28.06.2013 Views

1 JOURNAL HISTORIQUE De GEORGES DANDIN 1777 – 1812

1 JOURNAL HISTORIQUE De GEORGES DANDIN 1777 – 1812

1 JOURNAL HISTORIQUE De GEORGES DANDIN 1777 – 1812

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

SOCIÉTÉ DE L’HISTOIRE DE L’ILE MAURICE <strong>–</strong> 1<br />

<strong>JOURNAL</strong> <strong>HISTORIQUE</strong><br />

<strong>De</strong><br />

<strong>GEORGES</strong> <strong>DANDIN</strong><br />

<strong>1777</strong> <strong>–</strong> <strong>1812</strong><br />

Avec une préface<br />

de<br />

AUGUSTE TOUSSAINT<br />

Lauréat de l’Institut<br />

(Couverture illustrée par CLÉMENT M. D’UNIENVILLE)<br />

TANANARIVE<br />

IMPRIMERIE MODERNE DE L’EMYRNE<br />

PITOT de la BEAUJARDIÈRE<br />

MCMXXXIX<br />

1


Copyright by « Société de l’Histoire de l’Ile Maurice »<br />

2


PREFACE<br />

Si, de nos jours, les mémoires de soldats et de marins abondent, ce genre de littérature<br />

manque, par contre, presque complètement aux siècles qui ont précédé le nôtre. Sans<br />

remonter à bien loin, on peut compter sur les doigts les soldats de la Grande Armée qui ont<br />

écrit leurs souvenirs et, sans les romans d'Erckmann-Chatrian et les toiles de Raffet, il ne<br />

nous serait resté aucune image vivante d'une des plus prestigieuses épopées de l'histoire. Non<br />

moins rares sont les témoignages de ceux qui participèrent à cette épopée sur la scène<br />

maritime, des corsaires particulièrement dont les prouesses dépassèrent souvent celles de<br />

leurs frères d'armes terriens. Moins heureux que les grognards de la Garde ils n'ont pas eu,<br />

eux, un Raffet pour les déifier. A cette «autre Iliade qu'Homère n'inventerait pas », suivant la<br />

belle expression de Gautier, il manque ce magnifique complément de l'Iliade, une autre<br />

Odyssée Après les Achilles il reste à chanter les Ulysses de l'épopée impériale.<br />

Un peintre écrivain du nom de Louis Garneray, qui n'avait malheureusement ni le<br />

génie de Raffet ni le talent d'Erckmann-Chatrian, s'y est bien essayé. Témoin oculaire de<br />

quelques uns des plus célèbres combats et compagnon d'armes des plus fameux coureurs de<br />

mer de cette époque, il eut pu, s'il eut été mieux doué, nous en laisser des tableaux sublimes.<br />

Mais il n'a laissé que des dessins médiocres et des récits fortement romancés où il s'est<br />

surtout attaché à se raconter lui-même. Ses Voyages, aventures et combats, publiés pour la<br />

première fois en 1853, ont été, depuis, maintes fois réédités et, à défaut de récits plus<br />

vivants, restent encore très populaires.<br />

A part les souvenirs de Garneray on ne connaissait, en effet, jusque tout récemment<br />

qu'une seule autobiographie de corsaire, celle de Guillaume Marie Angenard, publiée par M.<br />

D. <strong>De</strong>launay dans les Annales de Bretagne en 1890 (1). N'ayant jamais été éditée sous forme<br />

de livre elle est malheureusement trop peu connue. Angenard a écrit ses souvenirs avec une<br />

simplicité et une véracité très rares. C'était un honnête homme, exempt de la forfanterie<br />

coutumière aux corsaires, qui n'a dissimulé aucune de ses mésaventures. Bien qu'il fût moins<br />

cultivé que Garneray son témoignage est bien supérieur à celui du peintre écrivain.<br />

Maurice.<br />

(1 ) Cette autobiographie a été reproduite en partie dans la Revue Historique et Littéraire de l'Ile<br />

3


II n'est pas impossible qu'il existe dans certaines bibliothèques publiques ou privées<br />

d'autres documents de ce genre que Je hasard livrera un jour à la publicité. Vers l'époque de<br />

la publication du manuscrit d'Angenard le sculpteur mauricien Prosper d'Epinay, qui fut non<br />

seulement une grande figure du monde artistique parisien mais aussi un amateur passionné<br />

d'histoire coloniale et un intrépide chasseur de documents, avait eu la bonne fortune de<br />

mettre la main sur une autobiographie inédite d'un corsaire contemporain de Ganeray et<br />

d'Angenard. Lorsqu'il mourut la bibliothèque de l'Institut Carnegie de Curepipe acheta la<br />

collection du célèbre Mauricien et c'est ainsi que ce document parvint à cette ancienne Ile de<br />

France qui fut jadis le nid des plus fameux corsaires de la mer des Indes.<br />

Pendant plus de vingt ans cette précieuse collection demeura ignorée sur les rayons<br />

de la bibliothèque de l'Institut Carnegie. On est indolent aux colonies et les Mauriciens, bien<br />

que très attachés à leurs traditions et à leur passé, manifestent malheureusement trop peu<br />

d'intérêt pour l'étude de leur histoire. Vers la fin du siècle dernier, sur l'impulsion du<br />

gouverneur Sir Hubert Jerningham, un mouvement en faveur de l'étude de l'histoire locale<br />

fut esquissé mais, faute d'une co-ordination judicieuse des efforts de ceux qui y participèrent,<br />

l'enthousiasme ne se maintint pas. Il a fallu la célébration, en 1935, du bicentenaire de la<br />

fondation de la capitale de l'île par le grand La bourdonnais, il a fallu encore l'initiative<br />

intelligente de l'Honorable Sir Bede Clifford, qui devint gouverneur de la colonie peu de<br />

temps après cet événement, et de l'Honorable Lady Clifford qui mirent tous deux un soin<br />

pieux à former le noyau d'un futur musée historique, pour donner au passé un regain<br />

d'actualité à Maurice.<br />

Au début de l'année 1938 une Société de l'Histoire de l'Ile Maurice a été constituée<br />

dont les buts principaux sont de susciter, favoriser et entreprendre toutes recherches et études<br />

sur cette histoire et de publier tous documents et travaux y relatifs. Pour faire l'objet de sa<br />

première publication la Société ne pouvait mieux choisir que l'autobiographie d'un corsaire<br />

dans les souvenirs de qui l'Ile de France occupe une très large place et dont le témoignage<br />

illustre d'une manière particulièrement vivante la période héroïque de l'histoire de cette<br />

colonie.<br />

C'est donc ce document qu'elle présente aujourd'hui à ses membres et au public en<br />

général avec l'autorisation de la Commission administrative de la ville de Curepipe, chargée<br />

de la direction de la bibliothèque de l'Institut Carnegie, qui a bien voulu en permettre la<br />

publication.<br />

4


Le nom de Georges Dandin est porté comme étant celui de l'auteur sur une entrée qui figure<br />

dans l'inventaire des ouvrages et manuscrits du fonds d'Epinay à la bibliothèque de l'Institut<br />

Carnegie. Mais il importe de signaler· que cette appellation ne semble reposer que sur un<br />

passage du manuscrit où l'auteur s'adresse à lui-même la phrase bien connue: « Tu l'as voulu,<br />

Georges Dandin ». Aucune note explicative n'accompagne cette entrée et des recherches<br />

effectuées à Barsac, vinage natal de l'auteur, tant dans les registres de l'état-civil que dans les<br />

minutes notariales conservées chez les notaires de cette localité, n'ont pas permis de retrouver<br />

l'acte de baptême de Georges Dandin ni aucun acte concernant cette famille ; aucun individu<br />

de ce nom ne figure dans les registres paroissiaux ni en <strong>1777</strong> ni dans les années antérieures et<br />

postérieures. Par ailleurs il n'a été retrouvé sur les rôles d'équipage des différents navires sur<br />

lesquels l'auteur navigua le nom d'aucun individu originaire de Barsac à qui la paternité de ces<br />

mémoires pût être attribuée avec quelque chance de vraisemblance. Le manuscrit n'étant pas<br />

signé la Société de l'Histoire de l'Ile Maurice a décidé d'éditer ces mémoires sous le<br />

pseudonyme de Georges Dandin, espérant que quelque felix curiositas permettra d'en<br />

découvrir un jour le véritable auteur.<br />

Né vers <strong>1777</strong> à Barsac, village voisin de Bordeaux, ce corsaire inconnu fut pris, à<br />

l'âge de douze ans, du démon de la navigation en entendant un jour un marin, de passage chez<br />

ses parents, raconter les aventures extraordinaires des vagabonds de la mer. Début classique<br />

de la vocation de marin que le classique fessé paternel qui en suivit la déclaration ne fit, dans<br />

ce cas, comme dans la plupart des cas de ce genre, que confirmer irrévocablement. A quelque<br />

temps de là le père mourait et l'enfant, libre de réaliser ses projets aventureux, s'embarquait<br />

pour les Antilles avec l'espoir de faire promptement fortune dans ces riches colonies. Mais<br />

lorsqu'il y débarqua une horrible guerre de races déchirait ces îles. <strong>De</strong> ce premier voyage<br />

notre héros ne rapporta qu'une vision d'épouvante et un dégoût profond des colonies<br />

américaines. Tournant alors ses regards vers l'Inde, terre promise de tous les chercheurs de<br />

fortune du XVIIIe siècle, il ne tarda pas à trouver un navire en armement pour l'Ile de France,<br />

premier entrepôt de la route de l'Orient. Alors commença la grande aventure.<br />

Peu de temps après son arrivée à l'Ile de France la guerre éclate entre la France et l'Angleterre;<br />

le vaisseau sur lequel il est embarqué est désarmé et l'équipage congédié. Jeté ainsi à l'âge de<br />

quatorze ans, sans ami, sans expérience et surtout sans ressources, sur une terre inconnue, il<br />

ne se désespère pourtant pas et ne voit dans cet événement qu'une occasion de «brusquer la<br />

fortune». Hardi· ment il s'engagea comme volontaire sur un des premiers corsaires en<br />

partance, la Liberté. La croisière, commencée le 24 juillet 1793, dure cinquante-neuf jours.<br />

5


Croisière banale mais pleine d'imprévu pour le novice qui essuie, pour la première fois, sans<br />

broncher le feu de l'ennemi et s'en tire avec quatre-vingts piastres gourdes de part de prise, ce<br />

qui n'est pas trop mal pour un début.<br />

Une deuxième croisière sur le corsaire le Résolu, commencée sous d'heureux<br />

auspices, se termine cette fois par une défaite. Capturé par l'ennemi l'auteur fait six mois de<br />

captivité sur les pontons de Batavia où il endure les pires souffrances. Embarqué ensuite<br />

mourant sur un parlementaire qui se rend à l'Ile de France il doit y faire encore cinq mois<br />

d'hôpital. Mais sa convalescence n'est pas terminée qu'il s'embarque sur la corvette le<br />

Coureur avec laquelle il prend part au terrible combat où le capitaine Renaud força, le 22<br />

novembre 1794, deux vaisseaux anglais de premier rang à lever le blocus de l'Ile de France.<br />

Il continue ensuite à former partie de la division Renaud qu'il ne quitte, un beau jour,<br />

que pour passer avec un équipage de prise sur un brick espagnol richement chargé, espérant<br />

ainsi parvenir plus rapidement à la fortune. Fatal mécompte. Le brick est bientôt capturé par<br />

un croiseur anglais et l'auteur ne doit qu'à la générosité du capitaine anglais de ne pas aller<br />

faire connaissance avec les affreuses prisons de Madras. Expédié à Calcutta, où la détention<br />

est beaucoup moins pénible, en passant par la Nouvelle Guinée, ce qui lui donne l'occasion de<br />

voir du pays sans rien débourser, il parvient à regagner l'Ile de France après une captivité<br />

assez courte et singulièrement douce.<br />

Suivent deux nouvelles croisières toujours sur le Coureur, qui lui rapportent cette<br />

fois une belle part de prise: trois cent cinquante trois piastres gourdes. Mais une grosse<br />

déception l'attend à l'arrivée. L'Assemblée Coloniale, manquant de fonds, procède manu<br />

militari à un prélèvement important sur les parts de prise et ce n'est que par une ruse habile<br />

qu'il parvient à soustraire son précieux magot aux sangsues du fisc colonial. «Cet événement,<br />

écrit-il, me découragea plus que ne l’avaient fait les fatigues, privations et dangers de la mer.<br />

Je résolus de renoncer aux navires de guerre armés en course ou non et de porter mes vues et<br />

mon industrie à l'étranger». Il décide de fuir le théâtre de la guerre et d'aller faire fructifier ses<br />

piastres gourdes en Amérique du Sud. Mais au moment du départ un hasard lui fait découvrir<br />

qu'il a un frère commis aux vivres sur la frégate la Forte, de la division du contre-amiral de<br />

Sercey, récemment arrivée de France. Ce dernier l'exhorte à renoncer à l'Amérique du Sud et<br />

à s'engager comme distributeur sur la Forte. Alors commence pour lui une nouvelle carrière<br />

qui aurait pu avoir des résultats heureux si le sort de la guerre n'en avait décidé autrement.<br />

<strong>De</strong>ux expéditions, l'une à Anjouan, l'autre à Batavia s'effectuent sans incident. Mais à<br />

sa troisième croisière la Forte est prise dans les eaux indiennes par un vaisseau anglais de<br />

6


force supérieure et l'aventure se termine dans les prisons de Calcutta. Après quinze mois<br />

d'une détention qui n'est pas plus rigoureux que la précédente l'auteur est expédié en<br />

Angleterre et séquestré sur un ponton, séjour autrement terrible, où il attend sa liberté jusqu'à<br />

la paix d'Amiens en 1802.<br />

Il regagne alors son village natal « après une absence de dix à onze ans dont cinq<br />

perdus dans les prisons d'Angleterre et les six autres dans les dangers, les revers, quelques<br />

succès, enfin livré à toutes les chances pénibles et incertaines de la fortune». Sa famille<br />

l'accueille avec joie et s'efforce d'attacher cet errant par les liens du mariage. II est sur le point<br />

de se laisser faire douce violence lorsqu'il apprend qu'un navire de Bordeaux s'apprête à faire<br />

voile vers l'Ile de France. Le démon de la navigation l'emporte une fois de plus sur les sages<br />

avis de la raison et le voilà reparti à courir les mers.<br />

Il trouve l'Ile de France en proie à une crise économique aiguë qui est le résultat de<br />

l'anarchie révolutionnaire et de dix années de guerre. Le commerce de la pacotille auquel il<br />

comptait se livrer avec succès ne va plus. II se rend à Bourbon mais y trouve le même<br />

marasme. II prend alors le parti, en attendant des jours meilleurs, de s'établir à l'Ile de France,<br />

au quartier des Pamplemousses, comme professeur d'écriture et d'arithmétique et se délasse<br />

des ennuis de ce métier particulièrement pénible pour un corsaire en séduisant les filles du<br />

voisinage et en s'initiant à la botanique avec le célèbre Nicolas Céré, directeur du jardin des<br />

Pamplemousses. Sur les entrefaites les hostilités reprennent entre la France et l'Angleterre et,<br />

s'arrachant aux bras d'une Virginie qui pensait le garder pour toujours, il a vite fait de prendre<br />

du service sur le Marengo, vaisseau-amiral de la division Linois.<br />

Ce fut la dernière aventure. Après une campagne célèbre dans les annales de l'histoire<br />

navale Linois devait se faire prendre dans l'Atlantique le 13 mars 1806 par la division de<br />

l'amiral anglais de Warren. Transporté de nouveau sur les pontons anglais le pseudo Dandin y<br />

était encore en <strong>1812</strong>, date à laquelle s'achève son manuscrit qu'il rédigea pendant cette longue<br />

détention.<br />

La suite de son histoire est inconnue. Parvint-il à rentrer, à la paix de 1814, au pays<br />

natal et à y finir sagement ses jours parmi les siens ou bien mourut-il sur les pontons de cette<br />

fièvre maligne qu'il y avait contractée et qui avait inspiré à ses amis, comme il l'écrit à la fin<br />

de ses mémoires, les craintes les plus vives pour son rétablissement? Cette seconde alternative<br />

paraît la plus vraisemblable car c'est apparemment par l'intermédiaire de l'officier anglais<br />

Marshall, à qui le manuscrit est dédié, que cette autobiographie de corsaire a passé à la<br />

postérité. Il n'existe malheureusement aucune note pour expliquer comment d'Epinay se la<br />

7


procura (2).<br />

Rédigée dans un style fruste et sans prétention, mais plein d'allant, cette<br />

autobiographie présente, au point de vue documentaire, un très grand intérêt. O y trouve pour<br />

la première fois le récit fait par un témoin oculaire de l'expédition du capitaine Burgais dont il<br />

n'est fait mention dans aucun ouvrage consacré à l'histoire navale de l'Ile de France. On y<br />

trouve aussi une description très détaillée et très vivante de l'attaque du comptoir anglais de<br />

Natal, dans l'Ile de Sumatra, par les corsaires le Résolu et le Vengeur, brillant fait d'armes<br />

également ignoré des historiens. La description du fameux combat de la division Renaud<br />

contre les vaisseaux anglais le Diomède et le Centurion ne manque pas non plus d'intérêt. Elle<br />

est à . mettre en regard de la description de ce même combat faite par le lieutenant Willaumez<br />

et reproduite par St Elme le Duc (3). Quant au récit de la dernière campagne de Linois, qui<br />

occupe un bon quart de l'ouvrage, s'il n'apporte aucun éclaircissement particulier sur les faits<br />

de cette campagne qui a été étudiée à fond par M. André Auzoux (4), il constitue cependant<br />

un témoignage extraordinairement vivant et très précieux. Le passage, pour ne citer que celui-<br />

là, où l'auteur 'nous dépeint les inquiétudes de Linois pendant la tempête à Table Bayet nous<br />

le montre parcourant la nuit son vaisseau endormi, l'oreille tendue pour essayer de distinguer<br />

parmi les mille voix de la tempête quelque lointain signal, est pris sur le vif. Ajoutons que<br />

cette autobiographie contient encore maints détails inédits propres à retenir l'attention des<br />

historiens sur des croisières d'importance secondaire.<br />

Lès chapitres où l'auteur décrit les pays qu'il a visités sont pleins également<br />

d'observations très judicieuses et parfois très originales qui montrent que, sans être très<br />

instruit, il avait de la lecture. Il semble ne rien ignorer des théories exposées par l'abbé Raynal<br />

dans son Histoire philosophique et politique des établissements des Européens dans les deux<br />

Indes (Amsterdam, 1770-74), ouvrage familier aux étudiants de l'histoire coloniale, et c'est<br />

avec beaucoup de bon sens qu'il réfute l'opinion de cet écrivain sur les valeurs de position<br />

respectives de l'Ile de France et de Pondichéry. Ses opinions sur des personnages ayant<br />

(2) Il devait exister une suite au Journal historique car l'auteur fait mention, à la page 68, d'un mémoire<br />

supplémentaire, mais ce mémoire n'existe pas à la bibliothèque de l'Institut Carnegie.<br />

(3) St Elme le Duc: L’Ile de France, Maurice, 1920, pp. 514 516.<br />

(4) André Auzoux: La dernière campagne de l'amiral de Linois (Extrait ce la Revue des éludes historiques).<br />

Paris 1910.<br />

8


joué un rôle appréciable à l'Ile de France tels que La bourdonnais, Sercey, etc., sont très justes<br />

; il évoque avec un rare bonheur la physionomie du vieux Céré gérant avec amour son paradis<br />

végétal des Pamplemousses ; il rend un bel hommage au grand marin anglais Nelson.<br />

On lui reprochera peut-être d'avoir raconté ses aventures amoureuses avec un peu trop<br />

de complaisance et dans un langage un peu trop réaliste. Sans doute il exagère parfois quelque<br />

peu mais ces mémoires ne sont pas destinés aux « jeunes personnes» et parmi les grandes il ne<br />

se trouvera que celles qui exagèrent dans l'autre sens pour s'effaroucher de ce qu'il appelle si<br />

joliment ses «naïvetés corsériennes». Il convient, à ce propos, de ne pas perdre de vue que<br />

cette autobiographie a été rédigée pendant une douloureuse captivité dont la continence forcée<br />

ne dut pas être le moindre supplice pour une «riche nature» de ce genre. Il est clair que<br />

l'auteur a essayé de faire diversion à ses souffrances en revivant par l'imagination des<br />

fredaines qui comptent dans la vie, si pauvre en joies et si fertile en misères, d\m marin et<br />

surtout d'un corsaire.<br />

Mais, en dépit de ces petites forfanteries, cette nouvelle biographie de corsaire s'avère,<br />

comme celle d'Angenard, d'une rare sincérité. Bilan émouvant d'une vie dangereusement et<br />

voluptueusement vécue, beaucoup plus dangereusement, à la vérité, que voluptueusement,<br />

cette autobiographie, marquée au coin d'une personnalité particulièrement dynamique,<br />

constitue donc, en même temps qu'un intéressant document historique un important document<br />

humain qui sera certainement apprécié des amateurs du genre.<br />

La Société de l'Histoire de l'Ile Maurice n'a cru devoir rien modifier à ce document qui<br />

est reproduit intégralement et sans qu'aucune retouche y ait été apportée, soit dans la forme,<br />

soit dans le fond. L'orthographe défectueuse de l'auteur, sa ponctuation bizarre et· ses<br />

émissions ont été scrupuleusement respectées afin de conserver au manuscrit sa saveur<br />

originale. Il n'a pas été jugé nécessaire d'adjoindre au texte un appareil critique car il existe<br />

des renseignements suffisants sur les principaux personnages et événements qui y sont men-<br />

tionnés. Ceux qui ne connaissent rien de l'histoire de la guerre de course dans la mer des Indes<br />

sous la Révolution et l'Empire consulteront avec profit l'ouvrage du colonel Malleson (5) ou,<br />

mieux encore, celui de St Elme le Duc, déjà cité, qui, quoique d'une lecture difficile et plein<br />

d'imperfections, constitue, en attendant un livre plus complet, le meilleur ouvrage de<br />

référence sur la question.<br />

(5) Colonel G.B. Malleson Final : French struggles in India and on the Indian seas, Londres, 1884.<br />

9


Quant aux historiens et aux chercheurs ils n'auront aucune difficulté à situer les faits et à<br />

rectifier toutes erreurs.<br />

Les chiffres en caractères gras qui figurent entre parenthèse dans le texte se rapportent<br />

à la pagination originale du manuscrit, lequel comprend exactement 157 pages du format 20 x<br />

32 cms. La division de l'ouvrage en chapitres n’est pas originale. Cette division et les titres<br />

des chapitres ont été établis par moi afin de faciliter la lecture de l'ouvrage. A la fin du<br />

volume on trouvera un index des noms de personnes et de vaisseaux (ces derniers en italiques)<br />

cités au cours de l'ouvrage. Dans cet index l'orthographe exacte a été rétablie autant que<br />

possible, encore que celle employée par l'auteur ne soit pas de nature à dérouter le lecteur,<br />

sauf en un cas qu'il convient de signaler: Dantrecastor pour d'Entrecasteaux à la page 92.<br />

Quant à l'orthographe exacte des noms de lieu il sera facile au lecteur de la rétablir lui-même.<br />

1<br />

Auguste TOUSSAINT<br />

Lauréat de l'Institut


UNE VOCATION DE MARIN<br />

CHACUN se plait a raconter ses aventures, et les embellissent aux dépends de la vérité. Les<br />

faits les plus invraisemblables, mais qui flattent l'amour-propre du voyageur, fatiguent<br />

l'attention de celui qui sait juger avec discernement. Les Français aiment à lire les romans, ils<br />

s'ennuient d'entendre parier un aventurier bavard, qui a tout vu; tout éprouvé et tout observé,<br />

excepté ce qui pourrait intéresser la relation fabuleuse. <strong>De</strong> la vient, le proverbe qu'à bien<br />

mentir vient de loin.<br />

Je n'ai pas la présomption de croire que mes voyages dans les deux Indes, inspirent un<br />

grand intérêt à ceux qui ont lu Kooc, Bougainville-Labourdonnay et tant d'autres célèbres<br />

navigateurs. C'est pour ma propre satisfaction que j'écris. J'aime à me rappeler mes dangers,<br />

mes infortunes, mes plaisirs et les pays qui en ont été le théâtre. Si quelques connaissances<br />

intimes lisent ce manuscrit, elles y trouveront une relation simple et véridique des faits: le<br />

tableau naïf des peuplades africaines, indiennes, et américaines et quelques réflexions<br />

morales et philosophiques sur leurs mœurs et usages. Mes observations particulières<br />

n'affaibliront pas ma narration; je ne suis pas un Raynal pour le tenter et me faire lire avec<br />

tant de succès. J'écris sans prétention et pour moi.<br />

Je suis né sur la rive gauche de la Garonne, dans la paroisse de Barsac, à sept lieues<br />

de Bordeaux. J'avais environ deux ans lorsque la mort m'enleva ma mère: perte irréparable<br />

pour les enfants, qui comme moi, sont réduits à la surveillance d'un père peu fortuné,<br />

incapable de leur donner l'éducation ordinaire qui vous familiarise avec les usages du monde:<br />

une probité intacte, un sens droit, des mœurs sévères distinguaient la vie privée de mon père.<br />

A ces qualités se joignent les vertus domestiques d'un bon mari, d'an bon ami et d'un bon<br />

voisin.<br />

Lire, écrire, et un peu d'arithmétique occupèrent mes dix premières (2) années, je<br />

vivais avec cette insouciance qui caractérise les enfants plébéiens des villages. J'ignorais qu'il<br />

peut exister des facultés morales, qui se développent plus ou moins dans l'enfant, allument<br />

son imagination et lui font fortement désirer une indépendance qui le rend très souvent<br />

malheureux toute sa vie. Je suis un exemple frappant de cette vérité. J'osai à l'âge de douze<br />

ans remplir mon faible cerveau d'idées ambitieuses et pour mon coup d'essai m’élancer dans<br />

le nouveau monde. A la vérité, je dus ce développement précoce de mes sens, à une circons-<br />

tance que je ne puis dissimuler.<br />

1


Un marin vint un jour chez mes parents et y parla longtemps de ses voyages. Il venta<br />

beaucoup la navigation à laquelle il devait, disait-il, sa fortune.<br />

Il racontait avec complaisance combien de jouissances lui avaient procuré l'état de marin, soit<br />

par les grands bénéfices et la vue des pays étrangers, dont il faisait un tableau des plus riants.<br />

J'écoutais avec attention ce que racontait mon héros; chacune de ses aventures, sans doute,<br />

exagérées, se gravaient profondément dans mon jeune cœur. En un mot j'étais totalement<br />

séduit par le charme de sa narration, et bien décidé d'entreprendre aussi mon roman.<br />

Je restai pendant quelques jours dans une incertitude pénible: l'idée d'abandonner<br />

furtivement la maison paternelle bourrelait ma petite conscience, je voulais concilier mon<br />

devoir avec ma vive inclination. La sévérité de mon père m'intimidait plus que les hasards<br />

auxquels j'allais me livrer: j'étais agité cruellement: enfin mon devoir et la piété filiale<br />

prévalurent je confiai à mon père le désir que j'avais de voyager.<br />

Mon père m'écouta fort tranquillement, il eut même l'air d'approuver ma résolution,<br />

afin de me rendre mieux sa dupe, et, moi satisfait au delà de toute expression d'avoir obtenu<br />

son aveu je n'eus rien plus à coeur que d'en aller faire part à tout le village, ma joie était un<br />

délire, mille idées illusoires fermentaient dans ma petite tête. Je voyais des vaisseaux, la mer,<br />

les pays où il y a des hommes jaunes et noirs; du café, du sucre que j'aimais et beaucoup d'or<br />

et d'argent que je devais posséder pour faire le bonheur de ma famille. Le sommeil<br />

m'empêcha de continuer ce qu'on appelle des châteaux en Espagne.<br />

Le bruit d'une porte de la chambre où je couchais me réveilla, je crus que quelqu'un<br />

de mes frères venait m'entretenir de mon bonheur. Qu'elle fut ma surprise de voir mon père<br />

une poignée de verges à la main, m'ordonner de me lever! La correction fut rigoureuse autant<br />

que l'ironique persiflage qui l'accompagnait. (3) Une te11e sévérité produisit un effet tout<br />

contraire à celui que mon père s'était proposé, elle me donna un vice qui m'était inconnu: la<br />

dissimulation. Je formai le projet de m'évader à la première occasion favorable, ce qui ne<br />

tarda pas à se réaliser, d'une manière bien douloureuse: j'eus le malheur de perdre mon père.<br />

Cette perte dont je ne sentais pas alors la grandeur, accéléra ma fatale résolution. J'arrosai le<br />

tombeau du meilleur des pères, des larmes de l'enfance, et oubliant ses sages leçons, j'osai<br />

quitter mon pays natal, mes frères et sœurs et tous les plaisirs innocents ; d'une vie champêtre.<br />

J'avais douze ans et quelques mois, lorsque je partis pour Bordeaux, la vue de cette<br />

grande ville de commerce fit sur mes sens une impression singulière. Tout était nouveau pour<br />

moi et quoique bien jeune, je ne fus nullement déconcerté de ma position, je pris éffrontement<br />

les renseignements nécessaires sur les navires en armement pour les deux Indes et les<br />

1


capitaines qui les commandaient. On m'indiqua où se réunissaient ces derniers que je trouvais<br />

effectivement le même jour. Après avoir jeté mon petit coup d'oeil observateur sur toutes ces<br />

physionomies maritimes, je m'adressai à la moins sombre; on me questionna beaucoup sur<br />

mes parents, s'ils consentaient à mon embarquement, ce que je savais faire, etc, etc. Mes<br />

réponses naïves, à quelques petits mensonges près, parurent satisfaire mon capitaine. Nous<br />

convîmes du prix et autres arrange mens ; après quoi, je fus conduit au bureau des<br />

armements, porté sur le rôle et reçus trois mois d'avance. Somme modique, mais très grande<br />

pour un enfant de mon âge, peu habitué à posséder au delà d'un écus de trois francs. Le<br />

capitaine me signifia qu'il fallait me rendre à son bord sous huit jours avec mes hardes.<br />

Mon voyage ayant eu le succès que je désirais, je revins dans mon village pour me<br />

concilier mes parents et en obtenir quelques secours. Ce fut en vain qu'ils se réunirent pour<br />

me détourner de ma résolution. Mille dangers qu'ils me faisaient entrevoir et l'humiliation<br />

d'être soumis à des personnes inconnues, ne firent sur moi aucune impression. Mon<br />

opiniâtreté triompha des exhortations modérées, sévères et amicales. Mes parens cédèrent<br />

enfin et me donnèrent mon petit sac de marin. Je leur fis mes adieux en leur promettant de<br />

revenir après mon voyage, promesses dissimulées dont ils furent les dupes; car je m'étais<br />

bien promis de rester dans le nouveau monde jusqu'à ce que la fortune m'eut comblé de ses<br />

faveurs. Je revins à Bordeaux très satisfait de ma fermeté et de mon équipement. (4) Ma joie<br />

était inexprimable. J'étais indépendant, personne ne pouvait disposer de mon argent, ni<br />

m'imposer ces pénibles obligations que les enfants remplissent souvent avec tant de<br />

répugnance. Il me semblait que mon sort devait être envié de tous ceux qui me considéraient,<br />

j'étais en un mot ivre de mon bonheur, illusion délicieuse qu'on n'éprouve qu'une fois, et que<br />

suivent les revers les plus funestes.<br />

Le capitaine du navire sur lequel j'étais embarqué m'installa dans mes nouvelles<br />

fonctions, il me dit que j'étais mousse à la chambre, la vaisselle, les verres et tout ce qui<br />

compose le ménage, ainsi que les meubles et autres objets, furent confiés à ma garde. Le<br />

capitaine me signifia que la plus petite négligence ou infidélité seraient punies parle fouet. Le<br />

ton dont il m'adressa ces dernières paroles me fit comprendre qu'il était homme à ne pas<br />

menacer en' vain. Je me tins sur mes gardes; car il n'y avait pas à reculer; j'étouffais cependant<br />

quelques gros soupirs en me rappelant tout ce que mes parents m'avaient prédit; mais enfin il<br />

fallut se résigner, je n'avais de reproches a faire qu'à moi-même et je pouvais me dire: « Tu l'as<br />

voulu George Dandin. »<br />

1


LES ANTILLES<br />

IL ne m'arriva rien de fâcheux pendant que le navire descendait la rivière à l'embouchure de<br />

laquelle il jeta l'ancre. Je vis enfin la mer, et sur un rocher qu'elle frappe de ses vagues, s'élève<br />

une tour que l'on nomme Cordouan, spectacle imposant qui me remplit d'effroi, d'étonnement<br />

et d'admiration, le vent étant favorable, le pilote fit lever l'ancre, orienter les voiles et nous<br />

mit à la mer. Mes regards se portaient avidement sur ce vaste élément, j'éprouvais tout à la<br />

fois du plaisir et de la crainte: cependant le vent commençait à souffler avec violence, la mer<br />

devint houleuse, le navire s’inclina et porta l'effroi dans mon âme: pour comble de disgrâce,<br />

je me trouvais pris du mal de mer, mal qu'on ne plaint pas et qui pourtant est bien cruel: c'est<br />

alors que je dus faire un retour sur moi même, comparer la tranquillité champêtre de mon<br />

village, avec la fureur des flots qui devient ce me semblait engloutir le navire. Mes réflexions<br />

furent amères pendant le temps une je fus malade et la mer mauvaise. Mais elles s'évanouirent<br />

au retour de la santé et du beau temps. Je repris mes fonctions sans m'embarrasser désormais<br />

d'aucune inquiétude.<br />

Après plusieurs jours de navigation, on arriva sous le Tropique (5) du Capricorne. Là<br />

se pratique la bizarre cérémonie d'un baptême nautique dont je vais donner la description. On<br />

monte à l'insu des prohânnes un grand nombre de sceaux d'eau dans les hunes, cette opération<br />

faite, on conduit par quelques ruses les moins méfiantes au pied des mâts d'où ils reçoivent à<br />

l'improviste sur leur tête un déluge d'eau salée qui les inonde. Ce prélude est suivi de l'appari-<br />

tion d'un postillon qui descend d'une de ces hÙi1es, en faisant claquer son fouet; il porte une<br />

lettre au capitaine qui annonce pour le lendemain la visite du Bonhomme Tropique et de son<br />

Aumônier afin de baptiser ceux qui n'ont pas passé les états du bonhomme.<br />

Le lendemain commence la grande cérémonie, le bonhomme, son aumônier et leur<br />

suite bizarrement affublés des costumes de différents peuples indiens et américains<br />

descendent des hunes et viennent se placer autour d'une baille plaine d'eau sur laquelle est une<br />

planche. On appelle par tour et l'on fait asseoir chaque profane sur la fatale planche. Là le<br />

bonhomme l'interpelle sur différentes choses plaisantes, l'enregistre sur son rôle et reçoit une<br />

amende qui est remise au receveur général. On fait jurer au patient qu'il ne couchera jamais<br />

avec la femme d'un marin. Pendant cette cérémonie singulière, on a soin d'accrocher, le<br />

nouveau converti à la baille et au moment qu'il se croit quitte de toute obligation, la planche<br />

lui manque et il tombe dans l'eau jusqu'au cou, alors on le submerge plus ou moins, suivant la<br />

valeur de l'amande; on se contente quelquefois de lui passer le goulet d'un antonoir dans la<br />

manche de sa chemise et le remplir d'eau. Cette cérémonie ne plait pas souvent à tous les<br />

1


passagers, il y a des caractères rétifs qui s'y refusent et plusieurs capitaines sont obligés de la<br />

supprimer. Je fus soumis à toutes les épreuves et Je serment qu'on exigea de moi, n'a jamais<br />

troublé ma conscience, parce que j'étais trop jeune pour le faire et par conséquent autorisé,<br />

comme j'ai fait à le violer. J'en demande sincèrement pardon au bonhomme Tropique.<br />

Notre navigation fut très heureuse, on découvrit l’Isle de Ste Lucie, après trente trois<br />

jours de traversée. Le capitaine ne voulant pas y jeter l'ancre envoya le canot porter des<br />

dépêches au Gouverneur, on louvoya jusqu'à son retour qui fut très tard dans la nuit. On<br />

cingla pour traverser le canal du nom de celte Ile où un fameux coup de vent faillit nous<br />

chavirer, déjà le plat bord du navire est dans l'eau, lorsque le capitaine ordonne de larguer<br />

toutes les écoutes. Cette manoeuvre ne faisant pas relever le navire, il fallut en venir à couper<br />

le mât d'artimon (qui est celui de derrière). Cela nous sauva. Le sang-froid du capitaine se<br />

manifesta dans cette occasion; car s'en était fait de nous, s'il n'eut pas été un aussi bon marin.<br />

(6)<br />

Le danger fut si rapide que je n'eus pas le tems de faire de grandes réflexions:<br />

cependant un certain remord de conscience se fit sentir. Je me rappelais les observations de<br />

mes parents et mes plaisirs champêtres, mais tout cela s'évanouit avec la bourrasque: on<br />

répara tant bien que mal les avaries et le jour suivant nous étions devant le Fort Royal, dans<br />

l’île de la Martinique.<br />

Il y a devant ce port, à tribord en entrant, un rocher (Isle appelée Diamant) de l'autre<br />

côté se trouve une pointe de sable nommée la Pointe aux Nègres, l'Isle à Ramiers sur lequel<br />

est un fort à tribord qui protège la baye, au fond de laquelle sont les deux rivières du<br />

Lamentin et Monsieur, c'est là où les navires font leur eau. Entre la Pointe aux Nègres et le<br />

Fort Royal est la Baye des Flamands, les navires s'amarrent derrière le fort, la poupe à terre<br />

pour se garantir de l'hivernage. C'est en juillet, août et septembre qu'il s'annonce par des<br />

ouragans terribles.<br />

Le navire jeta l'ancre dans le port et on s'occupa de réparer les avaries du coup de<br />

vent. L'aspect enchanteur du pays me pénétra d'un sentiment délicieux, la diversité des<br />

couleurs dans les individus, leur idiome singulier ne me fit pas la moindre impression. J'avais<br />

douze ans à peu près, l'imagination vive, le caractère pétulant ; qu'on juge du délire de mes<br />

sensations; la ville du Fort Royal est située dans une plaine que domine un morne très élevé,<br />

sur lequel on a construit le Fort Bourbon. Il y a un superbe hôpital, et une rivière qu'on<br />

nomme vulgairement des Pères ou Madame. Le Gouvernement est en face d'une belle place<br />

appelée la Savane. L'Ile produit du sucre et d'excellent café, où y cultive peu de coton et<br />

1


d'indigo; les fruits les plus recherchés, sont la sapotille, l'orange, et l'annana. Il y a une grande<br />

quantité de noix d'acajou et en général tous les fruits et racines que la nature a prodigué aux<br />

Antilles. La ville de St Pierre est à peu de distance du Fort Royal et ne lui cède rien pour le<br />

commerce et la richesse de ses habitants. Le capitaine n'ayant pas jugé devoir vendre sa<br />

cargaison dans l'île, on se disposa d'appareiller après douze jours de relâche. Notre nouvelle<br />

destination fut pour la petite ville de Jacquemel sur la côte sud de St Domingue. On y jeta<br />

l'ancre après une courte et heureuse navigation.<br />

Cette petite ville est située dans le fond d'une baye peu sure. Il y a un fort sur un<br />

morne qui protège la rade: on remarque des hautes montagnes d'un aspect agréable par le<br />

grand nombre d'habitations: la diversité de culture et la verdure des plantes et arbustes<br />

productifs. Il y a dans la baye une grande quantité d'un poisson dangereux qu'on appelle<br />

Bécune, ils s'attachent à couper les parties viriles (7) de l'homme et surtout des enfants qui<br />

ont l'imprudence de s'y baigner. Je courus risque d'éprouver ce malheur si j'en avais été<br />

prévenu à tems.<br />

Les dissensions civiles agitant cette partie de l'Ile, le capitaine crut nécessaire de se<br />

tenir en appareillage et de ne traiter d'affaires qu'avec les plus grandes précautions. Les<br />

mulâtres s'étaient rendus maîtres de la ville sans cependant y exercer de cruautés ; mais les<br />

tètes s'exaspérant et les deux partis prêts d'en venir aux prises, le capitaine se décida à<br />

changer de destination. On appareilla furtivement et le navire longeant la côte, fut entraîné<br />

par les courants sur des hauts fonds dangereux. Nous allions in faiblement naufrager sans une<br />

légère brise qui nous tira de ce danger éminent. On jeta l'ancre le long d'une petite île<br />

(appelée Ile à Vache) et ensuite dans la rade des Cayes St Louis.<br />

La ville est située dans une grande plaine dont une partie marécageuse; il y a deux<br />

mouillages, celui du Chateau-d'Hun, où sont les vaisseaux de guerre et les gros navires<br />

marchands, la petite rade est pour les autres bâti mens de commerce. Une rivière entoure<br />

cette ville du côté de la terre, et la met du côté opposé. Les maisons sont d'une agréable<br />

structure et le commerce assez florissant. Il se fait dans cette partie une grande quantité de<br />

sucre, de café et beaucoup de coton, peu d'indigo. Les fruits et vivres du sol sont très<br />

abondants et d'un assez bon goût; mais l'air y est mal sain. Les colons ont le teint Livide;<br />

surtout dans le tems des chaleurs et de pluie, parce qu'alors, les marécages exhalent des<br />

vapeurs putrides qui sont bien funestes aux nouveaux débarqués.<br />

La guerre civile désolait cette malheureuse contrée, les mulâtres ne faisaient aucun<br />

1


quartier aux blancs, dont ils voulaient être les égaux. Ce que j'entendais raconter de leur<br />

barbarie, me fait encore frissonner d'horreur, ces guerres de supplice sont inouïes. La victime<br />

était écartelée, ou enfouie dans la terre jusqu'au cou ou on en attachait à des arbres après les<br />

avoir frottées de mélasse pour que les insectes venimeux fussent plus acharnés à sucer le<br />

sang des ces infortunés qui expiraient dans les plus cruelles souffrances. On les pendait par<br />

les pieds, par la tête, on leur coupait les parties viriles et souvent on les hachait à petits<br />

morceaux. Comme les mulâtres sont les fils naturels des blancs, ils se disaient: « Tue mon<br />

père, je tuerai le tien».<br />

Pendant notre séjour dans cette ville, il s'y passa une scène que je n'ai jamais oubliée.<br />

Le chef des mulâtres nommé Rigaud, condamna à être écartelés deux blancs qui étaient<br />

tombés en son pouvoir. Le gouverneur des (8) Cayes lui fit dire que s'il consommait ce crime<br />

horrible, il livrerait au même supplice sa mère, le monstre répondit qu'on pouvait faire ce<br />

qu'on jugerait à propos et que les deux blancs seraient écartelés le dimanche suivant, ce qui<br />

eut lieu. Le gouverneur n'usa point de représailles envers une femme estimable, digne disait-<br />

on d'avoir un autre fils.<br />

La ville était continuellement menacée et à chaque instant on voyait les femmes et les<br />

enfants fuir au bord de mer et se précipiter dans les embarcations. Ce sexe n'était pas plus<br />

épargné que les hommes; les brigands leur ouvraient le ventre pour arracher des entrailles<br />

vivantes le fruit de l'amour conjugal. C'était un spectacle bien douloureux de voir des femmes<br />

timides, implorer la pitié des matelots et entassées pêle-mêle dans [es navires de commerce,<br />

sur le pont et dans la cale.<br />

Ces malheureuses dissensions me privèrent souvent de parcourir la campagne. J'eus<br />

cependant occasion d'aller sur les sucreries et d'admirer les travaux qu'on y faisait, le chant<br />

des noirs cadencent avec les coups de serpe ou de pioche me divertissait singulièrement. Je<br />

ne pouvais me persuader qu'ils fussent malheureux: en effet, lorsque l'on compare la<br />

monotonie de nos paysans, avec la gaîté des esclaves, on peut conclure qu'on peut être<br />

content dans la servitude et triste dans une liberté telle que possèdent quelques peuples de<br />

l'Europe.<br />

La vente de la cargaison et le chargement du navire étant terminés on appareilla de ce<br />

port après onze mois d'ancrage. J'avoue que mes espérances furent frustrées, plus par la faute<br />

des évènements que par la mienne. J'étais au désespoir de n'avoir pu rester dans la colonie. Il<br />

fallut se résigner et renvoyer l'exécution de mon projet à un second voyage. On doubla la<br />

pointe du sud de l'Ile, qu'on appelle Ca-fiburon remarquable par les plus hautes montagnes de<br />

1


cette côte. <strong>De</strong> ce point de départ, jusqu'en France, notre navigation fut heureuse, à une<br />

bourrasque près qui nous démâta de notre grand mât de hune, par le travers des Iles Bermu-<br />

des. Un phénomène singulier frappa mes regards. Ce sont des petits globes de feu (qu'on<br />

appelle feu St Elme) qui menacent d'embraser les navires. C'est ordinairement disent les<br />

marins, l'annonce du mauvais tems. Enfin le navire jeta l'ancre dans la rivière de Bordeaux,<br />

après trente sept jours de traversée.<br />

Bien loin, que ce voyage m'ait rebuté, je n'ambitionnai désormais (9) qu'à en<br />

recommencer un second, bien décidé à ne plus revenir en Europe, qu'avec une fortune. Une<br />

année d'absence m'avait singulièrement développé. J'avais vu Ste Lucie, la Martiniqne et St<br />

Domingue. Mes petites observations fructifiaient dans ma tête et je n'aspirais qu'à les mettre à<br />

profit Le capitaine et moi, nous nous séparâmes bons amis et je revins chez mes parents aussi<br />

fier et content que si j'eusse découvert le Nouveau Monde.<br />

Le plaisir que l'éprouvai en revoyant mon pays natal, ne peut s'exprimer; mes parents<br />

me reçurent amicalement. Je fus accablé de questions qui parfois m'importunaient assez.<br />

J'avais de la peine à satisfaire l'inépuisable curiosité de mes camarades et surtout des jeunes<br />

filles, les vieilles me faisaient de beaux sermons que je n'écoutais pas: enfin je n'en tirai<br />

comme font ordinairement les voyageurs, c'est-à-dire en racontant des aventures presque<br />

merveilleuses. Bourrasques, tempêtes, naufrages, guerre des colonies, sucre, café, oranges,<br />

ananas, indigo, etc., le feu St Elme, la tour de Cordouan, les noirs, les jaunes, etc. etc., rien ne<br />

fut oublié. Je manifestai beaucoup d'intention envers les marins que je représentai (avec<br />

dissimulation) comme d'assez bons diables. Je ne manquai pas de dire que j'avais été très bien<br />

(autre mensonge) et que la navigation me plaisait infiniment. Mes parents ne mirent aucune<br />

opposition à mon second voyage, ils le secondèrent au contraire, en m'adressant à un<br />

capitaine de leur connaissance avec lequel pour mon malheur je n'embarquai pas.<br />

J'avais quatorze ans, une santé robuste et quelques bonnes dispositions. Ce que j'avais vu à St<br />

Domingue me dégoûtait des Antilles. J'ambitionnai d'aller dans l'Inde: fortement préoccupé de<br />

mon projet j'agis comme la première fois, je partis pour Bordeaux, où je ne tardai pas à<br />

trouver un navire en armement pour l'Ile de France. Le capitaine et moi fûmes bientôt<br />

d'accord. Je revins faire part à mes parents du succès de mon voyage qu'ils approuvèrent. Nos<br />

adieux furent attendrissants, j'avais acquis un peu de raison et avec elle la sensibilité. La vie<br />

douce et champêtre de la maison paternelle, comparée aux dangers et fatigues de la navigation<br />

excitait mes regrets; mais le sont en était jeté. Je m'éloignais, à la vérité de tout ce qui m'était<br />

cher mais l'espoir de m'y réunir un jour avec une fortune, adoucissait cette cruelle séparation<br />

1


et quoique je sentais qu'il n'y a de vrai bonheur qu'au sein de sa famille; néanmoins je<br />

m'arrachai des bras de mes frères, sœurs et amis, le cœur gros de soupirs, les yeux remplis de<br />

larmes: je pris tristement le chemin de Bordeaux (10), Un pressentiment funeste me disait que<br />

je ne reverrais pas mon pays natal de longtemps.<br />

1


AD ORIENTEM<br />

LE brick l'Expérience, sur lequel j'étais embarqué comme mousse à la chambre,<br />

appartenait à Monsieur Lavaux. Le capitaine Dufourq le commandait. On dériva la rivière et<br />

le 28 novembre, le pilote nous sortit du port par un vent d'est. Le navire éprouva un violent<br />

coup de vent par le travers de l'Ile de Madère. On fut obligé de serrer une partie des voiles.<br />

La mer était si houleuse et le navire roulait tant, qu'un matelot se laissa tomber à l'eau, ce fut<br />

en vain qu'on manoeuvra pour le sauver; les ondes le dérobèrent à nos regards et<br />

l'engloutirent. Notre navigation fut ensuite heureuse jusqu'à l'équateur, ou nous éprouvâmes<br />

du calme. Là se répète la cérémonie du bonhomme Tropique (la ligne) et je fus de nouveau<br />

baptisé par une grande quantité d'eau salée. Le calme dura huit jours, au bout desquels s'éleva<br />

une petite brise qui nous sortit de ces parages et nous conduisit au Cap de Bonne Espérance<br />

ou le navire jeta l'ancre.<br />

Je réserve la description de cet établissement hollandais à un autre voyage, ou plus<br />

de connaissance et d'expérience m'ont mis à même de faire des observations plus judicieuses.<br />

Le capitaine fut loger chez Monsieur Gui consul français et je l'y suivis en ma qualité de son<br />

mousse titré.<br />

Après douze jours de relâche, le navire appareilla et sortit du port se dirigeant pour<br />

l'Ile de France, nous passâmes le canal de Mozambique par un tems affreux: il ne fut pas<br />

possible de mettre aucune voile dehors, heureusement que nous courions vent arrière, ce qui<br />

nous faisait faire un grand sillage, la mer était si horrible que je crus voir le navire plusieurs<br />

fois englouti. Un matelot faillit éprouver un sort non moins funeste que celui dont nous<br />

regrettions la perte. Il était sur la vergue du petit perroquet, lorsque le mât de ce nom vint à<br />

tomber sur la vergue du petit hunier, ou le matelot se trouva à califourchon, tenant à brasse<br />

corps le petit mât de perroquet. On s'empressa de le dégager et de le saigner. Cette singulière<br />

chute n'eut pas d'autre suite.<br />

Il m'arriva peu de tems après une aventure qui pensa terminer aussi ma vie. Une<br />

échelle de graduation se trouva cassée dans la chambre du capitaine et comme tout se trouvait<br />

sous ma responsabilité, le capitaine me condamna à recevoir vingt cinq coups de fouet. La<br />

rigueur du châtiment me monta tellement l'imagination, que m'esquiver de la chambre et<br />

grimper les cordages jusqu'au plus haut des mâts ne fut que l'affaire d'un moment. Le<br />

capitaine (11) ordonna de me poursuivre et de me saisir: comme plusieurs matelots me<br />

2


serraient de près je me laissai glisser le long d'une corde jusque sur le passe avant. Là je<br />

déclarai que je me jetterais à la mer si l'on me poursuivait d'avantage; mais le capital: e se<br />

moquant de ma menace, réitéra son ordre d'une manière si brusque, que je me précipitai dans<br />

les flots. Heureusement pour moi, le navire inclinait beaucoup et comme je me trouvais sous<br />

le vent, mes pieds, s’accrocha dans les chaînes des portes haubans où je restai suspendu la tête<br />

dans l'eau. On mit de suite en travers et l'on me retira presque noyé du plus grand des dangers.<br />

Le brutal capitaine fut impitoyable, ce n'était plus disait-il pour l'échelle de graduation; mais<br />

parce que je m'étais jeté à la mer, qu'il me faisait fustiger: je subis donc innocemment la<br />

peine: je dis innocemment; car je n'avais point cassé l'instrument; mais bien une passagère qui<br />

n'eut pas la générosité de l'avouer. La conduite du capitaine fut tellement injuste, qu'elle<br />

m'inspira la haine et la vengeance. Je résolus dès ce moment de quitter cet homme brutal à la<br />

première occasion.<br />

On continua sans autre accident à naviguer jusqu'à la vue de l'Ile Rodrigue, située à<br />

quatre vingt dix lieues de l'Ile de France et que l'on va ordinairement reconnaître: enfin le<br />

navire jeta l'ancre dans cette dernière et fut en marré le lendemain dans le fond du port. On<br />

débarqua la cargaison, et on s'occupa des réparations nécessaires pour entreprendre le voyage<br />

de la traite des nègres.<br />

longtemps.<br />

Je renvois au troisième voyage la description de l'Ile de France ou j'ai résidé<br />

Ma grande jeunesse et l'isolement ou je me trouvais en y arrivant pour la première<br />

fois, me forçaient à suivre la nouvelle destination du brick l'Expérience. Nous sortimes du<br />

port assez bien réparés et équipés dirigeant notre route sur la côte d'Afrique; mais trois jours<br />

après notre départ, le navire fut battu par une si horrible tempête, que sa voilure et son<br />

gréement souffrirent considérablement: il se déclara en outre une voix d'eau tellement grande<br />

qu'on fut obligé de relâcher dans le port d'où l'on était parti: dans ces entrefaites arriva la<br />

frégate française la Prudente, avec la nouvelle de la guerre entre la France et l'Europe. Le<br />

brick fut désarmé et l'équipage congédié.<br />

Ma position était assez embarrassante, sans amis, sans expérience, ni argent, et<br />

n'ayant que quatorze à quinze ans; tout autres se serait peut-être désespéré; mais j'étais doué<br />

d'une intelligence précoce. J'aimais le travail et j'avais de (12) l'ambition: à ces qualités se<br />

joignent un caractère décidé, beaucoup de hardiesse et une physionomie passable, j'osai<br />

entreprendre une nouvelle carrière afin de brusquer la fortune.<br />

2


Un grand nombre de navires armaient en course, entre autres trois des plus forts qui<br />

devaient de concert aller ravager les comptoirs hollandais dans l'Inde,- principalement celui<br />

d'Orus à l'entrée de Batavia. Cette expédition qui faisait grand bruit, électrisa mon courage.<br />

J'abandonnai Mr Dufourq et fut me présenter au capitaine d'un des trois corsaires. Ma bonne<br />

mine me valut un accueil favorable. Je fus inscrit sur le rôle d'équipage et reçus mes avances.<br />

Me voilà donc lancé dans les grandes aventures, spéculant déjà sur mes grosses parts de prise<br />

et le butin de Messieurs des Provinces Unies dont je me promettais bien de me charger le plus<br />

que possible.<br />

2


PREMIERES ARMES<br />

NOTRE force navale était composée 1° du corsaire le Grand Dumourier, armé de 26<br />

canons en batterie, du calibre de 12, capitaine Burgais. 2° du corsaire la Liberté, sur lequel<br />

j'étais embarqué en qualité de volontaire, montant 26 canons en batterie de calibre de huit,<br />

capitaine Brion et le corsaire le Nélée, ayant 22 canons du calibre de six. Les deux premiers<br />

avaient des canons de gaillard, le Nélée servait de mouche et l'expédition était commandée<br />

par M. Burgais. Cet escadron sortit du port le 24 juillet 1793 et fut relâcher à l'Ile Bourbon<br />

pour y faire des vivres et prendre des volontaires, qui sont réputés braves et surtout bons<br />

tireurs.<br />

Je profitai de cette relâche pour me livrer à des plaisirs que j'enviais avec ardeur. Les<br />

insulaires de Bourbon sont très affables et là comme dans tous les pays chauds, le sexe se<br />

livre aux: voluptueux: ébats de l'amour, j'eus le bonheur de plaire à une jeune fille de quinze<br />

ans et de lui laisser les prémices de ma virginité, elle était aussi novice que moi, du moins<br />

j'aimais à le présumer par l'innocence de ses caresses. Nous éprouvâmes des jouissances bien<br />

délicieuses, même âge, mêmes désirs, elle douée de mille charmes; moi d'une grande<br />

fraîcheur, tous deux ingénus. O! Que la volupté est pure et enivrante pour deux jeunes coeurs<br />

qui s'y livrent pour la première fois. Je fus tellement satisfait de ma conquête que je lui fis<br />

cadeau de dix neuf piastres, c'était tout ce qui me restait d'argent, en revanche je m'embarquai<br />

plus dispos, il me semblait avoir acquis une nouvelle vie. Au moins, me disais-je, si je suis<br />

tué, je n'emporterai pas mon P .... dans l'autre monde; naïveté corsérienne, qu'on voudra bien<br />

me pardonner en faveur de ma jeunesse.<br />

L'escadron mit à la voile, et ne cingla pour le détroit de la Sonde (13) où il arriva<br />

après une belle traversée de vingt-huit jours, sans avoir aperçu aucun navire. On jeta l'ancre<br />

devant la Grande Toque vers minuit. A une heure nous fûmes abordés par un parut qui<br />

montait des Malais commandés par un blanc, on s'en assura et on le questionna<br />

scrupuleusement sur l'état de la côte et les navires ennemis que nous supposions devoir y être<br />

