du 29 floréal, an X (19 mai 1802), article 4, enlevait au Pouvoir législatif, pour le
remettre pendant dix ans, « nonobstant toutes dispositions antérieures » au Pourvoir exéeutif, le
droit de statuer, par voie de règlements, en matière coloniale. Ce même texte, rapporté par Adet
au Tribunat, et par Regnault de Saint-Jean·d'Angély au Corps législatif, rétablissait l'esclavage
supprimé par le décret de la Convention du 16 pluviôse, an II (4 février1794). Le Premier
Consul, « maître désormais des destinées des colonies », par une disposition insérée dans un
arrêté du 3 germinal an XI (24 mars 1803) réorganisant les tribunaux de l'île de France et de la
Réunion, « faisait d'un mot table rase des institutions révolutionuaires dans les deux îles »
(PRENTOUT: L'Ile de France sous Decaen, page 100). L'article 6 de ce texte disposait, en effet: «
tous autres tribunaux et toutes autorités créées dans ces îles pendant la Révolution, et non
confirmées, demeurent supprimées. » L'Assemblée coloniale avait vécu. C'était aussi le sort de la
représentation parlementaire : Bonaparte ne fait pas le détail. Cependant un arrêté consulaire

73
Aux jours de la Convention, les colonies sont légalement des « départements »
ayant la même organisation administrative et politique que les département
métropolitains, c'est-à-dire sans libertés locales : nous ne voulons rappeler que pour
memoire les oppositions frémissantes qui devaient accueillir les commissaires envoyés
de France, car le problème politique se complique ici de la résistance des intérêts des
propriétaires d'esclaves menacés dans leur fortune par le décret d'abolition du 16 pluviôse
an II (4 février 1794) pris par l'Assemblée souveraine (138) ..
Sous le Consulat et sous l'Empire, pas d'Assemblées coloniales et pas de
représentation parlementaire : de simples « Chambres d'agriculture» nommées par le
Pouvoir et désignant des « députés » pour siéger dans un Comité consultatif à Paris. Une
formule: « l'obéissance passive », dont il ne nous est resté, dira non sans emphase
Chateaubriand, que « les facultés de joug» (139) .
Sous la Hestauration, pas de reprr:sentation parlementaire, mais un premier effort de
décentralisation qui s'organisera, avec le gouvernement de Villèle, en institutions et en
fonctions ordonnées.
Une première ordonnance, celle du 13 novembre 1816, mise en application à titre
d'expérience à l'île Bourbon, étendue aux Antilles par l'ordonnance du 22 novembre 1819,
avait créé dans les îles des « Comités consultatifs » composés de neuf membres nommés
par le Roi, sur la proposition du gouverneur, Comités appelés « à donner leur avis sur le
budgeiet à formuler des vœux sur les objets d'utilité puhlique ». Mais les attributions de
ces Comités étaient si restreintes ou si mal définies que, dès leurs premières réunions, « ils
firent connaître euxmêmes qu'ils étaient loin de considérer leur institution comme en état
de faire le bien qu'on en attendait» (140) . Le corps des « députés» était maintenu; ils
étaient choisis par le Roi sur une liste de presentation dressée par lesdits « Comités
consultatifs ».
La célèbre « ordonnance de Bourbon» du 21 aoùt 1825, due à l'inspiration de
du 22 ventôse, an XI (13 mars 1803), En rétablissant les Chambres d'agriculture, composées de
membres nommés par l'Adiministration, les autorisait à désigner un « député pour faire partie
d'un Conseil-Consulatif siégeant auprès de l’Administration des colonies ».
137 Régime d'exception systématique. - Les fameux « Règlements particuliers» de l'article 73 de la
charte du 4 juin 1814. Ils consacraient, « contrairement à l'esprit de la Révolution », la différence
du territoire colonial et du territoire métropolitain et posaient ainsi ce principe : « Les lois et
règlements en vigueur dans la métropole ne sont pas applicables aux colonies. » (A. GIRAULT :
Principes de législation coloniale, t. II, page 1. »
138 « L'Assemblée coloniale de la Réunion crut détourner l'orage qui se préparait : elle supprima la
traite des noirs. La coIonie de Bourbon est la première qui ait proclamé ce grand principe de
morale, (Georges AZÉMA : Histoire de l’île Bourbon, PIon, 1859.)
139 Mémoires d'outre-tombe, livre VI.
140 DELABARRE- NANTEUIL: Législation de l’île de la Réunion, t. IV : « Régime adinistratif », page 386.

74
Villèle et préparée dans ses détails par son beau~frère Desbassyns de Richemont (141) ,
appliquée aux Antilles par l'ordonnance du 9 février 1827, constituait une réforme de
structure capitale. Elle répondait au but louable d'associer dans une certaine mesure les
habitants à l'administration de la colonie, de donner au gouverneur le moyen de s'éclairer
et aux administrés celui de faire entendre leurs observations « sur les abus à réformer» et
les « économies à réaliser», leurs vœux sur les améliorations à introduire dans
l'organisation locale, susceptibles « d'accroître la prosperité de la colonie ou d'intéresser
le bien-être du service». (Art. 199.)
Les Conseils généraux créés par l’article 5 des ordonnances des 21 août 1825 et 9
février 1827 étaient composés de 12 membres nommés par le Roi sur une liste double de
candidats présentés par les Conseils municipaux. Leurs attributions étaient réglées
respectivement par le titre VI de l'ordonnance de Bourhon et le titre VII de l'ordonnance
des Antilles.
Le Président du Conseil général avait qualité pour correspondre directement avec le
Ministre de la Marine et des Colonies, auquel il adressait, en fin de session, une
expédition des procès-verbaux des délibérations de l'Assemblée.
Les ordonnances organiques conféraient aux Conseils généraux le droit de
présentation à la nomination du Roi de trois candidats parmi lesquels étaient choisis un «
député» et un suppléant.
Il faut rendre justice aux vues libérales du Gouvernement de Juillet qui, « après
trente ans d'interdiction politique, faisait renaître les colonies à la vie constitutioIlnelle »
(142) : en rétablissant, par la loi du 24 avril 1833 sur le régime législatif des colonies, sous
le nom de Conseils coloniaux, les anciennes Assemblées coloniales - tour à tour
supprimées ou réduites au rôle de commissions consultatives -, avec la prérogative de
délibérer et de voter le budget, de déterminer l'assiette et la répartition des contributions
directes, (les crédits de la justice et des douanes étant fixés par le Gouvernement
métropolitain et ne pouvant donner lieu qu'à des observations de la part des conseils) (143) ;
en définissant le domaine propre de la loi et en décidant que les ordonnances législatives
intéressant les colonies ne pourraient être rendues à l’avenir, qu'après consultation des
Conseils coloniaux, ou leurs délégués, réunis en conseil, entendus : le « Conseil des
141 De Villèle avait épousé à l’île Bourbon, où l’avait trouvé officier de marine la Révolution – qu’il avait refusé
de servir – Barbe-Ombline-Mélanie Desbassyns. Philippe Desbassyns de Richemont, frère de celle-ci,
devint, en 1817, commissaire général ordonnateur de la colonie (voir infra, page 141).
142 SULLY-BRUNET, délégué de l’île Bourbon: « Compte rendu aux habitants del’île Bourbon ».
143 Ces Conseils, composes de 30 membres, étaient élus au suffrage direct, sous certaines conditions de
cens.

délégués» devenait ainsi une pièce maîtresse de la nouvelle organisation (144) .
75
La loi du 2-1 avril 1833, qu'on a appelée un peu ambitieusement peut-être la Charte
coloniale (145) , allant encore plus loin dans la voie des décentralisations opportunes,
prévoyait en son article 4, que des « décrets coloniaux » rendus par le Conseil colonial,
sur la proposition du gouverneur et soumis à la sanction du Roi, régleraient les
matiéres se rattachant ci l'intérêt propre de chaque colonie. Décidément, la Monarchie
de Juillet se réconciliait avec les principes de la Constituante (146) .
Le Conseil colonial pouvait encore user du moyen légal de l'Adresse au Roi pour
faire connaître ses vœux dans les matières réservées au Pouvoir législatif métropolitain.
Le rapporteur de la loi du 24 avril 1833, à la Chambre des pairs, M. Gauthier,
définissait ainsi l'esprit de cette réforme :
« Retenir dans le domaine de la loi le jugement des questions générales ou qui
affectent d'une manière directe les intérêts moraux ou matériels de l'Etat; remettre ci la
décision d'une législature locale, instituée à cet effet, les matières jqui se rattlQlcJhent a
l'intérêt particulier de chaque colonie,' enfin confier au Pouuoir exécutif, sous
['obligation de consulter préalablement les colonies, le soin de statuer sur quelques
matière,s n'êta.nt pas, qe (eur nature, du ressort de la législation générale, malis ne
pouvant cependant être laissées à la législaJture locale sœns qu'on eût à redouter de sa
part des erf'leuI'srésuUant de l'inexpérience ou de quelques préjugés (147) ».
Une loi du 25 juin 1841 sur le régime financier des coloniesal1ait, toutefois, porter
une grave atteinte à la « Constitution coloniale» en enlevant aux Conseils coloniaux une
partie de leurs attributions en ce qui concerne les recettes et les dépenses affectées au
service général, qui rentr'aient désormais dans la compétence de la loi :réglant le budget
de fEtat- la compétence des Cons-eils généraux restant limitée au vote des recettes et des
144 ART. 3. - Il sera statué par ordonnance royale, les conseils coloniaux, ou leurs déléigués,
préaIablement entendu...
ART. 19. - Les délégués réunis en conseil sont chargés de donner au gouvernement du Roi
les renseignements relatifs aux intérêts généraux des colonies et de suivre après de lui l'effet
des délibérations et des Conseils coloniaux.
145 Sur le caractère de loi ordinaire ou de loi constitutionnelle de la loi du 24 avril 1833, voir au
chapitre suivant, in fine, la position prise par des Conseils coloniaux.
146 Dans une lettre du 29 janvier 1833, le Ministre de la Marine et des Colonies écrivait aux
délégués de la Martinique, de la Guadeloupe et de Bourbon : « J'ai reconnu avec vous qu'il fallait
considérer comme un principe essentiellement conservateur à l'égard des colonies celui qu’avai.t
consacré l’Assemblée constituante, et d'après lequel aucune loi sur les matièrcs qui les intéressent ne doit
être rendue qu'après qu'elles auront été consultées ». C'est donc en principe, les Conseils coloniaux qui
devaient être directement consultés sur les réformes; à leur défaut, en cas de l’urgence, les
délégués : ceux-ci devaient être nommés par les Conseils, à raison de deux délégués par
colonie pour la Martinique, Guadeloupe et Bourbon – le conseil de la Guyane en désignant un -
dans la première session desdites Assembées. (Art. 19, al. 1.)
147 Il s’agissait, on l'a rompris, des qu-estions relatives à l'esclavage.

76
dépenses du service local, - c'est-à-dire que les crédits correspondant aux dépenses de la
première catc'gorie étaient ouverts d'office par la loi annuelle de finances. Ce texte
législatif, rompant avec les principes inscrits dans la loi du 24 avril 1833, « cette loi
sévère d'incorporation et d'assimilation » (148) devait donner lieu à une protestation des
trois Conseils coloniaux de la Guadeloupe, de la Martinique et de l'île Bourbon (149) .
Les Conseils coloniaux n'en restaient pas moins des assemblées délibérantes,
exerçant sur la législation, par la voie de ces décrets coloniaux pris ad referendum et par
l'usage de l' « Adresse au Roi» une action directe, régulière, d'ordre constitutionnel;
ayant, réserve faite de leurs positions intransigeantes sur les, questions relatives à
l'esclavage, le haut sentiment de leur responsabilité puisé dans l'importance même des
attrihutions qui leur étaient » Notre « dépendance» est inévitable les produits de notre sol
doivent même s'avilir par la concurrence de ceux de Madagascar, dont le prix de revient
est nécessairement moins élevé. Mais de telles préoccupations ne sauraient nous arrêter.
» Français jusqu'au fond du cœur, nous voulons avant tout la grandeur et la
puissance de la MèrePatrie. Et sans contester les compensations que la colonis'ation de
148 J.-P. BOULARD : op. cit. page 47.
149 Guadeloupe. – Réponse au discours pronounce par le Gouverneur, contre-amiral Gourbeyre, à
l’ouverture de la session du Conseil colonial (1 er juillet 1841) : « Le projet de loi, disait le Conseil colonial,
n’est pas seulement un changement dans notre système financier ; c’est l’abrogation de la loi du 24 avril
1833, la suppression des Conseils coloniaux. »
Martinique. – Réponse au discours du gouverneur Duval d’Ailly du 8 janvier 1842 : « C’est la loi du 24
avril 1833 – loi fondamentale qui était notre Charte – qu’on a voulu détruire en la mutilant sans cause et
sans nécessité dans sa partie financière par un simple loi de finances… Nous réclamons avec énergie des
attributions qui nous étaient confiées avec sagesse ; nous attendons de la justice du souverain une
réintégration qui nou est due et que veut l’intérêt du pays ; et si la justice nous était refusée, le Conseil
aviserait alors s’il doit ou non venir encore faire entendre sa voix dans la discussion des affaires locales.
Bourbon. – Adresse au Roi, rédigée par M. Jean-Baptiste de Villèle, conlon de l’île et membre du Conseil
colonial, étroitement apparenté à l’ex-premier ministre de Charles X, adresse adoptée à l’unanimité par
l’Assemblée dans sa séance du 8 décembre 1842. En dehors de son caractère de protestation de principe,
la « remontrance » du Conseil colonial de Bourbon touvait sa justification immédiate dans la confusion,
résultant des instructions ministérelles, entre les droits de quai et les droits de douane, incorporés les uns et
les autres dans le service général ; les quais avaient été construits par la colonie et celle-ci avait charge de
les entretenir, il était dès lors équitable de lui en laisser le produit. En s’atribuant le montant des recettes de
l’espèce, c’était un prélèvment de 200.000 francs par an qu’opérait indument l’Etat au détriment du budget
local.
Il faut bien dire, pourtant, que la politique financière des Conseils coloniaux fut à l’origine de la loi de
1841. D’une part certains Conseils se refusaient systémaiquement à voter les crédits destinés à assurer la
mise en œuvre des mesures décidées par le Gouvernement métropolitain, notamment celles ayant pour
objet « le développement des moyents d’instruire et de moraliser les Noirs » ; d’autre part, ils votaient des
fonds, -- mis à la disposition des délégués et qui donnaient lieu à des payements « dénués de pièces
justificatives », constituant de véritables fonds secrets -- pour subventionner les journaux métropolitains qui
passaient pour être les organes de « la résistance » aux idées d’émancipation. La Cour des comptes, à
plusieurs reprises, avait relevé ces graves irrégularités (voir les textes cités par René BOISNEUF : Manuel
des Conseillers généraux, Paris, Larose, 1922, pages 20 et 29). Les Conseils coloniaux n’hésitaient pas,
d’ailleurx, à désavouer les délégués suspects à leurs yeux d’hétérodoxie sur la question de l’esclavage.
Sully-Brunet connut cette disgrâce pour avoir publié sa brochure : Considération sur le sustème colonial et
plam d’abolition de l’esclavage.
La question reste cependant posée de savoir si une loi de finances pouvait modifier la loi organique de
1833 à la quelle le Gouvernement lui-même avait attribué un caractère constitutionnel.

77
Madagascar peut nous réserver en assurant des chances d’avenir à nos enfants, notre
principal souci est de voir s'élever la fortune de la France et s'accroître ses richesses.
Tels sont nos véritables sentiments. »
France d'abord Jules Simon parlait des « titres admirables» de la colonie de la
Réunion. En est-il de plus émouvant (150) ?
Cependant la Révolution de 1848, rétablissant la représentation parlementaire pour
les colonies « purifiées de la servitude» (151) , suspendait les franchises locales. Un décret
du 27 avril 1848 supprimait les Conseils coloniaux, comme se « rattachant à l'ancien état
de choses », jusqu'à ce que le statut législatif des colonies fût de nouveau déterminé. (Il
s'agissait surtout de prévenir toute résistance de la part des assemblées locales à l'égard
des mesures d'ordre intérieur qu'allait rendre nécessaires l'application du décret
d'abolition.)
Un autrediécret de même date remettait jusqu'à nouvel ordre les pouvoirs desdits
Conseils aux commissaires généraux de la République envoyés sur place pour procéder à
l'émancipation. Ils étaient autorisés à « statuer par arrêtés, sur les matières énumérées
dans les articles 3, 4 et 5 de la loi du 24 avri1 1833 », c'est-à-dire sur les matières qui ren-
traient directement dans la comlpétence des Conseils.
Une commission extra-parlementaire était désignée le 22 novembre 1849, sous la
présidence - de fondation, peut-on dire - de M. de Broglie, avec, comme rapporteur, M.
Armand Béhic, pour préparer la nouvelle organisation coloniale et les textes où elle
s'inscrirait.
Les événements politiques emportèrent le projet de statut préparé par la
Commission et déposé le 30 juin 1851 par le Ministre de la Marine et des Colonies.
Ce sera ensuite, avec le coup d'Etat du 2 décembre 1851 et la Constitution du 14
janvier 1852 qui en est issue, le retranchement de toute forme d'activité publique aux
150 M.Jules DUVAL (op. cit.) a parfaitement traduit les seutiments exprimés dans l'adresse cidessus
: « Des rivages de l'îIe, la pensée de ses habitants plane, ayec une préoccupation constante,
sur Madagascar, où le vent porte leurs navires. Ils brûlent du désir de reprendre l'œuvre
interrompue de leurs pères, dût un jour la Grande île comme une planète puissanle qui, attire ses
satellites, entrainer la petite île dans l’orbite de sa prospéprité. » Nous restons, bien entendu, dans le
domaine économique, la question de la « dépendance » politique et administrative de la Réunion
à l'égard de : Madagascar ne s'étant, croyons-nous, jamais posée, sinon dans un rapport
du gouverneur général Augagneur, de 1906, qui souleva, d'ailleurs, les plus énergiques
protestations du Conseil générail, et des mieux motivées. Il n'y avait qu'un moyen, écrivait
solennellement M. Augagneur, de faire perdre leur « esprit indépendance » aux créoles fixés
dans la Grande Ile et qui, « nés dans une vieille colonie soumise aux lois françaises, se
réclamant de leurs droits et se considérant comme supérieurs aux habitants de l'île conquise
plus récemment ». C’était que la Réunion ne fût pllus qu'une partie du gouvernement général
de l'Afrique Orientale. Ainsi se fût réalisée, sous la main forte de M. Augagueur, l'opération
consistant il assimiler le citoyens français de la Réunion... aux indigènes sujets français de
Madagascar.
151 Décret du 27 avril 1848, article 6. Voir ci-dessus, page 95.

78
colonies, la suppression de tout moyen légal de participation des habitants à la gestion
des affaires collectives. Cette situation ne sera pas modiifiée en profondeur par les
sénatus-consultes du 3 mai 1854 et du 4 juillet 1866, rendus par application des
articles 27 et 31 de la Constitution du 14 janvier 1852, qui en faisait des instruments
constitutionnels (152) : le premier, qui déterminait le domaine respectif de compétence
du sénatus-consuite, de la loi ou du décret, pour statuer sur les matières de la
législation coloniale, rétablissait les Conseils généraux des Antilles et de la Réunion
(art. 12), réglait leur fonctionnement et leurs attributions financières, mettant les
dépenses de souveraineté à la charge de l'Etat; le second, qui consacrait le caractère
d'organes de délibération et de consultation des Assemblées locales, définissait leurs
prérogatives budgétaires, leur attribuant une pleine souveraineté en matière de
dépenses facultatives (153) . Il étendait leur « liberté d'action» jusqu'à leur conférer le
vote des tarifs de douane et d'octroi de mer à percevoir dans la colonie (154) ; mais l'un
et l'autre de ces actes organiques laissaient la nomination des membres des Conseils à
la discrétion du Gouvernement et ce sont ces actes dont nous avons vu Jules Simon
présenter l'amère critique et dénoncer le « faux libéralisme» tenant moins à leurs
dispositions elles-mêmes qu'au caractère d' « assemblées sans mandat et sains titre» des
conseils qu'ils avaient institués (155) .
On sait que, dès la chute du régime impérial, le Gouvernement de la Défense
nationale, dont faisait partie Jules Simon, et sur la pressante intervention de ce dernier,
tint à honne·ur de conférer aux Conseils généraux des colonies le caractère d'assem-
blées élues (décret du 3 septembre 1870). Cette réforme devait être complétée par
152 Par une disposition spéciale de la Constitution du 14 janvier 1852, le Sénat, « gardienàu paote
forrdame'ntal et des libertés 'publiques », ayait reçu la mission de « régler la Constitution de
l'Algérie et des colce.mies » (art. 27). Il avait qualité, aux termes de ce même article 27, pour «
compléter» et « interpréter » la Constitution, est même (art. 31) pour la « modifier ». C'est en vertu
de ces textes que les sénatus-consultes de 1854 et 1866 ont participé du caractère
constitutionnel.
153 ART. 9. - « Les dépenses votées par le Conseil général à la deuxième section du budget ne
peuvent être changées ni modifiées par le gouverneur », sauf en cas d'omissions de dépenses
obligatoires, d’insuffisances de crédits pour y satisfaire, ou de prévisions de dépenses
facultatives supérieures aux ressources susceptibles de leur être affectées.
154 Circulaire ministérielle du 25 aoùt 1866. - Ces sénatus-consultes devaient ; subsister à l'état
de lois ordinaires pendant toute la durée de la III e République, en l'absence de toute disposition
coloniale inscrite dans la Constitution de 1875 et il est douteux que, lorsqu'lis ont été amendés, ce le
fut toujours dans un esprit de libérallisme et de confiance à l'égard des assemblées locales on
peut se reporter à cet égard soit à la loi douanière du 11 janvier 1892, heureusement
amendée par celle du 13 avril 1928, notamment en ce qui concerne la procédure des dérogations;
soit à l'article 33 de la loi de finances du 13 avril 1900 qu'on a voulu présenter comme
organisant « l'autonomie financière des colonies », mais où le « self-supporting » n'a pas sa
juste contre partie dans le droit pour les assemblées locales d'lnstituer des taxes destinées à
alimenter les budgets locaux, et qui laisse au pouvoir central la faculté d’allonger indéfiniment
la liste des dépenses obligatoires mises d'office à la charge de ces budgets.
155 Voir supra, page 64 et suiv.

