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<strong>«</strong> <strong>CLAMER</strong><br />

<strong>MA</strong><br />

<strong>VÉRITÉ</strong> <strong>»</strong><br />

Réflexions sur la réconciliation<br />

et le pensionnat<br />

Textes choisis par<br />

Shelagh Rogers<br />

Mike DeGagné<br />

Jonathan Dewar<br />

Fondation autochtone de guérison | 2012


© Fondation autochtone de guérison, 2012<br />

Publié par :<br />

Fondation autochtone de guérison<br />

75, rue Albert, pièce 801, Ottawa (Ontario) K1P 5E7<br />

Téléphone : (613) 237-4441<br />

Sans frais : (888) 725-8886<br />

Télécopieur : (613) 237-4442<br />

Courriel : research@ahf.ca<br />

Site internet : www.fadg.ca<br />

Conception graphique et mise en page par :<br />

Glen Lowry, Anja Braun<br />

Impression par :<br />

Hemlock Printers<br />

Burnaby (Colombie-Britannique)<br />

Version imprimée : ISBN 978-0-9876900-6-7<br />

Version électronique : ISBN 978-0-9876900-7-4<br />

<strong>«</strong> Clamer ma vérité <strong>»</strong> : Réflexions sur la réconciliation et le pensionnat<br />

est le titre de ce volume édité. Celui-ci comprend une sélection de textes<br />

tirés de la série d’ouvrages sur la vérité et la réconciliation de la Fondation<br />

autochtone de guérison : Vol. 1 De la vérité à la réconciliation ; Vol 2.<br />

Réponse, responsabilité et renouveau ; et Vol 3. Cultiver le Canada.<br />

L’utilisation du nom <strong>«</strong> Fondation autochtone de guérison <strong>»</strong> et du logo de la<br />

Fondation est interdite. La Fondation encourage cependant la reproduction<br />

du présent document à des fins non commerciales.<br />

Ce projet est appuyé en partie dans le cadre du Programme d’information<br />

publique et de défense des intérêts des Affaires autochtones et<br />

Développement du Nord Canada.<br />

Les opinions exprimées dans ce rapport sont les opinions personnelles de<br />

l’auteur ou des auteurs.<br />

This document is also available in English.<br />

Table des matières<br />

5 Shelagh Rogers Avant-propos<br />

De la vérité à la réconciliation<br />

9 Garnet Angeconeb Clamer ma vérité : Un cheminement vers la<br />

réconciliation<br />

39 John Amagoalik Réconciliation ou conciliation? Une perspective<br />

inuite<br />

53 Madeleine Dion Stout Réflexion d’une Survivante sur la résilience<br />

61 Fred Kelly Confession d’un païen régénéré (extrait)<br />

87 David MacDonald Un appel aux Églises : <strong>«</strong> On t’appellera<br />

réparateur des brèches <strong>»</strong><br />

121 David Joanasie Perspective d’un jeune Inuk sur la réconciliation<br />

Réponse, responsabilité et renouveau<br />

129 Jose Amaujaq Kusugak Du côté des anges<br />

153 Rita Flamand La vérité sur les pensionnats et la conciliation<br />

de deux perspectives de l’histoire : Une vision Michif des<br />

faits<br />

171 Drew Hayden Taylor Pleure à chaudes larmes, mon petit<br />

blanc<br />

187 Richard Wagamese Retrouver l’harmonie


Cultiver le Canada<br />

201 Mitch Miyagawa Un bien triste État<br />

229 Sid Chow Tan Aiyah! Un petit réveil dans le temps et l’espace<br />

(extrait)<br />

243 Roy Miki Poésie alternative : Le redressement, une<br />

transformation (extrait)<br />

263 Questions pour aborder la lecture et la discussion


Shelagh Rogers<br />

Avant-propos<br />

Formé sous la direction de l’évêque d’Orléans, Félix-Antoine-<br />

Philibert Dupanloup, le peintre Paul Gauguin a renoué vers la<br />

fin de sa vie avec le catéchisme et sa préoccupation à l’égard<br />

des principes de base. Son chef d’œuvre de 1897 D’où venons-<br />

nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? constitue le début<br />

et l’aboutissement de la démarche personnelle et artistique du<br />

peintre. De façon similaire, la collection qui vous est présentée<br />

émane de ces questions fondamentales en établissant un canevas<br />

bigarré dont l’unité thématique vient d’un désir partagé de<br />

renouer avec le Canada.<br />

Comment sommes-nous arrivés là où nous sommes actuelle-<br />

ment? Tant que nous ne comprendrons pas cela, notre avenir<br />

commun en tant qu’Autochtones et non Autochtones apparaît<br />

au mieux incertain. Le présent projet est inspiré par l’espoir,<br />

celui d’un débat — dans l’esprit même de la catéchèse — qui se<br />

tiendra dans des clubs de lecture dans l’ensemble du pays, for-<br />

més de gens aimant les débats d’idées et dynamiques, engagés et<br />

enthousiasmés par la démarche de reconstruction, de réconcilia-<br />

tion et de renouvellement.<br />

Il y a l’espoir que plus de personnes parmi nous parviendront à<br />

bien comprendre notre histoire, reconnaissant le printemps froid<br />

Clamer ma vérité 5


colonialiste d’où a émergé le Canada ; que plus de personnes<br />

parmi nous passeront à l’action ; qu’au moyen de ce volume<br />

nous accroîtrons la connaissance de soi et l’empathie. L’histoire<br />

est le récit de notre parcours collectif que nous nous faisons à<br />

nous-mêmes. Ce récit, s’il doit être fidèle et bienveillant, doit<br />

englober les témoignages obtenus directement de ce qui a été<br />

vécu dans les pensionnats — des personnes séparées de leur<br />

famille, de leur communauté, ainsi que de leurs relations avec<br />

d’autres Canadiens. La colonisation est une rupture et elle se<br />

supplante aux éléments fondamentaux. Elle s’accapare de ce<br />

qui ne lui appartient pas et elle donne ce qui ne lui revient pas<br />

de donner. Elle présuppose un questionnement de fond : <strong>«</strong> D’où<br />

venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? <strong>»</strong>, réduisant<br />

la voix des Autochtones au silence et leur rebattant les oreilles<br />

de son scénario.<br />

Cette collection d’essais nous renvoie à notre propre mission du<br />

dialogue, en répondant à certaines questions, mais inévitablement<br />

et nécessairement, en suscitant encore plus d’interrogations.<br />

J’espère que ces réflexions nous pousseront à nous débarrasser<br />

de nos excès de confiance ou de notre suffisance. Nous devons<br />

creuser notre propre histoire, nous poser des questions au sujet du<br />

territoire où nous vivons, où nous travaillons. Quelle est l’histoire<br />

de ce pays, de cette terre? Qui était là avant nous? Comment en<br />

sommes-nous arrivés à l’occuper et à le circonscrire? Quelle était<br />

la relation de ma famille avec les Autochtones?<br />

J’ai fait des recherches concernant la généalogie de ma famille et<br />

j’ai pu constater qu’elle a été complice des accomplissements de<br />

la colonisation. Mes ancêtres venaient de l’archipel des Orcades,<br />

6 Shelagh Rogers<br />

amenant avec eux l’impérialisme européen. Ils ont travaillé<br />

pour la Compagnie de la Baie d’Hudson et ils pensaient que ce<br />

territoire était ouvert à l’occupation, à l’exploitation. Un de mes<br />

aïeuls paternels (tétraaïeul) se nommait Sir George Simpson.<br />

Ayant plus d’informations à son sujet, je comprends mieux<br />

la relation qui existait entre les Autochtones et les colonisa-<br />

teurs. Cette relation est attristante, voire même inquiétante. Il<br />

s’agissait d’une relation assez inégalitaire, pour ne pas dire plus.<br />

Des gens comme Sir George se sont vus attribuer le mérite de<br />

<strong>«</strong> l’ouverture <strong>»</strong> de ce pays. Des gens comme Sir George n’aurait<br />

même pas pu survivre s’il n’avait été des Autochtones, de leur<br />

soutien et des conseils qu’ils leur ont donnés. On doit se poser<br />

la question suivante : Pourquoi ne pouvons-nous pas lire cette<br />

information en parcourant les manuels scolaires? Pourquoi<br />

n’avons-nous pas encore appris l’histoire réelle du Canada?<br />

Le fait de lire les textes proposés nous interpelle. La diversité<br />

de cette série présente une gamme complète d’émotions, allant<br />

du chagrin à la joie, sans oublier l’humour. Ne craignez pas les<br />

sentiments que vous éprouverez en faisant ces lectures. Laissez<br />

remonter des sentiments qui vous mettent mal à l’aise. Il se peut<br />

que vous ressentiez la honte si des colonisateurs ont fait partie de<br />

votre famille. Moi aussi j’ai ressenti cette honte. J’ai eu à en témoigner<br />

devant plus d’un millier de personnes lors du rassemblement<br />

du Nord de la Commission de témoignage et réconciliation<br />

du Canada. Le premier juillet, la Fête du Canada, a été fixé pour<br />

mon témoignage présentant ce que j’avais vu, entendu et appris.<br />

J’avais tellement honte de mon pays. Toutefois, un Aîné ojibway<br />

m’a dit que le fait d’avoir honte démontrait le commencement<br />

d’un véritable apprentissage, la connaissance et compréhension<br />

Clamer ma vérité 7


ationnelle traçant la voie à l’ouverture du cœur. Selon lui, la<br />

véritable honte serait justement de ne pas la ressentir.<br />

Le cheminement le plus long est celui du passage de la tête<br />

au coeur. Ouvrons notre coeur afin de pouvoir aider à porter<br />

le fardeau des souffrances que les Autochtones au Canada<br />

portent depuis des siècles. Les non Autochtones ne seront pas<br />

pleinement chez eux, ici, en tant que Canadiens, à moins de<br />

reconnaître la genèse épineuse, embarrassante, du Canada,<br />

de son passé et de son présent coloniaux. Une fois ce pan de<br />

notre histoire reconnu et accepté, nous aurons la possibilité<br />

de vivre dans ce pays en ressentant une véritable complétude.<br />

Le colonialisme n’est pas terminé. Il est tentaculaire et il envahit<br />

le présent. C’est la tache qui ternit le plus la réputation du<br />

Canada. Le colonialisme a dressé un mur entre les Autochtones<br />

et les non Autochtones au Canada. Le cheminement de la vérité<br />

(entendre les témoignages) à la réconciliation (réparer ce qui a<br />

été rompu, et bâtir et rebâtir) nécessitera de démonter la structure<br />

du colonialisme au complet et des relations bien enracinées<br />

— sur le plan personnel, politique et philosophique. La tâche ne<br />

sera pas facile, mais c’est notre seule chance. Il y va de l’essence<br />

même du Canada.<br />

En bref, parlons-nous. Et écoutons-nous attentivement. Cet<br />

ouvrage est une excellente première étape.<br />

8 Shelagh Rogers


Garnet Angeconeb<br />

Clamer ma vérité :<br />

un cheminement vers<br />

la réconciliation<br />

Quand je suis entrée à la Fondation autochtone de guérison en<br />

décembre 2007 pour interviewer Garnet Angeconeb, je ne savais pas<br />

trop à quoi m’attendre. Je savais que Garnet était un Survivant des<br />

pensionnats, un membre du conseil d’administration de la Fondation<br />

autochtone de guérison et journaliste. Ce que j’ignorais, c’était que<br />

Garnet est une personne tellement chaleureuse, qu’il est bienveillant<br />

et humain, et aussi très attachant. Pendant les deux jours où Garnet<br />

et moi avons parlé de sa vie, je me suis sentie privilégiée d’être en sa<br />

présence et de l’entendre me raconter les épreuves difficiles auxquelles<br />

il a survécues et qu’il a dû surmonter. Alors que je l’écoutais, j’ai été<br />

impressionnée par la façon dont il a été ouvert, honnête et généreux en<br />

nous racontant son histoire. C’était vraiment inspirant. Profondément<br />

enraciné dans sa culture et son milieu, Garnet est un homme d’une<br />

grande spiritualité, sans prétention, parlant doucement, mais qui est<br />

également passionné, tout en restant d’une grande humilité et très<br />

pacifique. Il entrevoit avec clairvoyance l’avenir des Survivants des<br />

pensionnats, celui de leur famille et de leur communauté, un avenir<br />

qu’il veut contribuer à concrétiser. Garnet a insisté maintes et maintes<br />

fois sur le fait que son histoire est celle d’une expérience de vie parmi<br />

tant d’autres — tous les Survivants des pensionnats ont une histoire<br />

à raconter. En partageant la sienne, il a voulu exprimer sa conviction<br />

qu’il peut aider les autres à trouver leur façon personnelle de rompre<br />

le silence et le courage de raconter leur histoire. Pour moi, cette expérience<br />

de collaboratrice avec Garnet Angeconeb a été un grand honneur.<br />

— Kateri Akiwenzie-Damm<br />

Clamer ma vérité 9


Mes premières années : chez moi à Lac Seul<br />

Dans ma tendre enfance, je vivais avec ma mère Marie, mon<br />

père David et mes frères et soeurs sur la piste des trappeurs dans<br />

la région du Lac Seul dans le nord de l’Ontario. Cette période<br />

de ma vie a été vraiment heureuse. En 1959, alors que j’avais<br />

quatre ans, on est venu chercher mon frère Harry pour le placer<br />

au pensionnat indien, le Pelican Indian Residential School, situé<br />

à environ vingt milles de chez nous. Il avait six ans. Le départ<br />

de mon frère a été le premier des nombreux changements survenus<br />

au cours des années qui ont suivi.<br />

L’hiver de 1961 a commencé tôt et, dès la fin de l’automne, de<br />

la glace s’était déjà formée sur les innombrables baies du Lac<br />

Seul. Quand on vit sur la piste des trappeurs, chaque minute<br />

du jour est importante. Mon père et ma mère se levaient dès<br />

l’aube pour commencer leurs activités quotidiennes. En soirée,<br />

je tombais endormi en écoutant ma mère et mon père parler<br />

de leur journée ou ma mère qui racontait une histoire ou une<br />

légende. Cependant, un soir en particulier, les événements<br />

ont pris une nouvelle tournure, ce qui était le début de ce qui<br />

allait se passer tout l’hiver ; je me suis réveillé au milieu de la<br />

nuit, mon père et ma mère étaient déjà debout. Ma petite soeur<br />

Florence et mon frère Ronald dormaient encore, mais j’ai senti<br />

d’après le ton de voix de mes parents que quelque chose n’allait<br />

pas bien.<br />

<strong>«</strong> Ton père est très malade, <strong>»</strong> dit ma mère. Assis, je pouvais voir<br />

mon père buvant du thé près du poêle à bois, visiblement mal<br />

en point et agité par des tremblements à cause de sa maladie.<br />

Lorsque je me suis réveillé à nouveau, il faisait vraiment jour.<br />

10 Garnet Angeconeb<br />

Mon père et ma mère étaient déjà à l’ouvrage, seulement cette<br />

fois-ci, ils semblaient en faire plus qu’à l’habitude. Ma mère<br />

emballait tout ce que nous possédions au monde — couvertures,<br />

vaisselle, nourriture, vêtements et fourrures. Nous retournions<br />

au village de Ningewance Bay pour être plus près des services de<br />

santé au cas où l’état de mon père s’aggraverait. Au moins nous<br />

nous rapprocherions de mes grands-parents, Rupert et Christina<br />

Ningewance et de leurs grandes familles élargies. Normalement,<br />

nous serions restés sur la piste des trappeurs jusqu’à Noël, mais<br />

pas cette année-là.<br />

Alors que ma mère était occupée à empaqueter, mon père<br />

s’affairait près du rivage dans son putt-putt. <strong>«</strong> Putt-putt <strong>»</strong><br />

était le sobriquet qu’on donnait au bateau en bois que les<br />

Anishinaabek du Lac Seul utilisaient pour leur activités de pêche<br />

commerciale dans les années 1960. Pour que les enfants plus<br />

jeunes soient au chaud, père avait installé un abri de toile sur le<br />

putt-putt et en-dedans il avait installé un petit poêle à bois. Le<br />

voyage à travers les eaux glacées de Bray Bay, où notre cabane<br />

était située, jusqu’au Lac Seul était lent du fait que mon père<br />

devait se servir d’une hache et d’un ciseau à glace pour casser la<br />

glace devant le bateau.<br />

Rendus à Ningewance Bay, on a bien compris à quel point mon<br />

père était gravement malade ; il est allé au lit et il est resté là<br />

jusqu’à ce que les vents chauds du printemps arrivent. Les mem-<br />

bres de la famille élargie et d’autres habitants sont venus souvent<br />

à notre aide cet hiver-là. Nous étions si reconnaissants quand<br />

quelqu’un arrivait avec du poisson frais ou de la viande d’orignal<br />

pour calmer notre estomac affamé. Bien des nuits, nous sommes<br />

Clamer ma vérité 11


allés au lit le ventre vide et fatigués. L’aide que nous recevions<br />

était tellement appréciée.<br />

Pendant cet hiver-là, j’ai vu mon père dépérir en raison d’une<br />

maladie inconnue. Souvent j’avais peur. Bien involontaire-<br />

ment, j’étais devenu l’homme de la maison et je devais assumer<br />

beaucoup de responsabilités. J’allais chercher le bois pour<br />

chauffer, puiser l’eau d’un trou d’eau du lac et chercher de l’aide<br />

à maintes reprises quand l’état de mon père s’aggravait. En effet,<br />

plusieurs soirs ma mère m’a sorti du lit pour aller chercher de<br />

l’aide auprès de voisins et de parents. Je marchais à travers la<br />

forêt en pleine nuit d’hiver pour avertir des gens que mon père<br />

était malade et qu’il pouvait bientôt mourir. Marcher le long du<br />

chemin forestier de la baie des Îles Keesix en m’éclairant à l’aide<br />

d’un fanal représentait une expérience sinistre. J’avais si peur<br />

que je n’ai jamais tourné la tête au cas où quelqu’un se serait<br />

caché derrière moi. Maintenant, je comprends que c’étaient des<br />

esprits qui me protégeaient et que, certainement, le Grand Esprit<br />

m’accompagnait et prenait soin de moi. Le chemin du retour<br />

était d’un tel soulagement parce que quelqu’un venait me raccompagner<br />

et s’asseoir près de mon père qui s’affaiblissait sans<br />

cesse.<br />

L’hiver a été long et difficile pour moi et ma famille. Enfin, la<br />

neige et la glace ont commencé à fondre. Les jours se sont<br />

allogés. Dans l’air, il y avait le cri de la corneille vraiment apprécié<br />

— an-deg. Le retour de la an-deg était un signe certain de<br />

l’arrivée du printemps. Mon père demanda l’aide de deux Aînés<br />

de notre communauté tenus en grande estime : Ochi-kiyashk<br />

12 Garnet Angeconeb<br />

(Jeune mouette), connu aussi sous le nom de Tom Pemmican et<br />

Baswewe (Écho), connu aussi sous Southwind. Je me souviens<br />

que mon père avait participé aux cérémonies de guérison avec<br />

les Aînés. Il prenait fidèlement les médicaments que ces Aînés lui<br />

donnaient et, bientôt, il a commencé à se sentir mieux. Grâce à<br />

cette expérience, j’ai appris la très grande importance du respect<br />

envers les Aînés. Non seulement envers les Aînés, mais égale-<br />

ment, l’importance de vouer un très grand respect envers tout le<br />

monde. C’est une leçon qui me demande encore tous les jours<br />

beaucoup d’efforts.<br />

Suivant la tradition Anishinaabe, on offre des cadeaux et aussi<br />

du tabac sacré aux Aînés à qui on demande conseil. Ma mère et<br />

mon père ramassaient tout ce qu’ils avaient pour offrir comme<br />

cadeaux aux Aînés — un fusil de chasse, des cartouches, des<br />

pièges, des couteaux, des outils ou des vêtements. Mon père<br />

nous a enseigné à donner des objets de valeur aux autres :<br />

l’enseignement du partage. J’ai aussi appris l’importance et la<br />

signification d’offrir du tabac. Ce sont des enseignements qui<br />

m’aideront pendant toute ma vie.<br />

Séparation : les années au pensionnat<br />

Peu après le rétablissement de mon père, j’ai été forcé d’aller au<br />

pensionnat indien Pelican Indian Residential School où Harry<br />

était déjà admis. Je suis resté à ce pensionnat et j’ai vécu dans ses<br />

dortoirs jusqu’en 1969. Mon frère aîné y est resté jusqu’en 1968.<br />

Ma soeur Florence y est entrée de force en 1968 et, ul térieurement,<br />

mes jeunes frères Ronald et Gordon ont suivi. Même si je voyais<br />

Clamer ma vérité 13


mes frères, je n’avais par contre aucun contact avec ma petite<br />

soeur parce que les garçons étaient séparés des filles.<br />

Mon père avait fréquenté dans son enfance le même pensionnat<br />

que nous. Il était le neuvième élève à être inscrit quand le<br />

pensionnat a ouvert ses portes en 1927. Il l’a fréquenté pendant<br />

cinq ans. Quand il en parlait, il ne racontait que ses activités à la<br />

ferme. Les <strong>«</strong> élèves <strong>»</strong> étaient en fait des ouvriers non rémunérés<br />

— il y avait très peu de cours en classe, ni d’enseignement<br />

théorique de quelque forme que ce soit, sauf, peut-être, quelques<br />

leçons d’enseignement religieux puisque les élèves étaient forcés<br />

d’aller à la chapelle.<br />

Quand j’ai fréquenté au milieu des années 1960 ce même pensionnat,<br />

il y avait deux cent cinquante élèves âgés entre 6 et 12 ans.<br />

Pendant six ans, j’y suis resté et j’ai dormi dans des dortoirs. Le<br />

surveillant du dortoir des garçons plus âgés était Leonard Hands,<br />

un jeune homme dans la vingtaine. Leonard Hands était venu de<br />

Toronto par l’entremise de l’Église anglicane. Il n’était pas enseignant,<br />

ni travailleur social, et il n’avait pas de qualifications pour<br />

un emploi de surveillant de dortoir. Malgré son manque de préparation,<br />

on lui avait donné la responsabilité du dortoir des grands<br />

qui comptait quarante garçons âgés de dix à douze ans. Hands<br />

était logé près du dortoir. Le matin et le soir, il nous surveillait.<br />

Le matin, il s’assurait de nous lever à l’heure, que nous déjeunions,<br />

faisions les corvées du matin et, ensuite, que nous allions à la<br />

chapelle avant d’aller en classe. Après les cours, il veillait à ce que<br />

nous accomplissions les corvées, soupions, allions à la chapelle et,<br />

ensuite, que nous nous couchions à l’heure prévue.<br />

14 Garnet Angeconeb<br />

Souvenirs refoulés : les années perdues<br />

Quand je suis parti du pensionnat en 1969 à l’âge de douze<br />

ans, j’avais enfoui les souvenirs et les sentiments des années<br />

que j’y avais passées ; il m’arrivait très rarement de reparler de<br />

ces années-là. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’en ai parlé<br />