à l'ancre. Le blanc répondit qu'il n'y avait pas de ces derniers proche du mouillage où nous<br />

étions; mais que dans un autre parage qu'il nous indiquait, nous en trouverions plusieurs de<br />

commerce qu'il serait facile de capturer. Il nous conseillait avec instance d'appareiller sur le<br />

champ pour les surprendre avant qu'ils n'eussent connaissance de l'escadron. La contenance<br />

timide de cet homme et ses réponses équivoques nous fit soupçonner la réalité de son rapport.<br />

2


Le commandant résolut d'attendre le jour pour s'assurer de la vérité, et de se tenir sur une<br />

bonne défensive.<br />

A la pointe du jour le corsaire la Liberté aperçut deux gros bâti mens à l’ancre; à<br />

deux portées de canon, Il en fit le signal au commandant qui donna ordre de mettre sous<br />

voiles et se préparer au combat. Chaque corsaire hissa ses couleurs, et les deux navires<br />

aperçus arborèrent pavillon hollandais. Ces derniers prirent chasse le long de la terre pour<br />

tacher de doubler une pointe et de se réfugier à Batavia; l'escadron les serra de près jusqu'à<br />

huit heures et fut à coup arrêté par un calme fatal. Alors chaque corsaire mit ses embarcations<br />

à la mer et se fit remorquer sur l'ennemi. Nous étions à portée de canon lorsqu'à notre grande<br />

surprise, le commandant fit le signal de virer de bord. L'indignation fut générale parmi les<br />

équipages de la Liberté et du Nélée. On envoya une députation à bord du Grand Dumourier<br />

pour demander ce que signifiait cette manoeuvre timide. Le commandant répondit qu'il<br />

jugeait à propos d'attendre la brise pour attaquer avec plus d'avantage et qu'on devait avoir<br />

confiance dans sa prudence et sa capacité: cette réponse calma les esprits et les disposa même<br />

en faveur du commandant.<br />

L'ennemi jugeant à notre manoeuvre que nous appréhendions d'engager le combat<br />

mouilla très près de terre et s'embossa afin de nous intimider; mais la brise s'étant levée sur le<br />

soir, il mit à la voile en continuant de longer la terre. Notre commandant ne faisant pas le<br />

signal de virer de bord, une seconde députation lui fut envoyée pour lui observer qu'en<br />

continuant de courir au large, il risquait de (15) laisser échapper les deux navires, il répondit<br />

que son intention était de les attaquer, aussi lot qu'ils auraient doublé la pointe, effectivement<br />

l'escadron mit le cap, lorsque le commandant vira de bord et fil le signal d'abandonner la<br />

chasse.<br />

J'exprimerai difficilement l'indignation de tous les marins, la lâcheté du commandant<br />

ne fut plus douteuse. Les équipages de la Liberté dont je faisais partie et du Nélée<br />

demandèrent hautement qu'on se sépare du Grand Dumourier ; mais les capitaines de ces<br />

deux corsaires refusèrent d'y consentir. Ils avaient leurs instructions auxquelles ils ne<br />

pouvaient déroger sans compromettre leur responsabilité. Ils employèrent tous les moyens<br />

persuasifs pour calmer les équipages et n'y parvinrent qu'en promettant d'attaquer le premier<br />

navire aperçu, s'il n'était pas de force trop supérieure.<br />

La conduite du commandant avait tellement irrité les marins, que chaque fois qu'on<br />

passait à coté ou à portée de voix du Grand Dumourier on le huait par mille propos insultants.<br />

<strong>De</strong>ux jours se passèrent ainsi dans une agitation qui pouvait nuire au succès de la croisière. Le<br />

2


troisième, on aperçut au soleil couchant, un navire à l'ancre à Anier (comptoir hollandais sur<br />

la même cote) le corsaire la Liberté en fit le signal au commandant qui ordonna de chasser<br />

dessus, les courants nous contrarièrent beaucoup et nous jetaient sur une petite île, où nous<br />

faillîmes nous perdre, en doublant une de ses pointes. Le corsaire rasa dans la nuit une roche à<br />

fleur d'eau, sur laquelle toucha une de nos embarcations que nous avions à la remorque.<br />

Jamais danger ne fut plus miraculeusement évité; mais pendant qu'on manœuvrait pour sortir<br />

des récifs, on aperçut le feu de deux navires qui se combattaient vivement, le capitaine<br />

supposa que les deux autres corsaires étaient aux prises avec l'ennemi. Il manoeuvra de<br />

manière à se porter rapidement sur le théâtre de l'action; mais le feu ayant cessé, et voyant un<br />

navire passer sur l'avant à nous, qu'on reconnut pour être le Nélée, notre capitaine jugea que<br />

ce corsaire était chassé par l’ennemi. En conséquence il se disposa au combat; mais en nous<br />

engageant à faire notre devoir, ce que nous lui promise avec la résolution de nous battre en<br />

déterminés. Le navire supposé ennemi fut enfin aperçu, nous l'approchâmes à portée de<br />

pistolet et la bordée allait partir lorsqu'il fit des signaux. On reconnut alors le Grand<br />

Dumourier, le commandant nous héla qu'il croyait avoir eu affaire avec le Nélée, ce dont<br />

notre capitaine l'assura On louvoya le reste de la nuit, tout en s'observant mieux et se<br />

rapprochant du navire ennemi aperçu la veille au soir.<br />

L'escadron se réunit aussitôt que le jour permit de se reconnaître, alors on aperçut au<br />

même mouillage le navire ennemi, la brise était si faible qu'il fut très difficile de l'approcher;<br />

mais dans l'après-midi ce navire mit (16) sous voiles et gouverna hardiment sur nous, il était<br />

poussé par un grain, à la faveur duquel il croyait nous échapper. Le commandant serra ses<br />

perroquets, cargua ses basses voiles, mit en travers et envoya bravement sa bordée qui tomba<br />

dans l'eau. Le Nélée et nous bien loin d'imiter cette faible manoeuvre, laissâmes nos voiles<br />

hautes pendant le grain, ce qui nous approcha de l'ennemi pour lui livrer combat. L'action<br />

dura près de deux heures entre le corsaire la Liberté et le navire ennemi; car le Nélée ne put y<br />

participer que faiblement en ayant été empêché par un calme plat qui survint après le grain.<br />

Le navire capturé se nommait la Princesse Royale du port de 1200 tonneaux allant en Chine;<br />

il était armé de vingt six pièces de canon du calibre de neuf et avait une marche si supérieure,<br />

que le capitaine anglais se croyait certain de nous échapper, après avoir échangé quelques<br />

bordées de canon, chose qui serait réellement arrivé sans le calme.<br />

L'escadron sortit du détroit avec sa prise et au grand mécontentement des marins, le<br />

commandant fit le signal de gouverner sur l'Ile de France, ou nous arrivâmes après une<br />

croisière de cinquante neuf jours. Je m'étais lestement acquitté de mon devoir, surtout dans<br />

2


l'action entre le corsaire la Liberté et la Princesse Royale. Le feu de l'ennemi que je voyais<br />

pour la première fois ne m'intimida point, je partageais au contraire l'indignation de mes<br />

camarades contre la lâcheté du commandant; j'étais enfin totalement amariné et aguerri.<br />

L'anarchie révolutionnaire fesait des progrès à l'Ile de France, surtout parmi les matins, dont il<br />

était difficile d'obtenir une parfaite subordination, le commandant de l'escadron mentionné se<br />

proposait d'armer en course la Princesse Royale, et pour cet effet il osa s'aventurer à venir<br />

recruter parmi les équipages des corsaires la Liberté et le Nélée. Un piquet de garde nationale<br />

fut ordonné pour le garantir du ressentiment des marins et protéger ceux d'entre eux qui<br />

voudraient s'enrôler. Cette mesure imprudente faillit provoquer une scène de carnage, la garde<br />

nationale vint à bord et s'empara des gaillards en menaçant de faire feu sur ce qu'elle appelait<br />

les mutins. Les équipages peu intimidés se retranchèrent sur les gaillards d'avant, chargèrent à<br />

mitrailles leurs pièces de canon et déclarèrent la mèche a la main, qu'ils repousseraient la<br />

force par la force. En même tems un nœud coulant fut passé au bout d'une vergue, pour le<br />

passer au cou du commandant et le pendre. Les choses étant disposées ainsi, ce dernier osa se<br />

présenter et monter sur le banc de quart. Il avait à peine commencé sa harangue, qu'un cri<br />

d'indignation le déconcerta. Il fut surtout hué, lorsqu'il s'avisa d'avancer qu'il ferait la fortune<br />

de chaque marin qui voudrait s'embarquer avec lui (17).<br />

Enfin il se l'embarqua, non sans avoir couru quelques risques: car un matelot avait<br />

essayé de lui lancer la corde fatale: que détourna un garde nationale avec le canon de son<br />

fusil. Ainsi se termina une scène qui pouvait devenir tragique sans la prudence de quelques<br />

officiers des deux partis.<br />

Cette première croisière m'avait donné quatre vingt piastres gourdes que je remis<br />

prudemment entre les mains d'une connaissance proche, pour les faire valoir pendant une<br />

seconde que je me proposais d'entreprendre.<br />

L'Ile de France, en tems de guerre, arme un grand nombre de corsaires qui<br />

soutiennent cette colonie, admirablement située pour nuire au commerce anglais, il y en avait<br />

à l'époque où je parle plusieurs en armement entre autres le Résolu, capitaine Jolinot ; je me<br />

présentai à lui et lui offris hardiment mes services. Il me demanda d'abord en quelle qualité je<br />

désirais embarquer et si j'avais déjà fait la course, je répondis que j'étais de l'expédition de<br />

l'escadron et embarqué sur le corsaire la Liberté. Cette réponse et un certain air décidé que ma<br />

physionomie exprimait me valurent le grade de caporal de volontaires? Augmentation de<br />

grade qui me promettait de devenir un jour général ou amiral plus ou moins.<br />

Les plaisirs que j'avais goûtés à Bourbon se retraçaient sans cesse à mon imagination,<br />

2


mes passions étaient vives et mes désirs insatiables: plusieurs jeunes créoles furent tour à tour<br />

vaincues par mes séductions enfantines et badines et qu'une physionomie heureuse rendaient<br />

dangereuses. Trop jeune pour être constant je recherchais des faveurs nouvelles. Les<br />

difficultés ne faisaient que m'irriter, il n'y avait qu'une aventure sérieuse qui put m'éclairer sur<br />

le danger de courir de belle en belle, fille ou femme blanche, jaune ou noire, cette aventure<br />

m'arriva ainsi qu'on va le voir.<br />

Une jeune femme douée d'un tempérament trop voluptueux et ayant avec cela un mari<br />

jaloux, fixa particulièrement mon attention. Sa conquête flatta mon petit amour-propre et je<br />

résolus de lier connaissance avec elle, les premiers jours se passèrent à nous convaincre que<br />

nous ne nous déplaisions pas, une chose s'opposait à nos désirs, c'était la méfiance excessive<br />

du mari et la crainte qu'elle inspirait à mon amie; nous nous entretenions un jour de cet<br />

obstacle, lorsque le démon de la chair me suggéra de la rassurer d'une manière à redoubler sa<br />

timidité. Je la portai lestement sur la bergère où nous nous enivrâmes des plus délicieuses<br />

jouissances, les alarmes succédèrent à nos ébats (18) amoureux et les rendaient peut-être plus<br />

piquants. Il fut convenu que nous prendrions les plus grandes précautions pour nous voir sans<br />

danger, cependant le mari me soupçonna et me fit épier, ma douce amie m'en instruisit, je<br />

changeai dès ce moment mon costume ordinaire, affectant pendant quatre grands jours<br />

d'éviter l'œil vigilant du jaloux; mais la fougue de ma passion l'emportant sur la prudence, je<br />

me décidai de me procurer une entrevue à quelque prix que ce fut, je traversai à nuit close,<br />

une cour et me glissai le long d'un pavillon, dans une chambre où mon amie pouvait<br />

m'entretenir; mais prévenue ce soir la, elle m'attendait dans des transes cruelles. Je la trouvai<br />

toute tremblante de crainte et de désirs; j'allais de nouveau la rassurer à ma manière<br />

accoutumée, lorsque j'entendis du bruit dans la cour. Je demandai à ma belle ce qu'elle en<br />

pensait, des larmes et des sanglots furent sa réponse: il n'y avait pas à balancer sur le parti que<br />

j'avais à prendre, j'observai d'abord par la croisée deux nègres qui gardaient la porte d'entrée<br />

avec un fort bâton à la main, alors je sautai lestement la croisée, ensuite je me portai à une<br />

porte d'entourage que je trouvai fermée. Le danger était pressant, j'entendais les cris du mari<br />

aux nègres pour me saisir et ceux-ci me serraient de près. J'escaladai hardiment l'entourage<br />

sur lequel je reçus deux coups de pistolet qui me précipitèrent en bas salis autre accident, que<br />

le pan de ma lévite qui s'était accroché à un pieu. Les balles n'avaient fait que me siffler aux<br />

oreilles: enfin j'en fus quitte pour beaucoup de peur, la perte de mon chapeau et la peine de<br />

courir dans la rue comme si le diable m'eut poursuivi.<br />

Cette aventure calma beaucoup l'effervescence de mes passions et m'éclaira sur le<br />

2


danger de troubler les ménages, ma malheureuse amie fut cruellement maltraitée et notre<br />

intimité cessa.<br />

2


LE CORSAIRE LE RÉSOLU<br />

LE corsaire le RÉSOLU, sur lequel j'avais l’honneur d'être caporal étant prêt pour la<br />

mer, mit à la voile et gouverna sur l'Ile Bourbon afin d'y prendre des rafraîchissements et des<br />

volontaires. On cingla de là vers l'Archipel des Seychelles, croyant y trouver quelques<br />

navires ennemis, Nous en étions à une journée de navigation, lorsqu'on aperçut le corsaire le<br />

Vengeur, les deux capitaines se concertèrent, pour le malheur de la croisière à agir de<br />

concert, reconnaissant celui du Vengeur pour commandant (19). On continua de cingler sur<br />

la côte de Sumatra sans avoir vu d'autres navires. Là les calmes nous paralysèrent pendant<br />

vingt-cinq jours, on fut réduit à un quart de bouteille d'eau, de très mauvais biscuit et de la<br />

soupe une fois par semaine. Les équipages et moi particulièrement souffrîmes cruellement,<br />

nous étions sous l'équateur où les chaleurs sont excessives et les calmes longs et douloureux.<br />

Enfin là brise s'étant levée on gouverna sur la côte, d'où l'on était avant le calme, qu'à<br />

25 lieues, notre capitaine expédia le grand canot, bien armé pour visiter les anses et y<br />

découvrir quelques navires. Le canot captura un praut et le conduisit à bord. Les deux<br />

corsaires jetèrent l'ancre devant Natal, comptoir anglais sur la même côte, nous talonnâmes<br />

sur des récifs en allant au mouillage sans nul dommage. Chaque corsaire avait hissé couleur<br />

anglaise pour attirer un pilote et le faire jaser; mais la ruse ne réussissant pas, il fut résolu de<br />

faire une descente.<br />

Chaque capitaine s'embarqua dans un canot pour sonder la côte et découvrir une anse<br />

propice au débarquement projeté. Ils furent reçus par un feu de mousqueterie aux approches<br />

de terre, ce qui les obligea à regagner leur corsaire où ils n'arrivèrent qu'avec beaucoup de<br />

difficulté, ayant été contrariés par des courants très rapides. On tint un petit conseil dont le<br />

résultat fut qu'on tenterait le débarquement à huit heures du soir.<br />

<strong>De</strong>ux cent cinquante hommes bien armés, dont je faisais partie, furent répartis sur les<br />

petites embarcations et quittèrent le bord avec les meilleures dispositions. Ils furent reçus à<br />

terre par des décharges réitérées de mousqueterie qui ne nous intimidèrent pas; mais<br />

malheureusement le point du débarquement n'étant pas guéable, cela nous força de regagner<br />

les corsaires et changer nos dispositions d'attaque. Une seconde tentative du lendemain au<br />

soir n'eut pas un meilleur succès. Alors les deux capitainet1 résolurent de débarquer en plein<br />

jour et à leur barbe.<br />

2


Un radeau fut construit, sur lequel on établit deux pièces de canon du calibré de trois.<br />

Le corsaire le Résolu, s'approcha de terre jusqu'à échouer et s'embossa. Il était une heure<br />

après midi: lorsque le signal du départ fut donné. La flottille se mit en mouvement, elle était<br />

composée du radeau, de toutes les embarcations des corsaires et du praut capturé qu'on avait<br />

armé en guerre. L'ennemi faisait bonne contenance, le feu d'une de ses redoutes, coula d'abord<br />

le praut dont nous sauvâmes le monde. Ce petit échec ne fit que nous encourager. Nous<br />

approchâmes de très près le rivage où se montra découverts (20) une multitude de soldats<br />

blancs et noirs qui nous attendaient de pied ferme. Le combat s'engagea de part et d'autre avec<br />

acharnement; mais le feu de notre radeau et du Résolu secondé par celui de notre<br />

mousqueterie força l'ennemi de plier. Le débarquement le plus audacieux fut effectué malgré<br />

les plus grandes difficultés; car les grandes embarcations n'ayant pas assez d'eau, on fut<br />

obligé de débarquer dans les Isles, douze par douze; mais nos braves se formaient de suite en<br />

débarquant et faisait tête à l'ennemi avec une intrépidité peu connue. Enfin le débarquement<br />

fut effectué et l'ennemi mis en fuite dans les bois qui avoisinaient le rivage. Notre<br />

commandant soupçonnant que l'ennemi ne s'était réfugié dans les bois que pour tomber sur<br />

l'arrière de notre petite armée, ordonna quelques décharges de mousqueterie sur ces<br />

embuscades qui réussirent au delà de notre espérance; car le commandant anglais y fut tué.<br />

On se forma ensuite en colonne serrée et l'on marcha sur le fort principal. Une rivière dont<br />

l'ennemi avait coupé le pont fut un faible obstacle pour des hommes décidés à vaincre ou<br />

périr. On s'y précipita tenant son fusil sur sa tête et portant les pièces de campagne sur les<br />

épaules quoiqu'il y ait de l'eau jusqu'à l'estomac. On aperçut alors l'ennemi que nous avions<br />

débusqués, longer en retraitant une montagne assez élevée. Cela nous réjouit beaucoup et<br />

redoubla notre courage.<br />

Après avoir passé la rivière on se trouva en présence d'une redoute montée par onze<br />

pièces de canon. Courir dessus, monter à l'assaut, l'enlever, ne fut que l'affaire d'un instant.<br />

Nous y trouvâmes un très beau dîner auquel personne ne touchât, les tables furent renversées,<br />

les canons encloués, et on continua de se porter en avant.<br />

La petite armée précipitant sa marche se trouva dans une grande plaine, couverte de<br />

quatre grandes rangées de beaux arbres, au bout desquelles se trouvait une redoute de deux<br />

pièces de canon du calibre de douze et de huit. Un peu au dessus était le fort principal du<br />

comptoir montant quarante-quatre canons de même calibre que ceux de la redoute, battant sur<br />

quatre faces.<br />

Le feu croisé de ces deux forts nous incommodaient beaucoup, le commandant<br />

3


ordonna de rompre les rangs et courir en partisans sur la redoute, notre intrépidité triompha<br />

de tous les efforts de l'ennemi, la redoute fut enlevée et les canons pointés contre une porte du<br />

fort principal, on réussit à la défoncer: alors on se précipita dans le fort dont on se rendit<br />

maître après un (21) combat des plus sanglants. Plusieurs de l'ennemi se firent massacrer sur<br />

les pièces de canon, nous les aurions infailliblement tous sacrifiés, s'ils n'eussent implorés<br />

notre générosité.<br />

La rapidité de notre marche, ne peut être comparée qu'à l'audace de nos attaques, le<br />

débarquement, le passage de la rivière, la prise des redoutes et du fort principal, furent<br />

exécutés dans l'espace d'une heure quarante minutes. Notre perte fut de quatre hommes tués et<br />

cinquante blessés dont je fus du nombre, celle de l'ennemi fut considérable, on trouva le<br />

comptoir évacué par les habitants qui avaient transporté leurs richesses dans l'intérieur du<br />

pays. La ville fut rançonnée à 170.000 mille piastres dont elle donna une reconnaissance et un<br />

officier pour caution.<br />

Ma blessure légère me procura l'avantage de rester à terre jusqu'au départ des<br />

corsaires, je parcourais de tems en tems le pays, moins occupé d'en observer les productions<br />

qu'à plaire aux femmes malaises, Quelques bonnes fortunes couronnèrent mes tentations. Le<br />

sexe indien se livre à l'amour sans scrupule qui contrarie les désirs des femmes européennes.<br />

C'est la nature dans toute sa naïveté, on y suit aveuglément ce précepte évangélique: Croissez<br />

et multipliez.<br />

L'Ile de Sumatra produit une grande quantité de benjoin et de camphre: le pays est<br />

assez mal sain, les naturels sont rougeâtres et suivent la religion de Mahomet, ils sont malins,<br />

orgueilleux, fourbes, sombres, traîtres et sanguinaires. Ils font l'honneur aux étrangers de les<br />

mépriser. Les Anglais possèdent les comptoirs de Bencoulen, Malboroug et Natal que nous<br />

leur enlevâmes.<br />

Les deux corsaires ayant fait leur eau et embarqué quelques rafraîchissement mirent à<br />

la voile pour continuer la croisière: ils furent salués de toutes les malédictions du comptoir<br />

ennemi. On arriva devant Bencoulen après six jours de navigation. Vis à vis cette ville est une<br />

petite île qu'on appelle Ile aux Rats. On y aperçut un navire de la Compagnie anglaise des<br />

Indes, tout dégréé et embossé dans un barachois. Les deux capitaines jugèrent qu'il était<br />

presque impraticable de l'aborder et qu'on ne pourrait le réduire que par une vive canonnade.<br />

On manoeuvra de manière à l'aborder de très près chose qui fut exécutée, malgré le feu de<br />

l'ennemi. A huit heures du matin commença le combat le plus meurtrier et le plus malheureux.<br />

Les deux corsaires embossés à portée de mousquet du vaisseau ennemi commencèrent le feu<br />

qui dura jusqu'à midi et demi sans interruption. Nous avions quatre vingt dix huit hommes<br />

3


hors de combat, et la mâture très endommagée, le Vengeur n'avait pas été si maltraité que<br />

nous. Les deux capitaines (22) se décidèrent à cesser le combat et s'éloigner pour se réparer.<br />

On coupa les câbles pour accélérer l'appareillage; mais les voiles et les cordages ayant été<br />

coupés on ne put orienter qu'avec les plus grandes difficultés. Le navire ennemi auquel nous<br />

présentions la poupe ne cessait de tirer et nous écrasait; car il était d'une force supérieure:<br />

nous parvînmes enfin à nous dégager et à aller mouiller hors de portée de canon, Il fut décidé<br />

d'abord qu'on sacrifierait le lendemain un des deux corsaires pour aborder le navire ennemi<br />

qu'on supposait une riche prise: cependant les deux capitaines ayant plus mûrement réfléchi<br />

sur le danger de l'entreprise résolurent de ne la pas tenter. Les deux corsaires appareillèrent<br />

dans la nuit et cinglèrent vers le détroit de la, Sonde.<br />

Nous avions tant souffert dans ce fatal engagement qu'il ne nous fut pas possible<br />

d'orienter que la grande voile d'étai, jusqu'au détroit de la Sonde. Il fallut jumeler nos bas<br />

mâts, changer les mâts de hune, vergues, cordages, etc. Les deux corsaires jetèrent l'ancre à<br />

l'entrée du détroit le neuvième jour vis à vis l'Isle de Crataquoi, les deux capitaines<br />

conférèrent de nouveau sur le parti qu'il convenait de prendre, celui du Vengeur voulait<br />

donner dans le détroit, et le nôtre s'y opposait, objectant le mauvais état du corsaire et<br />

l'impossibilité de combattre. L'opiniâtreté du premier remporta, les ouvriers des deux<br />

corsaires se réunirent pour accélérer l'ouvrage, on travailla toute la nuit à la lueur des<br />

flambeaux.<br />

Nous donnâmes au jour dans le détroit où furent aperçus quatre gros navires au<br />

mouillage à l'Ile du Nord, ces navires mirent sous voiles aussitôt que nous eûmes doublé une<br />

pinte qui les couvrait, ils gouvernèrent sur nous en même temps que nous manoeuvrions pour<br />

les approcher. Ils avaient l'avantag8 du vent, ce qui nous obligea de virer de bord pour ne pas<br />

nous engager avant de mieux les reconnaître. Alors ils nous firent des signaux, auxquels on ne<br />

put répondre; cependant ils nous approchèrent de si près qu'il fut facile de les juger d'une<br />

force très supérieure. Les deux corsaires prirent chasse et le Résolu jeta par dessus bord tout<br />

ce qui pouvait nuire à sa marche. A onze heures le calme nous surprit, tandis que l'ennemi<br />

continuait d'être favorisé de la brise, chose assez ordinaire dans ces parages. A midi, le<br />

Vengeur fut attaqué par l'ennemi, nous le fûmes aussi peu de tems après. L'engagement devint<br />

général et sanglant. Nous avions à combattre. non seulement contre des forces supérieures;<br />

mais encore de nous (23) préserver des récifs sur lesquels nous avions manqué de périr à ma<br />

première croisière (Voyez Anier) nos deux embarcations (sur une desquelles un homme fut<br />

blessé) étaient à la mer pour prévenir ce danger, Le Vengeur baissa son pavillon après une<br />

heure d'engagement, notre capitaine espérant se sauver d'un grain qu'il voyait se former,<br />

3


soutint encore le combat; mais il fut frustré dans son attente, les quatre navires et le corsaire<br />

capturé dirigeaient un feu terrible sur nous. Toute résistance devenait désormais inutile, le<br />

capitaine jeta de désespoir ses armes à la mer et ordonna de baisser pavillon; le capitaine du<br />

Vengeur eut la cuisse emportée. Les équipages des deux corsaires furent répartis sur les<br />

quatre navires qui se trouvaient être de la Compagnie anglaise des Indes et destines à protéger<br />

leur commerce dans ces parages. Me voilà donc prisonnier de guerre et frustré de toutes mes<br />

espérances. J'avais eu le bonheur de sortir sain et sauf de tous ces combats, excepté à Natal où<br />

je reçus une légère blessure: ma position n'était pas aussi malheureuse que celle d'un grand<br />

nombre de mes camarades mutilés par le feu de l'ennemi, L'espoir d'une prochaine liberté me<br />

soutenait. Peu s'en fallut qu'il ne se réalisât plutôt que je ne m'y attendais.<br />

<strong>De</strong>ux jours après notre désastre, deux frégates et un corsaire français entrèrent dans le<br />

détroit et en vinrent à une action avec nos capteurs, le combat ne dura pas longtemps; car le<br />

commandant français fit cesser le feu et se tint à portée de canon pour examiner les<br />

mouvements de l'ennemi, ce qui favorisa pour notre malheur la fuite de l'ennemi dans le port<br />

de Batavia, nul doute que les français n'eussent capturé le lendemain ces quatre navires et les<br />

deux corsaires s'ils eussent resté sur le champ de bataille. Rendus à Batavia, on nous consigna<br />

sur les deux corsaires, dont on fit des prisons flottantes. Je renvois à un autre voyage à parler<br />

de ce brillant établissement hollandais, dans l'Ile de Java.<br />

Le traitement que les agents hollandais nous firent éprouver, passe toute croyance: on<br />

nous donnait un peu de riz en paille, et de tems en tems un petit morceau de mauvaise viande.<br />

Pas d'autre boisson que de l'eau qui dans ce pays est mal saine. Les Hollandais d'outre-mer<br />

sont les plus cruels des hommes, ils s'étaient persuadés, dans le délire de leur haine, que les<br />

français ne méritaient pas de vivre; que c'était même faire une bonne action d'en purger la<br />

terre, qu'ils empestaient diraient· ils, par leurs principes révolutionnaires, toutes les<br />

possessions des puissances en guerre avec la France, ont traité les prisonniers de guerre avec<br />

barbarie. (24). En Espagne et en Portugal les prêtres un crucifie à la main prêchaient<br />

l'assassinat, c'était plaire à Dieu que d'égorger un Français, en Angleterre et en Hollande, on<br />

entendait dans tous les cercles publics le cri d'extermination contre les Français. Il ne faut<br />

donc pas s'étonner que des vils agents subalternes ayant exercé les cruautés dont je vais faire<br />

mention.<br />

Il y avait quatre mois que j'étais sur une des fatales prisons flottantes, lorsque je<br />

m'aperçus que j'y avais attrapé la galle, on voulait me contraindre d'al1er à l'hôpital, ce que je<br />

refusai parce que de tous tems ceux qui y avaient été, aucun n'était revenu. Il fallut cependant<br />

3


céder aux menaces et à la force, je fus conduit sur la petite Ile d'Orus, où se trouvait le<br />

tombeau des Fiançais. Je fus saisi d'effroi à la vue de ce séjour sépulcral, ainsi qu'à la féroce<br />

brutalité des chirurgiens hollandais. Si le malade refusait le breuvage qu'une main mercenaire<br />

lui présentait: on le meurtrissait de coups de rotin jusqu'à ce qu'il l'eut avalé. J'ai vu pousser<br />

la barbarie jusqu'à lui mettre le pouce sur la gorge pour le faire expirer plus vite. La<br />

nourriture ne consistait qu'en un peu de riz cuit avec des jeunes poulettes très communes dans<br />

ce pays, aliment qui n'était absolument qu'une bouillie claire et pas du tout nourrissante. Je<br />

restai six mois dans cet infernal séjour évitant soigneusement de me plaindre d'aucun mal,<br />

afin de ne pas boire dans la coupe de la mort: qu'on ne craie pas que j'exagère la cruauté des<br />

Hollandais de Batavia, mille témoins peu vent attester le nombre des victimes français qu'ils<br />

ont sacrifié.<br />

Après six mois d'angoisses mortelles, on me transporta (presque mourant) sur un<br />

brancard, à bord d'un parlementaire destiné pour l'Ile de France, j'étais tellement accablé, qui<br />

je ne me reconnus qu'après quelques jours de mer, Alors on me raconta que j'avais été<br />

préservé du plus grand danger: on avait laissé les sabords ouverts pour donner de l'air aux<br />

malades dont le parlementaire était encombré. Un violent grain fit tellement incliner le navire<br />

que l'eau entra par les sabords et submergea plusieurs de ces malheureux. J'aurais<br />

infailliblement subi le même sort, sans le secours de quelques camarades qui bravèrent le<br />

danger pour me sauver. Ce ne fut que plusieurs jours après que ces amis m'instruisirent du<br />

service qu'ils m'avaient rendu, et dont je n'eus aucune connaissance pendant l'évènement,<br />

enfin ayant totalement repris mes sens, je m'aperçus que ma tête était remplie de vermine; il<br />

fallut' me faire couper les cheveux, que je regrettais infiniment, car je les avais très beaux.<br />

(25)<br />

Le parlementaire parut enfin devant l'Ile de France et jeta l'ancre dans le port. Il n'y<br />

avait pas eu de jour ou l'on ne jeta des hommes à la mer tant ils étaient malades lorsque les<br />

cruels Hollandais les embarquèrent. Sur 540 marins qui composaient les équipages des deux<br />

corsaires, 50 (cinquante) seulement survécurent aux combats, à la maladie et aux traitements<br />

barbares des hôpitaux hollandais.<br />

Je fus transporté de suite à l'hôpital où je restai cinq mois et demi sans recouvrer une<br />

parfaite santé. Les maladies de Batavia sont cruelles et difficiles à définir. On tombe dans une<br />

espèce de marasme qui vous prive de vos forces et de tout sentiment. Le malade quoique<br />

cependant dans une grande apathie ne sent son mal, que lorsqu'il veut faire quelques<br />

mouvements ; alors ses membres engourdis le forcent à rester dans un repos, non moins fatal<br />

3


que la douleur. On conserve pendant plusieurs années et quelquefois toute sa vie une faiblesse<br />

dans les membres, les organes et tous les principes de la vie. Heureux celui qui survit sain et<br />

sauf à cette cruelle maladie, heureux et cent fois heureux celui qui n'a pas trouvé son tombeau<br />

dans l'hôpital d'Orus.<br />

L'état de langueur dans lequel je me trouvais à l'hôpital de l'Ile de France ne pouvait<br />

se concilier avec l'émulation naturelle dont j'étais doué. Je résolus de reprendre la mer,<br />

persuadé que cet élément me guérirait ou terminerait ma pénible existence. Je confiai ma<br />

résolution au chirurgien, qui m'objecta que je courais à ma perte, si je sortais de l'hôpital et<br />

surtout si je m'embarquais, qu'il fallait absolument renoncer à brusquer ainsi ml<br />

convalescence et laisser à ces soins et au tems de me rétablir: il ajouta qu'il ne consentirait pas<br />

a ma sortie.<br />

Je n'écoutai, ni les observations de la faculté, ni les réflexions qu'ils me suggéraient.<br />

Je me présentai au capitaine du Sans-culotte qui fut d'abord quelques difficultés de m'enrôler;<br />

mais sur l'assurance que quelques jours de mer me rétabliraient et que je provenais des<br />

corsaires la Liberté et le Résolu, nous fûmes bientôt d'accord. Je sortis de l'hôpital contre<br />

toute opposition et où peut être je serais mort sans les quatre vingt gourdes que j'avais déposé<br />

lors de ma première croisière.<br />

3


LES FORCEURS DE BLOCUS<br />

LE corsaire le Sans Culotte, sur lequel j'étais embarqué, mit à la voile pour<br />

commencer sa croisière; mais après six jours de navigation, nous fûmes surpris par une<br />

tempête affreuse qui nous força de rentrer dans le port: nos deux mâts de hune furent abattus<br />

et le corps du navire éprouva des (26) avaries majeures. On se mit de suite aux réparations et<br />

le corsaire se disposa à remettre en mer. A cette époque arriva de Rodrigue, la frégate la<br />

Prudente qui nous annonça que l'ennemi croisait sur nos côtes en forces supérieures, le<br />

corsaire déjà mouillé en dehors, eut ordre de rentrer dans le port. Pendant cette petite sortie<br />

ma santé s'était améliorée et je fus convaincu qu'il n'y avait que l'exercice, joint au grand air<br />

qui pouvait me sauver.<br />

Il y avait alors à l'Ile de France deux frégates, une corvette et plusieurs corsaires.<br />

L'ennemi bloquait le port avec deux vaisseaux: de second rang, l'un de 64 canons et l'autre<br />

de 50. On résolut de l'attaquer, afin de le forcer à quitter sa croisière qui pouvait devenir très<br />

funeste au pays.<br />

Il me serait difficile d'exprimer l'enthousiasme et la célérité que l'on mit à compléter<br />

et mettre en état l'escadron français, bourgeois, militaires et marins se portaient en foule à<br />

bord des frégates et autres navires armés. On eut dit qu'ils allaient à une noce. Cet<br />

enthousiasme fut si grand qu'on fut obligé d'agir de ruse pour renvoyer un grand nombre<br />

d'individus de toutes classes. Quelques heures avant le départ de l'escadron, les<br />

commandants des frégates et corvettes, envoyèrent à bord des corsaires demander si<br />

quelques marins voulaient s'embarquer de bonne volonté à leur bord. Je fus du nombre de<br />

ceux qui acceptèrent la proposition, peut-être me disais-je, que les vaisseaux de l'état me<br />

seront plus favorables. J'embarquai sur la corvette où je suis resté très 1ongtemps.<br />

L'escadron français, composé des frégates la Prudente, la Cybelle, la corvette le<br />

Coureur et les corsaires le Jean Bart et Sans· Culotte mirent à la voile et sortirent du port aux<br />

acclamations d'une multitude de spectateurs, On gouverna dans le S-E de l'Isle ou l'on<br />

supposait l'ennemi, qu'on aperçut effectivement le lendemain à 10 heures du matin. Le Sans<br />

Culotte, d'une marche inférieure resta derrière et ne reparut plus.<br />

Le commandant de l'escadron signala de se préparer au combat. Les deux vaisseaux<br />

venaient vent arrière sur nous qui courions à contre bord. Ils hissèrent pavillon anglais<br />

lorsqu'ils furent à portée de canon. L'escadron arbora ses couleurs et forma sa ligne de<br />

3


ataille ainsi qu'il suit: la Prudente (27) à la tète, la Cybelle au centre, la corvette à la queue,<br />

et le Jean Bart en observation.<br />

Le commandant engagea le premier le feu, auquel l'ennemi riposta si vivement, que la<br />

frégate la Prudente fut obligée de laisser arriver pour se réparer, La Cybelle ayant la corvette<br />

be1upre sur poupe, approcha l'ennemi à portée de pistolet et commença une des actions la<br />

plus terrible et la plus brillante. Le Centurion vaisseau de 64 ennemi soutint bravement le<br />

combat; mais la Diomède ne le seconda pas, ce dernier nous envoyait sa bordée de tems en<br />

tems et toujours mal dirigée. Nous faisions cependant un feu continuel sur le vaisseau le<br />

Centurion que la Cybelle combattait vigoureusement. En vain le commandant réitéra les<br />

signaux pour cesser le combat. Les deux braves capitaines feignirent de ne les pas apercevoir.<br />

Le feu se soutenait de part et d'autre avec égal avantage. A trois heures le Diomède laissa<br />

arriver plat vent arrière sur nous, comme pour nous passer dessus, les officiers intimidés de<br />

cette manoeuvre osèrent engager le timonier de mettre la barre au vent; mais notre brave<br />

capitaine s'apercevant du gaillard d'avant, où il était de cette évolution, s'élança sur !<br />

imprudent timonier et le menaça de lui faire sauter la cervelle, s'il suivait d'autres ordres que<br />

les siens. Un des officiers observa que le commandant signalait de cesser le combat. Je fuirai<br />

dit le capitaine 1orsque la Cybelle m'en donnera l'exemple; cependant la Cybelle venait de<br />

mater de son petit mat de hune et le Centurion de celui d'artimon. Notre feu qui battait en<br />

poupe ce dernier fut si bien dirigé qu'il avaria son gouvernail et lui fit beaucoup de mal tout<br />

en y ripostant aussi au Diomède. Enfin les deux partis se séparèrent aussi maltraité l'un que<br />

l'autre, le combat avait duré près de quatre heures, entre la Cybelle, notre corvette, contre les<br />

deux vaisseaux. La Prudente n'ayant pu revenir au feu tant elle était en mauvais état, avait<br />

perdu de monde, ayant souffert dans sa mâture et son gréement. La corvette donna la<br />

remorque à la Cybelle qui se trouvait totalement désemparée. A sept heures il prit fantaisie au<br />

vaisseau le Diomède de laisser arriver sur nous. Les deux capitaines français haranguèrent<br />

leur équipage, dont plus de moitié était hors de combat. Un cri unanime fut pour se battre de<br />

nouveau en désespérés, les braves marins de la Cybelle observèrent à leur commandant que le<br />

côté de bâbord n'ayant pas servi, on pouvait le présenter à l'ennemi. Aussitôt la remorque fut<br />

(28) larguée et les deux navires mirent en travers ; mais le Diomède vira de bord et rallia le<br />

Centurion. Nous ralliâmes aussi la Prudente et l'escadron vainqueur gouverna sur l'Ile de<br />

France.<br />

Il s'était embarqué t:1nt de volontaires sur les frégates qu'il devint impossible de<br />

connaître le nombre de tués. Le combat fut un véritable carnage, l'ennemi souffrit tellement,<br />

qu'il eut beaucoup de peine à se rendre à bon port, une maladie épidémique causée pat' les<br />

3


lessés, exerça de grands ravages parmi les équipages de ces deux vaisseaux. On apprit aussi<br />

que le capitaine du Diomède avait été pendu pour n'avoir fait son devoir.<br />

L'escadron jeta l'ancre dans le port de l'Ile de France aux acclamations publiques, les<br />

militaires en garnison demandèrent que tous les blessés fussent déposés dans leur quartier<br />

pour y être mieux soignés. On porta en triomphe les commandants dont les noms doivent être<br />

à jamais gravés dans la mémoire de tous les marins. Monsieur Renaud commandant la<br />

Prudente et l'escadron, M. Tronaze la Cybelle et le brave Gareau le Coureur sur lequel j'avais<br />

l'honneur d'être embarqué. Je sortis sain et sauf de ce terrible combat dont le résultat fut le<br />

déblocus de l'Isle et son approvisionnement, résultat dû à la sagesse du gouverneur Malartic, à<br />

l'enthousiasme des habitants et à l'intrépidité des marins.<br />

Les réparations nécessaires à l'escadron que je ne voulais plus quitter, me procurèrent<br />

l'avantage de renouer mes intrigues galantes, j'eus l'occasion de revoir la jeune femme dont le<br />

mari jaloux m'avait débusqué d'une si brusque manière, mes caresses voluptueuses dissipèrent<br />

la mélancolie de cette aimable personne. Elle me raconta comment son mari s’était vengé de<br />

sou infidélité et les recherches qu'il avait fais pour me connaître. Ma douce amie n'avait été<br />

rassurée que lorsqu'elle apprit mon départ. Cela l'encouragea, dit-elle, de supporter avec<br />

résignation les mauvais traitements que son mari lui fit éprouver, jusqu'à l'enfermer pendant<br />

quarante cinq jours, dans une petite chambre d'une habitation. Tant de constance me pénétrait<br />

d'amour et d'admiration. Nos ébats furent plus vifs et j'ose dire que ma douce amie n'eut pas à<br />

se repentir de m'avoir prodigué ses faveurs; cependant nos mesures furent mieux concertées et<br />

la prudence déjoua pendant cette relâche toute l'adresse du vigilant Argus.<br />

3


LA FREGATE LA PRUDENTE<br />

LES deux frégates et la corvette étant prêtes à prendre la (29) mer le commandant fit<br />

le signal du départ. L'escadron mit à la voile et établit sa croisière de manière à protéger le<br />

commerce des Iles Bourbon et de France. On jeta l'ancre dans la première pour y prendre des<br />

vivres; on était depuis six jours dans le mouillage de St Paul, lorsque la terre nous signala<br />

l'annonce d'un coup de vent et d'appareiller de suite. L'escadron mit à la voile, gouvernant à<br />

s'éloigner de l'Ile. Le lendemain de ce brusque appareillage, le tems devint horrible, la<br />

corvette séparée de l'escadron mit d'abord à la cape; mais la mer et le vent augmentant de<br />

fureur, et la corvette fatiguant extrêmement, on fut obligé de porter le grand hunier, tous les<br />

ris pris dedans et de laisser arriver. Cette manoeuvre soulagea le bâtiment et nous rassura. On<br />

louvoya pendant six jours pour rallier les frégates, le septième à quatre heures du malin, on<br />

aperçut un navire, courant sur nous grand largue avec ses huniers hauts, le tems obscur et<br />

mauvais qu'il faisait nous dérobait à sa vue, de sorte qu'il nous prenait par le travers et nous<br />

aurait infailliblement coulé s'il ne nous aperçut à tems. Il nous rasa cependant de si près qu'il<br />

nous cassa notre gui. Jamais danger ne fut plus imminent; c'était la frégate la Cybelle que<br />

nous ralliâmes, le tems devint ce jour là moins mauvais et nous permit de rencontrer la<br />

Prudente. L'escadron ainsi réuni, continua sa croisière; mais le gouvernail de la Cybelle ayant<br />

été dé· monté à la suite du coup de vent, et mal arrangé à cause qu'il avait une ferrure cassée,<br />

on fut contraint de rentrer à l'Ile de France, ou l'escadron jeta l'ancre après trente cinq jours de<br />

mer.<br />

L'ennuyeuse croisière que je venais de faire me détermina à me dédommager à terre<br />

des privations qu'on éprouve à la mer. J'essayai de toutes les couleurs sans m'attacher à la<br />

blanche, le jaune ou la noire. Mes passions étaient si vives, que former une intrigue galante et<br />

la terminer heureusement n'était que l'affaire d'un moment.<br />

Ces sortes d'aventures avaient bien leur danger; mais est-on susceptible de réflexion à<br />

l'âge de dix-huit ans, surtout quand on se croit quelque mérite. Un soir cependant j'invitai un<br />

camarade à prendre un verre de vin dans une auberge où se trouvait une jeune créole que je<br />

convoitais depuis quelques jours. Quelques signes non équivoques fixèrent l'attention de ma<br />

belle qui se glissa à portée de m'entendre et ne parut pas fâchée de quelques propositions<br />

tranchantes.<br />

Nous en étions aux arrangements d'un rendez-vous (30) lorsque deux militaires entre<br />

3


deux vins, entrèrent et voulurent sans façon boire notre vin. Je leur observai qu’ils étaient<br />

dans une auberge ou chacun pouvait demander ce qu'il jugerait à propos. Mon observation<br />

choqua l'un de ces spadassins. Il persista de boire notre vin en menaçant de nous jeter dehors<br />

si nous nous y opposions. Déjà il veut prendre Je t bouteille que je saisis et mis de côté tout en<br />

lui appliquant un soufflet qui le renversa à quatre pas de la table. Son camarade tire son sabre<br />

et moi je m'empare d'un gros tronçon de bois pour me défendre: cependant ce dernier observa<br />

que ce n'était pas de celte manière que les militaires se battaient: alors je répondis qu'on ne se<br />

présentait pas ainsi dans une auberge pour y provoquer des disputes scandaleuses, qu'au<br />

surplus je ferais raison du soufflet de la manière que l'offensé le voudrait, celui-ci s'était<br />

relevé pendant la contestation et me provoquait seul, ne voulant pas disait-il que mon ami fut<br />

engagé dans cette affaire. Nous passâmes derrière la maison et le camarade m'ayant prêté son<br />

sabre nous commençâmes à nous escrimer d'une rude force. Je frappai d'estoc et de taille sans<br />

que mon adversaire pus parer mes coups. Je lui fis enfin une large entaille au bras droit qui le<br />

désarma: c'était la première fois que je me battais en duel. Ma fureur tint lieu d'adresse, je<br />

tombai sur mon adversaire si brusquement et mes coups furent si multipliés qu'il ne put parer<br />

ni riposter. Mon ami et moi rentrâmes à l'auberge, non sans avoir adressé aux deux sergents<br />

quelques mots de consolation. La nymphe créole s'approcha timidement de moi, pour me<br />

demander ce qu'étaient devenus les spadassins; je lui dis qu'ils étaient partis satisfaits de ma<br />

valeur, que c'était pour elle que je m'étais battu et que' j'espérais une récompense<br />

proportionnée au danger que j'avais couru. La petite innocente baissa ses yeux voluptueux et<br />

consentit enfin à être le prix du vainqueur. Nuit délicieuse et amère; que ton souvenir me<br />

rappelle de plaisirs et de regrets! Oserais-je l'avouer! Au lieu d'une fleur virginale que je<br />

croyais cueillir, j'attrapai le v ... Dès cette époque, je renonçai aux filles d'auberge et à tous les<br />

minois trompeurs, qui ont une candeur fardée et des p ... de rechange.<br />

L'escadron resta deux mois dans le port pour se réparer et mit à la voile au bout de ce<br />

tems pour entreprendre une grande croisière, on cingla (31) pour le détroit de la Sonde, où<br />

nous donnâmes après vingt huit jours de traversée. Les calmes Obligèrent à retrancher l'eau,<br />

privation pénible dans ces climats brûlants, que j'éprouvais pour la troisième fois. Rendus<br />

dans le détroit on passa devant le comptoir d'Anier, la corvette y aperçut un navire à l'ancre et<br />

le captura. On l'expédia de suite pour l'Ile de France.<br />

L'escadron continua de longer le détroit, mouillant tous les soirs et mettant à la voile à<br />

la pointe du jour: il donna dans le détroit de Banca, où l'ancre fut jeté près d'une petite île<br />

inhabitée. On y fit de l'eau et du bois, ensuite l'escadron gouverna sur le détroit du<br />

4


Gouverneur. En débouquant de Banca, on aperçut un navire venant sur nous plat vent arrière,<br />

la corvette hissa pavillon anglais et l'assura d'un coup de canon (stratagème qui nous avait<br />

souvent réussi). Le bâtiment aperçu donna dans le piège et arbora couleur hollandaise.<br />

Lorsque nous fûmes à portée de canon les couleurs furent changées et la corvette envoya<br />

quelques coups de canon à boulet sur l'ennemi; mais celui-ci dupe de sa méprise, vira de bord<br />

et chercha à faire côte. Toute la division manœuvra pour lui couper la terre et le forcer<br />

d'amener son pavillon. Dans ce moment on distingua des papiers qui flottaient sur l'eau et les<br />

débris d'une petite boîte où ils étaient renfermés, je fus de ceux qui se jetèrent à la mer pour<br />

les sauver. La boëte avait été défoncée par un boulet qu'on avait mis dedans en la jetant à la<br />

mer. On fit sécher les papiers et on y lut qu'une forte expédition anglaise devait entrer dans le<br />

détroit pour s'emparer de Malaca. Le navire hollandais fut capturé; il était richement chargé<br />

et allait de Malaca à Batavia. On mit un équipage de prise à bord et il eut ordre de nous<br />

suivre.<br />

On remarque à l'entrée du détroit de Gouverneur, au milieu de la passe, une grosse<br />

roche, que l'on nomme Pierre Blanche.<br />

Plusieurs prauts vinrent dans ce détroit, nous porter des vivres et autres<br />

rafraîchissements. L'escadron visita un brick sous pavillon maure, ses expéditions furent<br />

reconnues fausses. On coula le navire après en avoir pris sa meilleure cargaison. L'équipage<br />

fut renvoyé à terre dans la chaloupe.<br />

L'escadron donna dans le détroit de Malaca, la corvette se trouvait à perte de vue des<br />

frégates, lorsqu'elle eut connaissance d'un brick (32). Elle en fit le signal et appuya la chasse.<br />

A onze heures du matin les deux navires se trouvèrent à portée de canon et arborèrent<br />

respectivement leurs couleurs.<br />

Le brick était une corvette hollandaise au moins de notre force. Le combat s'engagea<br />

très vivement de part et d'autre et dura une heure et demie. L'arrivée des frégates termina<br />

l'engagement dans lequel nous perdîmes six hommes tués et neuf blessés. Le brick capturé<br />

montait 36 canons, il allait aussi de Malaca à Batavia, porter un capitaine de port. Un<br />

équipage français fut mis à bord avec ordre au capitaine de prise de suivre l'escadron.<br />

Un brick espagnol richement chargé fut capturé le lendemain, il sortait de Madras, je<br />

sollicitai d'aller à bord, ce qu'on ne m'accorda qu'après de grandes difficultés et à la demande<br />

du capitaine de prise. Ce même jour on visita une jonque chinoise qu'on laissa passer.<br />

L'escadron jeta l'ancre devant Malaca. Plusieurs navires qui s'y trouvaient se mirent à<br />

4


notre approche sous la protection des forts, où il fut jugé prudent de les laisser. Dans l'après<br />

midi la frégate la Cybelle appareilla en chasse d'une voile aperçue; c'était un gros navire de la<br />

Compagnie anglaise des Indes, allant en Chine chargé de coton, il fut capturé au soleil<br />

couchant.<br />

Une autre voile fut également aperçue et l'ordre donné à la corvette de le chasser, sa<br />

capture vint augmenter le nombre de nos prises, c'était un gourable sous pavillon anglais que<br />

la corvette amena à la pointe du jour.<br />

On continua de croiser dans cet heureux détroit. A onze heures du matin l'escadron<br />

eut encore connaissance d'une voile. Le commandant ordonna de chasser; mais la variété des<br />

vents nous contraria jusqu'au lendemain à midi, qu'il devint tout à fait calme. Nous étions<br />

alors à cinq milles du navire aperçu ; toutes les embarcations furent mises à la mer et se<br />

portèrent intrépidement à l'abordage, mais l'ennemi baissa ses couleurs et fut capturé, c'était la<br />

plus riche de toutes nos prises.<br />

Le jour suivant on visita un navire portugais sur lequel furent mis tous les prisonniers<br />

natifs de cette partie de l'Inde. <strong>De</strong>ux voiles furent aperçus au soir; mais le commandant ne<br />

jugea pas à propos de les chasser, étant pressé de sortir du détroit, où l'expédition anglaise,<br />

destinée contre Malaca, ne devait pas tarder d'entrer.<br />

(33) L'Escadron mouilla le lendemain près de la pointe d'Achen, (Cote de Sumatra)<br />

afin de pourvoir les prises d'Eau, de Vivres et de les expédier à l'île de France. Cette opération<br />

terminée, on appareilla pour sortir définitivement du détroit.<br />

Sur les huit heures du soir, le domestique du Capitaine tomba à la mer et le second de<br />

la prise s'y jeta pour le sauver, on mit de suite en panne et cinq des plus lestes se jetèrent dans<br />

un canot pour secourir les deux camarades. J'étais du nombre des cinq, nous étions à une<br />

encablure du navire lorsque le canot mal calfaté coula sous nos pieds. Nos cris avertirent du<br />

danger. Un second canot fut expédié et nous sauva tous excepté le domestique (nègre) qui fut<br />

noyé. Ce fatal accident nous éloigna beaucoup de l'escadron, auquel nous avions fait le signal<br />

d'un homme à la mer: cependant nous continuâmes la route indiquée par le Commandant, et<br />

ce fut en vain qu'on manoeuvra pour doubler la pointe d'Achen, les courants sont si violents<br />

dans cette partie qu'il est quelquefois impossible de les refouler avec un bon vent.<br />

A la pointe du jour deux de nos prises furent reconnues à quatre lieues au vent, ainsi<br />

que trois autres navires venant sur nous, que l'on jugea devoir être l'escadron, quoiqu'ils<br />

eussent pavillon anglais (ruse employée par l'escadron) notre erreur se dissipait à mesure que<br />

les trois voiles approchaient il fut observé que les pavillons étaient à une gaule d'enseigne,<br />

4


tandis que nos frégates le portaient à la corne. Nous fûmes enfin convaincus de notre malheur<br />

par un boulet de canon que l'ennemi nous envoya à portée de mousquet et qui nous força de<br />

baisser notre pavillon.<br />

Je me repentis bien amèrement d'avoir cédé à une cupidité peu réfléchie, je voyais<br />

toutes mes espérances frustrées et pour la seconde fois privée de ma liberté, malheur dont<br />

j'aurais été préservé si j'étais resté sur la corvette. Il fallut me résigner et faire comme l'on dit,<br />

bon cœur contre fortune. La nature m'avait heureusement doué d'une certaine philosophie que<br />

j'ai eu occasion de mettre plusieurs fois à profit. Philosophie qui enseigne au vulgaire qu'il<br />

faut prendre le tems comme il vient, c'est-à-dire ne pas plus s'affecter d'un malheur, que se<br />

réjouir d'un bonheur.<br />

Le vaisseau qui venait de nous capturer se nommait la Résistance montant 50 canons<br />

et commandé par Monsieur Reignier (depuis amiral), il escortait deux grands transports<br />

chargés de munitions de guerre destinés au (34) siège de Malaca. Le Commandant nous<br />

demanda quels étaient les trois navires en vue; nous lui répondîmes que c'était l'escadron<br />

français. Il fut dupe de notre ruse et fit gouverner pour Pulopinan, où nous arrivâmes le<br />

lendemain. Nul doute que nos trois prises n'eussent partagé notre sort si nous n'avions eu<br />

l'adresse de les transformer en frégates.<br />

Je savais que les prisonniers de guerre étaient infiniment mieux traités au Bengale<br />

qu'à Madras et comme il se présentait une occasion pour ce dernier endroit, Monsieur<br />

Reignier laissa à notre choix d'en profiter ou de rester à son bord, jusqu'à ce qu'il put nous<br />

expédier pour le Bengale. Dix de nous acceptèrent de rester, le reste fut embarqué sur une<br />

corvette qui partait pour Madras. Ce fut en vain que le Capitaine m'offrit sa protection et tous<br />

les avantages que son état lui permettait de me faire. Je refusai de me mettre sous les<br />

dépendances d'un homme que j'espérais au moins égaler, ne voulant d'ailleurs ma fortune qu'à<br />

moi-même.<br />

Après une relâche de quatorze jours à Pulopinan, où se trouvait une frégate anglaise,<br />

l'expédition mit sous voiles. Elle était composée de la Résistance vaisseau de 50, d'une frégate<br />

et de deux gros transports armés. Nous donnâmes dans le détroit que l'Escadron français<br />

venait de quitter et que je voyais d'une manière bien différente. Les forces anglaises parurent<br />

enfin devant Malaca, le quatrième jour de leur sortie de Pulopinan, la descente fut effectué<br />

sans opposition et le Comptoir se rendit sans résistance.<br />

J'obtins la permission d'aller à terre à Malaca. Le pays dont cette ville est la capitale,<br />

est une langue de terre fort étroite, qui peut avoir cent lieues de long; il ne tient au continent<br />