79
l'application faite aux établissements d'outre-mer intéressés de divers articles de la loi
du 10 août 1871 sur les Conseils généraux de la métropole.
Le sang versé le 2 décembre 1868 avait sa part dans cette conquête de la liberté. Il
en avait été la rançon.
* * *
Ainsi un facteur liouveau et cette fois décisif, est intervenu, facteur dont, remarque
M. Christian Schefer, les gouvernements ne se préoccupent pas à l'ordinaire, assurés,
qu'ils se tiennent de n'avoir pas à s'en inquiéfer : c'est « l'opinion des colons ».
L'observation de l'éminent historien de l'oeuvre coloniale de la Restauration s'applique à
la vérité à une période intermédiaire 04 il n'existait, en effet, aucune opinion publique
susceptible de retenir l'attention du Gouvernement, encore moins de l'alarmer. Or, voici
que cette « opinion des colons» - et l'on entend bien que par ce terme de « colons » nous
ne désignons plus désormais une classe de la population, mais tous ceux qui sont attachés
au sol colonial par les mêmes racines - cette opinion a pris sous la poussée d'ardeur
civique déterminée à l'origine par la Révolution de 1830, une cohésion, une force et une
autorité singulières, capables bientôt de réagir sur les Pouvoirs publics de la métropole.
Despotisme impérial, occupation étrangère l'avaient maintenue en état de
somnolence, voire de léthargie. Elle s'est éveillée pour interpréter la « Charte octroyée »
dans ses principes appliqués aux colonies; elle a cheminé lentement sous le règne de
Charles X, « au temps de M. de Villèle» : elle a pris peu à peu conscience d'elle-même. La
Charte de 1830, par les promesses qui s'y trouvaient inscrites et les espoirs qu'elle a
suscités, lui a donné l'occasion de s'affirmer. L'esprit colonial est né et ce sont ses
manifestations, c'est l'aspiration de plus en plus précise, de plus en plus pressante des col-
lectivités d'outre-mer vers « des institutions en harmonie avec leurs besoins» dont, par
intervalles la tribune recueille l'écho. Ce sont ses manifestations et ses yceux, dont, sous le
Second Empire, Jules Simon s'est fait, à son tour, le persuasif et éloquent inter'prète, et sur
lesquels, à trois reprises en deux ans, il a projeté une si vive lumière.
Nous allons assister sur place, au milieu des hommes et des faits, dans la vie ardente
d'une société qui cherche les yoies de son destin, à l'éclosion de ce mouvement d'idées.

80
CHAPITRE IV.
Le mouvement des idées aux îles :
la pétition des libertés.
« Pour l’attacher au sol qui l’a vu naître, ou qu’il a adapté, il faut à l’homme
d’autres avantages que a ceux de la fortune.
» Un pays sans instbtutions comme sans annales, sans passé comme sans avenir,
ne peut lui inspirer qu'une affection passagère et subordonnée aux intérêts immédiats
qu’il lui procure. »
(Rapport présenté au nom du Conseil général de l'île Bourbon au sujet du
régime législatif des colonies. 25 octobre 1832.)
Les publicistes qui écrivent de la chose coloniale disputent volontiers - souvent avec
passion, parfois avec intransigeance - des meilleures formules de colonisation à appliquer
par la métropole, comme si celle-ci pouvait, à volonté, imprimer une direction déterminée
à ses établissements d'outremer, à la façon d'un pépiniériste qui conduit les branches de
ses arbres suivant la forme qu'il a délibérément choisie, suivant le plan préconçu qu'il
porte dans la pensée. Et beaucoup qui dénoncent dans l'assimilation une doctrine
idéologique reposant sur l'albsurde croyance à l'identité de la nature humaine dans tous les
temps et sous toutes les latitudes, proposent des solutions qui, pour être diamétralement
opposées à celle qu'ils rejettent comme arbitraire, dénuée de bon sens, dépourvue de
toute valeur positive, n'en sont pas moins elles-mêmes de simples vues de l'esprit, de
pures spéculations !
Ce serait donc, à les entendre, pour répondre à certains principes abstraits, au
nom de certains dogmes, qu'on aurait transrporté un beau jour au delà des mers, dans
ce qu'il est convenu d'appeler les « vieilles colonies », telles institutions: assemblées,
liberté de la presse, suffrage universel, etc ... Rien n'empêcherait qu'on modifiât les
conditions de l'expérience.
M. de Saussure a construit sur ce concept scolastique une Psychologie de la
colonisation (156) où il invite la France à défaire dans ces « vieilles colonies» son œuvre
égalitaire. Volontiers il lui demanderait de rétrograder jusqu'à l'esclavage ... Ces
publicistes qui se réclament du réalisme de Taine, mais raisonnent hors des faits,
oublient le mot profond de celui dont ils se disent les disciples : « L'histoire humaine
est chose naturelle comme le reste : sa direction lui vient de ses éléments; il n'y a point
156 L. DE SAUSSURE. (Paris, 1899.)

de force extérieure qui la mène, mais des forces intérieures qui la font (157) . »
81
C'est à reconnaître ces « forces intérieures » que Consiste la véritable « psychologie
de la colonisation ». Les modérer ou les stimuler, leur donner des buts d'activité légitime,
les faire concourir à l'œuvre générale d'organisation qui lui incombe, tel doit être le rôle
de l'Administration.
I.
En évoquant les événements tragiques du 2 décembre 1868, nous avons marqué les
causes profondes de l'effervescence qui agitait à ce moment les esprits et dont l'explosion
traduisait, bien plutôt qu'elle ne révélait, le malaise de la société coloniale. Ce malaise
avait, en effet, de lointaines origines. Il existait depuis le moment où un « pouvoir
usurpateur » (158) avait écarté les habitants d'une collaboration effective à la gestion des
affaires pour ne laisser subsister que le « monopole administratif», comme on disait
alors, la volonté toute puissante des agents du Gouvernement.
La Restauration avait été accueillie aux îles comme le gage d'un renouveau, où la
liberté individuelle, l'indépendance de la magistrature, proclamées par la Charte,
paraissaient devoir ouvrir aux collectivités d'outre-mer une ère de sécurité, affranchie des
plus dures contraintes du pouvoir personnel.
Or, la Charte, nous l'avons vu, excluait expressément, par son article 73, les
colonies de la législation métropolitaine, pour les placer sous le régime de « lois et
règlements particuliers devant leur permettre de jouir des bienfaits de la Constitution
octroyée aux Français». En attendant ces règlements. et pendant la période qui s'étend
jusqu'à la première ordonnance de novembre 1816, les gouverneurs se sont uniquement
appliqués à « révoquer systématiquement l'œuvre de la Révolution, comme l'œuvre de
l'Empire » (159) , donnant souvent le « spectacle affligeant d'empiètements rendus tou-
jours faciles au pouvoir militaire par la force et la nature même de ce pouvoir» (160) :
dèstitution de l'Intendant, arrestation du contrôleur colonial, « bien qu'un règlement
ministériel ordonnât que ce fonctionnaire serait soigneusement maintenu dans la plus
entière indépenchlnce quant à l'exercice de ses fondions» (161) .
Le règne de Louis XVIII s'achève le 16 septembre 1824 sans que les promesses
157 H. TAINE : Origines de la France contemporaine, t. l, page 279.
Montaigne disait de même dans sa langue savoureuse : « Nous prenons des hommes obligés
déjà et formés à certaines contumes ; nous ne les engendrons pas comme Pyrrha ou Cadmus.
Par quelques moyens que nous avons loy de les redresser et ranger de nouveau, nous ne
pouvons guère les tordre de leur pli accoutumé... » (Essais, livre, chap. IX).
158 Celui de Bonaparte. Rapport du Conseil colonial de Bourbon.
159 Ch. SCHEFER : La France moderne et le problème colonial, page 114.
160 DELABARRE-NANTEUIL, page 385.
161 DELABARRE-NANTEUIL, page 385.

82
de la Charte aient été tenues M. de Villèle est chef du gouvernement et va le rester
pendant la première partie du règne de Charles X.
M. de Villèle a vécu, pendant les premiers orages de la Révolution, à Bourbon, de
la vic du colon. Il en a connu les tribulations. Il est entré par son mariage dans une
famille de riches propriétaires de l'île (162) . Il a même fait son apprentissage d'homme
public dans l'Assemblée coloniale (163) où, lui, royaliste, s'est élevé contre le projet des
contre-révolutionnaires locaux de réclamer la protection de l'Angleterre (164) , et a
trouvé autour de lui la majorité patriote des élus du Pays. On peut donc espérer qu'il ne
reniera pas le « Conseil colonial» aux pouvoirs réglementaires étendus d'où est partie
sa fortune politique. Ne l'a-t-on pas entendu, depuis, proclamer à la tribune que « la
nation découragée, flétrie par une longue oppression », ne pouvait être rappelée à la vie
que par une action libre rendue aux collectivités locales (165) ?
A Bourbon, dès la promulgation de l'ordonnance du 21 août 1823, qu'un nouveau
gouverneur, M. de Chefi'ontaine, « capitaine de vaisseau sans s'en douter, homme :
bon, honnête, mais d'une incapacité foncière tenant du phénomène» (166) , était chargé
d'appliquer, et en l'absence de tout organe d'opinion, les « varangues» s'agitèrent :
réunions de voisins et d'amis sous les larges galeries aérées, conciliabules prolongés
dans la nuit à la lumière du fanal débonnaire (167) ; on dénonçait à qui mieux mieux
l'insuffisance de ce Conseil général de douze membres de nomination royale. On
voyait dans l'acte législatif appelé à régir la vie de la colonie la main de
162
« Mon mariage m'identifiait entièrement avec les intérêts du pays. » J. DE VILLÈLE: Mémoires,
page 161.
163
« J'y ai acquis, dit-il dans ses Mémoires, la connaissance et l'habitude des afffaires publiques dans
un gouvernement d'assemblées délibérantes et développé les facultés dont j'ai, été appelé à faire usage,
par la suite, sur un bien autre théâtre, dans la position la plus élevée. » Quel hommage, et rendu de si
haut, aux modestes Assemblées coloniales !
164
Il s'agit du parti, dit de l' « Indépendance », qui se recru-, tait principalement parmi le «
Amis de l'ordre» attachés Il la « conservation » de l'ancien régime. (C. Emile TROUETTE. :
Bulletin de la Société des sciences et arts de la Réunion, 2 e semestre 192.4.) 'C'est dans, la séance du
24 fénier 1800 que Villèle fit repousser la motion en question.
165
Discours à la Chambre des députés, séance du 8 novembre 1815.
166
SULLY-BRUNET : Mémoires.
167
« Réunions, soirées, repas publies faisaient des meetings naturels. » (Notice sur Auguste
Villson.)

83
M. Desbassynsde Richemont, ancien administrateur de l'île (168) , colon lui-même, et
beau-frère de M. de Villèle, qui avait pris part aux délibérations de la Commission des
réformes des colonies, présidée par M. Lainé, pair de France, ancien président de la
Chambre et ancien ministre de l'Intérieur ( M. Desbassyns avait été précisément chargé
par le Conseil de l'Amirauté de la rédaction de l'avant-projet de l'Acte colonial) et on
lui faisait grief de ce que, disposant du crédit que lui assurait son étroite parenté avec le
Premier Ministre, il n"en eût point usé pour apporter à ces Français des îles, dont il avait
partagé le labeur, les aspirations et les inquiétudes, un élément de sauvegarde, par une
participation effective à leurs propres affaires.
De fait, il résulte des pièces d'archives analysées par M. Ch. Schefer dans son livre
capital pour l'étude de l'œuvre coloniale de la Restauration (169) que l'avant-projet rédigé
par M. Desbassyns de Richemont disposait en son article 5 : « Un conseil général discute et
vote les dépenses» - ce qui en faisait uue assemblée délibérante - alors que le texte arrêté
par le Conseil de l'Amirauté, le 19 août, devenu le texte de l'ordonnance, porte
simplement
« Un Conseil général donne annuellement son avis sur les budgets et les comptes. »
M. Schefer attribue ce changement de rédaction, comportant une si grave altération
du caractère de l'assemblée locale, à l'initiative de M. Desbassyns de Richemont lui-même
: peut-être, suppose-t-il, celui-ci avait-il escompté que le Conseil de l'Amirauté apporterait
spontanément une réserve prudente au libéralisme du texte dont « il aurait gardé
le·bénéfice ». « Cet espoir déçu », il aurait provoqué la rectification signalée au nom des «
principes généraux qui prévalaient dans l'administration », alors en défiance à l'égard de
la « moindre autonomie coloniale ».
L'explication est, croyons-nous, beaucoup plus simple et de nature à exonérer.
Desbassyns de Richemont du reproche de duplicité.
168 A Bouvet de Lozier (ancien officier de Georges Cadoudal), commandant pour le Roi, chargé de
procéder à la « reprise de possession» de l'île, - qui eut lieu le 6 avril 1815, avait succédé, en
1817, une administration bicéphale: le général-chevalier de Lafitte du Courteil, commandant, et le
baron Philippe-Panon-Desbassyns de Richemont, commissaire général ordonnateur; M. François
Piétri, dans son livre passionnant sur Lucien Bonaparte (Plon, 1839) où il débrouille avec subtilité
les intrigues qui se sont nouées autour du frère rebelle de l'Empereur, signalant la présence de
Panon Desbassyns à Thorngrave, résidence de captivité de Lucien, verrait vollontiers en lui un
émissaire de la police impériale, en tout cas un « aventurier créole bon à toutes les besognes
secrètes ». Il va même jusqu'à l'accuser, sur la foi de témoignages intéressés assez suspects,
d'avoir livré au « cabinet de l'Empereur» plusieurs lettres confidentielles dont l'avait chargé le trop
confiant Lucien. Il ajoute cependant, par un honorable scrupule d'historien : « L'aventure de
Desbassyns qui mortifia profondément Lucien et la princesse (la future princesse de Canino, sa
femme) parce que l'un et l'autre y furent joués, n'a jamais été éclaircie ». Il suffit, pensons-nous,
de souligner l'invraisemblance de la collusion de Panon Desbassyns avec les services de la
police secrète impériale, tenant aux opinions violemment anti-bonapartistes du beau-frère de M.
de Villèle, autant qu’à ses traditions d'honneur.
169 Op. cit., pages 326 et suivantes : « L'ordonnance de Bourbon ».

84
Après avoir approuvé dans sa forme, et sous le bénéfice de modifications de
détail, le projet rapporté par l'ancien administrateur de l'île Bourbon, - projet déjà
consacré par l'adhésion de la Commission des réformes coloniales, où siégeaient, en
dehors de M. Laîné, des parlementaires considérables, le comte de Chabrol, à la veille
d'être chargé du Ministère de la Marine et des Colonies, M. de Martignac, futur
président du Conseil à la chute du ministère de Villèle, des conseillers d'Etat, etc., - le
Conseil de l'Amirauté s'avisait que l'ordonnance de Bourbon dépassait la portée d'un
texte spécial à cette colonie pour revêtir le caractère d'un acte organique devant être
étendu à la Martinique, à la Guadeloupe. Or, la situation des colonies d'Amérique
n'avait pas été examinée. La création d'assemblées délibérantes dans les trois îles
sucrières était, dans ces conditions, une innovation pleine d'inconnu; la sagesse ne
commandait-elle pas de procéder par étapes?
Voilà, pensons-nous, à qùelle préoccupation répondait le changement apporté en
dernière heure au texte primitif de M. Desnassyns.
La question de l'organe représentatif mise· à part, l'ordonnance de Bourbon
constituait un ensemble législatif, un corps d'institutions des plus remarquable ; un
gouverneur, commandant supérieur, dépositaire de l'autorité du Roi, assisté d'un
Conseil privé dont il est tenu de prendre l'avis dans certains cas; trois chefs
d'administration ayant des attributions propres et responsables dans leurs services
respectifs (Intérieur, Justice, Marine) un contrôleur colonial ayant accès au Conseil
privé, habilité pour formuler des « observations» sur la régularité des mesures
envisagées: un tel aménagement des pouvoirs, sans porter atteinte à l'unité de com-
mandement, avait l'avantage de faire précéder les principaux actes administratifs «
d'une instruction propre à établir qu'ils ont été rendus par le chef de la colonie en
parfait connaissance de cause» (170) . Il n'en est pas moins vrai que l'esprit de la Charte
prévoyant, à côté du règlement particulier, l'intervention de la loi en certaines matières
non expressément mentionnées sans doute, mais sans doute aussi les plus solennelles,
170 DELABARRE-NANTEUIL, op. cit., page 387. - Sur l'ordonnance de 1825 on peut consulter
l'étude de M.-.A. Marcille avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation : « Les ordonnances
de la Restauration (Quinzaine coloniale, 10 octobre 1935).

85
se trouvait méconnu (171) . Quoi qu'il en soit, l'opinion, avons-nous dit, était déçu, le
Bourbonnais en ces temps maussades restant sentimentalement, ou par esprit d'opposition,
fidèle au souvenir de l'Empereur dont la grande omhre,barrant encore l'horizon des routes
océanes menant vers la France, s'interposait entre l'île et le trône royal; mais elle n'était pas
dupe de ces prestiges et quand, dans sa séance du 25 octobre 1832, le Conseil général de
l'île Bourbon fera connaître ses vues sur le projet de régime législatif des colonies, renvoyé
à son examen, il résumera en quelques phrases sévères la période de trente-années où la
colonie avait été privée de ses droits et ,de ses libertés :
« L'Empire, qui renversa bien d'autres libertés, ne pouvait respecter celles des
colonies et, profitant de la turbulence qui avaeit signalé la carrière de certaines
Assemblées coloniales, il les détruisit pour y substituer son omnipotence. Français, nous
nous associâmes à la gloire française et, comme nos concitoyens, nous pûmes oublier la
liberté parmi la longue ivresse de nos triomphe.s. La Charte vint ensuite nous sevrer de la
gloire sans nous rendre nos libertés; mais, par une sorte de compensation, elle promit aux
colonies des lois qu'elle ne leur donna jamais! Le bon plaisir des ordonnances, l'influence de
ceux qui les dictaient, absorbèrent les derniers vcstiges de nos immunités»; - tandis que vers
la même époque, nous voulons dire sous la Monarchie de Juillet, ùn publiciste, au retour
d'une enquète aux Antilles sur la condition des esclaves et sur les moyens de hâter leur
affranchissement, pouvait écrire qll'llnealltre réforme s'imposait dans l'organisation
coloniale c'était l'émancipation des colons, des « blancs» (172) .
II.
A Bourbon, blancs et hommes de couleur se trouvaient étroitement liés, depuis
1831, par le même idéal et :par le même serment, dans une Association qui étendait ses
ramifications dans toutes les communes, créée au lendemain de la Révolution de Juillet
par un grand citoyen, généreux et ardent patriote, Nicole Robinet de La Serve, pour
171 « Quand une loi serait-elle nécessaire? Dans quels cas, au contraire, une ordonnance royale
serait-elle suffisante? La Charte de 1814 négligeait .de s'expliquer sur ce point essentiel. Le
gouvernement en profita pour prendre le parti le plus commode : tout régler par voie
d'ordonnance. Cette manière de procéder souleva des protestations justifiées. Elle ne tendait, en
effet, à rien moins qu'à supprimer tout recours au pouvoir législatif puisqu'on se con tentait d'une
simple ordonnance dans les matières les plus importantes. Elle violentait le sens naturel de la
Charte qui était élémment celui-ci : le domaine respectif des lois et des ordonnances et le même
aux colonies que dans la métrolpole; dans les cas où une loi serait nécessaire en France, elle le
sera éga lement aux colonies ; dans l'hypothèse contraire, une ordonnance suffira. » (A.
GIRAULT : Principes de colonisation et de législation coloniale, t. II, page 2).
172 C'est ce que disait déjà Mira-beau dans une note cn marge d'un mémoire de Malouet, citée par M.
Gaston Martin dans son érudite brochure : La doctrinc coloniale dc la France en 1789 : « Si j'étais le
patron, je commcnceraIs par rompre l'esclavage des créoles et à donner aux colonies, comme à toute autre
province, la liberté. »

86
revèndiquer en faveur des habitants des colonies « le droit public des Français », obtenir
« des institutions et des lois qui assurent une sage liberté à la colonie », et « cimenter
entre ses enfants les liens les plus légitimes et les plus sacrés ».
Nicole Robinet de La Serve était né à Bourbon, au quartier de Sainte-Suzanne, le
10 avril 1791; son père, de souche périgourdine, s'y était fixé comme colon, séduit par
les beautés de l'île qu'il avait visitée comme marin; membre de l'Assemblée coloniale
en 1790, il mourait, en 1796, « laissant à son fils, en héritage, dit un biographe, l'amour
ardent qu'il portait à là France et à la colonie qui l'avait adopté parmi ses enfants».
Elevé par une mère au grand cœur dans les plus nobles sentiments de patriotisme et
d'honneur, formé aux sciences et aux belles-lettres par des maîtres distingués, Nicole
Hobinet de La Serve, à 18 ans, après avoir combattu les Anglais à Saint-Paul et à Saint-
Denis, refusait de prêter serment d'allégeance auquel le conquérant soumettait les jeunes
gens de 15 à 21 ans (173) . Il prit place sur un « cartel» à destination de la France. A Paris,
entré à l'institution Massin pour y compléter ses études, de La Serve, remportait au
Concours général des lycées impériaux, en 1812, le premier prix de philosophie. En 1814,
avec Sully-Brunet, Almazy Loupy, Auber et d'autres vaillants créoles, il est aux barrières
de la capitale pour la défendre contre l'invasion.
Reçu à la licence en droit et admis au stage du harreau de Paris, tout en .s'adonnant
avec succès à sa profession, il se lance dans le journalisme et fait paraître une brochure
qui témoigne de la fermeté de son esprit politique et de ses, brillantes qualités d'écrivain :
« Adresse aux bons Français. » Avocat, il est un des défenseurs des conspirateurs
impliqués dans le complot « de l'gpingle Noire». Lié à tous les libéraux de l'époque, les
Foy, les Manuel, les Benjamin Constant, les Dupont de l'Eure, jouissant d'un large crédit
auprès du directeur du Constitutionnel (174) , M. Chevassus, dont il devint le gendre en
1817, il publie en 1819 un livre de doctrine libérale : La Royauté selon la Charte, qui,
rappelant par son titre œlui de Chateaubriand: La Monarchie selon la Charte, - expression
de l' « ultracisme », comme dit Thiibaudet, - en semble être l'antithèse. Augustin
173 Invoquant le droit de conquête, le gouverneur général anglais Farquhar avait publié une proclamation
datée de Port-Louis, le 31 déembre 1810, aux termes de laquelle il « avait dû regarder comme un acte
légitime et indispensable de lier les habitants de la Réunion par un serment de fidélité au monarque qui a
maintenant le droit de les gouverner ». Notre devoir, déclarait-il, est de « demeurer incfiexible sur le serment
que le gounrnement britannique a le droit d'exiger de ses nouveaux sujets »
174 Fondé en 1815; Thiers y fit ses débuts de journaliste. Les campagnes que mena le Constitutionnel
contre le gouvernement de Charles X préparèrent la Révolution de 1830.

87
Thierry lui a consacré un chapitre spécial dans ses Dix ans d'études historiques (175) . La
Serve appartenait à cette phalange de jeunes hommes qui avait pris sous la Restauration
la direction de l'esprit public et dont Ch. de Rémusat a écrit qu'elle fut « libérale et
sensée, amie de la Révolution sans être révolutionnaire, déployant dans tous les sens
une activité féconde, ne trouvant rien de trop hardi pour son courage ni de trop difficile
pour sa noble ambition, voulant à tout prix avoir une croyance librement débattue,
gardant au milieu de la lutte ardente la .grâce et la fleur des jeunes années ». Mêlé à la
conjuration politique destinée à sauver la vie des « quatre sergents de La Rochelle », il
est jeté en pirison, poursuivi devant la Cour d'assises de la Seine et finalement acquitté,
grâce au dévouement et au talent de son avocat, Me Barthe, devenu plus tard Premier
Président de la Cour des comptes.
C'est en rentrant en 1824 à Bourbon, où le rappelaient des devoirs impérieux de
famille, que Nicole Robinet -de La Serve, frappé de l'état d'atonie, de langue mortelle,
où stagnait le pays, état si contraire à l'image qu'il se faisait d'une colonie, c'est-à-dire
d'une société nouvelle, active, jeune, vivante, de citoyens libres, se donna la mission
de « réveiller l'esprit public » et se consacra tout entier à l'émancipation politique du
'Pays. « Une colonie qui est gouvernée et administrée sans qu'il lui soit permis d'intervenir
dans ses propres laffaires, constatet-il, est condcmznée el l'égoïsme et el l'étiolement. Elle
végite, mais elfe ne vit pas. »
La colonie était à ce moment, a-t-il dit encore, sous la « dépendance, sous
l'absolutisme d'une camarilla qui, sous le nom du gouverneur, dirigeait le pays et ses
administrateurs».
Nous allons bientôt le voir à l'œuvre.
III.
Sully-Brunet, qui allait devenir délégué de Bourbon, se trouvait en France au
moment où s'écroulait la monarchie de Charles X et venait d'être mêlé de très près aux
événements dont il a laisse un rédt vivant et coloré. Il éorivait, le 29 juillet, par le
premier navire partant du Havre après les trois journées, à ses amis de l'île :
« Faites sans retard votre révolution, arborez le drapeau tricolore, exigez une
assemblée délibérante élue, appelez aux élections les hommes de couleur auxquels la loi
refuse encore les droits politiques (176) . »
175 « L'œuvre de M. de La Serve, écrivait A. Thierry, est remarquable par une dialectique forte et
par cette chaleur d'âme qu'inspire la conviction. L'auteur appartient à cette jeune école politique
dont les dogmes simples et honnêtes abjurent le fanatisme et l'intérêt. »
176 SULLY-BRUNET: Mémoires.