à nouveau. J’ai commencé à boire pour atténuer la peine et la<br />

colère que je refoulais. C’était ma façon d’affronter mes prob-<br />

lèmes, un comportement que j’ai eu pendant longtemps. Je me<br />

suis démené, l’esprit troublé, et j’ai essayé de comprendre quelle<br />

était ma place dans le monde.<br />

Alors que j’avais vingt ans, par une soirée d’hiver terriblement<br />

froide, j’étais au bar et je gaspillais mon chèque de paye en buvant<br />

et en payant à boire à mes compagnons de beuverie. Une gang<br />

d’anciens élèves du pensionnat étaient assis à ma table, enfilant<br />

bière après bière. Une bière ne suffisait pas, nous semblait-il, et<br />

pourtant cette bière était de trop pour la plupart d’entre nous.<br />

Un ancien ami, Paul, s’est mis à crier dans la salle en<br />

m’appelant : <strong>«</strong> Hé Garnet, te souviens-tu du trou cul de surveil-<br />

lant au Pelican? Tu sais, le gars qu’on surnommait Beanie! <strong>»</strong><br />

<strong>«</strong> Oui! je me souviens de cet imbécile! Il ne portait pas son nom<br />

de famille Hands pour rien. Pourquoi ne pouvons-nous pas<br />

oublier ce maudit salaud. Si un jour je le revois, je le tuerai, lui<br />

ai-je répondu.<br />

Une fois de temps en temps, ordinairement quand nous étions<br />

ivres morts, des anciens élèves rassemblaient assez de courage<br />

Clamer ma vérité 15


pour parler de leurs expériences négatives au pensionnat. Ce<br />

n’est pas que nous n’aurions pas espéré continuer la conversation<br />

sur ce sujet, mais ces échanges prenaient fin bien vite. Nous<br />

pensions que le meilleur moyen était d’oublier et d’effacer ces<br />

souvenirs du Pelican en prenant une bière — du moins on avait<br />

l’impression qu’une partie de cette peine était neutralisée, endormie,<br />

par l’alcool.<br />

<strong>«</strong> Paul, je dois m’en aller, <strong>»</strong> lui ai-je crié pour enterrer le bruyant<br />

juke-box d’où rugissait la chanson Heaven’s Just a Sin Away.<br />

<strong>«</strong> Je m’en vais à Keesic Bay chez mes parents ce soir. <strong>»</strong><br />

J’ai sauté sur la motoneige que j’avais empruntée à mon frère.<br />

Même si j’étais plutôt mal en point, je suis parti à pleine vitesse<br />

dans cette soirée très froide à Keesic Bay dans le territoire traditionnel<br />

de la Première nation du lac Seul où mes parents vivaient.<br />

Alors que j’étais à huit milles de la maison, j’ai enlisé, je ne sais<br />

pas trop comment, la motoneige dans de la neige épaisse le<br />

long du rivage. Malgré tous mes efforts, je ne suis pas arrivé à<br />

me dégager. Comme j’avais vingt ans, bêtement, j’ai décidé de<br />

marcher pour franchir les huit milles qui restaient. Il faisait nuit<br />

noire et c’était la nuit la plus froide de l’hiver. Cela n’a pas pris<br />

beaucoup de temps avant que je comprenne ma bêtise, je m’étais<br />

écarté du sentier de motoneige. J’étais perdu.<br />

Je n’avais pas d’allumettes pour faire un feu. Il semblait insensé<br />

de coucher dans les bois et j’ai donc continué mon chemin,<br />

marchant en plein air au beau milieu du lac gelé. J’ai rapidement<br />

perdu tout sens de direction. Tout ce que je voyais c’était la<br />

16 Garnet Angeconeb<br />

noirceur et la neige tourbillonnant autour de moi. Je me trouvais<br />

en plein dans une tempête de neige terrible, un blizzard terrible,<br />

le type de tempête dont mon père m’avait déjà mis en garde.<br />

Chaque pas demandait un effort de plus en plus grand étant<br />

donné que je me déplaçais sans but dans de la boue glaciale de<br />

neige épaisse. Mes bottes devenaient de plus en plus lourdes vu<br />

que de la glace commençait à se former autour de mes jambes<br />

jusqu’aux genoux.<br />

Je me rendais compte que j’étais vraiment dans une très<br />

mauvaise situation. Je ne pouvais même pas m’en remettre au<br />

Créateur, lui confier mon sort. Comme j’était un jeune homme<br />

sorti du pensionnat, toute la question de la spiritualité était bien<br />

embrouillée. Je refusais de croire en Jésus-Christ. Et maintenant,<br />

comme je tombais épuisé sur le lac gelé, enterré dans la neige,<br />

je me demandais si je pouvais implorer l’aide de Dieu avec qui<br />

je n’avais pas une bonne relation. Je ne sais pas trop comment,<br />

mais, cette nuit-là, j’ai réappris à prier.<br />

Couché à moitié couvert de neige pour ce qui m’a semblé une<br />

éternité, j’ai entendu le son familier d’une motoneige au loin. J’ai<br />

ouvert les yeux. Le blizzard s’était calmé. Dans la noirceur de la<br />

nuit, je pouvais apercevoir un peu le profil du paysage et, au loin,<br />

de petites lueurs tremblotantes de deux phares de motoneige.<br />

J’ai crié à tue-tête, mais je me trouvais trop loin. Plus tard, j’ai<br />

appris que mon père et mon oncle étaient partis à ma recherche.<br />

Je me suis enterré dans la neige pour me réchauffer et rester au<br />

chaud tant que je pouvais. Je criais une fois de temps à autre dans<br />

Clamer ma vérité 17


le calme de la nuit. Cela semblait activer ma circulation sanguine<br />

et, pendant un bout de temps, je me sentais un peu réchauffé.<br />

Cette nuit a été la plus longue de ma vie. Plus tard cette nuit-là,<br />

comme je regardais le ciel, j’ai vu une femme s’approcher de moi.<br />

Elle ressemblait à ma mère, mais c’était comme l’esprit Mère —<br />

un être spirituel, saint. Dans la langue anishinaabe, cette femme<br />

m’a dit que je serais sain et sauf. Alors qu’elle me parlait, j’ai vu<br />

qu’elle portait une grande couverture de peaux de lapin. De la<br />

voix la plus douce que je n’avais encore entendue, elle dit, <strong>«</strong> Voici,<br />

je suis venue te recouvrir de cette couverture pour ne pas que tu<br />

prennes froid. Cette couverture va te garder au chaud. <strong>»</strong><br />

Je me suis endormi. À ce moment-là, il faisait tellement bon,<br />

je me sentais au chaud, recouvert de l’édredon de fourrure<br />

de lapin d’une Mère aimante. Quand je me suis réveillé, je<br />

pouvais voir les premiers rayons du soleil. C’était le premier<br />

février, le jour de la fête de mon unique soeur. Le lever du soleil<br />

était spendide. Les nuages commençaient à se colorer de rose<br />

et d’orange. Je ne pouvais croire que j’avais survécu à une si<br />

longue et si froide nuit.<br />

J’ai regardé autour de moi. Il y avait du tabac répandu tout<br />

autour de l’endroit où je m’étais étendu. Je me suis déterré de la<br />

neige et j’ai arraché de gros morceaux de glace qui recouvraient<br />

mes jambes et mes pieds. Je me suis relevé rapidement, mais je<br />

suis immédiatement retombé sur le lac. Je pensais qu’une fois la<br />

lumière du jour arrivée, quelqu’un me retrouverait. Donc je me<br />

suis étendu tranquillement pour attendre de l’aide.<br />

18 Garnet Angeconeb<br />

Bientôt, l’aide est arrivée sous la forme d’un avion de la Sûreté<br />

provinciale de l’Ontario. Après avoir tourné quelques fois<br />

au-dessus de moi, l’avion a atterri et s’est arrêté près de moi.<br />

Tout de suite, j’ai reconnu les deux officiers de police qui débar-<br />

quaient. L’agent Roydon Kropp a été le premier à sauter hors<br />

de l’avion. Il était suivi de l’agent <strong>My</strong>les Lang. J’étais incapable<br />

de marcher ; ils m’ont donc traîné à l’avion. Le pilote, resté à<br />

bord, le sergent Larry Moore, a aidé à me tirer à bord de leur<br />

avion où il faisait chaud. Après l’atterrissage, j’ai été emmené à<br />

l’hôpital de la zone à Sioux Lookout où je suis resté trois mois.<br />

Je souffrais d’engelures graves aux pieds et aux jambes. Non<br />

seulement j’avais survécu miraculeusement à une nuit complète<br />

passée à moins 40o Celcius, mais j’avais également pu échapper à<br />

la menace très sérieuse d’amputation.<br />

Quand j’y réfléchis, maintenant, j’interprète la vision de la<br />

femme qui m’a recouvert de la couverture de peaux de lapin<br />

comme un symbole d’espoir. Grâce à sa présence aimante,<br />

malgré la situation désespérée où je me trouvais, j’ai survécu.<br />

Maintenant, je sais pourquoi j’ai survécu, mais cela m’a pris<br />

bien des années pour en comprendre la raison.<br />

Souvenance : les années de grande peine<br />

C’est le 31 octobre 1990 que j’ai commencé un processus<br />

d’analyse et de prise de conscience, un parcours que je poursuis<br />

encore aujourd’hui. J’étais en voyage d’affaires à Ottawa. Ce<br />

matin-là, je me suis levé, j’ai pris ma douche, je me suis habillé<br />

et je suis descendu pour rencontrer un collègue avec qui je<br />

Clamer ma vérité 19


déjeunais au café Toulouse. Il avait déjà pris son troisème café<br />

quand je suis arrivé à la table.<br />

Il me dit en prenant une gorgée de café : <strong>«</strong> Regarde cet article<br />

en page couverture qui porte sur la question des pensionnats<br />

indiens <strong>»</strong>.<br />

J’avais mon exemplaire du Globe and Mail sous mon bras. Là,<br />

sur la première page, il y avait un article expliquant que le<br />

Grand chef d’alors de l’Assemblée des chefs du Manitoba, Phil<br />

Fontaine, avait publiquement divulgué avoir été victime d’abus<br />

physique et sexuel alors qu’il fréquentait un pensionnat <strong>«</strong> indien<br />

<strong>»</strong>. En lisant cet article, j’ai ressenti une peine indescriptible<br />

remontant dans tout mon être. Avec beaucoup d’efforts je suis<br />

arrivé à garder une certaine contenance. J’ai regardé mon collègue<br />

et, sans réfléchir, je lui ai demandé s’il avait été victime<br />

d’abus pendant qu’il était dans un de ces pensionnats indiens<br />

tristement célèbres.<br />

Immédiatement, il m’a répondu <strong>«</strong> non <strong>»</strong>. Je pense que j’espérais<br />

qu’il me dise l’avoir été. D’une certaine façon, je voulais qu’il me<br />

réponde à l’affirmative, de sorte que nous aurions eu en commun<br />

une expérience dont nous aurions parlé : un héritage laissé<br />

par ces actes d’abus subis au pensionnat qui n’avait jamais cessé<br />

de me hanter depuis mon départ en 1969.<br />

Je ressentais une peine incroyable monter en moi. Bouleversé par<br />

toute cette souffrance envahissant mon esprit comme dans un<br />

brouillard, avec beaucoup d’effort, je lui ai admis avoir été, moi<br />

20 Garnet Angeconeb<br />

aussi, de la même manière que de très nombreux anciens élèves,<br />

victime d’abus physique et sexuel pendant mon séjour au pen-<br />

sionnat. J’étais tellement en colère de souffrir de ces séquelles<br />

psychologiques et spirituelles infligées aux autres élèves et à<br />

moi-même qui découlaient de l’approche colonialiste et génoci-<br />

daire inhérente au régime des pensionnats. Mon collègue et moi<br />

somes devenus presque complètement silencieux. Et ce silence<br />

s’est poursuivi pendant que nous déjeunions.<br />

Après un certain temps, mon collègue me demanda tranquillement<br />

: <strong>«</strong> Ainsi, tu as été victime d’abus au pensionnat? <strong>»</strong><br />

Ne sachant pas trop comment lui répondre, je lui ai dit : <strong>«</strong> Oui,<br />

j’ai été agressé — sexuellement <strong>»</strong>. Je lui ai raconté qu’un homme<br />

au pensionnat Pellican du nom de Hands, devenu plus tard<br />

ministre de l’Église anglicane, m’avait violenté, comme il avait fait<br />

aussi subir ces sévices sexuels à beaucoup d’autres élèves, pendant<br />

les années 1960. Je sentais monter une véritable rage en moi.<br />

J’avais la gorge serrée et je luttais pour refouler la peine que j’avais<br />

étouffée depuis tant d’années. Comme si les portes d’une écluse<br />

s’étaient ouvertes, j’ai pleuré sans pouvoir m’arrêter. C’était la première<br />

fois que je confiais à quelqu’un depuis ma tendre enfance<br />

que j’avais été agressé sexuellement au pensionnat.<br />

Au cours de l’année qui a suivi, j’ai essayé de voir comment composer<br />

avec cet aveu, comment y donner suite. Je devais en parler<br />

à ma famille (j’étais marié depuis 1978 et je n’avais jamais parlé<br />

de ces agressions à mon épouse). J’ai passé à travers une longue<br />

période de questionnement personnel, de prise de conscience<br />

Clamer ma vérité 21


— j’avais des doutes. Cela a été une période très difficile émotivement.<br />

J’ai été aux prises avec des sentiments de grande colère<br />

et de deuil. Mes enfants étaient âgés de huit et de dix ans et il<br />

m’arrivait d’avoir à leur expliquer mon comportement, ce qui se<br />

passait, parce que j’étais souvent perturbé pendant cette péride-là.<br />

Je buvais beaucoup et je pleurais souvent. Il me fallait en venir à<br />

accepter l’idée que les autres sauraient ce qui m’était arrivé. J’ai<br />

demandé l’aide d’une infirmière en santé mentale qui m’a préparé<br />

à ma rencontre avec Leonard Hands, l’homme qui m’avait fait<br />

subir ces sévices sexuels. Elle m’a donné le sentiment d’être justifié<br />

dans ma démarche et elle m’a aidé à bien comprendre que, si je<br />

n’avais pas eu de contrôle au moment où j’avais été victime d’abus,<br />

maintenant j’avais le contrôle sur le processus de divulgation.<br />

Divulgation : les années du partage de la vérité<br />

À la fin de 1991, j’étais prêt. Je suis allé rencontrer Monseigneur<br />

James Allen du diocèse anglican Keewatin pour divulguer le fait<br />

que j’avais été victime d’abus. L’évêque m’a dit qu’il m’en reparlerait<br />

après Noël, qu’il allait s’en occuper. Il est parti peu après et<br />

il ne s’en est jamais occupé. J’étais très découragé ; cependant,<br />

un nouvel évêque, Tom Collings, a été nommé l’année suivante<br />

pour diriger le diocèse. Suite à des pourparlers en vue d’un<br />

arrangement à l’amiable, Monseigneur Collings m’a proposé<br />

de rencontrer Leonard Hands pour en parler. J’ai accepté. La<br />

veille de ma rencontre avec Hands, je suis allé à l’endroit où<br />

j’avais été agressé à Pelican Falls. Une fois rendu, j’ai prié pour<br />

avoir le courage et la force de passer à travers cet horrible supplice.<br />

Comme je quittais le terrain, j’ai aperçu un aigle à tête<br />

22 Garnet Angeconeb<br />

blanche qui s’élançait très haut dans le ciel bleu. J’ai vu là un<br />

signe d’espoir auquel m’accrocher pour mener ma démarche de<br />

réparation, de guérison, de réconciliation et de pardon.<br />

C’était le 2 avril 1992 quand je me suis trouvé face à face avec<br />

Leonard Hands, la personne qui m’avait agressé au pensionnat.<br />

Il a nié catégoriquement les faits et notre rencontre s’est terminé<br />

sans résolution. Mais, pour moi, le fait de l’avoir confronté a été<br />

un point marquant dans mon long cheminement vers la guérison.<br />

Dans la poursuite de ma démarche, le premier obstacle à<br />

franchir a été le déni des personnes autour de moi. Mes parents<br />

ne m’en ont pas parlé directement, mais ils ont dit à mes frères<br />

et soeurs que je devrais laisser tomber ces révélations, passer<br />

outre et continuer ma vie. Plusieurs dirigeants ne m’ont pas<br />

appuyé non plus. Un Aîné m’a dit que beaucoup de gens étaient<br />

dans le déni, refusaient d’admettre leur propre expérience, ce<br />

qui expliquait leur attitude à mon égard. Peut-être était-ce trop<br />

douloureux pour eux.<br />

Pendant ce temps, je me demandais souvent, <strong>«</strong> Est-ce que<br />

quelqu’un quelque part m’écoute réellement? <strong>»</strong> C’était triste<br />

et frustrant ; cela me mettait en colère. J’ai donc commencé à<br />

établir des liens avec d’autres qui s’étaient aussi engagés dans<br />

une démarche de traitement des abus dont ils avaient été victimes<br />

au pensionnat. Dans le nord-ouest de l’Ontario, il y avait<br />

un silence impénétrable entourant cette problématique. Des<br />

gens s’étonnaient même de mes motifs à poursuivre un cas semblable,<br />

laissant entendre que je le faisais sans doute pour réussir<br />

Clamer ma vérité 23


en politique. Malgré cela, en prenant conscience que d’autres<br />

avaient intenté des poursuites et en me liant avec eux, je me suis<br />

senti appuyé. Cela m’a donné le courage et la force de continuer.<br />

C’était tout de même très difficile. La dénégation et le silence<br />

s’étendaient aux Églises et au gouvernement. J’ai pris plus de<br />

trois ans pour obtenir une réponse de Michael Peers, alors<br />

Primat de l’Église anglicane à la lettre que je lui avais adressée<br />

et, quand il l’a fait, c’était vraiment en termes légalistes.<br />

Manifestement, cette lettre avait été rédigée par des avocats<br />

étant donné que l’Église devait craindre des poursuites. Une<br />

des leçons que j’ai apprise est que, dans les transactions avec le<br />

gouvernement ou les Églises, on redoute ce que l’autre peut faire<br />

si on se parle franchement. En effet, les parties craignent de se<br />

parler ouvertement.<br />

En dépit de cela, j’ai continué à poursuivre mon cas. Ma<br />

mère n’a jamais vu le résultat de ce que j’avais commencé.<br />

Malheureusement, elle est décédée en avril 1993. Plus tard,<br />

cette année-là, en septembre, la Police provinciale de l’Ontario<br />

a ouvert une enquête concernant mes allégations d’abus sexuel.<br />

Au départ, j’étais seul à avoir fait ces allégations. Cependant, à<br />

la fin du processus, nous étions dix-neuf anciens comme moi qui<br />

avaient déclaré avoir été victimisés ou violentés sexuellement<br />

par Leonard Hands. La police croyait qu’il y en avait beaucoup<br />

plus ; moi aussi, je savais qu’il y en avait d’autres qui ne voulaient<br />

pas se manifester. Dans la même période, en 1993, il y<br />

a eu des allégations que Hands violentait un enfant de choeur<br />

dans sa paroisse de Kingston, Ontario. L’Église l’a suspendu,<br />

24 Garnet Angeconeb<br />

même si des accusations n’avaient pas été déposées dans ce cas-<br />

là. Pour moi, c’était vraiment révoltant de prendre conscience<br />

qu’il commettait encore d’autres actes d’agression sexuelle<br />

envers de jeunes garçons ; je me demandais combien d’autres en<br />

tout avait-il agressés pendant toutes ces années.<br />

Quand la police a commencé l’enquête, mon père m’a dit que je<br />

devrais peut-être abandonner toutes ces poursuites et continuer<br />

ma vie. C’était son opinion jusqu’à ce qu’il soit mis au courant<br />

que deux autres de ses fils (ce qui signifiait trois enfants sur six)<br />

avaient aussi été victimes d’abus sexuel commis par le même<br />

homme ; il a alors changé d’attitude et il est devenu plus en-<br />

courageant. Mon père a alors commencé à se rendre compte des<br />

souffrances et à comprendre les comportements de ses fils — la<br />

colère, la consommation abusive d’alcool, leur caractère coléri-<br />

que, ainsi de suite. C’étaient des comportements d’adaptation qui<br />

nous permettaient de faire front, de survivre aux séquelles de ces<br />

abus, de même qu’à la honte et au secret qui les entouraient.<br />

Mon père a vraiment démontré qu’il m’appuyait dans ma<br />

démarche quand il est venu à la cour de justice le jour de la dé-<br />

termination de la peine de Leonard Hands. Celui-ci a été déclaré<br />

coupable de dix-neuf chefs d’accusation pour attentat à la<br />

pudeur et mon père était là dans la salle d’audience. Il a compris<br />

ce jour-là que seize autres hommes avaient été victimes d’abus<br />

sexuel, en plus de mes frères et de moi. Quand mon père s’est<br />

présenté ce jour-là, c’était un des plus beaux cadeaux que j’avais<br />

jamais reçus. C’était une victoire, en ce sens que j’ai commencé<br />

à réaliser que mon père m’écoutait et qu’il avait vaincu son déni.<br />

Clamer ma vérité 25


Je n’oublirai jamais ce jour-là. C’était le 5 janvier 1996 à la Cour<br />

du District de Kenora. Enfin, j’ai vu Leonard Hands, assis au<br />

banc des prisonniers. Il avait finalement plaidé coupable devant<br />

la cour, après avoir auparavant nié catégoriquement les actes<br />

d’abus qu’il avait commis. À la dernière minute, il avait accepté<br />

de négocier un aveu au moment de la détermination de la peine.<br />

Hands a présenté des excuses à ses victimes, mais il a spécifiquement<br />

précisé que ces excuses ne m’étaient pas adressées. Il ne lui<br />

était pas permis de mentionner mon nom, mais il a quand même<br />

dit que <strong>«</strong> G.A. <strong>»</strong> était exclu des excuses qu’il avait faites. Il a<br />

déclaré qu’il m’avait déjà exprimé des regrets au cours de notre<br />

rencontre en 1992 et, qu’à ce moment-là, j’avais refusé ses excuses.<br />

Il m’a choqué, mais j’ai finalement compris qu’il était vaincu, que<br />

c’était le seul moyen à sa disposition de se débattre et d’essayer de<br />

reprendre un certain contrôle. Il a été condamné à quatre ans de<br />

prison. Leonard Hands n’avait que cinquante-quatre ans.<br />

Je suis reparti de Kenora avec mon ami, un autre Survivant, et<br />

nous avons parlé pendant les deux heures et demie du trajet,<br />

tellement pris par notre conversation que nous avons manqué<br />

d’essence. Mon ami a commencé par me parler de pardon et je<br />

l’ai écouté tout en me disant : <strong>«</strong> Non, je ne suis pas encore prêt<br />