4


que pal' la côte du nord où il confine à l'état de Fiam, ou plutôt au Royaume de Iohor qui en a<br />

été démembré, tout le reste baigné par la mer, qui le sépare de l’île de Sumatra, par un canal<br />

connu sous le nom de détroit de Malaca.<br />

La nature avait pourvu au bonheur des Malais, un climat doux, sain et rafraîchi par les<br />

vents et les eaux. Sous le ciel de la zone torride, une terre prodigue de fruits délicieux, qui<br />

pourraient suffire à l'homme sauvage, ouverte à la culture de toutes les productions<br />

nécessaires à la Société: des bois d'une verdure éternelle, des fleurs qui naissent à côté des<br />

fleurs mourantes, Un air parfumé des odeurs vives et suaves (35) qui s'escallent de tous les<br />

végétaux d'une terre aromatique, allument le feu de la volupté dans les êtres qui respirent la<br />

vie. La nature avait tout fait pour les Malais; mais la Société avait tout fait contre eux.<br />

Plusieurs autres comptoirs hollandais furent ensuite ravagés par le vaisseau et la<br />

frégate qui revinrent à Pulopinan, chargés de butin. Il faut observer que ces incursions par les<br />

Franç1is et Anglais, dans les possessions hollandaises, provenaient de l'invasion de la<br />

Hollande par le Général Pichegru. Invasion qui laissa les établissements hollandais à la merci<br />

dé l'anarchie et du brigandage. Les anglais se jetèrent sur leur proie, autant par rapacité, que<br />

pour anéantir le commerce hollandais. Ils disaient pour excuser leur ravage, que la Hollande<br />

n'était plus qu'une province de France. Les Français furent longtemps à connaître qu'ils ne<br />

devaient considérer les Hollandais que comme alliés de la France et constitués en République<br />

indépendante. Il résultait donc de cet état de choses, que les Hollandais furent exposés aux<br />

ravages des Français et des Anglais, sans savoir à quel état ou à quel gouvernement ils<br />

appartenaient; car le Statouder fugitif voulait aussi donner ses ordres absolus aux possessions<br />

hollandaises de l'Inde, ordre dicté par le gouvernement anglais, qui seul en profitait,<br />

A notre retour à Pulopinan, nous fûmes surpris de trou ver deux de nos prises<br />

c3pturés par des navires de la Compagnie anglaise des Indes allant en Chine. Monsieur<br />

Reignier nous traitait avec beaucoup d'indulgence pendant le temps que nous restâmes à son<br />

bord. Il nous offrit d'embarquer sur un navire destiné pour la Nouvelle Guinée et de là au<br />

Bengale. Nous acceptâmes avec joie, quoique le voyage du être très long (j'ai toujours eu la<br />

passion des voyages dans les pays les plus éloignés et les moins fréquentés). Le Capitaine de<br />

ce navire fit d'abord de grandes difficultés pour nous recevoir à son bord; mais l'ordre impé-<br />

ratif du Commandant le força de prendre cinq de nous, on tira au sort et j'eus le bonheur d'être<br />

un des partants,<br />

Pendant mon séjour à Pulopinan, j'obtins souvent la permission d'aller à terre. Là,<br />

comme dans tous les pays indiens, les femmes savourent sans scrupules tous les délices de la<br />

4


volupté, elles y sont aimables et fort prévenantes. Ardent comme j'étais, j'eus bientôt lié<br />

connaissance avec quelques unes des plus jolies, et j'ose me flatter qu'elles furent satisfaites<br />

de ma vigueur, et moi même, je n'eus pas sujet de me repentir d'avoir tâté de leurs charmes.<br />

J'étais à la veille de mon départ, lorsqu'il m'arriva un malheur qui tourna à mon<br />

avantage; la chaleur excessive m'avait contraint de dormir sur le (36) pont, On profita de<br />

cette occasion et mon imprudence fut cause de la perte de tous mes effets qui étaient dans la<br />

batterie. On doit juger de ma surprise et de mon chagrin lorsqu'en revenant à mon poste, je<br />

n'y trouvais point mon sac, je portai mes plaintes au Commandant qui me demanda si je<br />

connaissais le voleur. Sur ma réponse négative, il fit monter l'équipage et m'autorisa de faire<br />

les plus sévères perquisitions. Tout fut inutile, je ne découvris pas le plus petit indice du vol.<br />

Mon chagrin était extrême. Le Commandant pour me consoler, m'offrit quelques hardes avec<br />

tant de générosité et de délicatesse, que je crus devoir ne pas refuser, plusieurs officiers<br />

imitèrent son exemple et y ajoutèrent même de l'argent. Ma perte fut amplement réparée; car<br />

de bonnes hardes filles remplacèrent de grosses et mauvaises. Je me trouvai possesseur d'une<br />

bonne garde-robe et le gousset assez bien garni. <strong>De</strong>ux choses qui plaisent toujours à des<br />

jeunes marins et dont je rendis intérieurement grâce au voleur, ensuite à la bonté de mes<br />

ennemis dont les procédés excitèrent toute ma reconnaissance.<br />

Je quittai le vaisseau la Résistance avec mes camarades pour passer à bord de celui<br />

qui devait nous transporter au Bengale, Je Capitaine de ce dernier nous fit d'abord une<br />

brusque réception jusqu'à nous menacer de nous jeter à fond de cale, si nous manifestions la<br />

plus petite disposition à la mutinerie. Un tel accueil nous affligea d'abord, en ce qu'il nous<br />

présageait un traitement rigoureux. Cependant le navire sortit des détroits et gouverna pour sa<br />

destination. A la prévention du Capitaine succéda la confiance. Nous fûmes instruits qu'il ne<br />

nous avait si mal reçus que parce qu'il s'était vu enlever un navire qu'il commandait, par des<br />

Français prisonniers de guerre. Je fus particulièrement bien traité pendant toute la traversée,<br />

mangeant souvent avec le Capitaine qui se félicitait d'avoir de bons catholiques à son bord,<br />

l'étant lui-même.<br />

Notre traversée dura deux mois et fut des plus heureuses, le navire jeta l'ancre dans<br />

une des rades de l'Ile de la Nouvelle Guinée. On reçut la visite du Roi du pays, à qui le<br />

Capitaine fit différents présents (Usage ordinaire sans lequel on ne pourrait trafiquer avec ces<br />

Insulaires). Notre bonne conduite nous avait absolument gagné les bonnes grâces du<br />

Capitaine qui nous permit d'aller à terre, tant que nous le désirions. Je profitai de cet avantage<br />

pour faire mes observations et me livrer à ma coutume aux ébats voluptueux de l'amour.<br />

4


LA NOUVELLE GUINÉE<br />

L'ILE de la Nouvelle Guinée se trouve par les [ ] de latitude et [ ] de<br />

longitude Est, elle fut découverte par les (37) Portugais en [ ]. Les naturels y sont très<br />

noirs, ont les cheveux cotonnés et paraissent d'un caractère belliqueux. L'Ile produit tous les<br />

fruits et vivres communs aux Indes, en outre la cannelle, le girofle, la muscade et autres<br />

épices. On y trouve une variété de bois odoriférants d'un usage précieux et surtout des nid5<br />

d'oiseaux et une grande quantité des plus belles plumes de divers oiseaux qui sont un objet<br />

important de commerce et la richesse du pays. Ce dernier article excita plus particulièrement<br />

mon admiration; cette île joint à sa grande fertilité le bonheur de son indépendance. Les<br />

femmes y sont aussi lubriques dans les autres climats semblables; mais à la vérité moins<br />

délicate dans leurs jouissances, On a peu de mérite de leur faire des avances parce qu'elles ne<br />

dérobent à la vue qu’un faible partie de leurs charmes appétissants. Néanmoins je crus devoir<br />

sacrifier à ce sexe nouveau, l'inutile superflu de ce qui fit le premier homme et je ne serai pas<br />

du tout surpris d'apprendre un jour que ma progéniture a prospéré. Il n'y a de précieux dans<br />

l'arbre qui produit la cane Ile que la seconde écorce, pour l'enlever et la séparer de l’écorce<br />

extérieure, grise et raboteuse: on ne connaît pas de saison aussi favorable que le printemps,<br />

lorsque la sève est la plus abondante, on la coupe en lames, on l'expose au soleil et en se<br />

séchant, elle se boule.<br />

Les vieux canneliers ne donnent qu'une cannelle grossière. Pour qu'elle soit bonne, il<br />

faut que l'arbre n'ait que trois ou quatre ans. Le tronc qu'on a dépouillé ne prend plus de<br />

nourriture; mais la racine ne meurt point et pousse toujours des rejetons. D'ailleurs le fruit des<br />

Canneliers contient une semence qui sert à le reproduire.<br />

Le Girofle, l'arbre qui le donne ressemble beaucoup à l'olivier par son écorce, et au<br />

laurier par la grandeur et la forme de ses feuilles. Ses nombreuses branches se chargent à leur<br />

extrémité d'une prodigieuse quantité de fleurs, d'abord blanches, ensuite vertes, rouges et<br />

enfin assez dures. Dans ce dernier degré de maturité, elles sont proprement clous. En séchant<br />

le clou devient jaunâtre (Brun). Lorsqu'il est cueilli il prend la couleur d'un brun foncé.<br />

Jamais on ne voit de verdure sous le giroflier, ce qui vient sans doute de ce qu'il attire à lui<br />

tous les sucs nourriciers du sol qui le produit.<br />

La récolte du girofle se fait depuis le mois d'octobre, jusqu'au mois de février. On<br />

secoue fortement les branches de l'arbre, ou bien on fait tomber les clous avec de longs<br />

4


oseaux. Ils sont reçus dans de grandes toiles, placées à dessein, ensuite on les fait sécher aux<br />

rayons du soleil, ou à la fumée des cannes de bambou.<br />

Les clous qui échappent à l'exactitude de ceux qui en font la récolte, ou qu'on veut<br />

laisser sur l'arbre, continuent à grossir jusqu'à l'épaisseur (38) d'un pouce. Ils tombent ensuite<br />

et reproduisent le giroflier qui ne donne des fruits qu'au bout de 7 à 8 ans. Ces clous qu'on<br />

nomme matrices ou baies, quoique inférieurs au clous ordinaires ont des vertus. Les<br />

hollandais ont coutume d'en confire avec du sucre et dans les longs voyages, ils en mangent<br />

après le repas pour rendre la digestion meilleure, ou ils s'en servent comme d'un remède<br />

agréable pour et contre le scorbut.<br />

Le clou de girofle pour être parfait, doit être bien nourri, pesant, gras, facile à casser,<br />

d'une odeur excellente, d'un goût chaud et aromatique, presque brûlant à la gorge, piquant les<br />

doigts quand on les manie et y laissant de l'humidité huileuse quand on le presse; chaque pied<br />

donne, année commune, au déjà de trois livres de girofle.<br />

Le muscadier a la hauteur du fort poirier. Son bois est moëleux, son écorce cendrée et<br />

ses branches sont flexibles. Ses feuilles croissent deux à deux sur une même tige et répandent<br />

une odeur agréable quand on les froisse. Aux fleurs semblables à celles du cerisier succède le<br />

fruit; il est de la grosseur d'un oeuf et de la couleur de l'abricot, sa première écorce est fort<br />

épaisse et ressemble à celle de nos noix qui sont sur l'arbre, s'ouvrant de même dans sa<br />

maturité; et laissant voir la muscade enveloppée de son macis, c'est le tems de la cueillir sans<br />

quoi le macis ou la fleur de muscade se dessècherait et la noix perdrait cette huile qui la<br />

conserve et qui en fait la force. Celle qu'on cueille avant une parfaite maturité, est confite au<br />

vinaigre ou au sucre, est n'est recherchée qu'en Asie.<br />

Ce fruit est neuf mois à se former, quand on l'a cueilli, on détache sa première écorce<br />

et on en sépare le macis, qu'on laisse sécher au soleil; les noix demandent plus de préparation,<br />

elles sont étendues sur des claies où elles sèchent pendant six semaines à un feu modéré, dans<br />

des cabanes destinées à cet usage. Séparées alors de leu!' coque, elles sont jetées dans de l'eau<br />

de chaux; précaution nécessaire pour qu’il ne s'y engendre point de vers.<br />

La muscade est plus ou moins parfaite, suivant l'âge de l'arbre, le terroir, l'exposition<br />

et la culture. On estime beaucoup celle qui est récente, grasse, pesante et qui étant piquée,<br />

rend un suc huileux. Elle aide à la digestion, dissipe les vents et fortifie les viscères (La<br />

Compagnie payait autrefois neuf sols la livre de macis et la noix un sou un huitième).<br />

Les nids d'oiseaux sont de figure ovale, d'un pouce de hauteur, de trois de tour, et du<br />

poids d'une demi once, sont l'ouvrage d'une espèce d'hirondelle, qui a la tête, la poitrine, les<br />

4


ailes d'un beau bleu et le corps d'un blanc de lait.<br />

Elle les compose de frai de poisson, ou d'une écume gluante, que l'agitation (39) de la mer<br />

forme autour des rochers, auxquels elles les attache par le bas et par le coté. Assaisonné de<br />

sel, et d'épicerie, c'est une gelée nourrissante, saine et délicieuse qui fait le plus grand luxe de<br />

la table des Orientaux mahométans. Leur délicatesse dépend de leur blancheur.<br />

Le navire resta trois mois dans cette île, elle y chargea entre autres objets, de bois<br />

odoriférants, plumages, différentes épices, nids d'oiseaux etc., etc. On embarqua une grande<br />

quantité de vivres et autres rafraîchissements dont l'île abonde.<br />

Enfin après avoir complété la cargaison, on appareilla pour le Bengale, où le navire<br />

arriva au bout d'une heureuse traversée de trois mois; il entra dans le Gange et jeta l'ancre<br />

devant Calcutta.<br />

Le Capitaine satisfait de notre conduite modérée joignit à tous les bons procédés à<br />

notre égard l'offre de rester à son bord tout le tems que nous le désirions, nous acceptâmes<br />

avec plaisir cette nouvelle preuve de confiance et dès lors il nous fut loisible d'aller à terre<br />

sans être nullement recherchés, parce que le<br />

Capitaine s'était fait autoriser par l'Amirauté pour agir ainsi.<br />

Mon premier début en allant à Calcutta, fut comme on doit le présumer de sonder le<br />

sexe féminin. Aucun pays n'offre de femmes plus attrayantes, Je voltigeai d'abord de la<br />

blanche à la brune, et de celle-ci à la noire; mais un minois séducteur de quinze ans me donna<br />

des chaînes et je m'en tins à ses charmants appas tout le tems que je restai à Calcutta.<br />

Parmi les connaissances que je m'étais faites dans cette ville, était un officier<br />

marchand portugais qui me fit l'honneur de m'inviter à ses noces.<br />

On sait que les jeunes gens ne laissent échapper aucune occasion de se dédommager<br />

à terre des privations qu'on éprouve à la mer. J'acceptai donc avec plaisir d'être d'une fête qui<br />

convenait parfaitement à mes goûts. Ce jour désiré étant venu, je me rendis chez les nouveaux<br />

mariés où je passai mon tems jusqu'à minuit dans la joie bruyante et joviale qui se pratique<br />

ordinairement dans ces sortes d'assemblées.<br />

Je pris enfin congé de l'époux qui fit de vains efforts pour me retenir jusqu'au jour,<br />

m'objectant qu'il n'était pas prudent de parcourir les rues dans la nuit. J'observai que n'ayant<br />

pas d'ennemis, je me croyais à l'abri de toute insulte, et me débarrassant honnêtement de tous<br />

les convives, je sortis pour me rendre à certain endroit où m'attendait une nymphe très<br />

engageante. J'avais à peine fait deux cent pas, qu'en tournant le coin d'une rue, je me sentis<br />

frapper de deux coups de poignard qui heureusement glissèrent sur la peau, Je m'arrêtai<br />

4


subitement et demandai aux assassins s'ils ne se méprenaient pas. (40)<br />

Alors l'un deux s'écria qu'ils s'étaient trompés et tous s'avancèrent pour s'excuser de<br />

leur méprise: c'était des Portugais qu'un capitaine anglais avait fort maltraités à son bord et<br />

qui m'avaient pris pour la victime de leur ressentiment. Ils voulurent absolument m'escorter<br />

jusqu'à mon logement pour réparer, disaient-ils, leurs torts. En vain j'essayai de m'en<br />

débarrasser par les témoignages d'une confiance que je n'avais pas. Il fallut cependant céder à<br />

leur courtoisie et se laisser conduire. J'avoue que quoique leur repentir parût sincère, je ne fus<br />

parfaitement rassuré que lorsqu'ils me quittèrent. Je reconnus alors la justesse du conseil que<br />

j'avais dédaigné et me promis bien de ne plus m'exposer de nuit à courir les rues sans être<br />

armé ou en compagnie de quelques camarades.<br />

4


L’INDE<br />

LE Gange prend sa source comme on sait dans le petit Thib et traverse plusieurs<br />

royaumes et se jette dans le golfe du Bengale, son débordement fertilise, comme le Nil, les<br />

terres qu'il inonde et dont l'aspect est des plus magnifiques dans les tems de moisson. Les<br />

eaux de ce fleuve célèbre sont limpides, on y trouve de l'or, et des pierres précieuses. Les<br />

crocodiles y sont en très grande quantité ainsi que d'autres poissons non amphibies de toute<br />

espèce et d'un excellent goût.<br />

Les navires qui remontent le Gange jusqu'à Calcutta, ont à surmonter des courants<br />

très rapides, et à bien observer la mobilité des bancs de sable, deux choses qui rendent la<br />

navigation dangereuse et pénible: à quatre lieues de son embouchure est la fameuse forêt de<br />

Sondrie, renommée par les tigres énormes et innombrables qu'elle renferme: cette forêt est<br />

traversée par plusieurs rivières qui conduisent à la ville de Chatigan, il faut prendre les plus<br />

grandes précautions quand on les remonte pour se garantir de la férocité de ces animaux<br />

furieux. Lorsque les bateaux qui font la navigation du Gange à Chatigan jettent l'ancre le soir,<br />

les personnes ont soin d'avoir des haches très affilées pour leur couper les griffes à mesure<br />

qu'ils cherchent à grimper sur le bord. L'instinct de ces animaux est admirable, ils se couvrent<br />

quelquefois la tête d'une panelle (ou pot de terre) et se laissent dériver ainsi déguisés, au<br />

courant du fleuve jusqu'à la barque qu'ils surprennent si on ne fait pas bonne garde et surtout<br />

si leur ruse n'a pas été découverte.<br />

On a des exemples de beaucoup de personnes dévorées par l'effet de leur négligence<br />

ou de sécurité; on entend cependant toutes les nuits les hurlements épouvantables de ces<br />

animaux (41).<br />

Après avoir passé le fort de Sondrie, on trouve un comptoir nommé <strong>De</strong>mencrie. Les<br />

navires de la Compagnie s'y affourchent parce qu'ils y trouvent une grande commodité à<br />

charger et à débarquer les marchandises dans des immenses et superbes magasins qu'on y<br />

construit,<br />

Les rives du Ganges jusqu'à Calcutta sont bordées de cocotiers, temples, pagodes et<br />

châteaux magnifiques, la culture y est très soignée et les maisons de campagne d'une jolie<br />

structure et très propre.<br />

C'est une des plus belles perspectives qui puisse flatter la vue d'un observateur ami de<br />

5


la nature et de l'industrie humaine.<br />

La ville de Calcutta est la capitale de tous les établissements anglais dans l'Inde et la<br />

résidence du Gouverneur général. Elle est grande, belle et très commerçante, les rues n'y sont<br />

cependant pas tirées au cordeau, n’y régulières, ni commodes. On évalue la population à six<br />

cent mille âmes. Il y a de belles manufactures et en grand nombre. Les femmes y sont d'une<br />

tail1e avantageuse, jolies mais peu modestes.<br />

Le royaume de Bengale est l'entrepôt du commerce des Indes Orientales, on le croit<br />

plus fertile que l'Egypte. Il produit du riz, du sucre, du blé, coton, soieries, salpêtres, laque,<br />

opium etc., etc. Nul pays n'offre des denrées plus abondantes et par conséquent à si bas prix.<br />

Son étendue est de cent lieus en remontant le Gange.<br />

Dans tout l'Indoustan les lois politiques, les usages, les manières même sont une<br />

partie de la religion, parce que tout vient de Brama, être fort élevé au-dessus de la nature de<br />

l'homme, interprète de la Divinité, auteur des livres sacrés et le grand législateur de l'Inde.<br />

La nation est divisée en quatre classes: les bramins, les gens de guerre, les laboureurs<br />

et les artisans. Ces classes sont subdivisées.<br />

Il y en a plusieurs de Bramines. Les uns répandus dans la société sont ordinairement<br />

fort corrompus. Persuadés que les eaux du Gange les purifient de tous leurs crimes et n'étant<br />

pas soumis à la juridiction civile, ils n'ont ni frein ni vertus. Seulement on leur trouve encore<br />

de cette compassion, de cette charité si ordinaire dans les deux climats de l'Inde.<br />

La classe des hommes de guerre est formée par les rajas à la côte de Coromandel et<br />

par les Naïrs à celle de Malabar.<br />

La troisième classe est celle de tous les hommes qui cultivent la terre.<br />

Il y a peu de pays où ils méritent plus la reconnaissance de leurs concitoyens. Ils sont<br />

laborieux, industrieux: ils entendent parfaitement la manière de distribuer (42) les eaux et de<br />

donner à la terre brûlante qu'ils habitent toute la fertilité dont elle est susceptible. Ils sont dans<br />

l'Inde ce qu'ils seraient partout: les plus honnêtes et les plus vertueux des hommes, lorsqu'ils<br />

ne sont ni corrompus ni opprimés par le Gouvernement.<br />

La tribu des artisans se subdivise en autant de classes qu'il y a de métiers.<br />

On ne peut jamais quitter le métier de ses parents: voilà pourquoi l'industrie et l'esclavage s'y<br />

sont perpétués ensemble et de concert, et y ont conduit les arts au degré où ils peuvent<br />

atteindre, lorsqu'ils n'ont pas le secours du goût et de l'imagination qui ne naissent guère que<br />

de l'émulation et de la liberté.<br />

5


Outre ces tribus, il y en a une cinquième qui est le rebut de toutes les autres: ceux qui la<br />

composent ont les emplois les plus vils de la société: ils entèrent les morts, ils transportent<br />

les immondices fit se nourrissent de la viande des animaux morts naturellement, ils sont dans<br />

une telle horreur, que si l'un d'entre eux osait toucher un homme d'une autre classe, celui-ci<br />

ale droit de le tuer sur le champ. On les nomme Parias.<br />

Les Européens, pour avoir vécu avec ces malheureux, comme on doit vivre avec des<br />

hommes, ont fini par inspirer aux Indiens une horreur presque égale, Cette horreur subsiste<br />

même encore aujourd'hui dans l'intérieur des terres, où le défaut de communication nourrit<br />

des préjugés profonds, qui se dissipent peu à peu sur les côtes, où le commerce et le besoin<br />

rapprochent tous les hommes et donnent nécessairement des idées plus justes de la nature<br />

humaine.<br />

Toutes ces classes sont séparées à jamais par des barrières insurmontables, elles ne<br />

peuvent ni se marier, ni habiter, ni manger ensemble. Quiconque viole cette régie est chassé<br />

de la tribu qu'il a dégradée.<br />

Brama ordonna différentes nourritures pour les différentes tribus, les gens de guerre<br />

et quelques autres castes peuvent manger de la venaison et du mouton. Le poisson est permis<br />

à quelques laboureurs et à quelques artisans. D'autres ne se nourrissent que de lait et de<br />

végétaux. Tous les Brames ne mangent rien de ce qui a vie. En général ces peuples sont<br />

d'une sobriété extrême; mais plus ou moins rigoureuse, selon que leur profession exige un<br />

travail plus ou moins pénible.<br />

On les marie dès leur enfance, et les femmes y sont d'une fidélité inconnue chez les<br />

autres nations. Quelques castes des plus relevées ont le privilège d'avoir plusieurs femmes.<br />

On sait que les femmes des Brames se brûlent à la mort de leur mari. Il semble qu'elles sont<br />

les seules à qui la loi l'ordonne; mais d'autres ont voulu les imiter, par une suite de ce point<br />

d'honneur qui fait partout tant de victimes: cette obligation si atroce, n'est imposée qu'aux<br />

veuves qui sont sans postérité (43). Celles qui ont des enfants doivent veiller à leur<br />

éducation, à leur établissement. Sans cette précaution l'état qui aurait dû servir de père à ces<br />

orphelins, se serait trouvé chargé d'un fardeau énorme.<br />

<strong>De</strong>puis que les Mogols sont devenus les maîtres de l'Indoustan, le nombre de ces<br />

horribles scènes a prodigieusement diminué. A présent on ne voit plus guère de ces<br />

sacrifices barbares.<br />

Cette institution n'est point, dit-on, de Brama, elle paraît l'ouvrage de quelques<br />

bramines qui ont porté la jalousie au delà du tombeau, ce raffinement inspiré par un amour<br />

cruel et recherché, s'accorde avec le caractère des esprits superstitieux et des hommes qui se<br />

5


font un mérite essentiel des moeurs et de ce qu'ils appellent une extrême pureté.<br />

Ces peuples sont doux, humains et ils connaissent peu les passions qui nous agitent.<br />

Quelle ambition peuvent avoir des hommes destinés à rester dans le même état?<br />

Ils aiment les travaux paisibles ou l'oisiveté. On leur entend souvent citer ce passage<br />

d'un de leurs auteurs favoris: « Il vaut mieux être assis que marcher. Il vaut mieux dormir<br />

que veiller; mais la mort est au-dessus de tout ».<br />

Leur tempérance et la chaleur excessive du climat répriment en eux la fougue des sens, pour<br />

les plaisirs de l'amour; ils n'ont guère que l'avarice, passion des corps faibles et des petites<br />

âmes.<br />

En considérant que la nature a tout fait pour le bonheur de ces fertiles contrées, qu'à<br />

la facilité de satisfaire tous leurs besoins, les Indiens joignent un carac1ère compatissant, une<br />

morale qui les éloignent également de la persécution et de l'esprit de conquête: on ne peut<br />

s'empêcher de remonter en gémissant jusqu'à la source de cette inégalité barbare, qui a réuni<br />

dans une partie de la nation les privilèges et l'autorité et rassemblé sur le reste des habitants<br />

les calamités et l'infamie. Quelle est la cause de cet étrange délire? N'en doutons point: c'est<br />

la même qui perpétue sur ce globe déplorable les malheurs de tous les peuples.<br />

autre voyage.<br />

Le fort William est à un quart de lieue de la ville. J'en donnerai la description à un<br />

Au bout de trois mois de séjour dans cette ville, le capitaine nous prévint qu'un cartel<br />

allait partir pour l'Ile de France. Il nous conseillait de nous rendre au Fort William (dépôt des<br />

prisonniers de guerre français) pour profiter de l'échange qui allait s'effectuer sous peu de<br />

jours. Nous remerciâmes ce brave homme, non seulement pour le bon avis qu'il nous donnait;<br />

mais pour toutes les bontés qu'il ne cessa de nous prodiguer pendant tout le tems que nous<br />

restâmes à son bord (44).<br />

Nous lui fûmes redevables de n'avoir pas été emprisonnés pendant trois mois,<br />

captivité qui, quoique douce dans ce dépôt, n'en est pas moins insu portable pour des français<br />

qui aiment la liberté et les plaisirs qu'elle procure.<br />

Nous restâmes encore trois jours en ville pour faire quelques petites emplettes où<br />

plutôt pour prolonger les agréments que nous y éprouvions journellement. Enfin nous nous<br />

rendîmes au Fort William où nous ne restâmes que huit jours, ayant été compris dans<br />

l'échange des prisonniers et transportés à bord du Parlementaire qui mit à la voile pour l'Ile de<br />

France. Je donnai quelques regrets à la ville de Calcutta où je laissai une bonne amie et des<br />

5


connaissances estimables.<br />

Pendant que mes camarades éprouvaient la dure captivité de la prison de Madras, je<br />

venais de voyager comme on voit assez agréablement dans la Nouvelle Guinée et sur le<br />

Gange. Mon séjour à Calcutta ne me fut pas moins avantageux, J'acquis des connaissances<br />

qui me manquaient et surtout l'expérience des usages étrangers, qu'il est toujours bon<br />

d'observer. Mes petites finances furent améliorées; en un mot j'avais à me féliciter sous tous<br />

les rapports de n'avoir pas été à Madras ou vraisemblablement, j'aurais beaucoup souffert.<br />

5


NOUVELLES CROISIERES<br />

LE Parlementaire jeta l'ancre en rade de l'Ile de France après une traversée de trente-<br />

sept jours; il venait d'y arriver de France la frégate la Preneuse et la corvette la Brûle-gueule.<br />

Je revis ce pays avec une joie inexprimable, me livrant de nouveau à mes petites habitudes et<br />

surtout aux bonnes amies, j'étais d'ailleurs parmi des compatriotes affables et sans<br />

prétentions, tels que sont ordinairement les habitants des colonies. J'oubliai donc bien vite<br />

mes derniers revers et ne songeai qu'à les réparer par une croisière plus heureuse.<br />

La corvete le Coureur paraissant destinée à renouveler une croisière, je l'embarquai<br />

dessus par préférence aux corsaires dont j'étais absolument dégoûté. Nous fûmes d'abord<br />

expédiés pour porter des vivres aux habitants de l'Ile Rodrigue où la corvette jeta l'ancre,<br />

après quinze jours de navigation. Pendant qu'on débarquait les provisions, les vents<br />

fraîchirent considérablement et nous forcèrent de chasser sur notre ancre. La corvette toucha<br />

même sur un pâté de corail et fut rudement (45) secoué. Aussitôt le câble fut coupé et par un<br />

bonheur inattendu le navire abattit du bon côté. On appareilla de suite pour s'éloigner d'une<br />

côte si dangereuse pour le mouillage, et où nous aurions infailliblement péri sans le secours<br />

de la providence. Les embarcations n'étant pas revenues à bord, on fut obligé de mettre en<br />

panne pour les attendre. Elles arrivèrent saines et sauves vers le soir.<br />

La petite Ile de Rodrigue, n'est habitée que par un petit nombre de personnes. Elle<br />

produit beaucoup de cocos, dont on fait une grande quantité d'huile. C'est à peu près la seule<br />

branche de commerce. La pêche y est néanmoins très abondante. On remarque un poisson<br />

gros qu'on nomme vieille. Ce poisson d'assez bon goût exige de grandes précautions dans sa<br />

cuisson. Il faut, quand on le fait cuire (bouillir) mettre avec, une pièce ou en morceau<br />

d'argent. Si cet objet noircit, le poisson est empoisonné par la fleur de corail qu'il suce dans la<br />

saison. Plusieurs de nos marins furent victimes d'avoir négligé cette précaution.<br />

Heureusement pour moi, je n'en mangeai pas.<br />

Aussitôt que les embarcations furent hissées sur le pont, on fit ( ) pour le port de l'Ile<br />

de France, où la corvette jeta l'ancre deux jours après son départ de Rodrigue. Ce prompt<br />

retour, auquel je ne m'attendais pas, me jeta de nouveau dans la dissipation et les plaisirs,<br />

genre de vie qui m'exposait souvent à des accidents et des aventures pénibles et dangereuses.<br />

Je fus un jour avec le maître de la corvette et deux autres camarades à une partie de pêche<br />

dans la petite rivière. La partie dura deux jours. Nous nous en revenions à bord très satisfaits<br />

5


de notre pêche, lorsque après être sortis de la rivière, il se déclara un tems affreux: la pluie<br />

tomba d'abord par torrents et le vent devint si violent qu'il nous fut impossible de nous servir<br />

des avirons ni voiles. La fragile barque voguait au gré des flots qui nous submergeaient. Nous<br />

ne pouvions suffire à vider l'eau avec nos chapeaux. Le tems était très obscur, nous ne<br />

savions où nous étions. Seulement, nous entendions le mugissement des vagues qui brisaient<br />

sur des récifs où nous frémissions d'être jetés à chaque instant. Nous n'avions ni vivres, ni eau<br />

douce, ni aucune espèces de liqueurs fortes. Nos membres étaient engourdis par le froid au<br />

point que deux de quatre tombèrent sans connaissance au fond du canot. Cet accident funeste<br />

pouvait nous perdre tous, si nous n'avions eu la précaution d'attacher ces deux malheureux à<br />

la barque pour empêcher que leur poids ne la fit chavirer, Enfin ne pouvant plus tenir à tant<br />

de (46) souffrances, nous nous hasardâmes de gouverner vent arrière au risque de toucher sur<br />

les brisants. La providence permit que nous abordions la terre, la pirogue passa entre deux<br />

récifs qui nous firent dresser les cheveux. Nous arrivâmes enfin à bord de la corvette,<br />

accablés de fatigues, de faim, de soif et de froid. On nous prodigua de prompts secours qui<br />

rappelèrent à la vie nos deux camarades. Jamais je n'ai tant souffert et ne me suis trouvé dans<br />

une position plus critique.<br />

Peu de jours après cet évènement, il m'arriva une aventure d'une nature différente,<br />

mais non moins dangereuse. L'équipage de la corvette ainsi que ceux de tous les navires de<br />

guerre, étaient consignés à leur bord respectif, parce que l'ennemi croisait en forces<br />

supérieures sur les côtes. Une semblable gêne contrariait trop mon penchant libidineux, pour<br />

m'y soumettre, mes passions vives s'en irritaient aussi. En un mot, il aurait fallu, je crois,<br />

m'enchaîner. Je m'esquivai donc du bord toutes les nuits et le plus souvent à la nage, quoiqu'il<br />

y eut une bonne distance du navire à terre et le danger d'être dévoré par les requins.<br />

Une nuit entre autres qu'un de mes camarades et moi avions fait notre escapade et<br />

passions agréablement notre temps entre les bras de deux jolies créoles, on frappa rudement à<br />

la porte. Je m'habillai sur le champ et descendit m'informer de ce qu'on voulait. <strong>De</strong>ux voix<br />

rauques que je reconnus Espagnoles me signifièrent d'ouvrir ou qu'ils allaient enfoncer la<br />

porte. Comme il n'y a pas à plaisanter avec de pareilles gens, mon camarade et moi, armés de<br />

chacun un poignard et d'un bâton, sortîmes de la maison. Le combat s'engagea de suite dans<br />

la cour même du logis, nos deux adversaires aller succomber, lorsque d'autres Espagnols<br />

apostés vinrent à leur secours. Alors nous n'eûmes qu'à sauter le mur de la cour et nous<br />

sauver à toutes jambes; mon camarade reçut deux légers coups de stylet qui ne<br />

dédommagèrent pas les deux premiers agresseurs des coups que nous leur avions appliqués<br />

sans ménagement. Cette seconde leçon me fut non moins salutaire que celle du mari jaloux;<br />

5


car je me promis bien de ne plus m'exposer dans ces maisons de débauche ouvertes aux<br />

premier venu.<br />

Les forces ravales dans le port de l'Ile de France étaient composées des frégates la<br />

Cybelle, Preneuse, et la Prudente, des corvettes le Coureur, la Brûle gueule et le Moineau. Il<br />

fut décidé qu'il serait formé trois petites divisions d'une frégate et une corvette chacune,<br />

destinées à des croisières particulières; les deux premières (47) divisions mirent à la voile<br />

séparément et la troisième composée de la frégate La Preneuse et de la corvette le coureur,<br />

sur laquelle j'étais embarqué, partit aussi pour la destination deux jours après les deux autres.<br />

Notre point de croisière fut dirigé vers l'est de Java. La contrariété du tems nous ayant forcé<br />

de courir dans le Sud, nous éprouvâmes des froids excessifs. On aperçu enfin l'Ile Moni, après<br />

trente-trois jours d'une désagréable navigation. Cette île, dans l'Est de Java, n'a point de<br />

mouillage. La division longea la terre de près pour s'en convaincre. On ne trouva pas même<br />

de fond sur les bords escarpés et presque inaccessibles. On envoya les embarcations pour<br />

faire de l'eau, elles revinrent chargées d'oiseaux dont cette île fourmille, et qu'on avait pris à<br />

la main. Frustrés de l'espoir de trouver un mouillage nous fîmes servir pour établir la croisière<br />

le long de la côte de Java, qu'on aperçu enfin après cinq jours de navigation de l'Ile Moni.<br />

Nous restâmes vingt deux jours à croiser à la vue de terre visitant journellement des<br />

neutres ou navires sous ce pavillon; mais si bien en règle qu'il ne nous était pas possible de<br />

les capturer. Pendant cette désagréable navigation, la pluie, l'orage et le vent ne cessèrent de<br />

nous faire souffrir toutes les nuits. Nous maudissions ces maudits parages et tous les neutres<br />

que nous y rencontrions. Le Commandant voyant la croisière infructueuse, crut devoir<br />

contrevenir à ses ordres, Il se décida d'aller dans le détroit de la Sonde; mais avant d'y entrer,<br />

nous fûmes faire de l'eau à l'Ile aux brisants, où nous ne restâmes que vingt quatre heures.<br />

Le changement de croisière fut pour nous le retour de la bonne, car le lendemain de<br />

notre entrée dans le détroit, nous y capturâmes le navire portugais le Bélisaire richement<br />

chargé et ayant en outre Cent quatre vingt mille piastres en espèce. La division sortit du<br />

détroit avec sa riche prise et gouverna pour l'île de France. Le Commandant fit faire à la mer<br />

la répartition des pièces. Elle donna trois cent cinquante trois gourdes à la part, tous frets et<br />

droits prélevés. Une telle somme réjouit beaucoup les équipages et les disposa favorablement<br />

pour résister à l'ennemi qui tenterait de la leur ravir.<br />

La division fut favorisée par le tems dans sa traversée, et (48) nous étions par le<br />

travers de l'Ile Rodrigue lorsqu’à quatre heures du matin le Coureur eut connaissance d'une<br />

voile, vira de bord, passa en poupe du Commandant et lui fit part de sa découverte. L'ordre<br />

5


fut aussitôt donné d'observer ce navire de très près et se préparer au combat. Au moment où<br />

l'on s'entretenait, on reconnut que c'était un navire de guerre, en l'approchant insensiblement,<br />

il fut supposé frégate. Le Commandant signala à la prise de gouverner pour l'Ile de France et<br />

au Coureur de rallier. Le navire aperçu fit des signaux auxquels on répondit; mais sans se<br />

reconnaître. Alors il prit chasse, et nous mîmes le cape dessus toutes voiles hautes. Nous<br />

eûmes d'abord l'avantage de la marche, mais vers le soir, il nous avait beaucoup gagné de<br />

sillage. On jugea dès lors qu'il avait jeté ses canons à la mer. La chasse fut levée et l’on<br />

gouverna pour l’île de France où nous jetâmes l'ancre le lendemain. La corvette La Brûle-<br />

gueule venait d'y entrer ainsi que notre prise. Nous ne fûmes pas peu surpris d'apprendre que<br />

c'était cette corvette que nous avions chassé. Notre conjecture se trouva vraie; car le<br />

commandant fut destitué pour avoir jeté sa batterie à la mer.<br />

Une division de quatre frégates, étant arrivée de France pendant notre absence, le<br />

contre amiral Sercey la commandait; il venait de sortir du port pour croiser contre le<br />

commerce anglais.<br />

La richesse de notre prise alluma la cupidité de l'Assemblée Coloniale, Il fut ordonné<br />

de restituer l'argent dont la répartition avait été légalement faite par le Commandant. Les<br />

équipages s'y refusèrent bien résolus de repousser la force par la force. Le Gouverneur<br />

Malartic vint en personne à bord des deux navires; mais ni ses prières, ni ses menaces ne<br />

réussirent à contraindre les marins de remettre un argent qu'ils croyaient avoir légitimement<br />

acquis. Alors les canons des forts furent dirigés sur nous, on fit rougir les boulets et on nous<br />

somma de remettre l'argent et d'obéir ou qu'on allait nous couler. Cet appareil menaçant n'eut<br />

peut être pas produit l'effet que l'Assemblée et le Gouverneur attendaient, si les officiers du<br />

bord n'eussent à force de sollicitations obtenu notre assentiment. L'argent fut donc restitué au<br />

trésor public qui en vola une bonne partie dans la nouvelle répartition qui en fut faite. Cette<br />

spoliation fut fondée sur un ordre supérieur du Gouvernement et de la Métropole que<br />

l'Assemblée et le gouverneur ne connaissaient pas. (J'entrerai dans de plus grands détails<br />

relatifs à cette Assemblée à l'Article Ile de France).<br />

Je tenais trop à mes espèces pour me les voir prendre ainsi, et cependant elles ne<br />

pouvaient être préservées sans une ruse adroite. Chaque marin remettait son (49) argent au<br />

Lieutenant en pied, qui l'apostillait sur un registre particulier. Mon tour venu, je me présentai<br />

avec mon petit sac, et dit à cet officier que j'allais mettre mon nom dessus et qu'il eut à<br />

m'apostiller : chose qu'il fit sans difficulté; mais au lieu de remettre l'argent à la caisse, je<br />

profitai de la confusion qui régnait dans la chambre pour m'esquiver avec mon précieux<br />

5


trésor. Lorsque la restitution fut complète, les équipages eurent ordre de descendre à terre.<br />

Craignant à bord d'être fouillé, je cachai la moitié des espèces dans un trou d'un canot que<br />

j'eus soin de couvrir de quelques objets: l'autre moitié fut mise dans des mouchoirs que<br />

j'attachai autour de mon corps.<br />

Cependant les équipages furent conduits sur la place et cernés par la force armée. Je<br />

fis un signe d'appel à un de mes amis Garde nationale qui vint à moi et reçut en garde les<br />

espèces qui me gênaient beaucoup. On nous conduisit enfin dans une vaste cour où nous<br />

fûmes consignés et gardés de près; deux jours se passèrent sans qu'il fût question de nous<br />

élargir. Le troisième, je me procurai ma liberté par une ruse singulière: Comme les habitants<br />

avaient la licence de nous visiter, je m'affublai d'un costume bourgeois et me fis accompagner<br />

par quelques camarades jusqu'à la porte. Là, ils me recommandèrent plusieurs commissions et<br />

surtout de leur envoyer à manger et à boire. Tout réussit à merveille. Je sortis sans être<br />

soupçonné et fut de suite sur le port où je trouvai le canot qui renfermait mes espèces. Elles y<br />

étaient encore; les prendre, et me sauver à toutes jambes fut l'affaire d'un instant.<br />

L'ami en question me remit l'autre moitié, en sorte que je me trouvais possesseur de<br />

mes parts de prise et libre.<br />

Les équipages restèrent quatre jours enfermés; pendant lesquels on faisait à bord des<br />

deux navires les recherches les plus exactes: on se décida cependant à donner la moitié des<br />

parts: je me présentai effrontément; mais mon sac ne se trouvant pas, on me repoussa d'abord.<br />

Je soutins fermement que je l'avais remis et j'invoquai le témoignage de l'officier qui m'avait<br />

apostillé. Les débats furent très vifs et se terminèrent à mon avantage. On me compta cent<br />

soixante dix sept gourdes, ce qui joint à trois cent cinquante trois que j'avais conservé, me<br />

firent un total de Cinq cent trente gourdes.<br />

colonial.<br />

Je rendis grâce à mes bons génies de m'avoir rendu plus rusé que les sangsues du fisc<br />

Cet évènement me découragea plus que n’aient fait les fatigues, privations et dangers<br />

de la mer. Je résolus de renoncer aux navires de guerre armés en course ou non et de porter<br />

mes vues et mon industrie vers l'étranger (50).<br />

L'Amérique du Sud fut le pays que je jugeais le plus avantageux à l'exécution de mes<br />

projets ambitieux, et je me décidai enfin de partir pour Rio-de la plata. Tout était disposé pour<br />

mon voyage, lorsque le hasard me fit découvrir que j'avais un frère sur la frégate Laforte<br />

récemment arrivée de France, comme je l'ai déjà mentionné.<br />

5


Cette heureuse nouvelle réveilla toutes mes affections natales, je sacrifiai mes intérêts<br />

au plaisir de voir et d'embrasser un frère que je chérissais. Je comptais les jours dont chacun<br />

me paraissait une année. Mon cœur tressaillait, mon agitation se manifestait dans toutes mes<br />

actions: il n'y avait plus pour moi ni repos, ni bonheur sans mon frère.<br />

Ce jour tant désiré arriva enfin, On signala l'escadron qui ne tarda pas à jeter l'ancre<br />

dans le port. Je volai à bord de la Forte et me précipitai dans les bras de ce frère chéri. Rien de<br />

si touchant que notre entrevue, Je l'accablai d'abord de toutes les questions que me suggèrent<br />

la piété filiale et tous les sentiments d'un cœur vivement affecté. Mon frère et moi ne nous<br />

étions pas vus depuis très longtemps: toujours unis dans notre enfance, nous n'avions qu'une<br />

volonté. Nous descendîmes à terre le même jour et fûmes nous isoler pour mieux parler de<br />

nos parents, du pays et surtout des jeunes filles. Toute la nuit se passa à nous entretenir de ces<br />

sujets agréables. Je ne cessais d'accabler mon frère de questions, et lui d'y répondre avec une<br />

complaisance admirable. En vain nos paupières appesanties nous invitaient au sommeil, le<br />

soleil était déjà levé que nous parlions encore de tout ce que nous avions de plus cher. O nuit<br />

heureuse ! Ton souvenir restera toujours gravé dans ma mémoire.<br />

Mon frère était second commis aux vivres sur la frégate la Forte. Il m'engagea à me<br />

livrer à cette partie lucrative, d'où il résulterait le double avantage de nous voir, de nous<br />

réunir et m'instruire dans cette partie.<br />

Je consentis avec joie à une proposition qui me convenait sous tous les rapports.<br />

J'abandonnai l'état de marin, parce qu'il est non seulement trop pénible, mais vous asservit<br />

aux caprices coléreux des supérieurs. J'embarquai donc sans difficulté premier distributeur<br />

sur la Forte. Ici s'ouvre une nouvelle carrière, qui aurait eu un résultat satisfaisant, si le sort de<br />

la guerre, n'en avait décidé autrement, comme on le verra par la suite.<br />

La frégate la Forte ayant réparé quelques avaries et complété ses vivre8, mit à la voile<br />

et gouverna pour aller établir sa croisière dans le canal de Mozambique. On découvrit l'île<br />

d'Anjouan après une traversée de quinze jours. En approchant de terre deux voiles (51)<br />

furent aperçues, et reconnues pour la frégate la Preneuse et la corvette la Brûle-gueule.<br />

Les trois navires réunis jetèrent l'ancre le lendemain dans la rade d'Anjouan afin de<br />

faire de l'eau, y prendre des vivres et autres rafraîchissements.<br />

6


ANJOUAN<br />

ANJOUAN, une des îles Comores est au nord de Madagascar, dans le Canal. La côte<br />

forme la demi-lune et possède un bon mouillage très près de terre. Dans son milieu le sol est<br />

très fertile, il produit d'excellents fruits et beaucoup de bétail. Les habitants sont doux et<br />

affables; leurs moeurs paraissent être celles des Arabes dont ils se croient les descendants. Ils<br />

sont de la secte de Mahomet et très superstitieux. Les hommes s'enorgueillissent d'être bien<br />

faits, et d'une figure martiale et assez prévenante. Les femmes d'être jolies, d'une taille svelte<br />

et très caressantes.<br />

Le gouvernement est despotique. C'est un roi qui gouverne ces insulaires, avec un<br />

pouvoir absolu. Leur costume est très élégant, à la manière turque et Arabe. Us attachent une<br />

grande vanité à porter de belles armes. Ce peuple naturellement belliqueux, est toujours en<br />

guerre avec ses voisins.<br />

La ville d'Anjouan est petite et mal bâtie. Les rues quoique très étroites sont<br />

cependant tenues propres. On remarque le palais du Roi bâti à l'Indienne, un escalier étroit<br />

conduit à son appartement qui n'a de remarquable qu'une grande quantité d'armes enlevées<br />

aux ennemis. Sa majesté est d'une taille au dessus de la médiocre. Il a de la dignité dans ses<br />

manières et un certain air de grandeur qui inspire le respect. Son costume est très riche.<br />

Le lendemain de notre arrivée, le Commandant fit prévenir le Roi de sa visite. Un<br />

superbe palanquin fut de suite envoyé sur le rivage, pour le recevoir. La marche et la<br />

réception se firent avec pompe au son de la musique royale et des acclamations publiques. On<br />

se fit des présentes réciproques qui cimentèrent l'amitié commune. Toutes les personnes<br />

attachées à l'escadron qui manifestaient le désir de voir le Roi, en furent bien accueillies, J'eus<br />

cet honneur moi-même et fut très satisfait de l'affabilité de ce monarque respectable.<br />

Le plus beau bâtiment de la ville est la Mosquée. Il est très (52) difficile d'y entrer, et<br />

quand on en obtient la permission, il faut laisser ses souliers à la porte. Chaque pays a ses<br />

bizarres usages.<br />

Celui d'entrer nu-pieds dans ces temples, n'est pas plus ridicule que chanter du<br />

mauvais latin dans les nôtres.<br />

Cette île a cela de très avantageux à la navigation, qu'on y fait l'eau très<br />

commodément, et qu'on s'y procure à très bon marché toutes sortes de rafraîchissement. La<br />

6


frégate resta huit jours à Anjouan, pendant lesquels je me procurai quelques bonnes fortunes.<br />

Les femmes comme je l'ai déjà dit y sont très, caressantes. Je leur prouvai que j’étais aussi<br />

l'ami de la propagation; peut être qu'un jour je trouverai dans ce pays quelque rejeton.<br />

La frégate mit à la voile, laissant à l'ancre la Preneuse et la Brûle-gueule.<br />

On gouverna pour l'Ile de France où nous ne tardâmes pas d'arriver.<br />

Mes nouvelles fonctions ne me furent point pénibles, parce que j'étais sous les ordres<br />

d'un frère très indulgent, et peu de jours suffirent pour me mettre au fait de t011S les détails<br />

qu'exige cette partie.<br />

La frégate resta deux mois à l'Ile de France, au bout duquel tems elle repartit avec la<br />

Vertu (autre frégate) pour sa destination. On jeta j'ancre devant l'Ile Bourbon, afin d'y prendre<br />

quelques rafraîchissements, ensuite on remit à la voile gouvernant pour les Isles Seychelles où<br />

les deux frégates arrivèrent en peu de jours. Les frégates la Preneuse, la Seine, la Régénérée<br />

et la corvette le Brûle gueule y étaient il l'ancre. Ces forces navales furent ainsi distribuées: la<br />

corvette pour aller croiser sur la côte de l'Inde, les frégates la Vertu et la Seine, pour porter<br />

des troupes à Batavia, la Régénérée pour aller chercher l'équipage d'un corsaire naufragé à<br />

Bombétoc et les frégates la Forte et la Preneuse devaient rentrer à l'Ile de France pour s'y<br />

radouber, J'eus là le chagrin d'être séparé de mon frère: on l'envoya sur la Régénérée pour<br />

premier commis aux vivres; je le remplaçai à bord de la Forte.<br />

Nous revînmes donc des Seychelles à l'Ile de France sans aucun évènement<br />

remarquable. Peu de jours suffirent pour le radoub. Le général Sercey resta à terre et nous<br />

expédia avec la frégate la Prudente pour porter des troupes à Batavia.<br />

On doit être surpris que l'Ile de France envoyât des troupes à Batavia, à une époque<br />

où elle était menacée par l'ennemi extérieur; mais ces (53) troupes étaient imbues des<br />

maximes révolutionnaires qui venaient d'être si fatales à l'Ile de Si. Domingue. Ces troupes<br />

étaient venues avec les agents français Baco et Burnel, dont la mission avait pour but<br />

l'affranchissement des esclaves, conformément au décret du 14 Ventôse an 3 e. Ces<br />

considérations nécessitèrent une mesure qui pouvait néanmoins devenir fatale au pays.<br />

<strong>De</strong>ux jours après notre départ du pays, les troupes embarquées se révoltèrent. Elles<br />

interpellèrent le Cornmandant de leur dire quelle devait être leur destination. Sur le refus de<br />

celui-ci, la mutinerie prit un caractère sérieux, il y eut même de ces soldats qui couchèrent en<br />

joue le Commandant et sans la prudence des officiers qui détournèrent le canon du fusil, c'en<br />

était fait de sa vie. Il crut alors prudent de dissimuler et déclara tout bonnement aux soldats<br />

qu'il les menait combattre l'ennemi. La sédition s'apaisa et tout rentra dans l'ordre.<br />

6


Il est certain que les soldats ne voulaient point aller à Batavia où, leur disait-on, ils périraient<br />

tous. L'équipage ne prit point de part à la révolte, et cependant j'en fus presque la victime<br />

innocente; car Quelques jours après, le Lieutenant en pied, m'ordonna de cesser mes<br />

fonctions. Je demandai la cause de ce traitement injuste, qu'on éluda d'abord de me<br />

communiquer. J'insistai si vive· ment qu'on me dit enfin que j'avais participé à la révolte.<br />

Je protestai vainement de mon innocence et requis même d'être jugé par un Conseil de<br />

guerre, on ne m'écouta pas. Je restai dans cet état de disgrâce cinquante quatre jours, ne<br />

faisant à bord, que manger, boire et dormir. Enfin le Lieutenant me fit appeler et m'ordonna<br />

de reprendre mes fonctions. Il me fit part en même tems que j'avais des ennemis qu'il ne<br />

pouvait nommer; mais dont je devais me défier: car, ajouta-t-i1, vous les obligez<br />

journellement.<br />

Je me perdais en conjectures pour découvrir par quelques indices, ceux qui m'avaient<br />

ainsi calomnié; mes soupçons ne purent se fixer sur personne et je n'ai connu mon<br />

dénonciateur méprisable qu'à notre retour à l'Ile de France. C'était le maître d'hôtel du<br />

capitaine qui se vengeait de ce que je lui avais refusé de choisir les vivres dus à son maître, Je<br />

le rencontrai peu de tems après à l'Ile de France et le provoquai par les propos les plus<br />

insultants : j'eus tout lieu de me convaincre qu'il joignait à la bassesse de ses sentiments, la<br />

lâcheté la plus honteuse. Alors je me contentai de lui casser ma canne sur les épaules,<br />

traitement qu'il endura très patiemment. Il s'embarqua de suite et j'appris qu'il avait péri dans<br />

un naufrage. (54)<br />

La destination des deux frégates était comme je l'ai déjà dit pour Batavia ; mais la<br />

mutinerie des troupes obligea le Commandant d'aller croiser dans l'Inde. Nous fûmes d'abord<br />

devant Madras où se trouvaient trois bâtiments de commerce. Un fut enlevé sous le feu des<br />

forts et les deux n'évitèrent le même sort qu'en se jetant au plein.<br />

Les deux frégates furent ensuite établir la croisière sous Sceylan et réussirent à<br />

capturer plusieurs riches prises qui furent aussitôt expédiées pour l'Ile de France. On réserva<br />

le navire le Pégaut de la compagnie anglaise des Indes, pour le conduire à Batavia.<br />

Nos vivres épuisés par une croisière de trois mois, obligèrent le commandant de<br />

relâcher dans cet établissement hollandais et les troupes n'osèrent se refuser à y débarquer, les<br />

fatigues et privations de la mer ayant beaucoup calmé leur effervescence révolutionnaire. La<br />

corvette la Brûle-gueule arriva peu de jours après dans le port, et je ne fus pas peu surpris de<br />

voir mon frère; il avait quitté la Régénérée qu'on venait d'expédier pour France et s'était<br />

embarqué sur la corvette pour ne pas se séparer de moi. Je fus d'autant plus sensible à cette<br />