88
Ces consignes allaient s'exécuter spontanément.
Le 28 octobre, la Jeune-Mathilde, venant de l'île Maurice avec la malle de
France, passait au large du Bois-Rouge, la flamme tricolore au grand mât. Comme une
traînée de poudre, la nouvelle s'est répandue qu'un événement considérable s'est ac-
compli dans la métropole. Toute la population de Saint-Denis est au barachois, avide de
nouvelles, quand le navire vient mouiller sur rade. Le capitaine Pèlerin, descendu à
terre, aussitôt entouré, enlevé, transporté à l'Hôtel du gouverneur, annonce en phrases
rapides qu'une révolution a eu lieu en France, que Charles X est en fuite, que le drapeau
tricolore a remplacé le drapeau blanc. Une immense acclamation monte de la foule : «
Vive la liberté! » Le soir on illumine, « on s'enivre de joie patriotique» (177) .
Cependant, la foule rassemblée le lendemain, dès l'aube, sur la place du
Gouvernement, et qui s'accroît sans cesse par l'afflux des habitants des quartiers,
constate, à l'heure des couleurs, que c'est toujours le drapeau blanc qui monte en tête du
mât des signaux. Des cris violents éclatent, on réclaule le drapeau aux trois couleurs.
C'est, pour les créoles, le drapeau où s'est inscrite la jeune gloire de Valmy, celle, plus
lourde, de Wagram où s'était distingué sous les yeux de l'Empereur un fils de Bourbon,
Bailly de Monthion (178) - et, qu’ont illustré dans les mers de l'Inde, tant de hardis chefs
d'escadres, Motard, Hamelin, Linois, Duperé, Magon et le Bourbonnais Bouvet au combat
Grand-Port. Des députations se rendent au Gouvernenement pour traduire le vœu de tous
les cœurs. M. Duval d'Ailly hésite, tergiverse : il n'a pas confirmation officielle de
l'événement. Il faut attendre. La foule ne veut pas attendre. Tout à coup une cla:neur jaillit
: « Vive la France! » « Vive la liberté! » Cn groupe de 200 jeunes gens, en tête desquels se
trouve Adrien Bellier, vient de hisser le prestigieux emblème au mât du Poste de pavillon
(179) . Une pièce de canon, portée à bras d'hommes, appuie cette prise de possession par la
triple lumière du ciel insulaire.
Le lendemain, 30 octobre, un arrêté du chef de la colonie déclarait le « drapeau
tricolore» drapeau « officiel » de la colonie. Un second arrêté convoquait pour le même
jour les troupes de la garnison et la milice pour la présentation solennelle du nouvel
insigne national, qui devait être arboré à l'heu'fe prescrite sur les édifices publics et à bord
177 Voir le récit ele ces scènes in Histoire de l'Association des Fnanes-Créolcs, pages 51 et suivantes.
178 Il était néà Saint-Denis le 27 janvier 1776 : futur Major général de la Grande-Armée ; avait été
promu sur le champ de bataille de Wagram, à l'âge de 33 ans, au grade de divisionnaire.
179 Au sujet d'Adrien Bellier, qui fut plus tard représentant de l'île de la Réunion à l'Assemblée
législative de 1851, voir note ci-dessus, page 47 et infra, page 154,
On pourra aussi consulter la thèse de doctorat de Mme Marie-Louise Camus-Clavier sur le
Poète Léon Dierx (Paris, 1942) où, en établissant la généalogie du poète et en étudiant les
influences familiales qui ont agi sur lui, elle fait sa part à l'étroite amitié qui l'unissait il ses
cousins, aux Rellier, Adrienet Emile, pages 44, 45, 46 : « Ln grand républicain ».

89
des bâtiments de l'Etat et salué de vingt et un coups de canon. La cérémonie avait lieu au
milieu d'une intense émotion. Pendant trois jours, pour célébrer les promesses de la
liberté, un glorieux pavoisement, comme d'une flotte au départ, gonfla les rues de la
ville.
En dépit de ces témoignages publics de loyalisme à l'égard du nouvel ordre fondé
sur le droit popülaire substitué à l'antique droit divin, il ne semble pas que le
gouverneur Duval d'Ailly, « représentant de Charles X et du ministère de Polignac »
(180) , eût compris le sens de la Révolution de juillet ou qu'il y donnât une adhésion sans
réserve. Sa perplexité au sujet de la portée des événements, des chances de durée du
nouveau régimê, peut-être une certaine nostalgie du drapeau blanc auquel il avait prêté
serment, donnaient à ses décisions et à ses actes une allure équivo.que et embarrassée.
Précédés ou accompagnés de réticences, ils étaient suivis de repentirs.
Dans une proclamation à la population, au lendemain du couronnement de Louis-
Philippe, il écrivait : « Si le récit des journées sanglantes de Paris et l'absence
momentanée de tout pouvoir légalement constitué dans la capitale ont dû produire des
sentiments douloureux et des craintes pour l'avenir, la lecture des journaux les a
dissipés... » Il ajoutait, comme pour se rassurer lui-même : « La Charte de 1814 a dû
subir quelques modifications; on ne pouvait perdre le fruit de quinze ans
d'expérience... » et il invitait ses administrés, les habitants de Bourbon, « à se rallier
franchement... à cette belle France! autour du trône du roi Louis-Philippe ».
La nouvelle Charte du 14 aoùt 1830 est promul.:née à l'île Bourbon le 10
décembre 1830. Les pouvoirs du Conseil général créé par l'ordonnance de 1825
allaient expirer. Un arrêté du gouverneur intervint, au début de 1831, pour inviter les
maires il procéder, suivant les règles consacrées par les actes en vigueur, à l'établissement
des listes pour la formation de « la nouvelle assemblée, de nomination royale ». Ce qui
signifiait que rien n'était changé dans l'organisation coloniale.
C'est l'occasion que saisira de La Serve pour donner à sa propagande un objet
précis et pour créer dans le pays un mouvement irrésistible d'idées, autour d'une grande
cause coloniale à défendre.
La Charte de 1830 déclare :
« Les lois et ordonnances antérieures, en ce qu'elles ont de contraire à la réforme
constitutionnelle, sont et demeurent nulles et de nul effet. » La Charte de 1814 est
morte. Les ordonnances de 1825 sont caduques. Le Conseil général aux douze
membres nommés par le Roi est une institution discréditée par son origine et périmée. Il
180 De La Serve.

90
ne peut être question de la ressusciter de son néant.
Et puis, le pouvoir absolu avait fondé toute sa législation sur « l'ostracisme politique
de la majorité ». Or, « la dasse moyenne, celle des petits propriétaires fonciers, qui
dispose de la supériorité numérique », représente aussi une « supériorité de patriotisme
et de lumières », de sorte qu' « en elle repose presque tout entière la force morale et
matérielle de la coolonie ».
Ce que réclame cette « classe moyenne », force et santé de tout établissement
colonial, c'est une véritable Assemblée, en exécution des décrets des 28 mars - 9 avril
1790 et 24-28 septembre 1791, revivifiés spontanément par la promulgation de la
Chartede 1830 (181) .
Le 15 mai 1831, était créée, à Sainte-Suzanne, l'Association générale des Francs-
Créoles. Sa constitution avait été précédée de l'organisation de « Comités de quartiers»,
ses cadres formés par des vétérans « dont quelques-uns avaient fait partie de l'Assemblée
révolutionnaire coloniale», et par des jeunes hommes pleins d'ardeur et de foi, groupés
autour de celui qu'ils reconnaissaient pour chef, bien qu'il eut décliné toute fonction
honorifique au Comité central, et qui les initiait à la vie publique, leur enseignant par son
exemple le sacrifice de soi au bien public, à la collectivité dont ils étaient membres, à la «
patrie créole». Chaque nouvel adhérent, admis sur la présentation et sous la garantie d'un
membre « titulaire », s'engageait par la formule d'un serment. L'Association générale
181 C'est la démonstration à laquelle s'était appliqué Nicole Robinet de La Serve dans une
brochure intitulée : Mémoire sur cette question : La loi de 9 avril 1790 a-t-elle été abrogée
à l’île Bourbon? Y est-elle tombée en désuétude? Enfin, a-t-elle conservé sa vignenr
législative? Doit-elle être exécutée? Convient-il qu'elle soit exécutée? par un ancien membre
de l'Assemblée coloniale.
Ile Maurice
M L C C C X X X I
En réalité cette brochure, d'une dialectique brillante et d'une remarquable présentation
typographiqne, sortait de la presse clandestine locale. Nous avons retronvé à la Bibliothèque
nationale un exemplaire de ce travail portant la dédicace suivante:
« A Monsieur Victor Schoelcher, de la part d’Adrien Bellier, par procuration de l'auteur
M. N. R. de La Serve, qui a combattu dix ans, sous la Restauration, pour la liberté publiquet
qui, maintenant, lutte à l’île Bourbon contre le régime oppressif qui dévore cette malheureuse
et libérale colonie. » (M. Adrien Bellier, collaborateur le Plus fervent de Nicole Robinet de La
Serve, dans l'œuvre de (l'Association devait être par la suite, avec Sully-Brunet,
représentantde l'île à l'Assemblée législative dissoute par le coup d'Etat du 2 décembre 1851.)
A la main a été rayée l'indication « Ile Maurice », remplacée par les mots:
« Presse clandestine de Bourbon ».

était la fédération de tous ces dévouements.
91
Trois mots d'ordre : Attachement et soumission à la France, Garantie des droits
acquis, Assemblée coloniale.
L'Association des Francs-Créoles déclarait son entière solidarité avec la classe
moyenne, « intérèssée par la propriété au maintien de l'ordre public, et capable, par ses
lumières et sa moralité, d'exercer une influence salutaire sur les affaires du pays».
Elle proclamait dans ses statuts que « tous les hommes nés libres sur le sol de
Bourbon et faisant partie de la population coloniale étaient égaux en droits, quelles que
fussent leur origine et leur couleur» (182) et que les « affranchis» « jugés dignes d'être
admis dans l'Association» jouiraient aux yeux des Francs-Créoles « des mêmes droits et
de la même considération que s'ils fussent nés libres » (183) .
C'était un grand pas dans la voie de la fusion sociale, la promesse d'une ère d'amitié,
d'entraide, de fraternité, à un moment où la colonie vivait encore sous l'empire des
instructions secrètes du précédent régime recommandant aux gouverneurs de veiller
jalousement à la « séparation des castes» comme « au moyen le plus propre à diminuer les
dangers de la perte d'autorité de la dasse dominante ». L'auteur de l'Histoire de
l'Association générale des Francs-Créoles rappelle qu'à ce moment « les hommes de
couleur étaient exclus des emplois publics, leurs enfants n'étaient pas reçus dans toutes
les écoles, la milice avait ses compagnies blanches et ses compagnies de couleur» (184) .
Même état de choses à la lVIartiniqueet à la Guadeloupe, sans cesse dénoncé par des
adresses et des brochures -dont l'une intitulée : « De la situation des' gens de couleur
libres aux Antilles françaises », avait, sous la Restauration, soulevé la plus vive
émotion jusque dans les Chambres.
L'Association se mettait donc résolument et courageusement, au milieu des réalités
coloniales, à la tête des hommes d'ordre et de progrès qui prétendaient, en dehors de
tout préjugé de classe, faire leur place à tous les fils du sol insulaire dignes de l'estime
182 Profession de foi, article 12.
183 Profession de foi, article 12.
184 Louis BRUNET, loc. cit., page 39. On avait vu sous la Restauration un homme de couleur,
savant consacré par ses beaux travaux de cartographie et de géodésie, membre
correspondant de l'Académie des sciences, Lislet Geoffroy, rayé de cette illustre Compagnie,
où il ne fut rétabli que sous la Monarchie de Juillet, sur la proposition d'Arago. Après la
Révolution de Juillet, un arrêté locale à la date du 14 mai 1831, qui devait recevoir par la suite,
d’une façon plus large, la consécration de la l'oi, abrogea les distinctions qu'avait introduites
dans la milice l'ordonnance locale du 17 avril 1819. (DELABARRE-NANTEUIL : Législation de
l'île de la Réunion.)

de leurs concitoyens (185) .
92
Elle affirmait dans une formule notable à sa date: « Le Franc-Créole fait
profession de foi de n'estimer un homme que pour son mérite personnel et sans aucune
consideration pour sa fortune et sa naissance. » (Art. 13 de la profession de foi).
Elle voulait, nous l'avons vu, une Assemblée coloniale directement élue, sur les
bases les plus larges, maîtresse de décider l'impôt, de régler les affaires intérieures, la
loi étant réservée aux questions affectant les relations de la métropole et des colonIes.
De La Serve, qui ranimait de son ardente conviction et de la flamme de sa parole,
disait : « Nous sommes des Français et même des Français d'avantgarde auxquels est
échu l'honneur de porter en terre lointaine, fécondée par nos peines d'hommes et de
colons, le drapeau de la Patrie. Il ne peut y avoir d'inégalité e,ntre Français que celle qui
tient aux services rendus : nous revendiquons à cet égard avec fierté nos titres à la
sollicitude particulière de la France, à son affection maternelle. Il n'y a pas entre les
hommes libres d'inégalité pouvant tirer son origine de la différence de leur couleur. Seuls
le courage et la probité, les responsabilités assumées d'une âme forte, les risques
acceptés d'un cœur viril sont de nature à justifier les distinctions sociales... Les Français
de Bourbon ne connaissent pas d'autre critérium du droit... Ils revendiquent leur place
sans diminution, sans déchéance, dans la communauté nationale. Ils attestent leur
volonté de se prononcer librement sur leurs intérêts, sur les conditions de leur vie, de
leur ingrat labeur, et en appellent comme à une justice supérieure à l'arbitrage de la
France... Pour tout le reste, le droit commun à tous les Français. »
IV.
Une campagne de pétitions collectives s'organisait, se réclamant des nouvelles;
dispositions constitutionnelles du Gouvernement de Juillet.
Le gouverneur Duval d’Ailly, en présence de l'ampleur du mouvement, jugea bon
de mettre en garde la population. Dans une proclamation du 30 octobre 1831 aux «
habitantsde Bourbon», il leur dénonçait « des homm.es impatients de conquérir leur
représentation coloniale, que leurs loyales intentions ne ganantissaient pas contre leurs
propres ardeurs», qui voulaient « troubler le repos public» et « dissoudre le
Gouvernement » en prétendant « qu'à la colonie seule appartient le droit de se régir et de
185 « Depuis long temps j'avais compris qu'il y avait justice à appeler dans la société politique
cette dasse de citoyens qui avait fourni au pays des industriels éclairés, des défenseurs contre
l'ennemi extérieur et, à l'intérieur, de puissants amis de l'ordre. Aussi ai-je constamment
combattu en faveur de l'égalité complète comme le seru moyen d'une fusion entière et de
bonne foi. » (SULLY-BRUNET : Compte rendu aux haliitants de l'île Bourbon, 15 mai 1833).

se constituer».
93
« Habitants de Bourbon, ajoutait-il, qui avez cru exercer un droit légitime en vous
associant à des actes illégaux, renoncez à un pareil mode de réclamation... Ralliez-vous
au gouveneur. Sa devise sera toujours comme la vôtre : Libertés coloniales et ordre
public. »
Cependant, convoqué en session extraordinaire, le Conseil général de douze
membres tenant son mandat du précédent régime et dont les pouvoirs devaient prendre
fin le 31 décembre, ne s'était pas réuni. D'autre part, les listes devant servir au
renouvellement de l'Assemblée n'avaient pas été établies par les municipalités.
Après avoir balancé entre le recours aux mesures de rigueur à l'égard des hommes
de l'Association - on avait envisagé la déporlation de 12 d'entre eux (186) - et le contact
direct pris avec les mandataires de l'opinion, le gouverneur se décida pour cette dernière
procédure et, au cours d'une tournée dans la partie Sous-le-Vent, il annonçait qu'il rece-
vrait les adresses destinées à être transmises à Paris.
Le 15 février 1832 fut le jour fixé pour la présentation solennelle des adresses. A
trois heures, les « députés des quartiers», escortés d'une foule considérable, se rendirent à
l'Hôtel du Gouvernement. Les mesures d'ordre les plus sévères avaient été prises depuis
plusieurs jours pair les autorités pour faire face à tout événement; la troupe de ligne était
concentrée à Saint-Denis; autour de l'ancien édifice de la Compagnie des Indes « les
canons étaient flambés», les armes préparées avec ostentation (187) . Le Gouvernement
semblait ainsi, pourra dire J'orateur chargé de haranguér le Chef de la colonie (188) , « se
mettre en état de siège pour recevoir les mandataires du pays venus le rameau d'olivier à
la main ». On croirait, tant les faits se répètent à trente-six ans de distance, assister au
prologue des événements de 1868. Et l'on en vient à souhaiter que l'a miral Dupré eût
alors entendu les hautes et graves paroles prononcées ce jour-là par l'orateur populaire:
« Il était éminemment imprudent, Monsieur le Gouverneur, de faire retentir le
bruit des arme, au milieu d'une population tourmentée, aigrie peutêtre par les maux
présents et par les menaces de l'avenir; au milieu d'une population chez laquelle les
sentiments d'honneur ont une vivacité qui ensemble à l'exaltation.
186 « On agita la question de faire arrêter et déporter incontinent douze des principaux mutins »
(Louis BRUNET: Histoire de l'Association.)
187 « Une collision, écrit le Temps du 9 Dctobre 1832, paraissait imminente. D'un côté, l'on voyait
dans la ville l'Association: déclarant ses séances publiques et permanentes; de l'autre, le
gouverneur, entouré de toute la garnison, les armes chargées. »
188 Auguste Vinson, ancien maire de Sainte-Suzanne, membre du Comité directeur cle l'Association.

94
» Organes de cette population, nous protestons solennellement de notre
dévouement à la France, de notre amour pour elle, de notre profond respect pour votre
personne, pour celui en qui nous voyons le représentant de la Mère-Patrie. Cependant,
nous devons aussi vous le déclarer, quelques démonstrations hostiles de plus, quelque
imprudente agression de la part des autorités pourraient appeler sur nous les derniers
malheurs. Qui pourrait en calculer les désastreuses conséquences? Si le sang était versé,
ce sang serait français. Il retomberait tout elItier sur les têtes coupables des
provocateurs, et la Mère-Patrie leur en demanderait compte. »
législative;
Les vœux de la population étaient ainsi résumés par l'orateur:
- exécution des lois de l'Assemblée constituante, qui ont conservé leur valeur
- modification de la base électorale de la loi du 9 avril 1790 pour tenir compte des
progrès des mœurs;
- une représentation coloniale de 56 membres, chiffre de la dernière assemblée
coloniale de 1803.
Il demandait enfin au gouverneur que la question d'applicabilité des textes
invoqués fût soumise à un Conseil extraordinaire où la Cour royale tout entière serait
convoquée et où pourraient se faire entendre des délégués de la population.
M. Duval d'Ailly désignait, le lendemain une Commission pour lui proposer un
projet de formation du Conseil général et, le 14 avril, sur le rapport de la dite
Commission. signait un arrêté déterminant les conditions de constitulion, par voie
d'élection, de l'Assemblée, « considérant, disait le préambule de cet acte, que dans l'état
actuel des choses toute tentative pour former le Conseil général d'après le mode prescrit
par l'ordonnance royale du 21 avril 1825 ne produirait aucun résultat, que l'élection
substituée à la nomination des membre's du Conseil général ne change pas les
attributions, les prérogatives et les devoirs de Ce Conseil, qu'elle ne fait qu'en rendre
la forme plus appropriée à l'esprit de la Charte de 1830 ». Appréciant l'acte du
gouverneur, le Temps écrira : « Cette mesure le gouverneur pouvait, il devait la prendre.
Elle aura ramené l'a paix et rétabli l'ordre. D'un autre côté, le représentant du Roi, en
refusant l'établissement d'une assemblée « législative», a compris ses devoirs. C'est à la
France qu'il appartient de déterminer les attributions d'une assemblée coloniale, et non
aux colonies de se les adjuger (189) . »
189 « J'ai toujours pensé, pourra noter M. Adrien Beliier, que si les habitants n'avaient pas forcé de
la main de leur gouverneur, le Gouvernement de la métropole n'aurait jamais donné aux colonies
la loi du ,24 avril 1833. » Jules Simon.