à parler de cela. <strong>»</strong> Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai<br />

ressenti le besoin d’accorder le pardon, de pardonner. 1<br />

Réconciliation : le cheminement se poursuit<br />

Je n’ai jamais obtenu d’excuses, de regrets, exprimés par<br />

Leonard Hands. Ni que j’ai eu la possibilité de lui pardonner<br />

26 Garnet Angeconeb<br />

de son vivant. Je voulais le faire, mais, en cours de processus,<br />

j’ai appris qu’il était décédé en 2000 alors qu’il était en maison<br />

de transition à Winnipeg. Aujourd’hui, je peux sincèrement<br />

lui dire : <strong>«</strong> Beanie (c’était son surnom), je te pardonne. Je te<br />

pardonne. <strong>»</strong> J’aurais bien voulu le lui dire en face à face quand il<br />

était encore de ce monde. Être capable de lui accorder le pardon<br />

a été un gros pas en avant dans ma démarche de guérison et de<br />

croissance personnelle et spirituelle. Il n’en reste pas moins que<br />

je sais à quel point c’est difficile. Il faut du temps et beaucoup<br />

de soutien et d’amour pour en arriver à cette étape. J’espère que<br />

la Commission pourra nous aider, nous les anciens élèves, peu<br />

importe où nous en sommes rendus dans notre processus de<br />

guérison, à mettre un terme à ce qui nous est arrivé au pensionnat<br />

et à trouver la paix en nous, de sorte que nous pourrons<br />

enfin avancer dans la vie.<br />

Dans mon cas, la Déclaration de réconciliation de 1998, prononcée<br />

par l’honorable Jane Stewart, a été une autre étape marquante<br />

dans ma démarche de guérison et le début d’un dialogue absolument<br />

nécessaire. Une bonne partie de la frustration et du silence<br />

auxquels je m’étais heurté s’est atténuée en comprenant que des<br />

personnes commençaient à écouter. J’ai aussi songé que, compte<br />

tenu de la perturbation de la relation avec ma mère causée par<br />

l’expérience du pensionnat, j’étais sans doute plus réceptif et plus<br />

touché du fait que ce message était transmis par une femme.<br />

Depuis cette déclaration, ma compréhension de ce que la<br />

réconciliation veut dire a évolué. Pour moi, il s’agit d’abord et<br />

avant tout de relations et de communication. Souvent, nous<br />

Clamer ma vérité 27


craignons de nous dire la vérité ouvertement. Personnellement,<br />

j’ai dû trouver une façon d’arriver à la guérison. Maintenant, la<br />

réconciliation, ce qu’elle signifie, la façon dont la Commission<br />

peut entrer en action et y contribuer, me fait penser à mon ami<br />

Brian Brisket. Nous avons grandi ensemble, nous sommes allés<br />

au pensionnat ensemble et nous sommes des amis de toujours.<br />

À l’été de 1995, Brian et moi, nous étions passé par l’étape de<br />

l’audition préliminaire où le juge devait décider si nous avions<br />

suffisamment de preuves contre Hands pour se pourvoir en jus-<br />

tice. Par la suite, Brian et moi, nous faisions la route de la Cour<br />

à Winnipeg, un voyage de cinq heures. Nous avons touché de<br />

nombreux sujets pendant le trajet et Brian m’a donné ce conseil :<br />

<strong>«</strong> Peu importe ce que tu fais, m’a-t-il, ne quitte jamais ta famille.<br />

N’abandonne jamais ton épouse et tes enfants à cause de toute<br />

cette histoire — cela n’en vaut pas la peine. <strong>»</strong><br />

À mesure que l’action en justice progressait, la vie à la maison<br />

est devenue de plus en plus difficile pour moi et ma famille.<br />

Cette cause nous ébranlait sérieusement, sapait nos forces. Il y<br />

avait beaucoup de tension dans nos relations et, finalement, j’ai<br />

atteint un point de rupture. En octobre 1995, j’ai rempli ma<br />

camionnette et je me suis rendu à la périphérie de la ville. Je laissais<br />

ma famille. Sur la transcanadienne, j’avais à décider si je me<br />

dirigeais vers l’est ou vers l’ouest. Il faisait terriblement mauvais.<br />

J’ai pris ma décision, j’ai fait un virage et je suis parti. J’étais à<br />

cinquante-six kilomètres à l’extérieur de Sioux Lookout quand<br />

je suis arrivé sur les lieux d’un horrible accident. Il y avait trois<br />

morts, l’un d’entre eux était mon ami Brian.<br />

28 Garnet Angeconeb<br />

C’était comme une vague, je me suis senti mal tout d’un coup,<br />

paralysé, le message était tellement fort. Brian m’avait dit de ne<br />

jamais abandonner ma famille et c’était exactement ce que j’étais<br />

en train de faire. Après avoir passé quatre heures sur la scène de<br />

l’accident à aider les survivants, je suis retourné chez moi. Je suis<br />

tellement reconnaissant envers Brian. Sans lui, je n’aurais sans<br />

doute plus de famille. Je ne sais pas ce que je serais devenu.<br />

Malheureusement, Brian n’a pas pu voir la fin de ces poursuites,<br />

voir notre agresseur détenu et condamné à la prison. Il n’a ja-<br />

mais entendu la Déclaration de réconciliation de 1998. Il n’a pas<br />

pu voir l’établissement de la Fondation autochtone de guérison,<br />

ni celui de la Commission de vérité et de réconciliation. Je suis<br />

fermement convaincu qu’il faut se souvenir de personnes comme<br />

Brian et des nombreux autres qui sont décédés, leur rendre<br />

hommage ; ils sont décédés sans avoir été témoins des mesures<br />

que nous avons prises pour que justice soit rendue et que la re-<br />

connaissance des faits se fasse au nom de tous les enfants et les<br />

familles ayant été forcés de subir le régime des pensionnats. À<br />

mon avis, c’est un élément nécessaire de la réconciliation et une<br />

partie du mandat que la Commission se doit de réaliser.<br />

Je crois que la Commission nous donnera la possibilité de<br />

reconnaître et de valider ce qui nous est arrivé à nous, les<br />

Autochtones, à cause de l’application d’une politique adoptée par<br />

un État colonisateur — une politique d’assimilation. La mise<br />

en place du régime des pensionnats n’a été qu’un des aspects de<br />

cette politique d’assimilation générale. La conséquence globale<br />

Clamer ma vérité 29


de cette colonisation et de cette assimilation a été le fait que<br />

nous avons été tenus à l’écart du pouvoir, rendus incapables<br />

d’agir. C’est la raison pour laquelle nous sommes encore<br />

aujourd’hui accablés par la pauvreté, par le racisme, par les<br />

femmes manquantes et d’autres répercussions effroyables de<br />

cette politique globale. À certains égards, la Commission peut<br />

commencer un changement de fond, une réorientation permettant<br />

que les personnes soient habilitées.<br />

Une des mesures que je souhaiterais serait la présentation de<br />

véritables excuses. Je voudrais voir le premier ministre déclarer<br />

ouvertement avec les Églises en des termes clairs, <strong>«</strong> Je regrette ce<br />

qui s’est passé. Je demande pardon. <strong>»</strong> S’il y avait un effort collectif<br />

amenant l’expression de regrets, pouvez-vous seulement imaginer<br />

les répercussions profondes qu’il aurait? Je suis convaincu que cet<br />

effort collectif de réconciliation serait très puissant.<br />

Bien que la Déclaration de réconciliation de 1998 ait produit<br />

à ce moment-là un effet sur moi, elle visait spécifiquement les<br />

victimes d’abus physique et sexuel. Cette déclaration n’était<br />

pas englobante et elle ne tenait pas compte des conséquences<br />

globales que cette politique a eues sur les Autochtones en gé -<br />

néral, ni de la façon dont elle faisait partie d’un plan bien arrêté<br />

d’assimilation du gouvernement. À cette époque-là, toutes les<br />

parties faisaient très attention à ce qu’elles avançaient étant<br />

donné la crainte de la part des auteurs des préjudices de faire<br />

l’objet de poursuites judiciaires ; on s’inquiétait aussi de ce que<br />

l’admission de certains types d’actes répréhensibles pourrait,<br />

en bout de ligne, coûter. Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle,<br />

30 Garnet Angeconeb<br />

le temps est arrivé pour nous d’être honnêtes les uns envers<br />

les autres. Il faut surmonter cette crainte des poursuites. C’est<br />

un autre aspect où j’ai l’espoir que la Commission de vérité et<br />

de réconciliation pourra être l’instigatrice de changement. Je<br />

vois très bien la Commission comme facilitatrice d’un processus<br />

de changement social. La priorité devrait être accordée<br />

à l’éradication des répercussions intergénérationnelles que<br />

l’expérience des pensionnats a entraînées. Mes enfants sont aux<br />

prises avec ces répercussions intergénérationnelles, mais j’espère<br />

que mes petits-enfants n’auront pas à vivre avec cet héritage<br />

des pensionnats. La Commission peut jeter les fondations de ce<br />

changement de cap et contribuer à le mettre en branle.<br />

Quand j’étais jeune, j’avais peur d’en parler parce que c’était<br />

trop douloureux. J’ai mis beaucoup de temps à trouver le courage<br />

d’aller chercher des personnes désireuses de m’écouter. Je<br />

n’en avais tout simplement pas la force, je n’avais pas le courage<br />

d’aborder un dialogue à propos de souvenirs si pénibles que<br />

j’avais enfouis depuis tellement longtemps. J’avais peur de laisser<br />

ces fantômes s’échapper de mon système. J’avais peur de<br />

ne pas être compris ; donc je me taisais. Ce serait plus facile<br />

aujourd’hui de m’ouvrir. Maintenant, c’est un débat public<br />

et donc des réseaux de soutien existent ; de plus en plus de<br />

gens sont sensibilisés et offrent leur aide. Je suis allé chercher<br />

beaucoup de courage auprès de nos Aînés en allant les écouter<br />

parler dans le cadre des cérémonies. Peu importe le type de<br />

cérémonie auquel je participe, j’ai remarqué que la plupart des<br />

Aînés abordent ce sujet. Ils rendent hommage aux Survivants et<br />

composent des chants dédiés aux Survivants pour les honorer.<br />

Clamer ma vérité 31


Le rôle qu’exercent les Aînés est devenu assez puissant. Ils aident<br />

à rétablir, à faire revivre ce qu’on avait écarté, à trouver la place<br />

à laquelle nous avons droit, celle que nous avions auparavant.<br />

Si la Commission peut arriver à fournir une tribune permettant<br />

aux personnes de réaliser que leur histoire est reconnue, sans<br />

crainte de répercussions, peut-être pourra-t-on désamorcer<br />

quelques aspects de cette négativité qui empoisonnent nos relations<br />

mutuelles. Quand l’eau d’un lac est contaminée par les<br />

pluies acides, on fait un traitement à la chaux pour la neutraliser.<br />

Fort heureusement, il y a bien des chances qu’à certains égards,<br />

nos relations avec le Canada pourront s’améliorer. Depuis toujours,<br />

elles ont été si négatives. Par contre, je vois que le processus<br />

amorcé offre la possibilité d’orienter cette relation vers ce qu’elle<br />

aurait dû être dès le contact. Pour nous, les traités avaient pour<br />

but d’assurer la coexistence. Il faut en arriver à rectifier ces malentendus<br />

historiques entre nous et à accepter la véritable histoire<br />

de notre pays avant de pouvoir continuer notre cheminement.<br />

Quand on a honte de notre propre histoire, on la renie — c’est<br />

aussi ce qui est arrivé du côté du gouvernement et des Églises.<br />

En fait, tous les aspects dont nous traitons se rattachent tout<br />

simplement à une question de respect. La dénégation n’engendre<br />

que des conséquences négatives et le manque de respect envers<br />

autrui, non la guérison. Nos relations renouvelées doivent reposer<br />

sur le respect.<br />

Je prends conscience de ce que ma vie personnelle a été, est, et<br />

je me demande, <strong>«</strong> Pourquoi est-ce qu’il a fallu que je passe au<br />

32 Garnet Angeconeb<br />

travers de certaines épreuves? <strong>»</strong> Comme mon médecin me dit,<br />

<strong>«</strong> C’est surprenant que tu sois encore là <strong>»</strong>. Beaucoup de gens<br />

n’auraient pas survécu. Pour répondre à cette question, j’envisage<br />

mon expérience personnelle selon une perspective spirituelle ; je<br />

me dis que peut-être le Créateur s’est servi de moi pour transmettre<br />

un message d’espoir à nos gens — qu’il est possible de<br />

vaincre les effets de la colonisation et du régime des pensionnats.<br />

Du fait que nous ayions subi ces séquelles, bon nombre parmi<br />

nous avons traversé une crise d’identité culturelle — perte de la<br />

langue d’origine, perte des liens familiaux et communautaires,<br />

dévalorisation personnelle — pour ne mentionner que quelquesuns<br />

de ces effets négatifs et bien réels des pensionnats. Même<br />

moi, j’ai traversé des périodes de confusion au niveau spirituel.<br />

J’ai traversé des périodes de colère. J’ai aussi traversé des périodes<br />

où la confusion règnait dans mon esprit au sujet de mon<br />

identité culturelle, de ma culture. J’ai vécu la perturbation des<br />

relations avec ma famille. Même à un moment donné, j’ai eu<br />

honte de ma culture. Cependant, d’après moi, toute la question<br />

des pensionnats ne vise pas à susciter chez les autres de la culpabilité<br />

ou à leur faire des reproches. Cette question en est une de<br />

partage de la vérité et de compréhension mutuelle. La vérité et la<br />

compréhension, ce sont les deux ingrédients qui nous amèneront<br />

à la guérison et à la réconciliation.<br />

Quand, à ce moment-ci, je reviens sur mon passé, je vois un<br />

garçon âgé de six ans marchant seul dans la noirceur et la<br />

froidure de l’hiver, en proie à la peur et forcé d’y faire face, afin<br />

d’aller chercher de l’aide pour ma famille et moi. Ensuite, ce<br />

Clamer ma vérité 33


jeune homme de vingt ans ayant encore une fois à affronter la<br />

noirceur et le froid pendant une très longue nuit seul sur la glace.<br />

Je me sens recouvert par la chaleur de l’amour d’une Mère,<br />

ayant la certitude de pouvoir passer à travers cette rude épreuve.<br />

Dans mon cas, le processus de guérison et de réconciliation lié<br />

au pensionnat s’est déroulé de cette manière-là. C’est surprenant<br />

de constater quelle force on peut avoir si on se sent guidé par<br />

l’amour et le respect, ayant l’assurance de faire partie d’une<br />

démarche qui nous dépasse, de très grande envergure.<br />

Souhaitons que nous trouvions tous et toutes la force, la compassion<br />

et la bienveillance, de même que l’appui, pour avoir la<br />

capacité de partager nos vérités.<br />

Note<br />

1 Garnet Angeconeb, le 28 mars<br />

2004, à la réunion Future of<br />

the Residential School Healing<br />

Movement, Ottawa, tel que rapporté<br />

dans Castellano, M. Brant<br />

(2006:157). Rapport final de la<br />

Fondation autochtone de guérison.<br />

34 Garnet Angeconeb<br />

Volume I : Un cheminement<br />

de guérison : Le rétablissement<br />

du mieux-être. Ottawa, ON :<br />

Fondation autochtone de guérison.<br />

Biographie<br />

Garnet Angeconeb est un Anishinaabe originaire de la Première<br />

nation Lac Seul et il vit actuellement à Sioux Lookout, Ontario. Ayant<br />

fréquenté le pensionnat Pelican Indian Residential School, il a par<br />

la suite fait des études secondaires à Sioux Lookout et, en 1982,<br />

il a obtenu un diplôme d’études universitaires en journalisme à<br />

University of Western Ontario.<br />

Garnet Angeconeb a travaillé pendant des années à Wawatay Native<br />

Communications Society, occupant différents postes, dont celui de<br />

rédacteur aux informations et de directeur administratif. Guidé par<br />

les membres de la communauté et les Aînés, il a mis sur pied la chaîne<br />

de radiodiffusion Wawatay ayant une couverture géographique qui<br />

s’étend jusqu’aux collectivités Nishnawbe-Aski dans le nord de<br />

l’Ontario. Il a également travaillé à la radio CBC à Thunder Bay et il a<br />

rempli les fonctions de directeur exécutif de l’un des conseils tribaux<br />

du nord de l’Ontario. En 1985, Garnet a été le premier Autochtone à<br />

être élu conseiller de la municipalité de Sioux Lookout. Membre actif<br />

depuis 1998 du conseil d’administration de la Fondation autochtone<br />

de guérison, Garnet a agi à titre de secrétaire de ce conseil. Il est<br />

également récipiendaire du Queen’s Golden Jubilee Award.<br />

En 1990, Garnet a entrepris une démarche de guérison de très longue<br />

durée, ce qui constitue le récit qu’il partage avec nous dans le cadre<br />

de ce recueil. Son histoire a commencé au Lac Seul où, jeune enfant,<br />

il était entouré d’une famille attentionnée et aimante ; il l’a conclue en<br />

nous faisant part de ses réflexions sur la vérité, la prise de conscience<br />

et le sens social, la guérison et la réconciliation. Entre les débuts<br />

de son histoire et la conclusion se dégageant de ses expériences, il<br />

décrit de quelle façon, dans sa vie adulte, il a lutté seul et en secret<br />

pour survivre en étant rongé émotionnellement par les séquelles<br />

de l’abus sexuel dont il a été victime au pensionnat. Une fois sa<br />

décision prise de dévoiler son secret, il aurait fallu des ressources<br />

personnelles encore plus grandes, mais il a tout de même persisté<br />

Clamer ma vérité 35


courageusement en dépit de la peine et de la colère que sa révélation<br />

a éveillées en lui et chez les autres. Nous suivons Garnet alors qu’il<br />

confronte son agresseur, d’abord en face à face, ensuite devant les<br />

tribunaux! Cette expérience nous amène peu à peu à comprendre<br />

de quelle façon, quand le bon moment est arrivé, le pardon peut<br />

renforcer la guérison, de même que la guérison peut rendre possible<br />

le pardon. La franchise, la sincérité, la bienveillance et le courage de<br />

Garnet ressortent de son discours et de l’histoire personnelle de son<br />

cheminement du partage de la vérité à la réconciliation.<br />

Kateri Akiwenzie-Damm est une collaboratrice et auteure douée,<br />

ayant de multiples talents dans le domaine artistique ; elle est<br />

également éditrice, faisant avancer la cause des arts autochtones,<br />

consultante en communications, de même que productrice et<br />

directrice nouvellement impliquée dans le domaine de la vidéo. Elle<br />

est Anishinaabe de descendance métisse, originaire de la Première<br />

nation Chippewas of Nawash au sud-ouest de l’Ontario. Depuis 1994,<br />

elle vit et travaille à Neyaashiinigmiing, Réserve Cape Croker, dans la<br />

péninsule Saugeen au sud-ouest de l’Ontario. Kateri a collaboré avec<br />

Garnet pour la rédaction de ses mémoires et elle a conversé avec lui<br />

pendant des heures pour obtenir son histoire d’un très grand intérêt.<br />

Father Trinell en compagnie d’enfants inuits devant la mission<br />

catholique romaine, Cape Dorset, T.N-O., octobre 1951<br />

Photographe : Douglas Wilkinson, Office national du film du Canada<br />

Bibliothèque et Archives Canada, PA-146509<br />

(On peut trouver cette photo, ainsi que d’autres ressources, à<br />

www.wherearethechildren.ca)<br />

Clamer ma vérité 37


John Amagoalik<br />

Réconciliation ou<br />

conciliation? Une<br />

perspective inuite<br />

Selon le dictionnaire du droit Merriam-Webster, la définition de<br />

<strong>«</strong> reconcile <strong>»</strong> se lit comme suit :<br />

[traduction]<br />

1. remettre en harmonie [personnes en désaccord]<br />

2. résolution du conflit<br />

3. ... rétablissement d’une relation harmonieuse 1<br />

D’après Dictionary.com, conciliation se définit par :<br />

[traduction]<br />

1. l’obstacle que présente la défiance ou l’hostilité à l’égard de ;<br />

calmer ; se rallier…<br />

2. convaincre ou gagner à sa cause (bon vouloir, faveur,<br />

considération).<br />

3. rendre compatible…<br />

4. avoir une attitude plus ouverte, réceptive. 2<br />

Depuis que les Européens sont arrivés sur nos rives il y a plus<br />

de cinq cent ans, il n’y a jamais vraiment eu de relation har-<br />

monieuse entre les nouveaux arrivants et les premiers habitants<br />

Clamer ma vérité 39


de l’Amérique du Nord. L’histoire de ces rapports est marquée<br />

par un colonialisme écrasant, une tentative de génocide, des<br />

guerres, des massacres, le vol de nos terres et de nos ressources,<br />

des traités rompus, des promesses trahies, des violations des<br />

droits de la personne, des réinstallations ou transplantations, des<br />

pensionnats, et ainsi de suite.<br />

Compte tenu qu’il n’y a pas eu de relation harmonieuse, il faut<br />

commencer par la conciliation. Nous devons dissiper la méfiance,<br />

vaincre l’hostilité, arriver à s’entendre en rendant nos idées,<br />

nos intérêts, nos objectifs, etc. compatibles et avoir une attitude<br />

plus ouverte et réceptive. Pour que cette situation nouvelle se<br />

produise, selon la perspective inuite, beaucoup d’aspects doivent<br />

être considérés.<br />

Le Canada doit reconnaître les faits historiques de son passé<br />

où les Autochtones ont subi un traitement honteux. Il doit<br />

aussi reconnaître l’héritage de racisme qu’il a laissé. Il ne<br />

devrait pas seulement reconnaître ces faits, mais également<br />

prendre des mesures pour s’assurer que l’histoire de ce pays<br />

témoigne de ces réalités.<br />

Les Canadiens non autochtones ne peuvent pas très bien comprendre<br />

l’effet écrasant, dévastateur, que le colonialisme exerce<br />

sur un peuple. Ils méconnaissent la perception négative qu’un<br />

peuple peut avoir de lui-même si une autre culture projette d’ellemême<br />

une image de supériorité et qu’elle prend des mesures pour<br />

imposer ses lois, sa langue, ses valeurs et sa culture à d’autres.<br />

40 John Amagoalik<br />

Les Canadiens doivent comprendre que leurs dirigeants ont mis<br />

en application des politiques d’assimilation conçues pour éliminer<br />

les cultures et les traditions autochtones. Faisant référence aux<br />

Inuits, le Rapport de la Commission royale sur les peuples<br />

autochtones a cité un administrateur fédéral dont le nom n’a pas<br />

été divulgué qui écrivait dans un rapport en 1952 : <strong>«</strong> Quant à leur<br />