6


marque d'attachement, qu'il était parfaitement bien à bord de la frégate; mais ces avantages<br />

furent sacrifiés à l'amitié fraternelle; mon frère ne voulait pas retourner au sein de sa famille<br />

sans moi. Hélas! Son dévouement généreux a causé sa mort et mes regrets éternels. Nous<br />

descendîmes à terre et fûmes loger au grand hôtel, d'où Je point de vue sur la ville flatte<br />

agréablement.<br />

6


BATAVIA<br />

CETTE ville est située à l'embouchure de la rivière Jaccatra. Elle est magnifique et<br />

très peuplée. C'est sur le modèle des plus belles villes de Hollande qu'elle est bâtie. Sa<br />

circonférence est d’un lieu et demi. Ces fortifications dont elle est entourée sont régulières et<br />

très belles. On y entre par six portes. Les faubourgs sont plus peuplés que la ville. Ils<br />

renferment un nombre considérable de Chinois que le commerce et d'autres avantages locaux<br />

y attirent.<br />

Le Gouverneur prend le titre de Gouverneur Général des possessions hollandaises<br />

des Indes. Le faste de la cour ne le cède à aucun potentat. (55) C'est surtout lorsqu'il se<br />

montre en public, dans les grandes cérémonies, qu'il déploie cet éclat oriental qui imprime le<br />

respect et la soumission aux peuples asservis.<br />

Les canaux qui traversent la ville, sont ornés de superbes ponts et bordés de belles<br />

avenues. Le port est très spacieux et reçoit annuellement un grand nombre de navires. Le<br />

commerce de Batavia pour l'exportation, consiste en or, argent, diamants, perles, cuivre, thé,<br />

sucre, porcelaine, soieries, coton et toutes sortes d'épiceries. Les Chinois contribuent le plus<br />

à l'opulence de cet établissement ; il est difficile de donner un aperçu de l'activité des<br />

relations commerciale de ce peuple avec Batavia; cela embrasserait toutes les branches<br />

d'industrie.<br />

Le luxe des habitants égale leur richesse. Il y a peu de personnes qui aillent à pied;<br />

les voitures sont en si grand nombre et à si bas prix, qu'il faut être bien misérable pour user<br />

ses souliers. Les rues sont larges et très propres ainsi que les appartements des maisons dont<br />

les hollandais sont presque idolâtres.<br />

Les campagnes sont aussi très belles, chaque habitation est un jardin délicieux. La<br />

nature et l'art embellissent cette terre productive de toutes les plantes utiles et agréables. Il y<br />

a un grand nombre de superbes châteaux et un plus grand de maisons de campagne<br />

commodes et champêtres. L'ensemble forme le coup d'oeil le plus enchanteur. On se croirait<br />

transporter dans les palais des fées ou dans le jardin d'Eden.<br />

Il est affligeant qu'une colonie si belle et si riche soit exposée à la malignité d'un air<br />

contagieux. C'est le tombeau des Européens que l'ambition y attire, ou que la violence des<br />

Hollandais y précipite.<br />

6


On n'a pu jusqu'à ce jour parvenir à dessécher par l'écoulement régulier des eaux, les<br />

marécages pestilentiels qui avoisinent cette ville. J'ai déjà parlé des effets cruels de la maladie<br />

qu'on y éprouve et dont j'ai failli être la victime. Cette possession serait la plus f1orissante du<br />

monde, si elle jouissait d'un climat sain.<br />

Mon frère et moi parcourûmes avec attention la ville et ses environs; notre admiration<br />

fut complète ; car il n'est guère possible de voir des plus belles perspectives, dans les colonies<br />

européennes, une plus grande industrie (56) et activité de commerce, un luxe aussi général;<br />

en un mot une abondance de tout ce qui rend la vie agréable,<br />

Il y a un genre de supplice qui fait frémir autant le spectateur que celui qui l'éprouve.<br />

C'est une statue en bois qui a un poignard adapté à sa poitrine, et qu'on fait mouvoir par des<br />

ressorts, En face de cette statue et parallèlement est le patient. Les deux corps se rapprochent<br />

lentement par le moyen de ressorts et lorsqu'ils se touchent la statue embrasse le malheureux<br />

et lui plonge le poignard dans le sein. Je fus saisi d'horreur la première fois que je vis ces<br />

supplices. Il s'écoule au moins dix minutes avant que le malheureux aie reçu le coup mortel.<br />

En sorte qu'il voit s'avancer le poignard peu à peu, et meurt mille fois.<br />

Pendant mon séjour à Batavia, je me livrais à tous les plaisirs qu'il m'était possible de<br />

me procurer. Un jour entre autres plusieurs camarades m’engagea à une partie de campagne<br />

que j'acceptai volontiers. Nous fûmes hors la ville et entrâmes ensuite dans un hôtel. On nous<br />

servit un splendide repas et chacun de nous se livra à la bonne chère suivant ses goûts. Le vin<br />

ne fut pas épargné et anima la conversation. Un des convives moins sobres que moi fis<br />

tomber la conversation sur ma destitution momentanée de commis aux vivres à bord de la<br />

Forte. Il affecta d'en parler ironiquement. Je l'avertis que cela me déplaisait; mais il redouble<br />

de persiflage. Alors la dispute s'engagea vivement et le duel en fut le résultat. Mon adversaire<br />

et moi fûmes sur le terrain. J'eus le triste avantage de le blesser au bras d'un coup de pistolet;<br />

c'était le second que je lui tirais, après avoir deux fois reçu son feu. Je fus très peiné de cet<br />

accident, parce que le vin l'avait provoqué et que mon adversaire était un camarade intime.<br />

Afin de me distraire de ce malheur, je rentrai en ville et fut chez une femme publique<br />

que je connaissais. J'en sortais à dix heures du soir, lorsque six hommes de nation malaise me<br />

chargèrent si vigoureusement que je n'eus que le temps de me jeter dans la première maison<br />

qui se présenta. Je ne doutai pas que la jalousie m'avait seule exposée à ce danger, chose qui<br />

m'arrivait assez fréquemment.<br />

Après un relâche de vingt jours à Batavia, les deux frégates, la Corvette et la prise le Pégaut,<br />

6


appareillèrent pour Surabail, comptoir hollandais de la même île. Avant d'y entrer le<br />

Commandant expédia pour l'Ile de France la prise, sous l'escorte de la corvette La Brûle-<br />

gueule. Ainsi je fus encore séparé de mon frère, séparation d'autant plus pénible que nous<br />

(57) avions contracté l'amitié la plus forte: tout était commun entre nous: nos cœurs n'en<br />

faisaient qu'un. Hélas! En le pressant dans mes bras, les yeux baignés de larmes, j'avais un<br />

pressentiment que c'était pour la dernière fois. Jamais, non jamais le souvenir de cette<br />

séparation ne s'effacera de ma mémoire, et la douleur d'avoir perdu ce cher frère me suivra<br />

jusqu'au tombeau. C'est pour moi qu'il abandonna la Régénérée. C'est moi qui suis la cause<br />

innocente de sa mort, mort funeste qui sera pour le reste de ma vie la source des regrets<br />

éternels.<br />

Les frégates mouillèrent à Surabail et y restèrent deux mois tant pour y attendre le<br />

contre-amiral Sercey que le reste de la division. Ce comptoir est un peu moins malsain que<br />

Batavia. Nous y perdîmes aussi moins de monde ; car Batavia nous avait moissonné le tiers<br />

des équipages.<br />

Pendant cette longue relâche, je me mis à parcourir le pays pour le plaisir de chasser,<br />

et afin d'en connaître les productions. Ces sortes de parties m'entraînèrent un jour, avec<br />

quelques amis, fort avant dans l'intérieur, de sorte que la nuit nous surprit loin de Surabail, où<br />

nous ne pouvions plus nous rendre sans nous égarer davantage. Nous prîmes alors le parti de<br />

nous acheminer vers un village des naturels) qui se présentait devant nous; mais à peine<br />

avions nous fait quelques pas qu'une quarantaine d'hommes armés nous enveloppèrent et nous<br />

conduisirent à leur chef. Celui-ci nous questionna beaucoup sur notre incursion. Nous lui<br />

répondîmes que le plaisir de la chasse nous avait égarés dans ses domaines et le priâmes de<br />

nous y laisser passer la nuit; que nos intentions étaient pacifiques et qu'il n'aurait pas de<br />

reproches à nous faire.<br />

Son Altesse nous fit alors l'accueil le plus amical. Il nous offrit son palais que nous<br />

acceptâmes, un soupé frugal nous fut servi sur des nattes (à l'usage du pays) ou la franchise et<br />

la cordialité présidèrent. Le prince ne nous fit pas l'honneur de manger avec nous, parce que<br />

sa religion s'y opposait. Nous prîmes congé de lui le lendemain, extrêmement satisfait de son<br />

hospitalité généreuse et sans ostentation.<br />

Cette aventure ne fut pas la seule qui m'arriva. Un jour que j'étais à terre avec les<br />

aspirants et les chirurgiens du bord, il nous prit fantaisie d'aller hors la ville, faire ce qu'on<br />

appelle un repas de jeunes gens. Ce furent les femmes insulaires d'un village champêtre qui<br />

nous le préparâmes. Nous les invitâmes d'en prendre leur part, ce qu'elles acceptèrent.<br />

6


Pendant ce festin singulier les coeurs s'échauffèrent; ensuite vinrent les désirs. On s'agassa<br />

mutuellement ; on se caressa et définitivement chacun de nous prit la sienne à (58) l'écart.<br />

Nous en étions aux ébats voluptueux, lorsque des cris menaçants nous avertirent du danger.<br />

C'étaient les maris de nos belles, armés de lances, de s'agayes et de christs, toutes armes<br />

empoisonnées qui s'en venaient fondre sur nous en désespérés. Nous vîmes quoique réunis,<br />

que la partie n'était pas égale et la fuite nous parut le parti le plus prudent; mais les ennemis<br />

nous serraient de si près qu'ils nous forcèrent à traverser une rivière profonde qui mit une<br />

barrière entre eux et nous. Rien de si comique que le désordre où nous fûmes surpris: aucun<br />

de nous n'avait eu le tems de s'habiller; plusieurs étaient même d'une manière indécente<br />

surtout moi qui m'était mis à mon aise.<br />

La cause de cette catastrophe burlesque vint d'un des convives qui n'ayant pas de<br />

compagne s'en fut dans les maisons pour en chercher une. Il trouva une femme qui allaitait<br />

son enfant, et sans aucun respect pour l'état de la mère et de l'enfant, il entreprit de la violer.<br />

La pudique nourrice cria, les enfants crièrent et les voisins accoururent au secours. Notre<br />

lubrique camarade, échauffé par la boisson ne lâcha prise qu'à la dernière extrémité. Cette<br />

scène amena la nôtre et finit par nous amuser beaucoup. Nous en fûmes quittes pour faire<br />

sécher nos hardes, à la vue même des pauvres maris qui nous accablaient de malédictions.<br />

Une troisième aventure, termina dans ce séjour mes bruyantes jouissances. Je fus<br />

insulté dans une de ces parties de débauche par un camarade. Il était brave et je ne savais pas<br />

refuser une affaire d'honneur. Nous fûmes sur le terrain et nous tirâmes deux coups de pistolet<br />

chacun, Les témoins s'opposèrent à ce que le combat fut continué et nous entraînèrent à une<br />

auberge où un dîné copieux acheva la pacification. Le reste de la journée fut consacré à<br />

l'amour; car nul pays n'offre de femmes moins scrupuleuses et des hommes plus jaloux. Ce<br />

sont assez les moeurs des Indiens; mais les Européens toujours aimés et préférés, trou vent<br />

facilement les occasions de satisfaire les désirs que font naître et partagent les femmes qui ne<br />

suivent que l'impulsion de la nature.<br />

Surabail n'offre rien de remarquable, qu'une grande quantité d'énormes caïmans.<br />

Notre premier lieutenant Monsieur Scohy et le capitaine d'armes en tuèrent un qui avait<br />

trente-cinq pieds de long. C'est le plus gros que j'aie jamais vue.<br />

Le Commandant, ne comptant plus sur l'arrivée du Contre amiral Sercey et du reste de la<br />

division, se décida d'appareiller, pour continuer la croisière. Nous fûmes sous Bornéo, où<br />

nous restâmes infructueusement peu de jours. On gouverna de là pour l’Ile de France, passant<br />

par le (59) détroit de Bailli. Notre frégate faisait considérablement d'eau et ne pouvait plus<br />

6


tenir la mer. Le détroit de Bailli ne nous offrant aucune capture, le Commandant se décida à<br />

rentrer dans le port français, où nos prises étaient déjà rendues.<br />

Le Contre-amiral Sercey était parti de l'Ile de France sur la frégate la Freneuse de conserve<br />

avec la Brûle-gueule, pour rejoindre à Batavia. Son absence nous affligea, parce que nous<br />

avions une grande confiance dans cet excellent et brave marin. On s'occupa de suite à<br />

désarmer la frégate pour la caréner, travail pénible et dispendieux qui nous retint six mois<br />

dans le port.<br />

6


RELACHE A L’ILE DE FRANCE<br />

PENDANT cette longue relâche, je repris mon ancien train de vie. Plusieurs<br />

connaissances intimes que je m'étais faites, me rendirent ce séjour très agréable. Les<br />

invitations se succédaient, me familiarisaient de plus en plus avec les usages licencieux des<br />

convives.<br />

Un jour entre autres je fus invité par quelques amis à un dîné splendide.<br />

Nous étions au fort de la bombance, lorsque je crus m'apercevoir qu'une jeune créole, affligée<br />

d'une quinzaine d'années, me considérait avec attention. Je feignis de ne pas me faire<br />

remarquer, bien décidé à pousser cette aventure sans témoins. Le repas fini, je questionnai la<br />

maîtresse du logis sur l'aimable lorgneuse, les renseignements furent satisfaisants et même<br />

encourageants. Mon amie future était voisine de la dame: vierge et ne dépendant que d'une<br />

vieille marraine peu dangereuse.<br />

L'entrevue ne précéda la déclaration que de quelques heures. C’est l'usage dans ce<br />

pays de brusquer l'amour. La belle enfant m'avoua ingénument sa tendresse, et me protesta<br />

que sa marraine n'obtiendrait jamais d'elle qu'elle en aima un autre. Je la fortifiai dans ces<br />

bonnes dispositions par tous les témoignages d'une éternelle constance et pour mieux<br />

cimenter nos serments réciproques le rendez-vous fut arrêté.<br />

Je me glissai doucement dans sa chambre dans la nuit du troisième jour de notre<br />

connaissance. Elle était couchée et sa voix douce et enfantine m'invitait à partager son lit<br />

virginal. Nous en étions aux ébats voluptueux, novices pour elle, lorsque la maudite vieille<br />

marraine frappa à la porte. Je sautai la fenêtre qui était basse et me mis aux écoutes: la<br />

marraine prétendait avoir entendu du bruit et qu'il y avait quelqu'un de cacher dans la<br />

chambre; mais la filleule soutenait le contraire et se plaignait qu'on l'eut soupçonnée et troublé<br />

son sommeil.<br />

La rusée se défendit avec tant d'art qu'on la laissa enfin tranquille. Je rentrai de suite<br />

par la même croisée et crainte d'un nouvel accident, je proposai à ma nymphe de l'enlever.<br />

Elle résista pour la forme et finit par céder. (60) Je la conduisis chez moi, où dans la nuit<br />

j'achevai de l'instruire de tous les mystères de l'amour.<br />

On se ferait une faible idée de la colère que la vieille éprouva lorsqu'elle ne trouva plus<br />

sa filleule: cela dura quelques jours pendant lesquels je jouissais sans contrainte de ma<br />

conquête; car quoique mes occupations me retinssent à bord pendant le jour, j'avais l'avantage<br />

7


de consacrer la nuit à mes plaisirs. Cependant la vieille s'apaisa et me fit en vain solliciter<br />

d'aller chez elle; je fis à mon tour le méchant et ma rancune affectée força la trop faible<br />

marraine à des causes justificatives. La réconciliation fut enfin complète et dès ce moment je<br />

n'eus pas une meilleure amie que cette bonne créole dont la filleule m'était de jour en jour plus<br />

chère.<br />

Cette aventure ne fut pas la seule qui m'arriva pendant cette longue relâche; car<br />

malgré tous les dangers que mon inconstance m'attirait, je n'étais qu'à moitié corrigé.<br />

Quelques amis m'appercurent un jour que je venais du bord de la frégate et m'attirèrent à une<br />

collation. On mangea beaucoup; on but encore d'avantage et les idées exaltées de chaque<br />

convive entraînèrent les propos les plus extravagants; à cette collation devait succéder le<br />

souper; mais je prétextai des affaires indispensables pour me retirer, ce qui m'attira quelques<br />

plaisanteries, surtout de la part du capitaine d'armes de la frégate, à qui je répondis que j'allais<br />

voir sa maîtresse. Le défi singulier qu'il me donna soit pour m'intimider, ou tout autre motif,<br />

ne fit que m'encourager. Je me rendis d'abord chez moi, pour prendre un costume analogue à<br />

l'intrigue. Après avoir réussi d'amuser mon amie sans qu'elle soupçonnât mon infidélité, je<br />

m'acheminai vers le logement de mon homme et y trouvai sa douce moitié avec laquelle (il<br />

faut tout dire) j'avais des liaisons intimes que le capitaine d'armes ne soupçonnait pas. Nous<br />

en étions au prélude, lorsqu'on frappa à la porte. Bientôt la voix du maître, ses jurements et le<br />

bruit qu'il faisait avec son sabre, ne me laissa d'autre alternative que de sauter par la fenêtre.<br />

Malheureusement, la maison était entourée de raquettes, sur lesquelles je tombai et ne<br />

débarrassai qu'avec des centaines de piquants dans la chair, J'arrivai chez moi dans un état qui<br />

fit verser des larmes de douleur à ma douce amie. Il fallut plus de huit jours de supplice pour<br />

arracher ces maudits piquants. J'admirai la patience de cette intéressante fille et malgré la<br />

douleur, je ne pouvais m'empêcher de rire sous cape de sa naïve crédulité.<br />

Le capitaine d'armes à qui je racontai par la suite ma catastrophe s'en réjouit<br />

beaucoup, il ne se doutait pas que sa charitable amie m'en avait depuis dédommagé plusieurs<br />

fois.<br />

Ainsi se terminèrent les aventures de cette relâche. (61) La frégate ayant achevé<br />

l'armement, je logeai ma bonne amie chez sa marraine et me rendis à bord.<br />

La frégate ayant été totalement réparée et approvisionnée sortit du port pour aller<br />

croiser dans le golfe du Bengale. Les longs calmes nous contrarièrent cruellement et nous<br />

forcèrent d'aller faire de l'eau à l'Ile au Roi (une de Merguis, le long de la côte de Pegu).<br />

Cette Ile est inhabitée quoique couverte des plus beaux bois propre à la construction. J'eus<br />

7


occasion de faire une partie de chasse qui me conduisit à une très belle cascade. Je pris un<br />

bain salutaire et m'en revins à bord après avoir tué un gros singe dont l'Ile abonde. On<br />

appareilla de cette isle et remontant la côte du Pégu, la contrariété du temps réduisit bientôt<br />

l'équipage à la moitié de la ration, privations bien pénibles dans ces climats brûlants.<br />

Après avoir doublé la rivière du Pégu, la frégate échoua sur un banc de sable, en<br />

passant devant celle d'Aracan, on défonça de suite plusieurs pièces à eau pour nous allégir et<br />

portant une ancre à jet sur l'arrière, on parvint non sans difficultés à remettre la frégate à flot.<br />

Nul doute que le danger n'eut été plus imminent, si le vent avait agité la mer. Continuant enfin<br />

notre désagréable navigation, nous eûmes la satisfaction d'atteindre les brasses du Bengale et<br />

d'y établir notre croisière. Cinq riches prises furent capturées dans l'espace de six jours et<br />

répandîmes la joie et l'abondance parmi l'équipage.<br />

Le Commandant jugeant avantageux d'avancer sur les brasses, on jeta l'ancre proche la<br />

première bouée. <strong>De</strong> là furent expédiés pour Madras sur un parlementaire, une partie des<br />

prisonniers. Nous étions à travailler à l'envoi d'un second cartel pour le Bengale, lorsqu'il se<br />

déclara un ouragan très violent. On coupa le câble et on appareilla sur le champ. Nous<br />

cinglâmes sur cinq et six brasses d'eau, appréhendant à chaque instant de toucher, chose qui<br />

était pour nous l'instant d'une mort inévitable. La bourrasque devint heureusement plus<br />

modérée et nous fûmes préservés des plus grands dangers, où je ne me suis jamais trouvé.<br />

Après avoir continué pendant quelques jours une croisière infructueuse, le Commandant se<br />

décida de retourner à l'Ile de France; mais la fatalité ne permit pas cet heureux retour. On est,<br />

comme le vulgaire le dit, jamais si près d'un revers, que lorsque trop de bonheur vous enivre<br />

(62). Le 28 février 1799, sur les huit heures du matin la vigie aperçut un navire, qui fut<br />

reconnu être un trois mât. Il restait dans le O. S. O. de la frégate distance d'environ quatre<br />

lieues, paraissant faire route au N. N. E. Le tems était si calme que la frégate ne gouvernait<br />

pas. Ce ne fut qu'à onze heures qu'une brise légère du O. S. O. nous permit d'orienter nos<br />

voiles et de gouverner au Nord. Un second navire fut aperçu vers les deux heures, de la même<br />

description que le premier, au même air de vent et faisant la même route. Le Commandant et<br />

tout l'équipage jugèrent que ces deux navires étaient de commerce et allaient au Bengale.<br />

Dans ce moment le tems promettait une bonne brise, la mer belle et nous avions l'avantage du<br />

vent.<br />

Le premier navire aperçu, fut à portée de canon, vers les huit heures du soir. On lui<br />

envoya quelques boulets qui le forcèrent à baisser son pavillon et obéir à l'ordre que le<br />

Commandant lui donna de jeter l'ancre. Nous étions alors par les dix sept brasses d'eau.<br />

L'autre navire quoique très près de nous sur l'avant forçait de voiles pour s'échapper; mais il<br />

7


subit le même sort que le premier. Un officier français fut mis à son bord avec ordre de suivre<br />

la frégate. Les deux navires ainsi ralliés et reconnus anglais, on s'occupait de les mariner<br />

lorsqu'une troisième voile fut aperçue très près de nous sons le vent, courant au N. N. E. sous<br />

ses deux huniers. On accéléra l'amarinage des deux prises avec assez de confusion et cette<br />

opération terminée, ou continua la bordée dans le Sud. Il était alors 11 heures du soir.<br />

7


COMBAT DE LA FORTE<br />

CE dernier navire avait Observé notre manoeuvre et ne s'était point opposé à la<br />

capture des deux prises. Il prit les mêmes amures que nous et mit toutes voiles dehors. Il était<br />

plus que probable que nous avions à faire à un ennemi d'égale force ou même supérieure; car<br />

à sa manoeuvre, on voyait aisément qu'il tendait à un engagement décidé. Cependant notre<br />

Commandant ne fit aucune disposition pour se préparer au combat. La batterie se trouvait<br />

embarrassée par deux bitures de câble élongées de l'avant à l'arrière. Aucune manoeuvre de<br />

combat en place, quoique le maître d'équipage en eut fait plusieurs fois l'observation. Nos<br />

meilleurs matelots s'étaient embarqués à bord des prises pour les amariner et y étaient restés<br />

Tout enfin était dans un grand désordre par l'effet d'une stupide confiance de notre<br />

Commandant, qui se persuadait capturer un troisième navire de commerce. Il ordonna<br />

cependant de virer de bord pour se convaincre si le navire était armé ou non; mais (63) à<br />

peine les voiles étaient orientées que l'ennemi était très près de nous. Il était 11 h. 3/4 qu'il ne<br />

nous fut plus permis de se méprendre sur sa force. Notre Commandant donna alors l'ordre de<br />

faire branle-bas et de lui envoyer quelques coups de canon; mais avant que les fanaux de<br />

combat et les mèches ne furent allumées, que chacun fut à son poste et que tout enfin fut bien<br />

disposé, la frégate anglais (car c'en était une) nous avait élongé par bâbord, passé en poupe et<br />

pris position dans notre hanche de tribord, sans avoir riposté que de sa batterie barbette. Il<br />

était minuit précis.<br />

Le Combat s'engagea de part et d'autre avec un égal acharnement; mais l'avantage de<br />

notre position que le Commandant avait laissé prendre à l'ennemi, nous devint très funeste.<br />

Notre frégate fut totalement dégréée des les premières bordées, le Commandant tué après<br />

deux heures de combat et son second peu de minutes après. Le feu ne discontinuait pas et le<br />

découragement ne se faisait pas sentir parmi l'équipage, quoiqu'il y ait beaucoup d'hommes<br />

hors de combat et plusieurs pièces de canon démontées.<br />

A trois heures et demie toute la mature tomba en grand, ce qui nous livra à la merci de<br />

l'ennemi. Cependant notre feu ne discontinuait pas, il était à la vérité bien ralenti, tandis que<br />

celui de la frégate anglaise n'avait presque pas perdu de son activité, et cela on doit facilement<br />

le concevoir par la confusion de nos préparatifs et la mauvaise manoeuvre du Commandant.<br />

L'officier chargé du commandement observa l'inutilité de prolonger un combat autant<br />

meurtrier que désavantageux; mais l'équipage dont la moitié était hors de combat, persista de<br />

se battre et le feu continua jusqu'au jour. Il ne restait alors qu'une seule pièce de canon en état<br />

7


de servir et 175 hommes étaient hors de combat. Le pavillon fut donc baissé au grand regret<br />

du plus brave équipage dont la marine française fasse mention. Nul doute que l'aveugle<br />

sécurité de notre Commandant et sa mauvaise manoeuvre n'ait contribué à notre défaite. Nous<br />

avions en outre fait sept prises sur lesquelles étaient les meilleurs matelots, surtout ceux des<br />

deux derniers. Le feu cependant se soutint jusqu'à la chute de toute la mature, alors il se<br />

ralentit sensiblement. L'avantage qu'avait l’ennemi de manoeuvrer, lui donnait une supériorité<br />

dont il usa d'abord pour nous désemparer. Enfin il ne nous restait comme je l'ai déjà dit qu'une<br />

seule pièce en état de faire feu. La frégate anglaise se nommait la Sibille, armée de cinquante<br />

quatre bouches à feu et ayant un complément de 662 hommes. Elle avait été expédiée<br />

particulièrement pour nous combattre, dessein dont elle se (64) serait sans doute repentie si<br />

nous avions eu le contre-amiral Sercey, ou un Bergeret, ou l'Hermite etc., etc. Elle eut 200<br />

hommes hors de combat parmi lesquels était le Capitaine qui mourut de sa blessure à<br />

Calcuta. La plus grande partie de notre équipage fut transportée à bord de la Sibylle, On me<br />

laissa à bord de la Forte avec les blessés, dont cependant je ne faisais point partie. Ayant le<br />

bonheur de sortir sain et sauf de ce terrible carnage, mon chagrin n'en était pas moins cuisant:<br />

je voyais pour la troisième fois mes espérances déchues et ma perte était considérable<br />

relativement à ma position, parce que j'avais en ma possession des marchandises d'une grande<br />

valeur et d'autres objets non moins lucratifs, en un mot tout le fruit de mon industrie et de mes<br />

travaux pénibles furent perdus dans cette fatale occasion. En vain j'invoquais ma philosophie<br />

ordinaire, le tems seul pouvait me consoler et me redonner cet espoir qui soutient les humains<br />

dans leurs grandes infortunes.<br />

Nos deux prises avaient tenu le vent pendant le combat on les aperçut à la distance de<br />

six lieues gouvernant sur nous. Le commandant anglais fit arborer le pavillon français<br />

supérieur sur la Cibylle, hisser celui de la Forte à une gaule adaptée au tronçon du grand mât.<br />

Les commandants des prises vinrent nous observer de très près et ne donnèrent point dans le<br />

piège. Ils jugèrent que le vaisseau victorieux devait être celui qui avait conservé sa mature, ils<br />

virèrent de bord et prirent chasse. La Sibylle mit toutes voiles dehors pour les poursuivre;<br />

mais ses avaries étaient si grandes, qu'elle fut forcée d'abandonner sa proie et de revenir au<br />

mouillage.<br />

On travailla de suite aux réparations des deux navires, surtout à la mature de la Sibylle<br />

qui tenait à peine. Cela fait elle nous prit à la remorque faisant route pour Calcutta. Une forte<br />

brise se déclara deux jours après et faillit à faire couler la Forte, tant elle était en mauvais état.<br />

On se disposait même à l'abandonner si le vent eut duré 24 heures de plus. J'avoue que je<br />

7


n'étais pas du tout tranquille à bord et j'aurais sans doute fait le sacrifice du peu qui me restait<br />

pour sortir de cette malheureuse frégate. Enfin le tems devint modéré et nous entrâmes dans le<br />

Gange. Le parlementaire que nous avions expédié y était à l'ancre, et fut déclaré bonne prise<br />

par le commandant anglais.<br />

Plusieurs bateaux furent expédiés à l'embouchure du Gange où nous étions à l'ancre,<br />

pour nous transporter au fort William. Ce fort un des plus beaux de l'Inde est une prison très<br />

douce. Je fus installé avec quatre des premiers-maîtres dans une chambre particulière<br />

adjacente aux salles des autres prisonniers de guerre (65). On nous laissa la liberté de<br />

promener dans l'enceinte du fort, ainsi que de nous procurer toutes les commodités et<br />

douceurs que nos moyens pouvaient nous permettre. Je fis d'abord quelques démarches<br />

auprès du major de place, pour aller à la caution, mais soit qu'il en sollicitât ou non un heu-<br />

reux résultat, ses promesses furent vaines. Cependant ce brave homme adoucit beaucoup ma<br />

captivité, et j'obtins de lui des faveurs qui excitèrent ma reconnaissance et rendirent aisée ma<br />

résignation. On va voir par les singuliers détails qui suivent combien j'eus sujet de m'étourdir<br />

sur mes disgrâces.<br />

Nous étions depuis deux jours assez bien installés dans notre chambre, ayant dépensé<br />

quelque argent pour nous procurer un supplément de meubles et autres objets de ménage. Une<br />

chose essentielle nuisait à nos amusements, c'était l'ennui d'un célibat difficile ou plutôt<br />

impossible à garder dans ces climats brulans. Il fut donc convenu d'avoir chacun une femme<br />

autant pour conserver notre santé que pour tuer le tems. Je fus exclusivement chargé de la<br />

commission, comme étant reconnu et jugé le plus connaisseur en beau sexe. Flatté de la<br />

préférence, j'expédiai un babouchi avec mes instructions et l'argent nécessaire aux frais du<br />

voyage. Un souper délicat fut préparé et toutes les dispositions faites pour bien nous amuser.<br />

Cinq Indiennes arrivèrent à six heures du soir, richement parées et portées sur de<br />

beaux palanquins. Je fus les recevoir à la porte où je choisis comme de juste celle qui me<br />

parut la plus engageante, chacun de mes camarades prit au hasard et tout fut d'accord. Le<br />

souper se passa très agréablement, vint ensuite l'heure du coucher ou plutôt l'heure… mais ce<br />

qu'il y eut de comique dans nos ébats voluptueux, c'est que les mouvements se faisaient au<br />

coup d'un sifflet de commandement, que tenait le maître d'équipage de la Forte. Toutes les<br />

évolutions navales furent figurées au grand étonnement et plaisirs de nos nymphes qui s'y<br />

prêtaient de bonne grâce. Observez que la chambre était éclairée comme en plein jour. Jamais<br />

scène ne fut plus burlesque. Il faut être réellement marin pour se permettre des licences aussi<br />

lubriques. L'exercice fut répété jusqu'à ce que la lassitude nous force au repos. Je fus aussi<br />

7


chargé de congédier ces trop complaisantes femmes, ce que je fis avec la récompense de<br />

quatre piastres à chacune, somme dont elles furent si satisfaites qu'elles se répandirent en<br />

protestations d'amour et de dévouement à tous nos caprices. Celle que j'avais choisi, parlait un<br />

peu français et avait paru exciter l'envie de mes camarades; je m'applaudissais intérieurement<br />

(66) de ma bonne fortune, lorsque deux jours après, je m'aperçus que la coquine m'avait<br />

donné la… il fallut en passer par là, aussi bien qu'essuyer les plaisanteries de mes camarades<br />

sur le bon choix que j'avais fait. A cette disgrâce se joignit le refus qu'ils firent de me payer<br />

les avances que j'avais faites pour' eux, me disant que ces sortes de dépenses ne se<br />

remboursaient jamais. J'affectai de prendre la chose en bonne part, me promettant bien d'avoir<br />

ma revanche, ce qui ne tarda pas d'arriver comme on va le voir.<br />

On sait que le jour de Noël est une grande et réjouissante fête en Angleterre. Mes<br />

camarades et moi convînmes de régaler ceux des Anglais qui paraissaient nous être les plus<br />

affectionnés. J'évitai cette fois de me charger des détails et de faire les avances prétextant que<br />

mon argent était embarrassé au fond de ma malle. Le repas eut lieu et se passa cordialement;<br />

mais lorsqu'il fallut payer la dépense, j'observai à celui qui avait déboursé qu'on ne<br />

remboursait pas ces sortes de ribote. Mes quatre camarades se rappelant alors la bamboche<br />

précédente, me dirent que j'étais un véritable enfant de la Garonne et payèrent le tout. Ainsi,<br />

leur dis-je, à bon chat, bon rat: que cette leçon vous apprenne à ne jamais duper plus fin que<br />

vous.<br />

7


LE FORT WILLIAM<br />

LE fort William, situé sur le bord du Gange, est à une distance d'un petit quart de lieue<br />

de la ville. Il est bâti sur pilotis et bât sur toutes les faces. Seize demi-lunes défendent son<br />

approche, et chacune a un chemin couvert ou la cavalerie peut passer, en outre un pont qui<br />

conduit à l’intérieur du fort. Les fossés ont 90 toises de largeur et trois de profondeur. Quinze<br />

cent pièces de canon montent ce superbe ouvrage. Le Gouvernement, les autorités civiles et<br />

militaires, enfin tout ce qui tient aux intérêts et la sûreté des Anglais logent dans ce fort, dont<br />

l'intérieur est comme une grande ville; car en outre des arsenaux, poudrières, casernes et<br />

logements d'officiers, qui tous sont d'une belle construction, on y voit des temples, de riches<br />

magasins, des rangées d'arbres sur les esplanades, où l'on exerce les troupes. La garnison est<br />

ordinairement de quinze cents Européens et le double de Cipayes, et comme il n'est pas<br />

permis à ces soldats de quitter le fort, il y a un vaste marché journalier pour leur procurer les<br />

moyens de dépenser leur solde. Les prisonniers de guerre ont aussi J'avantage d'envoyer à<br />

(67) Marché un homme par douze, pour faire des provisions: douceur précieuse qu'on leur<br />

refuse inhumainement en Angleterre et aux Antilles.<br />

Parmi les singularités qui distinguent le fort William, on remarque une grande quantité<br />

d'oiseaux voraces, qui se nourrissent des débris des cuisines ; tels sont les vautours les<br />

éperviers, les corbeaux et les pélicans: ces derniers sont quatre fois gros comme un dinde. Il<br />

leur pend sous le cou, une poche de deux pieds de long en forme de jabot, et qui leur sert de<br />

réservoir ou garde mangé. La voracité des ces oiseaux surpasse l'imagination. Ils avalent<br />

aisément une poule vivante, une épaule de mouton et même le fer et l'acier que les prisonniers<br />

s'amusaient à mettre dans la viande. On prétend qu'ils le digèrent. Leurs jambes et leur cuisses<br />

ont au moins trois pieds de haut. C'était le passe-temps des prisonniers que d'assouvir la fin de<br />

ces carnassiers dévorants; mais ce qu'il y avait de curieux, c'était de les voir s'envoler avec<br />

leur proie avalée, tandis qu'elle était adaptée à un croc qui tenait à une corde dans les mains<br />

du prisonnier.<br />

Le fort William a une lieue et demie de circonférence. C'est plutôt comme on voit une<br />

ville fortifiée qu'une citadelle. La ville de Calcutta est immensément peuplée de naturels du<br />

pays, ce qui lui fait donner le nom de ville noire. Les Anglais n'ont pas une entière confiance<br />

dans ce peuple asservi, aussi ont-ils la prudente précaution de faire des villes européennes<br />

dans leurs forts, afin de se garantir du ressentiment d'hommes qu'ils traitent avec le plus grand<br />

7


mépris.<br />

Les Indiens sont en général doux, affables, humains et très hospitaliers. Le système de la<br />

métempsycose les a enchaînés aux nations européennes. Leurs ridicules superstitions les rend<br />

faibles et lâches et les livrent pour ainsi dire sans défense à la merci d'une cupidité que les<br />

Anglais savent seuls raffiner.<br />

Il y avait huit mois que j'étais en prison, lorsqu'il arriva de l'Ile de France, le cartel le<br />

Libérateur. J'eus le plaisir de recevoir une lettre de mon frère et de l'argent dont cependant je<br />

pouvais me passer. Le cartel resta cinq à six mois à Calcutta. Pendant ce tems je mis en usage<br />

tous les moyens possibles pour obtenir ma liberté; mais voyant que mes démarches étaient<br />

infructueuses, je me décidai d'acheter un tour d'échange. Malheureusement j'étais<br />

particulièrement connu du major de place qui vraisemblablement ne m'aurait pas laissé (68)<br />

sortir ou fort, sans avoir consenti à l'arrangement. Je le sondai donc sur ce point délicat, avec<br />

cette circonspection que donne la peine et l'embarras; mais sa réponse fut un refus positif.<br />

Alors je pris le parti d'employer en marchandises, l'argent que mon frère m'avait envoyé et<br />

que je confiai pour les lui remettre à un officier qui n'a pas répondu à ma confiance.<br />

Ma captivité n'avait rien que de supportable, et plus d'un prisonnier la préférait au<br />

service de la marine militaire: les Anglais nous permettaient d'avoir des femmes, chat plut<br />

avec un domestique pour faire la cuisine, le blanchissage, la propreté des salles et tous les<br />

travaux de cette espèce, se faisaient par des indiens. La nourriture était saine et abondante, en<br />

un mot, il n'y avait réellement à souffrir que de n'être pas libre. J'avais l'avantage de promener<br />

dans l'enceinte du fort et faire venir du dehors tout ce que je désirais, telle était ma position<br />

lorsqu'il arriva parmi nous l'équipage du corsaire français le Malartic. J'appris la mort de mon<br />

frère avec les circonstances que ma main ne peut encore tracer qu'en tremblant.<br />

On se rappelle que mon frère avait quitte la frégate la Régénérée pour passer sur la<br />

corvette la Brûle-gueule, afin de ne pas se séparer de moi: Nos adieux se firent à Surabail d'où<br />

la corvette fut expédiée pour escorter une prise à l'Ile de France. Arrivée à sa destination, elle<br />

eut ordre de partir pour France, avec quelques déportés que la révolution livrait aux<br />

vengeances des factions. Rendue devant le port de Brest, il s'éleva une contestation entre le<br />

Commandant et le pilote côtier, relativement à une passe dangereuse. La résolution du<br />

premier pour donner dedans prévalut et la corvette s'ensevelit sous les flots. Peu de personnes<br />

furent recueillies par quelques bateaux. Mon malheureux frère n'eut pas ce bonheur; il<br />

emportait avec lui au moins six mille piastres, qu'il avait réalisées par un travail long et<br />

pénible. Ce genre de mort dont j'étais pour ainsi dire l'innocente cause, me pénétra d'une<br />

7


douleur qui m'est impossible d'exprimer et tout me devint insupportable.<br />

J'étais absorbé par une douleur sombre qui minait insensiblement ma faible existence.<br />

C'était en vain que mes amis cherchaient à me consoler, cela était réservé à un sexe à qui la<br />

nature a donné ce divin privilège. Celle que je choisis avait la taille d'une nymphe, sa<br />

physionomie symbole de l'amour, n'exprimait que des désirs purs et innocents. Elle était<br />

douce, aimable, modeste, telle en un mot qu'on nous peint les grâces : tant de mérite<br />

m'attachèrent si fort (69) à cette jeune et belle Indienne que mes profonds chagrins cédèrent à<br />

ce nouveau penchant. Mes amis me félicitèrent de mon bonheur et s'en divertissaient quel-<br />

quefois par des niches et plaisanteries que mon amie supportait avec une patience d'ange. La<br />

chose fut même poussée à une scène aussi indécente que singulière.<br />

Dans une de ces nuits brûlantes qui vous accablent, mon amie et moi étions plongés<br />

dans un profond sommeil, les camarades ayant fini une partie de cartes se disposaient à se<br />

coucher, lorsqu'ils nous appercurent dans l'état de pure nature, tel qu'on nous représente<br />

Adam et Eve dans le jardin d'Eden,<br />

Il leur vint de suite dans l'idée de s'égayer sur les charmes secrets de ma compagne. Un d'eux<br />

tonsura l'asile du plaisir, un second le pommada, un autre le poudra, enfin un quatrième en<br />

prit la dimension avec un compas et fut ensuite pointer la carte. Il fut vérifié que je naviguais<br />

dans un golfe de 72 lieues de circonférence. Ces indécentes plaisanteries auraient été<br />

poussées plus avant si l'Indienne n'avait fait un mouvement qui y mit fin. Alors les chandelles<br />

furent éteintes et les farceurs se mirent à crier au revenant. Je me réveillai sur le champ et<br />

n'imaginant pas la cause de ce vacarme, je fus le premier à m'en moquer. Ce ne fut que le<br />

lendemain qu'on m'instruisit de ce qui s'était passé. On pointa de nouveau la carte pour me<br />

convaincre de l'étendue du golfe et des dangers du mouillage.<br />

Je ris beaucoup de la farce, sans néanmoins en parler à ma bonne amie; mais celle-ci<br />

quoique très silencieuse sur le même sujet, se contenta de me demander un pantalon qui la<br />

préservât désormais de ces sortes d'outrage.<br />

Ma compagne possédait des qualités si engageantes qu'il fallait être doué d'un<br />

tempérament de glace pour résister à ses caresses; aussi me mit-elle dans un état d'épuisement<br />

qui me força de l'éloigner. Je la faisais cependant venir de tems en tems, malgré les<br />

observations judicieuses de mes amis; car il m'était impossible de renoncer entièrement à des<br />

charmes presque divins. Il fallut néanmoins faire ce sacrifice. Je tenais à ma liberté et je ne<br />

voyais aucune apparence d'en jouir, tant que je resterais dans l'Inde. Le souvenir de mon pays<br />

8


natal et d'autres causes non moins puissantes réveillèrent en moi ce sentiment d'indépendance<br />

qui est inné dans tout ce qui respire sur ce globe. Je sollicitai donc mon envoi pour l'Europe,<br />

dans la persuasion que rendu en Angleterre, je serai rendu en France comme non combattant.<br />

. On doit juger combien furent tendres et douloureux les adieux de mon amie. Ils ne<br />

peuvent comparés qu'à son attachement constant pour moi, pendant quinze ou seize mois que<br />

nous avons été ensemble. Si toutes les femmes lui ressemblent (70) le séjour du Paradis serait<br />

la terre.<br />

Les agents Anglais cédant à mes sollicitations, me comprirent dans le nombre des<br />

prisonniers destinés pour l'Angleterre, parmi lesquels était compris le frère de Monsieur<br />

Surcouf capitaine de corsaire tant redouté. On nous fit embarquer au nombre de treize dans un<br />

bateau ponté où se trouvait une escorte de vingt-six soldats et un officier.<br />

Ce bateau descendit le Gange et mouilla parmi les vaisseaux de la Compagnie le 28<br />

Février 1801. Monsieur Surcouf et partie des prisonniers furent embarqués sur Lady Bourgés<br />

et moi je fus mis avec le reste à bord de Lady Jenny Dundas qui était commandante. Je fus<br />

bien fâché de me voir séparé de Monsieur Surcouf pour lequel je conservais une parfaite<br />

considération. J'avais un pressentiment des désagréments et des souffrances que notre<br />

séparation m'avait attirés.<br />

Aussitôt que je fus le long du bord du vaisseau où je devais passer, le Commandant<br />

me signifia qu'il ne voulait pas recevoir mes malles, voulant, disait-il tenir sa batterie en état<br />

de défense. Toutes les raisons que je pus lui alléguer furent vaines, il ne voulut ni les faire<br />

mettre dans la calle comme je l'en suppliais, ni me renvoyer en prison. <strong>De</strong> tels refus<br />

m'irritèrent et je me permis quelques murmures expressifs. Le Commandant me traita de<br />

mutin et me menaça des fers, m'ordonnant de défoncer mes malles, ou qu'il allait les faire<br />

jeter à la mer. Ne pouvant obtenir, je me décidai à renvoyer la plus grande en prison. Je la<br />

confiai à l'officier de l'escorte à l'adresse de Monsieur Ducimetere prisonnier français. Ma<br />

seconde malle très petite, ne fut embarqué qu'au l'insu du Commandant et à l'aide de quelque<br />

argent que je distribuai aux gens de l'équipage.<br />

Pendant qu'on se disposait à mettre à la voile, j'étais sur l'avant un cigare à la bouche,<br />

spectateur tranquille de manoeuvre, lorsqu'il me fut ordonné par un midshipman (aspirant)<br />

d'aller virer au cabestan. Indigné d'un tel ordre, je répondis qu'il y fut lui-même, qu'on le<br />

payait pour cela. Il me répondit que c’était le Lieutenant qui l'envoyait me chercher et qu'il<br />

devait m'y conduire. Je répliquai par un refus formel et emporté. Le Midshipman tira son<br />

poignard et me menaça de me frapper si je n'obéissais pas. Ma colère devint alors fureur. Je<br />

8


saisis le premier objet qui tomba sous ma main pour assommer ce jeune fanfaron; mais il se<br />

retira sur le gaillard d'arrière, et fit au Commandant le rapport qu'il voulut (71).<br />

Un instant après, je vis venir le Lieutenant un sabre à la main. Il fit appeler d'abord un<br />

matelot français pour lui servir d'interprète. Le même ordre me fut réitéré avec la même<br />

menace. Alors découvrant ma poitrine, frappez lui dis-je! Si vous êtes assez lâche. Mon action<br />

l'étonna ou plutôt l'intimida. Je lui déclarai en des termes énergiques que je sacrifierais plutôt<br />

ma vie que d'obéir à l'ordre arbitraire du Commandant, que mes fonctions, dans la marine<br />

française n'étaient pas de virer au cabestan, que je n'étais pas fait pour cela et qu'il ne m'y<br />

contraindrait jamais. D'ailleurs ajoutai-je, vous êtes l'ennemi de mon pays; ce motif est plus<br />

que suffisant pour vous déclarer que vous ne me forcerez pas de travailler à votre bord. Le<br />

Lieutenant resta confondu de ma fermeté et se borna à m'inviter de ne point m'opposer à ce<br />

que les autres prisonniers travaillent. Je répondis tant que j'étais animé que cela ne me<br />

regardait pas; mais que s'ils me consultaient, je leur conseillerais d'imiter ma résolution, Cette<br />

réponse excita de nouveau sa colère, il me menaça des fers et d'une diminution de vivres,<br />

menaces que je méprisai ainsi que lui ou ceux qui les faisaient.<br />

Le Commandant n'osant pousser les choses plus loin, borna sa barbare vengeance à la<br />

diminution de ma ration. On se ferait une faible idée de mes souffrances pendant les six mois<br />

de traversée du Bengale en Angleterre.<br />

J'étais réduit à 8 onces de mauvais biscuit par 24 heures. 1/2 livre de viande salée, 1/4<br />

de pinte de grogue (boisson composée de rum et d'eau) et 3/4 de pinte d'au gâtée, Je fus plus<br />

d'une fois tenté de me précipiter à la mer tant je souffrais de la faim et surtout de la soif. Les<br />

jours de calme et de grandes chaleurs étaient pour moi des jours d'un cruel supplice.<br />

Le même Commandant m'avait fait appeler après être en mer pour m'engager de lui<br />

confier mon argent de crainte qu'il ne me fût volé par les matelots. Je le remerciai seulement<br />

de sa complaisance, en lui observant que j'avais fort peu de ce métal et que je casserai la tête à<br />

celui qui chercherait à me l'enlever, Il me dit alors de faire la même proposition aux autres<br />

prisonniers; mais je refusai de m'en charger, sous le prétexte que cela ne me regardait pas et<br />

que je ne voulais m'exposer à aucun reproche. Mon ressentiment pouvait à peine se contenir<br />

devant un homme qui me traitait avec tant de cruauté, à qui je devais le renvoi d'une malle<br />

riche que je n'ai jamais recouvrée et la privation d'une partie de ma ration dont sans doute le<br />

scélérat a fait son profit. Car il faut observer que mon passage était payé par la Compagnie.<br />

8


VERS L’ANGLETERRE<br />

NOTRE traversée fut assez heureuse jusqu'à Ste Hélène ou le vaisseau jeta l'ancre le<br />

28 mai, après trois mois de navigation. Cette relâche que j'enviais avec tant d'ardeur ne me<br />

procura pas le soulagement que j'en espérais. Je ne pus jamais obtenir de mon persécuteur<br />

d'aller à terre, il (72) m'objecta que son cuisinier était français et que je n'avais qu'à lui<br />

donner de l'argent pour les provisions qui me seraient nécessaires. En vain lui observais-je<br />

que les prisonniers des autres vaisseaux (Ils naviguaient de compagnie et ne s'étaient pas<br />

séparés) obtenaient cette faveur; il fallut se résigner et se confier à un renégat qui me vola<br />

complètement. Je payai doubles quelques légumes qui furent un supplément à ma ration<br />

ordinaire du bord, encore ne durèrent-ils que peu de jours. Ainsi mon bourreau poussa la<br />

barbarie jusqu'à m'empêcher de me procurer des vivres avec mon propre argent.<br />

Nous devions nous joindre au convoi des Indes de l'Est à Ste Hélène et faire route de<br />

concert pour l'Europe; mais nous le trouvâmes parti depuis quinze jours, ce qui parut<br />

chagriner notre Commandant. Il sa décida néanmoins à mettre à la voile avec ses compagnons<br />

le 13 de juin après quinze jours de relâche.<br />

L'Ile de Ste Hélène n'est à proprement parler qu'un rocher, Ses bords sont escarpés<br />

excepté le rivage qui borde la rade. Il y a des vallées fertiles en légumes et qui forme un<br />

aspect charmant. La ville est donc une de ces vallées sur le bord de la mer. Le mouillage des<br />

vaisseaux est protégé par des fortes et nombreuses batteries placées sur des rochers escarpés<br />

qui ont été aplanis par des travaux con sidérables. Les productions de l'île ne nourrissent pas<br />

ses habitants; mais elles sont une grande ressource pour les navires qui y relâchent, par les<br />

rafraîchissements qu'on s'y procure en légumes, volailles, œufs, patates, ignames, maïs etc.<br />

etc. L'eau s'y fait assez commodément; elle est saine et limpide. La rade est très poissonneuse<br />

et procure aux insulaires un supplément essentiel d'approvisionnement On y respire un air pur<br />

et tempéré par des brises régulières. L'île est en outre dans un état de verdure continuel, qui<br />

maintient la fraîcheur d’une atmosphère ni trop sèche ni pluvieuse. Tant d'avantages réunis à<br />

la profonde sécurité dont l'Art et la nature la préservent, en rendant le séjour désirables aux<br />

vrais partisans d'une vie douce et paisible: j'eus un extrême regret de ne pouvoir descendre à<br />

terre: mes observations se seraient étendues sur les objets qu'il importe toujours de connaître<br />

sous bien des rapports.<br />

8


La privation cruelle d'une partie de ma ration ne fut pas le seul désagrément que j'eus à<br />

supporter, il suffit de déplaire aux chefs pour être exposé aux mépris et aux avanies des<br />

subalternes. Un des mousses français pendant la traversée, se permit de me manquer<br />

grossièrement, et tandis que je lui donnais du coup de pied au cul, je me sentis frapper par<br />

derrière. (73) C'était le boucher anglais qui buvant le grogue du drôle, le vengeait. Indigné de<br />

cet excès d'audace, je saisis une pince à canon que je lançai sur mon adversaire, c'en était fait<br />

de sa vie, s'il n'eut esquivé le coup, car la pince fut frapper au mât de hune de rechange et s'y<br />

enfonça de deux pouces. Un Irlandais et le matelot tombèrent sur le boucher vengeur du<br />

mousse. Il reçut trois douzaines de coups de corde que le lieutenant lui fit donner et me<br />

demanda si j'étais satisfait. Je répondis affirmativement quoique je fusse intérieurement fâché<br />

d'avoir manqué mon coup de pince. Le mousse eut aussi sa correction dont je me chargeai<br />

moi-même.<br />

Nous approchâmes des côtes d'Angleterre dans une appréhension continuelle d'être<br />

rencontrés par des frégates françaises; on se rappelle que le cuisinier était français. Ce renégat<br />

me sonda un jour sa position. Il me dit qu'il avait passé en Angleterre au commencement de la<br />

Révolution; qu'il parlait bien anglais, ce qui le rassurait dans le cas de la capture du vaisseau.<br />

Je lui protestai que si j'avais le bonheur d'être repris, sa perte était certaine, que je le<br />

signalerais comme un traître et que le moins qui pouvait lui revenir, c'était d'être pendu ou<br />

fusillé. Cette menace le pétrifia, et dès ce moment il n'y eut sortes d'égards qu'il n'eut pour<br />

moi: il ne se passait pas de jour qu'il ne me donnât quelques provisions, que j'étais forcé<br />

d'accepter pour ne pas mourir de faim. C'est la providence qui suscita la crainte de cet homme<br />

pour me préserver d'une mort inévitable; car à peine pouvais-je me soutenir.<br />

Cependant les trois vaisseaux jetèrent l'ancre dans le port de Coork en Irlande, après<br />

cinquante-huit jours de traversée de Ste Hélène. Là finit la longue diète à laquelle le<br />

Commandant du vaisseau de Compagnie Lady Jenny Dundal nommé Linsy m'avait<br />

condamné. Heureux à lui de ne jamais éprouver mon ressentiment. Je n'aurais peut-être pas le<br />

cœur barbare de lui faire subir un si long supplice; mais la vengeance n'en serait pas moins<br />

une leçon terrible pour tous ceux qui tenteraient d'imiter sa conduite.<br />

Coork est un des plus beaux ports d'Irlande, son entrée est étroite, et profonde, elle est<br />

défendue de deux côtés par des fortifications formidables. Les vaisseaux de guerre peuvent y<br />

passer et mouiller même très près de terre dans la rade. La ville se voit ou port, la rivière<br />

nommé Léon, la traverse et se divise ensuite en deux branches qui se jettent à la mer. Comme<br />

nous étions dans (74) la belle saison, les campagnes me parurent belles et fertiles. Peu de pays<br />

8


offre de si belle et bonne viande de boucherie. La bière y est aussi excellente, les légumes, les<br />

fruits sont d'un assez bon goût, et assez abondants, sur le premier article La pêche n'est pas un<br />

des moindres avantages du pays.<br />

Ce port est à quarante deux lieues de Dublin, capitale de l'Irlande. Je ne fus pas assez<br />

heureux d'aller à terre. Sans doute j'aurais plus qu'à Ste Hélène fait des observations<br />

avantageuses à tout homme qui court après la fortune. Ceux des Irlandais qu'il me fut permis<br />

d'observer me parurent très robustes et grossiers, les Irlandaises très fraîches et jolies. Ce<br />

peuple, comme on sait, gémit sous le joug impitoyable des Anglais. Cela est dû autant à<br />

l'intolérance calviniste, ou luthérienne qu'à la morgue odieuse des bretons insulaires. Les<br />

moyens de terreur qu'emploient les Anglais pour opprimer l'Irlande, surpassent toutes<br />

croyances dans les contrées; où il se manifeste quelques symptômes d'insurrection, les<br />

rassemblements sont défendus, une patrouille militaire, un soldat en faction, peut faire feu sur<br />

ces attroupements paisibles, ne seraient-ils que deux Irlandais. Il leur est défendu d'avoir<br />

d'autres armes qu'un couteau enchaîné à la table de ménage. Point de feu après le soleil<br />

couché, ni personne hors des maisons sous peine de mort. Tous les Irlandais qui se trouvent<br />

dans l'armée de terre ou de mer sont toujours doublement punis. Les Anglais poussent<br />

l’animosité nationale jusqu'à la démence envers ce malheureux peuple: l'usage en Angleterre<br />

est de conduire les criminels au supplice sur un chariot. On a attention que le patient n'ay<br />

point la figure tournée du côté de la potence; mais cette faveur singulière n'est point accordée<br />

aux Irlandais de sorte que s'il se trouve parmi les condamnés deux Irlandais et deux Anglais,<br />

ils seront placés de manière à ce que les premiers voient l'instrument de leur supplice et non<br />

les derniers. C'est assurément se jouer de tous les sentiments d'humanité, de bienséance et de<br />

la pitié la plus remarquable; c'est se jouer de toutes les affections sociales et de l'espèce<br />

humaine, c'est enfin se jouer de la divinité même.<br />

Les trois vaisseaux n'ayant relâché à Coork que pour y prendre une escorte, remirent à<br />

la voile le 15 d'août, sous celle de deux vaisseaux de guerre. Nous jetâmes l'ancre à<br />