95
Le nomrbre des membres de l'Assemblée était fixé à 36. Conformément au vœu
de la « population blanche» de la colonie, constate l'auteur de la Législation de l'île de
la Réunion (190) , les hommes de couleur libres furent admis à concourir à l'élection des
membres du Conseil général et plusieurs d'entre eux en firent partie. Ainsi, dès ce
moment, toutes distinctions légales entre les deux fractions de la population furent
abolies : « C'est la colonie elle-même qui en a pris l'initiative en appelant les hommes
de couleur libres à l'exercice des droits politiques (191) . »
C'est ce Conseil général élu, sorti, peut-on dire, de l'Association des Francs-
Créoles, et dont la première séance, ouverte par le gouverneur avec une solennité
particulière, avait lieu le 25 août 1832, qui établissait le beau rapport sur le régime
législatif des colonies du 25 octobre 1832 dont nous avons cité quelques lignes en tête
de ce chapitre (192) .
formulée :
C'est la doctrine de l'Association qui s'y trouve exprimée et admirablement
Sur la question des pouvoirs de l'Assemblée coloniale :
« Le Conseil général ancien, sans attributions comme sans mandat, ne pouvait
convenir qu'à une administration despotique, ourdie en haine des franchises coloniales;
instrument du pouvoir qui l'avait créé, il obéissait à l'esprit de son institution en émettant
timidement de modestes vœux; il perdait son caractère toutes les fois que le patriotisme de
ses membres, se raidissant contre les prétentions exagérées de l'autorité, transformait en
judicieuse critique l'insignifiant contrôle qu'elle avait cru demander à la servilité.
» Le rôle purement consultatif ne va ni à la dignité des mandataires du peuple, ni à
l'importance d'une assemblée qu'ils composent... L'héritage de l'ancien Conseil général ne
saurait être accepté par le Conseil colonial futur.
» Le grand partage des matières législatives fait par la Constituante trouve ici sa
190 DELABARRE-NANTEUIL. - Ajoutons que, sans attendre, dès la Restauration, les « libres» avaient
spontanément mandatés pour les représenter en France etcléfenclre lours intérêts auprès des Pouvoirs
publics un publiciste libéral. Domeny de Rienzi, qui se qualifia « député ideshoillmes libres de l'île Bourbon
».
191 DELABARRE-NANTEUIL. - Ajoutons que, sans attendre, dès la Restauration, les « libres» avaient
spontanément mandatés pour les représenter en France etcléfenclre lours intérêts auprès des Pouvoirs
publics un publiciste libéral. Domeny de Rienzi, qui se qualifia « député ideshoillmes libres de l'île Bourbon
».
192 La commission désignée par le Conseil pour établir le rapport était composée de MM. de La serve,
Kéranval, Saint-Georges, Le Goff et Conil, par la suite délégué de la colonie. C'est ce dernier qui fut chargé
de la rédaction du texte que l'Assemblèe adoptait dans sa séance du 24 octobre. Le rapport porte la date du
25 octobre.

naturelle application... »
Sur les droits des colons:
96
« La Constituante les consacra dans des instructions mémorables où tout le système
de l'organisation coloniale fut déroulé avec une admirable précision. Il était donné à cette
illustre assemblée d'atteindre dans cette matière délicate, aussi bien que dans toutes celles
qui fixèrent ses regards, le point de perfectibilité autour duquel nous verrons les
législatures suivantes graviter. »
Sur l'égalité politique :
« La loi, d'abord libérale pour les hommes de couleur, se hérissa graduellement de
restrictions, d'humiliations, de pénalités. Mais si des textes absurdes et des habitudes plus
absurdes encore avaient naturalisé de révoltantes préventions, les lumières devaient les
abolir et, toutes les fois que la France dota ses colonies d'institutions généreuses, l'île
Bourbon se montra jalouse de les faire tourner au profit des hommes de couleur.
» Sous son Assemblée coloniale et avec les doctrines de la Constituante, elle les
admit à la participation de tous les droits politiques, et l'Empire, qui lui ravit sa
représentation, rétablit en même temps ces distinctions abolies.
» Sans attendre les événements de 1830, son Conseil général, organe en cela des
vœux de tous, proposait au Ministère de faire disparaître les barrières entre les deux
classes libres. Aussi la transition s'est-elle faite parmi nous sans secousse et au premier
essai que nous avons fait de nos droits politiques, de nombreux suffrages ont sanctionné la
sincérité d'une fusion que nos principes avaient appelée... »
Enfin, sur les dangers d'une trop large décentralisation susceptible de ruiner
l'autorité de la métropole:
« La France ne saurait concevoir de légitimes inquiétudes sur ses, possessions; elle
peut être généreuse sans avoir à redouter leur ingratitude, et, plus les institutions dont elle
les dotera seront larges et libérales, plus elle étendra les gages de l'amour qu'elles lui
doivent porter.
»... Il faut aux sociétés coloniales, securité dans le présent, confiance dans l'avenir
Ces deux éléments de vitalité doivent être le résultat de la protection que leur
métropole leur accorde et des libertés publiques dont elle les fait jouir : ainsi se
fondent et se perpétuent les rapports d'affection et d'intérêts entre des nationaux placés
originairement sous une loi commune, »
(Rapport sur le régime législatif des colonies; Conseil général de l'île Bourbon, 25
octobre 1832.)

97
v.
Les Conseils coloniaux institués par la loi du 24 avril 1833 devaient s'appliquer
avec un sens clairvoyant de l'intérêt général soit à la discussion des avis relatifs aux
projets d'ordonnances législatives soumis à leur examen, soit à l'élaboration des « décrets
coloniaux », d'initiative et de portée locales, appelés à régler à l'avenir le régime intérieur
des « vieilles colonies», des « grandes colonies» comme on disait alors, des colonies
majeures, Martinique, Guadeloupe, Bourbon et Guyane (193) . Cependant, à parti,rde la fin
de 1838, d'aukes préoccupations vont se mêler à ce travail législatif, à la suite de la
communication faite par le Ministre aux colonies intéressées, sous la date du 21 août
1838, de la proposition de loi d'Hippolyte Passy, prise en considération par la Chambre
des députés le 10 février 1838, sur le sort des esclaves dans les colonies françaises, et
du consciencieux et lumineux rapport de Ch. de Rémusat, déposé à la séance dn 12 juin
qui « avaient pour résultat de transporter, d'une manière définitive, sur le terrain des
discussions par lementaires » une question que le Gouvernement, à travers « l'impatience
réformatrice» de l'opinion métropolitaine et les premiers frémissements des esclaves
(194) , avait d'abord envisagé de régler par voie d'ordonnance royale en vertu de l'article 3
de la Charte coloniale portant : « Il sera statué par ordonnances royales, les Conseils
coloniaux préalablement entendus ( ...§ 6) sur les améliorations à introduke dans la
condition des personnes non libres, qui seraient compatibles avec les droits acquis (195) . »
193 Voir l'analyse de délibération de ces Conseils, Session de 1834, 1835 et 1836 (Imprimerie
Royale 1836-1837) Organisation du service judiciaire, organisation municipale, concessions,
ponts et chaussées, orphelinats, etc...
194 Bourbon, complot de Timagène Houat (1836). V. infra, page 180, précédé, à la Martinique, de
ceux de 1822 (Narcisse Baugis, Jean Jean-Louis), 1824 (Bissette), et de la révolte de Saint Pierre,
qui éclatait dans la nuit du 9 au 10 février 1831, allumant des incendies de maisons et de champs de
cannes, et, à Bourbon même, du « complot de Saint-Benoît » (1832) qui amena trente-huit accusés
devant la Cour d'assises. Notons que, dans cette dernière île, de La Serve. Sully-Brunet, Adrien Bellier,
beaucoup d'autres libéraux avaient déjà pris leur position définitive à l'égard de l'esclavage et
embrassé de tout leur cœur et de toute leur raison le parti de l'affranchissement. Nous avons à cet
égard un émouvant témoignage : dans ses Mémoire auxquels nous avons eu l’occasion de nous
référer, Sully-Brunet relate une visite faite en comnun avec de La Serve, en 1826, à Sainte-
Suzanne, où se, tenait ce jour-là un marché d'esclaves, constitué par une « queue de traite »
d'aspect lamentable, et traduit les sentiments de honte et de douleur que son ami et lui avaient
éprouvés au spectable offert à leurs yeux : «Mon ami La Serve, écrit-il, était à côté de moi. Le sang
de ce créole énergique, de cet homme supérieur, bouillait dans ses veines. Nous nous sommes
serrés la main en nous disant : « A » l'œuvre! nous sommes jeunes, la cause est sublime, Dieu nous
» secondera. »
195 Projet d'ordonnance royale « concernant les améliorations à introduire dans le régime des
esclaves » (1837). Le rapporteur de la chambre reconnaissait que cette matière était une de celles

98
Pour les quatre Conseils consultés, la mesure de l'émancipation générale impliquait,
devait impliquer la participation de représentants des colonies aux débats dont allait
dépendre le sort de la « France transmarine » (196) .
Dans la séance du 18 décembre 1838, le Conseil colonial de la Guadeloupe, le
premier, votait la résolution suivante, proclamant le droit pour les colonies, « soustraites
désormais à l'exception coloniale », « replacées ainsi dans le droit commun des Francais»
de concourir à la formation de la loi :
« Ils (les colons) ont le droit - le régime exceptionnel de l'article 64 de la Charte
une fois écarté - de participer, comme les autres Français, à la formation de la loi, (qui
ne peut les obliger qu'à cette condition. »
On retrouve, à la vérité, dans la plupart des procès-verbaux de ces assemblées
locales, la manifestation de l'esprit de résistance qui animait alors les propriétaires
d'esclaves (197) , mais en même ternps se verront exposés et discutés, avec une remarquable
autorité, les problèmes du Pouvoir constituant, du Pouvoir législatif, et les principes de
droit publicqui, sous les diverses formes de gouvernement de la France, ont, depuis
l'Assemblée constituante, dominé les lois fondamentales de l'Etat et la législation
coloniale elle-même.
Sur le pouvoir constituant:
« Suivant le droit public aciuel, c'est dans la nation, proclame le Conseil colonial
de la Guadeloupe, que réside le Pouvoir constituant. Il ne peut s'exercer, soit qu'il fonde,
soit qu'il modifie la Constitution, qu'avec le concours de tous les représentants de la
nation. Point de loi obligatoire pour aucune partie du royaume si elle n'y a concouru. »
Sur l'article 73 de la Charte de 1814 et l'artide 64 de la Charte de 1830 :
Avec la Charte de 1814, déclare le même Conseil colonial, « le principe constituant
fut reporté du peuple au Roi. Aussi la Charte fut-elle octroyée. L'article 73 de cette
Charte concernant les colonies ne fut jamais constitutionnellement exécuté : cette
sur lesquelles la « législation » avait délégué au Gouvernement le pouvoir destatuer par voir
d'ordonnances, mais estimait que l’Assemblée souveraine « était toujours maîtresse de reprendre ou
d'exercér ce droit pour son propre compte ». La thèse des Conseils était, au contraire, qu'il s'agissait
d'une délégation du Pouvoir constituant, que la loi du 24 avril 1833 participait du caractère
constitutionnel, limitant dès lors, pour les matières rentrant dans son objet, la compétence de la loi
ordinaire.
196 On a vu que la grande Commission de Broglie devait tenir compte de cette légitime
suggestion. Voir supra, pages 92 et suivantes.
197 « Placée sous l'égide de la foi na tiouale, la propriété coloniale, comme la propriété française,
est, et ne se discute pas... » (Conseil colonial de la Guadeloupe.)

99
disposition placait nos contrées hors des attributions du Pouvoir législatif du royaume;
mais le monarque, qui se regardait comme le seul Pouvoir constituant, admit que le
Pouvoir législatif des colonies lui appartenait et agit suivant ce principe sans réclamations
des Chambres (198) . Quant aux colonies, n'ayant de représentant nulle part, elles ne purent
réclamer.
» La Révolution de 1830 a replacé la souveraineté là où l'avait établie la Constitution
de 1791, c’est-à-dire ddns le peuple. Dès lots, la nation esi redevenue Pouvoir constituant et
a donné la Charte de 1830, laquelle a « constitué» le Pouvoir législatif en France.
» L'article 64 de cette Charte a réservé le droit des colonies et a déclaré que le
Pouvoir législatif de leurs « sociétés spéciales» serait aussi « constitué» sur des bases
particlières. La loi du 26 avril 1833 a complété la Charte. C'est pour cela qu'on a inscrit à
son frontispice: Régime législatif des colonies. La loi du 24 avri1 1833 est, comme
complément de la Charte de 1830, partie intégrante de cette Charte, de même que la loi du
24 septembre 1791, sur le Régime législatif des colonies, fait partie de la Constitution
de la même année.
» La loi d'avril 1833 émane du Pouvoir constituant et est, il faut le répéter, partie
intégrante de la Constitution, comme développement de la Charte. Disons mieux, elle est
l'article 64 de cette Charte. »
Le Conseil colonial de la Martinique déclarait de même :
« Le Pouvoir constituant qui a fait la Charte, a fait, en vertu de la Charte, la loi du
24 avril 1833 qui n’en est que le complément... »
Et sur les droits des Assemblées locales quant à la législation intérieure (réserve faite,
bien entendu, de la prétention des Conseils d'y faire rentrer le régime de l'esclavage, à
tout le moins « d'inspirer » les ordonnances en la matière) :
« La Constitution coloniale du 24 septembre 1791 (199) demeure la loi fondamentale de
la France insulaire. Emanée de la toute puissance nationale, dont nous exercions notre part en
la personne de nos représentants, librement discutée et consentie, rien n'a pu l'abroger, rien
n'a pu l'altérer, il eût fallu pour cela une nouvelle Assemblée constituante dont nous
eussions fait partie. Les abrogations successives de la Constitution de 1791 pour la
France continentale n'ont pu produire aucun effet dans la Constitution de la France
insulaire. »
C’est ce que soutenait, on l'a vu, à Bourbon, Nicole Rohinet de La Serve
198 Nous avons vu que tout avait été réglé, en fait, par voie d’ordonnances. Voir supra, p. 144.
199 24 - 28 Septembre

100
revendiquant aussi le droit pour les colons d'influer sur leur propre destinée en prenant
une part directe, par leurs mandataires élus, à l'élaboration des lois sous lesquelles ils
sont appelés à vivre.
Cette représentation directe, le Conseil général de l'île Bourbon en votait le
principe dans sa séance du 15 avril 1847 et, dans une adresse au Roi, invoquait les
considérations d'ordre juridique et moral qui la justifiaient.
Parallèlement, et là encore, se poursuiyait la campagne d'opinion en faveur de la
liberté de la presse; pétitions et vœux affluaient chez le gouverneur. Ils se fondaient sur
l'article 7 de la Charte de 1830 : « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer
leurs opinions en se conformant aux lois. La censure ne pourra jamais être rétablie. »
Une brochure de R. de La Serve adressée sous forme de « Mémoire» au gouverneur
Cuvillier, revendiquait hautement le droit pour les Français des colonies de « publier
leurs opinions » sans l'aveu d'une censure, laquelle légalement, constitutionnellement,
n'existait pas. En attendant que le Ministère, consulté, se prononçât sur la question de
principe soulevée avec tant d'ardeur, une presse clandestine naissait dans les centres
montagneux de l'île, à Salazie, avec le concours d'artisans locaux : les caractères eux-
mêmes avaient été fondus sur place. C'est cette presse clandestine qui diffusera par son
organe, Le Salazien, et par des brochures (200) , les idées de l'Association des Francs-
Créoles.
* * *
Si nous avons rappelé ces pages de l'hisioi're coloniale et, plus spécialement de
l'histoire Réunionnaise, c'est pour montrer combien sous sa double forme d'un réquisitoire
impitoyable contre le régime de force imposé à uue population qui se voyait « écartée de
teute ingérence aux affaiœes générales de la nation» (201) , et d'un généreux plaidoyer en
faveur de la restitution à cette collectivité de ses droits, la revendication de Jules Simon
répondait au sentiment profond de not!re colonie, - nous pouvons maintenant écrire : de
nos colonies (202) -- combien la pétition des libertés s'y était faite ardente, et combien
d'âge en âge elle était restée constante, ferme, immuable, comme ces sentiers taillés dans
200 Voir ci-dessus, page 154.
201 F. DE MAHY, opt. cit., page 16.
202 La situatiou était, eu effet, la même aux Antilles.
« Les colonies gémissaient dans cet état de servitude, elles cherchaient quoi elles avaient
démérité de la Patrie, elles aspiraient au jour où elles retrouveraient le droit de prendre part à
leurs affaires, ce dont elles étaieut toujours dignes. » (J.-P. BOULARD, op. cit., page 51.)

101
la lave par les premiers colons où le créole, regagnant son îlette accore (203) , met ses pas
dans les pas de ceux qui l'ont précédé.
203 Plateau à flanc de rempart où se révèle souvent la présence d'habitations et de cultures.

102
CHAPITRE V.
Les « droits de naturalité ».
« Toute distinction dans le droit, tome séparation dans le droit, aboutit à
une négation du droit. »
Jules SIMON.
Parmi lesi mots d'ordire de « l'Association générale des Francs-Créoles» figurait
celui-ci: « Garantie des droits acquis. » Que signifient ces mots pour un colon, et que
signifiaient-ils sous la Monarchie de Juillet ou le Second Empire, pour un « libéral » ?
I.
La colonisation des îles a son caractère propre c'est une colonisation
d'enracinement (204) . Elle est fille de l'esprit d'entreprise, de la volonté de l'homme de
fonder à demeure un établissement dégagé des entraves qui, dans un Etat dès longtemps
formé compriment l'activité, soumise aux règles qu'om tissées autour de l'individu les
mœurs et les lois. La colonisation ainsi entendue, c'est d'abord un conquête de l'homme
sur lui-mêrne, une mobilisation de ses facultés, de son énergie, de sa volonté, exigeant
de sa part un engagement total, et une conquête de l'homme sur la nature vierge sous la
loi du dur effoct.
Ces colonies de peuplement « d'habitation » ces lointaines Sporades de la mer
Indienne ou de la, mer des Caraïbes, sont des collectivités qui gardent le tempérament
physique et moral des provinces auxquelles elles ont emprunté leurs éléments
« françaises pall' le sang, par le cœur, la langue, les idées, l'ambition », qui se sont
agrégées, dévelop·pées, qui ont grandi suivant le rythme de la vie, faite de besoins à
satisfaire et d'aspirations à réaliser. Mais ce sont aussi des cités, dont les merubres sont
unis entre eux 'par des rapports juridiques, des « sociétés cimentées par le droit» (205) .
Les Gouvernements ont, dès l'origine, encouragé les initiatives de ces « pionniers
», de ces envoyés de la France (206) allant porter leurs ardeurs et leur énergie au delà
des mers sur des territoires seront pour la métropole des bases d'influence; mais ils
veillent avec un soin jaloux à p:i'éserver les liens de filiation des nouveaux foyers
humains avec la Mère-Patrie.
204 1iexpres.si.Oll es.t. de M, Georges HàRDY : Géographie I:%\'J'i"Mi(m, (Coll. ue la ( Géogra,plüe
humainE' »: GaHim:l"
205 CICÉRON. République.
206 Jules FERRY: E. PSICHARI : l'Appel des armes. - ... avec « le poids d'une Patrie sur leurs
épaules ». id., Le voyage du Centurion : onerati pondere sacro.

103
Le Français allant se fixer aux îles, s'y « habituer» avait pour viatique la
déclaration de l'Edit de mars 1642, qui est la grande Charte de l'énligralion au XVII e
siècle, le confirmant dans son statut national, dans ses « droits de naturalité », y
maintenant ses descendants au titre d' « ongznaires » et de « regnicoles », c'est-à-dire
leur reconnaissant la possession sans réserve de tous les droits attachés à la qualité de
Français comme s'ils n'avalent pas quitté le royaume :
ART. 13. « Voulons et ordonnons que les descendants des Français habitués
desdites îles seront réputés naturels français capables de toutes charges, honneurs,
successions et donations ainsi qu'originaires et regnicoles. »
Les actes de concession des Compagnies à charte ont renouvelé ces engagements
solennels, qui constituent le droit primordial de la colonisation.
L'édit du 28 mai 16ô4, portant établissement de la Compagnie des Indes
Occidentales, réitérait, en son article 35, la promesse royale dans les termes suivants:
« Et pour favoriser d'autant plus les habitants des dits pays concédés, et porter nos
sujets à s'y habituer, Nous voulons que ceux qui passeront dans des dits pays jouissent
des mêmes libertés et franchises que s'ils étaient demeurants en ce Royaume et que
ceux qui naîtront d'eux soient censés et réputés regnicoles et naturels français (207) ... »
Lettres patentes d'aoùt 1664 instituant la fameuse Compagnie des Indes
Orientales, lettres patentes de septembre 1698 portant constitution de la Compagnie
Royale de Saint-Domingue disposaient avec la même énergie et la même prévoyance :
« Les Français et leurs descendants sont maintenus dans tous leurs droits de
naturalité. Ils jouissent des mêmes franchises et des mêmes privilèges que s'ils étaient
demeurés dans le Royaume. »
Pour les hommes de couleur appelés par l'affranchissement au statut de la liberté, le
célèbre édit en 60 articles de mars 1685, connu sous le nom de Code noir, présenté à
Louis XIV par Colbert et revêtu de la sanction royale, leur accoirdait les mêmes droits que
ceux dont jouissaient les colons de souche européenne :
« Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont
fouissent les personnes nées libre ; voulons que le mérite d'une liberté acquise produise
en eux, tant pour leur personne que pour leurs biens, les mèmes effets que le bonheur
de la liberté naturelle cause à nos autres sujets (208) . » (Article 59.)
207 Moreau DE SAINT-MÉRY : Lois est constitutions des colonies françaises de l’Amérique sous-le-vent, t. I.
208 Moreau DE SAINT-MÉRY : Lois et constitutions des colonies françaises de l'Amérique sous-le-
vent, t. 1.

104
La Révolution avait tiré de ce principe d'une si haute générosité ses conséquences
légales en accordant les droits politiques à tous les hommes « de condition libre » (209) .
La période de réaction qui commence avec le Consulat va se prolonger sous la
Restauration, où les distinctions juridiques de classes et les interdictions politiques sont
sévèrement maintenues. Un des premiers actes de la Monarchie de Juillet fut d'abroger
cette législation d'exception quant à la jouissance par les hommes de couleur des droits
civils (210) .
Les libéraux de «l'Association coloniale» allaient plus loin. Ils réclamaient l'égalité
politique pour les hommes de condition libre. Ils demandaient, pour la formation de
l'Assemblée locale « élue », destinée à remplacer le Constil général « nommé », l'égalité
pure et simple de « tous les Français répondant aux conditions générales d'électorat et
d'éligibilité qui seront fixées par les textes à intervenir ».
C'est sur ces bases que fut constitué le nouveau Conseil général de 1832 à la
Réunion. L'arrêté de convocation du collège électoral, signé du gouverneur Duval d'Ailly,
devançant la décision du Gouvernement métropolitain sur l'organisation coloniale et
le texte législatif où elle devait s'inscrire, devançait aussi, il importe de le souligner, la
seconde loi du 24 avril 1833 « concernant l'exercice des droits civils et politiques dans les
colonies» dont l'article 2 stipule : « Sont abrogées toutes dispositions des lois, édits,
déclarations du Roi ou autres actes contraires à la présente loi et notamment toutes
restrictions ou exclusions qui auaient été prononcées quant à l'exercice des droits
civils et politiques à l'égard des hommes de couleur. »
Le principe de l'égalité juridique et politique était proclamé aux colonies. La
Révolution de 1848 allait l'étendre à ces hommes qu'elle sortait de la condition servile, à
ces nouveaux citoyens qui se proclameront fièrement « fils de la République », et, à la
Réunion, les « enfants de Sarda Garriga », commissaire général dans l'île lors de
l'émancipation, dont le nom reste aussi populaire et aussi vénére parmi la population
créole des Mascareignes que l'est celui de Schoelcher aux Antilles (211) .
209 Décret de la Législative, du 28 mars 1792. « Les colonies constate une historien colonial
(Georges AZÉMA : Histoire de l'île Bourbon) avaient reçu avec reconnaissance le décret du 28
mars qui réglait les droits des citoyens actifs d'après les mêmes principes constitutionnels
suivant lesquels ils l'étaient en France, et dont l'article 4 dit formellement que toute personne
libre, propriétaire ou domiciliée depuis deux ans et contribuable, jouira du droit de suffrage qui
constitue la qualité de citoyen actif. »
210 Ordonnance du 24 février 1831 « portant abolition des dispositions restrietives des droits
civils des hommes de couleur libres ».
211 L'envoyé extraordinaire du Gouvernement provisoire débarquait à Saint-Denis le 13 octobre
1848. « C'était le soir des milliers de Noirs l'attendaient sur la grande place du Gouvernement.