civilisation, il convient de s’y opposer implacablement, en raison<br />

du peu d’espoir de la voir évoluer. <strong>»</strong> 3 Inspirées par ces dispositions<br />

et cette mentalité malveillantes, des politiques d’assimilation ont<br />

été mises à exécution. Des enfants ont été enlevés de leur famille<br />

et de leur milieu, placés dans des pensionnats éloignés, et on leur<br />

a défendu de parler leur langue et de vivre suivant leur culture. En<br />

effet, des enfants autochtones, aussi jeunes que cinq ans, ont été<br />

arrachés de leurs parents et enfermés dans des pensionnats où ils<br />

ont été victimes de violence psychologique, physique et sexuelle<br />

commise par des représentants des Églises et de l’État.<br />

Certaines populations autochtones, comme les Beothuk de<br />

Terre-Neuve, ont été chassées par des colons blancs, comme ils<br />

le faisaient dans des parties de chasse <strong>«</strong> sportive <strong>»</strong>, jusqu’à ce<br />

que ces tribus soient exterminées. 4<br />

Il y a eu des centaines, peut-être des milliers, de promesses<br />

trahies, des traités rompus, des obligations et des engagements<br />

non remplis. Bien des Canadiens croient que ces promesses brisées<br />

remontent à un passé lointain. Malheureusement non, elles<br />

le sont encore aujourd’hui. Au moment de la rédaction de ce<br />

texte (2007), le Nunavut Tunngavik Incorporated, l’organisme<br />

qui a négocié et conclu l’Accord sur les revendications<br />

Clamer ma vérité 41


territoriales du Nunavut, intente une action en justice contre<br />

le gouvernement du Canada parce qu’il ne se montre pas à la<br />

hauteur des espoirs fondés, parce qu’il n’a pas respecté des douzaines<br />

d’obligations en vertu d’un traité moderne, signé en 1993.<br />

Il a violé ses promesses dans le passé et il continue à le faire<br />

aujourd’hui. Le gouvernement du Canada a renié ses engagements<br />

dans le cadre de l’Accord de Kelowna. Les Premières nations<br />

doivent toujours recourir aux barrages routiers et de voies<br />

ferrées, à des occupations, à la désobéissance civile pour rappeler<br />

aux Canadiens les traités rompus, les vols et les meurtres.<br />

Quand les Inuits du Nunavik (le Nord du Québec) ont été réinstallés<br />

dans le Grand Nord (extrême arctique) 5 dans les années<br />

1950 sous de fausses promesses d’un éventuel retour, il y a eu<br />

violation des droits de la personne ; le gouvernement du Canada<br />

les a abandonnés dans des conditions très dures. 6 Des décennies<br />

plus tard, le gouvernement a finalement admis qu’il les avait<br />

réin-stallés uniquement pour renforcer la revendication de la souveraineté<br />

du Canada sur les îles du Grand Nord. 7 Le gouvernement<br />

du Canada refuse de présenter des excuses.<br />

Quand des milliers de chiens (husky) esquimaux ont été abattus<br />

par la GRC, le gouvernement a une fois de plus plaidé son innocence.<br />

Il a refusé d’admettre que ces événements s’étaient passés,<br />

même si des preuves accablantes existent et corroborent qu’ils se<br />

sont produits. 8<br />

Quand on mentionne aujourd’hui la souveraineté canadienne sur<br />

l’Arctique, la discussion tourne autour des achats de brise-glaces<br />

42 John Amagoalik<br />

et des navires de patrouille extracôtiers/de l’Arctique, faisant<br />

abstraction complète de l’apport des Inuits. Le gouvernement<br />

semble avoir oublié que, depuis des milliers d’années, les Inuits<br />

occupent et utilisent ces terres et ces ressources. À croire que les<br />

Inuits ne sont pas une entité et qu’ils ne sont pas un élément à<br />

considérer dans le débat de la souveraineté. Notre utilisation et<br />

notre occupation du territoire et des eaux, notre traité sur la re-<br />

vendication territoriale avec le Canada concernant ces territoires<br />

et ces eaux, de même que notre engagement envers le Canada,<br />

sont des piliers de la souveraineté du Canada sur l’Arctique.<br />

Martin Frobisher a été récemment honoré par la Monnaie<br />

canadienne en le représentant sur une pièce commémorative,<br />

considéré comme un héros. Pour les Inuits du Sud de l’île de<br />

baffin, c’était un pirate, 9 un ravisseur et un meurtrier. 10 Il ne<br />

mérite pas d’être honoré. 11<br />

Acheminement vers la conciliation<br />

Le Canada doit présenter des excuses. Pour qu’il y ait pardon,<br />

les regrets doivent être sincères et les excuses présentées, convaincantes.<br />

Le Canada s’est déjà excusé aux Japonais et aux<br />

Chinois. Pourquoi ne peut-il pas faire de même auprès des<br />

peuples autochtones qu’il a de façon incontestable victimisés<br />

depuis des siècles?<br />

Le Canada doit renoncer à sa culture de dénégation concernant<br />

les actes criminels commis envers les nations autochtones.<br />

Clamer ma vérité 43


Le Canada doit cesser de rendre hommage à des personnes de<br />

l’histoire coupables de crime contre nos gens.<br />

Le Canada doit instaurer un programme de longue durée pour<br />

améliorer la situation socioéconomique de nos gens, améliorer<br />

la santé et l’éducation et remédier efficacement à la crise du<br />

logement que doivent affronter nos collectivités autochtones.<br />

Le Canada doit respecter ses obligations en vertu de traités<br />

histor-iques et modernes. Il faut mettre fin à l’héritage des<br />

promesses rompues.<br />

Le Canada doit admettre et reconnaître que l’utilisation et<br />

l’occupation par les Inuits des terres et des ressources de notre<br />

patrie, de même que notre engagement envers le Canada,<br />

constituent la pierre angulaire de la revendication du Canada<br />

concernant l’Arctique et ses eaux intérieures.<br />

Zebedee Nungak, un des penseurs inuits les plus éminents au<br />

Canada, a formulé certaines recommandations. Il écrit :<br />

44<br />

[traduction] Le rapport de domination entre les compétences<br />

gouvernementales du Canada et ses peuples autochtones<br />

doit être fondamentalement assaini. Ce qui veut dire de passer<br />

d’une relation mal équilibrée dans une organisation de bienfaiteur/bénéficiaire<br />

à celle d’une relation nation à nation, se<br />

traiter d’égal à égal au niveau du champ juridictionnel.<br />

[traduction] Les législatures du pays doivent de plein gré<br />

laisser place à la représentation autochtone dans le vie politique<br />

canadienne. Cette représentation doit s’étendre au<br />

Parlement qui, étant souverain, devrait s’y attaquer de façon<br />

novatrice. Les politiques gouvernementales à l’égard des<br />

peuples autochtones doivent être complètement réformées. Les<br />

Autochtones ne devraient plus être forcés de subir l’outrage de<br />

la <strong>«</strong> renonciation, de la cession et de l’extinction <strong>»</strong> des droits<br />

sur leurs terres et leurs ressources. 12<br />

Y a-t-il un véritable engagement?<br />

En conclusion, le Canada, dans le but de faciliter la conciliation,<br />

à titre de nation en voie d’atteindre une pleine maturité, doit<br />

prendre des mesures significatives et sincères à cette fin. Il est<br />

grand temps pour le Canada d’agir honorablement. Compte<br />

tenu de son histoire/son passé, c’est sans doute trop demander.<br />

Notes<br />

1 Merriam-Webster’s Dictionary of<br />

Law (1996). Extrait le 18 décembre<br />

2007 de : http://dictionary.lp<br />

.findlaw.com/scripts/results.pl?co<br />

=dictionary.lp.findlaw.com&topic<br />

=50/5049720b943657385f6a60f9f<br />

7123e74<br />

2 Dictionary.com Unabridged (v1.1).<br />

Extrait le 15 novembre 2007 de :<br />

http://dictionary.reference.com/<br />

browse/conciliate<br />

3 Cité dans le Rapport de la<br />

Commission royale sur les peuples<br />

autochtones [CRPA] (1996:458).<br />

Rapport de la Commission<br />

royale sur les peuples autochtones.<br />

Volume 1 : Un passé, un<br />

avenir. Ottawa, ON : Ministre des<br />

Approvisionnements et Services<br />

Canada. La citation provient d’une<br />

note de service intitulée <strong>«</strong> The<br />

Future of the Canadian Eskimo <strong>»</strong><br />

datée du 15 mai 1952 (NAC RG22,<br />

volume 254, file 40-8-1, volume<br />

2 (1949–1952). Le rapport de la<br />

CRPA ajoute, <strong>«</strong> [l]’auteur, inconnu,<br />

poursuit en s’interrogeant sur la<br />

solution qu’on pourrait proposer<br />

au <strong>«</strong> problème <strong>»</strong> qui consiste à<br />

trouver un travail utile pour les<br />

Inuit, alors que les techniciens<br />

ou les artisans ne sont pas en<br />

grande demande dans le Nord.<br />

Pour l’auteur, la solution serait de<br />

réinstaller les Inuit vers le sud. <strong>»</strong><br />

Clamer ma vérité 45


4 Budgel, Richard (1992). The<br />

Beothuks and the Newfoundland<br />

Mind. Newfoundland Studies<br />

8(1):15–33.<br />

5 En 1953 et 1955, quatre-vingt<br />

douze personnes provenant de seize<br />

familles ont été réinstallées par le<br />

gouvernement fédéral de Inukjuaq,<br />

Québec, et de Pond Inlet sur l’île<br />

de Baffin Island dans l’Extrême-<br />

Arctique canadien. La famille de<br />

l’auteur était l’une des familles<br />

réinstallées de Inukjuaq à Resolute<br />

Bay ; il était âgé de cinq ans au<br />

moment de la réinstallation. La<br />

Commission royale sur les peuples<br />

autochtones a convoqué des audiences<br />

publiques sur la réinstallation<br />

et, en 1994, elle a publié un rapport<br />

spécial sur la question : The High<br />

Arctic Relocation: A Report on the<br />

1953–55 Relocation. Ottawa, ON<br />

: Ministre des Approvisionnements<br />

et Services Canada.<br />

6 Cette réinstallation a été une solution<br />

mal inspirée qui s’est avérée<br />

inhumaine dans sa conception et<br />

ses effets. La conception, la planification,<br />

l’exécution et le contrôle<br />

suivi de cette réinstallation n’ont<br />

pas concordé avec les engagements<br />

internationaux du Canada à cette<br />

époque en matière des droits de<br />

la personne. En dernière analyse,<br />

le gouvernement a manqué à ses<br />

responsabilités de fiduciaire envers<br />

ces personnes réinstallées. Il est<br />

amplement justifié de reconnaître<br />

les torts causés aux personnes<br />

46 John Amagoalik<br />

réinstallées et à leur famille, tout<br />

comme aux collectivités concernées,<br />

et, par conséquent, de leur<br />

présenter des excuses.<br />

7 Le préambule de l’Accord sur les<br />

revendications territoriales du<br />

Nunavut (1993) déclare : <strong>«</strong> ET<br />

EN RECONNAISSANCE de la<br />

contribution des Inuit à l’histoire,<br />

à l’identité et à la souveraineté du<br />

Canada dans l’Arctique. <strong>»</strong> Extrait<br />

le 2 novembre 2007 de : http://<br />

www.ainc-inac.gc.ca/pr/agr/<br />

nunavut/pre_f.html<br />

8 Des Aînés inuits ont témoigné<br />

à l’effet qu’au cours des années<br />

1950 et 1960 leurs chiens ont été<br />

abattus par la GRC et d’autres<br />

fonctionnaires. Ce faisant, on leur<br />

enlevait leur capacité de vivre de<br />

façon autonome et de subvenir<br />

aux besoins de leurs familles au<br />

moyen de la chasse, et on n’a pas<br />

consulté les Inuits, ni leur a-t-on<br />

offert des options, d’autre mesures<br />

à envisager. L’abbatage des chiens<br />

de traîneau était une des nombreuses<br />

mesures prises au cours de<br />

ces années pour déresponsabiliser<br />

les Inuits et renforcer l’emprise (le<br />

contrôle) du gouvernement [fédéral]<br />

sur leur vie quotidienne (visionner<br />

<strong>«</strong> Echo of the Last Howl <strong>»</strong>, un<br />

documentaire-vidéo réalisé par<br />

la Société Makivik en 2004). En<br />

réponse, la GRC a procédé à un<br />

examen interne et a conclu qu’il<br />

n’avait pas eu d’abattage organisé<br />

(Gendarmerie royale du Canada<br />

(2006). Rapport final : Examen<br />

par la GRC des allégations relatives<br />

aux chiens de traîneau inuits.<br />

Ottawa, ON: RCMP. (Extrait<br />

le 18 septembre 2007 de : http://<br />

www.rcmp-rc.gc.ca/ccaps/reports/<br />

sled_dogs_final_f.pdf). Les organisations<br />

inuites ont répondu par<br />

un communiqué de presse contestant<br />

les conclusions du rapport et<br />

mettant en doute la légitimité d’une<br />

enquête de la GRC sur ses propres<br />

agissements (Société Makivik et<br />

la Qikiqtani Inuit Association,<br />

Communiqué de presse conjoint, le<br />

5 décembre 2006, L’enquête menée<br />

par la GRC ne révèle pas la vérité<br />

au sujet de l’abattage des chiens de<br />

traineau inuit dans les années 1950<br />

et 1960) (http://www.makivik.org/<br />

fr/media/pr.asp?id=217)<br />

9 [traduction] <strong>«</strong> En 1560, il est à<br />

peu près certain que Frobisher était<br />

un corsaire actif, et possiblement<br />

aussi un pirate. Par conséquent,<br />

tout doute à son sujet disparait. <strong>»</strong><br />

McDermott, James (2001:49).<br />

Martin Frobisher: Elizabethan<br />

Privateer. New Haven, CT: Yale<br />

University Press.<br />

10 Au cours de l’été de 1577, Martin<br />

Frobisher et son équipage ont<br />

capturé un Inuk dans l’intention de<br />

le ramener avec eux en Angleterre.<br />

Peu de temps après, certains membres<br />

de l’équipage sont tombés sur<br />

un campement inuit ; après s’être<br />

engagés dans une escarmouche où<br />

cinq ou six hommes inuits furent<br />

tués, ils s’emparèrent <strong>«</strong> d’une<br />

femme âgée et d’une jeune femme<br />

avec un bébé <strong>»</strong>. La <strong>«</strong> vieille femme<br />

fut dévêtue “pour voir si elle<br />

avait les ‘pieds fendus’” mais elle<br />

fut relâchée… La jeune femme<br />

et son enfant furent attachés et<br />

reconduits à la chaloupe, devenant<br />

la deuxième et le troisième captif<br />

de Frobisher. <strong>»</strong> McDermott (2001:<br />

180–81).<br />

11 George Best, un des hommes de<br />

Martin Frobisher, a rapporté dans<br />

son journal, <strong>«</strong>[traduction] Ayant<br />

maintenant trouvé une femme<br />

captive pour le réconfort de notre<br />

homme, nous les avons réunis, et<br />

tous les hommes en silence désiraient<br />

être témoins de la manière<br />

dont se passeraient la rencontre<br />

et leurs échanges... <strong>»</strong> Dans un<br />

livre paru en 1928, l’auteur fait<br />

l’éloge du journal de Best en disant<br />

<strong>«</strong>[traduction] un remarquable<br />

compte rendu de la rencontre entre<br />

deux adultes sauvages, les Anglais<br />

les regardant faire avec intérêt …<strong>»</strong><br />

McFee, William (1928:72). Sir<br />

Martin Frobisher. London, UK:<br />

John Lane the Bodley Head Ltd.<br />

12 Correspondance personnelle avec<br />

Zebedee Nungak.<br />

Clamer ma vérité 47


Biographie<br />

John Amagoalik est né dans un camp saisonnier de chasse situé<br />

près d’Inukjuaq, Nunavik (dans le Nord québécois) et il a grandi à<br />

Resolute Bay dans le Grand Nord (l’extrême-arctique). Ses études<br />

terminées à l’école secondaire à Churchill, Manitoba, et ensuite<br />

à Iqaluit, Nunavut, il a commencé sa carrière en tant qu’agent<br />

d’information pour le gouvernement territorial des Territoires<br />

du Nord-Ouest ; par la suite, il a occupé le poste de présidentdirecteur<br />

général de la Commission des revendications territoriales<br />

des Inuits. En 1979, il a été élu vice-président de Inuit Tapirisat du<br />

Canada (appelée maintenant Inuit Tapiriit Kanatami) et pendant les<br />

années 1980, il a rempli deux mandats comme président de cette<br />

association. Durant les années 1990, alors qu’il était commissaire<br />

en chef de la Commission d’établissement du Nunavut, il a oeuvré<br />

pour la planification détaillée qu’il fallait préparer en vue de la<br />

création du nouveau territoire du Nunavut, un projet qu’il a<br />

défendu avec passion. Il a fait pression en faveur de l’instauration<br />

d’un processus électoral qui assurerait la parité hommes-femmes<br />

au sein de la législative ; cependant, cette proposition n’a pas<br />

obtenu suffisamment d’appui pour être concrétisée au moment de<br />

l’établissement en 1999 du territoire du Nunavut.<br />

John Amagoalik a été honoré par les Prix nationaux d’excellence<br />

décernés aux Autochtones, a également reçu un prix d’excellence<br />

remis par l’Agence de la fonction publique du Canada, un doctorat<br />

honorifique de St. Mary’s University et un prix spécial de mérite et<br />

de reconnaissance accordé par Qikiqtani Inuit Association (QIA). En<br />

1999, M. Amagoalik a été nommé Chevalier de la Légion d’honneur<br />

française. Actuellement, il occupe le poste de directeur de Lands and<br />

Ressources de QIA.<br />

La contribution que John apporte à ce recueil visera essentiellement<br />

à établir une mise une accusation précise et éloquente du traitement<br />

48 John Amagoalik<br />

des Autochtones en général et des Inuits en particulier du Canada.<br />

Dans le cadre de son article intitulé Réconciliation ou conciliation?<br />

Une perspective inuite, John se demande s’il y a déjà eu des rapports<br />

vraiment harmonieux entre les nouveaux arrivants et les premiers<br />

habitants de l’Amérique du Nord. Il décrit certaines des mesures que<br />

le Canada devrait prendre pour faciliter la conciliation : le Canada doit<br />

faire des excuses, mettre fin à sa culture fondée sur la dénégation,<br />

cesser de rendre hommage à des personnages de l’histoire qui<br />

ont commis des actes criminels contre les Autochtones, prendre<br />

des mesures à l’égard des disparités économiques systémiques,<br />

respecter ses obligations découlant des traités et reconnaître l’apport<br />

que les Inuits ont fait pour la souveraineté du Canada sur l’Arctique.<br />

Clamer ma vérité 49


Des enfants inuits dont les collectivités étaient trop éloignées et ils<br />

devaient ainsi rester au pensionnat pendant l’été<br />

Anglican Mission School<br />

Aklavik, NWT, 1941<br />

Photographe : M. Meikle<br />

Bibliothèque et Archives nationales Canada, PA-101771<br />

(On peut trouver cette photo, avec de nombreuses autres ressources à<br />

www.wherearethechildren.ca)<br />

Clamer ma vérité 51


Madeleine Dion Stout<br />

Réflexion d’une<br />

Survivante sur la<br />

résilience<br />

Mon père tient les guides de ses mains alors que ma mère<br />

descend du chariot tiré par des chevaux. Je pose mon regard à<br />

travers des lunettes à monture rouge sur le béret rouge de ma<br />

mère — un éclaboussement de couleur rouge, l’annonce — on<br />

y est, les battements de coeur, le moment est arrivé.<br />

Deux heures plus tard, je lutte pour ma survie. Le parloir est<br />

froid comme la pierre ; les bancs en bois ; les fenêtres grandes<br />

et à carreaux. Je supplie mon père et ma mère de ne pas me<br />

laisser. Je pleure jusqu’à ce que je saigne du nez. Là, et à ce<br />

moment précis, les couleurs s’effacent. Il n’y a plus rien à dire ;<br />

mon coeur se brise et le temps s’arrête. J’abandonne à mes<br />

supérieurs la petite monnaie qui me reste. J’achète des bonbons<br />

et des pipes de réglisse noire, suffisamment pour quelques<br />

semaines. Étrange ce qu’ils goûtent.<br />

Colonisation, guérison et résilience, ce sont des réalités dont je<br />

deviens consciente. Comme Survivants, nous voguons sur des<br />

Clamer ma vérité 53


vagues de vulnérabilité pendant toute une vie et pendant des<br />

générations. Nous avons été soumis à des facteurs de risque bien<br />

réels comme la faim, la solitude, le ridicule, l’abus physique et<br />

sexuel, la mort prématurée et inopportune. Comme nous nous<br />

efforçons de nous libérer des entraves de la colonisation, nous<br />

tendons fortement vers la guérison, et la résilience devient alors<br />

notre meilleur atout, notre meilleure amie.<br />

Encore à l’heure actuelle, des facteurs déclic persistent à agir sur<br />

mon corps, mon intelligence et mon esprit, mais, ironiquement,<br />

ils m’ont donné aussi un coup de fouet et une stimulation pour<br />

la vie. Mon père et ma mère espéraient qu’il en serait ainsi ;<br />

pour quelle autre raison auraient-ils desserrer mon étreinte<br />

alors que je m’accrochais désespérément à eux dans ce parloir?<br />

Leur résilience est devenue la mienne. Cette force leur a été<br />

transmise de leurs pères et mères et, maintenant, elle doit se<br />

déverser sur leurs petits-enfants et mes petits-enfants. Si on<br />

croit sincèrement que les souffrances découlant des séquelles des<br />

pensionnats ont eu des répercussions intergénérationnelles, alors<br />

il s’ensuit nécessairement qu’il y aura également des Survivants<br />

intergénérationnels.<br />

Je suis convaincue qu’une grande partie du processus de guérison<br />

s’est amorcée dans les pensionnats. Je me suis demandée<br />

et j’ai posé aussi la question à d’autres : est-ce que j’ai, est-ce<br />

que nous avons, souffert inutilement au pensionnat? Comme<br />

toute autre question difficile que j’ai posée à ma mère, elle<br />

m’aurait peut-être répondu kiýa nitãnis, ce qui peut se traduire<br />

grosso modo par <strong>«</strong> réfléchis à cela, ma fille <strong>»</strong>. Ce qui s’est dit<br />