Portsmouth le 22 et reprîmes la mer le 24 pour aller dans la Tamise où le convoi mouilla sain<br />

et sauf le 28 d°.<br />

Il me serait difficile d'exprimer les diverses sensations que j'éprouvai (75) à la vue des<br />

côtes de France. Il faut aimer son pays avec autant de passion que moi pour le concevoir. Mon<br />

cœur se dilatait et se serrait alternativement. Hélas! Me disais-je, si près de ma patrie et ne<br />

pouvoir y aborder, après tant de désirs, de peines, de souffrances et de sacrifices. Mes yeux ne<br />

cessèrent de contempler cette terre chérie après laquelle soupire tout bon Français que l'espoir<br />

8


de la fortune en a éloigné. Le moment que je la perdis de vue, fut un des plus douloureux de<br />

ma vie, toutes mes facultés semblèrent anéanties. Je restai comme absorbé dans une<br />

mélancolie sombre et stupide.<br />

Je ne sortis de cette espèce de léthargie qu'à la vue des superbes rivages de la Tamise<br />

bordée par différentes villes et bourgs et de superbes maisons de plaisance. Je restai sur le<br />

vaisseau jusqu'à Gravesin, jolie ville de la province de Kent dont le port est très fréquenté et<br />

contenait alors un grand nombre de navires. Je fus conduit de cette ville à Chatam à travers de<br />

très belles campagnes bien cultivées mais dont les habitants ne me parurent nullement<br />

affables. A Chatam on me consigna prisonnier de guerre sur le ponton le Héros.<br />

8


LES PONTONS ANGLAIS<br />

J'EUS besoin à la vue de cette horrible prison de mettre en pratique le peu de<br />

philosophie dont la nature m'avait doué. En effet rien de si hideux de ce réceptacle de misères<br />

humaines; mais j'en renvoie le tableau à la fin de mes aventures. Je me borne à me retracer la<br />

différence du traitement que les prisonniers éprouvent dans l'Inde, avec celui de l'Angleterre.<br />

Les prisonniers de guerre reçoivent à Calcutta, un gros mouton pour huit hommes, de<br />

deux jours l'un, un pain blanc, une chopine de grogue; tous les jours à chaque prisonnier du<br />

sel, du piment, un paquet de bois, six cigares à fumer. Le jour où ils n'ont pas de viande où<br />

leur donne neufs sols par homme, du riz et les mêmes articles de la veille. Ils ont des<br />

blanchisseuses et autres domestiques pour la cuisine et la propreté des salles. Chaque<br />

prisonnier peut avoir une femme et s'il survient un enfant, on lui accorde la 1/2 ration. On<br />

reçoit annuellement un chapeau, six paires de souliers, deux pièces de toile, une veste piquée.<br />

Les salles sont éclairées de nuit comme en plein jour. En un mot il n'y a vraiment que le mot<br />

de prison dans ce traitement politique qu'ordonne la compagnie afin de maintenir aux<br />

Européens cette considération si nécessaire au système d'oppression qui gouverne ce pays et<br />

en cela la compagnie est bien plus sage que le gouvernement anglais, ou ses agents dans les<br />

Indes Orientales. La on (76) avilit les prisonniers de guerre, en en confiant la garde à des<br />

nègres esclaves. Je renvois ce dernier sujet au mémoire qui se trouve à la fin de ce journal<br />

historique.<br />

Le traitement qu'on éprouve dans les prisons d'Angleterre se réduit à 1le 1/2 de pain<br />

noir, souvent très mauvais, 1/2 livre de vache, 1/4 de pinte de légumes secs, avariés et de<br />

l'eau tant qu'on peut en boire. Il faut être absolument nue pour obtenir tous les dix-huit mois<br />

un rechange qui dure à peine la moitié de ce tems ; mais encore une fois n'anticipons point sur<br />

un sujet qui mérite d'être traité particulièrement.<br />

Aussitôt mon entrée sur le ponton, je fus informé qu'on envoyait en France les non-<br />

combattants. Le Commissaire anglais, à qui je réclamai ce privilège, me conseilla d'écrire à<br />

Monsieur Otto, agent français des prisonniers de guerre, alors résident à Londres.<br />

Je suivis ce conseil et reçus une réponse qui me surprit autant qu'elle m'affecta. Monsieur<br />

Otto, après avoir vérifié les pièces que j'avais jointes à ma lettre, me manda qu'un des marins<br />

de la Forte attaché aux vivres, avait prises mon nom et mon grade de commis aux vivres et<br />

par ce stratagème venait d'être renvoyé en France. Quoique je n'eusse pas un sujet légitime<br />

8


d'en vouloir à un homme qui me savait dans l'Inde; néanmoins je ne pus m'empêcher de<br />

déplorer ma fatale destinée. J'écrivis de nouveau à Monsieur Otto pour le prier de renouveler<br />

ses démarches; mais ses réponses ne me laissaient qu'un faible espoir, il n'avait pu obtenir du<br />

transport d'office mon renvoi, vu qu'il en était déjà parti un de même grade. Ce brave homme<br />

en m'exprimant ses regrets me permettait de me taire comprendre dans le premier cartel qui<br />

serait expédié pour France. Il fallut se résigner et supporter les horreurs du séjour sépulcral où<br />

j'étais enseveli.<br />

Monsieur Surcouf, l'agent de son corsaire, le 2 me capitaine du corsaire le Malartic, le<br />

capitaine d'armes de la Forte et moi nous réunîmes et nous installâmes tant bien que mal, mon<br />

nègre Azor que j'avais mené, formait le sixième et complettait le plat; il nous servait de<br />

domestique, de cuisinier, de maître d'hôtel. C'était une grande ressource pour nous; car il<br />

réunissait au plus grand zèle, une fidélité et un attachement sans bornes.<br />

Cette réunion volontaire et nécessaire de cinq connaissances intimes ne fut pas de<br />

longue durée. MM. Surcouf et les deux autres furent renvoyés en France; le capitaine d'armes<br />

jouit du même bonheur peu de temps après, il se sauva dans une malle (77) que je traînai moi-<br />

même sur le pont et fit ensuite embarquer dans un cartel d'incurables qui était le long du bord.<br />

Je restai donc avec mon fidèle Azor, attendant la paix ou l'occasion de m'évader. Trois mois<br />

s'écoulèrent dans cette incertitude insupportable, lorsque les préliminaires de paix vinrent me<br />

rendre à la raison et au bonheur.<br />

Il faut avoir été privé de la liberté pendant cinq années et être surtout dans une prison<br />

flottante d'Angleterre pour se faire une idée de la joie ou plutôt du délire qu'on éprouve,<br />

lorsque ces mots, la paix, la paix, et mille autres extravagances signalent ce jour mémorable.<br />

On s'embrasse, on se réconcilie, on parle de son pays, de sa famille, des plaisirs qui vous<br />

attendent, c'est une confusion qu'il est difficile de dépeindre. J'éprouvai, comme mes<br />

infortunés compatriotes, tous les sentiments d'une agitation subite et extraordinaire. Mon<br />

coeur fut d'abord oppressé par la surprise et la joie; mais de douces larmes le soulagèrent et<br />

me rendirent à moi-même. Je fus néanmoins longtemps à pouvoir supporter mon bonheur<br />

avec tranquillité. Non! Il n'y a que l'excès du malheur qui vous fait goûter le dernier degré du<br />

bonheur!<br />

Cependant les préliminaires de paix, quoique signées et ratifiées ne furent point<br />

l'époque de l'échange des prisonniers de guerre. Cela ne fut effectué qu'à la paix définitive,<br />

c'est-à-dire six mois après.<br />

Ce fatal délai ne convenant pas à ma vive impatience, je résolus de recouvrer ma<br />

8


liberté par la désertion. Le renvoi pour France de quelques officiers, me suggéra l'idée, ainsi<br />

qu'à plusieurs autres, de nous sauver en nous enveloppant dans leurs cadres. Nous le<br />

proposâmes aux officiers qui y consentirent avec joie. Le jour du départ venu, chacun de nous<br />

prîmes la place des matelots, les cadres furent transfilés et mêlés parmi les autres effets des<br />

partants. La ruse réussit à tous les autres, il n'y eut que moi qui fut découvert; cette disgrâce<br />

me fut si sensible que j'aurais volontiers donné ma vie pour quelques jours de liberté.<br />

Ayant ainsi perdu tout espoir de tromper la vigilance des geôliers, j'eus recours à un<br />

autre moyen ; le départ des incurables ayant été annoncé, je fis le malade pour y être compris.<br />

Le docteur anglais me questionna beaucoup sur mon état, j'affectai de me plaindre de la<br />

poitrine, maladie, lui disais-je, dont je ressentais les symptômes depuis plusieurs années; mais<br />

qui s'étaient tellement aggravés dans les prisons de l'Inde, que les médecins de ce pays<br />

m'avaient en quelque façon contraint de passer en Europe.<br />

Je fis l’énumération mensongère des remèdes que je n'avais pas pris, et du régime<br />

auquel j'étais assujetti depuis l'époque de cette maladie supposée (78). Le crédule docteur me<br />

crut et me porta sur la liste des malades; il m'ordonna quelques remèdes que je fus d'abord<br />

obligé de prendre devant lui. On doit juger de la grimace qu'ils me faisaient faire, car je<br />

jouissais d'une parfaite santé, au chagrin près, de n'être pas en France. Réfléchissant<br />

cependant que ces remèdes pouvaient me donner une maladie réelle, je priai mon médecin de<br />

permettre qu'ils me fussent administrés que le matin au point du jour, que l'effet en serait plus<br />

salutaire, à l'exception du jus de réglisse que je conservai comme un bon et excellent<br />

estomachique.<br />

Mon stratagème réussit à merveille, le bon docteur ne comprit dans l'envoi d'un cartel<br />

d'incurables. Il ne me restait qu'un regret; c'était de laisser mon fidèle Azor au ponton.<br />

J'essayai en vain de l'embarquer par quelques ruses; il fallut céder à la vigilance des geôliers,<br />

trop heureux d'avoir réussi moi-même Je laissai mon adresse, quelques secours à ce ban noir,<br />

qui est dans ce moment chez moi.<br />

8


RETOUR AU BERCAIL<br />

CE jour tant désiré, qui devait briser mes fers parut enfin. Le cartel fit voile de la<br />

Tamise le 25 mars et jeta l'ancre à Calais le 28. O ! Qui pourrait rendre ma joie, en mettant les<br />

pieds sur la terre de France. Je vous saluai, 0 trop chère patrie! Avec les sentiments d'un<br />

patriotisme pur et ardent 1 J'oubliai mes malheurs, une longue et cruelle captivité pour<br />

m'enivrer du bonheur de voir et d'être parmi mes compatriotes; non! Jamais je n'oublierai<br />

cette époque, une des plus consolantes de ma vie orageuse.<br />

Je me rendis de suite au bureau des classes pour prendre ma feuille de route qui me fut<br />

accordée sans difficulté. Cela fait je me réunis à quelques connaissances dans un hôtel, afin de<br />

nous réjouir un peu et prendre les forces nécessaires pour la longue route que j'avais à faire.<br />

Le plus beau jour, dit-on, n'est pas sans nuage: comme le plus grand bonheur n'est pas sans<br />

amertume. C'est une vérité dont je fis la cruelle épreuve pendant mon séjour à Calais. On sait<br />

que l'image ordinaire des marins est de fréquenter les maisons de débauches, au retour de leur<br />

voyage, afin de se dédommager de la continence à laquelle ils sont assujettis. Mes camarades<br />

m'entraînèrent dans une de ces maisons consacrées à une volupté crapuleuse. J'avais tellement<br />

résolu d'être sage que toutes les agaceries des messalines fussent inutiles, nous rentrâmes à<br />

l'hôtel sur le soir. Il fut question après soupé de retourner chez les filles de joie. Je m'y<br />

opposai fortement; maison n'écouta ni mes raisons, ni l'observation que fit l'aubergiste, que la<br />

porte de son hôtel serait fermée à onze heures. Nous voilà donc de nouveau lancés dans le<br />

vagabondage. Ma fermeté ne se démentit point. Un officier nantais (non moins sage) et moi<br />

nous nous amusions à jouer aux cartes pendant (79) que les camarades jouaient à un autre<br />

jeu. .... J'observai plusieurs fois qu'il était tard et qu'il fallait gagner l'hôtel, si nous voulions<br />

trouver la porte ouverte; mais c'est comme si j'avais conseillé à un gourmand de faire maigre<br />

le jour de Pâques. Ce que j'avais prévu arriva. Nous nous trouvâmes sur la rue vers minuit.<br />

Alors on se décida de revenir coucher d'où nous sortions. Encore la porte fermée, les places<br />

prises et les filles de rire à gorge déployée de notre embarras. J'aurais volontiers mis le feu à<br />

la maison, tant j'étais en colère.<br />

Nous errions dans la ville, lorsqu'une lumière frappa notre vue. C'était encore un…<br />

Mes camarades entrèrent et demandèrent des femmes. L'officier nantais et moi fort<br />

embarrassés, de nous trouver dans une maison pire que l'autre, prîmes néanmoins le parti<br />

d'entrer dans une chambre où il n'y avait qu'un lit. Je dis à celle qui se disait la maîtresse que<br />

9


j'allais coucher dessus, elle m'observa que c'était son lit. Peu m'importe, lui dis-je et je m'y<br />

jetai dessus botté et habillé. Le Nantais en fit autant; mais le plaisant de l'aventure, c'est que la<br />

femme se 13laça entre nous, aussitôt que nous fûmes endormis.<br />

Je ne fus pas peu surpris à mon réveil de me trouver à côté d'une femme. Adieu mes<br />

serments de sagesse, l'épreuve était au dessus de mes forces. Je succombai plus par mon<br />

tempérament ardent que par libertinage. L'abominable Messaline se porta de bonne grâce à<br />

mes désirs, et me gratifia d'une galanterie qui a influé sur le reste de ma vie. Ainsi échouent<br />

les meilleures intentions. Je n'avais pas cherché cette femme; mais j'avais eu la faiblesse de<br />

suivre ceux qui devaient m'entraîner à ce résultat. Leçon utile pour tous les jeunes gens qui,<br />

sortant des prisons d'Angleterre, voudront arriver sains et saufs dans leurs familles.<br />

La ville de Calais a un bon port pour les navires de commerce. Sa situation dans le<br />

canal qui joint les deux mers, lui donne des avantages précieux. Les corsaires font de<br />

nombreuses et riches prises lors de la guerre entre la France et l'Angleterre. En outre un<br />

commerce interlope qu'il est bien difficile de surveiller, vu la proximité des deux terres, Les<br />

riches voyageurs anglais débarquent dans celte ville à la paix, et y font de grandes dépenses,<br />

de même que les Français et autres étrangers qui vont en Angleterre, y embarquent. Ainsi soit<br />

dans la guerre on la paix, Calais offre à ses habitants des ressources que ne possèdent pas les<br />

autres villes de commerce. La ville est régulièrement fortifiée, bien bâtie et très propre. Elle<br />

procure d'excellents hommes à la marine m de. (80)<br />

Je partis de cette ville après deux jours de séjour et me rendis à Boulogne par la<br />

diligence le même jour. Je trouvai une grande différence entre ces deux villes, quoique la<br />

dernière possède les mêmes avantages maritimes. <strong>De</strong> Boulogne je me décidai à faire la route à<br />

pied jusqu'à Montreuil, qui en est à 9 lieues. J'étais resté si longtemps sans marcher que je<br />

souffris beaucoup de ce petit trajet.<br />

Je repris la voiture jusqu'à Abbeville, où j'arrivai le lendemain. J'admirai la beauté des<br />

campagnes que je parcourais depuis Boulogne. Les moissons commençaient à couvrir la terre,<br />

les près parsemés de ses fleurs naturelles semblaient rendre un hommage champêtre à la<br />

nature. J'étais comme extasié à la vue des merveilles que le Créateur enfante pour les mortels.<br />

Les productions de l'Inde n'avaient jamais produit en moi ces douces impressions. Je voyais<br />

avec indifférence un caner, une canne à sucre, un cotonnier et d'autres arbustes nuisibles à la<br />

santé; mais un pied de vigne, un épis de bled, un arbre fruitier réjouissait ma vue et me faisait<br />

verser des douces larmes. Tel est toujours le charme de son pays natal.<br />

9


L'épuisement de mes moyens pécuniers me força de me rendre au Havre de grâce,<br />

dans l'espoir d'y trouver un navire pour Bordeaux. Je passai d'Abbeville dans la ville d'Eu et<br />

ensuite à Dieppe où je dînai. Je trouvai cette ville jolie et son port avantageux pour les petits<br />

navires de commerce. En général j'observai que nos ports de la Manche avaient été négligés<br />

par les anciennes dynasties. On pourrait assurément les rendre assez profonds pour contenir<br />

des vaisseaux de premier rang; mais telle a été l'influence anglaise sous le règne de Louis<br />

quinze que le port de Dunkerque fut comblé, à la honte de la France. Il faut sans doute de<br />

grands travaux; mais les grandes dépenses locales n'ont jamais ruiné un gouvernement; c'est<br />

une guerre maritime désavantageuse. Si Cherbourg avait été un port militaire et que les<br />

frégates eussent trouvé un mouillage à Calais et Dieppe: l'Angleterre aurait renoncé à<br />

l'extravagance de son système commercial.<br />

Comme le temps était beau je résolus de faire la route à pied de Dieppe à un village<br />

assez éloigné où devait se trouver la voiture. Je sortis de la ville à deux heures du soir et ne<br />

parvins au village qu'à la nuit; après avoir essuyé sur la route une furieuse grêle qui me<br />

donnait au visage. Le lendemain (81) je partis de là en voiture pour Fécamp où je couchai.<br />

<strong>De</strong> cette ville, je continuai pour le Havre de grâce où j'arrivai à 9 heures du matin.<br />

C'est là que se déclara le funeste poison que j'avais puisé à Calais dans les bras d'une<br />

infâme coquine. Je restai quatre jours dans cette ville autant pour jouir de ses agréments,<br />

qu'afin de m'y procurer un passage pour Bordeaux, recherche inutile et que je me repentis<br />

d'avoir entrepris. Il y avait alors dans le port une corvette de l'Etat destinée pour l'Ile de<br />

France; on me proposa la place de commis aux vivres; mais mon incommodité récente, et<br />

surtout le désir de voir mon pays natal, l'emportèrent sur mes intérêts. Je refusai un avantage<br />

que j'aurais envié dans toute autre circonstance. Cependant je consultai ma bourse et tout bien<br />

calculé, je trouvai qu'il me restait tout juste assez d'argent pour me rendre à Bordeaux par la<br />

voie de la diligence.<br />

Du Havre de grâce où je ne restai que quatre jours, je pris la diligence de Paris.<br />

J'admirais pendant la route la beauté des deux rives de la Seine. La fertilité du sol, la variété<br />

de ses productions et les agréables maisons champêtres qui l'embellissent forme une des<br />

belles perspectives qu'il soit possible de voir. La diligence arriva à Rouen à neuf heures du<br />

matin et à ma grande satisfaction y resta toute la journée. J'avais déjà lié connaissance avec un<br />

officier français qui venait de la Hollande et avait comme moi pris la voiture au Havre. Nous<br />

parcourûmes ensemble la citée, observant attentivement tout ce qu'il y a de plus remarquable.<br />

La ville de Rouen sur la rive droite de la Seine est grande, bien peuplée et très commençante.<br />

9


Son ancienneté lui donne un air gothique qui déplaît au premier coup d'oeil. Partie de ses rues<br />

sont étroites, sombres et sans aucune régularité. Elle est renommée pour ses manufactures de<br />

toile et autres objets d'industrie et de commerce. Les navires de 200 tonneaux peuvent y jeter<br />

l'ancre, charger et décharger. Il y a un superbe pont de bateaux qui s'ouvre à volonté pour les<br />

vaisseaux: c'est une des villes de commerce qui souffre le plus de la guerre maritime, La<br />

supériorité de la marine anglaise réduit le déboursé de ses manufactures au tiers de ce qu'il est<br />

en temps de paix: Alors le grand nombre d'ouvriers sont congédiés et deviennent la proie de la<br />

misère ou du vagabondage.<br />

Je partis de Rouen à 9 heures du soir dans (82) la même diligence et traversai le beau<br />

village de Marly, le lendemain à deux heures après-midi. Ce village, situé dans un vallon à<br />

l'extrémité d'une forêt est remarquable par la fameuse machine dite de Marly qui puisant l'eau<br />

dans la Seine la répand à Marly et Versailles. Continuant la route ordinaire de Marly à Paris,<br />

je me crus transporté dans un pays enchanté. L'art et la nature ont épuisé leurs ressources dans<br />

l'admirable variété des jardins, parcs, allées, labyrinthes, prairies artificielles, jets d'eau etc.<br />

Les châteaux et autres maisons de campagne, sont aussi majestueux qu'agréables. A voir ces<br />

séjours enchanteurs, on dirait que ceux qui les habitent sont des immortels.<br />

Paris se découvrit enfin à ma vue, la diligence y entra sur le soir et nous déposa sur la<br />

place du Carrousel, A vaut d'entrer dans cette capitale, j'eus l'occasion d'admirer le pont de<br />

Neuilly où la voiture passa, les champs élisées et les Thuilleries. L'officier et moi fûmes logés<br />

dans un hôtel où je n'avais dessein d'y rester que jusqu'au lendemain. L'officier à qui<br />

j'annonçai ma résolution, m'observa que le jour de mon départ était précisément celui d'une<br />

grande fête à l'occasion du rétablissement du culte catholique. Il ajouta que toutes les troupes<br />

devaient se trouver sous les arbres et être passées en revue par le Premier Consul. Il me<br />

sollicitait avec tant d'instance, que je fus obligé de lui avouer que mes moyens pécuniers ne<br />

me permettaient pas un plus long séjour. A cette réponde, ce brave homme m'offrit sa bourse<br />

de la manière la plus franche et la plus pressante. Je le remerciai d'une générosité peu<br />

commune, en l'assurant que j'accepterais ses services, si j'y étais obligé de la prolongation du<br />

séjour qu'il paraissait désirer.<br />

Comme il connaissait Paris, il eut la complaisance de m'en faire parcourir les endroits<br />

les plus curieux. Nous fûmes d'abord sur les boulevards, station habituelle de différents genres<br />

d'amusements que recherchent les innombrables oisifs que fournit cette vaste capitale. Il me<br />

mena ensuite au Palais Royal où se réunissent d'autres oisifs d'une apparence moins vulgaire.<br />

Je fus frappé de la beauté et de la richesse des arcades qui bordent ce palais enchanteur.<br />

9


La vue surtout d'une multitude de nymphes complaisantes, me réjouit beaucoup. J'ai<br />

toujours été amateur du beau sexe; mais certes j'aurais été embarrassée du choix si l'aventure<br />

de Calais n'avait mis un frein à mes désirs (83). Mon estimable guide me conduisit dans<br />

d'autres différentes parties de la ville, où j'eus lieu de satisfaire ma curiosité. Partout je voyais<br />

une grande influence de peuple, de superbes hôtels, places publiques, magasins et boutiques<br />

de toute espèce, enfin une grande profusion de tout ce qui est nécessaire à la vie, et même au<br />

luxe effréné auquel les Parisiens se livrent aveuglément.<br />

Le lendemain, jour de la fête, nous dirigeâmes nos pas vers la place du Carrousel ; les<br />

troupes y étaient déjà rassemblées et offraient le coup d'œil le plus imposant. En voyant ces<br />

immortelles phalanges, je me rappelai les hauts faits dont elles avaient été témoins. J'étais<br />

dans ces réflexions lorsque les tambours annoncèrent l'arrivée du premier Consul.<br />

A l'aspect de ce héros, les troupes immobiles à leur poste présentèrent les armes, les<br />

portèrent et ouvrirent les rangs. Ces mouvements m res exécutés avec une précision admirable,<br />

excitèrent en moi quelque chose qu'il m'est impossible de définir. J'éprouvais à la fois de<br />

l'étonnement, une joie concentrée et d'autres sensations douces et pénibles. Le premier Consul<br />

passa la revue, il était dans le plus simple costume et suivi par un état-major nombreux et<br />

couvert d'or. Ce héros en parcourant les rangs, semblait dire à ses soldats. Vous étiez dans les<br />

batailles d'Arcole, de Lady, de Marengo et tant d'autres. Vous vous êtes couverts de gloire, de<br />

nouveaux lauriers vous attendent. Soyez prêts au premier signal de la guerre, je vous mène à<br />

la victoire. La contenance martiale des guerriers, leurs yeux étincelants d'un courage terrible,<br />

tout en eux exprimait la soif des combats. On croyait lire sur leurs physionomies belliqueuses<br />

la réponse au héros invincible : Ordonne et l'ennemi a vécu!<br />

Le premier entra dans son palais, d'où il sortit de nouveau, dans son costume<br />

cérémonial, pour se rendre à l'église de Notre Dame: c'est tout ce que je puis voir de la fête,<br />

ayant arrêté ma place dans la diligence pour Bordeaux, la veille. Je pris en conséquence congé<br />

de l'officier, en lui renouvelant les témoignages de mon estime et de ma reconnaissance.<br />

Le désir d'arriver dans mon pays natal me consolait des regrets de quitter Paris si<br />

précipitamment. Nous étions quatre dans la diligence, un sous-préfet de Périgord, un jeune<br />

homme du même pays, et un capitaine espagnol très accommodant. Après avoir [lassé le<br />

château des Thuilleries, la voiture traversa la Seine sur le Pont-neuf où naguère était la statue<br />

(84.) du grand et bon Henri IV. En passant sur ce pont, il n'y a pas un Français qui ne déplore<br />

les funestes effets du fanatisme religieux, qui priva la France du meilleur de ses rois, et du<br />

fanatisme politique qui renversa sa statue, objet de la vénération et de la reconnaissance d'un<br />

9


peuple hélas trop facile à égarer.<br />

Nous déjeunâmes à Orléans, le lendemain de notre départ de Paris.<br />

Orléans, situé sur la Loire est une des jolies villes de France. Les deux rives de cette<br />

grande rivière, ne le cèdent en rien à celles de la Seine et de la Garonne. D'Orléans nous<br />

fûmes couché à Blois, autre ville agréable sur la Loire. On y remarque un magnifique château.<br />

<strong>De</strong> Blois à Tours, où nous arrivâmes le jour suivant, peu de villes jouissent d'un plus beau<br />

paysage. Il semble que la nature lui ait prodigué ses dernières faveurs. On y admire une<br />

superbe rue autant par sa longueur, son alignement et ses trottoirs, que par la beauté et la<br />

régularité des maisons. Cette ville est située entre la Loire et le Cher; on y parle la langue<br />

française correctement et avec un accent qui flatte. Au dehors sont quatre superbes allées<br />

d'arbres de trois quarts de lieue de long, des campagnes fertiles et bien cultivées, des cites<br />

champêtres charmants. En un mot un pays digne du séjour des Dieux.<br />

<strong>De</strong> Tours, nous arrivâmes le lendemain à Chatelleraut. Cette ville située sur la Vienne<br />

qu'on passe sur un beau pont et renommée pour la quincaillerie. J'y fus assailli par une<br />

multitude d'enfants des deux sexes qui me forcèrent en quelque façon par leur importunité,<br />

d'acheter quelques objets de manufactures de Chatelleraut. On va à Poitiers, ville sur la rivière<br />

le Clain, aussi agréable par ses promenades que par la fertilité du sol, qui la circonvoisine,<br />

Le jour suivant nous fûmes couché à Angoulême, autre grande ville située au pied<br />

d'une montagne où la Charente prend sa source. D'Angoulême à St. André de Cusac, sur la<br />

Dordogne et de là à la Bastide et Bordeaux, où l'officier espagnol et moi (restés seuls depuis<br />

Angoulême) laissâmes la diligence.<br />

Mes finances étant totalement épuisées, joint à l'impatience d'arriver chez moi, me<br />

décidèrent à prendre la voie d'un bateau qui remontait la Garonne. L'officier espagnol avec<br />

lequel je m'étais déjà familiarisé, consentit à (85) me suivre. C'était la route pour l'Espagne.<br />

Le bateau qui nous portait fut contraint par les courants de mouiller près de Cadillac, Mon<br />

compagnon de voyage et moi, nous fîmes mettre à terre et continuâmes la route à pied jusqu'à<br />

Barsac, lieu de ma naissance.<br />

Je revoyais donc mon pays natal, après une absence de dix à onze ans dont cinq perdus<br />

dans les prisons d'Angleterre, et les six autres dans les dangers, les revers, quelques succès,<br />

enfin livré à toutes les chances incertaines et pénibles de la fortune. Déjà mon coeur éprouve<br />

une forte émotion à la vue du bourg qui m'a vu naître, berceau de mon enfance. Bientôt je<br />

distingue la maison paternelle, je précipite mes pas et les ralentis tour à tour; ma respiration<br />

est gênée par les sensations d'une joie surnaturelle. A la vérité les chemins que je parcours,<br />

9


me rappellent les jeux de mon enfance. Cela me distrait sans calmer l'agitation de mes sens.<br />

Mes parents ne sont point prévenus, et c'est moi qui jouis d'avance de la surprise. O ! comme<br />

mon coeur palpite en entrant dans le village, mon impatience est à son comble. Tout disparaît<br />

à mes yeux excepté la maison paternelle. Y courir, entrer et me précipiter dans les bras de<br />

mon frère chéri, fut l'affaire d'une seconde. Je m'en arrachai que pour embrasser sa femme,<br />

ses enfants et d'autres connaissances que la nouvelle de mon arrivée avait attirées dans la<br />

maison, J'eus la douce satisfaction dans la journée d'embrasser aussi mes soeurs et d'autres<br />

parents qui résidaient à quelque distance du Bourg. Jamais je n'éprouvai d'aussi délicieux<br />

moments ; j'étais dans mon pays natal, entouré de tout ce qui m'était cher et parfaitement bien<br />

accueilli. Quel est le mortel, m'écriai-je que n'enivrerait point mon sort ! Aussi j'oubliai toutes<br />

mes infortunes pour ne songer qu'à savourer les jouissances d'un séjour si ardemment désiré.<br />

Tout a son terme, dit le proverbe; j'étais assurément aussi heureux qu'on peut être<br />

parmi de bons parents; mais le germe d'ambition avait pris de trop fortes racines dans mon<br />

cœur pour périr. J'étais encore jeune, d'un bon tempérament et avais de plus acquis assez<br />

d'expérience pour accélérer les progrès de ma fortune. Un troisième voyage fut donc résolu.<br />

Mon frère à qui je communiquai ma résolution la combattit par des raisons solides et dictées<br />

par la plus pure amitié; mais mon parti était pris et je fis mes dispositions pour un second<br />

voyage de l'Inde.<br />

9


PROJETS DE MARIAGE<br />

MA belle-sœur, à qui sans doute mon frère avait fait part de mon projet, m'entretint un<br />

jour sur un sujet assez délicat. Elle me demanda si je ne songeais (86) pas à me marier!<br />

Etonné de la question, je répondis négativement, la priant cependant de m'expliquer la cause<br />

de sa demande. Sa réponse fut, que si telle avait été mon intention, elle eut désiré que mon<br />

choix ait tombé sur une de ses nièces. Les femmes ne vous parlent ordinairement de mariage<br />

sans qu'elles n'aient un but. Je réfléchis donc sur ce que ma belle-sœur venait de me dire et<br />

conclus qu'il avait déjà été parlé de cette affaire dans les cercles féminins. J'étais très bien<br />

dans la maison de Madame G. mère de celle dont on me parlait. Il existait même quelque<br />

familiarité entre mademoiselle G et moi, sans qu'il y eut de ma part d'autre vue que le plaisir<br />

de la conversation ; mais depuis l'interpellation significative de ma sœur, je redoublai<br />

d'assiduités et d'attentions afin de mettre nos cœurs à une épreuve qui pût nous convaincre de<br />

nos vrais senti mens.<br />

Je fus peu de tems à m'apercevoir que j'avais pris pour familiarité d'usage entre<br />

voisins, une inclination qui se serait peut être plus tard développée, sans l'indice amical de ma<br />

beau-sœur. Dès ce moment, je n'eus aucun repos que je n'eusse obtenu le même aveu de<br />

Mademoiselle G. et celui de sa mère.<br />

Avant d'en venir à une déclaration dans les formes d'usage, je voulus m'assurer du<br />

cœur de Mademoiselle G. Cette aimable personne m'avoua ses sentiments avec une candeur<br />

qui m'attendrit au delà de toute expression. Elle consentit non sans peine au voyage de l'Inde<br />

que j'avais projeté, et me promit une fidélité inviolable.<br />

Quelque fondé que fut mon espoir, néanmoins j'éprouvais une certaine inquiétude<br />

relativement aux intentions de la mère. Je communiquai mon embarras à ma belle-sœur, à qui<br />

j'avouai franchement que si je devais éprouver un refus, ma sensibilité serait moins affectée<br />

en ne m'y exposant pas moi-même. Cette bonne parente voulut bien se charger de la<br />

négociation, dont le résultat m'apprit-elle ne me laissait rien à désirer. Certain alors d'être bien<br />

reçu, je me présentai chez Madame G. et lui demandai la main de sa demoiselle. La maman<br />

me répondit avec affabilité qu'elle y consentait; mais qu'elle ne voulait point gêner<br />

l'inclination de sa fille, quelque plaisir qu’elle eut à m'avoir pour gendre. Mademoiselle G. fut<br />

alors appelée et confirma par un aveu naïf et charmant ses sentiments pour moi. Alors tout fut<br />

terminé et les arrangements pris pour la célébration du mariage à mon retour de l'Ile de<br />

9


France. Peu de jours après une de mes soeurs donna jour à une fille) que Mademoiselle G. et<br />

moi (87) tinrent sur les fonds de baptêmes. Il est d'un usage presque général en France, qu'un<br />

semblable évènement cimente les inclinations naissantes et sont en quelque sorte garant avoué<br />

d'une liaison légitime prochaine.<br />

Je ne sais pas pourquoi l'homme sacrifie un bonheur réel à un espoir chimérique. <strong>De</strong>ux<br />

motifs fondés sur une fausse honte déterminèrent ma funeste résolution. On se rappelle ma<br />

disgrâce de Calais, à mon retour des prisons d'Angleterre. J'avais encore cette fâcheuse<br />

incommodité, que je cachais soigneusement, tandis que j'aurais dû prétexter la nécessité d'une<br />

absence, ou me confier à mon frère, qui m'aurait faciliter les moyens de me traiter sans éclat.<br />

On ne saurait croire quelle amertume cette maladie répandait sur tous les amusements dont je<br />

pouvais Jouir. Le second motif n'était pas moins irréfléchi; je m'imaginais que des richesses<br />

plus considérables me donneraient un plus grand bonheur Je voulais ne devoir à mon amie<br />

que les égards qui se doivent réciproquement deux époux dont les fortunes sont assorties. il<br />

me semblait qu'une abondance superflue était nécessaire au maintien permanent d'un bon<br />

ménage. Tel était l'effet de mon amour-propre, que je songeais bien moins à me concilier<br />

l'attachement de mon épouse par mes qualités personnelles, que par des générosités réitérées.<br />

C'était assurément mal jugé de son cœur et peut-être du mérite qu'elle désirait en moi. Il n'y a<br />

certainement pas de doute, qu'un faux amour-propre n'ait contribué à me faire renoncer à un<br />

bonheur certain.<br />

J'ai voulu paraître riche aux yeux d'une femme qui ne me voulait que fidèle. Qu'en est-<br />

il résulté? <strong>De</strong>s malheurs et toujours des malheurs. C'est dans une des prisons d'Angleterre où<br />

je suis pour la quatrième fois, que j'écris ma vie, et ou j'ai bien sujet de me repentir d'une faute<br />

où i'!ans doute je ne retomberai plus.<br />

Il y avait quatre mois et demi que je menais dans won pays natal une vie toute pleine<br />

d'agréments, mes parents se disputaient à qui me dédommagerait des longs revers que j'avais<br />

éprouvés dans les deux mondes, Mes fréquentes promenades avec la bien-aimée<br />

embellissaient encore mes jours fortunés. Tout enfin, tout devait m'imposer la douce nécessité<br />

de renoncer au fatal voyage qui me privait d'un bonheur réel, Tel était ma position, lorsque<br />

j'appris qu'un navire de Bordeaux partait pour l'Ile de France.<br />

On ne quitte jamais son pays natal, sa famille et surtout sa (88) maîtresse sans<br />

éprouver les regrets les plus pénibles, et même longtemps après le sou venir de cette<br />

séparation cruelle, vous attriste. Ce jour tant redouté arriva. Je m'arrachai des bras de ma<br />

famille, que les yeux baignés de larmes, mon frère, son épouse, ses enfants, mirent ma<br />

9


sensibilité à la dernière épreuve. Mais une autre séparation non moins douloureuse m'attendait<br />

encore. Je quittai la maison de mon frère après dîné, et me rendis à celle de Mademoiselle G.<br />

qui en est à quelque distance. Si le souper fut triste, le moment du départ le fut bien<br />

d'avantage. J'embrasse Madame G. de qui j'obtiens le précieux avantage d'écrire à sa<br />

demoiselle. Celle-ci, ainsi que sa soeur, et d'autres amis voulurent m'accompagner jusqu'à la<br />

fontaine des Moines. Là se passa une des scènes les plus attendrissantes qui terminèrent des<br />

promesses mutuelles d'un amour constant. Les baisers d'adieux, les larmes, en un mot toutes<br />

les démonstrations affligeantes d'une séparation de deux amants, Je m'éloignai avec<br />

précipitation d'un endroit où je laissai dans la douleur l'objet de ma plus vive affection. O!<br />

Combien j'eus à souffrir avant que mon coeur gros de soupirs, ait repris ses sens. C'est en vain<br />

que la beauté des campagnes et les chants de l'agriculteur qui coupait les moissons,<br />

m'invitaient à d'autres sensations. Je ne voyais et n'entendais que ma bien-aimée, elle était<br />

pour moi toute la nature.<br />

J'arrivai à Bordeaux le 10 Fructidor de l'an 10. Le navire sur lequel j'avais arrêté mon<br />

passage se disposant à descendre la rivière, je le devançai jusqu'à Pouillac, petite ville sur la<br />

Gironde, où jettent ordinairement l'ancre la plupart des navires qui vont aux Indes.<br />

Les dames G., originaires de cet endroit y avaient quelques parents dont je reçus<br />

l'accueille plus amical. L'arrivée du navire et sa courte relâche abrégea mon séjour.<br />

J'embarquai le 24 et le jour suivant nous étions à la voile pour la mer.<br />

9


L’ILE DE FRANCE<br />

SOIT pressentiment funeste, soit regret des plaisirs dont, je m'étais récemment enivré, soit<br />

enfin le souvenir de tout ce qui m'était cher, à peine avais-je perdu la terre de vue, qu'un<br />

sentiment pénible s'empara de toutes mes facultés. Je me repentais amèrement d'avoir<br />

entrepris le voyage et j'aurais fait les plus grands sacrifices d'être encore au sein de ma<br />

famille (89). Etranges contradictions des hommes qui n'ont pas de passions modérées. J'étais<br />

convaincu que mon pays natal était mon bonheur, et je m'en éloignais. O! Fortune, vous faites<br />

payer bien cher aux mortels les faveurs illusoires et réelles qu'ils invoquent de vos caprices?<br />

Comme j'étais seul la cause de mon repentir, je pris le sage parti de me résigner.<br />

Le tems nous contraria pendant la traversée, sans cependant qu'il nous arrivât aucune<br />

avarie fâcheuse. Nous prîmes relâche au Cap de Bonne Espérance, le 20 frimaire afin de nous<br />

procurer les rafraîchissements nécessaires et faire quelques réparations au navire. Aussitôt<br />

que l'ancre fut jetée, je descendis à terre de suite et fut loger chez Monsieur <strong>De</strong>laitre.<br />

Je n'ai jamais passé le Tropique et la ligne, sans éprouver une virritation des désirs que<br />

le climat provoque et qu'il m'est impossible de réprimer. J'étais parfaitement guéri du mal…<br />

et très disposé de m'abandonner aux intrigues galantes. Parmi quelques bonnes fortunes, je<br />

remarquai dans la maison de mon hôte, une jeune personne originaire de l'Ile de France. Nous<br />

liâmes d'abord conversation, elle me parla beaucoup de ses parents que je connaissais, ou non,<br />

me priant de leur écrire une lettre en son nom. J'y consentis avec bien plaisir, l'invitant en<br />

adroit séducteur de porter le soir dans ma chambre de j'encre et du papier, ce qu'elle ne<br />

manqua pas de faire. La lettre fut écrite; mais j'en exigeai le payement. La belle enfant tout<br />

en faisant des résistances et se débattant faiblement trébucha contre mon lit et y trouva sa<br />

défaite. Je l'engageai à passer la nuit avec moi, elle me refusa; alors je lui dis que je ne<br />

cachetterais pas sa lettre; nouvelles difficultés qui se terminèrent à mon avantage, c'est-à-dire<br />

que je posai le cachet sur la lettre et sur la fille.<br />

Nous quittâmes le Cap, après onze jours de relâche. La même contrariété de tems nous<br />

poursuivit jusqu'à l'Ile de France, où le navire mouilla le 16 Pluviose, après une longue<br />

traversée de cinq mois. Je descendis à terre et pris mon logement chez Monsieur Poulet,<br />

compatriote, et ami intime. L'Ile de France abondait dans ce moment, de toute espèce de<br />

marchandises, objets de consommation, de luxe, etc., etc. Monsieur Poulet très versé dans le<br />

commerce, me dit que les affaires n'étaient avantageuses qu'aux grands capitalistes. Il me<br />

1


conseilla d'attendre quelques (90) chances plus favorables pour vendre ma pacotille, si je ne<br />

voulais y perdre considérablement. Je suivis ce sage conseil et pris le parti de me livrer à<br />

quelque occupation qui put pourvoir à ma dépense.<br />

On se rappelle que j'avais été forcé de renvoyer une riche malle de l'embouchure du<br />

Gange à Calcuta, à l'adresse de Monsieur Ducimentère. Je lui écrivis aussitôt mon arrivée à<br />

l'Ile de France pour la réclamer; mais la guerre, la cruelle guerre, s'étant déclarée dans ces<br />

entrefaites, le bâtiment porteur de ma lettre fut pris et je perdis tout espoir de ne recouvrer<br />

jamais cette malle.<br />

L'Ile de France venait d'être réservée du fléau révolutionnaire par un concours de<br />

circonstances heureuses et imprévues, le système de destruction puisé dans la politique la plus<br />

absurde, comme le plus infernale devait anéantir cette superbe colonie ou la livrer à quelques<br />

brigands obscurs. Les colons d'abord alarmés des principes nouveaux de la législation<br />

française et surtout de ceux qui menaçaient les colonies, se déterminèrent à opposer tous leurs<br />

efforts aux mesures extravagantes et incendiaires des factions sanguinaires qui gouvernaient<br />

la France. Une Assemblée Coloniale fut formée et se concerta avec le Gouverneur Malartic,<br />

dont la prudence, un sage temporisation, la condescendance nécessaire et une longue<br />

expérience des hommes n'ont pas peu contribué à préserver l'Ile.<br />

Déjà les possessions françaises dans les Indes Occidentales, ont été livrées à toutes les<br />

horreurs du vandalisme le plus exécrable. Quelques fanatiques révolutionnaires envoyés de la<br />

Métropole aux Antilles y ont signalé leurs opérations, par la dévastation, le carnage et la mort.<br />

Les annales de tous les crimes qui ont désolé la terre, ne présentent pas un tableau comme St<br />

Domingue. Les factions nationales convaincues que leurs principes innovateurs armeraient les<br />

colons blancs, s'étaient décidés à leur opposer les affranchis et les noirs. Elles s'imaginaient<br />

dans le délire de leurs passions philanthropiques que ces dernières castes une fois libres,<br />

défendraient les colonies contre l'ennemi extérieur et se rallieraient par reconnaissance à leurs<br />

libérateurs. C'est un Sontonax, un Polverel et mille autres agents subalternes infâmes qui se<br />

chargèrent de la proscription des colons. Qu'en est-il résulté? (91) Le massacre des blancs,<br />

l'indépendance et la rébellion des nègres et la perte de la plus riche possession de la France.<br />

L'exemple tragique de St-Domingue devait être une leçon frappante pour l'Ile de<br />

France. <strong>De</strong>s pareils agents y furent aussi envoyés de la Métropole et ne furent point reçus. Cet<br />

évènement faillit néanmoins susciter des dissensions civiles; mais le bon accord du<br />

Gouverneur et de l'Assemblée Coloniale triompha de toutes les menées factieuses de quelques<br />

individus obscurs et exaltés, instruments aveugles de l'anarchie.<br />

1


L'Ile restait néanmoins des un état de fermentation dangereuse, résultat inévitable de son<br />

opposition aux pouvoirs de la Métropole. Les partis tendaient à l’indépendance absolue, à une<br />

domination étrangère, à la soumission. Cette diversité d'opinions balancées par le pou voir<br />

représentatif et exécutif fut aisée à contenir dans les bornes politiques qu'exigeaient les<br />

circonstances. Nul doute qu'une plus grande prépondérance de l'un de ces parties n'eut excité<br />

la guerre civile:<br />

Entr'autres mesures que l'Assemblée et le Gouverneur opposèrent aux factions<br />

nationales, il fut décidé que les ordres de la Métropole seraient exécutés, en tout ce qui ne<br />

porterait pas atteinte au régime intérieur du pays. Ainsi par ce sage précaution, la colonie se<br />

maintint dans un état d'indépendance aux pouvoirs révolutionnaires et de fidélité envers la<br />

mère patrie. Situation singulière due comme je l'ai déjà dit, à des circonstances aussi<br />

heureuses qu'imprévues.<br />

Le Gouvernement consulaire fit cesser cet état d'incertitude en réunissant tous les<br />

partis et les ralliant à l'autorité de la Métropole, autorité désormais respectable, durable et<br />

assez sage pour renoncer au système de législation coloniale qui venait d'épouvanter la nature<br />

et l'humanité par des crimes horribles.<br />

Je trouvai la Colonie parfaitement tranquille et rassurée sur son existence politique. Le<br />

respectable gouverneur Malartic était mort et le Général Mangalon, non moins prudent et<br />

estimable l'avait remplacé. <strong>De</strong>puis la guerre le Général <strong>De</strong>caen a été nommé par le<br />

gouvernement français, Capitaine général de toutes les possessions françaises à l'Est du Cap<br />

de Bonne Espérance et l'Assemblée Coloniale a été dissoute ainsi que (92) les Autorités<br />

populaires des Cantons. L'Ile est sous le gouvernement militaire.<br />

On divise la Colonie en huit Cantons: Pamplemousses, la Rivière du Rempart, Flacq,<br />

le Grand port, la Savanne, la rivière Noire, les plaines William, et Moka. Chaque Canton a un<br />

Commandant militaire et un Commissaire civil.<br />

Les principales productions se réduisent aujourd'hui au Sucre café coton, indigo,<br />

girofle, muscade, riz, etc. etc. On y fait peu de grains depuis que l'île Bourbon et Madagascar<br />

en fournissent suffisamment pour la consommation. C'est à force d'expérience qu'on est enfin<br />

parvenu à connaître la nature du sol pour chaque plante. Tout a été porté à un grand degré de<br />

perfection, le giroflier et le muscadier s'y sont multipliés et forment ainsi qu'à Bourbon, une<br />

des branches d'exportation considérable et en cela comme en bien d'autres choses, l'Abbé<br />

Raynal s'est trompé. Cet écrivain n'était point persuadé que l'industrie des français suppléerait<br />

aux encouragements du gouvernement, En effet nul peuple n'a formé de si riches possessions<br />

1


avec si peu de moyens et de protection. Les Anglais n'auront jamais une île comme St<br />

Domingue, île qui produisait à elle seule autant que les possessions anglaises des Antilles.<br />

L'Ile de Bourbon (dont je parlerai à la suite) est encore plus productive que l'Ile de<br />

France. Il s'y fait une grande quantité de café, de girofles, elle nourrit l'Isle de France en se<br />

suffisant à elle-même.<br />

Ces deux îles sont à l'abri de toute invasion tant par leur population que par les, forts<br />

avantageux qui les protègent. Il n'y a pas à l'île de France une anse propre à un débarquement<br />

qui ne soit défendue par des batteries formidables. En peu de tems des milliers de colons<br />

peuvent se porter sur le rivage et repousser l'ennemi. L'intérieur de l'Ile est d'un difficile accès<br />

et par conséquent recèle des retraites sûres pour les Français, en cas de la réussite d'un<br />

débarquement. L'ennemi serait obligé de disputer le terrain pied à pied, avant de s'assurer sa<br />

paisible conquête. Ce sont partout des défilés, des montagnes, des précipices, qu'il faut<br />

franchir. L'Abbé Raynal se trompe encore lorsqu'il croit qu'une place forte dans l'intérieur<br />

garantirait mieux la Colonie. Il y a telles positions qui sont plus dangereuses à forcer qu'une<br />

place qui ne pourrait tout au plus être que de second rang.<br />

Les véritables places fortes sont des localités (93) presque inaccessibles de<br />

montagnes. On en a vu la preuve dans la révolte des esclaves à St Domingue, dans la<br />

résistance des Corses et même à la Jamaïque, où les noirs se maintiennent encore libres et<br />

indépendants des Anglais dans la montagne bleue. Le chef-lieu de l'Ile de France est ce qu'on<br />

appelle le Port N. O. La ville est située dans une vallée qu'entourent les Montagnes de<br />

Signaux, le Pouce et la Petite montagne. Elle est grande, assez bien bâtie et peut devenir dans<br />

peu de tems très remarquable. Il y a un beau champ de Mars à l'extrémité Sud de la Ville, où<br />

on exerce les troupes. C'est là que la reconnaissance a élevé un mausolée au Gouverneur<br />

Malartic.<br />

Sur le penchant de la montagne du Pouce, est ce qu'on appelle le Château d'eau,<br />

immense réservoir de plusieurs canaux qui viennent de la source et d'autres qui répandent<br />

l'eau dans la ville.<br />

Le commerce de l'Ile de France, en temps de guerre est presque à la discrétion des<br />

neutres. Il y a cependant un cabotage avantageux avec Bourbon et Madagascar. Bourbon<br />

n'ayant pas de Port, ses denrées vont à l'Ile de France, qui est comme son entrepôt.<br />

Madagascar fournit du riz, des bêtes à cornes et des esclaves, en retour du raque,<br />

marchandises, argent etc., etc. En tems de paix le commerce s'étend dans toute l'Inde et<br />

surtout à Batavia; mais les Anglais, jaloux à l'excès de la prospérité des autres nations<br />

1


ompent ces relations par les fréquents renouvelle mens de guerre. Il faudrait que Pondichéry<br />

fût dans un état de défense respectable pour protéger le commerce, non seulement de l'Ile de<br />

France; mais encore de la mère- patrie. Tant que les Anglais conserveront cet établissement<br />

français et auront, après l'avoir remis, peu de difficultés à le reprendre, l'île de France ne sera<br />

à la Métropole que d'un faible avantage.<br />

L'Abbé Raynal s'était encore persuadé que Pondichéry et l'Ile de France ne pouvaient<br />

se soutenir l'un sans l'autre. Erreur évidemment prouvée et assez commune à ce célèbre<br />

écrivain.<br />

Non seulement l'Ile de France peut se soutenir; mais encore nuire par sa position et<br />

ses ressources au commerce anglais. Les nombreux corsaires qu'elle arme (94) et qui lui<br />

viennent d'Europe font des prises riches et en grand nombre. C'est en vain que les croiseurs<br />

anglais voudraient s'opposer à ces déprédations. L'éloignement de leurs ports, les coups de<br />

vents, les courants et tant d'autres obstacles rendent ce point de croisière difficile à maintenir.<br />

L'Ile de France sera toujours funeste au commerce anglais, sans qu'il en résulte que peu<br />

d'avantages pour la France, à moins qu'elle n'ait Pondichéry. Je n'entrerai point dans les<br />

détails relatifs au commerce de l'Inde avec la France et de quelle ressource peut être l'Ile de<br />

France, soit comme entrepôt, soit comme relâche, soit enfin comme colonie agricole ou<br />

commerçante. Tout ce que je puis dire sans errer, c'est que cette importante possession offre<br />

tous les avantages que la France peut désirer pour ses desseins pour l'Inde:<br />

Le mauvais état des affaires me livrant à une oisiveté incompatible avec mon<br />

caractère, je résolus de me distraire par mes intrigues habituelles. Parmi mes connaissances<br />

anciennes j'étais toujours bien reçu d'un nommé Lafond, maître charpentier sur la frégate La<br />

Forte. Notre liaison dura tant qu'il resta célibataire; mais à peine eut-il pris une ménagère, que<br />

la jalousie le porta à m'éloigner de chez lui. Il prétexta pour cet effet que mon frère lui avait<br />

dû quatre gourdes et que j'eusse à les lui payer; chose que je ne refusai pas de faire moyennant<br />

qu'il me procurât une pièce qui attestât la vérité. Il en résulta une explication je ne dissimulai<br />

pas à cet incivil personnage que sa jalousie était le principal motif de sa provocation. Il<br />

répliqua par des propos insultants et l'intimation de ne plus continuer mes visites. Alors<br />

perdant toute prudence, je lui déclarai que mon intimité avec sa fille, n'était pas équivoque,<br />

que je la connaissais avant lui et que je continuerais à la voir. Les choses en restèrent là ; mais<br />

peu de jours après, je fus de nouveau provoqué par cet homme, qui me voyant passer devant<br />

sa maison me réitéra la demande des quatre gourdes. Un second refus m'attira un des plus<br />

vigoureux coups de poing que je n’aie jamais reçu et qui me fit faire la pirouette. Je me<br />

relevai et tombai si brusquement sur le brutal, que je lui rendis au centuple le coup. Il fallut<br />

1


me l'arracher des mains et le reconduire chez lui, où il resta quinze jours malade. Ce fut en<br />

vain que je le provoquai à un combat d'honneur, il était trop lâche pour y consentir. Il<br />

supporta la menace que je lui fis de lui casser ma canne sur les épaules à la première<br />

rencontre. (95)<br />

Cependant mon séjour en ville, sans aucune occupation, loin d'améliorer mes affaires,<br />

ne devait au contraire que les mettre dans un état de désordre difficile à réparer. Je<br />

réfléchissais donc sur les conséquences d'une oisiveté pernicieuse lorsque la rencontre d'un<br />

ami détermina le parti momentané que j'avais à prendre. C'était un régisseur d'une superbe<br />

habitation de Monsieur Saulnier, riche négociant qui m'invita d'aller passer mon tems avec lui.<br />

J'acceptai sa proposition avec joie et me disposai à prendre congé de mes deux connaissances.<br />

On se rappelle la singulière aventure de la marraine et de la filleule. Celle-ci n'apprit<br />

pas plutôt mon arrivée, qu'elle mit tout en usage pour rester avec moi. Ses importunités me<br />

forcèrent à lui déclarer que mon intention était de vivre dans un célibat rigoureux. Elle<br />

persista néanmoins à m'être utile sans exiger d'autre rétribution que ma bienveillance. Il fallut<br />

lui confier mon linge et tous les effets qui exigeaient un raccommodage. Le désintéressement<br />

de cette fille ne se démentit point. A peine voulait"elle accepter quelques cadeaux pour prix<br />

de ses services. J'avoue que je fus très sensible à tant de dévouement; mais l'amour était usé<br />

ou plutôt j'enviais des charmes nouveaux et plus séduisants et telle était envers elle la<br />

faiblesse de mes désirs, que j'eus la cruauté de rester couché sur son lit, à côté d'elle tout<br />

habillé et botté, sans me permettre la moindre liberté.<br />

Lorsqu'elle apprit mon départ pour l'habitation, elle me sollicita de lui permettre<br />

qu'elle vienne m'y voir, chose que je refusai pour plusieurs raisons. Je lui observai que ce<br />

serait me compromettre et m'obliger à la renvoyer brusquement; mais la vérité est qu'elle<br />

m'aurait gêné dans plusieurs intrigues que je m'étais ménagée pendant mon séjour à la<br />

campagne. <strong>De</strong> bonnes amies sous prétexte de se voir, passaient à l'habitation où le régisseur<br />

et moi ne manquions pas de leur offrir l'hospitalité. Nos lits avaient toujours la préférence et il<br />

était rare qu'ils ne fussent témoins de nos ébats réitérés et voluptueux. Non content de nous en<br />

tenir à ces plaisirs passagers, nous mettions à contribution le sexe de l'habitation et des<br />

environs. Nous poussâmes même la lubricité de nos passions jusqu'à essayer de cueillir une<br />

fleur virginale de onze ans. Tous nos efforts échouèrent, au grand déplaisir de la, vierge<br />

précoce, qui les secondait admirablement.<br />

L'habitation de Monsieur Saulnier se trouve dans le (96) quartier de Flacq au N. O. de<br />

l'Ile. Les terres ont été épuisées pour l'Indigo et tous les essais pour la plantation des cafiers<br />