105
« La garantie des droits acquis », c'est donc pour les Français des colonies -
Français de souche européenne, Français de couleur sortis, selon le mot de l'illustre
abolitionniste, des « entrailles de la classe blanche», Français d'adoption dont les pères ont
été il y a cent ans « purifiés de la servitude», la réalisation au profit de tous les membres
de la société insulaire des sécurités et immunités qui, originairement, organiquement,
constitutionnellement, tiennent à la qualité de Français, qui font pa,rtie du statut national
et dont on ne peut dépouiller les Français d'outre-mer, écrivait Nicole de La Serve dès
1831, « sans leur contester leur patrie, c'est-à-dire sans trancher les liens de consanguinité,
d'affection et de dévouement qui les unissent à la métropole ».
II.
A la base des « la stitutions libres» qu'il réclamait pour les colonies : des députés.
mandataires directs de la population, à la place de délégués; une assemblée locale élue à
la place du « Conseil général hybri de » tenant ses origines pour moitié de la nomination
du gouyerneur, pour l'autre moitié d'une nomination faite par des électeurs nommés eux-
mêmes par le gouve:rneur; des conseils municipaux élus à la place de conseils municipaux
désignés par le Pouvoir, Jules Simon mettait le faisceau de garanties qui devait constituer
à ses yeux le statut des Français d'ouke-mer comme il constituait celui des Français de la
métropole: « La nonintervention des colons dans la gestion de leurs affaires n'est pas leur
seul grief. On leur refuse la jouissance des droits qui, en France, sont considérés connue
faisant partie de nos libertés constitutionnelles. » Ce qu'il demandait, c'était la
réintégration des Français des colonies dans les droits de citoyens français,
l'application aux colonies des principes généraux de noke droit public : « Toute
distinction dans le droit, toute séparation dans le droit, énonçait-il dans une belle
fonnuie, équivaut à la négation du droit. »
En dehors donc des droits politiques, ce que revendiquait Jules Simon pour les
Français d'outremer, c'était la jouissance de ces « libertés nécessaires », comme disait
Ils étaient dans des transports de joie comprimée, et silencieux. » (R.-P. ENGELVIN : Histoire
ancedotiquc de Bourbon - La, Réunion -Tananarive, 1940.) Trois jours après, le 17 octobre, Sarda
Garriga adressait à la population de l'île une proclamation où il annonçait la grande mesure
qu'il était chargé d'appliquer et où il faisait appel au concours de tous les hommes d'ordre et de
bonne volonté, aux colons, aux « Ministres du Christ» et, aux esclaves qui allaient voir tomber
leurs chaînes, aux « nouveaux élus de la cité» pour l'aider à remplir, dans la paix et la dignité
de toutes les dasses, la mission que lui avait confiée la France. Le décret d'affranchissement
du 27 avril 1848, promulgué le 20 octobre 1848, devait recevoir son exécution le 20 décembre.
Il libérait soixante mille six cent vingt neuf esclaves, hommes, femmes et enfants. On peut dire
que c'est à Barda Garriga que la colonie doit d'avoir franchi sans convulsions sociales, ainsi
que le constatait Jules Simon, la redoutable épreuve de l'émancipation.

106
Thiers (212) , dont le Second Empire les avait privés ou que leur mesurait le bon plaisir
du Pouvoir : liberté individuelle, liberté de conscience, égalité civile sous sa triple
forme : égalité devant la loi, égalité devant les charges publiques, égale admission de
tous à toutes fonctions publiques et à tous les emplois, sous la seule garantie du mérite;
droit de pétition, clroit de réunion, droit d'association, liberté de la presse.
Alors même que les actes constitutionnels avaient solennellement reconnu a llX
Français de la métro,pole l'usage de ces droits primordiaux, imprescriptibles, les
habitants de nos vieilles colonies, citoyens français, étaient tenus, là encore, dans
l'exception:
« La liberté individuelle n'existe pas », constate Jules Simon, par suite du droit
qu'a le gouverneur, en vertu de l'ordonnance du 21 août 1825, de « déporter hors de la
colonie, même en tem11s de paix, tout citoyen non propriétaire» :
« Combien nous avons réclamé, disait l'orateur, contre ces dispositions des lois
qui suspendaient en France l'habeas corpus et qui permettaient au Pouvoir administratif
de prendre arbitrairement notre liberté et, par conséquent, notre vie... Cet état
exceptionnel auquel ia France a été longtemps soumise, c'est l'état ordinaire de nos
colonies pour ceux de leurs habitants qui n'y sont pas propriétaires (213) . »
La liberté de réunion n'existe pas puisqu'il suffit que vingt et une personnes se
trouvent assemblées pour qu'elles: soient exposées à des poursuites correctionnelles,
212 Discours du 11 janvier 1864.
213 Ces pouvoirs exorbitants des gouverneurs ont été supprimés par le décret du 7 novemhre 1879,
étendu à l'Inde, à la Guyane et au Sénégal par le décret du 15 novembre 1879, Et généralisé par le
décret du 26 février 18S0. Nous ne mentionnerons qu'un exemple - il est suffisamment édifiant - des
procédures d’action directe, rapelant à tant dégard les lettres de cachet, auxquelles les représentants du
Pouvoir central n'hésitaient pas à recourir, même à la faveur de la plus subtile casuistique :
Par arrêt de la Cour d'assises de Saint-Denis en date du 3 août 1836, huit jeunes gens de
couleur, qui avaient tenté de fomenter une révolte parmi les esclaves, en se plaçant sous l'invocation
de la parole de Lamennais : « La liberté ne se demande pas, elle se prend », étaient condamnés à
des peines sévères d'emprisonnement. Le chef du Complot était un jeune Noir de 28 ans, de vive
intelligence, Timagène Houat, neveu de Lislet Geoffroy, Nous n'examinons pas la cause en soi, ni le
mérite de la condamnation, la sauvegarde de la tranquillité de la colonie réclamait un exemple. Mais
pas dépêche ministrielle du 23 juin 1837, le gouverneur de Bourbon était avisé que l'ordonnance
d'amnistie du 8 mai précédent était applicable aux colonies « et qu'il y avait lieu de mettre
immédiatement en liberté les individus compris dans l'arrét du 3 août 1836 ». Le guuverneur
prononçait en effet, en Conseil privé, la « mise en liberté immédiate » des huit condamnés, mais, par
le même arrêté, en vertu de l'article 72 de l'ordonnance royale du 21 août 1825, il ordonnait « leurr
exclusion pour sept ans de de la colonie et les intéressés devaient rester… « consignés » jusqu'à leur
embarquement. Par décision du 25 janvier 1839, le Ministre de la Marine et des Colonies annula
l'acte du gouverneur comme constituant « une fausse application des Pouvoirs de haute police » du
chef de la colonie et ordonna le rapatriement des intéressés à Bourbon.

démocratie.
107
Pas de liberté d'association, principe d'ordre et élément d'équilibre d'une
Le droit de pétition, ce droit élémentaire qu'on pourrait considérer comme Presque
désuet aujourd'hui, mais que le Second Empire avait réglé minutieusement, comme s'il
avait voulu organiser au sein des libertés perdues une voie de recours en faveur des
hahitants du territoire leur permettant du moins, soit à titre individuel, soit à titre collectif,
au nom d'une counnune, d'une corporation, d'une èité, de s'adresser au Sénat de l'Empire,
constitutionnellement chargé de recevoir et d'examiner les plaintes et les vœux (214) , ce
droit de pétition était pratiquement supprimé aux colonies, toute œ'quête portant plusieurs
signatures constituant en soi un délit punissable des sanctions les plus sévères édictées
contre les émits affectant un caractère « collectif ». Il dépendait du pouvoir discrétionnaire
du gouverneur d'autoriser, ou non, les citoyens de la colonie à pétitionner pour un objet
d'intérêt commun;
« Il existe, dira Jules Simon, dans le Code colonial, une loi qui renvoie en police
correctionnelle les promoteurs et les signataires de tout écrit « collectif », de sorte qu'en
l'absence d'une presse libre et à l'impossibilité de formuler des plaintes par ce moyen, on
ajoute l'impossibilité de recourir à la voie de la pétition ».
Or, ce droit apparaît comme tellement inhérent à l'individu dépourvu d'autres
moyens légaux de se protéger contre les empiètements, les abus et les vexations du
Pouvoir, qu'on peul voir les premiers habitants de l'île Bourbon en user d'une façon toute
spontanée pour faire part à la métropole des doléanees « du pauvre peuple de Mascareigne
» touchant « les mauvais traitements des commandants ».
La première pétition des habitànts, datée de Saint-Paul, le 16 e jour de novembre
1678, et adressée à Colbert, supplie « le protecteur spécial de la dite isle de Bourbon »
«d'avoir égard à la nécessité où elle se trouve actuellement, étant dégarnie de tonte
commodité nécessaire tant pour l'entretien des familles que pour le cultivement de la
terre» (215) .
En ce qui concerne la liberté de la presse, force de contrôle et d'impulsion des
gouvernés à l'égard des Pouvoirs publics, qui met au service du droit de chaque citoyen sa
puissance collective, - « qui ne remplace pas la liberté, mais qui, cependan t, donne à ceux
214 Article 45 de la loi constitutionnelle du 14 janvier 1852.
215 Cette humble et touchante pétition, rédigée par François Ricquebourg, greffier du Conseil de
l'île, à été publiée par GUET: Origines de l'île Bourbon (Paris, Bayle, 1888), page 132. Elle vient
d'être reproduite dans le beau livre de M. Raphaël BARQUISSAU : Les Isles. (Grasset, 1941.)

108
qui ne l'ont pas les moyens de se plailldreet de la conquérir» (216) - proclamée par l'article
7 de la Charte de 1830 comme « un droit inviolable », longtemps discutée, contestée et
précaire, confisquée au lendemain du coup d'Etat de 1851, elle avait été rétablie en
F,rance par la loi des 19-31 janvier 1867, mais les colonies n'avaient pas bénéficié de ce
retour au droit commun, les journaux devant continuer à se soumettre au régime de l'au-
torisation qui est dans la réalité celui de « l'opinion dirigée », ou devant s'accommoder,
pour vivre dangereusement, de la clandestinité :
« Il m'est resté des souvenirs de mon enfance, dit Jules Simon, résumant dans une
grande image ses observations sur la condition des Français des colonies aux dernières
années du Second Empire, une impression très vive du plaidoyer de Lally-Tollendal pour
la mémoire de son père. En racontant les détails du supplice, il insistait particulièrement
sur un bâillon qu'on avait mis dans la bouche du condamné afin que, périssant victime
d'un jugement inique, il ne pût, par ses dernières paroles, se plaindre de la justice de son
pays... Les citoyens français qui ont le malheur de ne pas vivre sur le continent ont dans la
bouche, sans avoir été condamnés, le bâillon de Lally-Tollendal. »
Nous ne voulons pas renoncer à faire entendre la conclusion, dans une forme
oratoire brillante, du généreux plaidoyer du 11 mars 1870 en faveur des habitants des
colonies, de leurs libertés et des garanties de leurs libertés :
« Il est temps que des citoyens dignesd,'être des citoyens le soient enfin...
» Il y avait autrefois une maxime suivant laquelle un esclave, quand il touchait la
terre française, devenait libre ipso facto. De telle sorte que les navigateurs qui, en
approchant des côtes, voyaient flotter le drapeau français disaient: « Voici la patrie de la
liberté. »
« Peut-être avez-yous raison de dire que vous voulez que la France continentale soit
de nouveau la France de la liberté, comme elle l'a été si longtemps; nous le verrons à vos
œuvres. Nous verrons aussi, d'après la solution que vous aurez donnée à la question
actuelle, si vous voulez faire participer les terres françaises qui sont au delà de l'Océan à
cette régénération, si la France redeviendra enfin ce qu'elle n'aurait dû cesser d'être, le
foyer de la liberté. »
216 Interpellation du 11 mars 1870. Il faut lire dans La Liberté, t. II, les fortes pages que Jules
Simon consacre à la liberté de la presse et à la responsabilité morale du journaliste qui en est
la contre-partie.

109
* * *
Il ne faudrait pas croire cependant que, même sous la III e République, qui a
libéralement étendu aux colonies, du moins à celles qui sont représentées au Parlement,
les institutions dont s'est honoré ce régime, - quelque corrections, redressements ou
aménagements qu'il puisse d'ailleurs paraître opportun d'apporter à leur fonctionnement :
le jury (217) , la liberté de la presse (218) , la liberté de réunion (219) , la liberté d'association
(220) , les libertés syndicales (221) ,- il ne faudrait pas croire, disonsnous, que « les droits
individuels» - pour nous en tenir à la terminologie classique - aient toujours été mis à
l'abri des entreprises du pouvoir personnel. La pratique des décrets, héritée du Second
Empire, procédant du sénatus-consulte du 3 mai 1854 si énergiquement dénoncé par Jules
Simon et toujours en vigueur comme loi ordinaire, offrait une tantation trop forte à des
Ministres qui voulaient justifier leur réputation « d'hommes de gouvernemen » de confondre
leur volonté personnelle avec exereice du pouvoir qui trouve ses justes limites dans le
respect des droits acquis et de la loi.
C'est surtout l'égalité civile qui a été, à toutes épolues et jusqu'à un temps proche de
nous, l'enjeu de ces épreuves d'énergie gouvernementale où entrait une certaine
ostentation d'autorité, mais où nous ne saurions voir, pour nous, qu'empiètements plus nu
moins appuyés toujours vexatoires,
C'est ainsi qu'à la date du 1 er septembre 1938 était pris, sous le contreseing du
Ministre des Colonies, un décret portant interdiction aux fonctionnaires originaires des
colonies de remplir les « emplois des cadres généraux dans leur colonie d'origine ». Au
lieu de la vocation générale à exercer toutes charges a remplir tous emplois, au même titre
que les « regnicoles », qui leur était reconnue depuis le XVII e siècle, ils ne pouf'faient plus
occuper à l'avenir que les seuls emplois subatternes des cadres locaux. Leur possession
d'état trois fois séculaire leur était retirée, Ils étaient frappés de capitis deminulio. Pour
pouvoir prétendre à un emploi supérieur, ils devraient désormais renoncer à servir chez
217 Loi du 27 juillet 1880 dont l'application est limitee aux colonies des Antilles et de la Réunion.
Cf. la brochure de SCHOELCHER PORY-PAPY, LA SERVE et DE MAHY : Le jury aux colonies.
218 ART. 69 de la loi du 29 juillet 1881. - « En dehors des colonies où fonctionne l'institution du jury.
les délits de presse relèvent de la compétence du tribunal criminel. » (Décret du 14 mars 1882.)
219 ART. 13 de la loi du 30 juin 1881 : « La présente loi est applicable aux colonies représentées
au Parlement. »
220 Loi du 1 er juillet 1901 étendue aux Antilles et à la Réunion par la loi du 19 décembre 1908.
221 Loi du 21 mars 1884 modifiée par celle du 12 mars 1919.

eux, dans leur cadre familier, s'expatrier.
110
Nous admettons bien volontiers qu'il peut y avoir un très serieux inconvénient à ce
qu'un fonctionnaire insuffisamment dégagé de ses liens d'intérêt et de famille ou de ses
préventions locales puisse détenir un pouvoir quelconque le mettant en mesure d'agir au
détriment de l'intérêt général. Il appartient alors à ses chefs de lui ·donner une autre
affectation, de le muter de colonie pour convenances de service, mais on ne saurait
sans injustice, par un texte discriminatoire fondé sur l'origine, frapper de suspicion et
d'ostracisme la collectivité des fonctionnaires créoles.
On ne saurait, d'autre part, fermer à ceux d'entre eux qui sont ,parvenus, dans
d'autres colonies, à des postes hiérarchiques d'un certain ordre, tout espoir de rentrer
quelque jour, - sinon pour le brèves périodes de congé ou pour y prendre leur retraite, -
dans le pays où ils sont nés et où ils ont l'ambition de servir : sentiment d'amour-propre
individuel ou « patriotisme local », c'est « pour le citoyen un bien vif stimulant que de
pouvoir jouir ,au milieu de ses compatriotes d'une considération légitime dans un rôle
influent» (222) , lui permettant d'être utile à la collectivité à laquelle il appartient. « Il est
hon, écrivait Colbert, le 11 juin 1680, au comte de Elévec, gouverneur et commandant
de la Martinique, que les « habitants » aient de l’honneur dans les Isles. »
M. Arthur Girault avait mis en garde les hommes d'Etat ayant charge des
destinées de l'Empire contre des préjugés dont il avait sans doute constaté la
survivance chez certains dirigeants de notre politique coloniale, et qui devaient trouver
une expression si inattendue et si brutale dans le déeretdont nous y-enons de signaler
l'entreprise. Il rappelait à ce sujet une page de Stuart Mill méritant, disait-il, d'être
méditée par ceux qui eussent dé tentés d'oublier la nécessité d'ouvrir aux « créoles », en
fait comme en droit, sur un pied d'égalité parfaite avec les habitants de la métropole, la
carrière des emplois et des honneurs dans toutes les hranches du Gouvernement :
« II faut avoir, écrit Stuart Mill, une idée tœès superficielledes ressorts de l'action
politique dans une communauté pour croire que de pareilles choses sont sans
importanee, même si le nombre de ceux qui sont réellement en état de profiter de la
concession devait être peu considérable. Ce petit nombre d'individus serait composé
précisément de ceux qui ont le plus d'influence sur le reste, et les hommes ne sont pas
assez dépourvus du sentiment de la dégradation collective pour ne pas s'apercevoir que
refuser un avantage même à une seule personne, pour une choise qu'ils ont tous en commun
avec cette personne, c'est leur faire affront à tous. »
222 Jules DUVAL : Les colonies et la politique colonie de la France.

111
A fortiori, quand la mesure d'exception, de « dégradation collective », atteint une
élite nombreuse, gardienne depuis trois cents ans des plus autheniiques traditions de la
France et de ses spiritualités les plus hautes, qui a marqué sa place dans toutes les
branches de l'activité nationale armée, marine, magistrature, enseignement supérieur,
lettres, sciences, Académies.
L'on ne saurait, en tout cas, annuler d'un trait de plume les engagements sacrés
pris par les Gouvernements de la France en vue d'encourager l'établissement aux
colonies, de maintenir les Français nés sur les terres lointaines qu'a fécondées le labeur
de leurs pères dans le droit national.
Le décret du 1 er septembre 1938 était au surplus entachf d'illégalité. Il s'appliquait,
en effet, en même temps qu'aux fonctionnaires des cadresgénéraux, -- expressis verbis -
aux fonctionnaires de l'ordre judiciaire, ce qui, aux termes des actes organiques fixant le
statut de la magistrature colonie, eût impliqué la procédure de l'examen du texte par le
Conseil d'Etat, et le contre-seing du Garde des Sceaux, ministre de la Justice.
L'interpellation annoncée par l'auteur de ce livre, en sa qualité de représentant d'une
vieille colonie particulièrement sensible à toute mutilation de ses droits, « sur la violation
par le décret du 1 er Septembre 1938 du principe de l'égalité civile en la personne des
citoyens français, originaires des colonies et règles fondamentales du statut de la
magistrature coloniale », n'a pu venir utilement à la tribune en raison des graves
préoccupations politiques et financières dont la Chambre et le Gouvernement étaient alors
assaillis le Minislre d'alors, M. Geurges Mandel, ayant d'ailleurs renoncé spontanément et
très loyalement à appliquer ce texte à la suite de l'émotion qu'il avait soulevée.
Nous pensons que des règles écrites, de caractere constitutionnel, devront
dètermimer, comme l'avaient fait dans le passé les Chartes dont nous avons rappelé les
termes, la condition légale des Français des colonies, le droit pour nos compatriotes
d'outre-mer, pour ces Français de l'Empire, de n'être pas des Français diminués.

112
***
Il nous sera permis de publier ici la protestation que nous adressions au Ministre des
Colonies, à la date du 6 septembre 1938 au sujet du décret du 1 er septembre, dont il vien d’être
question :
Monsieur le Ministre,
J'apprends, au retour odes obsèques de mon illustre compatriote Joseph Bédier, de
l’Académie française, qu'un décret est Intervenu, portant votre contreseing, pour
intendire l'exercice des fonctions de la magistrature et des emplois des « cadres généraux
» aux originaires des colonies dans leur leur propre colonie.
Je tiens à vous signaler que cette diminution, même relative, des droits de citoyens
français de nos compatriote d'outre-mer, de leur capacité civil et politique, constitue la
plus grave atteinte au droit public colonial qui répute, depuis trois siècles, les originaires
des colonies « aptes à tous honneurs, charges et emploi » dans les mêmes conditions et
sous les mêmes garanties que les « regnicoles ». Vous ne songez pas, je pense, il
interdire à un Français des Basses-Pyrénées, des Bouches-du-Rhône ou de la Gironde,
l'aptitude à être chef de bureau de préfeture, conseiller à la cour, juge ou procureur à
Pau, à Marseil1e ou à Bordeaux.
Votre texte discriminatoire, qui rompt avec toute la tradition de l'égalité
républicaine et française, aurait refusé à Ballot-Beaupré, premier président de la Cour de
cassation, le droit d'être simple juge-suppléant à la Réunion, son pays d'origine!
Mes collègues coloniaux et moi ne saurions souscrire à un ostracisme qui blessera
injustement nos collectivités d'outremer si ardemment françaises, et qui risque de faire
apparaite la France républicaine comme moins libérale que la Restauration, la
Monarchie de Juillet ou le Second Empire.
L'ordre Public n'est d'ailleurs nullement intéressé à la mesure dont vous avez jugé
expédient de prendre l'initiative. Nous tenons pour une vérité psychologique
parfaitement mise en évidence par un éminent moraliste politique que le fonctionnaire
est toujours mieux retenu dans la ligne du devoir par la surveillance des populations au
milieu desquelles il a grandi. Que s'il se trouvait, cependant, des agents administratifs
qui ne s'acquittent pas avec impartialité, avec « indépendance », des, devoirs cre leur
charge, ou qui mésurent de leur autorité, rien ne s'opposerait à ce qu'ils fussent déplacés
« dans l'intérêt du service » ; il en est de même des magistrats, que ne protège pas, aux
colonies, l'inamovibilité (sous le bénéfice naturellement des procédures réglementaires
qui sont la garantie des fonctionnaires) : il n'est pas besoin pour sanctionner certains

113
abus ou certaines défailiances, d'établir une règle préventive fondée sur une sorte de
suspicion collective à l'encontre des fonctionnaires créoles, et de les frapper d'une
véritable déchéance.
Il s'agit au surplus, laissez-moi vous le marquer d'un problème de caractère
constitutionmel que je dénie au décret la faculté de régler.
J'ajoute, Monsieur le Ministre, qu'à une heure où le Gouvernement fait
solennellement appel à l'unité française, toute mesure risquant d'affaiblir cette unité ou
d'aboutir à une dissociation des forces morales qui la constituent doit apparaître comme
particu1ièrement inopportune.
Je compte saisir M. le Président du Conseil, gardien de cette unité nationale, de la
grave question que soulève votre décret.
Veuillez agréer...
Auguste BRUNET.
Député de la Réunion.
P.-S. - Je signale d"ailleurs que le décret du 1 er septembre est à tout le
moins illégal daus la mesure où il intéresse les magisrats qui sont considérés,
aux termes du statut de la magistrature coloniale, comme « détachés du
ministère de la justice », ce qui implique que tout acte organique les
concernant doit être contresigné par le Garde des Sceaux, ministre de la
Justice, et pris en forme de règlement d'administration publique, le Conseil
d'Etat entendu, conformément aux articles des 3, 6, et 8 du sénatus-consulte
du 3 mai 1854.
A. B.