54 Madeleine Dion Stout<br />

à cette conférence m’a permis de mieux me rendre compte de<br />

ma bonne fortune. Je porte vos messages en moi comme cette<br />

couverture dont on nous a fait don ici.<br />

Je dis que notre processus de guérison a commencé au pensionnat<br />

quand je me rappelle des moments où j’ai ressenti<br />

l’amour vécu par personnes interposées. Mon enseignante de<br />

la quatrième année, Mlle Walker, passait autant de temps à la<br />

fenêtre à faire le guet, à attendre son ami de coeur au service<br />

de la GRC, qu’elle passait à nous surveiller en classe. Je me<br />

rappelle avec précision ses yeux bleus pétillants, et sa belle<br />

blouse bleue — l’éclaboussement de couleur, l’annonce — on<br />

y est, les battements de coeur, le moment est arrivé. Je me<br />

rappelle aussi très bien avoir regardé en haut vers la fenêtre<br />

et avoir surpris l’aura d’affection qu’on ne peut pas ne pas<br />

reconnaître entre une femme crie travaillant à l’école et son<br />

soupirant déné. Elle était radieuse au moment où elle nous regardait<br />

d’un visage rayonnant de la grande fenêtre à carreaux,<br />

alors que lui, remarquablement beau, la regardait d’un visage<br />

épanoui en un large sourire.<br />

Bien que j’aie été privée d’amour au pensionnat, j’en ai tout de<br />

même fait l’expérience par personnes interposées, avec intensité.<br />

Véritablement, cet amour pressenti m’a rempli le coeur et l’âme,<br />

même s’il ne m’était pas légitimement adressé. L’amour par<br />

personnes interposées peut sauver des vies. C’est pour cette<br />

raison que je peux honnêtement déclarer avoir commencé mon<br />

parcours de guérison dans un contexte plutôt impie. La guérison<br />

se situe au beau milieu d’un continuum dont la colonisation se<br />

Clamer ma vérité 55


trouve à un bout et la résilience à l’autre bout. Avoir su ce que<br />

je sais maintenant, j’aurais mieux compris qu’une grande partie<br />

de mon adaptation dans une période de survie et de croissance<br />

de ma vie par des moyens plutôt impies constituait en réalité un<br />

acte de résilience.<br />

Au nom de notre meilleure amie la <strong>«</strong> résilience <strong>»</strong>, nous pouvons<br />

envisager l’avenir avec optimisme car nous sommes très bons<br />

dans tellement de domaines. Nous sommes très bons à porter<br />

des couleurs éblouissantes : nous portons des bérets rouges<br />

comme hommage à nos ancêtres bien aimés, nous exhibons<br />

les fanions de la Danse du Soleil, de même que nous portons<br />

fièrement les ceintures-écharpes des Métis et nous montrons<br />

les estampes du Nord ; également, nous témoignons de notre<br />

culture quand nous parlons de <strong>«</strong> l’orignal, de l’oie, ou du poisson<br />

<strong>»</strong>. Nous sommes très très bons à agir dans un battement<br />

de cœur, selon son expression la plus simple, dans les moindres<br />

gestes de la vie quotidienne parce que, comme Survivants, nous<br />

nous entraidons mutuellement à y arriver. Nous sommes<br />

très très bons à vivre le moment présent tout en laissant<br />

notre empreinte par la conservation des pensionnats comme<br />

monuments commémoratifs, par la production de films sur<br />

l’expérience vécue au pensionnat, et par notre action commune<br />

pour que l’important processus de guérison se poursuive.<br />

Au nom de notre meilleure amie la <strong>«</strong> résilience <strong>»</strong>, nous devons<br />

adresser à nos ancêtres de vibrants remerciements, ainsi qu’à nos<br />

Aînés bien aimés et à nos frères et à nos soeurs. Nous devons<br />

aussi être reconnaissants pour tous les efforts consacrés à la<br />

56 Madeleine Dion Stout<br />

guérison par nos services, qui, avec le recul, se révéleront sûrement<br />

transformateurs.<br />

Merci, Thank you, Hai hai!<br />

Biographie<br />

Il s’agit d’un extrait d’un exposé que Madeleine Dion Stout a fait à<br />

la Rencontre nationale de la Fondation autochtone de guérison le<br />

10 juillet 2004 à Edmonton, Alberta. Mme Dion Stout poursuit une<br />

brillante carrière à titre d’auteure, de chercheuse et de conférencière<br />

indépendante. Elle a notamment été présidente de l’Association<br />

des infirmières et infirmiers autochtones du Canada et directrice<br />

fondatrice du Centre for Aboriginal Culture and Education à<br />

l’Université Carleton. Actuellement, elle occupe le siège de viceprésidente<br />

de la Commission de la santé mentale du Canada.<br />

Clamer ma vérité 57


Photo : Gracieuseté de Janice Longboat<br />

Clamer ma vérité 59


Fred Kelly<br />

Confession d’un<br />

païen régénéré (extrait)<br />

Père, pardonne-moi car j’ai péché.<br />

Plaignons le dieu qui m’a fait à son image. Je viens d’avoir<br />

soixante-cinq ans et la dernière fois que je me suis confessé<br />

remonte à 1954 alors que j’avais quatorze ans, cette expérience<br />

étant clairement gravée dans ma mémoire. C’est un événement<br />

atroce et profondément traumatisant que j’ai vécu au pensionnat.<br />

J’ai juré de ne plus jamais retourner au confessionnel.<br />

À cette époque-là, le confessionnal était un isoloir disposé à<br />

l’arrière de la chapelle. Il y avait trois compartiments, la partie<br />

centrale étant réservée au prêtre qui représentait le Christ<br />

miséricordieux. De chaque côté, il y avait un petit comparti-<br />

ment où le pénitent s’agenouillait sur un prie-dieu en chêne<br />

pour chuchoter la récitation de ses péchés appris par coeur à<br />

travers la grille du petit hublot, ce qui était suivi d’une pénitence<br />

infligée par le confesseur. Le prêtre glissait ensuite le grillage du<br />

hublot pour le fermer et il ouvrait de l’autre côté pour entendre<br />

la confession suivante. Généralement, la pénitence consistait<br />

Clamer ma vérité 61


en une série de <strong>«</strong> Je vous salue Marie <strong>»</strong> du chapelet, le nombre<br />

d’ave étant proportionné à la gravité des péchés confessés. Ces<br />

derniers étaient divisés en deux catégories principales établies<br />

en fonction de la violation des règles de la doctrine prescrite :<br />

les péchés mortels constituant une faute majeure et les péchés<br />

véniels étant des infractions mineures. Un pécheur rongé par un<br />

péché mortel non confessé irait à sa mort en enfer. Quant à celui<br />

ayant commis des péchés véniels, il irait au purgatoire. Un enfant<br />

non baptisé, présumé à sa mort être porteur du péché originel<br />

d’Adam commis au jardin d’Eden, ne pouvait entrer au ciel<br />

avant le jour du jugement dernier et, par conséquent, il devait<br />

attendre dans un endroit appelé les <strong>«</strong> limbes <strong>»</strong>. En ce temps-là,<br />

les péchés et les punitions représentaient des préoccupations centrales.<br />

Tels sont mes souvenirs, même si bien des changements se<br />

sont produits depuis au sein de l’Église catholique romaine.<br />

La confession est maintenant le sacrement de réconciliation.<br />

Ce rite renouvelé peut s’effectuer de trois façons. La première<br />

est une célébration avec un pénitent. La deuxième se fait par<br />

confession collective, bien qu’une absolution individuelle est accordée.<br />

Quant à la troisième modalité, il s’agit d’une cérémonie<br />

de réconciliation collective où les pénitents participants font<br />

une confession générale et bénéficient d’une absolution reçue en<br />

groupe. Même si les modalités du sacrement ont été remaniées,<br />

il reste que le principe est toujours lié à la confession des péchés<br />

; cependant, l’accent est mis sur la guérison, c’est-à-dire que<br />

le fait d’être humain et d’une nature pécheresse est la <strong>«</strong> maladie<br />

<strong>»</strong> et les péchés commis sont ses symptômes.<br />

Ma confession suivra, plus ou moins, le même vieux protocole.<br />

À ce moment-ci, mon but est de vous faire bien comprendre<br />

mon cheminement pour en arriver là où je suis maintenant.<br />

Dans la même foulée, je veux aussi vous expliquer selon ma<br />

perspective de quelle façon nous sommes arrivés à ce passage<br />

nécessaire de la réconciliation. De plus, il y a des facteurs histo-<br />

riques émanant de la pensée des vieux pays qui ont contribué à<br />

la rupture de la paix et de l’harmonie, le fondement même de la<br />

Chrétienté, votre foi, et de ma spiritualité traditionnelle. Il faut<br />

réexaminer chacun de ces facteurs, les aborder tous ensemble,<br />

sans quoi tout espoir de réconciliation dans notre société sera<br />

gravement compromis. Père, si l’occasion nous est donnée,<br />

nous arriverons à accepter ce que nous avons en commun et<br />

nous apprendrons à respecter nos différences.<br />

Comment est-ce que j’en étais arrivé là?<br />

J’ai été littéralement jeté à l’âge de quatre ans dans le pensionnat<br />

St. Mary’s Residential School alors que mon père était décédé<br />

et que, par la suite, ma mère est tombée malade. Elle a passé<br />

le reste de sa vie à l’hôpital ou entre deux séjours à l’hôpital.<br />

Le premier souvenir de mon entrée au pensionnat me renvoie<br />

une image et une sensation douloureuse. Pour une raison quelconque,<br />

on m’a jeté par terre ; je suis retombé à genoux. C’est<br />

alors que le surveillant des garçons m’a cogné la tête contre un<br />

placard. Un instant c’est le choc, puis la senteur nauséabonde<br />

de l’éther, suivie d’autres coups et d’un engourdissement ; une<br />

peur soudaine me revient à la vue de cet homme. S’agissait-il de<br />

mesures de discipline ou bel et bien de la cruauté pure? Jamais<br />

62 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 63


je n’avais vécu une telle expérience. Où est mon père? Où est<br />

ma mère? Ils ne sont plus là. Où sont mes trois frères plus âgés?<br />

Manifestez-vous si vous en avez le courage — ils voient ce qui se<br />

passe — ils observent horrifiés, mais ils sont impuissants. Père,<br />

à un moment donné, ce surveillant aurait été consacré un saint<br />

prêtre au sein de votre congrégation.<br />

Vous, les Pères oblats de Marie Immaculée et les Soeurs de<br />

Saint-Joseph avez assuré le fonctionnement du pensionnat.<br />

Entre vous, vous ne parliez que le français et les sœurs nous<br />

traitaient souvent de <strong>«</strong> sale cochon! <strong>»</strong> Il fallait que nous apprenions<br />

à parler anglais, la seule langue permise entre nous. À<br />

cette époque, le latin était la langue officielle utilisée pour les<br />

rites religieux et les cérémonies rituelles chrétiennes. Bien que<br />

cette langue m’ait été étrangère, je suis rapidement devenu très<br />

compétent dans les récitations de la messe en latin et considéré<br />

un servant d’autel très pieux. Entre nous et en général, on nous<br />

interdisait rigoureusement de parler notre langue maternelle en<br />

tout temps sous peine de sévères punitions.<br />

Entre quatre et sept ans, alors que les autres enfants allaient en<br />

classe, je passais mon temps seul dans une salle de jeux froide et<br />

sinistre. Il faisait noir et c’était triste à pleurer. La salle semblait<br />

hantée par des ombres étranges dans les coins. Il n’y avait pas de<br />

maternelle, mais occasionnellement, un compagnon de jeux avait<br />

la permission de passer du temps avec moi. Quand elle le pouvait,<br />

ma mère me prenait à la maison jusqu’à ce qu’elle soit réadmise<br />

à l’hôpital. Enfin, à l`âge de sept ans, j’ai pu commencer à aller<br />

en classe. Les premiers cours ont été consacrés à la mémorisation<br />

du catéchisme, un manuel de questions et de réponses qui nous<br />

enseignait tout ce que des jeunes catholiques devaient savoir au<br />

sujet de leur religion. La première question : Qui nous a créés?<br />

Dieu nous a créés. Deuxième question : Pourquoi Dieu nous a-t-il<br />

créés? Dieu nous a créés pour que nous l’aimions, pour le servir<br />

dans ce monde et être heureux avec lui dans le ciel pour toujours.<br />

Il y en avait de nombreuses autres.<br />

Très curieusement, même si certains des enseignements sont<br />

devenus au cours des années tout à fait incroyables ou incom-<br />

préhensibles, nous ne pouvions jamais demander le pourquoi de<br />

ces réponses, de nous les expliquer. Interroger voulait dire avoir<br />

des doutes, une manifestation de l’oeuvre du diable. Analyser<br />

voulait dire se moquer de Dieu. Argumenter signifiait commettre<br />

un blasphème, un péché mortel. Les réponses, nous disait-on,<br />

venaient de Dieu par l’entremise du Pape qui était infaillible.<br />

Nous étions bénis puisque nous connaissions la véritable Parole<br />

de Dieu et nous priions pour avoir la force d’être simplement<br />

des croyants. Nous acceptions tout et nous mémorisions le<br />

catéchisme consciencieusement. Il y avait un ciel et c’est là que<br />

nous voulions tous aller, mais nous étions aussi tenaillés sans<br />

cesse par la peur de l’autre possibilité. L’idée d’aller en enfer pour<br />

l’éternité était absolument terrifiante pour un jeune de six ans,<br />

particulièrement pour quelqu’un comme moi à l’imagination<br />

fertile. Un jour, j’ai demandé à la soeur qui m’enseignait et me<br />

faisait apprendre le catéchisme de m’expliquer ce qu’était l’enfer.<br />

D’abord, elle m’a demandé si j’avais déjà eu des brûlures. Chaque<br />

petit garçon connaît la douleur insoutenable causée par le feu.<br />

À titre de comparaison, elle m’a amené à la fenêtre et elle m’a<br />

64 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 65


indiqué le thermomètre à l’extérieur marquant comme degré le<br />

plus élevé de chaleur 212 degrés Fahrenheit. Elle m’a dit que le<br />

soleil était un million de fois plus chaud que le degré maximum<br />

du thermomètre et que le feu de l’enfer dépassait encore de nom-<br />

breuses fois l’ardeur du soleil. Comment une personne n’ayant<br />

pas de connaissance des mathématiques peut-elle comprendre<br />

et se représenter un million? Dans notre système conventionnel<br />

du calcul, le concept du million correspond à être à court de<br />

chiffres. L’idée d’une telle chaleur me dépassait complètement. Si<br />

je mourais en ayant sur ma conscience un péché mortel, c’est là<br />

que j’irais. Advenant le cas où je mourais en ayant fait des péchés<br />

véniels, j’irais au purgatoire, dont le feu était aussi chaud qu’en<br />

enfer, sauf que ce n’était pas pour l’éternité, mais seulement pen-<br />

dant la période d’expiation de mes péchés. Comme jeune garçon<br />

si impressionnable, j’étais en proie à une peur atroce.<br />

Dans la noirceur du dortoir et seul dans mon lit, j’étais soudaine-<br />

ment saisi de sueurs froides. Même si j’étais baptisé catholique,<br />

ma pauvre mère, sans aucune méfiance, adhérait encore à la<br />

spiritualité traditionnelle. Un petit garçon aimant tellement sa<br />

mère ne voulait absolument pas la voir souffrir. Pourtant, dans<br />

ces circonstances, elle était d’une manière précaire très près de la<br />

porte de l’enfer. Satan l’amènerait tout droit dans les feux d’une<br />

éternelle souffrance dont elle ne pourrait plus jamais se sortir. Les<br />

païens et les pécheurs sont des âmes condamnées à moins qu’ils<br />

se joignent à notre foi. C’était de ma responsabilité de les sauver.<br />

À partir de ce moment-là, mes prières seront tout à fait sincères et<br />

ardemment pieuses. Il n’y avait pas plus dévoué enfant de choeur<br />

offrant des messes pour le salut de sa mère. Mais qu’en était-il de<br />

mon père décédé si soudainement? Se pouvait-il qu’un homme si<br />

bon, si affectueux, aille en enfer? S’il était en état de péché mortel,<br />

la réponse n’était que trop évidente, me disais-je. Jamais je ne<br />

pourrais savoir si mes prières arriveraient trop tard.<br />

Mes grands-parents qui avaient refusé le baptême en raison de<br />

leurs croyances traditionnelles seraient eux aussi en enfer pour<br />

avoir repoussé la chance d’être sauvés. Par conséquent, mes an-<br />

cêtres, pour les mêmes motifs, sont en enfer étant donné qu’ils<br />

ont cru en quelque chose d’autre que la seule véritable Église de<br />

Dieu. D’ailleurs, tous les pécheurs et les protestants y sont aussi.<br />

Les protestants, qu’est-ce qu’ils font là? Ils risquent de soulever<br />

la colère, mais pourtant ils font semblant d’être innocents. J’ai<br />

une fois demandé au cours de catéchisme : <strong>«</strong> Comment sait-on<br />

si notre foi catholique est l’unique et la seule véritable religion? <strong>»</strong><br />

Il s’ensuivit un sermon qui m’était adressé pour la première fois<br />

sur les tourments de l’enfer. Sa colère s’étant apaisée d’un cran,<br />

l’enseignante m’a demandé de venir en avant de la classe où de<br />

nombreux enfants avaient été humiliés. <strong>«</strong> Épelle le mot “protes-<br />

tant” <strong>»</strong>, cria-t-elle. À entendre son ton railleur, il semblait que<br />

ce mot dépassait mes capacités en épellation. Aucun problème :<br />

P-R-O-T-E-S-T-A-N-T. Maintenant, elle demandait que les trois<br />

dernières lettres soient rayées. Le mot dénudé se trouva exposé.<br />

<strong>«</strong> Tu vois, les protestants protestent contre la véritable Parole de<br />

Dieu <strong>»</strong>, proclama-t-elle d’une voix forte pour bien faire ressortir<br />

son point. Sans que ce soit sa décision, un de mes frères s’était<br />

retrouvé à un pensionnat protestant. Irait-il en enfer? <strong>«</strong> Bien, il<br />