1


ont échoué. Elle ne produit que des viviers, légumes etc., etc. Je passai six mois dans ce<br />

séjour livré à la dissipation et les plaisirs. Le régisseur me traitait en véritable ami et ne<br />

laissait échapper aucune occasion de me le prouver. Je fis en outre plusieurs connaissances<br />

avec les habitants voisins, qui tous me témoignaient à l'envi, combien ma société leur était<br />

agréable. Il n'y a pas de pays dans le monde où l'affabilité des colons agricoles, Indiennes, et<br />

Américaines, soit plus franche où plus naturelle. Il n'y a point chez eux cette ostentation qui<br />

bannit de la société cette aisance joviale qui en fait le charme point de cérémonies gênantes,<br />

encore moins d'étiquette ridicule. C'est le coeur qui parle, et ce coeur ne sait pas dissimuler.<br />

Aux plaisirs de l'amour et de la société, je joignais ceux de la pêche, de la chasse, de la<br />

promenade à cheval et de la bonne chère. Je me serais volontiers résigné à un genre de vie si<br />

conforme aux âmes insouciantes; mais ce n'était pas le but de mon voyage dans la Colonie.<br />

J'étais comme je l'ai déjà dit depuis six mois .sur l'habitation, lorsque j'appris l'armement au<br />

port N. O. de plusieurs corsaires. Je me rendis dans ce port et fus trouver Monsieur Pinaud,<br />

désigné pour commander le corsaire la Clarisse, Il me reçut parfaitement bien et me proposa<br />

la place de Commissaire à son bord, que j'acceptai. Je revins sur l'habitation pour prendre<br />

congé de mon ami et le remercier de tous les bons et loyaux procédés qu'il avait eu à mon<br />

égard. Ce brave homme me témoigna combien il était sensible à notre séparation et nous nous<br />

embrassâmes avec un égal regret de nous quitter. Je pris également congé de quelques autres<br />

connaissances qui toutes me désirèrent un succès heureux et de ne pas oublier qu'ils me<br />

verraient toujours avec plaisir.<br />

Comme j'allais quelquefois au Port N. O., il m'arriva qu'un soir, vers les huit heures<br />

tandis que je revenais sur l'habitation, je sente quelque chose de rude glisser sur mes épaules.<br />

J'étais alors à 200 pas de la rivière des Calebasses. Le cheval que je montais sur la croupe<br />

duquel l'objet était tombé, se cabra et dans ses sauts me fit apercevoir quatre hommes qui<br />

tiraient à eux une longue corde. Sentant alors tout le danger de ma position, je piquai des deux<br />

et pris le chemin (97) de traverse, franchis les haies, les fossés et parvint enfin sans autres<br />

accidents sur l'habitation. C'en était fait de ma vie si j'étais tombé au pouvoir de ces quatre<br />

brigands. La corde qu'ils me lançaient avait un noeud coulant qui heureusement manqua son<br />

effet. Je dus aussi beaucoup à la vigueur de mon cheval et à ma présence d'esprit.<br />

Pendant que je faisais mes préparatifs dans le port N. O. pour embarquer sur la<br />

Clarisse, Monsieur Pinaud m'annonça que les armateurs lui avaient signifié que la place dont<br />

il venait de disposer en ma faveur était destinée à un des parents d'un des armateurs, qu'il en<br />

était bien fâché et que pour preuve il m'en offrait une non moins avantageuse. Outré d'avoir<br />

1


ainsi été joué, je refusai brusquement d'embarquer sur le corsaire, et bien m'en prit, car il fut<br />

capturé quinze ou vingt jours après sa sortie.<br />

Me voilà donc encore dans un état d'incertitude et d'oisiveté insu portable, le<br />

commerce n'offrant pas de meilleures chances qu'à mon arrivée, quoique le renouvellement de<br />

la guerre présentait cet espoir; mais l'Ile avait été encombrée de tant de marchandises et<br />

l'exploitation si subitement entravée par l'ennemi, que tout restait dans un état de stagnation<br />

complet. Dans cet état de choses, je pris le parti de faire un voyage à Bourbon, dans la<br />

persuasion que les affaires y seraient meilleures qu'à l'Ile de France.<br />

1


BOURBON<br />

JE partis sur le brick la Fanny qui fit la traversée dans 24 heures, et jeta l'ancre en rade<br />

de St <strong>De</strong>nis, chef-lieu du pays, où je débarquai avec mes effets. Je pris mon logement chez<br />

Monsieur Legras de qui je m'informai d'abord de l'état de la Colonie, relativement au<br />

commerce. Sa réponse fut peu satisfaisante. D'autres renseignements que je pris à ce sujet<br />

m'ôtèrent tout espoir de rien entreprendre et je me décidai à retourner à l'Ile de France.<br />

Cette colonie est d'un sol plus productif que celui de l'Ile de France. On la divise en<br />

onze cantons, dont chaque à une culture particulière. Il y a telles portions de terre où on<br />

cultive que du café et du girofle. Ces deux (98) objets sont d'une qualité supérieure. D'autres<br />

parties où il ne vient que du sucre, blé, maïs et autres vivres en grande quantité. L'intérieur<br />

n'est point cultivé et cependant pourrait l'être, les montagnes sont à la vérité d'un<br />

défrichissement très difficile et pénible, qui exigeraient de grands encouragements; mais aussi<br />

le climat serait moins froid, les terres plus fécondes et plus générales à la culture du café et du<br />

girofle. Le tems seul ou l'industrie des colons formèrent des défrichissemens assez<br />

considérables pour être indemnisés de leurs travaux. Alors on peut compter que les récoltes de<br />

l'Isle seront plus abondantes, d'une meilleure qualité et augmenteront par conséquent de<br />

valeur.<br />

Il n'y a point de port à Bourbon. On est obligé de jeter l'ancre dans des rades foraines<br />

et de s'y tenir en appareillage permanent. Ce désavantage donne à l'Ile de France, une<br />

prépondérance qu'elle n'aurait pas, car l'île de Bourbon est infiniment supérieure par la<br />

population agricole, la fertilité du sol et les productions en tout genre dont une partie<br />

nourrissent l'Isle de France. Tous les fruits du pays et d'Europe sont d'un excellent goût<br />

particulièrement l'orange et la pêche.<br />

Les colons des deux sexes y sont bien constitués, les hommes très adroits et très<br />

braves, la chasse, la pêche et l'Agriculture sont leurs occupations journalières. Les femmes<br />

sont chastes et bonnes ménagères en général, cette population n'est point corrompue et cela<br />

est dû à ce qu'il n'y a pas dans l'Ile de grandes villes. Tous les étrangers qui parcourent les<br />

campagnes se louent de l'affabilité, de la franchise et de l'urbanité des colons, vertus qu'ils<br />

conserveront parce qu'ils sont un peuple agricole.<br />

Il y a un volcan qui excite la curiosité des voyageurs, les laves enflammées qu'il vomit<br />

servent souvent de remarques aux vaisseaux. Ses irruptions s'annoncent par quelques légers<br />

1


tremblements de terre, qui jusqu'à ce jour n'ont fait aucun ravage.<br />

Il n'y a point de ville considérable. La capitale est St <strong>De</strong>nis, petite ville sur la rade de<br />

ce nom et le séjour du gouverneur. Celui-ci est subordonné au Capitaine général qui réside à<br />

l'Ile de France. Du reste la même forme d'administration pour les deux possessions, c'est-à-<br />

dire, le gouvernement militaire.<br />

Le défaut d'un port, fait qu'il y a peu de commerce, et par conséquent (99) peu de<br />

numéraire, la mon noie la plus courante est le café, c'est avec cette denrée que le colon paye la<br />

valeur de tout ce qu'il achète pour ses besoins. On ne dit pas à un marchand, je vous donne<br />

1000 2000 de tel objet; mais tant de balles de café etc., etc.<br />

Non seulement Bourbon verse ses productions à l'île de France; mais lui fournit encore une<br />

partie de sa milice. A la vérité, la nature a pourvu à la défense de la première. L'ennemi qui<br />

tenterait à l'envahir pourrait se repentir de sa témérité.<br />

L'Abbe Raynal aurait pu dire de Bourbon et de l'Ile de France, ce qu'il a dit de la<br />

dernière avec Pondichéry relativement à leur mutuelle sûreté: en effet les deux premières sont<br />

sous une dépendance nécessaire l'une de l'autre et seront dans tous les tems nuisibles à la<br />

vaste ambition commerciale de l'Angleterre. On doit juger à quel degré de prospérité, elles se<br />

seraient élevées si les premiers établissements avaient été bien dirigés et encouragés; mais<br />

l'ignorance des compagnies, la faiblesse du gouvernement de la métropole et les longues<br />

guerres maritimes, ont toujours opposé des entraves aux progrès nais sans de l'agriculture et<br />

du Commerce. Le célèbre Labourdonay, créateur pour ainsi dire de l'Ile de France, était<br />

l'homme unique pour donner à cette importante possession, tous les avantages dont elle est<br />

susceptible, son génie suppléait aux moyens sans nombre qui lui manquait: ses efforts<br />

constants, sa patience, la confiance qu'il savait inspirer, tout enfin, tout en lui dénotait un<br />

esprit vaste et des ressources inépuisables. Qu'elle a été sa récompense? <strong>De</strong>s fers, comme à<br />

l'immortel Christophe Colomb.<br />

Je restai vingt jours à Bourbon sans autre occupation que de parcourir le pays. A mon<br />

retour à l'Ile de France, j'y trouvai les affaires dans le même état d'inactivité. Un ami solide à<br />

qui je confiai ma peine, me conseilla de tirer parti de mes talents ; seulement pour suffire à<br />

ma dépense.<br />

Je suivis ce conseil et fus m'établir dans le quartier des Pamplemousses. J'y louai une<br />

maison ordinaire, que je meublai modestement. Cela fait j'annonçai que je donnerais de leçons<br />

d'écriture et d'arithmétique à un certain nombre d'écoliers. Bientôt une quinzaine d'élèves me<br />

furent confiés et dès ce moment (100) je leur consacrai mon tems et mes soins? Satisfait de<br />

1


voir que ma dépense ne diminuerait pas le capital que je pouvais posséder.<br />

Je menais une vie très douce à la sujétion près qu’exigeaient mes nouvelles fonctions.<br />

J'avoue que les premiers jours me parurent fatigants; mais je m'y habituai peu à peu, et finis<br />

par disposer d'assez de loisirs pour faire des connaissances ne es avantageuses.<br />

Beaucoup de colons m'accueillirent avec affabilité et me prodiguèrent taules sortes<br />

d'attentions. Il y en eut chez qui j'étais comme 1'enfant de la maison, entre autres qui je dois<br />

bien me rappeler, tant il a manifesté de bienveillance à mon égard; il se nomme Monsieur<br />

Céré, directeur d'un jardin des plantes appartenant au Gouvernement et de plus un des<br />

propriétaires considéré de la colonie. J'allais souvent chez lui et dans le jardin où nous nous<br />

entretenions des plantes curieuses qu'il renferme, du genre de culture qu'elles exigent, de leurs<br />

productions, de leurs pays indigènes: enfin de tout ce qui y avait rapport et tout je vais donner<br />

la description.<br />

1


LE JARDIN DES PAMPLEMOUSSES<br />

CE jardin, ordonné par le Roi, fut fait dans le quartier des Pamplemousses dont le sol<br />

fut jugé convenable à recevoir les diverses productions de 1'Inde et de l'Afrique. On en confia<br />

la direction à Monsieur Céré qui réunit à des connaissances botaniques peu communes, un<br />

zèle agricole infatigable. Aussitôt que le défrichissement et autres préparations locales furent<br />

terminés, on songea à se procurer les plantes de toute espèce qui ne se trouvaient pas dans<br />

l'Ile, particulièrement ceux d'une production commerciale, tels que les épices, fruits, etc.<br />

Monsieur Poivre alors intendant de la Colonie, proposa d'envoyer un navire aux Moluques,<br />

moitié aux frais du roi, moitié aux frais des habitants, à charge de rembourser ces derniers au<br />

bout de six ans.<br />

Monsieur Céré fut un des premiers actionnaires et son exemple en entraîna assez<br />

d'autres pour entreprendre l'expédition. Cet armement devait être très onéreux, en ce qu'il<br />

fallait prodiguer beaucoup d'argent pour se procurer les plans à épices dont les Hollandais<br />

sont d'une telle jalousie qu'ils vouent à la mort ceux des étrangers qui cherchent à s'introduire<br />

dans leurs plantations pour cet effet.<br />

Le navire fit voile pour l'Ile (101) de France, ayant à bord un naturaliste intelligent et<br />

ferme. Ce navire jeta l'ancre aux Moluques, y débarqua le naturaliste et remit de suite à la<br />

voile comme pour continuer son voyage.<br />

Le courageux naturaliste ayant gagné les insulaires par des largesses considérables,<br />

parvint à l'aide de leurs secours, de se procurer des plans de girofle, muscade, cannelle,<br />

poivre, ruvazara et autres qu'il fit cacher dans les bois. Le navire ayant louvoyé hors de la vue<br />

de terre pendant quelques jours revint à son premier mouillage, embarqua l’estimable<br />

naturaliste, ses plans précieux et remit à la voile de suite. Il arriva à l’Ile de France avec sa<br />

riche proie sans un grand dommage.<br />

On doit juger à quelle joie se livrèrent les habitants de la Colonie, lorsqu'ils se virent<br />

possesseurs de ces plantes: tous d'un commun accord, en confièrent la culture à Monsieur<br />

Géré, qui a bien justifié la confiance publique. Un heureux succès couronna les soins de cet<br />

habile agriculteur. L'Ile de France et Bourbon produisent dans ce moment, une quantité<br />

considérable de girofle, de muscade et dans quelques années, ce sera une des branches de<br />

commerce des plus riches.<br />

1


On distingue dans le jardin des plantes, parmi un grand nombre d'arbres, arbustes et autres<br />

plantes précieuses et rares, le Sapocayer, l'arbre à pain, l'arbre du voyageur, le Céréa, le rafia,<br />

le Baobab et nombre d'autres qu'il serait trop long de décrire.<br />

Le Sapocayer, indigène d'Afrique, (Continent) est un arbre très élevé, d'un feuillage<br />

toujours vert et donne un ombrage frais et salutaire. Il ne rapporte qu'au bout de vingt ans.<br />

L'écorce qui enveloppe son fruit à la forme d'un gland et grosse comme un melon. Elle est<br />

tellement dure, qu'il faut une scie pour l'ouvrir. On trouve dedans six fruits d'un goût excellent<br />

et égal dont la chair ressemble à une pomme, la grosseur et la forme à un orage ordinaire. On<br />

prétend que dans plusieurs royaumes d'Afrique, on le réserve pour la table des chefs<br />

souverains.<br />

L'arbre à pain, indigène d'Otayti, n'est ni gros, ni très élevé. Ses feuilles ont la forme<br />

de celles du figuier; mais plus grande. Son fruit d'une forme presque ronde, pèse<br />

ordinairement deux livres. On le fait cuir au (102) four et sous la cendre. Il peut suppléer au<br />

pain dont il a le goût. La farine qu'on en extrait, fait d'assez bonne pâtisserie. C'est un des<br />

arbustes le plus utile dans les colonies.<br />

L'arbre du voyageur, est ainsi nommé, parce qu'en faisant une incision à son écorce, il<br />

en sort une eau claire et limpide qui est excellente. Tous les voyageurs et chasseurs se<br />

désaltèrent souvent sous cet arbre curieux, dont les feuilles forment l'éventail. 1 1 est encore<br />

indigène du Continent de l'Afrique et se plaît dans un terrain sec.<br />

Le Céréa, un des plus beaux arbres connus, se rapproche beaucoup du palmier, il a été<br />

trouvé par Mr Dantrecastor, dans son voyage autour du monde, et comme aucun naturaliste<br />

ou botaniste n'en savait le nom, ce célèbre navigateur en relâchant à l'Ile de France, le nomma<br />

Céréa, en l'honneur de Monsieur Céré, à qui il le confia. Cet arbre était alors très languissant;<br />

mais les sois entendus de Mr Céré l'ont rendu à toute sa beauté. Il forme absolument<br />

l'éventail, ses branches toujours d'un beau vert, s'inclinent avec grâce. Il produit des grappes<br />

de la longueur de dix pieds, dont les graines grosses comme u ne olive et d’abords verts<br />

deviennent en mûrissant d'un bleu foncé. Alors le coup d'oeil en est très agréable. Il est<br />

l'ornement du jardin des plantes, comme celui dont il porte le nom en est le créateur et le<br />

conservateur.<br />

Le Rafia est une espèce de palmier d'une grosseur et d'une hauteur extrême, il porte<br />

aussi des grappes qui ont jusqu'à 20 pieds de long et grosses comme une barrique ordinaire.<br />

C'est cet arbre qui fournit le sagout; il offre un coup d'oeil, non moins agréable que le Céréa.<br />

Le Baobabe est un arbre d'une grandeur et d'une grosseur surprenante. Il n'a presque pas de<br />

1


feuilles, ce qui le rend très vilain. On prétend (et je suis porté à le croire) que dans quelque<br />

partie d'Afrique, il yen a qui peuvent contenir dans leur creux jusqu'à 25 hommes; qu'ils sont<br />

même une retraite sûre pour les Africains lorsqu'ils se font la guerre, chose qui leur arrive très<br />

fréquemment.<br />

Ce jardin est enrichi d'une variété d'autres arbres, arbustes odoriférants et surtout de<br />

fleurs d'une espèce curieuse et jolie, Le poivrier et le cannellier n'ont pas eu le même succès<br />

que le giroflier et le muscadier; mais les essais se (103) multiplient et il est possible qu'on<br />

découvre le sol qui leur convient. Mr Céré a fait divers envois à Cayenne, aux Antilles et au<br />

Jardin des Plantes à Paris. Son zèle infatigable pour ses élèves (c'est ainsi qu'il les appelle)<br />

doit lui mériter la reconnaissance non seulement des habitants de l'Ile de France; mais encore<br />

de tous les véritables amis de l'agriculture, du commerce et de la prospérité publique.<br />

Près du jardin se trouve une vaste plaine, au milieu de laquelle est située l'Eglise<br />

paroissiale. C'est un bâtiment d'une architecture remarquable, on dit que c'est un chef-<br />

d'oeuvre.<br />

<strong>De</strong>rrière l'Eglise et adjacent au jardin des plantes se trouvent deux touffes de Barn<br />

bous, d'un volume très étendu, C'est sous ces arbres antiques qu'on voit le tombeau de Paul et<br />

Virginie, amants infortunés, que Monsieur Bernardin de St. Pierre a rendu célèbres par sa<br />

touchante histoire. Le temps avait respecté ce tombeau sacré et les rameaux funèbres qui<br />

l'ombrageaient; mais les hommes ont porté leurs mains sacrilèges et ravagé ce dernier asile de<br />

deux amans, dont les malheurs et la fidélité est un modèle des vicissitudes humaines et d'un<br />

amour pur et constant. Je n'ai jamais contemplé ce champêtre et naturel mausolée sans<br />

éprouver ces sensations douces et pénibles d'un coeur aimant et sensible. O! M’écriai-je que<br />

ces deux victimes de l'amour eussent été heureuses, si la mort ne les eut moissonnées dans<br />

leurs printemps. O! Qu’elle serait ma félicité si je possédais jamais une femme comme<br />

Virginie.<br />

Ma petite maison, non loin du presbytère, réunissait les avantages locaux qui<br />

convenaient parfaitement à ma position, entourée de bois agréables des plantations<br />

productives et au centre du canton. Je pouvais jouir sans aucune gêne de tous les agréments<br />

champêtres que la nature plaçait autour de moi. J'allais souvent promener mes loisirs parmi<br />

les sites isolés et fleuris qui embellissaient mon séjour et après m'y être délassé d'un travail<br />

moins fatiguant que minutieux je m'acheminais chez Monsieur Céré, qui me recevait toujours<br />

avec le même plaisir.<br />

Nous parcourions ensemble le jardin des plantes, faisions nos observations et la<br />

1


promenade finie, ce bon et respectable vieillard, venait me conduire à quelques cens pas de sa<br />

demeure, et ne me quittait jamais sans me faire promettre de renouveler mes visites le plus<br />

souvent qu'il me serait possible.<br />

Je m'habituai tellement à ses manières toutes affables, que peu de jours (104) se<br />

passaient sans qu'il ne me reçut chez lui, à toutes les heures du repas, j'étais en un mot moins<br />

sur le pied d'un étranger que d'une connaissance familière. II me semblait être avec Monsieur<br />

Tausin.<br />

1


LES FLECHES D’EROS<br />

ON doit bien présumer que doué d'un tempérament impétueux, je n'avais pu jouer le<br />

rôle d'un hypocrite célibataire; ni me borner à des plaisirs modérés. Cependant une inclination<br />

sérieuse triompha de mes passions et de mon inconstance et opéra le prodige de ma<br />

conversion libidineuse. Vis-à-vis de ma maison logeait un vieux sempiternel qu'on appelait<br />

D ... Il avait avec lui une ménagère d'une quarantaine d'années et une belle fille de seize ans et<br />

demi, blanche comme une Européenne, jolie, d'une taille svelte et d'un caractère admirable.<br />

Cette charmante créature était une de mes écolières et je prenais ma pension chez le beau-<br />

père. Il y avait à peu près un mois que j'avais commencé à lui donner des leçons, lorsque je<br />

commençai à m'apercevoir que je ne lui déplaisais pas. Je la questionnai avec tout le<br />

ménagement dû à son âge et à ma position; mais sa naïveté -fut au devant de toute<br />

explication. Elle m'avoua sans déguisement qu'elle m'aimait et qu'elle se croirait très heureuse<br />

si ses parents approuvaient notre intimité. Elle ajouta que dans tous les cas, elle ne serait<br />

jamais à d'autre quelque violence qu'on exerçât pour l'y contraindre. Surpris autant que<br />

charmé d'une déclaration que le plus parfait amour dictait, je ne pus m'empêcher de la<br />

r~mercier par deux baisers qui scellèrent de part et d'autre la promesse d'une éternelle fidélité.<br />

Dès ce moment, je n'eus ni repos, ni bonheur sans l'objet de mes désirs. La demande à ses<br />

parents n'était pas une chose aisée parce que le vieux D…avait des principes rudes et parfois<br />

brutaux. La séduire nie paraissait plus convenable et c'est ce que j'essayai de faire. Un jour<br />

que je lui donnais une leçon d'écriture dans sa chambre, je lui dis que j'exigeais une preuve de<br />

son amour pour me convaincre de sa sincérité. Elle se leva de sa chaise, me sauta au cou, et<br />

me pressa dans ses bras d'une force à gêner ma respiration, me suppliant de la demander à ses<br />

parents afin de m'assurer combien elle m'était véritablement attachée. Cette action d'une<br />

ingénuité peut commune m'attendrit à un tel point que je renvoyai la parti et renonçai à la<br />

séduire par des moyens coupables. Il fut convenu que je la demanderais à ses parents le jour<br />

même. (105)<br />

La mère bon pâte de femme à qui je la demandai la première, consentit à ma demande,<br />

tout en m'observant la grande jeunesse de mon amie et le peu d'influence qu'elle (la mère)<br />

avait sur Monsieur D…<br />

Satisfait de ce premier succès je crus qu'il était instant de brusquer l'affaire. J'accostai<br />

donc le sombre beau-père, à qui je fis la même demande. Celui-ci se répandit d'abord en<br />

1


observations sans doute fondées; mais qui convenaient peu à la pétulance de nos désirs, la<br />

jeunesse de sa belle-fille, la crainte de mon inconstance, motivée sur un défaut de domicile<br />

fixe ou une propriété et d'autres considérations me furent opposées assez paisiblement,<br />

ajoutant néanmoins qu'il rendait justice à ma moralité, qu'il voyait avec plaisir que j'étais dans<br />

l'estime des honnêtes gens et qu'il me croyait incapable d'aucune bassesse relativement à sa<br />

belle-fille. Il termina le sermon par me dire qu'il allait consulter le coeur de mon amie pour<br />

me rendre une réponse positive.<br />

Confiant sur les dernières paroles de ce beau-père dissimulé, je ne me possédais pas de<br />

joie, bien certain des senti mens de ma belle conquête, mais qu'elle fut ma surprise, lorsque<br />

celle-ci m'apprit qu'on l'avait beaucoup grondée et menacée de lui couper ses beaux cheveux,<br />

et l'enfermer dans une étroite prison, si elle manifestait à mon égard la plus petite inclination.<br />

Je restai confondu d'avoir été ainsi dupe du maudit vieillard et je ne sais où se serait<br />

porté mon ressentiment si mon ami ne m'avait de nouveau protesté qu'elle ne serait jamais à<br />

d'autre qu'à moi.<br />

Je fis d'autres démarches; mais inutilement. Cependant la mère osa me proposer<br />

d'acheter sa fille, c'est-à-dire, donner quatre esclaves si je voulais la posséder. Indigné d'une<br />

semblable proposition je répondis que j'étais trop délicat pour faire cette insulte à sa fille, pour<br />

laquelle j'avais une estime digne de ses charmes inappréciables.<br />

Celle-ci en apprenant le trafic frauduleux qu'on voulait faire de sa personne, me dit<br />

qu'elle mourrait de douleur si j'y avais consenti. Les choses en restèrent là pendant quelque<br />

tems, soumis néanmoins l'un et l'autre à la surveillance d'un Argus, aussi revêche que<br />

méchant. Enfin ce diable de beau-père dans un accès d'ivresse (ce qui lui arrivait souvent) se<br />

démasqua publiquement. J'étais à jouer au billard, chez lui, lorsque je l'entendis très<br />

distinctement se répandre en invectives contre sa belle-fille et moi, nous menaçant de toute sa<br />

colère, si nous persistions à nous ai mer. Je fus forcé de quitter la (106) maison pour éviter<br />

une scène que présentait mon indignation, et comme je logeais vis-à-vis et très près, je<br />

l'entendis encore continuer ses menaces et ses injures. Le sang me bouillait, j'eus cependant la<br />

prudence de me contenir et le tapage cessa ou plutôt la scène changea.<br />

Le malin beau-père, quoique dans un état d'ivresse, fit appeler sa fille, lui parla avec<br />

une douceur affectée sur nos amours et ses inconvénients et l'engagea de lui dire avec<br />

sincérité si elle persistait à m'aimer. La belle enfant ne savait se contraindre, ni dissimuler,<br />

elle répondit ingénument que je possédais exclusivement son coeur et qu'elle n'aurait jamais<br />

d'autre homme que moi. Alors Monsieur D… ne se possédant plus renouvela ses invectives<br />

1


avec plus de fureur, il poussa même son délire jusqu'à menacer d'enchaîner sa belle fille dans<br />

sa chambre et de me brûler la cervelle s'il me voyait autour de sa maison. Si la première scène<br />

fut pour moi une épreuve cruelle, la seconde porta mon indignation au plus haut degré; mais<br />

les choses n'en restèrent pas là: car ce diable d'homme continuant de boire, par conséquent<br />

s'irrita d'avantage et finit par chasser de chez lui la mère et la fille.<br />

La mère se rendit chez moi toute en pleurs, me priant de ne pas abandonner deux<br />

femmes, qui me devaient en quelque sorte leurs persécutions. On doit bien présumer combien<br />

je fus sensible à leur disgrâce.<br />

Je rassurai cette femme, tout en lui demandant où était sa fille. Elle me répondit qu'elle<br />

avait pris refuge chez une dame de la plaine et qu'il ne tenait qu'à moi de l'envoyer chercher.<br />

Je ne voulus pas abuser de sa position fâcheuse pour la posséder. J'engageai au contraire la<br />

mère d'aller la rejoindre et que toutes deux pouvaient compter sur moi. Celle-ci me dit alors<br />

qu'avant d'aller en plaine elle voulait me remettre en garde tous les effets et bijoux de sa fille.<br />

Je la laissai maîtresse de cette précaution qu'elle effectua au même instant.<br />

Me voilà donc dépositaire de tous les effets de ma douce amie et presque certain de la<br />

posséder elle-même le lendemain. Avec qu'elle impatience je désirais la recueillir chez moi.<br />

Toute la nuit se passa dans la plus douce agitation; nuit délicieuse, que l'amour réserve aux<br />

amants tendres et fidèles.<br />

Pendant que je me livrais ainsi à l'espoir d'un bonheur prochain, le vieux D ... en<br />

reprenant ses sens et sa raison me préparait d'autres traverses. Il rappela la mère et la fille et la<br />

réconciliation fut complète. La mère me fit redemander les effets que je renvoyai sans<br />

difficulté, ne voulant (107) me prévaloir d'aucun moyen que ceux avoués par la bienséance.<br />

J'écrivis par la même occasion à Monsieur D… qu'après l'éclat scandaleux qui venait de se<br />

passer, je devais cesser de fréquenter sa maison et qu'il eut à m'envoyer le compte de ma<br />

pension. Ma lettre resta sans réponse et chose singulière, on continua pendant plusieurs jours<br />

à mettre mon couvert sur la table. Ici l'intrigue étrange devient plus piquante en raison des<br />

difficultés et me conduit enfin à un heureux succès.<br />

J'avais eu soin de gagner la domestique de mon amie et par ce moyen d'être instruit de<br />

tous les mouvements de ménage, ma maison était d'ailleurs vis-à-vis. Nous avons entretînmes<br />

d'abord par signes, ensuite les billets doux, souvent même en passant sous une fenêtre où elle<br />

avait soin de se placer, je lui dérobais quelques baisers, vinrent ensuite les rendez-vous<br />

mystérieux et tous les plaisirs que la décence et la pudeur permettent.<br />

Un jour enfin où nous nous livrions aux délices d'un tête à tête, que les parents ne<br />

1


soupçonnaient pas, je voulus exiger les dernières faveurs, plaintes, prières, désespoirs, tout fut<br />

employé pour vaincre la résistance de mon amie. Elle triompha de mes violents désirs et me<br />

repoussa pour la première fois avec colère, me protestant que je ne disposerais jamais de son<br />

cœur tant qu'elle serait chez ses parents, qu'elle voulait bien s'abandonner à moi; si je voulais<br />

consentir à notre réunion; mais tout autre part que dans la maison de ses parents, qu'elle<br />

quitterait volontiers pour me suivre,<br />

Un torrent de larmes couvrirent alors ses beaux yeux et me pénétrèrent de surprise et<br />

d'attendrissement. Je vis bien qu'elle appréhendait d'être délaissée.<br />

Après m'être enivré de ses charmes séducteurs je la rassurai sur la pureté de mes intentions et<br />

lui protestai que je ne la livrerais jamais au ressentiment de son beau-père. Notre<br />

réconciliation fut scellée par les baisers de l'amour et nous nous quittâmes en nous promettant<br />

de surmonter tous les obstacles qui s'opposeraient à notre union naturelle.<br />

Quelques précautions que nous mettions dans nos rendez-vous, il en revenait toujours<br />

au beau-père quelques indices. Un jour cet homme vindicatif se livra de nouveau à la<br />

débauche et dans son accès d'ivrognerie mit encore la mère et la fille hors de chez lui; mais<br />

cette fois il loua un appartement adjacent à sa maison et opposé à la mienne dans laquelle il<br />

les logea toutes deux.<br />

Cet arrangement fait à dessein pour me chagriner me donna plus (108) de facilité pour<br />

voir ma bonne amie; car la mère s'y prêtait et avait même un oeil vigilant sur l'argus,<br />

nouveaux soupçons pour mon homme qui jura un jour sur sa barbe grise, qu'il ferait feu sur<br />

moi, s'il m'apercevait traverser un entourage de communication pour aller voir mon amie.<br />

Celle ci me prévint de suite du danger ayant vu disait-elle préparer les armes.<br />

Indigné d'un excès d'audace qui pouvait avoir des suites fâcheuses, je fus trouver cet<br />

enragé beau-père, et lui demandai avec le plus grand sang froid s'il voulait me faire sauter la<br />

cervelle. Ma démarche l'interdit, il s'excusa sur son état d'ivresse, m'invita à un déjeuné que<br />

j'acceptai et l'affaire en resta là, Pareille scène arriva peu de jours après; mais pour cette fois<br />

j'osai lui signifier qu'il eut à cesser ces sortes d'extravagances, s'il ne voulait que j'y misse<br />

moi-même bon ordre, que j'étais fatigué de toutes ces scènes scandaleuses dont se riaient les<br />

personnes qui en étaient les témoins. J'ajoutai qu'il ne pouvait pas me faire un crime d'aimer<br />

sa fille, à qui il devait lui dis-je la modération avec laquelle je supportais tant de provocations<br />

insultantes. Je finis par lui déclarer que mon seul regret était la grande disproportion d'âge qui<br />

m'imposait la cruelle nécessité de recourir à d'autres mesures qu'à un combat singulier. Cette<br />

seconde entrevue eut le même résultat que la première; il me serra la main en signe d'excuse,<br />

1


me força à déjeuner avec lui et la paix fut conclue. Il évita cependant avec beaucoup de soin<br />

de me parler de sa belle-fille, en sorte que les choses restaient toujours incertaines, et ne<br />

cessèrent de l'être que par la plus singulière circonstance.<br />

Dans ces entrevues furtives, où nos désirs s'irritaient de l'opiniâtre opposition du beau-<br />

père, je proposai à mon amie par forme de plaisanterie de me suivre chez-moi. Elle me<br />

répondit sur le même ton qu'elle le voulait bien: je lui dis d'aller mettre la robe dont je lui<br />

avais fait présent et que nous partirions. Elle le fit et revint me trouver devant sa parle en me<br />

disant si c'était tout de bon. Je l'assurai que je ne la trompais pas; alors jetant ses beaux yeux<br />

sur l'asile qu'elle abandonnait, quelques pleurs coulèrent sur ses joues colorées. Elle se laissa<br />

conduire ainsi jusque chez-moi, où étant rendue, cette aimable et timide enfant s’abandonna à<br />

toute sa sensibilité. Ses larmes ne tarissaient pas et ce ne fut pas une chose aisée que de la<br />

consoler et la rassurer. Tout ceci s'était passé, en présence de deux jeunes filles ses<br />

compagnes, qui se persuadaient que sa fuite n'était qu'un jeu.<br />

La mère fut la première instruite de l'aventure, elle me fit prier de lui renvoyer sa fille,<br />

m'assurant qu'il ne lui serait rien fait; chose que je refusai (109) irrévocablement. On doit<br />

s'imaginer qu'elle fut la colère du beau père! Il fit un si effroyable vacarme que mon amie<br />

tremblait comme la feuille.<br />

Cependant nous soupâmes assez tranquillement et fûmes nous coucher sans autre<br />

scrupule que de n'avoir pu obéir plutôt à la loi naturelle. Nuit à jamais délicieuse ! Quels<br />

charmes! Quelle amabilité, quelle innocence et surtout quelle docilité pour se laisser instruire<br />

des plus secrets mystères de l'amour. C'était la volupté la plus pure, comme la plus naïve. Je la<br />

cueillis enfin cette fleur virginale à laquelle je soupirais depuis quatre mois. Le jour nous<br />

surprit que nous fussions encore dans l'ivresse des jouissances les plus vives. O ! Quelle était<br />

intéressante et jolie, lorsque la lumière du soleil vint éclairer sa douce physionomie, siège de<br />

la candeur. Quelle douce langueur! Quelle expression d'un amour divin 1 Jamais, non jamais<br />

l'impression de cette nuit fortunée ne sortira de mon coeur.<br />

Aussitôt que je fus habillé, je sortis de la maison et passant devant celle du beau-père,<br />

je le saluai éffrotément d'un bonjour ordinaire. Mr D… me rendit le salut, mais d'un air<br />

contraint et le bonjour très bas. A huit heures je reçus l'ordre du commandant du quartier de<br />

me rendre chez lui.<br />

J'obéis sur le champ et fus reçu comme un homme qui devait subir un interrogatoire<br />

impudique.<br />

1


Le commandant avec un sérieux imperturbable, me dit qu'il ne m'aurait jamais cru capable de<br />

commettre un rapt. J'affectai de ne le pas comprendre; alors il me demanda si je n'avais pas<br />

enlevé la fille de Mr D. . .. Je lui répondis qu'elle avait bien voulu me suivre, que nous nous<br />

aimions depuis longtemps, et qu'au surplus on n'avait qu'à consulter ses sentiments pour juger<br />

que je ne lui avais fait aucune violence. Le Commandant qui avait voulu jouer la comédie,<br />

m'invita d'avoir bien soin de mon amie, qu'il affectionnait beaucoup et qu'il se chargeait<br />

d'arranger cette affaire.<br />

Il se passa quelque tems avant de pouvoir fléchit le beau-père. Nous nous rencontrions<br />

souvent en famille chez les voisins, ou à la promenade; mais tout se réduisait à des<br />

compliments froids. On avait gardé la superbe garde-robe de mon amie, je dis superbe, car<br />

elle était réellement mise comme une princesse, il y avait peu de modes qu'elle ne suivit, soit<br />

en bijoux, ou autres objets. Elle abandonna tout, pour s'attacher à moi, sacrifice bien grand, et<br />

qui me prouva toute la force et la constance de son amour.<br />

Cette intéressante fille, avait de si belles qualités, un fond de (110) douceur si<br />

admirable, qu'elle réussit enfin à regagner les bonnes grâces de son beau-père: autant nous<br />

nous étions détestés, autant nous devînmes amis. Je n'aurais pas conseillé à personne d'aller<br />

me calomnier auprès de Monsieur D ...<br />

Il y avait treize mois que j'habitais le quartier des Pamplemousses lorsque je reçus la<br />

visite inattendue de Monsieur Leroi, commis aux vivres du vaisseau le Marengo. Il venait me<br />

proposer de le remplacer étant décidé me dit-il de repasser en France. Les avantages de cette<br />

place que je connaissais aussi bien que lui, furent développés, afin de déterminer mon<br />

irrésolution.<br />

J'acceptai sa proposition et me rendis en ville pour être agréé. Je fus présenté à<br />

Monsieur Robinot agent comptable qui me donna sa parole. Peu de jours après, le<br />

Commandant du vaisseau et l'amiral Linois m'accueillirent avec bonté, après avoir pris les<br />

renseignements nécessaires sur ma conduite. Tout étant ainsi disposé, je quittai<br />

Pamplemousses, et tous les agréments champêtres; j'abandonnai les campagnes agréables qui<br />

produisent le muscadier, giroflier, poivrier, cannelier, cafier, papayer, tamarinier, manguier,<br />

jacquier, cotonnier, ébénier, letchi, l'avocatier, camphrier, bananier, levi ou Cythère, bibacier,<br />

canne à sucre, cocotier, manioc, palmachristi, badamier, indigo, néchouli, anana, oranges,<br />

citron, etc., etc. Je dis adieux aux sites champêtres témoins de mes douces rêveries, au<br />

tombeau de Paul et Virginie que je n'abordais jamais sans éprouver un sentiment de respect<br />

religieux, de douleur et de piété, enfin à tout ce qui avait occupé mes loisirs, et servi au<br />

1


onheur dé ma vie.<br />

J'arrivai en ville avec ma fille et fut loger chez mon ami Poulet, le Marengo étant en<br />

réparations dans le port. Je commençai mes fonctions le 26 nivose au 13. Pendant l'armement<br />

je faisais de fréquents voyages aux Pamplemousses sur le cheval de Monsieur Robinot partant<br />

le soir et m'en revenant le matin.<br />

Dans un de ces voyages, comme je cheminais sur la grande foute de nuit, j'entendis<br />

quelque bruit devant moi, je m'arrêtai dans l'attente que mon cheval qui était blanc serait<br />

remarqué; mais vaine précaution: car un homme vint à buter contre la tête du cheval et tomba<br />

à la renverse; dans le moment plusieurs voix rauques m'entourèrent et frappèrent ma bête de<br />

coups de bâton. Celle-ci les éperons dans les flancs, s'élance en (111) avant, culbute cul par<br />

dessus tête un des individus et me dégage. Je n'ai eu que des conjectures sur cette anecdote,<br />

parce qu'elle ne fit pas de bruit. Sans doute que quelques soldats ivres se trouvant sur la route,<br />

ne croyaient mieux faire que d'insulter les passants.<br />

Ma bonne amie n'avait pas approuvé une résolution qui justifiait bien les<br />

appréhensions de son beau-père. Elle ne m’en témoignait pas toute sa peine mais en revanche<br />

elle ne pouvait souffrir Monsieur Le Roy, à qui elle attribuait sou veuvage prochain. Ajoutons<br />

qu'elle était enceinte d'un beau garçon dont elle accoucha dix-huit jours avant mon départ. Ce<br />

gage du plus parfait amour fut nommé Napoléon auquel nom sa mère ajouta Désiré. C'est<br />

chez ses parents qu'elle donna le jour à cet enfant chéri, et où je la laissai à mon départ pour<br />

la mer.<br />

Cette intéressante femme par un pressentiment ordinaire à son sexe ne se laissait pas<br />

de m'alarmer sur le résultat de mon voyage; elle le faisait à la vérité avec une douceur<br />

angélique; car jamais aucun nuage domestique ne vint troubler la paix et l'union de nos<br />

coeurs. C'était toujours le même accord et le même bonheur, et nous nous aimions autant le<br />

dernier jour de notre fatale séparation, que le premier de notre union. Heureux les mortels, à<br />

qui la nature accorde cette faveur insigne. J'avais désiré une Virginie, et mon voeu était<br />

exaucé. O ! Si celle qui doit s'unir à mon sort par des liens légitimes possède les qualités<br />

morales de mon amie, j'aurai savouré sur la terre la félicité suprême.<br />

La lenteur du radoubage du vaisseau, me laissant assez de loisirs pour m'abandonner à<br />

quelques plaisirs d'usage, je fis avec quelques amis une partie de chasse, moins pour courir<br />

après le gibier, que pour voir une des curiosités les plus remarquables de la nature. Il existe au<br />

milieu de l'Ile de France, sur le plateau d'une montagne, un grand bassin d'eau ou espèce de<br />

lac, sur lequel est situé dans son centre un petit îlot. <strong>De</strong>s bords du bassin, on ne trouve pas de<br />

1


fond, ce n'est que sur l'islot que la sonde donne de 40 à 45 brasses sur un terrain inégal qui<br />

parait adopté à l'îlot; car pour peu qu'on jette la sonde au large, on ne trouve plus de fond. Ce<br />

bassin est très poissonneux et renferme une ou plusieurs anguilles d'une telle voracité, que<br />

plusieurs personnes et même des animaux ont été dévorés par ces monstrueux vivipares. On a<br />

vainement essayé de les détruire, mais la balle de (112) fusil s'amortit sur la peau ou l'écaille<br />

de ce poisson vorace. Il faut prendre de grandes précautions pour pêcher et parcourir ce bassin<br />

sans accident, parce que les bords sont un peu escarpés et vous exposent à tomber dans l'eau,<br />

où vous disparaissez de suite; mais sa curiosité la plus remarquable est que quoique situé sur<br />

une haute montagne et à très grande distance de la mer, le flux et le reflux y est régulier, et<br />

cependant, c'est de là que prennent leurs sources la plus grande partie des rivières .et des<br />

ruisseaux qui arrosent l'isle. On y voit également de très belles cascades, et chutes d'eau qui<br />

proviennent de son approche et font un très bel effet.<br />

Il y avait quatre mois que j'exerçais mes fonctions sur le vaisseau le Marengo dont<br />

l'armement fut enfin achevé. Je complétai les vivres de campagne, mis de l'ordre dans ma<br />

comptabilité et après avoir fait mes adieux de départ, je me rendis à bord pour n'en plus sortir<br />

que comme prisonnier de guerre.<br />

L'escadron composé du Marengo, de la frégate la Belle Poule (1'Attalante ayant été<br />

laissée au radoub) mit à la voile le 2 prairial an 13.<br />

Aussitôt en mer on aperçut un navire qui se trouva américain, faisant route pour l'Ile<br />

de France. Il avait déjà été visité par deux vaisseaux anglais le Tremendus de 74 et le<br />

Canopus de 64. L'ennemi se tenait au large dans l'attente de quelques frégates qui devaient<br />

renforcer la station. L'escadron mille cap au O. S. O. toutes voiles hautes, relevant à six<br />

heures du soir le port N .O à l'Est du compas distance de cinq lieues et demies ce qui donnait<br />

pour point de départ, latitude sud 20°5’longitude E. 54°48’.<br />

Le neuf sur les quatre heures du soir on aperçut l'île aux frégates distance de 4 lieues, à<br />

6 heures relevé l'Ile Mahé, la sonde donnant 23 brasses, fond de sable rouge; à 8 heures<br />

l'escadron jeta l'ancre par 42 brasses d'eau.<br />

Le 10 la division remit à la voile, gouvernant au port Mahé, la Belle Poule eut ordre de<br />

nous devancer au mouillage de l'Isle Ste Anne et de s'y tenir parée à embosser. Le vaisseau<br />

suivit de près et jeta l'ancre sur un bon fond. L'amiral Linois fit de suite établir une vigie sur le<br />

Pic Ste Anne.<br />

1


des Cerfs.<br />

LES SEYCHELLES<br />

LA rade où la division était à l'ancre est entourée par les Iles Mahé, Sainte-Anne et<br />

Les vaisseaux sont en parfaite sécurité relativement aux vents qui ne sont cependant<br />

jamais bien forts dans cette partie. Les montagnes d'ailleurs forment un abri qui fait que la<br />

mer n'est jamais houleuse.<br />

La rade est très poissonneuse, on y pêche entr'autres poissons la carague du poids de<br />

50 à 60 livres et d'un excellent goût. Les trois îles ont très souvent leurs rivages couverts de<br />

tortues dont on prend une grande quantité. Celles que j'embarquai sur le vaisseau ne pesaient<br />

pas moins de trois cents livres, la chair est excellente.<br />

L'Ile Mahé, chef-lieu de ces îles, est aussi la plus importante. Le Gouverneur (si on<br />

doit le nommer ainsi) y réside. Soumis au Capitaine général de l'Ile de France et Bourbon, le<br />

pays paraît aride au premier aspect. Cependant le sol en est fertile en vivres, fruits et denrées<br />

de luxe. On y exploite des bois d'une grande beauté, particulièrement le bois de natte à petite<br />

feuille, dont on se sert pour faire de superbes meubles.<br />

L'Ile Ste Anne, présente un aspect très agréable par la grande quantité de Cyprès<br />

qu'elle produit. Ces arbres sont majestueux, ils couvrent de leurs vastes rameaux et surpassent<br />

les autres arbres qui croissent dans ses montagnes. Cette lie n'est point habitée, parce qu'elle<br />

est exposée à la voracité des crocodiles, ou plutôt parce qu'elle ne réunit pas ces avantages qui<br />

indemnisent des travaux particuliers. La chasse y est très abondante, on prend beaucoup de<br />

pintades et surtout des chauves-souris, de la grosseur d'une poule, qui est un mets délicieux.<br />

Il y a aussi beaucoup de chiens sauvages qu'on dit être très bons à manger.<br />

L'Ile aux Cerfs, également inhabitée, se fait remarquer par les beaux palmiers qui<br />

forment des allées naturelles très agréables. Cette lie est ainsi nommée, en raison de la grande<br />

quantité de cerfs qu'on y trouvait autrefois et qu'on y a détruit.<br />

On remarque dans ces îles, un insecte qu'on appelle mouches feuille qui par sa forme<br />

et sa couleur imite parfaitement la feuille du manguier (114) dont elle se nourrit. Les<br />

coquillages y sont très variés et fort curieux, ainsi que les cocos de mer et de terre, sur ces<br />

derniers on y grave les plus jolies choses.<br />

C'est là qu'ont été déportés plusieurs individus soupçonnés ou convaincus d'être les<br />

auteurs de la fameuse machine infernale. Ces brigands ont plusieurs fois tenté de bouleverser<br />

1


le pays; ils sont la plupart d'un caractère atroce et justifient bien la mesure qu'on a prise de les<br />

exiler. Ils étaient à notre arrivée rejetés de la société civile et politique; mais depuis ils ont<br />

obtenu de jouir des mêmes droits que les habitants de l'Ile, c'est-à-dire, d'avoir une propriété et<br />

autres privilèges, à condition néanmoins qu'ils ne sortiraient pas du pays.<br />

Les îles Seychelles ne formeront jamais de possessions importantes tant que le<br />

Gouvernement de la Métropole n'encouragera pas les entreprises particulières, ou ne les<br />

protégera pas par des forts et une garnison respectable. Les Anglais y vont chercher aussi des<br />

rafraîchissements et dédaignent de les détruire. A la vérité ce qu'elles produisent est d'une si<br />

faible valeur et portent si peu d'ombrage au commerce anglais, qu'on ne doit pas leur savoir<br />

gré de les laisser dans cet état de nullité absolue.<br />

La veille de notre départ je reçus l'ordre du général de me rendre à terre avec le<br />

boucher afin de procurer de la viande fraîche à la division. Il m'indiqua l'habitation où devait<br />

être fourni les boeufs et autres objets de consommation journalière. Je quittai le bord à 9<br />

heures et 1/2 du soir, passai dans celui de la Belle Poule pour y prendre le commis aux vivres<br />

et tous deux accompagnés par un aspirant de mes amis, arrivâmes sur cette habitation à 10 h.<br />

du soir. Tout le monde y était couché à l'exception de deux ou trois esclaves que nous<br />

occupâmes à tuer et faire cuire quelques volailles. J'avais eu la bonne précaution de porter du<br />

pain et du vin, sans lesquels nous aurions fait triste chère. Après que nos estomacs furent<br />

réconfortés l'aspirant et moi fûmes à la recherche des aventures.<br />

Les nègres nous informèrent que la dame du logis et ses jeunes négresses couchaient<br />

dans le même appartement et qu'il était bien difficile d'y pénétrer. Après avoir rodé quelques<br />

moments autour de la maison et ne trouvant dans quelques mauvaises cases que de vieilles<br />

femmes (115) chacun de nous fourragea de son côté. Nous appercûmes la porte de la salle du<br />

logis principal ouverte, et nous y entrâmes, chacun marchant à quatre pattes, tâtonnant les<br />

objets qui nous voilaient l'obscurité. Bientôt j'entendis mon camarade aux prises : c'était un<br />

nègre qui lui criait en idiome du pays. « Qui ça ça? Qui vous voulé? Moi n'a pas femme etc. ».<br />

L'aspirant lâcha prise et chercha ailleurs. Pendant cette scène comique le hasard m'avait<br />

conduit dans la chambre désirée. Je tâtonnai doucement et partout jusqu'à ce que je touche une<br />

jambe. « Qui ça ça? Bonblanc? Qui ça voulé? » . - « Moi voulé parlé toi » . - « Qui vous? ». - «<br />

Moi bon blanc Marengo» et pendant ce singulier dialogue, je furetai celui ou celle que je<br />

touchais. A la fin ma main se porta sur une gorge qui me préservait d'une méprise telle que<br />

l'aspirant venait d'éprouver.<br />

On fit quelques difficultés; mais je m'y pris si adroitement que le sacrifice fut<br />

1


consommé sans bruit et sans scandale. Je glissai une gourde dans la main de la nymphe<br />

discrète en l'invitant à se faire connaître le lendemain. L'aspirant assez heureux pour trouver<br />

aussi de quoi passer son temps dans les bras d'une femme dont il me vantait les jeunes appas,<br />

mais qui se trouva être au jour une vilaine négresse de quarante ans. La mienne n'en avait tout<br />

au plus que 14. Elle m'accosta dam; la journée et me montrant la gourde, m'interpella<br />

naïvement si ce n'était pas moi qui la lui avait donnée. Je lui dis qu'elle ne se trompait pas et<br />

l'invitai à répéter le même jeu qui lui avait valu cette récompense, à quoi elle consentit. Nous<br />

fûmes à l'écart pour nous y livrer, c'est-à-dire dans un champ sur le bétivert où la jeune fille<br />

étala sans pudeur ses charmes naturels. Je lui donnai une autre gourde qui la réjouit beaucoup.<br />

1


L’AFFAIRE DU CONVOI DE CHINE<br />

APRÈS avoir embarqué tous les vivres et rafraîchissements qu'il fut possible de<br />

trouver, la division leva ses ancres et fut mouiller à la tête de la rade dans la journée du 22.<br />

Le 23, elle appareilla par un vent frais pour prendre la mer. Vers les 7 heures du matin<br />

on aperçut une pirogue qui nageait à force de bras pour atteindre la division. Il lui fut<br />

impossible d'accoster le Marengo; mais la Belle Poule étant sur l'arrière, la pirogue fut à<br />

même de l'aborder, malheureusement la frégate n'ayant pas diminué de voiles ou (116) -<br />

gouvernait mal, chavira la fragile barque dans laquelle était 13 superbes tortues que le<br />

Gouverneur des Seychelles envoyait à l'amiral. Les hommes furent sauvés et n'osèrent retour-<br />

ner à Mahé, dans un canot qui leur fut offert en remplacement de la pirogue. Par ordre de<br />

l'amiral, ils restèrent à bord de la frégate.<br />

Le 25 en approchant de notre point de croisière, la division éprouva un violent coup de<br />

vent. Le Général héla au Commandant de la Belle Poule, qu'en cas de séparation, le point de<br />

ralliement était à la pointe du Cap Adam à la vue de terre. Le vent redoublant de violence<br />

nous força de laisser arriver. Dans la nuit on .fut même réduit à mettre à sec de voiles à la<br />

cape tant la tempête devint orageuse.<br />

Le 28 toujours à la cape, le grand mât du vaisseau fut avarié et sa bouteille de stribord<br />

emportée par un coup de mer. La mauvais tems continuant toujours et la division fatiguaient<br />

au point de craindre les avaries les plus majeures, l'amiral ordonna de gouverner dans le canal<br />

des Neufs.<br />

Le 12 Messidor, tems sombre, on aperçut l'Ile Malique dans l'après-midi.<br />

Le 18 au matin, temps beau, ventant jolie brise et courant sous les huniers ou<br />

perroquets, un navire fut aperçu dans le vent, gouvernant sur la division. Le signal de chasse<br />

fut hissé et bientôt ce navire fut abordé et reconnu être un cartel de prisonniers expédié de<br />

Bombay pour l'Ile de France. L'amiral fit prendre 48 hommes pour le vaisseau et 27 pour la<br />

frégate, après quoi le cartel fut libre de continuer sa route. On apprit de ces prisonniers<br />

français, que plusieurs navires de Compagnie (anglaise) devaient faire voiles sous peu de<br />

Bombay pour Chine, escortés par un vaisseau de 54 canons.<br />

Le 19 on eut connaissance de l'île de Ceylan, devant laquelle fut provisoirement établi<br />

la croisière. Sur le soir on releva à . la pointe de Galles et le Général signala de courir des<br />

bordées de cinq lieues au large et cinq à terre. Un matelot du vaisseau eut le malheur de<br />

1


tomber à la mer, et y trouva son tombeau, quelque diligence et manoeuvre qu'on pût faire<br />

pour le sauver.<br />

Le 22 à six heures du matin, croisant sous nos huniers et basses voiles, deux voiles<br />

furent aperçues au vent de la division. Le signal (117) d'appuyer chasse fut aussitôt hissé et la<br />

division changea ses amures, toutes voiles hautes afin d'observer et d'approcher avec<br />

précaution les deux navires qui gouvernaient vent arrière sur elle. Lorsqu'ils furent à la<br />

distance de se reconnaître, ils nous firent des signaux auxquels on ne put répondre; mais le<br />

vaisseau et la frégate arborèrent pavillon anglais à queue blanche. A 11 heures du matin, la<br />

Belle Poule plus au vent que le Marengo, était déjà à portée de canon des deux navires qui<br />

nous ayant déjà jugés ennemis avaient serré le vent, en sorte que la frégate française et l'un de<br />

ces navires courant à contre bord s'envoyèrent réciproquement leurs bordées ayant hissé leurs<br />

couleurs nationales. Le combat ne fut ni long ni douteux. L'ennemi baissa son pavillon pour la<br />

Belle Poule. Aussitôt la frégate mit un canot à la mer avec du monde suffisant pour prendre<br />

possession du navire et continua de poursuivre l'autre qui courait sur la terre.<br />

Le vaisseau trop sous le vent, n'avait pu seconder la Belle Poule pendant l'action, ni<br />

couper la terre au navire qui paraissait vouloir faire côte. L'amiral se borna à protéger<br />

l'amarinage du navire capturé qui bientôt passant en poupe du vaisseau, l'officier français<br />

nous héla que la prise se nommait le Brunswick armé de 64 canons et de 250 hommes<br />

d'équipages. Son chargement consistait en coton, bois de Sandal et de cornalines. Il venait de<br />