114
CHAPITRE VI.
Jules Simon
et le droit de suffrage aux colonies
(Son intervention au Corps législatif, 11 mars 1870).
Le suffrage universel
et ses adaptations à l'ordre nouveau.
Ne pas séparer la masse du Gouvernement, établir le « circuit de confiance »
entre le pouvoir et la nation, telle est la préoccupation de ceux à qui incombe la tâche
de réformer les institutions du pays, et qui ont besoin à cette fin du concours sans
réserve de l'opinion.
Comme l'écrivait l'éditorialiste du Temps: « Un gouvernement ne peut subsister
que s'il jouit de la confiance publique, que s'il trouve clans l'opinion l'appui
indispensable. Sinon, tôt ou tard, il s'effondre. Il peut bien imposer un certain temps
son autorité, mais celle-ci devient de plus en plus fragile quand elle s'exerce dans le
vide ou si elle est accueillie par une silencieuse réprobation. »
« Il ne s'agit pas ici d'ailleurs, ajoutait le grand organe modéré, d'un simple
accord de principe entre le pouvoir et le peuple, mais d'un lien peImanent que chaque
jour doit rendre plus étroit et plus fort, que chacune des mesures prises par l'autorité
doit contribuer à resserrer (223) . »
Comment le Gouvernement devra-t-il s'assurer cette collaboration directe et
permanente de l'opinion? A quel mode de consultation de la nation devra-t-il recourir
pour maintenir entre eHe et lui le lien nécessaire, l'harmonie indispensable?
I.
Nous ne prétendons pas que le suffrage universel soit un principe intangible
d'arbitrage et d'équilibre politique, ni qu'il soit l'essence de la liberté ou la condition de
son exercice : la « libre Angleterre» a attendu jusqu'en 1918 (Gouvernement LIoyd
George) pour jouir du régime que la France possède depuis 1818 (224) . Et nous savons
bien que se pose ici un problème crucial, celui de la compétence du nombre, si
passionnément contestée par Charles Maurras et son école, son aptitude à orienter, à
diriger la vie nationale. On peut concevoir dans un régime représentatif, c'est-à-dire
dans un régime où le pouvoir n'est pas qu'une affirmation de force, mais où les intérêts
223 Le Temps : « L’assentiment de la nation » (8 décembre 1941).
224 Complété toutefois par le vote des femmes.

115
consultés suivant des procédures régulières, interprétés par des mandataires
authentiques, exercent leur action légitme sur la législation générale ou locale, dans le
cadre constitutionnel, d'autres formes d'expression de l'opinion, de la volonté
populaire, d'autres modes de participation des citoyens à la gestion des affaires
publiques. Depuis Prévost-Paradol et son beau livre, La France nouvelle, beaucoup
d'écrivains et de publicistes se sont efforcés de définir les oonditions d'une réforme
qui se modèlerait sur les « vériables lignes de force » de la vie française et qui
permettrait ainsi d'obtenir une représentation plus exade du pays. Il est possible que le
« groupe» famille, atelier, corporations organisées - traduise mieux que l'individu la
réalité sociale et soit, par la solidarité d'intérêts matériels et moraux qu'il crée, par la
discipline qu'il impose aux membres d'une même cellule ou d'un même métier, par la
conscience commune qu'il fait naître, le vrai substratum de la vie nationale.
Certes, nous avons toujours cru à l' « âme collective» du foyer soumis à
l'inspiration permanente des ancêtres; de la commune, où continue de se mêler aux
préoccupations quotidiennes la leçon des grands citoyens; du syndicat, où s'élabore la
conscience ouvrière; et nous avons éprouvé par nous-même la joie profonde de
participer au rythme unique d'une grande force collective, celle de la nation en armes,
un enthousiasme quasi religieux à nous y confondre. Mais nous ne sommes pas sur le
plan mystique ou sentimental. En manière électorale, qui est par essence du domaine
du droit positif, nous ne connaissons que le citoyen. La solution « corporative » ne
saurait exprimer, pour sa part, qu'un aspect de la structure française. Conception a-
politique, elle exclut jusqu'à la notion de la Souveraineté nationale, laquelle réside
dans le peuple, dans la notion tout entière.
La « Charte du travail» du 4 octobre 1941 en devait être la mise en œuvre.
Organisant à la fois la représentation par catégories professionnelles, et la
collaboration de ces différentes catégories dans des organismes de gestion sodale et
professionnelle communs (- les Comités sociaux, fonctionnant sur le triple plan local,
régional et national -) elle eut été le cadre unique où seraient venus prendre place,
chacun à son échelon, syndicats, fédérations, familles professionnelles. Ainsi se fût
édifiée, métier par métier, groupement par groupement, et par assises de plus en plus
larges, une construction destinée à embrasser toute l'économie française.
Est-ce à dire que d'un tel ordre corporatif, cadre et soutien d'une organisation de
la production, qui appelle déjà, envisagée sous cet aspect, bien des l'éserves, puissent
sortir de véritables assemblées nationales, aptes à exprimer le « consensus » du pays
ayant qualité pour représenter la somme des intérêts et l'ensemble des forces

116
spirituelles qui constituent la nation? C'est la question posée, on l'a vu, par Salazar, au
sujet d'un Conseil général des Corporations (225) et à laquelle il a répondu néga-
tivement.
Nous ne le croyons pas davantage.
Il s'agit, en tous cas, pour la France, de construire un ordre politique et social qui
devra être adapté « à son climat et à son geme » et il nous apparaît que le suffrage
universel, sans distinction d'origine, de croyance, de fortune, de rang social, d'instruction
sexe même, où se fondent toutes les classes se confondent tous les métiers, demeure le
principe appelé à régir la vie de la cité.
Bornons-nous donc à constater que, dans nos vieilles colonies, le suffrage
universel a concouru énergiquement à former cette conscience commune chez des
hommes que des divisions séculaires, aujourd'hui effacées, avaient maintenus en forma-
tion distinctes, cette conscience de l'intérêt commun qu'a renforcée dans nos îles
sucrières, les plus anciennement évoluées, la mise en application de loi du 31 décembre
1927, plaçant dans des rapports d'étroite association usiniers, planteurs et travailleurs
agricoles, représentés par des délégués, directement choisis par eux, dans des
organismes critaires, en vue de fixer le prix du travail, la rémunération de la tonne de
cannes récoltée sur le Jan brùlant, en fonction de la valeur du sucre et des avantages
apportés à l'industrie par la loi du contingentement des rhums, par quoi la législation
sociale des Antilles et de la Réunion s'est avérée singulièrement en avance sur la
législation métrolitaine (226) .
225 Voir supra, page 105.
226 Voir à ce sujet l'excellente thèse de doctorat de M. Henri Cornu : Une expérience législative
à la Réunion, à la Martinque et à la Guadeloupe (Domat-Montchrétien, Paris, 1935). - le loi en
date du 31 décembre 1941 remplace les délégués des industriels, des planteurs et des syndicats
ouvriers composant la commission dont il est question, par des représentants de ces mêmes
industriels, planteurs, et salariés dont la désignation est remise au gouverneur. N'oublie·t-on pas,
n'a-t-on pas oublié qu’il appartient déjà au gouverneur de se prononcer par voie d'arbitrage, en
Conseil privé, en cas de désaccord entre les parties? S'il a déjà désigné par choix direct les
représentants des parties, quelle sera l'autorité de son arbitrage? D'autre part, lit désignation
par les intéressés de leurs délégués avait l'incontestable avantage mis en évidence par M. H.
Cornu, « d'obliger la collectivité », dans la mesure où ces délégués s'étaient eux-mêmes
obligés au nom de leurs mandants.

117
Né avec la liberté, le suffrage universel en a été le garant. Il a témoigné pour elle.
Et ce n'est pas dans ces lointains établissements, si sensibles encore à ce qui touche au
passé, que la liberté sera jamais, suivant le mot de l'orateur de la Restauration, une «
corde détendue ». Elle y est toujours une « corde frémissante ». Lié au souvenir de l' «
affranchissement », le bulletin de vote reste pour les fils de ceux qui ont souffert de la
longue injustice de l'esclavage le signe de leur rédemption (227) . Mieux encore, sous les
remous, sous les agitations de surface des périodes électorales, en dépit des crises
passagères qu'elles déterminent, le suffrage universel conditionne, ainsi que l'a établi
Jules Simon, la permanence de la paix sociale en faisant tomber les dures barrières
des castes. C'est là son œuvre méritoire.
En doit-on conclure que le suffrage universel ne puisse s'adapter à des
conditions et à des modalités nouvelles, qu'il doive se traduire nécessairement par une
part égale de suffrage reconnue à tout citoyen? et ne peut-on concevoir un mode de
consultation où l'attribut social, celui de chef de famille par exemple, pour préciser
notre pensée, ne se substitue pas, mais ajoute au droit de l'individu, théoriquement,
abstraitement défini par le droit de suffrage égalitaire? Quelque prévenu que nous
soyons contre toute solution de privilège en faveur de certaines catégories dans la
nation en matière de suffrage, nous ne rejetterons pas a priori le principe du vote
plural lorsqu'il s'applique effectivement à la représentation d'un groupe, dont la fa-
mille reste le meilleur exemple. L'élargissement du corps électoral par l'admission des
femmes à l'exercice du droit de suffrage se pose, d'autre part, et nous apparaît, en
dehors de son caractère de stricte équité, comme de nature à régénérer le régime
représentatif (228) .
Nous sommes, en définitive, disposé à souscrire à l'opinion de M. J. Le Cour
227 Péguy qui, suivant son plus fidèle biographe, ne croyait pas qu'un véritable gouvernement
pût sortir du nombre, s'émouvait cependant de la mystique que comportait le « rite électoral »
:
« Il y a un temps, mon cher Variot, - il s'agit de Jean Variot, le « jeune compagnon » de
Georges Sorel, écrivain de qualité qui a recueilli les « Propos » de celui dont il s'est si
volontiers proclamé le disciple - il y a un temps héroïque où les malades et les mourants se
faisaient porter dans des chaises pour aller déposer leur bulletin dans l'urne. Déiposer leur
bulletin dans l'urne, cette expression vous paraît aujourd'hui du dernier grotesque! Elle a été
préparée par un siècle d'héroïsme, du plus authentique héroisme. Et Je dirai : du plus français. »
(PÉGUY: Notre Jeunesse, cité par Daniel HALÉVY: Péguy et les Cahiers de la Quinzaine;
Grasset, 1941.)
Nous avons vu, nous aussi dans « notre jeunesse» les vieux affranchis de 48, ayant revêtu
les habits soigneusement réservés pour les grandes circonstances de la vie, aller « déposer
leur bulletin dans l'urne » avec la même foi touchante que s'Ils allaient accomplir un devoir
religieux, et la même dignité.
228 Le Gouvernement provisoire de la République vient de sanctionner cette dernière réforme
et de décider qu'elle sera appliquée aux prochaines élections.

118
Gralldmaison, viceprésident de la Fédération nationale catholique : « Le problème
revient à organiser le suffrage populaire de façon à neutraliser ses inconvénients sans
se priver des services qu'il peut rendre. » Il faut en tout cas que « les conditions du
choix : soient telles qu'elles permettent d'obtenir l'image réelle, vivante, de la nation
tout entière, maîtresse en définitive de ses destinées» (229) .
* * *
Nous avons vu que les événements de 1868, à la Réunion, étaient sortis de la
constante réclamation de.}a colonie contre un régime à la fois autoritaire et
irresponsable, sans contrepoids d'opinion, de la pétition des habitants de Saint-Denis
demandant « une assemblée élue sur la base du suffrage universel ».
L'amiral Rigault de Genouilly s'était complu, dans la séance du 26 janvier 1869,
à représenter la société coloniale comme n'étant pas encore suffisamment unifiée, «
malgré les efforts tentés par les colons pour s'assimiler la population qu'une brusque
révolution avait jetée au sein de la famille coloniale»! Il était impossible, disait-il, de
se dissimuler que « les intérêts restaient séparés». Se couvrant de l'opinion du
procureur général Delangle (230) , dans son audition au Sénat sur le projet du sénatus-
consulte de 1866, il estimait que le suffrage universel était un « mode périlleux
d'élection aux colonies» :
« Jusqu'à ce que l'instruction eût éclairé les affranchis - il parlait ainsi vingt ans
après l'émancipation et leur eût appris ce qu'ils devaient el la société dont ils étaient
devenus membres, il y aurait une imprudence extrême, impardonnable, à les armer d'un
droit dont ils étaient incapables d'user directement. »
Il reconnaissait d'ailleurs, avec M. Delangle et avec la section du Conseil d'Etat
chargée de préparer le sénatus-consulte, que le droit électoral subordonné à des
conditions de cens ou de capacité offrait le grave inconvénient de « blesser les senti-
ments d'égalité en séparant en deux camps la population », ce qui deviendrait « la
cause sans cesse renouvelée de récriminations passionnées et jetterait dans les
colonies des germes d'irritation et de lutte» .
Ayant ainsi pesé les incommodités et les risques des deux modes de scrutin, et
traduit ses perplexités, il concluait qu'il fallait sérieusement réfléchir el qu'en somme
il était expédient... d'attendre.
229 Le Temps, 19 aoùt 1942.
230 Procureur général de la Réunion.

119
II.
C'est dans la séance du 11 mars 1870 que Jules Simon examinera à fond la
question du suffrage universel et qu'il justifiera son choix, qui est celui, dit-il, des
colonies elles-mêmes en faveur de ce mode de consultation.
L'orateur débute par rappeler les pétitions dont le Sénat est saisi chaque année,
« et chaque année avec des signatures plus nombreuses », et il en souligne le caractère
commun aux trois colonies de la Réunion et des Antilles. La Guadeloupe a fait sa
pétition en 1867 (pétition Jabrun, conseiller général), elle l'a renouvelée en 1869. La
Martinique prenait la même initiative en 1864 et la confirmait en 1867 (pétition de
Lareinty). La Réunion réclamait le suffrage universel dès 1861. Elle l'a demandé en
1869 (231) . « Et il n'y a pas quinze jours, un créole de la Réunion, et l'un des hommes
qui assurément honorent le plus par leur caractère et leur talent la presse parisienne, M.
Edouard Hervé, a déposé au Sénat une pétition qui nous était adressée, à lui, à M. de
Kératry et à moi-même.
» ... Ainsi vous le voyez, les colonies demandent le suffrage universel, et, par les
noms des signatairs, on peut juger de leur importance : c'est là qu'il ne faut pas se
contenter de compter les noms, c'est là qu'il faut les peser (232) ; c'est là qu'il faut voir
que ceux qui demandent le suffrage universel wnt ceux dans l'intérêt desquels on veut
le refuser. »
L'orateur écarte le droit de suffrage rétréci, fragmentaire, mutile. I1 est d'accord
avec l'amiral Rigault de Genouilly pour rejeter un droit de vote reconnu seulement à
certaines catégories privilégiées par la fortune, l'instruction ou la fonction. Ne risquait-
on pas, en effet, de faire renaître d'anciens préjugés aujourd'hui abolis? Ces nouvelles
distinctions ne seraient-elles pas comme un rappel d'un ordre ancien tout entier fondé
sur l'inégalité sociale? Le cens est la barrière que les oligarchies établissent le plus
volontiers entre elles et le peuple (233) . Or, le cens, en dehors de son caractère offensant
pour la justice, blessant pour une partie de la population, joue directement contre le lien
de famille : ce sont les grandes familles qui se trouveraient pénalisées. Ici, Jules Simon
va tracer un joli tableau des mœurs patriarcales en honneur dans les îles, où le fils reste
231 C'est la pétltion rédigée par M. Jugand et que nous avons vu les citoyens aller signer dans les
locaux de la « Société ouvrière ». Voir ci-dessus, page 54.
232 Jules Simon reprenait à l'inverse le mot bien connu : « Avec le suffrage universel, les voix sont
comptées et non pesées. »
233 Voir La Liberté, t. II. page 226.

120
longtemps sous le toit de son père, n'acquérant souvent que fort tard la qualité de «
propriétaire, de locataire ou d'imposable » qui, dans la fornmle du suffrage censitaire,
conditionne la qualité d'électeur:
« Lorsque l'enfant a grandi, qu'il est devenu un homme, il est un citoyen sur la
place publique, il reste un enfant dans la maison. S'il se marie, c'est une fine de plus, et
la maison s'ouvre pour elle. La maison est grande et le cœur aussi. Plus on appartient à
une grande et respectable famille et moins on acquiert vite la qualité soit de locataire,
soit de propriétaire. J'ai des amis qui comptent certainelllent dans la société de la
Réunion et de la Martinique et qui, demeurant et voulant rester sous le toit de leur père
tant qu'ils ont le bonheur de le conserver, auraient été privés, si votre loi était passée
(234) , du droit de donner leurs suffrages. »
En ce qui concerne l'aptitude de la masse à exercer les droits électoraux -
contestée par l'amiral Rigault de Genouilly - Jules Simon accumulera ses preuves.
Voici l'opinion de M. La Serve, « homme extrèrnement distingué et qui, par
parenthèses, a fait sur la réforme politique des colonies une brochure qui vaut un livre»
(235) . « Dans un travail sur l'état de l'instruction publique à l'île de la Réunion, l'auteur
établit que l'instruction est plus répandue dans l'île que dans beaucoup de nos dépar-
tements. Je trouve des attestations parfaitement conformes dans un très bon travail du Dr
Herland, qui habite depuis longtemps la colonie, homme tout à fait compétent et qu'on
peut citer avec assurance. Il se fonde sur des chiffres officiels et établit que dans notre
vieille colonie, aujourd'hui, sur 24.086 hommes ayant plus de 20 ans, il y en a 15.000
qui possèdent l'instruction primaire et 4.600 qui possèdent l'instruction secondaire (236) . »
« Et de même que je disais, Monsieur le Ministre, que les colons étant des citoyens ont
les droits que nous avons, je dis à présent que les colons étant pour le moins aussi
234 L’orateur paraît faire allusion à une disposition du projet de sénatus-consulte, retirée du texte primitif
après l’audition du procureur général Delangle, et suivant laquelle le droit de vote était déterminé par le
montant des impositions.
235 Réformes et libertés coloniales (Imprimerie du « Journal du commerce », île de la Réunion, 1865).
Sous rappelons qu'il s'agit du futur sénateur de la Réunion, Alexandre de La Serve, collègue de
de Mahy à l'Assemblée nationale, à ce moment rédacteur en chef du « Journal du Commerce »,
fils de Nicole Robinet de La Serve, dont il a été si longuement question au cours de ces pages,
notamment a u chapitre IV.
236 Nous devons à la vérité de reconnaître qu'unê certaine régression, malgré l'instruction
primaire rendue obligatoire, s'est produite au coursc des dernières décades -constatée lors de
l'incorporation militaire des contingents créoles - dans le niveau de culture de la jeunesse
réunionnaise. Nous pensons que ce très fâcheux fléchissement de l'instruction générale dont
s'enorgueillissait la colonie est dû, pour une grande part, aux conditions économiques des
années qui ont sui,i la guerre de 1914-1918 et qui ont influé sur la fréquentation scolaire.

121
éclairés que nous, ils ont deux fois les droits que nous leur refusons, qu'ils nous ont ôté, par
leur zèle à acquérir l'instruction, tout prétexte au déni de justice que nous leur faisons
subir... La pire des objections, celle qui m'aurait le plus affligé, celle que je craignais
davantage quand j'ai commencé à m'occuper des colonies, c'est qu'on vînt nous dire : «
Oui, ils sont des citoyens, mais ils ne » savent pas l'être : ils ne sont pas dignes de »
l'être... » Je trouverais dur et terrible de fonder une peine aussi forte que la privation
du droit de suffrage sur une ignorance qui peut être plutôt la faute des pères que la
faute des enfants mais, grâce à Dieu, l'objection s'évanouit! »
Inutile donc de rechercher un critérium dans la vérification de l'aptitude
intellectuelle, dans le test d’intelligence, - ce qui comporte tant d'abus, -ou dans la
capacité consacrée par des diplômes, ce qui comporte tant d'aléas! « C'est remplacer
une difficulté par une difficulté plus grande. » La justice, c'est de reconnaître à chaque
Français des colonies aussi bien que de la métropole sa part de suffrage, son droit de
se prononcer sur les affaires du pays, - sous les réserves d'ordre général qu'on voudra
apporter au fonctionnement de l'appareil électoral, comme dira plus tard up grand
philosophe, « pour ajuster le gouvernement des hommes au niveau de la raison» (237) . «
Nous demandons, déclare en concluant l'orateur, qu'on n'hésite pas un instant, qu'on
n'ait pas recours à des demi-mesures, qu'on ne cherche point de faux-fuyants et qu'on
donne aux colonies le suffrage universel. »
De son côté, un colon de la Martinique, M. de Lareinty, délégué de la colonie, -
dont le témoignage ne sera pas suspect si l'on en juge par la position nettement
conservatrice qu'il devait prendre à l'Assemblée nationale, - dans sa pétition rappelée
ci-dessus et dans le vœu qu'il proposait au Conseil général de la Martinique, le 20
octobre 1865, en faveur du rétablissement du suffrage universel aux colonies,
s'exprimait dans les termes suivants :
« Viendra-t-on m'objecter que notre population n'est pas encore apte à recevoir
ce grand bienfait, que parmi nous on trouve bien le nombre, mais non la capacité? Il est
temps de faire justice de ces allégations mesquines et intéressées. Le peuple de la
Martinique est mûr pour la liberté politique. Il Est sorti victorieux d'une épreuve de
dix-huit ans pendant lesquels nous l'avons vu digne, calme, plein de respect pour les
lois, de soumission à l'autorité. Et quant à cette capacité qu'on lui dénie, j'affirme que
le peuple de nos campagnes est tout aussi éclairé, moins divisé d'opinions et d'intérêts
que dans bien des provinces de France. »
237 H. BERGSON

122
Ces considérations demeurent de l'actualité (238) .
* * *
Sans doute ne saurait-il être question d'étendre le droit de suffrage aux
collectivités indigènes dont certaines n'ont pas encore franchi l'étape de l'organisation
communautaire primitive et auxquelles il convient d'ailleurs de conserver jalousement
leurs hiérarchies traditionnelles. Dans le cas où des individualités représentatives de
ces collectivités seraient appelées à prendre place dans un « Conseil d'Empire » - ce ne
pourrait être alors qu'une Assemblée consultative - elles ne pourraient être désignées
que suivant des procédures adaptées aux conditions et aux usages de la vie 'indigime,
et propres à assurer à ces désignations le concours effectif de l'opinion de nos
ressortissants.
Ce n'est que progressivement que pourra, que devra s'organiser au profit des
sujets français une citoyenneté locale, mesurée par les traditions, et qui ira se
développant suivant les responsabilités auxquelles ils seront associés (239) .
Le problème, en ce qui concerne les vieilles colonies, se présente sous un tout
autre aspect. Il s'agit de sociétés baignant complètement dans l'ambiance d'histoire, de
traditions, d'idées, d'aspirations, de sensibilité de nos départements français, dont enes
demandent à partager le destin. Elles ont cependant, nous l'avons souligné, leurs traits
de physionomie propre. Elles restent attachées à certaines formes de vie publique,
fruit de leur expérience parfois douloureuse, qu'elles souhaitent seulement de voir
harmonisées au rythme de la vie politique et sociale qui sera, demain, celle de la
France.
238 MM. Marius-Ary LEBLOND écrivent de même, en ce qui concerne la Réunion, qu'ils
connaissent si bien et à laquelle ils ont voué filialement la meilleure part de leur talent : « <
Laissons de côté les anvantages ou inconvénients administratifs de l'assimilation. Ce qu'il y a
de certain, c'est que la civilisation (dans notre ile de l'océan Indien) est très raffinée, que
même les cultivateurs noirs des campagncs reculées ne sont pas inférieurs aux paysans de
France, qu'iIs ne connaissent point l'avarice s'ils ne pratiquent pas assez l'épargne, qu'ils
parlent mieux le français que beaucoup de Bretons, qu'ils ont un culte égal d la patrie, » (ln
Docnments de l'Exposition internationale de Parir ; Ile de la Réunion, Paris, 1931.)
239 Une règIe spéciale demande à être envisagée pour certaines personnalités indigènes qui
ont évolué dans le sens de notre culture et pris leur part des sacrifices de l'Empire. Il nous
apparaît que, dès maintenant, l'intégration dans le corps électoral français d'une élite
algérienne, annamite, maIgache, quaIifiée par ses titres ou par les services rendus, ne se
justifie pas seulement, qu'elle s'impose. Il ne s'agit que de déterminer les modalités
d'admission à l'exercice des droits de Citoyens français de cette élite, admission à laquelle
le statut personnel des intéressés ne sa mait faire indéfiniment obstacle.