est protestant n’est-ce pas? Freddie, tu ne portes pas attention à<br />

ce qu’on te dit <strong>»</strong>, répliqua-t-elle d’un air vindicatif.<br />

66 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 67


À l’âge de onze ans, aiguisé par la curiosité, je me suis transformé<br />

en un lecteur vorace à la recherche d’explications détaillées<br />

pouvant peut-être renforcer mes croyances religieuses. Je n’ai<br />

rien trouvé, aucune preuve de cela. Nous somme passés de la<br />

septième à la huitième année au moment où nous devenions aussi<br />

des jeunes hommes et des jeunes femmes, une nouvelle étape<br />

accompagnée de changements psychobiologiques qui arrivent<br />

normalement à l’adolescence. Encore plus de péchés, mais ça, c’est<br />

une autre histoire. Dans mon cas, l’adolescence n’a pas été facile.<br />

Croire naïvement, les yeux fermés, comme les autres semblaient<br />

le faire, ce n’était pas pour moi. Je poursui-vais mes recherches de<br />

façon encore plus acharnée. Des livres hors du domaine religieux<br />

pouvaient peut-être me donner des réponses, mais ma quête<br />

s’est heurtée de front à l’Index Librorum Prohibitorum, la liste<br />

catholique des livres interdits. Un prêtre expliqua que les ouvrages<br />

listés étaient interdits parce qu’on y traitait de sujets qualifiés<br />

d’hérésie, de dépravation morale, et d’autres thèmes rédigés<br />

par des athées, des agnostiques, et toutes sortes de philosophes<br />

dégénérés. La compilation de cette liste a cessé en 1966, des années<br />

après mes recherches vaines et désespérées. Manifestement,<br />

les livres représentaient un danger pour nous tous les croyants ;<br />

c’est pourquoi aucun écrit étranger, qui ne faisait pas partie des<br />

livres autorisés par les catholiques, n’était disponible. Nous étions<br />

protégés. C’était aussi l’explication en partie de la censure exercée<br />

au sujet des lettres personnelles envoyées et reçues au pensionnat.<br />

Malgré tout, j’étais titillé de façon encore plus irrésistible par<br />

l’idée de consulter des livres de philosophie. Père, j’ai péché en<br />

convoitant de tels livres. Et qui plus est, je suis sorti secrètement<br />

du pensionnat pour aller en trouver. J’ai encore péché.<br />

De façon générale, nous étions obligés de rester sur les terrains<br />

du pensionnat et notre emploi du temps était réglé suivant un<br />

horaire très strict. Par contre, le samedi, nous n’avions pas de<br />

cours et nous pouvions à ce moment-là aller en ville avec nos<br />

parents. Toutefois, si nous avions de l’argent, on pouvait à<br />

l’occasion aller voir un film accompagné d’un surveillant. Il était<br />

bien rare que j’avais de l’argent. Cependant, un jour inoubli-<br />

able, je suis allé avec le groupe et je me suis faufilé pendant le<br />

film à l’extérieur pour faire une petite visite à une librairie. En<br />

aucun cas, nous avions la permission de partir seul. En violant<br />

ainsi le règlement, je m’exposais à l’interdiction pour toujours<br />

de revenir en ville, en plus d’avoir à subir une autre punition.<br />

Quand je me suis présenté à la caisse à l’avant du magasin, la<br />

libraire en charge m’indiqua la section des enfants au sous-sol.<br />

En entendant que je voulais consulter la section sur la théologie<br />

et la philosophie, elle eut un sourire narquois, un air perplexe.<br />

Cette ville était connue pour son racisme ; les Indiens n’étaient<br />

tout simplement pas autorisés à entrer dans un lieu public. Un<br />

enfant indien à la recherche de philosophie? Toute son attitude<br />

semblait condescendante, mais elle ne voulait pas me contrarier<br />

et elle me conduisit à une rangée de livres. Elle baisa légèrement<br />

la tête juste pour permettre à ses lunettes de descendre en<br />

glissant sur le nez. Elle regarda autour d’elle et pointa de son<br />

crayon vers la section désirée. Soudain, mon coeur palpita de<br />

crainte et d’excitation. Cette fois, j’étais vraiment allé trop loin.<br />

Un titre me sauta aux yeux : Why I am not a Christian écrit<br />

par Bertrand Russell, 1 un athée de renom, mais, bien sûr, que<br />

je ne connaissais pas encore. Je devais posséder ce livre. Je l’ai<br />

volé. Père, je me suis senti soulagé bien évidemment de réaliser<br />

68 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 69


qu’après tout, je n’étais pas le seul à m’interroger. Puis, un autre<br />

livre m’a frappé d’un sentiment de respect mêlé de crainte :<br />

Living Philosophies, une série de credos personnels écrit par<br />

Einstein2 et d’autres sommités. Il y avait un plus grand nombre<br />

de livres portant sur des questions qui m’avaient mis au supplice.<br />

Là, il y avait le Saint Graal. Le trésor caché était là. La librairie<br />

était devenue une destination secrète et privée. Père, j’ai péché et<br />

je désirais en connaissance de cause continuer à le faire encore<br />

et encore. J’avais défié la liste des livres interdits. J’avais maintenant<br />

mangé du fruit défendu !<br />

Père, au cours des occasions où nous avons parlé ouvertement,<br />

vous avez semblé comprendre que j’étais curieux de nature.<br />

Pensant malgré tout que j’avais tort de faire des recherches, mon<br />

seul recours était de me confesser, de prier, de faire pénitence<br />

et acte de contrition, et ensuite d’offrir encore plus de prières.<br />

L’histoire de l’incrédule Thomas, l’apôtre qui avait besoin de<br />

voir et de toucher les plaies du Christ avant d’être convaincu de<br />

sa résurrection, semblait tellement bien s’appliquer à ma situation<br />

très difficile. Mon esprit avait soif de connaître la vérité<br />

sanctifiante du catholicisme, mais, par contre, il y avait aussi<br />

ce besoin irrésistible de comprendre. Ma curiosité importune,<br />

mêlée d’inquiétude, n’avait pas tant besoin de preuve ; elle<br />

cherchait plutôt des explications plausibles pour calmer mes<br />

incertitudes. Le catéchisme, par ses énoncés, était tellement arbitraire,<br />

ne laissant jamais la possibilité de tenir des discussions<br />

sur des bases logiques, sur des fondements. Entre autres, il y<br />

avait des questions au sujet de l’Immaculée Conception. Dans le<br />

cas de l’ascension du Christ, on aurait au moins dû en discuter.<br />

Il semblait qu’il y avait une contradiction entre un Dieu miséri-<br />

cordieux et la punition éternelle pour un état de péché temporel<br />

au moment du décès. Il y avait aussi cette question persistante<br />

concernant la prédestination par opposition à la volonté d’agir<br />

de son plein gré. On trouvait dans cette Église établie d’après les<br />

enseignements du Christ de la malveillance et de l’intolérance,<br />

alors que lui, le Christ, parlait au nom des pauvres, qu’il prê-<br />

chait l’indulgence et la compassion, la bienveillance et même<br />

enseignait l’acceptation des faiblesse humaines. Pour moi, il était<br />

impossible d’accepter que mes ancêtres qui ne connaissaient pas<br />

la religion, celle-ci étant connue seulement depuis l’arrivée des<br />

missionnaires, pouvaient être condamnés à l’enfer pour ne pas<br />

avoir suivi les préceptes catholiques. On m’a dit qu’il existait des<br />

mystères, qu’il fallait tout simplement les accepter comme les<br />

voies du salut. De par mes dispositions naturelles, il n’était pas<br />

facile pour moi de croire aveuglément.<br />

À quatorze ans et passant en neuvième année, j’ai traversé les<br />

étapes que tous les garçons catholiques devaient à un moment<br />

ou l’autre franchir. Votre dévouement et la paix apparente<br />

de votre esprit ont été une inspiration pour moi. Père, la<br />

prêtrise m’a semblé attrayante. Je me disais que, dans cet<br />

environnement, sûrement, je pourrais trouver les réponses recherchées<br />

et l’oeuvre de toute une vie. À ma grande surprise, on<br />

a accepté ma demande d’entrée au séminaire. Entre-temps, un<br />

événement s’est produit sur le chemin vers mon Damas.<br />

Je m’obstinais à m’interroger sur ma religion et ce questionnement<br />

constituait les récitations de péchés les plus souvent<br />

70 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 71


épétées au confessionnal. Ce monologue au sujet de mes péchés<br />

devait être répétitif à un point tel que le prêtre au confessionnal<br />

ce jour-là finalement sortit de sa contenance passive habituelle et<br />

demanda impatiemment si c’était Freddie. <strong>«</strong> Oui <strong>»</strong>, répliquai-je<br />

avec surprise et nervosité. Il me réprimanda sévèrement,<br />

<strong>«</strong> Pourquoi ne sors-tu pas ses doutes de ton esprit et n’essaies-tu<br />

pas d’être un bon garçon catholique comme tu serais supposé<br />

de l’être <strong>»</strong>. Le Christ miséricordieux que ce prêtre représentait<br />

devint soudainement pour moi un être humain coléreux,<br />

acerbe ; en réalité, je me faisais gronder par un vieil homme<br />

agressif. Dans la classe, l’utilisation du prénom <strong>«</strong> Freddie <strong>»</strong> était<br />

généralement suivie d’une taloche pénible aux oreilles, un choc<br />

assourdissant pour les tympans qui provoquait une sensation<br />

cuisante et un bourdonnement insistant qui disparaissait en un<br />

murmure lointain. J’ai réagi impulsivement et mes paroles ont<br />

surgi rapidement en un chuchotement rebelle : <strong>«</strong> Si j’étais un<br />

bon garçon catholique, je ne serais pas ici <strong>»</strong>. À l’extérieur du<br />

confessionnal, le prêtre exerçait les fonctions de directeur du<br />

pensionnat. En disant cela, je m’étais attiré des ennuis sérieux.<br />

<strong>«</strong> Ne réponds pas insolemment <strong>»</strong>, dit mon confesseur d’un ton<br />

brusque. <strong>«</strong> Eh! bien, ne me donnez pas le diable <strong>»</strong>, laissai-je<br />

échapper avec étourderie, sans aucune conscience de mes<br />

paroles prophétiques. C’était un sacrilège, un acte d’irrévérence<br />

impardonnable envers le Christ, le confessionnal, le sacrement,<br />

le prêtre, et tout ce que l’Église représentait. Stupéfait par ma<br />

propre insolence, je me suis levé et je me suis faufilé hors du<br />

confessionnal comme le serpent condamné et banni du jardin<br />

d’Eden. J’avais une certitude, j’allais être excommunié, chassé de<br />

l’Église, ce qui me conduirait à la damnation éternelle. Battant<br />

en retraite dans la chapelle, les clochettes à l’autel tintaient au<br />

moment où le calice s’élevait pour la consécration, la partie la<br />

plus sacrée de la messe. Au lieu que toutes les têtes se baissent<br />

en signe de vénération alors que le vin était changé en sang du<br />

Christ, l’assemblée au complet, m’a-t-il semblé, s’est tournée<br />

vers le vacarme venu du confessionnal. Même si j’ai continué<br />

à assister aux cérémonies religieuses, en état de péché mortel<br />

pour le reste de mes années au pensionnat et, par conséquent,<br />

constituant ma damnation, je ne suis jamais retourné au<br />

confessionnal. Incontestablement, c’était le temps de quitter le<br />

pensionnat. Je ne me sentais plus à ma place et j’étais certain<br />

que je n’appartenais plus à cette religion. Pourtant, Père, j’ai été<br />

transféré à un autre pensionnat encore plus loin de chez moi. J’ai<br />

été envoyé de St. Mary’s à Kenora, Ontario, à St. Paul’s High à<br />

Lebret, Saskatchewan.<br />

Le régime des pensionnats<br />

Père, j’ai déjà fait référence à cette complicité entre les Églises<br />

et le gouvernement. À la lumière du sentiment général de cette<br />

époque-là, il y avait encore bien des âmes dégénérées à convertir<br />

et, si les Indiens ne pouvaient pas être tous exterminés, bien<br />

d’autres naîtraient.<br />

De 1831 à 1998, des pensionnats où les enfants indiens étaient<br />

envoyés de force ont été établis dans l’ensemble du pays. 9 Les<br />

Églises assuraient leur fonctionnement. Au début, ces pensionnats<br />

étaient situés près des réserves, mais vers 1900, il devint<br />

évident que cette politique d’assimilation ne donnait pas les<br />

72 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 73


ésultats escomptés. C’est alors qu’on a éloigné les enfants de<br />

l’influence païenne exercée par leurs parents. Des modifications<br />

apportées à la Loi sur les Indiens ont permis aux pensionnats de<br />

déménager loin des réserves, ce qui a été fait. En 1920, d’autres<br />

modifications à la Loi sur les Indiens ont donné l’autorisation<br />

d’enlever de force les enfants âgés entre sept et quinze ans de la<br />

garde de leurs parents et de les envoyer dans des pensionnats.<br />

Des familles se sont retirées dans leurs territoires traditionnelles<br />

pour empêcher les Églises et le pensionnat de s’emparer de<br />

leurs enfants. C’est alors que les actes d’opposition sont devenus<br />

punissables en vertu de la loi, non seulement dans le cas<br />

d’omission de la fréquentation des pensionnats par les enfants,<br />

mais également dans le cas du refus des parents de les y envoyer.<br />

Des restrictions des droits de la personne impliquaient que les<br />

<strong>«</strong> Indiens <strong>»</strong> n’étaient pas considérés des <strong>«</strong> personnes <strong>»</strong> en vertu<br />

de la loi et que, par conséquent, ces derniers n’avaient aucun<br />

moyen à leur portée de s’opposer aux violations de leurs droits<br />

ou intrusions dans leur vie familiale ou dans leurs communautés.<br />

Pratiquement, les Indiens étaient considérés comme des<br />

<strong>«</strong> pupilles de l’État <strong>»</strong> et cette situation laissait aux Églises toute la<br />

latitude voulue pour assumer la garde légale des enfants indiens<br />

dans les pensionnats. Ainsi, les soins et la prise en charge du<br />

traitement, de la surveillance des enfants ont été laissés à la<br />

discrétion entière et incontestée des Églises, des communautés<br />

religieuses et de leur personnel.<br />

Au fil des années, de nombreux changements apportés témoignent<br />

des diverses tentatives pour nous contraindre à nous<br />

assimiler. Aucun des nombreux efforts déployés en matière de<br />

lavage de cerveau et de punition n’a permis d’atteindre le résultat<br />

recherché, c’est-à-dire de nous tirer hors de la sauvagerie ou de<br />

notre état païen. Certes un tort grave et irréversible a été causé,<br />

mais aucune politique n’a réussi à ce que nous soyions assimilés<br />

au reste de la société.<br />

Dès notre entrée au pensionnat, le personnel commençait à<br />

chasser le diable de nous. C’est comme cela que je l’ai vécu.<br />

Nous avons été humiliés, dépossédés de notre culture et de<br />

notre spiritualité. On nous a dit que ces façons de vivre tiraient<br />

leur origine du diable. Nous étions punis si nous parlions la<br />

seule langue que nous ayions jamais apprise. Il régnait dans les<br />

couloirs sombres du pensionnat un climat de peur alors que<br />

les prêtres et les religieuses faisaient leur ronde, vêtus de leurs<br />

longues robes noires, passant comme des ombres flottantes<br />

dans la nuit. Si la peur nous faisait pleurer, nous recevions<br />

une râclée, ce qui nous faisait pleurer davantage et résultait en<br />

d’autres punitions. Dès l’arrivée, les tresses étaient coupées. De<br />

plus, il fallait enlever les vêtements traditionnels, aussitôt confisqués,<br />

et porter des uniformes réglementaires. Notre prénom<br />

traditionnel était anglicisé et souvent remplacé par un numéro.<br />

Les élèves qui prenaient la fuite étaient jetés à la noirceur dans<br />

des armoires et ne mangeaient que du pain et de l’eau quand<br />

on les ramenait. Tout sentiment de dignité et d’estime de soi<br />

qu’on pouvait avoir se changeait en désespoir et en impuissance.<br />

Nous en sommes venus à penser que <strong>«</strong> Indien <strong>»</strong> était un<br />

mauvais mot, allant même trop souvent à l’utiliser péjorativement<br />

si on s’emportait les uns contre les autres. Beaucoup<br />

74 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 75


d’entre nous ont été battus, ont été victimes d’attouchements<br />

sexuels, agressés et violés.<br />

L’avenir semblait sans espoir. Nous étions emprisonnés sans<br />

autre raison que celle d’être indien. Nous étions privés des soins,<br />

de l’amour, de l’attention et des conseils de nos parents pendant<br />

les années les plus cruciales de notre enfance. Cette étape de<br />

la vie où nous aurions pu acquérir les compétences essentielles<br />

pour être de bons parents et les valeurs familiales a été perdue<br />

pour toutes ces générations ayant fréquenté les pensionnats, ce<br />

qui a entraîné des conséquences qui nous affligent encore et qui<br />

continueront à avoir des incidences sur nos populations et nos<br />

collectivités. Dans beaucoup de cas, les prêtres et les religieuses<br />

ont servi de modèles de rôle, alors qu’ils étaient des prédateurs<br />

sexuels et les auteurs d’agressions sexuelles. Pour être tout à fait<br />

exact, ce ne sont pas tous les membres du personnel religieux<br />

qui ont commis de telles atrocités sexuelles. En effet, il faut faire<br />

remarquer à leur crédit qu’ils ont été nombreux à se montrer<br />

intègres et consciencieux dans l’accomplissement de leurs fonctions.<br />

Cependant, ayant fait des voeux perpétuels de chasteté et<br />

de célibat, même en leur accordant le bénéfice du doute, il était<br />

tout naturel que ce soit difficile pour ces religieux de parler de<br />

l’acte de procréation, de l’exercice du rôle de parent, de même<br />

que des autres réalités normales de la vie, dans l’optique d’une<br />

Église dont l’enseignement nous inculquait que le sexe était un<br />

sujet tabou au pensionnat. En fait, l’éducation axée sur la sexualité<br />

saine était inexistante. Le sexe était <strong>«</strong> sale <strong>»</strong> (ou répugnant)<br />

et même les pensées liées au sexe faisaient l’objet de péchés<br />

— effec-tivement, il fallait s’en confesser. Le seul fait de toucher<br />

une fille, peu importe la façon de le faire, aboutissait nécessaire-<br />

ment à des <strong>«</strong> agissements condamnables <strong>»</strong>, à commettre un acte<br />

pervers, disaient invariablement les soeurs. Une fois bien ancrée<br />

dans l’esprit d’un adolescent pendant ses années de formation,<br />

cette idée de l’impossibilité d’avoir des relations amoureuses<br />

saines pénétrait insidieusement, impossible d’y échapper, de-<br />

venant tout à fait invraisemblable. Le mal psychologique était<br />

fait. À partir de ce moment-là, bien des pères ont été incapables<br />

de manifester de l’amour à leurs enfants, particulièrement à<br />

leurs filles. Personnellement, je n’ai pas été capable de serrer<br />

ma mère dans mes bras, ni de l’embrasser, avant qu’elle n’ait<br />

soixante-treize ans, la dernière année de sa vie.<br />

Père, j’ai essayé de rationaliser ce que j’ai vu et ce que j’ai<br />

vécu. Le traitement des enfants, aussi horrible qu’il l’a été,<br />

devait être le sort normal des païens pécheurs que nous étions.<br />

Est-ce que tout allait bien? Était-ce seulement une attitude<br />

humaine? Aucun de nous ne connaissait la loi se rapportant<br />

aux enfants, mais, d’une manière ou d’une autre, il y avait un<br />

sentiment général que, de toute façon, ces mesures de protec-<br />

tion ne s’appliqueraient pas à notre cas. Même le procureur de<br />

la couronne de la ville assistait à la messe à la chapelle tous les<br />

dimanches. Donc tout devait bien aller, rien n’était su ou on<br />

laissait faire. En plus, nous avions peur de dire quoi que ce soit<br />

à quiconque de l’extérieur du pensionnat. De toute façon qui<br />

nous aurait cru? Si nous avions parlé à nos parents et ceux-ci<br />

étaient venus à notre secours, on aurait appelé la police pour<br />

les arrêter. Et ce n’était pas encore assez, on nous disait que<br />

des actes de violence commis ou projetés envers une personne<br />

76 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 77


du sacerdoce étaient un péché impardonnable qui méritait une<br />

condamnation immédiate à l’enfer, alors qu’il semblait acceptable<br />

pour ces membres du clergé de nous frapper. Les élèves<br />

parmi nous victimes d’abus sexuels ont souffert de traumatismes<br />

tellement graves à ce moment-là, mais aussi pour le reste<br />

de leur vie. Bien que nous connaissions des moments très difficiles,<br />

nous sommes restés tranquilles. Nous nous soumettions<br />

à un code tacitement admis, non écrit, chez les élèves : jamais<br />

dénoncer, jamais trahir quelqu’un.<br />

Comme j’en suis arrivé à détester tout ce qui était associé au<br />

pensionnat et à la religion — les soeurs, les prêtres, les frères et<br />

le personnel — j’ai commis un péché. Pour cela, je me repents.<br />

Ainsi que pour toutes les fois que j’ai blâmé Dieu de nous avoir<br />

laissé subir la souffrance et la colère, que je me suis permis de<br />

me fâcher contre lui en pensant qu’il était méchant et plein de<br />

malice, j’ai péché contre lui. Je suis profondément repentant.<br />

Pour tout ce que j’ai vu et tout ce que j’ai vécu personnellement,<br />

tout ce que je savais inadmissible, mais que je n’ai pas dénoncé<br />

aux autorités, j’ai commis un acte de complicité. À tous les<br />

élèves dans les pensionnats qui étaient avec moi et qui maintenant<br />

sont décédés, je vous adresse mes regrets sincères pour ne<br />

pas nous avoir assez défendus à ce moment-là.<br />

Ce cauchemar cesserait-il enfin? Après plus de cent soixante ans,<br />

finalement ce véritable cauchemar a cessé. En 1998, le dernier<br />

pensionnat a été fermé, mais les contrecoups persistent.<br />

Ma réconciliation personnelle<br />

La réconciliation personnelle consiste à faire la paix avec soi-<br />

même et à reconquérir sa propre identité. Grâce à la bonté du<br />

Créateur, j’ai fait cette paix avec moi-même. Je suis retourné<br />

à Midewewin, la principale spiritualité des Anishinaabe. Je<br />

suis parvenu à comprendre et à respecter l’interdépendance de<br />

toutes les formes de vie, de tous les êtres vivants et je suis très<br />

heureux de la place que j’occupe dans la création, aussi humble<br />

soit-elle. Miens sont les dons de vie que le Créateur a conférés<br />

si précieusement à mes ancêtres. Grâce à ma spiritualité, les<br />

expériences qui m’ont permis de réfléchir sur les questions<br />

éternelles touchant la vie, m’appartiennent également, des questions<br />

comme celles-ci : d’où vient-on, qu’est-ce qui s’est passé,<br />

où va-t-on et pourquoi.<br />

Avec contentement, je me suis réconcilié avec ma spiritualité<br />

traditionnelle, la considérant ma philosophie personnelle.<br />

Maintenant, j’ai le désir non associé à des conditions de prendre<br />

contact avec les gens, de les aider, en prenant appui sur ma<br />

culture et mes traditions. J’ai l’honneur d’être désigné un Aîné,<br />

le gardien des traditions, des coutumes, des préceptes et de<br />

la spiritualité. Puis-je être pour toujours digne des personnes<br />

désireuses de se réapproprier les enseignements traditionnels<br />

qui sont les nôtres grâce à moi et à d’autres guides. Puis-je continuer<br />

à mériter le privilège de recevoir des jeunes qui veulent<br />

acquérir de la force, du courage, et des éclaircissements par le<br />

biais des cérémonies. N’ayant rien à vous enseigner, mais beaucoup<br />

à partager, je m’adresse également à vous et à d’autres qui<br />

ont contribué à nous laisser ce lourd héritage des pensionnats.<br />

78 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 79


Un gouvernement fondé sur la paix, sur l’ordre et sur des<br />

principes de <strong>«</strong> bon gouvernement <strong>»</strong> et, malgré tout, responsable<br />

d’avoir infligé les sévices horribles attribués au régime des pen-<br />

sionnats est celui que je suis disposé à rencontrer pour traiter de<br />

la primauté du droit, ce qui comprend la mise en application<br />

des droits et des traités des peuples autochtones comme pierre<br />

angulaire d’une future réconciliation. Une Église qui a validé le<br />

complexe de supériorité impitoyable des rois européens ayant<br />

justifié la persécution des Autochtones et le vol de leur ter-<br />

ritoire, qui a réprimé leurs cultures en les condamnant comme<br />

des suppôts de satan, est celle avec laquelle je suis disposé à<br />

parler de réconciliation. Mon engagement à aller de l’avant<br />

en cette matière repose sur la considération sincère des sept<br />

préceptes traditionnels de la Création. Un clergé soumis à la<br />

foi chrétienne fondée sur les enseignements du Christ, ayant<br />

manifesté un si grand amour envers la pureté et l’innocence des<br />

enfants, mais dont des membres ont pourtant infligé des sévices<br />

physiques et sexuels aux enfants autochtones, sont des hommes<br />

et des femmes que je suis disposé à rencontrer dans ma commu-<br />

nauté pour parler de réconciliation. Et, advenant qu’ils croient<br />

encore à l’enfer, de grâce épargnez-les. Oui, Père, je suis prêt.<br />

Comme dernière réaffirmation personnelle, ce n’est pas Dieu<br />

qui a fait du mal et blessé profondément des générations<br />

d’enfants innocents, mais plutôt des êtres humains faisant<br />

partie des Églises qui ont entrepris en son nom de christianiser<br />

et de causer préjudice et souffrance. Je n’ai pas le droit, ni<br />

la prérogative, de pardonner ce qui a été fait à mes frères, à<br />

mes soeurs et à mes amis très chers, car ils doivent le faire<br />

eux-mêmes. Malheureusement, beaucoup d’entre eux sont<br />

décédés. Cependant, je voudrais dédier cette déclaration de ré-<br />

conciliation à leur mémoire. Je ne peux parler qu’en mon nom.<br />

Père, je suis heureux que mes ancêtres ont été capables de con-<br />

server clandestinement leurs croyances spirituelles à l’époque<br />

où celles-ci ont été interdites et ont fait l’objet de persécution.<br />

Grâce à ces croyances et au Créateur, les coutumes et les tradi-<br />

tions de mon peuple sont préservées et elles m’ont fourni les<br />

réponses que je cherchais.<br />

Je déclare avec gratitude que je suis un adhérant fervent de la<br />

spiritualité traditionnelle des Anishinaabe.<br />

Je suis un païen régénéré.<br />

80 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 81<br />

Notes<br />

1 Russell, Bertrand (1957). Why I<br />

Am Not a Christian, and other<br />

essays on religion and related<br />

subjects. New York, NY: Simon<br />

and Schuster.<br />

2 Einstein, Albert (1931). Living<br />

Philosophies: A series of intimate<br />

credos. Brooklyn, NY: AMS Press<br />

Inc.<br />

3 Wright, Ronald (1992:1–2).<br />

Stolen Continents: The Americas<br />

Through Indian Eyes Since 1492.<br />

New York, NY: Houghton Mifflin<br />

Company.<br />

4 Dickason, Olive Patricia (2002:9).<br />

Canada’s First Nations: A<br />

History of Founding Peoples<br />

from Earliest Times, Third<br />

Edition. Don Mills, ON: Oxford<br />

University Press Canada.<br />

5 Dickason, Olive Patricia (2002:9).<br />

6 Affaires indiennes et du Nord<br />

Canada (1998:para. 2). Déclaration<br />

de réconciliation : Les leçons à<br />

tirer du passé. Dans Rassembler<br />

nos forces — Le plan d’action du<br />

Canada pour les questions autochtones.<br />

Ottawa, ON : Ministre<br />

des Travaux publics et Services<br />

gouvernementaux Canada. Extrait<br />

le 31 octobre 2007 de : http://www<br />

.ainc-inac.gc.ca/gs/chg_f.html#<br />

reconciliation [Déclaration de<br />

réconciliation — Les leçons à tirer<br />

du passé] (1997:para. 2).