Bombay et allait en Chine. Le Général ordonna à M. K/drin Monsieur Lieutenant du Marengo<br />

de prendre le commandement de ce navire de la compagnie anglaise des Indes et l'expédia<br />

avec un équipage suffisant de marins français. A 3 heures et demi la Belle Poule nous rallia et<br />

passant en poupe du Général, le Capitaine lui héla que l'autre navire s'était jeté au plein à un<br />

endroit de la pointe de Galles présumé très dangereux. En effet nous fûmes instruits peu de<br />

tems après qu'il avait été mis en pièces par les vagues et que la plus grande partie de son<br />

équipage avait péri.<br />

Comme ces actions s'étaient passées à vue de terre, le général appréhenda, non sans<br />

raison que le Gouverneur de Colombo en donnerait avis aux stations navales anglaises qui<br />

protègent la côte (chose qui peut se faire en 24 heures (118).<br />

23.<br />

C'est pourquoi il jugea prudent de changer sa croisière qui fut effectivement levée le<br />

Le 5 Thermidor, croisant dans le Golfe du Bengale on aperçut une voile et de suite la<br />

division lui appuya chasse. A 9 heures le calme nous surprit, à la distance de trois lieues du<br />

navire aperçu. Le commandant de la frégate mit ses embarcations à la mer, les arma et les<br />

1


envoya capturer ce navire. C'était un Danois, qui sortait de Trinquebar et allait à l'Ile de<br />

France. Le général fit embarquer à son bord vingt chinois qui s'étaient trouvés sur le<br />

Brunswick. Pendant le calme le vaisseau et la frégate communiquèrent. Le capitaine de la<br />

Belle Poule vint à bord du Marengo et j'eus la satisfaction de recevoir aussi à ma table le fils<br />

de Monsieur Céré, embarqué militaire sur la frégate.<br />

Le 6, à la pointe du jour, tems calme, on aperçut un navire à peu de distance. Le<br />

général fit expédier un canot pour le reconnaître. Ce navire tira sur le bateau, ce qui nous<br />

causa une grande inquiétude; mais bientôt après s'éleva une légère brise et nous eûmes la<br />

satisfaction de le voir gouverner sur la division avec le canot à la remorque. C'était notre prise<br />

le Brunswick que nous avions expédié pour l'île de France, que le temps avait contrarié.<br />

L'officier qui la commandait instruisit l'amiral que les Anglais laissés à bord s'étaient mutinés<br />

ayant pour principal moteur le second du navire. Le général ordonna que ces hommes<br />

seraient répartis sur le vaisseau et la frégate et enjoignit au Commandant de la prise de suivre<br />

la division.<br />

Le 18 tems couvert, la mer houleuse, et ventant par grains. On fut obligé de prendre à<br />

3 heures du soir successivement les trois ris aux huniers. On était occupé à cette manoeuvre,<br />

lorsqu'il fut aperçus stribord à nous, 2, 6, 9, jusqu'à 11 navires. Le général signa au<br />

Brunswick de continuer sa route et à la frégate de se préparer au combat et se mettre en ligne.<br />

Aussitôt que le branle-bas fut exécuté ainsi que l'évolution navale, la division gouverna sur le<br />

convoi. Le temps continuant d'être sombre et mauvais, il était très difficile de pouvoir recon-<br />

naître la force du convoi et de s'assurer s'il y avait une escorte respectable (119). A 4 heures<br />

50 minutes on entendit un coup de canon de l'ennemi qui fut supposé un signal de ralliement;<br />

car tous les navires se mirent de suite en ligne de bataille. A 5 heures 25 minutes, le Marengo<br />

et la Belle Poule étant à portée de pistolet de la ligne ennemie, couleurs françaises arborées le<br />

combat commença. Le Marengo envoya sa bordée au premier vaisseau de la tête et le força de<br />

laisser arriver, ce qu'il ne put cependant faire sans présenter sa poupe à la Belle Poule, qui<br />

régala d'une seconde bordée. On entendit très distinctement les cris des blessés et il fut aisé de<br />

jugé du mal que nous venions de faire à ce vaisseau, par le désordre et la confusion de sa<br />

manoeuvre.<br />

La division prolongea ainsi toute la ligne ennemie qui ripostait de son artillerie et de<br />

sa mousqueterie. Ce dernier feu parfaitement bien soutenu, nous fit présumer qu'il y avait des<br />

troupes à bord destinées pour l’Inde. A 6 heures 20 minutes le Général tint le vent et héla la<br />

Belle Poule d'imiter sa manoeuvre. Son intention était d'observer le convoi pendant la nuit et<br />

1


de le rattacher le jour suivant, s'il ne reconnaissait pas une force supérieure. Notre<br />

engagement avait duré 55 minutes, le corps de vaisseau reçut plusieurs boulets ainsi que sa<br />

mature. Les voiles furent surtout criblées par les balles de fusil. La Belle Poule souffrit à peu<br />

près les mêmes dommages, elle eut 4 hommes de blessés. La division se tint toute la nuit au<br />

vent du convoi et à deux portées de canon. L'ennemi continuait sa route toujours en ligne et<br />

chaque vaisseau ayant ses fanaux allumés.<br />

Le 19 à 6 heures du matin, tems beau et le vent modéré, l'ennemi nous restant à<br />

bâbord distance d'une lieue et toujours en ligne de bataille.<br />

A 7 heures le Général signala à la Belle Poule de passer en poupe du vaisseau,<br />

manoeuvre qui fut exécutée de suite. L'amiral Linois héla au Capitaine Bruillac, qu'il avait<br />

distingué ainsi que son état major un vaisseau de 74 parmi le convoi et plusieurs à deux<br />

batteries, qu'il jugeait la force de l'ennemi très supérieure, invitant néanmoins le Capitaine<br />

Bruillac à lui faire part de ses observations. Celui-ci répondit qu'il avait effectivement cru<br />

reconnaître un vaisseau de guerre de 74 et six à deux batteries, que son avis s'accordait<br />

parfaitement avec celui du général, concluant que la force de l'ennemi était très supérieure à<br />

la division française. Le général répliqua que dans sa position navale, il ne jugeait pas qu'il fut<br />

prudent d'attaquer ce convoi, sans s'exposer à être ou défait ou mis hors d'état de profiter du<br />

succès (120) et de pourvoir aux réparations majeures qui résulterait d'un combat aussi inégal.<br />

Le général Linois ajouta qu’il se tiendrait pendant toute la journée au vent de l'ennemi<br />

et qu'il virerait de bord à la nuit, manœuvre qui fut exécutée à 7 heures du soir.<br />

Ainsi nous échappa un convoi très riche que nous aurions infailliblement capturé (du moins<br />

en partie), si les frégates l'Attalante et la Sémillante n'avaient pas été à se réparer dans le port,<br />

ou plutôt si leurs réparations eussent été accélérées. Mais telle est la pénurie à l'Ile de France<br />

des objets propres au radoub des vaisseaux de guerre, que la plus petite carène dure des 2, 3 et<br />

4 mois C'est une des grandes négligences que de ne pas pourvoir le port de cette avantageuse<br />

possession, de cordages, goudron, voiles, mature etc. etc.<br />

Si cette colonie nuit tant au commerce anglais dans son état d'abandon à ses propres<br />

ressources que serait-ce donc? Si le gouvernement de la Métropole lui envoyait en abondance<br />

les objets maritimes dont elle manque, pour réparer avec activité les vaisseaux croiseurs et par<br />

là, la mettre à même de harceler le commerce ennemi dans toutes les mers des Indes.<br />

Le [ ] fructidor à 9 heures du matin, on eut connaissance de l'Ile Madagascar, qui nous<br />

restait à la distance estimée de 10 lieues. A 2 heures la division étant devant la baye du Fort<br />

Dauphin, le général ordonna au commandant de la Belle Poule de l'accoster de près afin de<br />

1


econnaître s'il n'y avait pas des navires anglais de commerce. La frégate manoeuvra en<br />

conséquence et ne trouva rien dans cette baye. A 6 heures la division prit la bordée du large,<br />

gouvernant sur le Cap de Bonne Espérance, trois ou quatre navires neutres furent visités<br />

pendant cette navigation et furent trouvés en règle. On passa le Canal de Mozambique par un<br />

beau tems.<br />

Le 23 dans l'après-midi, on découvrit la terre, la division mit la cape dessus pour la<br />

reconnaître. A 5 heures ou distingua la montagne de la Table, une des remarquables du Cap<br />

de Bonne Espérance. On tint le large toute la nuit pour atterrir le jour suivant sans danger,<br />

parce que le temps était très mauvais.<br />

Le 25 à 7 heures du matin, le tems beau, la division se trouva devant le Cap Falss, on<br />

gouverna pour donner dans la baye. A 9heures un cutter fut aperçu sortant de cette b1ye. A<br />

midi la division doubla le Souflet et l'Euclume, à six heures on jeta l'ancre à l'entrée de<br />

Simons Baye (121) de Falss, ou la division passa la nuit.<br />

Le 26 à 6 heures du matin on appareilla pour donner dans Simons baye.<br />

Un vaisseau hollandais stationné et embossé dans le mouillage nous fit des signaux qui ne<br />

furent pas observés de suite, il tira un coup de canon à boulet.<br />

Le Général ordonna de hisser les signaux de reconnaissance et la division jeta l'ancre<br />

dans le fond de la Baye.<br />

1


FALSE-BAY<br />

LA Bay de Falss est très large et profonde, il y a plusieurs dangers tels que le Trident,<br />

que le Roman slipp et beaucoup d'autres que l'eau couvre d'une, deux et trois brasses. Les<br />

navires qui y relâchent ne mouillent point dans cette baye dangereuse qui en outre de ces<br />

écueils, est exposée à d'affreuses tempêtes, C'est pour cela qu'on la nommait anciennement la<br />

Baye des tourmentes.<br />

Simons Baye se trouve au fond de False baye, elle est moins dangereuse, sans<br />

cependant être plus sûre. Tous les navires y mouillent dans leur relâche, La vue de ses côtes<br />

est désagréable. C'est un rivage aride, et des hautres montagnes qui ne produisent que des<br />

ronces. Le bois est très rare dans cette partie du Cap.<br />

Cet établissement est composé d'une centaine de maisons, assez jolies. Il y a en outre<br />

une très belle caserne et un superbe hôpital. Sa garnison était à notre arrivée d'un régiment de<br />

chasseurs à pied et quelques compagnies d'artillerie, le tout sous les ordres d'un colonel,<br />

faisant les fonctions de Commandant de place. Le Civil est soumis à un fiscal (ou chef de<br />

police).<br />

Je descendis à terre le 28 et dînai chez Monsieur Westoff, avec plusieurs officiers et<br />

chirurgiens de la division. Je trouvai la manière de vivre des Hollandais, singulière, quoique<br />

bonne, ils hachent la viande dans leur potage, en place de pain, ce qui fait assurément une<br />

soupe très succulente. Leur miels ordinaire est le rôti: ils mangent aussi beaucoup de beurre<br />

qui est excellent au Cape de Bonne Espérance. Les habitants sont très affables et sans malices.<br />

Je pris ma pension chez M. Westoff pendant tout le tems de la relâche.<br />

Dans la nuit du 29 au 30, il s'éleva une tempête affreuse. On entendait de moment en<br />

moment des coups de canon de détresse dans la direction de la Baye de Falss. Le jour venu,<br />

j'ouvris la fenêtre de ma chambre (J'avais pris un logement à terre) et aperçus près de<br />

Romanslipp un navire à l'ancre, ayant son pavillon en berne. Le tems était affreux et ne<br />

permettait pas de lui porter aucun secours. Cependant il tirait des coups (122) de canon<br />

d'assistance, et avait des signaux qui le firent enfin reconnaître pour la prise le Brunswick. Le<br />

danger où se trouvait ce navire me fit frissonner; car c'en était fait de la vie des hommes qui le<br />

montait, s'il avait fait côte à l'endroit de son mouillage.<br />

A 6 heures du matin ses câbles cassent et forcèrent l'officier qui commandait à se<br />

laisser dériver dans le fond de la Baye. Le naufrage était sans doute inévitable puisqu'il n'y<br />

1


avait plus d'ancre à bord et qu'il lui était impossible de lui en porter.<br />

Il était incertain si ce navire pourrait se jeter dans telle partie de la côte sans exposer<br />

l'équipage à une mort certaine. Le hasard ou plutôt le discernement nautique de l'officier<br />

commandant, rendit le naufrage peu dangereux<br />

Le navire échoua sur un fond de sable à trois encablures du Marengo. <strong>De</strong> prompts<br />

secours furent envoyés non pour sauver les hommes qui ne courraient nul danger; mais afin<br />

de préserver le tout ou partie de la cargaison. On s'occupa de suite de ce travail pénible, qui<br />

n'eut pas tout le succès désiré; car la coque du navire et ce qu'on avait pu sauver, ne monta<br />

pas au de la trente mille piastres, somme modique eut égard à la valeur de cette prise et dont<br />

le général disposa pour la réparation urgente de la division et son approvisionnement. A la<br />

vérité cette colonie hollandaise se trouvait tellement dépourvue qu'on fut obligé de payer fort<br />

cher tout ce qui était d'un strict nécessaire à la division.<br />

Le 5 me jour complémentaire, la frégate l'Atalante partie de l'Ile de France vint au<br />

mouillage. J'eus la satisfaction de recevoir des lettres des mes amis et amies qui me furent<br />

remises par Monsieur Godié commis aux vivres de cette frégate. On doit bien juger que du<br />

caractère dont j'étais doué les occupations de ma place n'absorbaient pas exclusivement mon<br />

tems. J'avais fait la connaissance de Monsieur Rousson habitant de Falss et père de<br />

charmantes demoiselles. Celles-ci nous invitèrent M. K/Mel, (chef de timonerie du vaisseau)<br />

et moi de les accompagner à leur bien de campagne. L'invitation était trop de notre goût pour<br />

leur refuser un plaisir que nous désirions au moins autant que ces aimables demoiselles. Nous<br />

fûmes reçus par leurs parents agricoles, avec cette franchise et affabilité qu'on remarque<br />

généralement parmi ces paisibles colons. M. Rousson nous procura le plaisir de la chasse, qui<br />

sans être pénible est abondante en canards, tourterelles, colibris et une infinité d'autres<br />

oiseaux de meilleur goût et de la plus grande beauté. (123).<br />

Nous réitérâmes souvent ces voyages avec ces demoiselles dont la gaîté franche nous<br />

enchantait. Elles étaient de toutes nos promenades et en partageaient le plaisir champêtre,<br />

Leur enjouement naturelle, une conversation spirituelle, des manières engageantes, tout en<br />

elles plaisaient sans autre affectation que de vouloir paraître ce qu'elles étaient, c'est-à-dire<br />

aimables, naïves et jolies. La campagne de Mr Rousson se nomme Sélancop. Elle est exposée<br />

comme tout le pays, aux dévastations des singes. On est obligé pour préserver la moisson de<br />

faire souvent la guerre à ces diables d'animaux dont l'instinct, la ruse et l'adresse sont<br />

connues.<br />

L’orsqu’ils entrent dans un champ de maïs, ils se mettent à la file et se font passer les<br />

épis de la main à la main, des sentinelles vigilantes sont postées dans les avenues pour<br />

1


prévenir de l'approche de l'ennemi. Le signal d'alarme est un cri, alors toute la bande scélérate<br />

se disperse, grimpe sur les arbres, saute de branche en branche et parvient enfin à dérouter<br />

celui ou ceux dont ils viennent de voler les fruits.<br />

La dernière fois que mon ami K/Mel et moi fûmes à cette campagne, pour prendre<br />

congé de ces bons et honnêtes habitants, nous gravâmes nos noms sur l'écorce d'un pied<br />

d'aloé, usage pratiqué par tous les étrangers que Mr Rousson recevait chez lui. Ce brave colon<br />

nous fit présent de plusieurs choses curieuses, entre autres des plumes de porc épie de la plus<br />

grande beauté. Nous fûmes très sensibles à cette marque de bienveillance, ainsi qu'à tous les<br />

procédés loyaux et généreux dont il ne cessa de nous combler tout le tems de notre séjour à<br />

Falss. Nous ne fûmes pas moins pénétrés des attentions délicates de ses demoiselles à qui<br />

nous avons été en partie redevables de tous nos agréments. En leur faisant nos adieux, ils<br />

durent s'apercevoir combien nous regrettions de les quitter et combien étaient sincères nos<br />

sentiments d'estime et de reconnaissance.<br />

C'est dans les environs de False qu'est située Constance, lieu renommée par le fameux<br />

vin qu'il produit. Je fis le voyage exprès pour voir le vignoble divin. C'est un enclos de six<br />

arpents de terre qui donne vingt quatre alvrames de ce précieux vin (l'alvrame contient 40<br />

pots). Les enclos voisins sont bien inférieurs pour la qualité. Ainsi le véritable vin de<br />

Constance est très rare et on a raison de dire qu'il ne se boit ou qu'il n'est fait que pour la table<br />

des Rois.<br />

Constance est un village d'un aspect très riant, il est situé dans une vallée fertile qui<br />

s'élève en amphithéâtre, on (124) l'aperçoit de la grande route et on y arrive par une très belle<br />

allée de chênes. Il y a une ménagère ou volière qui renferme une variété d'oiseaux les plus<br />

curieux, comme les plus rares et les plus beaux qu'il soit possible de réunir et conserver.<br />

Pendant mon séjour à Falss, il s'y passa une scène qui m'alarma singulièrement. J'étais<br />

à jouer au billard dans une maison particulière. La partie finie, quelques amis s'emparèrent du<br />

jeu et je fus faire un doigt de cour aux demoiselles du logis. J'en étais aux protestations<br />

d'usage séducteur, lorsque je vis entrer mon ami Moiroux tout couvert de sang. Après qu'il<br />

m'eut instruit qu'il venait de recevoir un coup de bouteille sur la tête d'un des matelots de la<br />

Belle Poule, je l'abandonnai aux soins des demoiselles et cours à la vengeance. Je trouvai le<br />

maître canonnier aux prises avec l'assaillant et quelques autres marins qui tous étaient rentrés<br />

dans une maison publique. Je tombai comme la foudre sur le misérable et l'ayant assommé de<br />

coups, le maître caner et moi le jetâmes par dessus le balcon et qui avait bien 20 pieds de<br />

hauteur.<br />

1


Nous tombâmes avec la même fureur sur ses camarades que nous délogeâmes à<br />

grands coups de canne. Il fut heureux et pour eux et pour moi qu'il ne se trouvât pas une arme<br />

sous ma main; car la scène eut été ensanglantée. Je revins auprès de Monsieur Moiroux dont<br />

les blessures ne furent pas trouvées dangereuses; il en fut quitte pour dix jours de pansement.<br />

J'ai déjà parlé de la disette de grains qu'on éprouvait dans cet établissement à notre<br />

arrivée. Elle était telle que les militaires et les marins hollandais n'avaient qu’un demi livre de<br />

pain. Le général ordonna que les équipages du don seraient réduits à la même ration. On se<br />

dédommageait sur 1l 1 /2 de viande par homme, article très abondant au Cap de Bonne<br />

Espérance.<br />

La division n'ayant pu compléter ses vivres de campagne à Falss y fit son eau et se<br />

disposa d'appareiller pour Table baye où il était espéré de se procurer tout ce qui était<br />

nécessaire à l'armement de croisière.<br />

Le 29 Vendémiaire an 14, vent frais de la partie de l'Ouest. Le général fit le signal de<br />

se mettre à la voile. La division louvoya pour doubler la roche nommée le Trident et sortir de<br />

la baye, évolution navale que le vaisseau parvint à exécuter avant les frégates.<br />

Le 30 à 3 heures du soir, on jeta l'ancre dans Table Baye (125) à la distance d'une<br />

lieue de la Ville et près du fort d'Amsterdam. C'est ordinairement le mouillage ordinaire des<br />

vaisseaux de ligne, les frégates sont plus près de terre. Le général fit signal de prendre deux<br />

ris aux huniers, précaution indispensable dans une rade où il passe des coups de vent très<br />

violents et très fréquents. Le Général descendit à terre après avoir donné les ordres pour<br />

l'embarquement des vivres et aux objets. A son retour à bord, il me fit appeler ainsi que le<br />

Commandant du vaisseau et m'ordonnant d'aller à terre prendre livraison des vivres, de les<br />

choisir d'une bonne qualité et d'en accélérer l'embarquement.<br />

Je débarquai le 1 er Brumaire à Table baye où je trouvai Monsieur Robinot, agent<br />

comptable du vaisseau. Après avoir pris les renseignements convenables, je fus faite ma visite<br />

d'arrivée à MM. Coste et Rouvière (horlogers français) que j'avais connus à Falss. Ils me<br />

reçurent avec amitié, et je pris ma pension chez eux, ainsi que Mr Godié, commis aux vivres<br />

de la frégate l'Attalante. Mes occupations quoique assez embarrassantes ne m'empêchaient<br />

pas de faire de fréquentes courses, soit en ville, soit dans les environs. Les observations que<br />

j'ai pu faire sont sans doute peu détaillées; mais néanmoins assez intéressantes pour me les<br />

rappeler et les écrire.<br />

1


TABLE BAY<br />

LA Baye de la Table, vulgairement nommée Table Baye parce qu'elle est dominée par une<br />

montagne dont le sommet a la forme d'une table. Chaque fois que cette montagne se couvre<br />

de nuages épais, on doit s'attendre au mauvais tems.<br />

La rade est très vaste, mais dangereuse. Elle est exposée à des coups de vent dont<br />

aucun abri ne la garantit. Son fond n'est pas d'une bonne tenue et la côte est hérissée de<br />

dangers. C'est surtout dans l'hivernage qu'elle est inabordable, aussi les navires n'y restent-ils<br />

pas à cette époque.<br />

Cette rade est protégée par une forte citadelle et trois forts. La ville située au pied de<br />

la montagne, est bien bâtie, régulière et très propre. Les maisons sont de brique et construites<br />

avec beaucoup de goût et d'une élégance recherchée dans l'intérieur. Les Hollandais en font<br />

leur idole, tout l'ameublement, planchers, croisées etc. etc., sont d'une propreté extrême. Les<br />

habitants (c'est-à-dire les Hollandais) sont très affables et hospitaliers (126).<br />

Ils ont une prédilection marquée pour les Anglais dont la ville afflue dans tous les<br />

tems, et cela est à la faiblesse des forces navales des autres puissances qui les met pour ainsi<br />

dire à chaque guerre maritime à la merci de l'Angleterre.<br />

La population diffère peu de celle d'Europe, parce que le climat y est aussi sain et les<br />

productions nourrissantes et communes, les femmes sont moins matérielles qu'en Hollande et<br />

sont aussi fraîches. Elles doivent cet avantage à une température qui excite à la transpiration<br />

et permet un exercice permanent. Elles ont les traits réguliers, point flegmatique ni sérieuses,<br />

telles en un mot que doivent désirer les amateurs du beau sexe,<br />

<strong>De</strong>rrière la ville et vers la montagne, se trouve le fameux jardin des plantes de la<br />

Compagnie hollandaise. Il était de la plus grande beauté, avant que .les Anglais n'eussent<br />

conquis cet établissement; mais ces insulaires sombres et jaloux de toute prospérité étrangère,<br />

l'ont ravagé. Il est néanmoins encore très remarquable. Dans son Centre est le Palais du prince<br />

d'Orange, résidence du gouverneur général. C'est un bâtiment d'une structure magnifique et<br />

d'une apparence imposante. <strong>De</strong>vant la façade principale se trouve un parterre charmant, au<br />

milieu duquel est un jet d'eau qui l'entretient dans une fraîcheur continuelle.<br />

Les avenues sont fermées par des allées de chenis, taillées en berceau et ornées de<br />

bancs de marbre de distance en distance; mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans ce<br />

jardin était une des plus rares ménageries du monde. Les Anglais se sont appropriés beaucoup<br />

1


d'animaux et d'oiseaux rares qu'elle contenait. Elle est encore très intéressante à voir. On y<br />

remarque le lion, le zèbre, le secrétaire, l'autruche, le paon, l'oiseau royal, etc. etc. ; ce dernier<br />

surtout est très curieux, son plumage est d'un beau bleu céleste, et il a sur la tête une huppe<br />

rose, en forme de couronne. Les Hollandais s'occupaient à remplacer le vol fait à la<br />

ménagerie, à l'enrichir de nouveau de tous les animaux curieux de l'Asie et de l'Afrique.<br />

Le Cap de Bonne Espérance est par sa situation, une des plus importantes colonies<br />

que possèdent les puissances de l'Europe. Sa proximité du continent de l'Afrique, des Indes et<br />

de l'Amérique, lui donne des avantages incalculables.<br />

Cet établissement n'a jamais été porté au tiers de la prospérité dont il est susceptible,<br />

et cela est dû à la supériorité navale des Anglais: On doit être surpris de la facilité qu'ont ces<br />

derniers à conquérir une colonie qui produit les mêmes vivres que (127) l'Europe et par<br />

conséquent peut suffire à elle-même; mais les Hollandais ont pour base vicieuse de leur<br />

politique d'acheter des hommes étrangers à qui ils confient la garde de leurs possessions. Ces<br />

soldats mercenaires sont ordinairement lâches et corrompus, on est obligé de les soumettre à<br />

une discipline presque barbare, de sorte qu'on les rend tout à fait insensibles ou abrutis. Peu<br />

leur importe que la Colonie change de maître, puisqu'ils se sont voués eux-mêmes à la plus<br />

cruelle servitude.<br />

Le Cap de Bonne Espérance est en outre peuplé de beaucoup d'Anglais, qui par leur<br />

influence étouffe tout patriotisme et disposent ainsi les Hollandais à subir le joug de l'avide<br />

Angleterre. Il faut pour préserver cet établissement des invasions maritimes ennemies, qu'il<br />

n'y ait pour garnison, que des troupes nationales, que tous les étrangers appartenant au peuple<br />

agresseur soient renvoyés à moins qu'ils ne se soient établis dans le pays, c'est-à-dire, qu'ils y<br />

aient femmes et enfants, et dans ce cas ils doivent se ranger sous les drapeaux de la milice et<br />

combattre pour la cause commune.<br />

Les productions du Cap sont comme je l'ai déjà dit les mêmes qu'en Europe, des<br />

grains de toute espèce, des légumes, fruits, etc., etc. Il y vient cependant un peu de riz, des<br />

bananes, patates, etc., etc., mais en petite quantité. Le bétail y est très commun surtout le<br />

mouton. Peu de peuples vivent avec plus d'aisance, et sous un climat aussi sain. Les<br />

Hollandais trafiquent avec les Hotentots, ils échangent des liqueurs fortes, de la poudre à<br />

tirer, des mauvais fusils et au très etc., quelques marchandises communes, pour des bêtes à<br />

cornes, des peaux de tigre et autres du pays.<br />

Cet établissement rendu à la paix, peut devenir très puissant. Les mêmes relations<br />

1


commerciales qui auront lieu entre la France et l'Espagne, s'étendront entre cette dernière et la<br />

Hollande, Alors le pavillon hollandais paraîtra dans la rivière de la Plata et autres parts de<br />

l'Amérique du Sud.<br />

L'Inde peut éprouver un grand changement et le Cap devenir le point central, d'où<br />

partiraient et reviendraient toutes les ressources commerciales, offensives et défensives des<br />

nations rivales de l'Europe. J'ai un pressentiment que l'état actuel du monde, c'est-à-dire les<br />

grandes révolutions qui l'agitent seront la cause de la puissance du Cap de Bonne Espérance,<br />

si toutefois le gouvernement hollandais en confie la sûreté à ces citoyens.<br />

Le 11 Brumaire, la montagne de la Table se couvrit de nuages (128) ressemblant à<br />

une épaisse et noire fumée, annonce certain d'un mauvais tems. A midi le vent soufflait déjà<br />

beaucoup, à 4 heures il devint très violent et la mer houleuse. Ce même soir M. Robinot me<br />

pria ainsi qu'à M. Godié de l'accompagner chez Monsieur Gayand pour l'aider à mettre en<br />

ordre sa comptabilité, la division nous dit-il devant appareiller le lendemain.<br />

L'amiral Linois n'ayant pas plutôt vu la division en danger qu'il s'embarqua de suite<br />

pour se rendre à bord de son vaisseau; mais la mer était si gros et le vent tellement fort, qu'il<br />

lui fut impossible de l'atteindre, son embarcation faillit plusieurs fois remplir et couler. Même<br />

effort fut inutilement tenté par plusieurs officiers qui se trouvaient aussi à terre, à l'apparence<br />

du mauvais tems.<br />

A minuit la tempête devint horrible. Le capitaine du vaisseau parvint cependant non<br />

sans difficulté et sans un grand danger à gagner le bord. On fut obligé de hisser à la poupe,<br />

ainsi que les canotiers sur une chaise qu'on avait adapté au gui d'artimon. L'inquiétude de<br />

l'Amiral ne peut s'exprimer. Il vint nous trouver à deux heures de la nuit, tandis que nous<br />

écrivions pour nous demander si nous n'avions rien entendu, Je répondis que plusieurs coups<br />

de canon d'assistance avaient été tirés dans la direction de la division. Il se retira très agité et<br />

revint à 4 heures. Monsieur Robinot dormait sur son bureau et M. Godié et moi écrivions<br />

encore. Le Général nous dit d'aller nous reposer et que nous finirions une autre fois; mais<br />

comme la besogne était avancée nous voulûmes la terminer.<br />

A la pointe du jour le Général suivi de son adjudant sortit, nous les suivîmes sur le<br />

rivage ou le plus triste spectacle nous attendait. 3 navires marchands a la côte et le reste<br />

exposé au même sort. Le Général nous réitéra d'aller nous reposer, mais à peine avais-je<br />

fermé les yeux, qu'il m'envoya chercher pour faire donner des vivres aux gens des<br />

embarcations qui se trouvaient à terre, Je me transportai de suite chez le gouverneur qui me<br />

donna l'ordre par écrit de prendre dans les magasins de la Citadelle tout ce qui m'était<br />

1


nécessaire. La corvée fut bientôt faite et les matelots satisfaits.<br />

A 8 heures du matin, la frégate l'Atalante cassa un de ses câbles, et dériva<br />

considérablement. Elle mouilla son ancre de miséricorde dont le câble rompit dès qu'elle fut<br />

au fond; ne tenant plus que par un grelin: Etatingué sur une ancre à jet, son 119ufrage parut<br />

inévitable. En effet le grelin manqua. Le lieutenant en pied fit mettre le perroquet de fouque<br />

dehors, et par sa bonne manoeuvre, échoua la frégate sur un fond où elle ne risquait pas d'être<br />

brisée. Il fit même (129) abattre la mâture aussitôt que le navire toucha afin de le soulager,<br />

La Belle Poule ne tenait plus que sur sa dernière ancre, plusieurs bâtiments<br />

marchands s'étaient jetés au plein dans des anses où ils ne couraient le danger que d'être<br />

échoués. A midi le vent devint plus modéré et sur le soir, il fut presque calme, mais la mer<br />

continuait d'être houleuse. On envoya les embarcations du Marengo et de la Belle Poule pour<br />

aider à allégir l'Atalante et sauver les débris de sa mâture et de son gréement, ainsi que ses<br />

vivres qui furent portées à bord du Marengo et de la Belle·Poule.<br />

Le 17 tems beau, la frégate naufragée fut remise à flot au moyen de deux grelins<br />

amarrés au large à des ancres et sur lesquels on vira au cabestan. Ce travail fut exécuté à<br />

deux heures et à trois les embarcations le remorquaient en rade où elle jeta l'ancre. Elle ne<br />

faisait pas d'eau et tout portait à croire qu'elle n'avait pas souffert un grand dommage à sa<br />

coque.<br />

Pendant mon séjour à Falss et au Cap, j'employai dix-huit cent francs en diverses<br />

marchandises, principalement vin de Constance dont j'aurais fait le plus grand bénéfice<br />

surtout en France, si le vaisseau avait été assez heureux d'y arriver. Pareille somme fut<br />

employée à l'Ile de France, en articles convenables aux diverses points de relâche où je<br />

supposais que la division s'approvisionnerait. Toutes mes espérances ont été frustrées et cette<br />

perte m'a été d'autant plus sensible, qu'elle a été suivie d'une longue et cruelle captivité.<br />

S'il y a quelqu'un de bien accueilli dans les ports maritimes, ce sont ordinairement les<br />

commis aux vivres des vaisseaux de l'Etat, parce qu'ils ont la manutention d'une branche où il<br />

y a toujours à gagner et qu'ils sont gens à n'avoir pas la bourse vide, M. Godié et moi logions<br />

dans la même chambre et étions de concert dans toutes les parties de plaisir. Entre autres<br />

connaissances familières était la femme d'un de nos fournisseurs, chez lequel nous allions<br />

fort souvent. Cette dame était douce, jolie, aimable et affligée de 20 ans seulement; toutes<br />

qualités qui nous attachèrent singulièrement à ce charmant objet. Quatre .de ses sœurs non<br />

moins belles et intéressantes venaient aussi très souvent la voir et ne contribuaient pas peu à<br />

1


notre assiduité. Il fut convenu entre Godié et moi de dresser nos batteries afin de faire brèche<br />

et emporter la place d'assaut. J'attaquai d'abord la bourgeoise, certain d'une résistance faible.<br />

(130)<br />

En effet, un jour qu'elle me faisait parcourir les appartements de sa maison (une des<br />

plus belles du Cap et estimée à 72.000 rixdals) je hasardai ma déclaration. Elle parut surprise,<br />

balbutia et en vint même jusqu'à s'alarmer. Je la pris dans mes bras et l'amour fit le reste. En<br />

continuant à visiter les chambres, les hasards ou plutôt les désirs nous conduisirent dans celle<br />

de cette complaisante femme. <strong>De</strong>ux superbes lits jumeaux en faisaient le principal ornement<br />

et semblaient nous inviter à un nouveau sacrifice. Je la saisis de nouveau, la portai sur un des<br />

lits voluptueux, où nous nous enivrâmes des plus délicieuses jouissances. Tant que je restai<br />

au Cap, je n'eus pas d'intrigue plus agréable; elle me fit promettre que je ne prendrais<br />

désormais d'autre logement et pension que chez elle dans tous mes voyages au Cap, promesse<br />

qu'il me fut facile de lui faire.<br />

Mon ami Godié fut non moins heureux. Il s'était attaché aux charmantes sœurs, que je<br />

ne négligeai pas moi-même; car j'eus aussi le bonheur d'obtenir les faveurs de deux, en sorte<br />

que j'avais trois bonnes amies dans la même maison. Cet agréable train de vie faillit<br />

cependant être troublé par une querelle survenue entre Godié et moi, aussi active dans mes<br />

amours que dans l'exercice de mon devoir. J'avais arrêté toutes les voitures de charroi pour<br />

porter les vivres de campagne sur le bord de la mer, dans la matinée voulant disposer de<br />

l'après-midi pour m'amuser. Godié me reprocha cet accaparement qui le privait de faire<br />

embarquer aussi ses vivres. Nous disputâmes longtemps sur ce sujet et le résultat fut que nous<br />

nous reverrions, c'est-à-dire que nous nous batterions.<br />

Cette altercation se passait dans le magasin vis-à-vis duquel logeaient un tourneur et<br />

de fort jolies demoiselles. J'avais besoin de calmer mes sens et je ne crus mieux faire que<br />

d'approcher ce beau sexe.<br />

J'entrai donc chez ce tourneur et prétextai de vouloir acheter quelques marchandises.<br />

Il n’y avait rien à vendre. Alors j'invitai ses demoiselles à me procurer les articles dont<br />

j'affectai avoir besoin. Pendant qu'on envoyait les chercher, je m'insinuai adroitement près<br />

d'elles et de manière à ce que la mère ne s'aperçut pas du manège. Enfin les étoffes arrivèrent<br />

et furent déroulés sur une table. Je contestai longtemps sur le prix et la qualité dont je me<br />

souciai fort peu, mon intention avait pour but d'éprouver si par quelque attouchement signifi-<br />

catif, je pourrais espérer le succès de mon intrigue effrontée. On reculait, j'avançais, on<br />

n'osait se plaindre et cela m'enhardissait. L'opposition fut si faible qu'il ne me resta nul doute<br />

1


de la réussite. J'achetai tout ce qu'on voulut, tant j'avais de plaisir d'avoir fait une conquête<br />

semblable. Il fallut que la nuit me fasse apercevoir que j'étais encore parmi (131) ces<br />

charmantes demoiselles. Elles me firent promettre d'aller les visiter souvent, à quoi je<br />

manquai si peu qu'à force de les voir et de leur parler, j'en vins à obtenir leurs dernières<br />

faveurs.<br />

Le magasin était fermé, lorsque je quittai la maison du tourneur, il était clair que<br />

j'avais négligé mon devoir; mais l'ami Godié que je trouvai sur le rivage avait fait embarquer<br />

mes vivres dont je donnai mon bordereau à l'officier commandant les embarcations. Notre<br />

altercation s'arrangea à l'amiable, nous convinmes de nos torts réciproques et de la folie qu'il y<br />

aurait eu à les venger par le meurtre de l'un des deux amis. Je lui fis part de ma nouvelle<br />

intrigue dont il jouit ainsi que moi; car je l'ai déjà dit, tout ét9it en commun entre nous, en<br />

sorte que la femme du fournisseur, ses sœurs et les demoiselles du tourneur, nous enivrèrent<br />

tour à tour de leurs charmes divins,<br />

La division ayant complété ses vivres, le Général se prépara pour partir.<br />

Il commanda la frégate l'Atalante et son équipage aux soins du Gouverneur qui précédant<br />

notre relâche, nous avait manifesté les meilleures intentions.<br />

1


VERS LE DESTIN<br />

LE 18 Brumaire, le signal d'appareiller fut hissé, la division mit à la voile à quatre<br />

heures du soir par un vent de la partie du O. S. O. On gouverna dans la grande passe, entre la<br />

Pointe aux pendus et l'Ile Robin. A 8 h. la route fut donnée au N. N. O. élongeant ainsi la côte<br />

d'Afrique.<br />

Le 23 à 4 heures du soir, le tems beau, la mer tranquille, ventant joli frais, et toutes<br />

voiles dehors, on aperçut par le bossoir de stribord quelque chose de très volumineux qui<br />

flottait sur l'eau ressemblant assez à un navire chaviré. Le Général ordonna de mettre le cap<br />

dessus; lorsque la division en fut assez proche, on reconnut que c'était une baleine morte que<br />

se disputaient des milliers d'oiseaux de mer. L'infection qu'elle répandait était si forte, que<br />

nous fûmes obligés de porter nos mouchoirs au nez et cependant nous nous trouvions au vent<br />

et à une assez bonne distance.<br />

Le 2 frimaire on découvrit la terre dans l'Est du compas distance de six lieues. La<br />

division mit le cap dessus. A 11 heures du matin, on releva une pointe noire, qui fut supposée<br />

être le Cap Négro; la terre se prolongeant au Nord et à l'Est, l'observation du midi et la<br />

longitude moyenne des montres, fit reconnaître le Cap froid.<br />

Le 5, 6 et 7 beau tems et belle mer, on continua de longer la terre de très près, le jour<br />

sous toutes voiles et la nuit à petites voilures. (132)<br />

Le 11 d°, continuant toujours à côtoyer la terre par le même tems, on aperçut la ville<br />

de St Paul de Loanga. A 4 heures du soir la division y passa devant à la distance de deux<br />

lieues. Le fort arbora pavillon portugais et nous couleur anglaise à queue rouge.<br />

Cette ville paraît petite, elle est située sur une hauteur au bord de la mer et défendue<br />

par deux forts. On distinguait très bien plusieurs clochers d'église, monuments très communs<br />

chez les Portugais.<br />

La côte présente un aspect riant, ce sont des prairies, des taillis et autres usages<br />

champêtres. Plusieurs petites îles flottantes assez élevées furent longées par la division.<br />

long de terre.<br />

Elles sont détachées de la terre ferme, par des violents courants, l'eau est jaune le<br />

A quatre heures du soir, on découvrit l'entrée de la rivière nommée Zaïre, elle est très<br />

1


large et boisée. Il y avait un navire à la voile très près de terre.<br />

Le général ordonna de laisser porter et de jeter l'ancre, à l’embouchure à laquelle il<br />

supposait être. Le courant était si fort que la frégate ayant mouillé aussitôt que nous, nous<br />

tomba dessus. Il fallut filer du câble pour la dégager. Pendant cet embarras, le navire<br />

cherchait à sortir de la rivière, quoique la division ait arboré pavillon anglais, assuré par un<br />

coup de canon.<br />

Sur les 8 heures, on aperçut le navire très près de la division. Le Général ordonna à la<br />

Belle Poule d'appareiller de suite, ce qu'elle ne pus faire, ayant plusieurs ancres dehors. Ce<br />

retard favorisa tellement ce navire, qu'il sortit de la rivière, passa à portée de canon de notre<br />

vaisseau et favorisé par le vent et la rapidité du courant disparut en peu de tems.<br />

Le 14 la division s'étant assurée qu'il n'y avait plus de navires dans le fleuve, leva<br />

l'ancre et mit toutes voiles dehors. On continua de longer la côte, la sonde rapportant 15 à 20<br />

brasses d'eau, A 4 heures du soir nous étions par le travers de Gabingue, où fut aperçu sous la<br />

pointe un navire à l'ancre. A 6 heures, le Général ordonna de mouiller par les six brasses<br />

d'eau, distance d'une lieue du navire aperçu.<br />

Plusieurs embarcations furent armées et le Commandant fut Monsieur Laporte un des<br />

lieutenants de la Belle Poule. Cet officier enleva sur les huit heures du soir le navire qui se<br />

trouva être le Brick le Rollo, armé de 14 pièces de canon, du calibre de 4 et de 20 hommes<br />

d'équipages (133).<br />

Une goélette mouillée derrière ce brick fut également capturée et ces deux prises<br />

rallièrent la division à 10 heures du soir. Le général ordonna que les prisonniers seraient<br />

répartis sur le vaisseau et la frégate,<br />

Aussitôt que l'amarinage fut effectue, on hissa les embarcations et la division mit à la<br />

voile, continuant toujours de longer la côte. La frégate avait la goélette à la remorque et le<br />

Brick nous suivait. Ce dernier faisait à Gabingue la traite des esclaves, dont il n'avait que la<br />

moitié lors de sa capture,<br />

Le 15 à 7 heures du matin la division passa devant Malimbe où rien ne fut aperçu;<br />

elle continua de gouverner le long de terre jusqu'à l'embouchure de la Baye de Loango, où<br />

elle se trouva vers les 6 heures du soir. On découvrit un navire à l'ancre dans le fond de cette<br />

baye et de suite le général signala à la Belle Poule de forcer de voiles pour aller le<br />

reconnaître.<br />

A 7 heures la frégate tira un coup de canon et fit des signaux d'assistance qui nous<br />

1


alarmèrent beaucoup. Le Général ordonna de serrer les voiles et de mouiller; on mit de suite<br />

les embarcations à la mer (dans l'une desquelles était une ancre à jet) et on les envoya au<br />

secours de la frégate.<br />

Nous étions dans une cruelle incertitude, lorsque le canot major revint peu de tems<br />

après annoncer au général que la frégate avait touché sur une pointe de corail et que son<br />

Commandant demandait une ancre de 700. La chaloupe fut de suite mise à l'eau et expédiée<br />

avec l'ancre nécessaire et un fort grelin. Le général fut instruit par les gens du canot, que le<br />

navire aperçu venait d'envoyer son embarcation à bord de la frégate, la croyant Anglaise. Que<br />

le Commandant l'avait sommé de se rendre, ce qu'il ferait connaître par un fanal hissé à la tête<br />

du grand mât; que dans le cas contraire, la frégate une fois dégagée, lui enverrait toute sa<br />

bordée.<br />

Le signal de soumission fut mis à 10 heures et de suite le commandant de la Belle<br />

Poule envoya Monsieur Laporte pour en prendre possession. C'était un navire à trois-mâts,<br />

nommé la Ressource, ayant à bord la même cargaison que le Brick. Le Général ordonna de<br />

transporter les marchandises et esclaves du Brick le Rollo, sur la prise la Ressource, mettant<br />

à ce dernier un officier intelligent, avec l'ordre de continuer et d'achever la traite et de se<br />

rendre ensuite au (134) Cap de Bonne Espérance.<br />

Toutes les dispositions ainsi terminées et la frégate n'ayant souffert aucun dommage,<br />

le Général d'appareiller, et jugea qu'il pourrait servir de mouche à la division; il fut en<br />

conséquence armé, équipé et nous suivit.<br />

Le 18 à une heure après-midi, naviguant sous toutes voiles par un tems modéré et<br />

belle mer, on aperçut une pirogue qui nageait droit au vaisseau. Elle était montée par neuf<br />

noirs d'une constitution robuste, grands et très bien faits. On les reçut à bord avec affabilité<br />

leur montrant tout ce qui pouvait exciter leur avide curiosité. Il me serait impossible<br />

d'exprimer l'étonnement et l'admiration qu'ils manifestaient à la vue des canons. Ils ne se<br />

lassaient pas de les contempler. Le Général après les avoir régalé de biscuit et surtout d'eau<br />

de vie qu'ils aiment beaucoup, les invita d'exécuter une de leurs danses. Nous admirâmes la<br />

précision de la cadence, leur souplesse, l'élasticité des muscles, leur adresse et leur<br />

incroyable légèreté.<br />

Ils firent d'horribles contorsions et décomposèrent absolument leurs traits en voulant<br />

exprimer le sujet de leurs danses. Leur costume est à peu près celui des naturels de<br />

Madagascar. Ils se teignent les soucils et le dessous des yeux. Leur chef n'avait rien de<br />

remarquable, qu'un collier de morphie de la grosseur du petit doigt et une veste bleue sur son<br />

1


dos. Ces sauvages africains nous quittèrent très satisfaits de l'accueil du général et<br />

retournèrent à Mayembo d'où ils étaient partis.<br />

Ste Marie.<br />

Le 20 la division continuant à longer la côte, on releva dans l'après-midi la rivière<br />

Le 21 reconnu le Cap Lopès de Gonzalve. Le tems s'annonçant orageux, on diminua<br />

de voiles, on prit bâbord amures au plus près du vent. La sonde ne donnant pas de fond à 1/4<br />

de lieue de terre, la division courut des bordées de deux heures en deux heures. A minuit tems<br />

très obscur, l'orage se déclara avec une telle fureur qu'on eut dit que le ciel était en feu; la<br />

pluie tombait par torrents, et les éclairs et les horribles bruits de la foudre se succédaient si<br />

rapidement, qu'il n'y avait pas un homme de l'équipage qui n'en fut intimidé. Cette tempête<br />

dura jusqu'au jour.<br />

Le 23 le Général leva sa croisière des côtes d'Afrique et la di vision fit voiles pour<br />

l'Ile au Prince, afin d'y prendre relâche. Le 24 au point du jour, on aperçut un navire au vent<br />

de la division (135) distance de 8 lieues. Le Général signala à la Belle Poule de le chasser. A<br />

10 heures la frégate le visita, nous signala que c'était un neutre et rallia le vaisseau.<br />

A midi on découvrit la terre, qui fut reconnu pour l'Ile de Prince. A 4 heures, relevé<br />

l'Ile Teigneuse, la plus sud du diamant, la division prit la bordée du large, louvoyant toute la<br />

nuit.<br />

Le 25 à 4 heures du matin, on gouverna sur la terre; à huit heures on aperçut un<br />

navire sur la côte qu'on ne jugea pas à propos de chasser. A 3 heures du soir, la division passa<br />

à une demi portée de fusil Diamant au bonnet flamand et assura sa conteur par un coup de<br />

canon. Avant de donner dans la rade, le Général fit expédier un canot avec un officier pour<br />

prévenir le Gouverneur de notre arrivée et de nos intentions amicales. Pendant ce tems la<br />

division serra les voiles et mouilla son ancre de détroit.<br />

Le 26 au lever du soleil, l'amiral français salua la terre de 15 coups de canon, salut<br />

qui fut rendu par le même nombre de coups. La division mit à la voile et se fit touer jusqu'au<br />

mouillage ordinaire où elle jeta l'ancre par les neuf brasses d'eau.<br />

Le 27, on s'occupa de chercher des aigades assez avantageuses pour faire l'eau sans<br />

de trop grandes difficultés. On parvint à en découvrir et on s'occupa de ce travail essentiel.<br />

1


L’ILE AU PRINCE<br />

L'ILE au Prince est ainsi nommée parce que les revenues appartiennent en propre au<br />

prince régent du Portugal. C'est le chef-lieu des Iles voisines, la résidence du gouverneur et du<br />

siège épiscopal. Elle est une des moins malsaines de cette partie d'Afrique et cependant les<br />

navires qui y font un trop grande longue relâche, s'exposent à y perdre les deux tiers de leur<br />

monde. L'eau s'y fait assez commodément, est bonne et limpide. Le sol en est assez fertile, ses<br />

productions sont les mêmes de toutes les Iles d'Afrique. On trouve de la poudre d'or dans les<br />

rivières et quelques mines d'une exploitation trop dispendieuse pour indemniser la main<br />

d'oeuvre.<br />

L'Ile abonde en toutes sortes d'oiseaux d'un plumage curieux: principalement<br />

plusieurs espèces de perroquets, qui apprennent à parler en peu de tems et très distinctement.<br />

Parmi d'autres choses remarquables que j'ai vues est un arbre que douze hommes<br />

peuvent à peine embrasser. (136)<br />

La ville est petite et mal bâtie et très sale. Il y a presque autant d'églises et de couvents<br />

que de maisons. Rien n’approche du fanatisme grossier, de l'ignorance brutale et des<br />

superstitions aussi absurdes que ridicules, qui caractérisent la population de cette île, et toutes<br />

les populations des établissements portugais. Ces espèces d"hommes cachent sous un<br />

extérieur hypocrite, les vices les plus dépravés. C'est là que la religion sert de masque à la<br />

débauche, à la lubricité et à tous les excès d'une vie crapuleuse. Il n'y a pas de crime qui ne<br />

trouve dans une absolution salariée une impunité qui fait frémir la nature et l'humanité. Les<br />

moines sont aux colonies portugaises et espagnoles, ce que la lèpre est au corps de l'homme;<br />

tout se f1étrit sous l'influence de ces hommes farouches et immoraux.<br />

Les moissons, l'industrie, la virginité tout est leur proie. Les misérables insulaires ne<br />

travaillent et repeuplent que pour ces orgueilleux fainéants, esclaves plus orgueilleux encore<br />

de leurs honteuses passions. O! Que la révolution qui purgera le monde de pareils êtres sera<br />

vénérée par tous les a mis des vertus civiles, politiques, privées et sociales.<br />

La rade de l'Ile au Prince est assez grande, sure et s'étend beaucoup dans les terres.<br />

Elle est très poissonneuse, quoiqu'elle soit infestée d'une innombrable quantité d'énormes<br />

requins.<br />

Les forts qui la défendent méritent à peine ce nom. Cependant la milice est assez<br />

1


nombreuse; mais quelle milice!<br />

On ne connaît aucun préjugé dans l'Ile, relativement à la différence de couleur parmi<br />

les personnes. Les noirs et jaunes affranchis peuvent parvenir aux dignités civiles et<br />

militaires et sacerdotales et sont incorporés dans la milice.<br />

C'est assurément à cette politique que le Portugal ainsi que l'Espagne doivent la<br />

conservation de leurs vastes colonies en Afrique, dans l'Inde et en Amérique ; pourvu qu'un<br />

noir sache lire, écrire un peu de mauvais latin et quelque notion confuse de théologie, on le<br />

fait prêtre.<br />

C'est aux moines que l'on doit l'admission au sacerdoce des naturels du pays, moyen<br />

puissant pour fortifier leur partie prépondérant et opposer à toutes tentatives d'indépendance,<br />

ou du moins à en éluder l'époque. Ces moines et prêtres insulaires n'ont pas l'astuce,<br />

l'hypocrisie et la méchanceté des Européens, mais ils ont d'autres passions qu'ils assouvissent<br />

sans scrupule. C'est ordinairement au confessionnal que toutes les intrigues se trament, se<br />

pardonnent et se consomment quelquefois, Je n'en finirais pas si je voulais détailler les<br />

horreurs (137) de cette peste monachale, devant laquelle fléchissent humblement les hommes<br />

que son influence infernale terrifie ; il faudrait des volumes. . ..<br />

Lorsque la division mouilla dans la rade de cette 11e, plusieurs navires neutres y<br />

étaient en relâche, allant ou venant de la traite des nègres.<br />

Le Général, aussitôt arrivé, m'ordonna de me rendre chez le Gouverneur, afin de nous<br />

concerter pour les vivres et autres rafraîchissements nécessaires à la division. J'exécutai ma<br />

mission sans délai; après quoi je me réunis à quelques camarades dans une maison<br />

particulière, où nous nous fîmes servir à dîner. Après le repas vint la promenade, qui nous<br />

conduisit le long d'une rivière où plusieurs femmes blanchissaient du linge. Je leur demandai<br />

s'il n'était pas possible de s'amuser; elles me répondirent par un Sancta Maria, (expression<br />

familière aux Portugaises). Sancta Maria ne m'arrangeait nullement, je voulus attraper une de<br />

ces Vierges maries du bord de la rivière ; mais le pied me manqua et je tombai tout de mon<br />

long dans l'eau, alors je saisis ma Portugaise, l'entraînai de l'autre bord, puis dans le bois et<br />

puis…<br />

Je rentrai en ville, après avoir fait sécher mon linge, riant de tout mon cœur de<br />

l'aventure Sancta Maria. Mes camarades marchandaient dans une maison quelques<br />

perroquets. Je les accostai, non pour les oiseaux, mais pour deux jeunes filles qui me<br />

paraissaient valoir la peine d'être courtisées. Je voulus d'abord passer ma main sous les<br />

cotillons, un grand Sancta Maria me la fit retirer. C'est en vain que je voulus m'obstiner à<br />

1


fourrager partout, le maudit Sancta Maria paralysait absolument tous mes efforts. Il fallut<br />

céder.<br />

Un autre jour la promenade nous conduisit à l'endroit où les gens de la division faisaient l'eau.<br />

Chacun de nous se déshabilla et nous voilà tous à prendre un bain froid. Dans ce moment<br />

vinrent à passer plusieurs africaines de tout âge, je leur demandai s'il n'y avait pas moyen de<br />

jouir de leurs charmes, elles me répondirent que Oui, à ce mot toute la bande nue sortit de<br />

l'eau, les femmes se sauvèrent dans les bois, furent poursuivies et ne durent leur salut qu'au<br />

broussailles piquantes qui nous déchiraient la peau, un de la bande plus lascif ou plus enragé<br />

s'obstina de braver la douleur, ni les piquants ni les sancta maria ne furent capables d'amortir<br />

sa lubricité. II faut être bien jeune et surtout marin pour se permettre une semblable<br />

bamboche, telle est l'effet d'une continence forcée et de l'influence du climat qui porte nos<br />

désirs au dernier degré d'irritation (,138).<br />

Toutes les provisions, l'eau ainsi que tous rafraîchissements ayant été embarqués,<br />

l'embossage lever, et les embarcations hissées, la division fut mouiller en tête de rade d'où le<br />

général fut à terre prendre congé du gouverneur de qui nous avions reçu le meilleur accueil.<br />

Le 2 Nivôse, à cinq heures du matin, tems superbe, la division mit à la voile, par un<br />

vent favorable. On louvoya jusqu'à quatre pour s'élever de la côte. Le Brick le Rolls ne<br />

naviguant pas assez bien pour suivre la division fut expédié pour le Cap de Bonne Espérance.<br />

Le 4 pluviôse, la division se faisant dans le N. O. de Ste Hélène y établit sa croisière.<br />

On courut à la même hauteur des bordées de douze heures en 12 heures dans l'attente de<br />

capturer quelques navires de l'Inde dont ce parage est le passage ordinaire.<br />

Le 9 à 5 heures du matin, on aperçut un navire, le Général ordonna le signal de<br />

chasse, et bientôt la division fut à portée de le reconnaître. A 9 heures on lui tira un coup de<br />

canon, qui le força de mettre en travers et hissa sa couleur. La division mit aussi en panne et<br />

le Général envoya son adjudant pour le visiter. C'était un Américain qui venait de Canton et<br />

allait à Philadelphie. Le capitaine et le subrécargue conduits par l'adjud t vinrent à bord du<br />

vaisseau et firent à l'amiral le rapport suivant:<br />

Le 18 Janvier 1806, je fus visité à la hauteur du Cap de Bonne Espérance par le<br />

vaisseau de ligne anglais le Belliqueux, commandé par le Commodore Bing, il me dit que le<br />

8 de ce mois les Anglais avaient attaqué et pris le Cap sans y trouver une grande résistance,<br />

que les troupes de débarquement montaient à 7000 hommes tant troupes de lignes que milice,<br />

que le gouverneur s'était retiré dans l'Intérieur avec 1200 hommes, après avoir vainement<br />