123
III.
Le suffrage universel avait été déclaré applicable aux colonies par le décret du
27 avril 1848, comme la conséquence logique et juste, sur le plan politique, du grand
acte promulgué le même jour qui rendait 250.000 esclaves à la liberté (240) . Acte de «
religieuse réparation» (241) , il ne sera pas complet, il ne portera sa preuve s'il n'est, en
même temps, un acte d'adoption nationale. Cet esclave que la République a rétabli
dans sa dignité d'homme, elle l'élève par une admirable inspiration à la dignitée de
citoyen... Mais voici que ce bulletin de vote auquel les nouveaux affranchis
attachaient un caractère symbolique quasi-mystique, ce signe de leur liberté, le
Second Empire le leur enlève. Il le confisque. Sans doute toutes les classes de la
population coloniale se trouvent-elles confondues dans la même disgrâce : il n'y a
plus aux colonies que des citoyens passifs; mais c'est pour déposséder ceux-là qu'on
destitue les autres! N'en doutons pas. Nous avons à cet égard le propre témoignage de
l'amiral Rigault de Genouilly : le suffrage universel, c'était l'éviction de l'infime
minorité de nos frères de race blanche « du fait de l'écrasante majorité des hommes
de couleur ».
Le Ministre méconnaissait ainsi la fusion qui s'était opérée depuis vingt ans
entre les divers éléments de la famille coloniale et la possession d'état dont jouissait
légalement cette « classe de couleur, surtie des entrailles de la classe blanche »,
essentiellelnent française de cœur et d'esprit, de langage, de coutumes, de mœurs (242)
qui, au cours de ces vingt années, et bien avant même, s'était élevée par son travail au
240 87.087 à la Guadeloupe; 74.427 à la Matinique; 60.629 à la Réunion; 12.625 à la Guyane.
Il importe de rappeler le texte du décret historique du 27 avril 1848 :
«Le Gouvernement provisoire,
» Considérant que l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine... :
» Considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation
déjà faite du principe de l'abolition...,
» Déerète :
» ART. 1 er - L'esclavage est aboli dans toutes les colonies et possessions françaises deux
mois après la promulgation du présent décret dans chacune d'elles. » (Suit l'énumération des
mesures d'application.)
Ce délai de deux mois avait été prévu par la Commission présidée par Schoelcher dans
l'intérêt des esclaves eux-mêmes. « Sans ce sage tempérament, les Noirs se trouvant sans
habitation, sans argent, sans provIsions d'aucune sorte, eussent été exsposés à mourir de
faim ou à causer de grands désordres dans la colonie. » (R.P. ENGELVIN, op. cit.)
241 SULLY-BRUNET: Mémoires.
242 Schoelcher.

124
même niveau que « ses aînés en civilisation » (243) . Il en restait au « système des
castes» qui avait prévalu sous la Restauration.
Dans la même séance du 11 mars 1870, Jules Simon dénoncera dans un beau
mouvement oratoire ces « préventions surannées » qui sortiraient de terre comme
pour éterniser les conséquences de l'esclavage.
Pour l'orateur, le suffrage universel ce n'est pas seulement le droit, c'est l'ordre,
dussent les élections, en avivant les « passions coloniales », provoquer ces crises
passagères dont nous parlions tout à l'heure, car c'est surtout la fin des préjugés de
caste, condition permanente de la paix sociale:
« Quand nous parlons en France des divisions de castes, nous ne parlons que du
passé. Personne n'est trop humilié de n'avoir pas une baronnie à ajouter à son modeste
nom. Nous regardons ces désignations: duc, comte, etc., comme des souvenirs très
respectables, très honorables, mais nous serions étonnés à coup sùr de voir celui qui se
prévaut d'un titre nobiliaire s'imaginer que cela lui donne une supériorité sur nous!
Cependant, aux colonies, il existait tout récemment un préjugé puissant, celui de la
couleur... il s'est éteint, il disparaît. Entendons-nous, il disparaît si vous le voulez; il
renaîtra si vous le voulez... »
L'idée de la prépondérance d'une classe à sauvegarder, chère à certains
doctrinaires, singulièrement à M. Leroy-Beaulieu et de Saussure, apparaît comme une
conception archaïque, à la fois périmée et saugrenue, dans des colonies où existent des
écoles et des lycées ouverts à tous les enfants du pays et où l'égalité des chances,
maintenue grâce aux la.vges créditsaffeciés aux bourses d'enseignement secondaire et
supérieur, domine, qu’on le veuille ou non, la vie collective, politique et sociale,
réservant toute leur part, par-dessus la naissance, les lignages et 1a fortune, à
l'intelligence et au talent. C'est le propre de la démocratie, « de le démocratie vraie qui
est la communauté d'obeissance librement consentie à une supériorité d'intelligence et
de vertu», a dit Bergson, de faire sortir incessamment de la masse une élite « constituée
en classe dirigeante », une « aristocratie » (au sens étymologique du mot), « toujours à
renouveller, du talent, de la compétence et surtout du caractère » (244) .
243 Idem.
244 Henri BERGSON : Discours de réccption à l'Académic française, J. O. du 24 janvier 1918 : «
Tout le problème de la démocratie est là. »

125
* * *
Il devait appartenir à Jules Simon lui~même, en tant que membre du
Gouvernement de la Défense nationale de 1870, de faire rétablir le suffrage universel
aux colonies, dans le même temps qu'elles è!aiellt appelées à concourir à la formation
de l'Assemblée nationale: les décrets des 10 et 15 septembre 1870 convoquaient les
collèges électoraux de l'Algérie et des colonies désignées au tableau annexé à la loi du
15 mars 1849, à l'effet d'élire, au suffrage universel et au scrutin de liste, le nombre de
députés prévu par ledit tableau. (Algérie, 3; Martinique, 2; Guadeloupe, 2; Réunion, 2;
Sénégal, 1; Guyane, 1) (245) .
Quelques jours auparavant, le décret-loi du 3 septembre 1870 avait rendu
applicables à la Martinique, à la Guadeloupe et à la Réunion les dispositions régissant
en France l'élection des Conseils généraux, lesquelles étaient contenues dans l'article 3
de la loi du 7 juillet 1852 : « L'élection des membres des Conseils généraux aura lieu,
par commune, sur les listes dressées pour l'élection des députés au Corps législatif. »
L'article 5 de la loi du 10 août 1871 dira plus simplement : « L'élection se fait au
suffrage universel, sur les listes dressées pour les élections municipales. »
* * *
Certes, le suffrage universel comporte des tares, comme toute chose humaine,
dirait Taine. Nous avons toujours souhaité que son exercice fût mis à l'abri de
l'ingérence administrative, de l'action démoralisante de l'argent ou des entreprises de la
violence. Mais la question du fonctionnement de l'institution, de ses erreurs, de ses
lacunes, de ses déviations même, qui ont pu s'accuser au cours des dernières décades à
la faveur des surenchères démagogiques, et celle des mesures propres à garantir la
sincérité et la dignité du scrutin, ou ne ses adaptations nécessaires au nouvel ordre
républicain qui devra sortir de l'épreuve actuelle, sont indépendantes de la question de
principe dont nous venons de rappeler les vicissitudes.
Redisons-le. Ce mode d'expression de la volonté populaire qu'est le suffrage
universel a été le grand moyen de fusion des classes aux colonies et nous trouvons très
émouvant qu'un homme qui a joué un rôle éminent dans la vie politique de son île na-
tale (246) ait écrit, fort de son expérience : « La société coloniale issue du mouvement
libéral de l'Association des Francs-Créoles - et dont la Répuhlique de 1848 devait
245 Voir supm, page 98.
246 Louis Brunpt (1847-190'5), maire de Saint-Benoît, président du Conseil général, député,
sénateur de la Réunion.

126
légitimer les droits - ouvrit ses bras à tous les hommes de bonne volonté, sans aucune
distinction. Tous apprirent à se connaître, à s'estimer, à se serrer les mains, à s'unir
pour le même but, sous le même drapeau. Ce drapeau celui du progrès politique,
social, économique a groupé autour de lui la population tout entière de l'île qui,
depuis plus de cinquante ans, ne demande pas quelle est la couleur de la main qui le
porte (247) . »
247 Histoire de l’Association des Francs-Créoles, page 42.

127
CHAPITRE VII.
Esquisse d'une Constitution coloniale.
Il nous a paru qu'il était opportun, à un moment où va se poser - où devra se poser -
la question de la Constitution coloniale, d'évoquer les génércuses interventions de Jules
Simon à la tribune du Corps législatif en faveur des collectivités d'outremer dans le but
d'établir qu'elles ont droit à une organisation constitutionnelle qui tienne compte de
leurs aspirations et de leurs besoins. Nous avons été ainsi conduit à reconnaître les «
forces internes » qui ont agité les sociétés insulaires au cours d'un siècle et demi de leur
histoire. Des observations analogues pourraient être faites, quoique sur un autre plan et
dans d'autres limites, en ce qui concerne les colonies dites « de domination» (nous aimons
mieux dire : de tutelle pour désigner celles où nous avons assumé la protection et la
direction des populations indigènes, avec les charges d'humanité qu'implique un tel
mandat de civilisation). Elles aussi ont leur ordre de vie, répondant à des forces
intérieures, leurs institutions, leurs cadres traditionnels, adaptés à leur état social,
expression profonde de leur âme, où s'affirme leur personnalité, et qu'on ne saurait
bouleverser sans risquer d'ébranler les assises mêmes de l'œuvre coloniale. Sans
méconnaître les vertus assimilatrices de la France, dont ont témoigné avec éclat
quelques-uns de ses noùveaux fils - les Diagne, les Mademba, les Do Hu, les
Rabearivelo, - on peut hien dire que le vrai sens de la colonisation n'est pas, à l'égard de
ces peuples et de ces races souvent millénaires, où se sont fixés des caractères mentaux
les différenciant des éléments ethniques d'Occident, de tendre vers une chimérique
assimilation, mais de favoriser, de hâter l'évolution de la masse dans la ligne de son
individualité et d'en dégager les élites qui seront, de fortune, le meilleur trait d'union
entre deux sociétés coexistantes, celle des colonisateurs et celle des colonisés, entre
deux sensibilités, voire entre deux cultures. Une politique clairvoyante, attentive aux
faits, soucieuse de justice, ne saurait manquer de tenir compte de considérations de cet
ordre. Cne haute politique nationale, consciente de ses fins supérieures et des réalités de
l'Empire, aura toujours la préoccupation d'intégrer ces dynamismes, loin de les vouloir
comprimer ou de s'appliquer à les réduire.
Trois idées se dégagent de la déJ;nonstration lumineuse de Jules Simon, autour
desquelles s'est ürdonnée notre pensée :
1 o Les colonies ont besoin de libertés. Elles demandent à se développer suivant
leur nature, « suivant leurs ressorts», et l'on ne saurait leur imposer arbitrairement des
formes politiques et des institutions violentant leur complexion, comprimant leurs

128
virtualités et leur ôtant certaines de leurs raisons de vivre. Les méthodes
d'assujettissement aboutissent- on l'a vu par les événements du 2 décembre 1868 - à
des malentendus souvent tragiques.
2° Les collectivités coloniales, du moins celles qui sont issues de la commune
matrice, - ce qu'exprime si justement et de façon si touchante ee terme de Mère-Patrie, -
ne sauraient demeurer à l'écart du courant de sentiments et d'idéal qui porte la France, à
travers les grandes gestations de son histoire, aux réalisations de son destin. S'agissant
de ces colonies où circule un sang qui n'a pas épuisé sa vertu, de ces « départements en
mission» dans la mer des Indes, l'Atlantique ou le Pacifique, les termes « assimilation »,
« autonomie» ne sont que des mots d'école, quand ils ne masquent pas une simple
équivoque. Ce qui importe, c'est le maintien des similitudes essentielles de la nation.
La représentation des colonies dans les Assemblées nationales métropolitaines
répond à cette volonté d'unité, sans laquelle il ne peut y savoir qu'incompréhension et
dissidences (248) .
3° Mais différenciées par leur cadre physique, leurs modes d'activité laborieuse,
leur milieu, leur climat, les sociétés d'outre-mer doivent être mises en mesure de réagir
directement sur leur législation et leur administration intérieures pour aîteindre - ce qui
est le but même de la colonisation -- leurs pleines facultés d'épanouissement.
***
L'esquisse d'une Constitution coloniale se dégage avec netteté de l'ensemble des
analyses de faits, de thèmes et d'idées composant la présente étude, mais compliquée
désormais d'un élément nouveau résultant de la coexistence dans notre empire colonial
de colonies de types différents, qui veulent des régimes distincts pour y être appropriés :
d'une part, les colonies participant in globo du statut national, de l'identité du droit avec
la métropole, réserve faite des circonstances locales; d'autre part, les colonies à double
statut : statut pour les Français et statut pour les autochtones (Indochinois, Malgaches,
Africains, etc.). Dans le premier groupe, l'accent demande à être mis sur les droits des
habitants, dans le second groupe, il doit être placé sur les devoirs de la nation impériale,
sur les obligations morales et sociales qui grèvent - et justifient -- la colonisation,
conçue comme une œuvre de solidarité humaine et de civilisation associant l'avenir des
collectivités indigènes dont nous avons pris charge au destin de la métropole.
Mais dans l'un et l'autre groupes, il importe d'organiser la collaboration régulière
248 Nous prenons, bien entendu, ce mot clans l'acception philosophique que lui donnait de
Tocqueville, celle de divergences fondamentales d'opinions et de vues. (Voir ci-dessus, page
114.)

129
des éléments constitutifs de la population avec l'Administration locale et, à un stade
supérieur, de ces mêmes éléments avec le Gouvernement métropolitain et avec les
organes de la Souveraineté nationale.
C'est toute la question de la représentation des populations coloniales qui se
trouve ainsi posée.
Nous l'avons examinée dans le cadre local et dans le cadre national, en ce qui
concerne les « vieilles colonies ». Pour les colonies où nous avons affaire à une société
autochtone fortement hiérarchisée, à un ordre communautaire puisant son autorité dans une
coutmue obéie, cette collaboration demande à être réalisée : dans la ligne indigène, avec le
concours des chefs et des assemblées traditionnelles (conseils de notables, etc.) dont nous
nous sommes bornés à régulariser le fonctionnement; dans la ligne européenne, suivant nos
principes politiques et les modes d'expression qui y correspondent. (Il est normal que les
asseul'blées communes, à compétence locale, soient composées de membres désignés par
des procédés différents, selon qu'il s'agit de citoyens français ou d'indigènes.)
Cette double « représentation» se prolongera naturellement jusqu'auprès des
Pouvoirs publics de la métropole où les vœux des habitants des colonies ont besoin d'être
entendus et défendus.
Nous ne reviendrons pas sur le problème de la représentation parlementaire, qui
suppose l'existence dans les colonies de collèges électoraux formés suivant les mêmes
règles et suivant les mêmes procédures que dans la métropole. Mais, en dehor, des
assemblées nationales à compétence législative à côté d'elles, il y a lieu de prévoir des
organismes, où les représentants des populations coloniales quel que soit d'ailleurs leur
mode de désignatic-- élection ou nomination rattachée aux formes de la coutume -, aient
légalement, constitutionnellement, leur place. Il importe, en effet, que le Gouvernement
métropolitain, à l'occasion des mesures qu'il est appelé à prendre pour l'administration de
nos territoires d'outre-mer, soit éclairé par les avis el'une Assemblée consultative
qualifiée: Conseil des délégués de la loi organique du 24 avril 1833; Conseil supérieur
des colonies, qui ne soit pas le dérisoire concile d'augures sans mandat (249) , directelllent
nommés par le Ministre au hasard des recommandations ou à la faveur des amitiés, qlle,
depuis quelques années, une série de décrets repris, rectifiés, amendés ont tenté de
ranimer, d'arracher à son morne sommeil, sans pouvoir lui communiquer
249 Abstraction faite des délégués élus.

130
la vie (250) ; Conseil d'Empire, qu'on a proposé d'appeler le Grand Conseil d'Empire, dont
le mode d'institution et les rouages sont encore à définir, mais qui devra comprendre,
comme membres de droit, les représentants français et indigènes des populations
coloniales avec adjonction, s'il y échet, suivant la nature des questions à débattre, de
personnalités métropolitaines mandatées par les grands groupements d'intérêts
métropolitains :
Chambres de commerce, de métiers, syndicats, etc, La « consultation» de ce Conseil,
qui sera « l'organe supérieur d'examen en matière de politique et d'administration
coloniales» et qui doit à ce titre jouir d'une autorité régulière, aurait un caractère
obligatoire pour le Ministre (251) .
La Déclaration et son contenu.
La Constitution coloniale que nous envisageons nous paraît ainsi devoir contenir
sous forme de préambule ou de déclaration:
- une claire définition de l'Empire et des solidarités impériales, c'est-à-dire
l'intégration juridique, constitutionnelle, des forces totales de la métropole et des
colonies dans la vie de la Nation;
- la garantie du statut du droit public des Français des colonies, de leur maintien
dans le droit national, dans le droit commun de tous les Français; nous avons montré que
c'était là la grande tradition française, celle de la Révolution aussi bien que de la
Royauté;
- les principes d'une politique d'association entre colonisateurs et colonisés dans les
colonies de tutelle, politique caractérisée par une réciprocité de devoirs et de services
dans une collaboration hiérarchisée.
Ce sera l'honneur de la France d'affirmer dans un texte solennel que le droit dont
elle se réclame de prendre en main la direction de peuples coloniaux est fait de
l'ensemble des devoirs qui s'imposent aux civilisations plus avancées d'aider dans leur
250 Décrets des 23 jamier 1929, 30 avril 1929, 31 mai 1932, 26 décembre 1935, 19 juin 1937, 11
septemibre 1937. Seule peut être la Section de législation de ce « Conseil supérieur » aura fait
œuvre constructive grâce à la collaboration de hauts magistrats de la Cour de cassation et du
Conseil d'Etat et à la présence de mandataires authentiques des populations coloniales ayant le
souci des «droits acquis », du droit -tout court. Il serait injuste, cependant, d'oublier les larges
exposés malheureusement sans sanction - faits à diverses reprises à la Section économique,
sous la présidence de M. Lucien Hubert ou celle de M.Serruys.
251 « La compétence législative normale du Ministre des Colonies sera exercée après que le
Conseil de l'Empire colonial aura été entendu. (Constitution portugaise.)

131
marche les humanités plus lentes, plus faibles ou plus douloureuses. On aime à rappeler
ici le mot de Chateaubriand : « C'est le devoir qui crée le droit. »
Protéger dans leur existence et leur santé des populations sur lesquelles les
maladies, les disettes et les épidémies font peser un si lourd fardeau de fatalités; leur
assurer une vie sociale régulière dans l'ordre, la paix et la sécurité; favoriser
l'évolutionde la masse indigène, sans blesser ses traditions; s'efforcer de comprendre ses
aspirations et ses besoins par un effort de sympathie fraternelle, -- de « sympathie
révélatrice » comme disait Jaurès --; concourir, par l'école, à fonner une élite, lui
permettre de prendre conscience d'elle-même, de réaliser soil destin, l'associer
progressivement à la gestion de ses intérêts propres et des intérêts communs, telle est la
mission coloniale de la France et dont elle se doit de proclamer le caractère de haute
obligation morale.
L'organisation constitutionnelle coloniale:
le partage de compétence.
Cette Constitution devra fixer ensuite les traits généraux de l'organisation
d'Empire, comportant:
- la délimitation précise, suivant leur objet d'application, du domaine de la loi, de celui
du décret, émanant du Pouvoir central, de celui du « décret colonial» (ou du « règlement
particulier ») d'origine locale, élaboré par les assemblées coloniales et sanctionné par le
Gouverneur, - c'est-à-dire les règles de partage de compétence entre les différents
organes appelés à régir la vie publique des collectivités d'outre-mer, Assemblées locales,
Conseil d'Empire, Parlement métropolitain ou Parlement impérial; et la détermination du
mode de collaboration de ces assemblées (commissions communes, etc.). C'est, avec la
Constituante, la Monarchie de Juillet qui a posé le plus fermement et avec le plus de
clairvoyante sagacité, par la loi du 24 avril 1833, les principes de cette division des
pouvoirs.
1 o Le domaine de la loi.
M. le Professeur René Maunier, dans une savante communication au « Comité de
l'Empire français », distingue, suivant leur champ d'app1ication :
- les lois d'Empire, communes au territoire métropolitain et colonial, « régnant
dans l'Empire entier» ;
mer» ;
- les lois coloniales générales, « qui ont vigueur dans l'ensemble des pays d'outre

132
- les lois coloniales de portée régionale ou locale, intéressant « un groupe fédéral
de colonies» ou une colonie déterminée.
Il est parfaitement judicieux de caractériser les lois - ce terme étant d'ailleurs pris
dans son sens le plus étendu -- d'après « leur terrain d'action ». Mais ce qui importe à nos
yeux - et telle a été justement la préoccupation de la Constituante et de la Monarchie de
Juillet - c'est de discriminer les matières où devra intervenir la loi proprement dite, le
décret ou le règlement particulier.
Il appartiendrait au Parlement impérial, à l’Assemblée législative unique ou aux
Chambres, suivant la solution qui prévaudra, de se prononcer, avec le concours des
représentants des colonies dans cette ou ces Assemblées, sur les questions touchant
l'unité politique de l'Empire, l'organisation de sa défense, terrestre, maritime et
aérienne, ainsi que sur les problemes concernant les relations économiques de la
métropole et des colonies (252) .
Entrent comme telles dans la compétence de l'Assemblée souveraine - ou des
Assemblées constitutionnellement qualifiées :
- les aliénations partielles ou temporaires de territoires relevant de la souveraineté
française (hases aériennes concédées à des Gouvernements alliés, par exemple);
- les lois relatives à l'exercice des droits politiques des citoyens français des
colonies (253) ;
- les lois civiles et criminelles qui leur sont applicables (254) ;
- l'organisation judiciaire (tribunaux français) (255) ;
- le régime de la presse (256) ;
- les lois de recrutement applicables aux Français d'outre-mer (257) ;
- les liaisons aériennes et maritimes des colonies et de la Mère-Patrie (258) ;
252 Voir le chapitre II. La représentation parlementaire : l'intérêt commun.
253 Loi du 24 avril 1833; sénatus-consulte du 3 mai 1854 lattrihuant la compétence en cette
matière au Sénat) devenu loi ordinaire.
254 Loi du 24 avril 1833; sénatus-consulte du 3 mai 1854 lattrihuant la compétence en cette
matière au Sénat) devenu loi ordinaire.
255 Sénatus-consulte du 3 mai 1854.
256 Loi du 29 juillet 1881 (en ce qui concerne du moins les colonies jouissant des institutions
politiques de la métropole).
257 Loi du 21 mars 1905, articles 89 et 92; loi du 1 er avril 1023, articles 97 et 98.
258 Loi du 31 mai 1924 sur la navigation aérienne, article 82; Conventions relatives nux services
des Compagnies de navigation suibventionnées par l'Etat.