7 Affaires indiennes et du Nord<br />

Canada (http://www.ainc-inac.gc<br />

.ca/gs/chg_f.html#reconciliation)<br />

[Déclaration de réconciliation—<br />

Les leçons à tirer du passé]<br />

(1997:para. 4).<br />

8 Assefa, Hizkias (sans date :<br />

para. 17). The Meaning of<br />

Reconciliation. Extrait le 20 juillet<br />

2007 de : http://gppac.net/documents/pbp/part1/2_reconc.htm<br />

9 La fréquentation (scolaire) forcée<br />

des pensionnats était prescrite par<br />

la loi (légiférée) en 1920 pour les<br />

enfants âgés de 7–15 ans, bien qu’il<br />

y ait des histoires d’enfants aussi<br />

jeunes que cinq ans amenés aux<br />

pensionnats, de même que des rapports<br />

d’enlèvement forcé d’enfants<br />

avant 1920.<br />

10 En 1884, les potlatchs et d’autres<br />

activités culturelles étaient bannis,<br />

et en 1927, il y a eu une ordonnance<br />

interdisant l’établissement<br />

et le financement d’organisations<br />

politiques autochtones.<br />

Biographie<br />

11 des questions des pensionnats<br />

indiens Canada (2006). Règlement<br />

relatif aux pensionnats indiens.<br />

Extrait le 18 septembre 2007 de :<br />

http://www.residentialschool<br />

settlement.ca/French/French.html<br />

12 Affaires indiennes et du Nord<br />

Canada (http://www.ainc-inac.gc<br />

.ca/gs/chg_f.html#reconciliation)<br />

[Déclaration de réconciliation<br />

— Les leçons à tirer du passé]<br />

(1997:para. 7).<br />

13 Overholt, Thomas W. et J. Baird<br />

Callicot (1982:6). Clothed-In-Fur<br />

and Other Tales: An Introduction<br />

to an Ojibwa World View. Blue<br />

Ridge Summit, PA: University<br />

Press of America. Boston.<br />

14 Wright, Ronald (1992:5). Stolen<br />

Continents: The Americas<br />

Through Indian Eyes Since 1492.<br />

New York, NY: Houghton Mifflin<br />

Company.<br />

Fred Kelly vient des Ojibways de Onigaming et il est un citoyen<br />

de la nation Anishinaabe du Traité numéro trois. Il est membre de<br />

Midewewin, la Sacred Law and Medicine Society des Anishinaabe.<br />

Il est un gardien de la Loi sacrée et il a été appelé à faciliter des<br />

cérémonies à travers le Canada et aux États-Unis, au Mexique, au<br />

Japon, en Argentine et en Israel. Il est le chef du Nimishomis-Nokomis<br />

Healing Group Inc., un consortium de guérisseurs/guides spirituels et<br />

Aînés qui dispensent de la thérapie aux victimes de traumatismes et<br />

du tragique héritage laissé par le régime des pensionnats. Fred Kelly<br />

est un Survivant de St. Mary’s Residential School de Kenora, Ontario,<br />

et de St. Paul’s High School à Lebret, Saskatchewan. Il a fait partie<br />

de l’équipe de l’Assemblée des Premières nations qui a négocié l’<br />

l’Accord de règlement relatif aux pensionnats indiens et il poursuit<br />

sa participation à titre de conseiller pour l’application de l’Accord. Il<br />

a rempli les fonctions de chef de sa communauté, de Grand chef de<br />

la nation Anishinaabe du Traité numéro trois et de directeur régional<br />

de l’Ontario pour le Ministère des Affaires indiennes et du Nord<br />

canadien. Il parle couramment l’anglais et sa langue maternelle<br />

anishinaabe, de même qu’il est le conseiller spécial de nombreux<br />

dirigeants de Premières nations.<br />

Cet article intitulé <strong>«</strong> Confessions d’un païen régénéré <strong>»</strong> est rédigé sous<br />

la forme d’une confession. L’auteur, maintenant un Aîné distingué,<br />

se revoit au moment du retour du confessional, un lieu qu’il a<br />

quitté définitivement à l’âge de quatorze ans. Il retrace sa jeunesse<br />

au pensionnat et il analyse les idéologies européennes et l’histoire<br />

canadienne comme moyens de mieux comprendre ce qui s’est produit<br />

alors qu’il était jeune garçon et ce qui s’est passé à l’époque de ses<br />

ancêtres des siècles avant sa naissance. Pour faire contrepoids à<br />

l’endoctrinement à la cosmologie d’inspiration catholique qu’il a subi<br />

dans sa jeunesse, il présente le récit de la création ou de l’évolution<br />

selon les Anishinaabe. Voici de quelle façon Fred Kelly décrit la<br />

réflexion dont s’inspire son article :<br />

[traduction] Les processus de réconciliation peuvent être entrepris au<br />

niveau personnel et sociétal. Abstraction faite de toute politique, la<br />

réconciliation constitue un moyen permettant à quelqu’un de recouvrer<br />

la paix avec soi. Pour ce qui est de la réconciliation collective, il s’agit<br />

d’une démarche qui amène des opposants à rétablir des relations<br />

pacifiques et à bâtir ensemble un nouvel avenir. Ces deux processus<br />

constituent les objectifs de ce récit portant tout particulièrement sur<br />

l’héritage des pensionnats indiens et sur les intérêts antagonistes<br />

entre les décideurs et responsables de politiques, les dirigeants et les<br />

Survivants de ce régime.<br />

82 Fred Kelly<br />

Clamer ma vérité 83


Élèves autochtones en face d’un sanctuaire, vers 1960<br />

Photographe : Soeur Liliane<br />

Bibliothèque et Archives Canada, PA-213333<br />

(On peut trouver cette photo, ainsi que d’autres ressources, à<br />

www.wherearethechildren.ca)<br />

Clamer ma vérité 85


David MacDonald<br />

Un appel aux Églises :<br />

<strong>«</strong> On t’appellera<br />

réparateur des<br />

brèches <strong>»</strong><br />

En août 2007, tard un dimanche, je suis allé m’asseoir dans une<br />

église du centre-ville d’Halifax où le ministre du culte faisait la<br />

lecture du passage de la bible, un texte d’Isaiah, 58:12 : <strong>«</strong> On<br />

t’appellera réparateur des brèches <strong>»</strong> 1 . Ces paroles faisaient foi et<br />

appelaient à de véritables actes de compassion et de justice.<br />

En un instant, je pouvais saisir ce qu’on entend par une véritable<br />

réconciliation. Il s’agit de reconnaître la souffrance et le besoin<br />

et d’y apporter des mesures correctives. Toutes ces années<br />

d’aliénation et d’oppression découlant des pensionnats indiens<br />

exigent de prendre des mesures concrètes à cet égard. À moins<br />

que cet effort ne soit fait, la réconciliation ne correspond qu’à des<br />

paroles creuses, une promesse vaine sans réelle signification. Le<br />

défi de ce processus de réconciliation réside autant à reconnaître<br />

la vérité, qu’à agir de façon loyale et juste. Ce ne sont pas deux<br />

objectifs distincts, mais plutôt des facettes de la même réalité.<br />

Clamer ma vérité 87


Au début, la tâche est énorme. On nous demande de parvenir<br />

à tourner la page, alors qu’il y a cinq cents années d’histoire<br />

collective et de vécu à réparer, et également à mettre au jour<br />

sa vérité. Malgré que l’expérience des pensionnats n’a eu cours<br />

seulement pendant une certaine période, les répercussions<br />

portant sur de nombreuses générations ont profondément enraciné<br />

les sentiments de grande souffrance et de perte qui nous<br />

affligent actuellement.<br />

Des pionniers de la recherche dans ce domaine nous ont montré<br />

la voie à suivre. Gail Valaskakis a été la première directrice de la<br />

Recherche de la Fondation autochtone de guérison. Dans sa vie<br />

et son oeuvre, Gail a trouvé le moyen de rassembler son héritage<br />

autochtone et ses travaux en recherche pour aider d’autres personnes<br />

à comprendre avec plus de précision ce que nous pouvons<br />

réaliser. Dans son ouvrage Indian Country, elle relate l’histoire<br />

d’un visiteur arrivant à une route non identifiée d’une réserve<br />

alors qu’il cherche à se rendre au powwow de Duck Lake :<br />

[traduction] Il voit un vieil Indien en train d’empiler du<br />

bois. Il baisse la vitre de l’auto et lui crie : <strong>«</strong> Où est la route<br />

pour aller au pow wow de Duck Lake? <strong>»</strong> Sans lever la tête,<br />

le vieil homme lui répond : <strong>«</strong> Je ne sais pas <strong>»</strong>. L’homme<br />

marmonne en levant la vitre, <strong>«</strong> Stupide Indien <strong>»</strong>. Le vieil<br />

Indien regarde l’étranger et lui dit <strong>«</strong> Je peux bien être stupide,<br />

mais je ne suis pas perdu! <strong>»</strong> 2<br />

Elle poursuit en faisant l’observation suivante :<br />

[traduction] Pendant cinq cents ans, l’imaginaire social<br />

de l’Indien stupide et de l’homme blanc perdu a évolué parallèlement,<br />

mais sur des parcours historiques distincts. Ce<br />

cheminement a été ardu et fertile en événements ; la destination<br />

est encore incertaine. Enchaînés les uns aux autres dans<br />

un conflit culturel et une lutte politique, les Autochtones et<br />

les Nord-Américains ont été confrontés à des réalités sociales<br />

différentes. La chaîne des histoires et des héritages, des<br />

images et des expériences, qui ont divisé les Autochtones<br />

et les nouveaux arrivants est reliée à la culture populaire et<br />

aux protestations politiques ayant marqué le paysage social<br />

de ce continent. 3<br />

Il est tout à fait possible que l’année 2008 sera le point tournant<br />

pour les Églises canadiennes les amenant à une compréhension<br />

beaucoup plus profonde de leur relation avec les Autochtones<br />

qui remonte très loin dans le passé.<br />

L’Accord de règlement relatif aux pensionnats indiens 4 implique<br />

que les Églises ont une chance énorme de passer à l’action. En<br />

effet, nous sommes invités à voir plus clair, à rechercher toute la<br />

vérité au sujet des pensionnats indiens et à partager cette vérité<br />

avec les autres. Nous sommes invités à mettre en pratique les<br />

diverses demandes de pardon, excuses officielles que nous avons<br />

formulées depuis plus ou moins une décennie. Nous sommes<br />

invités à cheminer avec les femmes, les hommes et les enfants<br />

autochtones qui partagent cette terre avec nous. Nous sommes<br />

invités à les écouter, à apprendre d’eux, à leur rendre hommage<br />

et à célébrer avec eux le rétablissement d’un véritable sentiment<br />

d’humanité.<br />

Cette invitation a pour conséquence de provoquer des sentiments<br />

de souffrance et de colère engendrés par ce retour<br />

sur notre passé. Ce n’est pas sans risque et sans coût, mais<br />

88 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 89


l’invitation comporte l’espoir d’instaurer des relations renouvelées<br />

et satisfaisantes, dans un esprit de guérison. En 2003, le<br />

Conseil général de l’Église unie s’est engagé dans l’établissement<br />

de relations justes :<br />

[traduction] Dans tout ce que nous faisons relativement<br />

à la responsabilité que nous avions dans le contexte du régime<br />

des pensionnats, le but poursuivi par les efforts de rétablissement<br />

de relations justes entre les Autochtones et les<br />

non Autochtones devrait être la préoccupation prioritaire<br />

de nos pensées, de nos paroles et de nos actions. Ce faisant,<br />

nous démontrerons que nous honorons le don provenant<br />

du Créateur <strong>«</strong> qui nous réconcilie avec lui grâce au Christ<br />

et [qui] nous a donné le saint ministère de la réconciliation<br />

<strong>»</strong> (2 Corinthiens 5: 18). De plus, nous allons accepter<br />

respectueusement l’invitation que les Autochtones membres<br />

de notre Église de <strong>«</strong> marcher main dans la main <strong>»</strong>. 5<br />

Cette déclaration renforce la croyance que nous devons passer<br />

à l’action pour résorber et, en réalité, pour changer complètement<br />

des décennies et même des siècles de discrimination et<br />

d’exploitation. Il se peut que nous ne sachions pas encore quelle<br />

forme ces changements prendront, mais nous savons toutefois<br />

qu’il faudra un solide engagement de notre part.<br />

Nous ne pouvons pas, ni ne devrions, rester enterrés dans le<br />

passé. En envisageant la situation avec optimisme, disons que<br />

nous n’avons pas à accepter que cette rupture des relations<br />

soit la solution finale. Nous avons de nouvelles possibilités qui<br />

s’offrent à nous, Nous avons de l’espoir. À venir jusqu’à maintenant,<br />

nous n’avions pas de percée ou de bonnes chances pour<br />

un nouveau départ. Il y avait peu de possibilité de surmonter des<br />

siècles d’exploitation, de discrimination et de peur. Maintenant,<br />

il y a un engagement de toutes les parties pour rechercher<br />

l’établissement d’une relation nouvelle et grandement améliorée.<br />

Il nous faut rester vigilant dans la perspective de toutes ces possibilités<br />

offertes.<br />

Comme les paroles d’Isaiah en font état, on fait appel à nous<br />

pour être réparateur des brèches. Ces paroles décrivent bien<br />

les actions de quelqu’un cherchant à surmonter l’injustice et<br />

à rétablir des relations renouvelées et justes avec ceux qui ont<br />

été rejetés.<br />

Établissement de relations justes<br />

En 1987, les dirigeants des Églises canadiennes ont adopté une<br />

nouvelle convention qu’on a fait paraître lors du cinquième anniversaire<br />

de l’adoption de la nouvelle constitution canadienne et<br />

de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette convention<br />

témoigne particulièrement de la reconnaissance constitutionnelle<br />

et de la protection de l’autonomie gouvernementale<br />

des peuples autochtones au Canada. 6 Cette convention a été<br />

ultérieurement réaffirmée en mars 2007. Comme toile de fond<br />

de cette convention résident les nombreux défis et les années<br />

difficiles que les Églises ont traversés au prix de grands efforts<br />

pour se libérer de leur passé de colonisatrices. En particulier,<br />

cette dernière décennie a été désespérante pour les Églises alors<br />

qu’elles ont découvert dans quelle mesure leur participation à<br />

un programme impitoyable d’assimilation des enfants autochtones<br />

a été importante. Des histoires décrivant des actes de<br />

90 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 91


cruauté et d’irrespect ont été racontées, ce qui était absolument<br />

incompatible avec les attitudes et les pratiques soutenues par ces<br />

mêmes groupes confessionnels. De plus en plus, des membres<br />

des Églises reconnaissent que ces attitudes et ces actes n’ont pas<br />

seulement trouvé leur expression dans les pensionnats, mais<br />

qu’ils sont profondément ancrés dans tous les aspects de la<br />

société canadienne, et qu’ils vont à contre-courant des croyances<br />

prônées par les Églises et leurs déclarations.<br />

Les pensionnats indiens comptent parmi les réalités les<br />

plus odieuses et les plus honteuses de l’histoire canadienne.<br />

Même si les premiers pensionnats ont été mis sur pied avant<br />

l’établissement du pays du Canada comme tel, la véritable raison<br />

d’être de ces institutions, leur incidence et leur dure réalité ont<br />

vraiment vu le jour alors que le Canada était bel et bien en place.<br />

Nous sommes confrontés à un dilemme historique difficile.<br />

En effet, même si plus d’une centaine de ces pensionnats ont<br />

existé pendant plus d’un siècle dans toutes les parties du pays,<br />

un grand nombre de personnes ont encore beaucoup de mal à<br />

croire que ces institutions ont réellement existé.<br />

De notre point de vue moderne où nous sommes mieux placés<br />

pour en juger, les questions suivantes s’imposent : Comment se<br />

fait-il que ces événements se sont produits? Qu’est-ce que les<br />

fonctionnaires du gouvernement et les chefs des Églises avaient à<br />

l’esprit pour implanter une telle stratégie? Il n’y a pas de réponse<br />

facile. Quoique, depuis de nombreuses décennies, on ait bon<br />

nombre d’écrits rapportant les punitions et les dures épreuves<br />

subies par des générations successives d’enfants vulnérables, il<br />

y a toutefois beaucoup moins d’écrits qui expliquent en détail<br />

l’argumentation, les motifs, invoqués par le gouvernement et le<br />

personnel ecclésiastique/des groupes confessionnels pour fonder<br />

et appuyer ces initiatives. Au moment du premier contact, il<br />

semblerait que les visiteurs, les explorateurs et les commerçants<br />

de fourrure européens ont considéré au départ les habitants mil-<br />

lénaires autochtones comme des alliés utiles leur permettant d’en<br />

apprendre davantage sur ce nouveau cadre naturel qu’ils ne con-<br />

naissent pas ; à n’en pas douter, ils ont grandement bénéficié des<br />

connaissances et des compétences particulières que ces peuples<br />

possédaient. D’ailleurs, il y a de nombreux témoignages qui font<br />

foi de liens d’amitié et des relations intimes ayant été développés<br />

entre eux. Dans ces premiers temps, les activités des arrivants<br />

ont effectivement donné lieu à l’exploration, de même qu’à<br />

l’exploitation. Cependant, globalement, tout s’est déroulé dans un<br />

esprit de respect mutuel et de relation fondée sur la réciprocité. Le<br />

concept, ni même la nécessité, d’un processus de réconciliation<br />

ne serait jamais même venu à l’esprit de quelqu’un. Comme nous<br />

sommes loin de ces premiers temps de la colonie.<br />

Rétrospectivement, il paraît assez clair qu’à un certain moment,<br />

un seuil d’importance décisive a été franchi et a résulté en un<br />

virage désastreux pour cette relation. Les Autochtones n’ont<br />

plus été les égaux qu’ils étaient auparavant, n’ont plus été accep-<br />

tés comme compatriotes dans cette aventure consistant à mieux<br />

se connaître et à mieux tirer profit de ce territoire ; au lieu de<br />

cela, ils ont été traités comme les pupilles de l’État. À partir de<br />

ce moment-là, la relation entre les deux peuples est tombée dans<br />

l’adversité, dans la violence, l’oppression et l’exploitation.<br />

92 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 93


La familiarité, l’amité qui avaient marqué le début des rapports<br />

ont été transformées par la peur et le mépris. À mesure que le<br />

nombre croissant d’immigrants européens prenaient conscience<br />

des possibilités offertes par cette nouvelle patrie et du potentiel<br />

de ce vaste continent offrant un nombre considérable de terres,<br />

leurs agents et fonctionnaires ont reconnu l’importance de régler<br />

ce qu’on avait convenu d’appeler <strong>«</strong> le problème indien <strong>»</strong>. Ce<br />

changement de cap d’abord subtil, de plus en plus profond, dans<br />

l’attitude et les intentions s’est avéré en bout de ligne l’une des<br />

plus sombres pages de l’histoire du Canada.<br />

Aujourd’hui, nombreuses sont les personnes qui, malgré tous<br />

leurs efforts, ne réussissent pas à comprendre le point de départ,<br />

le fondement même des pensionnats indiens, les luttes pour la<br />

revendication des terres, les protestations, les barrages, de même<br />

que toute une série de conditions de tiers monde qui sévissent encore<br />

pour un trop grand nombre de personnes de Première nation,<br />

métisses et inuites partout au pays. Pour certains, l’explication la<br />

plus facile reste encore celle de blâmer les victimes.<br />

Nous ne parviendrons pas à réaliser le moindre progrès dans<br />

la résolution des questions sociales, économiques, éducatives,<br />

communautaires et politiques tant que nous ne comprendront<br />

pas bien d’abord comment tout cela a commencé. En effet, la<br />

réconciliation n’apparaît pas impossible à réaliser si on fait cette<br />

prise de conscience essentielle et si on arrive à bien comprendre<br />

les fondements. Est-ce que nous voulons réellement chercher<br />

à comprendre pourquoi ces faits se sont produits et est-ce que<br />

nous sommes vraiment déterminés à agir en fonction de ce que<br />

nous découvrirons? Ce ne sont pas des questions faciles à exa-<br />

miner. C’est aussi tellement décevant et inquiétant de constater à<br />

quel point nous nous empressons de nous résigner à laisser faire.<br />

Sans prêter trop d’attention, on peut en arriver à des conclusions<br />

qui nous rassurent en nous convainquant qu’on ne peut rien<br />

faire. On doit aussi admettre qu’en raison d’un mélange de peur<br />

pour certains et d’avantages particuliers pour d’autres, l’inaction<br />

semble parfois la seule solution envisagée.<br />

Toutefois, je crois que, dans l’hypothèse où la réconciliation est<br />

ce que nous visons, où elle est la voie à suivre, nous ne pouvons<br />

nous satisfaire d’être paralysés par notre état d’ignorance et<br />

de passivité. Nous avons un tâche importante à faire. Nous<br />

devons commencer par connaître notre histoire réelle, ce qu’elle<br />

comporte comme signification, et ce qu’elle nous indique comme<br />

exigences à remplir maintenant.<br />

Thomas R. Berger, dans son ouvrage A Long and Terrible<br />

Shadow: White Values, Native Rights in the Americas Since<br />

1492, indique que l’attitude envers les Autochtones s’était radicalisée<br />

à la fin de la guerre de 1812.<br />

[traduction] Il n’y aura aucune guerre menée dans le but<br />

d’exterminer les Indiens. La population des Blancs considère<br />

la culture et le mode de vie des Indiens comme primitifs<br />

et anormaux. Pour autant qu’ils avaient vraiment réfléchi<br />

à tout cela, les Canadiens étaient plutôt portés à croire<br />

qu’ils devraient enseigner aux Indiens les raffinements de<br />

la civilisation et les devoirs du citoyen. Comme la position<br />

des Indiens avaient évolué, selon ce que J.R. Miller désigne,<br />

d’un état <strong>«</strong> d’alliance à la non pertinence <strong>»</strong>, les Britanniques<br />