1


cherché à repousser l'ennemi avec cinq mille hommes dont deux tiers l'avaient lâchement<br />

abandonné, qu'enfin l'équipage de la frégate française l'Attalante l'avait suivi dans les terres<br />

après avoir coulé la dite frégate.<br />

Le Capitaine ajouta que l'amiral Condor, commandant l'expédition navale, venait d'expédier<br />

un convoi chargé de troupes pour débarquer à Falss Baye, afin de prendre le général<br />

hollandais entre deux feux, qu'en outre cet amiral attendait le retour de notre division pour<br />

s'en emparer et tourner ensuite toutes ses forces de terre et de mer contre l'Ile de France (139).<br />

La force navale de l'expédition nous dit le Capitaine était composée de trois vaisseaux<br />

de 64, un de 50, deux frégates, deux bateaux plats et un grand nombre de transports. Cette<br />

force croisait sur le banc des Aiguilles dans l'espoir que notre division y passerait, il ajouta de<br />

plus qu'il avait passé la veille devante Ste Hélène à la distance d'une lieue distinguant 18 ou<br />

20 gros navires, parmi lesquels il croyait avoir reconnu des vaisseaux de ligne.<br />

Tel fut le Rapport du Capitaine et Subrécargue du navire américain, que l'amiral<br />

Linois leur fit signer après quoi il les renvoya à leur bord. La division fit servir toutes voiles<br />

dehors jusqu'à ce qu'elle ait perdu le navire de vue. Alors le Général signala au Capitaine de la<br />

Belle Poule de se rendre à bord du vaisseau, où se tint un Conseil dont le fatal résultat m'a<br />

conduit dans les horribles cachots d'Angleterre.<br />

Le mauvais état de la division, soit dans la coque et le gréement, soit dans la pénurie<br />

de vivres dont il ne restait que pour un mois, l'impossibilité de continuer la croisière sans<br />

relâcher à l'Ile de France, où la division ne pouvait plus s'approvisionner, le grand nombre<br />

d'escadrons anglais qui nous cherchaient dans tous les points de croisière, tant d'autres<br />

considérations enfin déterminèrent l'amiral à faire voiles pour France.<br />

1


LE DERNIER COMBAT<br />

A 8 heures du soir la division mit le cape au nord forçant de voiles; mais les vents<br />

s'acharnant à nous contrarier, on fut obligé de réduire la ration jusqu'à dix onces de très<br />

mauvais biscuit, nous avions cependant dépassé les Iles du Cap Vert de 250 lieues, et les<br />

vents las de nous faire souffrir enflaient nos voiles vers la France, lorsque dans la nuit du 22<br />

Ventôse à 2 heures du matin on aperçut deux navires sous le vent à nous courant à contre bord<br />

de la division; un troisième fut encore aperçu par la hanche de bâbord du Marengo. Courant le<br />

même bord que les précédents, il paraissait très gros; à 3 heures il nous passa sous le vent, à<br />

peu de distance, mit un feu à sa poupe, vira de bord, se plaça dans nos eaux comme pour nous<br />

appuyer chasse.<br />

Le Commandant de la Belle Poule, passant à stribord du Marengo, héla à l'amiral<br />

Linois, qu'il avait bien observé le navire et qu'il le jugeait au mois d'égal force au Marengo.<br />

Dans ce moment ce navire fit des signaux de nuit, en lançant de pots à feu qui duraient 4 à 5<br />

minutes. Il n'y avait pas de doute que ce vaisseau ne fit partie de quelque (140) escadron.<br />

L'amiral répliqua au Commandant de la frégate, qu'il présumait que ce vaisseau<br />

escortait sans doute un convoi et qu'il jugeait à propos de diminuer de voiles ; manoeuvre qui<br />

fut en effet exécutée et la division mit la cape au Nord. A 3 heures et demi le vaisseau<br />

supposé ennemi répéta les signaux et tira un coup de canon à boulet. Le Général ordonna de<br />

gouverner au N. 1/4 N. O., ensuite au N. N. O et de forcer de voiles afin de se faire chasser<br />

jusqu'au jour; mais la Belle Poule n'égalant pas la marche du Marengo, celui-ci fut forcé de<br />

diminuer de voiles pour ne pas la laisser engagée. Le Général héla au Commandant de la<br />

frégate de devancer le vaisseau.<br />

de 18.<br />

A 4 heures et ¼ le vaisseau ennemi étant à portée nous envoya un boulet du calibre<br />

A 4 heures ½ Je général et le Commandant du Marengo se portèrent dans les<br />

batteries, en firent l'inspection, et furent très satisfaits du bon ordre et des dispositions de<br />

l'équipage.<br />

A 5 heures, l'ennemi toujours dans nos eaux, se trouva à portée de mousquet du<br />

Marengo, que devançait la Belle Poule. Le général ordonna de carguer les basses voiles; le<br />

jour commençant à se faire; on distingua parfaitement trois batteries au vaisseau ennemi,<br />

1


mais cela n'intimida pas nos braves marins, pleins de confiance dans les talents et la bravoure<br />

de leur amiral et Commandant, ils brûlent de combattre et de vaincre. Le général leur<br />

recommanda non le courage dont il est assuré: mais l'activité et la précision dans leur feu et<br />

surtout pas de confusion. Tous répondent par des cris de Vive l'Empereur, vaincre ou mourir.<br />

Déjà le vaisseau ennemi a hélé trois fois le Marengo sans que celui-ci lui ait répondu,<br />

déjà les couleurs françaises et anglaises sont hissées de part et d'autre, et le plus terrible<br />

combat s'engage. Il fut vivement soutenu pendant une heure avec un égal avantage ; mais les<br />

français se livrant à leur impétuosité accoutumée font retentir le Marengo des cris à<br />

l'abordage, à l'abordage. L'amiral profila de cet élan de courage invincible, ordonne d'aborder<br />

le vaisseau ennemi; mais celui-ci laisse arriver, évite une action décisive pour les français et<br />

par le hasard de sa manœuvre se trouvant par la hanche du Marengo, lui lâche toute sa bordée<br />

à bout (141) portant; dans cet instant l'équipage français prêt pour l'aborbordage remplissait le<br />

pont. Un grand nombre furent les victimes de trop de bravoure; entre autres l'amiral lui-même<br />

qui reçut un boulet dans le gras de la jambe et le Commandant eut le bras emporté, on<br />

n'entendait que des cris de blessés, de mourants et de combattants, la confusion était extrême<br />

et cependant l'équipage ne fut pas découragé.<br />

Le Capitaine de frégate ayant pris le commandement du vaisseau rétablit l'ordre et le<br />

combat. On se battit avec le même acharnement.<br />

La Belle Poule se tenait toujours sur l'avant du Marengo et envoyait de tems en tems<br />

quelques bordées à l'ennemi qui ne pouvait lui riposter que difficilement. On aperçut pendant<br />

l'action plusieurs vaisseaux de lignes qui forçaient de voiles sur nous. Le Général en étant<br />

instruit ordonna de prendre chasse, en continuant toujours le feu et surtout de ne pas baisser le<br />

pavillon français pour le vaisseau à trois ponts qui nous combattait.<br />

A 8 heures le feu s'était beaucoup ralenti de part et d'autre, le Marengo avait presque<br />

toute sa batterie de 18 démontée, son gré ment et sa voilure hachés, un grand nombre de tués<br />

et blessés. Toute la division anglaise tombant dessus, le Général fit signal à la Belle Poule de<br />

se sauver ce qu'elle tacha de faire en forçant de voiles.<br />

A 8 heures ½ une frégate ennemie, passant sous le vent à nous en chasse de la Belle<br />

Poule reçut quelques unes de nos bordées, ce qui ne l'empêcha de continuer la chasse. Le<br />

vaisseau combattant ne nous tirait plus que quelques coups de canon mal dirigés auxquels<br />

nous ripostions toujours. Cependant l'escadron entier de l'ennemi n'était plus qu'à un mille de<br />

nous et ne nous laissait aucune chance de lui échapper.<br />

1


A neuf heures la Belle Poule et une des frégates anglaises engagèrent le combat, qui<br />

fut extrêmement vif et bien soutenu de part et d'autre.<br />

A 9 heures 1/2 un vaisseau de ligne anglais se place par notre hanche et bâbord et<br />

nous tira deux coups de canon; dans le même moment les trois ponts, enhardit par l'approche<br />

d'un secours si formidable, nous lâcha toute sa bordée dans la hanche de stribord, nous crûmes<br />

tous que la poupe du vaisseau s'affaisserait tant cette bordée nous fit de mal. (142)<br />

A 9 heures 25, le Capitaine de frégate, commandant le Marengo, se fit rendre compte<br />

de l'état des batteries par les officiers qui les commandaient. Il se trouva que celle de 36 avait<br />

3 pièces démontées et la plus grande partie des bragues et palans de tous les autres coupés.<br />

Celles de 18 en avaient 14 bars d'état de tirer. Chaque batterie n'avait presque plus de monde<br />

pour se servir des canons susceptibles de tirer.<br />

Ce rapport communiqué au Général par le Capitaine de frégate, ce dernier reçut<br />

l'ordre de continuer à forcer de voiles et surtout de n'amener que pour toute la division<br />

anglaise.<br />

A 10 heures 10 plusieurs vaisseaux anglais n'étaient plus qu'à une portée de mousquet<br />

du Marengo, alors le Capitaine de frégate exposa à l'équipage que toute résistance devenait<br />

alors inutile, que ce serait en quelque sorte se livrer à la boucherie que de persister à<br />

combattre des forces supérieures, surtout dans l'état pitoyable du Marengo, qu'il était donc<br />

d'une nécessité indispensable d'amener le pavillon pour toute la division anglaise. L'équipage<br />

y consentit et le Général à qui Monsieur Chassérieau, (capitaine de frégate) venait de rendre<br />

compte de l'état des choses, le laissa maître d'agir comme il voudrait. Le pavillon fut donc<br />

baissé pour la division entière de l'ennemi et le Marengo triompha du vaisseau à trois ponts<br />

anglais nommé le London.<br />

Toute la division anglaise au nombre de sept vaisseaux, 2 frégates et 1 corvette était<br />

réunie à demi portée de canon du Marengo lorsqu'il amena. Nous faillîmes même essuyer le<br />

feu de leurs batteries, parce que la drisse du pavillon se trouvant engagée, il paraissait que le<br />

vaisseau ne se disposait pas à le baisser, un seul des vaisseaux anglais ne mit pas en panne,<br />

forçant au contraire de voiles sur la Belle Poule, qui continuait à combattre avec avantage la<br />

frégate anglaise.<br />

L'amiral Warren, commandant l'escadron anglais vint rendre visite à l'amiral Linois<br />

qu'il connaissait depuis longtemps, il parcourut toutes les parties du vaisseau et le trouva si<br />

maltraité qu'il ne put s'empêcher de blâmer notre opiniâtreté, il interpella l'amiral français de<br />

déclarer pour quel vaisseau le pavillon avait été baissé. Pour toute la division anglaise<br />

1


épondit l'amiral Linois. (143)<br />

fait mention.<br />

A 11 heures 1/2.1a frégate la Belle Poule fut forcée de se rendre au vaisseau dont j'ai<br />

La perte du Marengo fut 83 hommes tués et 109 de blessés, peu s'en fallut que je ne<br />

fusse du nombre de ces derniers; mais cela revint à l'agent comptable qui était dans la<br />

cambuse (son poste et le mien) un éclat de bois le frappa à la cuisse et le renversa. Le boulet<br />

passa entre nous deux et fut se perdre dans une des soutes où il fit un fracas de diable.<br />

La perte de la frégate se borna à 20 hommes tués et 60 blessés, quant à celle de<br />

l'ennemi, il nous fut impossible de la connaître, tant les Anglais s'appliquèrent à la cacher;<br />

mais elle dut être grande, à en juger par l'état pitoyable du vaisseau le London et de la frégate<br />

l'Amazone.<br />

1


LA FIN D’UN CORSAIRE<br />

LE jour qui suivit le combat, toute l'armée mit en panne; le Marengo, le London, la<br />

Belle Poule et l’Amazone, à se réparer; et les prisonniers français répartis sur l'escadron<br />

ennemi.<br />

Je restai à bord du Marengo ainsi que mon ami K-mel, chef de timonerie du vaisseau<br />

et les chirurgiens pour soigner les blessés. Aussitôt que les avaries des vaisseaux combattants<br />

furent réparées, autant qu'il fut possible de le faire et l'amarinage effectué, l'escadron ennemi<br />

et ses deux prises gouvernèrent pour les Iles du Cap Vert, on arriva devant St Yago dans la<br />

Baye de la Praya, où l'ancre fut jeté, il y avait à cette époque une corvette anglaise au<br />

mouillage expédiée d'Angleterre avec des dépêches pour l'amiral Warren.<br />

Le 9 Germinal, j'eus le chagrin d'être séparé de mon ami K-mel, qui fut envoyé sur le<br />

vaisseau le Ramillies, il m'était libre sans doute de le suivre, mais un devoir sacré s'y<br />

opposait. Monsieur Moiroux, capitaine d'armes du Marengo dont j'ai fait mention à l'article de<br />

Falss Baye, avait terminé sa vie dans le combat, il laissait un jeune enfant qu'il me<br />

recommanda dans ses derniers moments. Ainsi je sacrifiais le plaisir de suivre un ami, à<br />

l'obligation que m'avait imposée un autre ami. Obligation qui fut d'autant plus pénible, qu'elle<br />

me priva de l'avantage certain que j'eus à St Yago, pour m'évader.<br />

L'amiral Linois, fut porté du bord du Marengo dans celui du Foudroyant; vaisseau<br />

amiral anglais et le Commandant (144) français Monsieur Vrignaud passa sur le London.<br />

Cette transfération s'effectua au mouillage de la Praya, où il fut jugé qu'elle pouvait avoir lieu<br />

sans danger pour ces deux braves et respectables marins distingués.<br />

J'obtins de l'officier anglais, commandant le Marengo d'aller à terre à volonté pour y<br />

acheter des provisions journalières et faire blanchir mon linge, il y avait dans la Baye un<br />

navire américain en relâche destiné pour l'Ile de France. Le Capitaine voulut bien se charger<br />

de mes dépêches pour cette Colonie et m'aurait volontiers sauvé, si comme je l'ai déjà dit, je<br />

n'en avais été empêché par l'obligation sacrée de servir de père au jeune Moiroux et le rendre<br />

à sa famille, obligation que j'ai remplie comme le doit faire tout homme do probité. Ceux-là<br />

sont dignes d'avoir et d’être amis, qui en remplissent les devoirs sans autres intérêts que celui<br />

d'une amitié pure et inviolable.<br />

Le 14 l'Escadron ennemie, mit à la voile, laissant une corvette au mouillage.<br />

1


Le 15 on aperçut les Iles Brava et de Feu, ainsi qu'une voile.<br />

Le 16 on visita un Cartel de prisonniers anglais, venant des côtes d'Afrique. Ces<br />

prisonniers appartenaient à 18 navires de commerce capturés par une division française sous<br />

les ordres de Monsieur l'Hermite, division composée d'un vaisseau de ligne, deux frégates et<br />

une corvette. Le Commandant français renvoyait en Angleterre sur parole, partie de ses<br />

équipages de ses prises, leur ayant donné un navire à cet effet.<br />

inconnue.<br />

Le 1 er Floréal, une Corvette de l'Escadron fut expédiée pour une mission qui nous fut<br />

Le 2 au malin, la mer parut très agitée et le vent fraîchissant beaucoup à Midi, grande<br />

apparence de mauvais tems, la mer très grosse et les Vents augmentant de plus en plus. A 4<br />

heures le tems devint d'un sombre noir, la Mer affreuse et le Vent des plus violents. Tout<br />

annonçait une tempête: l'Escadron mit à la cape sous la Voile d'Etai de Cape, le petit foc et<br />

l'artimon tous les ris pris.<br />

A 5 heures le vent et les vagues redoublèrent de fureur; le vaisseau fatiguait<br />

horriblement et pour comble d'inquiétude se trouva séparé de l'escadron.<br />

A 6 heures la tempête fut totalement déclarée, on fut forcé de mettre à sec de voiles,<br />

ce qui fatiguait d'avantage le vaisseau et telle était notre fâcheuse position qu'il n'était pas<br />

possible d'arriver vent arrière, crainte de tomber sur les vaisseaux de l'Escadron qui se<br />

trouvaient sous le Vent: cependant le tems et la mer étaient (145) si horribles que le Vaisseau<br />

éprouvait des secousses qui faisaient craindre qu'il ne s'engloutit à chaque instant.<br />

A 6 heures 1/2 notre mât de Perroquet de fougue tomba, cette avarie nous plongea<br />

dans une inquiétude que je ne pourrais exprimer, la plus grande confusion régnait à bord, le<br />

Vaisseau s'entrouvrant de toutes parts, les Canons mal saisis, menaçant de se larguer et<br />

enfoncer le Vaisseau, les pompes engagées et endommagées par le Combat; telle était une<br />

partie du danger qui nous menaçait.<br />

Sur les 9 heures toute la mature tomba en grand, partie sur une des bouteilles, qui fut<br />

emportée, partie sur le pont et le reste à la mer. Le Vaisseau éprouva lors de cette chute<br />

épouvantable, une si grande secousse, qu'il n'y eut pas un marin qui ne crut toucher à sa<br />

dernière heure. Ajoutons que peu de moments avant ce malheur, plusieurs matelots s'étaient<br />

offerts de monter sur les hunes pour saisir aux mats les Vergues des huniers qui les<br />

fatiguaient extrêmement, le commandant connaissant le danger et par conséquent ne leur en<br />

ayant pas donné l'ordre auparavant les laissa néanmoins libres d'exécuter ce travail<br />

dangereux. Ces malheureux étaient sur les Vergues au nombre de 16 ou plus, lorsque la<br />

1


mature tomba. Leurs cris lamentables appelèrent en vain un secours impossible, la mer fut<br />

leur tombeau.<br />

On doit juger qu'elle doit être ma position dans un danger si effroyable, jamais j'en<br />

éprouvai de moments plus terribles, la mort dont j'éprouvais déjà les angoisses se présentait<br />

sans cesse à mon imagination, il me semblait la voir voltiger parmi les Vents furieux, les<br />

Vagues écumantes, la pluie et les éclairs, commander à ces éléments sinistres et s'envelopper<br />

de son voile funèbre, tenant à sa main décharnée la faux qui devait moissonner ma Vie.<br />

Cependant, ce qui parut d'abord être la cause de notre perte, en fut au contraire le salut. Le<br />

Vaisseau se trouva soulagé par la chute de sa mâture et par un plus grand bonheur ne fit pas<br />

plus d'eau, qu'à l’ordinaire.<br />

Pendant cette affreuse tempête, je me hasardai d'aller sur le pont afin de me convaincre<br />

du danger éminent ou nous étions, comme j'allais monter l'Escalier du dôme un de nos<br />

chirurgiens en descendait tout consterné. Il me dit avoir entendu dire au Commandant ainsi<br />

qu'à tous les officiers et marins qu'il ne fallait plus compter sur notre salut, que le Vaisseau<br />

s'ouvrirait infailliblement et nous servirait de tombeau. Je lui répondis qu'il aurait bien fait de<br />

garder pour lui cet affligeant rapport et l'invitai à ne point le divulguer à nos camarades que je<br />

venais de laisser dans les plus mortels alarmes. (146)<br />

Je voulus néanmoins monter sur le pont, mais à peine suis-je au dernier degré de<br />

l'échelle qu'une horrible vague frappe le Vaisseau et se développant avec fureur sur le gaillard<br />

d'arrière et jusqu'aux hunes, partie tombe dans le dôme et me renverse de dessus l'escalier, je<br />

me saisis heureusement à une bouche de feu de la batterie et tint bon. Dans cette situation<br />

cruelle, quantité de boulets et autres objets cédant au roulis incroyables du vaisseau, me<br />

passèrent dessus. Je fus même atteint par une grosse baille pleine de peinture qui renversa sur<br />

moi et me mit dans un état à faire rire dans toute autre occasion, j'en étais absolument couvert.<br />

Cette disgrâce m'ôta toute envie de remonter sur le pont, je rentrai dans la chambre et me jetai<br />

sur mon cadre tel que j'étais, me résignant à la mort.<br />

Il y avait environ deux heures que j'attendais dans mon cadre l'instant fatal, lorsque la<br />

mature tomba. A cet épouvantable fracas, je voulus me lever dans l'intention de pouvoir<br />

m'accrocher à quelques débris du vaisseau et me livrer au gré des flots, espérant d'être ainsi<br />

recueilli par l'Escadron anglais; mais telle fut ma frayeur que je retombai comme malgré moi<br />

dans mon lit, totalement affaissé sous le poids de la consternation et du désespoir. Je croyais<br />

si fermement m'ensevelir dans les flots, que ma montre tombant de mon cadre, je dédaignai de<br />

la ramasser; elle me fut remise par un jeune homme qui la trouva par hasard. Aux divers<br />

1


accidents qui m'arrivèrent dans cette nuit désastreuse se joignit une appréhension continuelle<br />

de me rompre le cou.<br />

Le roulis du vaisseau était si grand que mon cadre se décrocha au moins douze fois, en<br />

sorte que je me trouvai culbuté, la tête en bas, et les pieds en haut, tantôt d'ure manière, tantôt<br />

de l'autre, roulant au gré du vaisseau, avec les malles et d'autres objets qui faillirent plusieurs<br />

fuis m’écraser. Jamais sans doute je ne subirai une semblable épreuve; car j'aimerais autant la<br />

mort que de m'y exposer volontairement.<br />

A minuit le Vent avait beaucoup diminué; mais la mer était encore horrible. Le<br />

vaisseau roulait avec tant de force, qu'il inclinait jusqu'au bord, on aurait passé un bras entre<br />

les coutures, cependant l'espoir commençait à nous sourire et avec lui un peu de courage,<br />

quelque résigné que je fusse à mourir, néanmoins je m'abandonnais à cet espoir très incertain,<br />

comme un moribond le fait à son médecin.<br />

J'osai même me lever et observer, non sans une grande précaution, l'état (147)<br />

intérieur du vaisseau, le maître Canonnier anglais que je rencontrai à faire une inspection dans<br />

les batteries bien loin de me rassurer, m'alarma de nouveau en me disant qu'il fallait<br />

s'abandonner à la Providence. Le bonhomme, avant, pendant et après la forte tempête avait<br />

rassuré sa conscience à la mode anglaise, c'est-à-dire par quelques verres de rhum. Il me mena<br />

dans sa chambre et me força de boire de cette liqueur salutaire, je le fis et m'en trouvai bien,<br />

mes idées furent moins sombres, et mon coeur mieux affermi, il ne me restait qu'une inquié-<br />

tude, c'était qu'ayant continuellement tiré des coups de canon d'assistance et fait des signaux,<br />

l'escadron anglais n'y avait pas répondu; mais cette inquiétude cessa; car à minuit ½<br />

l'escadron eut connaissance de notre détresse et mit des fanaux, aux mâts pour nous avertir<br />

qu'il venait à notre secours.<br />

A la pointe du jour tems modéré, toutes les embarcations des vaisseaux vinrent à bord<br />

avec du monde, des mâts de ressource, des cordages, voiles, etc., etc. On se mit de suite à<br />

l'ouvrage et le vaisseau le Repuls eut ordre de nous prendre à la remorque. Dans notre<br />

démâtage, nous perdîmes 16 Anglais noyés et huit blessés. L'escadron fut aussi exposé à des<br />

avaries.<br />

Le Ramillies démâta de son mât d'artimon, du grand mât de hune et fut obligé de<br />

laisser arriver vent arrière, il ne rallia la division que le 4. On crut la Belle Poule perdue.<br />

L'amiral Waren, jugeant qu'après une tempête semblable son escadron ne pouvait<br />

plus tenir la mer se décida de gouverner sur l'Angleterre,<br />

Le 13 on rencontra un Parlementaire hollandais, ayant à bord des Citoyens de cette<br />

1


Nation faits prisonniers au Cap de bonne Espérance et renvoyés en Hollande sur parole.<br />

Le 22 on aperçut l'Ile Schilli, à la distance de six lieues, à 8 heures reconnu la pointe<br />

de Carnouailles ; à 11 heures on doubla le Cap Lezard, l'escadron se trouva par le travers de<br />

Plimouth, nous passâmes au milieu de deux Convois de 100 voiles chacun, allant aux Indes<br />

Orientales et Occidentales.<br />

Le 24 à 7 heures du soir l'escadron jeta l'ancre à Portsmouth dans la rade de Spited.<br />

Le 29 au matin, le canot de l'amiral de l'escadron (148) vint nous prendre et nous transféra sur<br />

une des prisons flottantes dans la rivière de Portchester. Cette prison se nomme le Prothée,<br />

Commandé par le Lieutenant Todman.<br />

J'y trouvai mon ami K/mel dont on m'avait séparé à St Yago et d'autres connaissances<br />

de la Division. On verra par les détails particuliers qui suivent mon journal, combien est<br />

cruelle la captivité de ces pontons. Je doute que l'Enfer offre de pareils tourments.<br />

Je dois sans doute attribuer tout à mes traverses, à la guerre funeste qui désole<br />

l'Europe depuis 18 ans et dont les cruels effets ont si cruellement rejailli dans les possessions<br />

françaises des Indes de l'Est et de l'Ouest. Je quittai la France à l'âge de 12 ans dans l'année<br />

1789 au commencement de la fermentation révolutionnaire de ce royaume. Mon premier<br />

voyage fut aux Antilles que je trouvai en proie aux dissensions civiles et sanguinaires. A mon<br />

premier voyage à l'Ile de France, la guerre maritime entre la France et l'Angleterre, me livra<br />

pour ainsi dire aux chances des hasards les plus dangereux, comme les plus incertains; quel en<br />

a été le résultat? Une captivité de 63 mois dans les prisons d'Angleterre, et la perte non<br />

seulement de tout ce que mes travaux et mon industrie m’avait procurés, mais encore de ma<br />

jeunesse et de ma santé. La paix me rend à ma famille et l'Ambition ou plutôt ma mauvaise<br />

destinée m'en éloigne.<br />

Je m'élance pour la seconde fois dans l'Inde et la guerre, l'horrible guerre m'y suit, la<br />

soif de l'or me guide de nouveau et me précipite sur un élément qui m'a été déjà si fatal et que<br />

la prudence m'ordonnait impérieusement d'abandonner. Quelle en a été encore le Résultat…<br />

Années d'une bien plus cruelle captivité que la précédente, je dis plus cruelle, parce que les<br />

prisons flottantes d'Angleterre est plutôt le séjour des plus vils Criminels, que les dépôts des<br />

prisonniers de guerre.<br />

On en jugera je le répète par les détails qui suivent le journal de ma vie.<br />

Ainsi la guerre a donc été la seule cause de mes revers; car doué comme je l'étais de quelques<br />

heureuses dispositions, nul doute que je n'eusse réussi à me rendre la fortune propice et qu'on<br />

imagine pas que dans mes écarts de jeunesse, j'aie jamais négligé le but principal de mon<br />

1


expatriation. Les femmes ont rarement exigé le prix de leurs faveurs, ou plutôt, c'est la<br />

réciprocité des désirs purs et désintéressés qui nous réunissaient. Jamais l'intérêt ne fut chez<br />

moi le nerf de l'intrigue, quant aux autres vices, je puis me flatter qu'ils ne m'ont maîtrisés que<br />

faiblement, rarement je leur (149) sacrifiai mon devoir, et tel est aujourd'hui mon caractère,<br />

qu'il est même peu ou point de passion qui puisse influer sur la ligne de conduite que j'ai jugé<br />

dans ma prudence devoir me conduire à un résultat satisfaisant. Si lorsque j'entrai dans la<br />

carrière de la fortune, j'eusse été seulement favorisé de 8 années de paix, nul doute que mon<br />

industrie se fut bornée aux ressources locales de quelques possessions de l'Inde, soit dans le<br />

commerce, ou l'agriculture. Puisse le passé me convaincre que le véritable bonheur n'est pas<br />

de posséder de grandes richesses, mais de jouir avec modération de celles que l'on possède ou<br />

qu'on peut acquérir sans s'exposer aux dangers d'un élément qui fait à peine un heureux sur<br />

cent qui lui confient leurs destinées. C'est à l'âge de 32 ans que j'écris ma vie, après en avoir<br />

passé les deux tiers dans l'infortune.<br />

J'ai été fait prisonnier de guerre le 13 Mars 1806 et conduit à bord du ponton le<br />

Prothée le 18 Mai même année, ma détention à bord de ce ponton a été jusqu'au 17 Octobre<br />

1807, jour de son désarmement que je passai ensuite sur la Couronne où j'ai resté fort<br />

longtemps. Avant de quitter le Prothée mon ami K-mel avait acheté la place d'une personne<br />

qui devait aller sur parole, mon ami y fut donc à sa place moyennant quelques louis qu'il lui<br />

donna; mais le malheur a voulu qu'il ait été découvert 18 mois après et reconduit à bord des<br />

pontons. C'est l'être méprisable qui lui avait vendu son cautionnement qui fut le dénoncer à<br />

l'Agent des prisonniers. Celui-ci en informa son gouvernement et l'ordre fut donné de con-<br />

duire mon ami en prison.<br />

Le 20 janvier 1809, le Commissaire de Thame, (lieu de son Cautionnement) reçut<br />

l'ordre du transport office de s'emparer de lui. <strong>De</strong>puis le 20 jusqu'au 29 il a resté en<br />

arrestation, en attendant la décision du transport Office, laquelle étant arrivée le même jour<br />

29, mon ami fut mis sous l'escorte de trois militaires pour le conduire au dépôt de<br />

Portsmouth. Jugez dans quelle position affreuse il se trouvait n'ayant en sa possession que<br />

trente-huit francs que ses camarades lui avaient donné avant son départ. Il leur promit en<br />

partant de tromper la vigilance de ses gardes à la première occasion favorable. <strong>De</strong>ux de ses<br />

amis lui promirent que s'il pouvait réussir de retourner à Thame qu'ils étaient décidés de le<br />

suivre; mais le (150) malheur voulut que ses gardiens le devancèrent dans son entreprise et<br />

lui tirèrent tous les moyens d'exécuter son projet. Dès le premier soir on lui prit le peu<br />

d'argent qu'il avait, il fut donc obligé de patienter jusqu'a Bs Walthame, (autre Cautionnement<br />

pour les français) là il fit prévenir Messieurs K/drain et <strong>De</strong>sbordes de passer à l'auberge où il<br />

1


était. Sitôt l'arrivée de ces messieurs il leur fit part de sa catastrophe et les pria de lui avancer<br />

quelque argent, son intention n'étant pas de se laisser conduire en prison, ce qu'ils firent et dès<br />

le même soir il s'évada. Les militaires jouirent du plaisir de Bacchus, il faisait un tems du<br />

diable; mais cela ne l'empêcha de marcher toute la nuit, quoique incertain de sa route. Enfin<br />

le lendemain il se rendit à Odiham, où il fut reçu avec plaisir par ses amis, il y passa la nuit et<br />

le jour suivant il prit la route de Thame tantôt par la grande route et tantôt par les chemins de<br />

traverses pour éviter d'être reconnu pour Français. Le 8 février à 7 heures du soir, il se<br />

trouvait à une lieue de Thame, le tems très mauvais et lui très fatigué de la route pénible qu'il<br />

venait de faire, il voulait se rapprocher de Thame, afin d'être sûr de sa route pour se trouver à<br />

un mille de la ville, et à 11 heures du soir, son intention était de se rendre chez ses amis; mais<br />

à l'instant où il allait se cacher dans un champ pour attendre cette heure, il eut le malheur<br />

d'être rencontré par deux Anglais qui sortaient de Thame, ils lui de mandèrent qui il était et<br />

où il allait, il leur répondit qu'il sortait de Portsmouth et qu'il allait à Thame sur parole, ils lui<br />

dirent qu'ils allaient le conduire chez le Commissaire. Quoique l'invitation ne fut pas de son<br />

goût, il fut obligé de céder à la force, après avoir fait quelques pas avec eux, ils se trouvèrent<br />

près d'une rivière, mon ami ne calculant pas tout le danger qu'il courait, s'y précipita dedans et<br />

laissa emporter par le courant environ un quart d'heure. Jugez dans quel état il devait se<br />

trouver quand il voulut sortir de l'eau; il se traîna comme il put dans un champ où la rivière<br />

avait débordé et choisit l'endroit où il y avait moins d'eau pour se délasser un moment; mais<br />

ses forces lui manquèrent, ses pieds lui avaient considérablement enflé et saisis par le froid, il<br />

fut obligé de passer la nuit dans cette cruelle position et d'y rester jusqu'à dix heures du matin,<br />

à laquelle heure il eut le bonheur d'être rencontré par deux anglais, je dis bonheur, car c'en<br />

était un dans la position où il se trouvait et que sans eux (151) il eut indubitablement perdu la<br />

vie: enfin ces deux hommes furent chercher une voiture pour le prendre; ils le conduisirent au<br />

Commissaire qui le reçut comme un chien. On le fit mettre à l'auberge et on fit prévenir un<br />

chirurgien d'aller le visiter. Celui-ci dit au Commissaire que mon ami était très mal et qu'il lui<br />

fallait quelques jours de repos avant de lui faire entreprendre le voyage de Portsmouth.<br />

Le Commissaire ne se rapportant pas à ce que le Chirurgien lui disait et à dix heures<br />

du soir fit demander à Monsieur Vrignaud (notre Commandant) s'il voulait répondre de lui,<br />

mon ami en fut instruit et pria notre Commandant de n'en rien faire; alors le Commissaire lui<br />

dit qu'il allait le faire surveiller par une garde; mais pendant le tems qu'il l'envoyait chercher,<br />

quoique mon ami eut les pieds dans un état pitoyable, se leva de son lit, s'enveloppa dans sa<br />

capote, traversa la rue sans beaucoup de peine et se rendit chez un de ses amis.<br />

1


Sitôt que le Commissaire eut connaissance de son évasion il fit faire une stricte<br />

recherche dans l'endroit pendant deux ou trois jours et toujours sans succès. M. K/Mel et ses<br />

deux amis prirent des arrange mens relativement à leur départ qui devait se faire un lundi au<br />

soir; mais le malheur qui n'avait cessé de le poursuivre jusqu'à ce jour ne se lassa pas de le<br />

persécuter de nouveau et deux jours avant leur départ, le Commissaire fut instruit par un<br />

scélérat de Français du projet qu'avaient fait ses amis de le suivre, ces deux personnes furent<br />

de suite arrêtées et condamnées à être conduites en prison si mon ami ne se rendait pas<br />

prisonnier. Celui-ci pour dégager ses amis se constitua prisonnier et les antres furent mis en<br />

liberté et mon ami K/Mel fut mis dans un lieu de sûreté sous la garde de deux hommes qui<br />

avaient ordre de lui ôter les menottes seulement pour manger. Il resta 14 jours dans cette<br />

position gênante, en attendant les dispositions du Gouvernement; enfin l'ordre arrivèrent et<br />

mon ami fut mis sous la direction de quatre hommes et du même Caporal qui l'avait déjà<br />

conduit jusqu'à Bs Walthame. Concevez la fureur de cet homme qui avait déjà reçu sur son<br />

dos par rapport à lui; aussi il se précautionna pour qu'il ne lui échappe pas une seconde fois,<br />

ayant été menacé d'être pendu s'il ne le conduisait pas au dépôt.<br />

Cet homme brutal l'emmenotta avec un de ses soldats pour être plus sûr de lui: enfin<br />

au bout de cinq jours de souffrances, mon ami arriva à Portsmouth, les pieds en lambeaux, on<br />

lui prit six guinées qu'il avait et on le fit conduire à bord du ponton le Vigilant, quoiqu'il eut<br />

demandé à l'Agent (152) de venir me rejoindre à bord de la Couronne; mais ces espèces<br />

d'hommes sont si inhumains qu'ils font tout pour nous contrarier.<br />

Voyant que je ne pouvais pas me réunir avec mon ami sur la Couronne, je passai à<br />

bord du Guildford le 4 Avril 1809, et mon ami vint m'y joindre le 15, depuis cet instant nous<br />

sommes ensemble et je crois qu'il n'y a que la paix générale qui nous en sortira. Dieu veuille<br />

que cela soit bientôt.<br />

Après quatre mois et vingt-six jours de séjour à bord du Guildford, j'obtins une place<br />

de clerc (interprète pour les prisonniers) sur le Vétéran qui venait d'être mis en commission<br />

pour recevoir de nouvelles victimes de la guerre. Je passai sur cette prison flottante le 30 août<br />

1809 où nous reçûmes peu de tems après une partie de la capitulation de Flessingue. Cet<br />

emploi m'occasionna beaucoup de tracas, d'abord parce que ces malheureux n'étaient pas<br />

familiarisés avec les prisons d'Angleterre. La majeure partie était atteinte d'une maladie<br />

contagieuse, journellement et fallait en envoyer 20, 30, 40,50, etc. à l'hôpital. Le clerc anglais<br />

déjà avancé en âge, et ayant une inclination bien prononcée pour la bouteille, était peu<br />

susceptible d'application; de sorte que je remplissais pour ainsi dire, les fonctions des deux<br />

1


places. Le zèle qui m'animait et le mal que je me suis donné, tournèrent bientôt à mon<br />

avantage, car le commandant satisfait de ma conduite, me prodigua des faveurs que je n'osais<br />

espérer, entre autres celle d'aller me promener à terre que l'on accordait très difficilement,<br />

attendu qu'il existait des ordres contre. Néanmoins je jouissais assez sou vent de cette<br />

douceur, et je dois cela à sa bonté infinie qui l'engageait à prendre tout sur lui.<br />

Mes sentiments ne s'étant jamais démentis, je gagnai l'estime et la bienveillance de ce<br />

généreux et honnête anglais, et son aimable épouse douée de toutes les bonnes qualités de son<br />

sexe, ne fut pas moins prompte à partager l'intérêt que j'avais inspiré. Dès ce moment ma<br />

captivité se trouva très adoucie, et je puis avancer hardiment qu'aucun prisonnier ne ressentit<br />

jamais avec plus de sensibilité tous les bienfaits que ce couple heureux répandit sur moi. Leur<br />

confiance, devenant de jour en jour moins limitée, en raison de l'exactitude avec laquelle je<br />

remplissais les devoirs que je m'étais imposés envers eux, j'obtins la faveur singulière d'aller<br />

respirer l'air pur de la (153) campagne, oui faveur singulière puisque des milliers de français<br />

passent sept et huit ans dans les prisons d'Angleterre sans pouvoir dire qu'ils ont mis pied à<br />

terre. Ils éprouvent en quelque sorte le supplice de Tantale.<br />

Mes premières courses se bornèrent à parcourir les sites champêtres qui bordent la<br />

rive droite de Farham. Un monument public, consacré à la mémoire du grand Nelson, et qu'on<br />

distingue parfaitement des quatorze prisons flottantes à l'ancre sur les rivières de Portchester<br />

et de Farham, excitait depuis longtemps ma vive curiosité. Ce monument n'offre à<br />

l'admirateur du héros naval de la grande Bretagne, qu'un faible témoignage de reconnaissance<br />

nationale. C'est une espèce d'obélisque de cent pieds de haut environ, bâti de pierre de taille<br />

assez commune, sans sculpture ni rien qui annonce le génie de l'artiste. Vu de la mer par les<br />

navigateurs, il a la forme d'un phare et leur sert de guide. Sa base est un quarré inégal de 13 à<br />

14 pieds de hauteur. Sur le côté, qui fait face au port de Portsmouth (et son opposé) est une<br />

ouverture de huit pieds de haut sur sept de large et huit pouces de profondeur, dans laquelle<br />

on voit une inscription qui rappelle les victoires navales d'Aboukir, Copenhague, Trafalgar,<br />

etc., etc.<br />

Ce côté, ou principale façade, a 15 pieds de base et l'autre 12 pieds. Le buste de<br />

Nelson, couvert par une espèce de dôme, termine l'obélisque.<br />

Ce monument peut tomber en ruines, mais le nom de Nelson est immortel et sera<br />

toujours gravé dans le coeur de tout vrai anglais pénétré des services importants qu'il a rendus<br />

à sa patrie dans les différentes luttes où elle s'est trouvée engagée. Nelson n'était pas fils d'un<br />

Lord, mais reçut de la nature ces grandes qualités qui l'ont distingué dans sa brillante carrière<br />

1


et l'ont élevé au-dessus de tous les Lords d'Angleterre. On jugera de la noble franchise de ce<br />

marin illustre par l'anecdote suivante:<br />

Peu de jours avant de faire voiles pour livrer combat à (154) l'escadre combinée<br />

mouillée devant Cadix, Nelson, visitant les chantiers et magasins militaires de Portsmouth,<br />

s'arrêta tout à-coup, et un mouvement de surprise caractérisa tous ses traits, en apercevant<br />

dans la foule un homme déjà sur l'âge et même infirme. II s'approche et le reconnaît pour un<br />

maître d'équipage qui l'avait instruit dans l'art relatif au gréement et aux manoeuvres d'un<br />

navire. Il lui tend affectueusement la main, lui demande s'il se souvient de lui, et sur la<br />

réponse négative du maître aussi troublé qu'étonné, Nelson lui rappelle toutes les<br />

circonstances du fait, le nom du navire, le poste qu'il y occupait, et d'autres particularités qui<br />

auraient porté la rougeur sur le front orgueilleux de bien des petits officiers qui l'entouraient.<br />

A ce récit fidèle, le vieux maître ne peut se persuader que le célèbre Nelson soit ce<br />

jeune marin qu'il se plaisait à instruire et encourager, Mais l'Amiral poussa plus loin sa<br />

générosité; il prit son homme par le bras, l'entraîna à son logement, en lui disant qu'il était<br />

bien juste qu'Il lui témoigna sa reconnaissance. Il lui accorda, en conséquence, une pension, et<br />

pourvût aux besoins de sa famille.<br />

Qu'on juge de l'effet qu'une semblable action produisit sur tous ceux qui en furent<br />

témoins!... Nelson, reçois les hommages respectueux qu'un français impartial offre à ta<br />

mémoire si justement révérée !!!...<br />

Le monument de Nelson n'attira pas seul mon attention. Je profitai (quoique avec<br />

réserve) de la liberté précaire que je devais plus à l'affection de M" Marshall qu'à son autorité<br />

limitée. Les villes de Gosport, Portsmouth et Portsea n'échappèrent pas à ma curiosité. A la<br />

vérité je ne pouvais les parcourir qu'à la dérobée, parce qu'il est défendu aux agents<br />

d'autoriser aucun prisonnier de guerre d'y aller, surtout à Portsmouth et Portsea où sont les<br />

chantiers et arsenaux militaires. L1 ville de Gosport, en étant séparée par l'entrée du port,<br />

offre plus de sécurité pour les prisonniers privilégiés qui pouvaient s'y rendre pour dissiper<br />

l'ennui de la captivité, et c'est là que de tems en (155) tems je me livrais à quelques plaisirs et<br />

m'étourdissais sur ma position.<br />

Dans mes excursions j'étais souvent accompagné de mes bienfaiteurs dont la<br />

présence ajoutait beaucoup au charme des perspectives riantes qui s'offraient à mes<br />

observations. La comparaison que je faisais des beautés de la nature avec les sentiments qui<br />

animent ces intéressantes personnes, me suggérait vraiment des idées touchantes, et mon<br />

coeur éprouvait une impression délicieuse que je chercherais en vain à expliquer. J'avais<br />

1


aussi l'avantage d'être admis dans différentes sociétés aimables où ils se rendaient, et il se<br />

passait rarement une partie de plaisir que je n'en fusse. Combien de soirées n'ai-je point vues<br />

s'écouler dans cette enceinte hospitalière où la gaîté venait présider à nos entretiens familiers!<br />

En un mot les chaînes de l'esclavage m'étaient inconnues, et chaque fois que je prenais congé<br />

de mes protecteurs, j'en recevais de nouvelles marques d'intérêt et d'affection. Oh !<br />

Reconnaissance, mon coeur éprouve tout ton empire! Puissé-je être assez heureux un jour<br />

pour en donner des preuves éclatantes!...<br />

Les campagnes ne m'ont offert rien de remarquable. Quand on a parcouru les rives de<br />

la Seine, de la Loire et de la Garonne, on ne saurait retrouver en Angleterre ces sites fertiles,<br />

champêtres et d'une variété de moissons aussi belles qu'abondantes. J'ai observé cependant,<br />

dans l'économie rurale des Anglais, une grande application à tirer partie du terrain. J'ai vu<br />

peu de terres en friche, du moins celles qui me paraissaient susceptibles d'être cultivées. Les<br />

routes sont extrêmement bien entretenues, ainsi que tous les établissements d'utilité publique.<br />

Je reprends d'un peu plus haut pour faire mention d'un évènement tragique, qui mit<br />

ma sensibilité aux épreuves les plus rigoureuses et sera toujours une source de douleur pour<br />

mon coeur.<br />

Quelque tems après mon arrivée à bord du Vétéran, mes amis K/mel, Dunogué,<br />

Banchereau, etc. vinrent me rejoindre. La société de ces dignes compagnons d'infortune<br />

m’offrait une grande consolation aux: maux inséparables de la captivité; car lorsque nous<br />

pouvons épancher nos peines dans le sein de l'amitié (156) combien ne sommes-nous pas<br />

soulagés !... Nous formions ainsi une égide contre les coups de l'adversité, lorsque mon<br />

malheureux ami K/mel tomba malade. Sa constitution robuste, quoique affaiblie par un long<br />

séjour en prison, me fit espérer qu'avec des soins on le rendrait bientôt à la santé; mais sa<br />

maladie, prenant de jour en jour un caractère plus al1armant, on jugea convenable de<br />

l'envoyer à l'hôpital sur le Ponton le Pégase où il trouva son tombeau. Atropos trancha le fil<br />

de ses jours le 13 Septembre 1810 ! Cette mort prématurée porta le désespoir dans mon âme,<br />

et mes plais, à peine cicatrisées, se r'ouvrirent au souvenir déchirant de cette terrible<br />

catastrophe! Ami trop regretté, puisses-tu goûter dans l'autre monde le parfait bonheur que<br />

tes vertus ont inutilement cherché sur la terre !..... <strong>De</strong>puis cette époque ma vie ne présente<br />

rien qui soit digne d'occuper une place dans ces mémoires, jusqu'au 13 juin 1811 où mon<br />

estimable ami Couzanet se rendit auprès de moi, et fut bientôt suivi par deux autres bons<br />

camarades <strong>De</strong> Boucherville et <strong>De</strong> Lahalle. Je me trouvai encore une fois entouré par des<br />

personnes sur l'estime et l'attachement desquels je pouvais compter, et qui contribuèrent<br />

1


eaucoup à l'adoucissement de ma détention. Par des mutations successives occasionnées<br />

pour recevoir les malheureux prisonniers de Portchester, j'en fus séparé deux fois, mais<br />

seulement pour un court espace de tems ; car mon protecteur, s'intéressant à tout ce qui me<br />

concerne, obtint facilement leur retour.<br />

Sur ces entrefaites, je fus atteint d'une fièvre maligne, qui sans doute prit son origine<br />

de ma présence continuelle parmi les prisonniers venant d'Espagne. Elle fit tant de progrès<br />

que le 14 mars <strong>1812</strong>, je fus obligé de garder le lit où le délire s'empara bientôt de moi.<br />

Je connaissais si peu ma position et les objets qui m'entouraient, que mes amis me<br />

veillaient tour à tour et commençaient à concevoir les craintes les plus vives pour mon<br />

rétablissement, car j'avais perdu toute espèce de raison. Cette époque se trouva précisément<br />

celle, où l'inspecteur chargé de la visite des incurables vint à bord le 20 pour la passer. On me<br />

présenta, et grâce à l'intérêt avec lequel Mr Marshall sollicita pour moi (157), ajouté à ma<br />

situation vraiment précaire, je fus compris dans le nombre de ceux marqués pour France. Je<br />

restai à bord jusqu'au 23 sans aucun changement favorable, jour où l'on m'envoya à l'hôpital<br />

de Portchester absolument sans connaissance. Je restai dans cet état déplorable jusqu'au 29 où<br />

mes facultés commencèrent à reprendre leurs fonctions. Je dois certainement ces heureux<br />

retours aux soins assidus que me prodigua mon ami Lefeuvre qui quittait rarement le pied de<br />

mon lit. Ses recommandations m'ont aussi été d'une très grande utilité.<br />

Mr Marshall eut la bonté de me recommander auprès de l'Agent et du doctor, et cette<br />

circonstance est une des principales qui assurèrent mon rétablissement. Il fut plus généreux: Il<br />

permit à mes bons camarades <strong>De</strong> Boucherville et de Lahalle de me rendre deux visites qui<br />

accélérèrent considérablement ma guérison. Le 14 avril, me trouvant en état de retourner à<br />

bord, j'en fis la demande au Docteur qui ne me l'accorda qu'avec difficulté, en raison de ma<br />

faiblesse, et n'y consentit que par rapport à des affaires d’intérêt qui exigeaient ma présence.<br />

En arrivant à bord, je reçus de nouveaux témoignages d'affection de la part de Mr et Mde<br />

Marshall et de Mr son beau-père; car il m'exprimèrent d'une manière touchante la joie qu'ils<br />

éprouvaient de me voir rendu à la santé.<br />

Après avoir dîné avec mes protecteurs, je me rendis auprès de mes amis qui se<br />

livrèrent à toute l'allégresse qu'inspire une vive amitié dans une circonstance semblable.<br />

J'attends l'heureux moment qui doit me rendre à ma patrie, et à des parents que j'aime<br />

et dont je suis séparé depuis onze ans.<br />

En écrivant ma vie, mon intention était de déposer au sein de l'amitié toutes les<br />

aventures qui l'ont accompagnée. Aujourd'hui je vois mes désirs accomplis, en vous offrant ce<br />

1


faible témoignage de mon estime et de ma confiance.<br />

1


INDEX DES NOMS DE PERSONNES ET DE VAISSEAUX<br />

A<br />

Amazone 1 3 1 , 1 3 2<br />

Atalante 1 0 0 , 1 0 8 , 1 1 1 , 1 1 6 , 1 1 9 ,1 2 6<br />

Azor 6 9 , 7 0<br />

B<br />

Banchereau 141<br />

Bélisaire 42<br />

Belle-Poule 1 0 0 ,1 0 1 ,1 0 5 ,1 0 6 ,1 0 7 ,1 0 8 ,1 1 7 ,1 2 1 ,1 2 3 ,1 2 8 ,1 2 9 ,1 3 0 ,1 3 2<br />

Belliqueux 1 2 6<br />

Bergeret 57<br />

Bing 1 2 6<br />

Boucherville (de) 1 4 2<br />

Bougainville 1<br />

Brion 11<br />

Bruillac 1 0 8<br />

Brule-Gueule. 4 0 , 4 2 , 4 3 , 4 7 , 4 8 , 5 0 , 5 2 ,6 1<br />

Brunswick 1 0 6 , 1 0 7 ,1 1 0<br />

Burgais 1 1<br />

C<br />

Centurion 2 3<br />

Céré, père<br />

9 0 -93<br />

Céré, fils<br />

1 06<br />

Chassérieau<br />

1 30<br />

Clarisse<br />

87<br />

1


Condor<br />

Cook<br />

Coste<br />

Coureur<br />

Couronne<br />

Couzanet<br />

Cybele<br />

D<br />

126, 128<br />

1<br />

1 13<br />

22 , 2 4 , 42<br />

1 37 , 1 39<br />

1 42<br />

22 -25, 27, 40, 42<br />

<strong>De</strong>laitre 8 0<br />

<strong>De</strong>sbordes<br />

1 37<br />

Diomède<br />

23<br />

Ducimetère<br />

6 3 , 82<br />

Dufourq<br />

9 , 10<br />

Dunogué<br />

1 41<br />

E<br />

Entrecasteaux (d') 9 2<br />

Expérience 9<br />

F<br />

Fanny 8 8<br />

Forte 44 , 4 5, 56 , 5 7<br />

Foudroyant 13 2<br />

G<br />

Gareau 2 4<br />

Gayand<br />

Godié<br />

Grand Dumouriez<br />

Gui<br />

1<br />

1 16<br />

1 13 , 1 16 -118<br />

1 1 -13


Guildford<br />

Héros<br />

Jean-Bart<br />

Jolinot<br />

K/Drin<br />

K/Mel<br />

Labourdonnais<br />

Lady Burgess<br />

Lady Jenny Dundas<br />

Lafond<br />

Lahalle (de)<br />

Laporte<br />

Lavaux<br />

Legras<br />

Le Roy<br />

H<br />

J<br />

K<br />

L<br />

1<br />

9<br />

1 39<br />

67<br />

22<br />

14<br />

1 06 , 1 37<br />

1 11 , 1 12 , 1 32 , 1 36 -138, 141<br />

1 , 89<br />

63<br />

6 3 , 66<br />

85<br />

1 42<br />

1 21 , 1 22<br />

9<br />

88


Lhermitte<br />

Libérateur<br />

Liberté<br />

Linois<br />

Linsy<br />

London<br />

Magallon<br />

Malartic (Cte de)<br />

Malartic<br />

Marengo<br />

Marshall<br />

Moineau<br />

Moiroux<br />

Nélée<br />

Nelson<br />

Otto<br />

M<br />

N<br />

O<br />

P<br />

1<br />

99<br />

57 , 1 33<br />

61<br />

11 -14, 21<br />

1 01 , 1 03 , 1 08 , 1 16<br />

85<br />

1 31 , 1 32<br />

83<br />

43 , 8 2 , 83<br />

61<br />

9 9, 10 0, 10 5-10 7, 11 1, 11 7, 12 8-230, 132<br />

1 41 -143<br />

42<br />

1 12 , 1 32<br />

1 1 -13<br />

1 40<br />

6 8 , 69


Pégase<br />

Pinaud<br />

Poivre<br />

Poulet<br />

Preneuse<br />

Princesse Royale<br />

Prothée<br />

Prudente<br />

Ramillies<br />

Raynal (abbé)<br />

Régénérée<br />

Reynier<br />

Renaud<br />

Repulse<br />

Résistance<br />

Résolu<br />

Ressource<br />

R<br />

1<br />

1 42<br />

8 6 , 87<br />

91<br />

8 1 , 99<br />

4 0 , 42 , 4 7 , 52<br />

13<br />

1 36 , 1 37<br />

2 2-25 ,4 2<br />

1 35<br />

1 , 8 4 , 89<br />

47 , 4 8 , 61<br />

2 9 , 30<br />

24<br />

1 35<br />

2 9 , 31<br />

1 4 , 17 , 1 9 , 21<br />

1 22


Rigaud<br />

Robinot<br />

Rollo<br />

Rousson<br />

Rouvière<br />

Saint-Pierre (Bernardin de)<br />

Sans-Culotte<br />

Saulnier<br />

Scohy<br />

Seine<br />

Sémillante<br />

Sercey (de)<br />

Sibille<br />

Surcouf<br />

Tausin<br />

Todman<br />

Tronaze<br />

Vengeur<br />

Vertu<br />

Vétéran<br />

Vigilant<br />

S<br />

T<br />

V<br />

1<br />

7<br />

99 , 1 13 , 1 16<br />

1 21 , 1 22 , 1 26<br />

1 11 , 1 12<br />

1 13<br />

93<br />

2 1 , 22<br />

8 5 , 86<br />

52<br />

47<br />

1 08<br />

43 , 5 2 , 57<br />

57<br />

6 3 , 69<br />

93<br />

1 36<br />

24<br />

16 , 1 8 , 19<br />

47<br />

1 39 , 1 41


Vrignaud<br />

Warren<br />

Westoff<br />

W<br />

TABLE DES MATIERES<br />

1 39<br />

1 32 , 1 38<br />

1 30 , 1 32 , 1 35<br />

PRÉFACE I<br />

Une vocation de marin. 1<br />

Les Antilles. 4<br />

Ad orientem. 9<br />

Premières armes 11<br />

Le corsaire Le Résolu. 16<br />

Les forceurs de blocus. 22<br />

La frégate La Prudente 25<br />

La Nouvelle Guinée 32<br />

L'Inde 36<br />

1<br />

1 10<br />

Pages


Nouvelles croisières 40<br />

Anjouan 46<br />

Batavia 49<br />

Relâche à l'Ile de France 53<br />

Combat de La Forte 56<br />

Le Fort William 60<br />

Vers l'Angleterre 65<br />

Les pontons anglais 68<br />

Retour au bercail 71<br />

Projets de mariage 78<br />

L'Ile de France 81<br />

Bourbon 88<br />

Le jardin des Pamplemousses 91<br />

Les flèches d'Eros 94<br />

Les Seychelles 102<br />

L'affaire du convoi de Chine 105<br />

False-Bay 110<br />

Table Bay 114<br />

Vers le destin 120<br />

L'Ile au Prince 124<br />

Le dernier combat 128<br />

La fin d'un corsaire 132<br />

INDEX 145<br />

TABLE DES MATIÈRES 149<br />

1

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!