133
- le régime des échanges des colonies avec la métropole et l'étranger (régime
douanier) (259) ;
- l'harmonisation des productions métropolitaine et coloniale, leur coordination sur
le plan impérial, en vue d'éviter les concurrences funestes on les doubles emplois
ruineux, sans préjudice des ententes directes, des accords librement débattus susceptibles
d'intervenir et qu'il convient de favoriser entre producteurs de France et producteurs des
colonies - dont les accords entre betteraviers, industriels et planteurs de cannes offrent un
type aujourd'hui classique. (La procédure des arrangements contractuels, des disciplines
consenties (260) l'emporte de beaucoup à nos yeux sur celle des arrangements d'autorité);
- la garantie des emprunts coloniaux engageant les finances de l'Etat;
- la dotation à prévoir annuellement pour la constitution d'un fonds national (261)
destiné à la création d'un outillage impérial, tant en matière de travaux publics (ports,
chemins de fer, etc.) que d'établissements scientifiques de large rayonnement
(laboratoires de recherches relatives aux grandes endémies locales : paludisme, etc.);
- les contingents à mettre, le cas échéant, à la charge des budgets locaux comme
contre-partie des obligations impériales assumées par la métropole après consultation
des colonies intéressées et de leurs assemblées (262) ;
- et, d'unc façon générale, les questions d'ordre législatif dominées par « l'intérêt
commun », la volonté commune d'accomplissement de la France totale (lois impériales
s'appliquant à la fois au territoire métropolitain et aux territoires d'outre-mer).
2° Le domaine des décrets et le rôle consultatif préalable du Conseil d'Empire.
Procédure de la consultation : son caractère obligatoire.
Il serait du ressort du Conseil d'Empire, du « Grand Conseil d'Empire»
régulièrement saisi à cet effet, de donner son avis :
- sur le régime des concessions coloniales, ne comportant et ne pouvant comporter
délégation ou aliénation de souveraineté;
259 Loi du 24 avril 1833 sénatus-consulte du 3 mai 1854 (attribuant en cette matière la
compétence au Corps législatif) devenu loi ordinaire.
260 Dans le cadre du décret du 27 août 1937 qui prévoit l'intervention du Gouyernement pour
entériner et sanctionner ces accords.
261 Projet Messimy approuvé par la Conférence impériale de Paris (1934).
262 On a assez protesté contre les procédures d'autorité par lesquelles des charges nouvelles
étaient imposées aux budgets locaux, risquant de rompre leur équilibre en cours d'exercice,
sans que les colonies eussent été admises à Présenter leurs observations sur les
contributions dont elles étaient ainsi frappées. De pareils errement doivent prendre fin.

134
- sur les conditions de protection des habitantss dans leur personne, dans leur
santé et dans et dans leurs biens (police, justice indigène, santé publique, assistance
médicale, etc.);
- sur les statuts particuliers – juridiques et sociaux – des colleetivités indigènes
suivant leur stade d'évolution, dans le respect de leurs couleurs, en tout ce qu'elles ont
d'original et de légitime, er tout ce qui n'est pas contraire à notre civilisation en y faisant
toute sa part au développement du droit de cité local (263) ;
- sur les modalités du - regime du travail, exc1uant le travail forcé, l'élément de
contrainte ne pouvant intervenir que pour l'exécution d'ouvrages publics intéressant la
communauté, l'accomplissement par les indigènes de leurs obligations fiscales ou dans
le cas de danger puiblic (264) ;
- sur les régimes foncier, forestier, minier des territoires d'outre-mer, où sont
intéressés au premier chef le domaine éminent de l'Etat ou la préservation des éléments
de la fortune publique;
- enfin sur les programmes de travaux publics de caractère impérial et sur les
programmes d'outillage scientifique à soumettre au Parlement à l'appui du cahier de
dotation du Fonds national.
L'avis du haut organisme accrédité devra être précédé de la consultation des
gouvernements coloniaux et, par leur truchement, des assemblées locales, ou; en cas
d'urgence, de celle des mandataires des colonies auprès du Pouvoir central (le « Conseil
des délégués entendu » suivant la formule pertinente de la loi du 24 avril 1833) (265) , ces
délégués ayant toute autorité pour défendre ensuite leur point de vue au sein du « Conseil
d'Empire ».
Rien ne s'opposerait du reste, comme nous l'avons fait remarquer au chapitre II in
fine, à ce que les projets de loi eux-mêmes intéressant les colonies, soit directement, soit
dans leur portée impériale, fussent, avant d'être évoqués devant le Parlement national,
263 « On aura égard au degré d'évolution des peuples indigènes, et des statuts spédaux
établiront pour ceux-ci sous l'influence du droit public et privé de la métropole, des régimes
juridiques ménageant tous ceux (le leurs usages et coutumes individuels, domestiques et
sociaux qui ne sont pas incompatibles avec la morale et les principes de l'humanité. » (Acte
coloniaI annexé à la Constitution de la République portugaise, article 22.)
264 Ce principe devra être expressément formulé dans l'Acte constitutionnel colonial lui-même.
(Voir à titre de précédent l'Acte colonial portugais.)
265 Loi du 24 avril 1833 : « Les Conseils coloniaux ou leurs délégués préalablement entendus.
» Nous n'innovons pas et la République nouvelle peut se montrer aussi libérale que la
Monarchie de Juillet!

135
soumis pour avis au Grand Conseil d'Empire, lequel pourrait déléguer un ou plusieurs de
ses membres pour participer à la discussion parlementaire de ces textes en qualifié de «
commissaires du Gouvernement » ou sous toute autre désignation appropriée. Cette
procédure nous paraît devoir s'imposer plus particulièrement à l'occasion des débats
économiques - d'unité économique, comme dit Salazar, de synthese impériale, écrivons-
nous - où sont engagés les intérêts de la production coloniale à accorder avec ceux de la
production métropolitaine, et qui requièrent l'arbitrage d'un Parlement informé (266) . Il ne
saurait y avoir d'économie ordonnée et coordonnée - et l'expérience envisagée postule
manifestement ce caractère - sans une exacte appi'éciation de tous les facteurs qui la
conditionnent. Soit qu'il s'agisse de contradicl:ol1s à réduire ou de soutien à apporier à une
production déterminée, le « facteur colonial» a voix au chapitre. Il est juste que cette voix
se fasse entendre; mieux, qu'elle soit entendue.
3 o Le rôle des Assemblées coloniales' dans les matières el' « ordre intérieur» : les
règlements locaux.
Il serait réservé enfin aux Assemblées locales, du moins dans les colonies pourvues
d'institutions de « plein exercice », de rendre des « décrets coloniaux », pour reprendre le
terme de la loi de 1833, ou d'élaborer des « règlements» exécutoires après approbation du
gouverneur, dans les matières d'ordre intérieur non expressément réservées à la
compétence législative ou à la décision du Pouvoir central (267) , et de fixer le budget, en
recettes et en dépenses, de chaque colonie ou groupe de colonies, sous les garanties
légitimes de contrôle du gouvernement métropolitain.
266 Nous n'aborderons pas ici l'avant fait ailleurs, le problème de l'industrialisation des colonies où
l'intérêt colonial s’était heurté, avant la guerre en cours, aux plus vives résistances de l'opinion
métropolitaine et qui paraît devoir trouver sa solution dans la création d'industries-relais
prolongeant ou suppléant les industries métropolitaines leur éloignement ou les charges dont
elles sont grevées écartent de certains marchés, d'Asie on d'Afrique de nouveaux circuits
économiques seraient ainsi établis au bénéfice du commerce général de l'Empire.
267 Rapplons ici les termes des articles 5 et 8 de la loi du 24 avril 1833 (Charte coloniale) :
ART. 5. - Seront réglées par des décrets rendus par le conseil colonial sur la proposition du
gouverneur, les matières qui, par les dispositions précédentes, ne sont pas réservées aux lois de l'Etat
ou aux ordonnances royales,
ART. 8. - Les décrets adoptés par le Conseil colonial sont soumis à la sanction du roi
Néanmoins le gouverneur aura la faculté de les rendre provisoirement exécutoires…

136
* * *
Ainsi, au régime pur et simple des décrets édictés en toutes matières par l'autorité
gouvernementale sans délimitation précise de son domaine propre, -- qui a donné lieu à tant
d'abus, - à la notion du législateur colonial ordinaire (chef de l'Etat) cont ondant dans sa
personne le Pouvoir législatif et le Pouvoir exécutif se substitue la notion d'un partage
d'attributions, d'un règlement de pouvoirs entre le Parlement national, le Chef de l'Etat
éclairé par la cunsultation des organismes qualii1és, et les Conseils locaux.
Tout cela demande, disons-nous, à être clairement exprimé dans l'instrument
constitutionnel. Il s’agit, d'ailleurs, d'lm élément d'ordre à introduire dans une matière trop
longtemps laissée à un décourageant arbitraire, où, depuis la déconstitutionnalisation du
sénatus-consulte de 1854, qui avait fixé le domaine respectif de la loi et du décret, nous
avons assisté à des empiètements constants du Pouvoir exécutif sur le Législatif ou,
inversement, du Pouvoir législatif sur l'Exécutif (268) .
Rien n'empêcherait enfin que fût rendue plus fréquente, voire même habituelle,
dans les matières spéciales devant être réglées en dernier ressort par le Pouvoir
métropolitain, la procédure de la délégation législative donnée ad referendum aux
Assemblées coloniales directement informées des circonstances de lieu et bien placées
pour les traduire en textes appropriés. Sans remonter à la Constituante, nous avons à cet
égard, dans l'histoire parlementaire, un remarquable précédent : c'est celui de
l'Assemblée nationale de Versailles déléguant par la loi du 14 février 1872 au Conseil
général de la Réunion le pouvoir de faire le Règlement forestier de la colonie et d'édicter,
pour en sanctionner les dispositions, des pénalités dans les limites de celles prévues par
le Code forestier métropolitain. Le texte établi par le Conseil général, « exécutoire de
plein droit» six mois après sa promulgation, sauf opposition du Pouvoir métropolitain,
devait acquéri « force de loi» si dans un délai de trois ans il n'avait pas été « modifié ou
annulé par une loi». Le Règlement forestier sorti des délibérations du Conseil général de
268 « La déconstitutionalisation du sénatus-consulte du 3 mai 1834 a eu pour conséquence
indirecte d'étendre sensiblement en fait le domaine de la loi. Rien n'empêche aujourd'hui les
Chambres de légiférer sur les points dont la solution n'a pas été placée par le sénatus-consulte
de 1854 dans les attributions du pouvoir législatif. Elles peuvent, par exemple, quant aux Antilles
et à la Réunion statuer sur des questions qui, aux termes du sénatus-consulte, devaient être
réglées par décret, De même, malgré l'articie 18, les Chambres peuvent statuer

137
la Réunion entrait en vigueur le 25 octobre 1874 et acquérait force de loi le 26 octobre
1877 : véritable loi que seules les Chambres ont pu, dans la suite, modifier par la procé-
dure législative ordinaire. (Lois des 25 juillet 1894 et 12 juin 1917) (269) .
Les décrets d'organisation coloniale rentrant dans le partage du Gouvernement
métropolitain devront être, en tous eas, précédés, nous y insistons, de la consultation
obligatoire des organes locaux qualifiés, - ou, en cas d'urgence, des représentants des
colonies en France, - et soumis an Grand Conseil d'Empire, cette double consultation
devant être visée, comme en avait décidé la Monarchie de Juillet à l'égard des Conseils
coloniaux et du Conseil des délégués, dans le préambule de ces textes.
Il appartiendra à l'Assemblée Constituante (270) de déterminer au bénéfice des
collectivités coloniales un Statut constitutionnel garantissant le plein développement de
leurs activités et de leur personnalité. L'heure est venue d'organiser l'Empire, l'Unité de la
France continentale et des Frances d'outre-mer, où prendra sa place au sein de la
communauté nationale, suivant ses aptitudes, suivant son stade d'évolution, chaque groupe
humain composant cette « plus Grande France», dans la solidarité d'une vie collective
ordonnée à un idéal humain de justice et de fraternité.
269 Le 'précédent de la Réunion a été étendu dans la mlême matière à la ~fartinique et ,à la
Guadelou'[}e ,par la loi du 16 mars 192.2. Il nous ap,para1tque, dans la nouvelle organisationconstitutionnelle,
cette ,question serait du ressort ,du Ministre, assisté du 'Conseil d'Empire,
sous las'anction du Ohef de l'Etat, ce qui, du reste, ne s'oppose :I)as !à la délégation législative
dont il vient d'être parlé, .même ,dans le cas où le légLslateur serait le Che.1' de l'Etat. C'est a
Îllsi que le décret uninier de ja Nouvelle-Calédonie, élaboré p(/)" le Conseil général de cette colonie,
aurait pu être mis en application de plein droit. &tuf annula'tÏon ou modHicatioll par le 'Pouvoir
central dans Il'1i délai détprminé.
270 Il s'agit ici d'une rectification - qui n'est pas que de pure forme - apportée au texte primitif lors
de la l'evision des épreuves de ce livre dont la publication a été retardée par suite des difficultés
matérielles de l'édition. Nous avions écrit : « au chef de l'Etat en tant que législateur constitutionnel
investi comme tel par l'Assemblée nationale des pouvoirs de la République ». Nous n'avons pas besoin
de rappeler que la loi du 10 juillet 1940 avait, en effet, délégué au maréchal Pétain tout pouvoir
pour établir une nouvelle Constitution, devant être ratifiée par la Nation. Mais ce pouvoir était
conditionné, - lié dans la pensée de -ceux qui l'ont institué et dans les termes exprès du texte qui
l'a consacré, à la permanence du Gouvernement de la République. ( ... « donne tout pouvoir du
Gouvernement de la République, sous l'autorité et la signature du maréchal Pétain »). Quel usage a
été fait de ce pouvoir? La volonté du législateur a-t-elle été respectée? Ce n'est pas le lieu, et ce
n'est pas notre propos d'instruire ce procès. Le Gouvernement provisoire de la République a,
depuis, annoncé qu'il serait procédé à la formation d'une Assemblée Constituante élue au suffrage
universel, par le vote de tous les hommes et de toutes les femmes. C'est la situation nouvelle
dont il est fait état ci-dessus.

138
L'Acte constitutionnel colonial devra, pour garder ce caractère, être incorporé à la
nouvelle CONSTITUTION par une disposition expresse de cette Loi fondamentale (271) , -
simple article de référence, si l'on veut, se suffisant à lui-même (tel l'article 133 de la «
constitution de la République portugaise» pour l’Article colonial); article pouvant
comporter en outre des énonciations de principes qu'il n'est pas déplacé de faire figurer
dans un texte appelé à régir la vie de la nation dans une nouvelle phase de ses destinées,
qui veut être une étape de sa grandeur et de son unité. Des formules qui ont pour elles la
consécration de l'Histoire, et qui se complètent, viennent naturellement sous notre
plume ;
Celle de la Constituante : « Les colonies font partie intégrante de l'Empire français
... Il convient toutefois d'adapter leur régime aux convenances locales» ;
Celle des Chartes royales : « Les Français établis aux colonies et leurs
descendants sont maintenus dans tous leurs droits de naturalité dans les mêmes
conditions que les regnicoles ». (Nous écrirons : les citoyens français des colonies
conservent intégralement le statut de droit public des citoyens français de la métropole.)
***
Nous serions tenté de nous excuser d'avoir paru, au cours de ces pages, nous
attacher à réveiller des controverses irritantes touchant des problèmes d'origine que l'on
pouvait considérer comme appartenant à un passe a jamais aboli et de nous exposer peut-
être, de la part de nos propres compatriotes, au reproche de faire renaître des distinctions
de classes oubliées au sein de la famille coloniale aujourd'hui si profondément unie : il
serait puéril à nous de feindre d'ignorer quelles suggestions, au nom de quelles doctrines,
ont investi les administrations pubIi'ques,dont certaines se sont montrées trop
complaisantes, semble-t-il, à les accueillir.
N'avons-nous pas vu, il y a quelques mois à peine, telle circulaire, qu'on a voulu
ramener à une initiative locale, à un ordre particulier et malencontreux de l'une de nos
places du Midi, inviter les autorités militaires responsables à rétablir, pour les « originaires
des colonies », les distinctions sociales en honneur sous la Restauration? L'indication : «
Français de couleur», devait suivre désormais le nom du militaire créole qui n'eût pu
271 On préviendra ainsi des controverses sur la nature juridique du texte en cause - loi
organique ou constituante? comme celles qui se sont produites, on l'a vu, au sujet de la loi du
24 avril 1833, - la procédure envisagée ayant pour effet de faire participer l'Acte colonial de
l'autorité même de la Constitution.

139
justifier d'une ascendance purement européenne. Nous n'avons pas besoin de souligner
quel trouble profond eût été ainsi jeté dans la société coloniale et quels préjugés
déplorables, aujourd'hui déracinés, risquaient à nouveau de la diviser. Nous nous bornons à
renvoyer les auteurs de ce document administratif qui méconnaissent ou ignorent
l'Histoire, au « Code noir » de Colbert - la caution est bourgeoise - si le principe de l'égalité
civile et politique n'a plus de force (272) !
Mais il nous est permis de nous en remettre pour l'ensemble de ces problèmes à
la nation elle-même, libre du choix de ses mandataires, rétablie dans sa souveraineté.
Elle a pu éprouver, au plus profond de sa détresse, la force des liens qui unissent à la
Mère-Patrie ses fils d'outre-mer, - les aînés, ceux qui ont derrière eux un passé de trois
siècles de vie française si chargés d'histoire, comme les plus récemment admis au foyer
commun, - émouvante justification d'une politique coloniale traditionnellement
pénétrée du génie de sympathie compréhensive de la France. Rien n'ébranlera leur foi
commune en elle, dans l'insigne noblesse de sa mission, qui comme l'écrivait un
éminent historien (273) , « d'appeler des peuples nouveaux à la civilisation par la
confiance mutuelle et la liberté », - et, pour tout dire d'un mot, de réaliser, dans une
Patrie élargie, la fusion des races par le cœur.
272 Il résulte d'une lettre du Secrétaire d'Etat aux Colonies à l'auteur de ces pages, en réponse à une lettre
de protestation du 28 août 1941, que les instructions en question ont été rapportées dès que son
Département ministériel a été mis en mesure d'intervenir pour en faire prescrire l'annulation. On trouvera en
annexe le texte de notre lettre de principe susvisée.
273 Gabriel HANOTAUX : L’Empire colonial français, Introduction. (Plon, 1929.)

Monsieur le Ministre,
140
ANNEXE.
Toulon, le 28 août 1941.
Monsieur le Secrétaire d’Etat
aux Colonies, Vichy.
Mes compatriotes venus en France au cours des dernières hostilités pour participer
à la défense de la Patrie ont eu connaissance d'un ordre de la place de Marseille en date
du 31 mai 1941, - pris en exécution d'une dépêche ministérielle (Guerre) du 12 janvier
précédent, - aux termes duquel « il conviendra » de faire figurer désormais la mention
« Français de couleur » sur les contrôles des unités métropolitaines, toutes les fois, dit le
texte, que « cette distinction sera jugée opportune ».
Je me fais ,auprès de vous l'interprète de l'émotion de ces Français d'outre-mer qui
viennent de remplir, dans l'égalité des sacrifices, leur devoir de Français tout court et
entre lesquels on parait aujourd'hui vouloir marquer des différences d'origine auxquelles
seront ipeut·ètre attachées demain des restrictions de droits, mais qui vont, en attendant,
faire renaître les préjugés qu'a pu y associer une longue ,et douloureuse histoire.
Comment nos compatriotes des colonies pourraient-ils se défendre de voir dans de
telles discriminations on ne sait quel retour à un passé détestable?
On peut, d'ailleurs se demander rpar quelle grâce d'état l'autorité militaire,
dépourvue de tous moyens d'investigation quant à la filiation, qui ne dispose même pas
des registres d'état civil, pourra décider si tel créole est de souche blanche, ou s'il est un
« Français de couleur » ! ou de quel droit exorbitant se verraient investis les chefs de corps (ou
les sergents-majors des comagnes) s’ils pouvaient régler, suivant leur humeur ou selon
leur fantaisie, des problèmes d’une nature aussi délicate.
En dehors du trouble profond, qu’on ne paraît pas avoir mesuré, que la
malencontreuse initiative du Département de la Guerre risque de jeter dans la famille
coloniale, qui va se trouver, de nouveau, officiellement séparée en castes comme sous la
Restauration, c’est le caractère illégal des instructions du 12 janvier 1941 et de l’ordre
du 31 mai qu’il vous appartiendrait de dénoncer :
La loi du 24 avril 1833, dont les effets n’ont été, que je sache, annulés par aucun
autre texte législatif, abolit expressément toutes « distinctions, exceptions et
prohibitions » reposant sur la division en deux classes de « la population libre » des

141
vieilles colonies. C’est en vertu de ce texte qu’ont ‘t’t supprimées, aux Antilles et à la
Réunion, les « compangies de milice blanche » et les « compagnies de milice couleur »,
jusque-là maintenues en formations distincts. Les lois de recrutement, en imposant à tous
les Français originaires de nos vieux départementsd’outre-mer les mêmes devoirs
militaires qu’aux Fançais de la métropole, n’ont fait que consacrer une œuvre et que la
deuxième République avait complétée par le grand acte d’adoption nationale du 27 avril
1848.
Au moment où le chef de l’Etat, qui préside à l’instauration d’un « ordre
nouveau » proclame, par la voix de son Garde des Sceaux, les droits de l’autorité « dans
leur expression l’égale et constitutionnelle », il conviendrait que les Administrations
publiques donnassent l’exemple du respect de la loi, sauvegarde de la dignité commune
et condition de l’unité française.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, etc…
Auguste BRUNET,
Député de la Réunion,
ancien Sous-Secrétaire d’Etat aux Colonies.

142
TABLE DES MATIERES.
Pages.
PRÉFACE ......................................................................................................................................................... 2
INTRODUCTION ............................................................................................................................................. 6
CHAPITRE PREMIER
Le « baptême de la liberté publique » aux colonies :
Les événements du 2 decembre 1868 à la Réunion (l’interpellation da Jules Simon du 26 janvier 1869 au
Corps législatif). ...................................................................................................................................... 20
CHAPITRE II.
La représentation parlementaire des colonies: l' « intérêt commun »(L'amendement Jules
Favre-Jules Simon, 15 avril 1869)
« ASiemblée nationale », « Parlement impérial » et « Conseil d'Empire ». .............................................. 43
CHAPITRE III.
Libertés locales et droit national : principes d'une Constitution coloniale (L'interpellation de
Jules Simon du 11 mars 1870). ............................................................................................................. 65
CHAPITRE IV.
Le mouvement des idées aux îles : la pétition des libertés. ............................................................. 80
CHAPITRE V.
Les « droits de naturalité ». ............................................................................................................... 102
CHAPITRE VI.
Jules Simon et le droit de suffrage aux colonies (Son intervention au Corps législatif, 11 mars
1870)
Le suffrage universel et ses adaptations à l'ordre nouveau. ...................................................... 114
CHAPITRE VII.
Esquisse d'une Constitution coloniale. ........................................................................................... 127
ANNEXE. .......................................................................................................................................................140