et leurs successeurs canadiens ont réagi par un changement<br />

94 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 95


d’attitude, passant du respect et de la gratitude à la commisération<br />

et au mépris. 7<br />

Ce virage fatidique n’a peut-être pas paru inquiétant à ce<br />

moment-là, mais, après coup, il s’est avéré désastreux pour<br />

nous tous. La partie cruciale de ces deux derniers siècles a été<br />

la tournure qu’a prise la mentalité des populations autochtones<br />

et non autochtones en se ralliant à des idées préconçues sur qui<br />

nous sommes, pourquoi nous existons, comment on se perçoit<br />

les uns les autres, et, par conséquent, comment nous devrions<br />

nous traiter mutuellement. Nous ne connaissons que trop bien<br />

les stéréotypes profondément ancrés que nous avons envers les<br />

Autochtones dans ce pays. Ils concordent avec ceux qui existent<br />

chez les Autochtones. Harold Cardinal a écrit ces propos il y a<br />

presque quarante ans dans son livre The Unjust Society :<br />

[traduction] Un Indien, qui fort probablement ne plaisante<br />

pas du tout, a dit une fois : <strong>«</strong> le plus gros des problèmes<br />

que les Indiens ont, c’est l’homme Blanc <strong>»</strong>. Qui<br />

peut comprendre l’homme Blanc? Qu’est-ce qui le pousse<br />

à agir? Quelle est sa façon de penser et pourquoi penset-il<br />

de cette façon-là? Pourquoi est-ce qu’il parle autant?<br />

Pourquoi est-ce qu’il dit une chose et fait le contraire? Plus<br />

important que tout, comment traiter, négocier avec lui?<br />

Comme Indiens, nous devons apprendre à faire affaire avec<br />

l’homme Blanc. Il est bien évident qu’il est ici pour rester.<br />

Parfois, cela semble une tâche impossible à faire. L’homme<br />

Blanc passe la moitié de son temps et dépense des milliards<br />

de dollars à essayer de se comprendre lui-même. Comment<br />

un simple Indien peut-il espérer arriver à trouver la réponse<br />

à ces questions-là? 8<br />

Ainsi, face aux pressions économiques, sociales, politiques et<br />

raciales depuis quelques siècles, nous avons des deux côtés été<br />

victimes des stéréotypes de l’autre, enfermés dans une véritable<br />

prison, sans presqu’aucune possibilité de s’en libérer. Les<br />

premières expériences du recours dès le jeune âge à l’éducation<br />

comme instrument de transformation culturelle et d’assimilation<br />

ont commencé. Et, en bout de ligne, une alliance contre nature<br />

entre l’Église et l’État a consolidé ce grand projet comme moyen<br />

d’arriver à une solution finale.<br />

En fonction de ces attitudes et présomptions inébranlables, on<br />

a considéré la pratique de l’enlèvement des très jeunes enfants<br />

autochtones de leur famille et de leur milieu traditionnel<br />

comme le meilleur moyen de créer de nouveaux soi-disant petits<br />

Européens. Le fait que cette expérience a duré pendant plus<br />

d’une centaine d’années, chaque génération étant plus marquée,<br />

plus perturbée et carencée que la précédente, a fait en sorte que<br />

jamais avant la toute fin a-t-on compris toute l’ampleur de son<br />

incidence. Et même à ce moment-là, certains ont perçu la cessation<br />

des pensionnats indiens comme une véritable perte.<br />

Parallèle à ces mesures d’assimilation, il y avait l’empiètement<br />

croissant des colons et leur appétit pour les terres. Des traités<br />

qui avaient été conclus dans les premiers temps de la colonie ont<br />

été facilement abrogés, toutes les parties étant convaincues que<br />

l’État agissait au mieux des intérêts de tous. Les Autochtones<br />

étaient perçus comme un problème à gérer et à endiguer. On<br />

considérait qu’ils avaient des droits limités. La citoyenneté était<br />

réservée aux nouveaux arrivants, ceux-ci possédant déjà des<br />

96 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 97


droits commerciaux et des droits de propriété. Les premiers habitants,<br />

les Autochtones, pour peu que cela avait d’importance.<br />

étaient vus comme des originaux, possiblement des personnages<br />

romantiques, appartenant à des temps anciens.<br />

Notre époque moderne a ouvert la voie à la réécriture de notre<br />

histoire collective des cinq siècles précédents. Il n’y a aucun<br />

doute qu’à un moment donné, au vingtième siècle, les relations<br />

entre les Autochtones et les non Autochtones se sont envenimées<br />

encore davantage. Assurément, avant la Seconde Guerre mondiale,<br />

il y avait un mur infranchissable entre ces deux cultures.<br />

Malgré qu’il serait erroné d’affirmer que l’une ou l’autre partie<br />

était monolithique, une vue d’ensemble de la situation nous<br />

permet toutefois de dire que l’un et l’autre côté se situait aux<br />

confins des deux solitudes. Cependant, vers la fin des années<br />

1940, alors qu’on commençait sérieusement à s’interroger sur la<br />

sagesse ou le bien-fondé justifiant l’établissement des pensionnats<br />

et sur l’échec général, peu importe la politique en jeu, du<br />

traitement des Autochtones, on a commencé à entrevoir la vérité.<br />

En 1964, une demande inattendue du ministre des Affaires<br />

indiennes à l’University of British Columbia visait à [traduction]<br />

<strong>«</strong> entreprendre en collaboration avec des chercheurs<br />

d’autres universités une étude sur la situation sociale, éducative<br />

et économique des Indiens du Canada et à formuler des<br />

recommandations à propos de dimensions laissant entrevoir la<br />

possibilité de résultats probants/positifs <strong>»</strong> 9 . Ce rapport nommé<br />

d’après son président, H.B. Hawthorn, exprimait pour la première<br />

fois la reconnaissance que les Premières nations étaient<br />

des <strong>«</strong> citoyens plus <strong>»</strong>. Alan Cairns explique la signification que<br />

Hawthorn a donné à ce terme :<br />

[traduction] La suggestion faite par Hawthorn à propos<br />

de la désignation <strong>«</strong> citoyens plus <strong>»</strong>, s’adressant au<br />

départ uniquement à la population des Indiens inscrits,<br />

mais susceptible d’être appliquée aux Inuits et aux Métis,<br />

a été une première tentative de concilier la séparation des<br />

Autochtones de la majorité non autochtone et leur <strong>«</strong> vivre<br />

ensemble <strong>»</strong>/leur proximité avec cette majorité. La dimension<br />

du <strong>«</strong> plus <strong>»</strong> implique <strong>«</strong> la particularité rattachée<br />

à l’indigénat (naturalité/état d’indigène) <strong>»</strong> ; quant à la<br />

qualité de <strong>«</strong> citoyen <strong>»</strong>, elle est associée à l’idée du <strong>«</strong> vivre-<br />

ensemble <strong>»</strong> et elle fait référence à nos obligations morales<br />

les uns envers les autres. 10<br />

D’autre part, la Fraternité des Indiens du Canada, devenue plus<br />

tard l’Assemblée des Premières nations, avait été mise sur pied.<br />

En 1969, le Livre blanc sur la politique indienne du gouverne-<br />

ment fédéral 11 a soulevé une véritable tempête de protestations<br />

qui a contribué à accroître chez les Autochtones la détermina-<br />

tion et la solidarité. C’était aussi cette année-là que les Églises<br />

ont officiellement mis fin à leur participation au régime des<br />

pensionnats indiens.<br />

En faisant un tour d’horizon des faits saillants des événements<br />

marquants de la fin de la première partie du vingtième siècle,<br />

sans aucun doute on se rappellera de la Loi constitutionnelle de<br />

1982, particulièrement de l’article 35, et de la Charte canadienne<br />

des droits et libertés, tout comme de la Commission royale sur<br />

les peuples autochtones (1991–1996), de même que du nombre<br />

incalculable des décisions subséquentes de la Cour suprême<br />

98 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 99


du Canada. En réalité, il faudrait convenir qu’au cours des<br />

vingt-cinq dernières années du siècle passé, les développements<br />

les plus constants n’ont pas été attribuables aux autorités législatives,<br />

ni aux dirigeants politiques, mais plutôt à l’incidence de<br />

la nouvelle constitution comme telle et sa reconnaissance (son<br />

acceptation) par les tribunaux.<br />

En ce qui a trait aux pensionnats indiens, la série de poursuites<br />

ou de recours collectifs, les arrêts de la Cour suprême<br />

(Blackwater v. Plint, 200512 ) et, en bout de ligne, les négociations<br />

aboutissant à l’Entente de principe 13 en 2005 ont constitué<br />

les développements les plus récents.<br />

Actuellement, nous commençons la mise en application de<br />

l’Accord de règlement relatif aux pensionnats indiens. Le premier<br />

ministre a promis de présenter des excuses officielles et une<br />

commission de vérité et de réconciliation a été établie. Quelles<br />

autres dispositions pourraient de manière efficace reconnaître<br />

une nouvelle résolution prise en vue d’établir des relations<br />

justes? Il serait à propos qu’il y ait une cérémonie publique, un<br />

événement historique, qui viserait à exprimer la reconnaissance<br />

des préjudices causés et le repentir, regroupant les dirigeants<br />

locaux et religieux. Le gouverneur général, le premier ministre<br />

et d’autres fonctionnaires du gouvernement, de même que les<br />

primats, les modérateurs, les présidents et les archevêques des<br />

groupes confessionnels canadiens devraient y participer. À<br />

titre d’invités d’honneur, il devrait y avoir le Chef national de<br />

l’Assemblée des Premières nations et les dirigeants de toutes les<br />

organisations autochtones nationales. Dans le cadre de cette<br />

cérémonie, il faudra voir à ce qu’il y ait l’expression d’un acte<br />

de contrition et l’offrande de cadeaux symboliques. La conven-<br />

tion dont on a fait mention précédemment pourrait prendre de<br />

l’ampleur et être largement appuyée. Il serait très important que<br />

de l’information détaillée et des documents explicatifs à l’appui<br />

soient diffusés aux médias et au public en général.<br />

Dans l’ensemble, les Églises viennent de se voir accorder une<br />

chance unique et un cadeau extraordinaire. En effet, l’Accord<br />

de règlement constitue une ouverture en vue d’entreprendre de<br />

nombreuses initiatives visant l’établissement de relations justes.<br />

La prochaine décennie devrait être consacrée à des efforts<br />

favorisant une nouvelle relation qu’anticipent avec enthousiasme<br />

les sept générations suivantes. Il pourrait y avoir des thèmes sur<br />

lesquels les parties seraient en accord, accueillis favorablement,<br />

afin d’insister sur notre humanité commune, notre profonde interdépendance<br />

avec la terre et le fait que nous soyions mutuellement<br />

complémentaires.<br />

Nous avons maintenant la chance d’apprendre notre véritable<br />

histoire, de nous repentir, de demander pardon, de guérir, de<br />

nous réconcilier et de rétablir des relations justes. Il ne peut y<br />

avoir de réconciliation sans qu’il n’y ait des relations justes et il<br />

n’est pas possible d’avoir des rapports harmonieux sans réconciliation.<br />

Toutes ces composantes ouvrent la voie à un engagement<br />

public significatif. Autrement dit, pour la première fois<br />

depuis quelques centaines d’années, il se pourrait bien que nous<br />

entamions un processus constructif, fructueux, de partage de<br />

la vérité et de réconciliation. Cela dit, la tâche ne sera pas facile.<br />

100 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 101


Ce processus peut dérailler pour plusieurs raisons ; l’apathie et<br />

de faibles attentes peuvent donner lieu à une situation où très<br />

peu de changement s’opérera.<br />

Chacun d’entre nous se voit offrir la possibilité d’imaginer un<br />

plan d’action et d’y participer, une stratégie qui pourrait être<br />

l’amorce du rétablissement de l’équilibre et de l’harmonie qui ont<br />

été si sérieusement et délibérément altérés. La réconciliation ne<br />

se fait pas automatiquement. C’est un processus impliquant un<br />

cheminement commun fondé sur le respect mutuel et la croyance<br />

en des rapports positifs, conviviaux, pour se retrouver dans une<br />

position très différente et bien meilleure. Un des aspects de ce processus<br />

pourrait être d’obtenir dans une certaine mesure le pardon<br />

des personnes ayant été si gravement blessées. Cependant, comme<br />

mon collègue James Scott l’a fait remarquer lors de sa présentation<br />

à la conférence de Calgary sur la Vérité et la Réconciliation<br />

[traduction] <strong>«</strong> Le pardon peut être demandé, mais il ne peut<br />

jamais être réclamé. Demander pardon restitue dans une certaine<br />

mesure le contrôle à la partie lésée. Me pardonnerez-vous? <strong>»</strong> 14<br />

Ce serait sans doute un exercice utile d’imaginer en quoi pourrait<br />

consister un processus de réconciliation, de même que de<br />

visualiser les changements opérés. Étant donné les relations<br />

pratiquement inexistantes entre les Autochtones et les non<br />

Autochtones actuellement au Canada, cet exercice semble une<br />

oeuvre de taille.<br />

À l’examiner en regard des écarts culturels, socioéconomiques<br />

et politiques, l’objectif s’avère encore plus un tour de force ; par<br />

contre, parce que c’est difficile, cela ne veut pas dire que c’est<br />

impossible. Une autre façon d’envisager ce défi est peut-être de<br />

se poser la question suivante : <strong>«</strong> Quels sont les avantages que<br />

chacun de ces groupes peut obtenir? <strong>»</strong> À bien des égards, c’est<br />

une façon plus efficace de procéder. Elle est dynamique. Elle est<br />

prometteuse.<br />

Quelle orientation devrait-on adopter pour le développement<br />

d’un plan d’action et l’établissement d’un processus de réconcili-<br />

ation? Qui serait les gens les plus disposés à aider et à participer?<br />

Une personne autochtone m’a dit une fois : [traduction]<br />

<strong>«</strong> Vous devriez savoir que pour les Autochtones des relations<br />

sont essentiellement personnelles <strong>»</strong>. Je me ferai l’écho de cette<br />

remarque et je dirai que l’expérience de la réconciliation est ab-<br />

solument personnelle. Par conséquent, des contacts personnels<br />

seront essentiels pour développer des relations en toute sécurité<br />

et en toute confiance qui peuvent mener à la réconciliation.<br />

Il faudra planifier une étape préparatoire pour toutes les parties<br />

en cause. Nous avons besoin de ré-examiner sérieusement notre<br />

histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée. Nous devrons nous<br />

interroger sur les présomptions et les vérités douteuses que nous<br />

avons acceptées pour la plupart sans s’interroger ou se préoccuper<br />

outre mesure. Comment pouvons-nous commencer à nous<br />

connaître mieux? Peut-on amorcer ce cheminement en essayant<br />

de se mettre à la place de l’autre? Des études sérieuses et des<br />

mesures préalables devront être effectuées ; en fait, il devrait y<br />

avoir de véritables rencontres entre personnes intéressées. Avec<br />

un peu de chance, nous arriverons à oeuvrer ensemble, à mener<br />

une action avec d’autres ayant eu une expérience similaire et<br />

motivés par leur engagement personnel.<br />

102 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 103


Il ne faudrait pas présumer que ces efforts se réaliseront naturellement<br />

par le fait même. Selon ma propre expérience, l’obtention<br />

de résultats positifs vient le plus souvent du fait qu’on s’investit<br />

dans une tâche commune et que l’ensemble des parties ont pris<br />

une part active à l’atteinte de ce succès. Cette entreprise ne<br />

devrait pas être le type de situation où un groupe fait quelque<br />

chose pour l’autre. Il faut un véritable esprit de partenariat et de<br />

mutualité. Comme nous joignons nos efforts pour accomplir des<br />

tâches communes et pour atteindre des buts communs, il devient<br />

plus simple d’avoir confiance en l’autre, d’avoir l’impression de<br />

mieux le connaître. De plus, nous partageons le même terrain<br />

(nous sommes fondés sur la même réalité).<br />

Il est tout à fait évident que nous nous intéressons vivement à<br />

l’environnement et à la préservation de la nature et de toute sa<br />

diversité d’êtres vivants ; c’est une préoccupation généralement<br />

et collectivement partagée. Nous devrions examiner et anticiper<br />

des possibilités d’efforts communs en vue de s’assurer que la<br />

Terre soit respectée et qu’elle soit rétablie, sauvée des effets nocifs<br />

et destructeurs. Un autre comportement collectif de célébration<br />

pourrait être de participer à des activités communautaires<br />

comme des activités sportives ou à d’autres jeux et de préparer<br />

ensemble des fêtes/repas communautaires. Il serait important<br />

de planifier des événements regroupant toute une diversité de<br />

disciplines comme des sports, de la musique, l’art, des pièces de<br />

théâtre et des récits.<br />

Une deuxième étape pourrait être consacrée à réunir des<br />

voisins pour effectuer la construction de maisons et de centres<br />

communautaires. Des églises, des temples, des mosquées pour-<br />

raient dans les municipalités et les villes tenir lieu d’endroits de<br />

rassemblement offrant hospitalité et accueil aux Autochtones<br />

qui se sont déplacés de leurs territoires traditionnels pour<br />

venir s’installer dans des milieux urbains moins connus. Ne<br />

pouvons-nous pas penser à établir des centres d’amitié oecuméniques<br />

où il serait possible d’instaurer des ponts de l’espoir<br />

et de la motivation?<br />

Parallèlement à ces activités, il devrait y avoir la préparation<br />

de ressources, de documentation de base et de guides pratiques.<br />

Quels sont les protocoles et les coutumes que nous devrions<br />

connaître? Il faut bien se rendre compte qu’en fait, il y a une<br />

grande diversité parmi les collectivités composant les parties<br />

qui participent au processus de réconciliation. Il ne faudrait pas<br />

faire abstraction de cette diversité, mais plutôt la célébrer.<br />

De plus, des programmes nationaux identifiant l’appui du leadership<br />

et ralliant la population en faveur des actions entreprises<br />

devraient être établis. Pourrait-il y avoir une programmation<br />

conjointe entre des réseaux de télévision comme Aboriginal<br />

Peoples Television Network (APTN), Vision TV, CPAC et CBC/<br />

SRC? Pourquoi ne pas penser à la reprise d’un programme très<br />

populaire dans le passé, comme l’émission radiodiffusée de<br />

CBC, humoristique et évocatrice Dead Dog Café? Peut-être y<br />

aurait-il possibilité de promouvoir une activité dynamique sur<br />

Internet qui permettrait à des jeunes gens de participer d’une<br />

façon incitatrice pour eux, adaptée à leurs intérêts?<br />

104 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 105


Il serait également important d’avoir un réseau national d’entraide<br />

permettant l’échange de ressources, la formation et le réseautage.<br />

Quand il existera un sentiment de motivation générale, une même<br />

aspiration, incitant tous les gens partout au pays à travailler ensemble<br />

pour trouver de nombreuses façons différentes d’accomplir<br />

une tâche colossale, nous aurons alors une raison d’espérer et<br />

d’être réellement encouragés. Globalement, nous aurons besoin<br />

d’une vision nationale convaincante de ce que notre aventure<br />

d’exploration de la vérité et de la poursuite d’une réconciliation<br />

sincère et dynamique pourrait ressembler.<br />

Il existe des modèles émanant de notre passé qui peuvent nous<br />

aider ou nous éclairer. En effet, nous pourrions nous inspirer de<br />

grandes campagnes ayant répondu à un besoin pressant, constituant<br />

un défi de taille, qui ont saisi soudainement l’attention<br />

et l’intérêt des Canadiens de toutes les couches de la société. Il<br />

y a plus de vingt ans, j’ai été intimement lié à deux expériences<br />

asssez différentes, mais tout de même compatibles, qui peuvent<br />

nous mettre sur la bonne piste.<br />

En 1983 et 1984, la Conférence des évêques catholiques du<br />

Canada s’est occupée de préparer la toute première visite du<br />

Pape au pays. Cet événement a été largement télédiffusé étant<br />

donné qu’il a visité quarante-cinq endroits et qu’il a parcouru<br />

une grande partie des provinces. C’est ainsi que nous en<br />

avons tous appris beaucoup sur la diversité existant au sein de<br />

l’Église catholique, la diversité à l’intérieur de notre pays, ainsi<br />

que la possibilité pour nous tous, les Catholiques et les non<br />

Catholiques, de participer à cette visite.<br />

Tout de suite après cet événement, nous avons été pris par la<br />

réponse à la demande de secours de l’Afrique en raison d’une<br />

famine menaçant plus d’une douzaine de pays, particulière-<br />

ment l’Éthiopie et le Soudan. Il a été dit que [traduction] <strong>«</strong> la<br />

réponse de ce pays a témoigné d’une générosité pandémique...<br />

les Canadiens se sont ralliés à la cause... Les plus démunis sont<br />

ceux qui ont été les plus généreux. <strong>»</strong> 15 Des événements locaux<br />

centrés sur la faim en Afrique ont eu lieu dans des milliers de<br />

communautés partout au pays. Encore une fois, on a fait appel<br />

aux médias de masse. Bien des gens ont été informés pour la<br />

première fois au sujet des causes antécédentes, profondes, de la<br />

famine et de quelle façon cette tragédie pourrait être évitée.<br />

Beaucoup d’autres exemples pourraient être apportés, mais le<br />

message qui en ressort nous oriente vers la nécessité pour nous<br />

de capter l’imagination populaire et de trouver une foule de<br />

moyens pratiques pour que tout le monde s’implique.<br />

À quoi pourrait ressembler une campagne nationale en faveur de<br />

la vérité et de la réconciliation au Canada? Il y a un très grand<br />

nombre d’exemples de ces processus de vérité et de réconciliation<br />

provenant d’autres pays, mais le contexte est si différent<br />

qu’à mon avis, il vaut mieux faire preuve de créativité en les<br />

concevant d’après notre réalité d’ici. En 2006, j’ai participé<br />

à une conférence commémorative du dixième anniversaire à<br />

Cape Town, Afrique du Sud, visant à faire l’examen des accomplissements<br />

de ce pays, de même qu’en d’autres pays du<br />

monde. Le thème de la conférence était Memory, Narrative and<br />

Forgiveness. 16 Il convient toutefois de rappeler que, même si des<br />

106 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 107


expériences personnelles ont pu paraître analogues, il reste que<br />

les contextes généraux sur le plan social, économique et politique<br />

étaient, dans la plupart des cas, complètement différents<br />

d’un pays à l’autre.<br />

Depuis quelques décennies, il y a eu plus de vingt commissions<br />

de vérité de toutes sortes. Le plus souvent, un processus officiel<br />

de vérité et de réconciliation avait été éabli par suite d’un<br />

bouleversement social majeur et d’une réorientation politique.<br />

Ce n’est pas le cas ici et on n’anticipe pas d’événements de cette<br />

envergure dans un avenir immédiat. Cela ne veut pas dire que<br />

des changements modestes ne sont pas en train de se réaliser ;<br />

d’autres évolutions de grande importance sont de plus en plus à<br />

prévoir. La Commission de vérité et de réconciliation pourrait<br />

vraiment contribuer à la réalisation de telles évolutions.<br />

Ainsi, il faut que nous soyions très créatifs et que nous nous<br />

adaptions complètement à la situation présente. Quels sont les<br />

atouts, les avantages qu’on peut faire valoir, qu’on peut apporter<br />

à l’appui de cette tâche? Le fait que chaque institution et groupe<br />

représentatif requis ont consenti à joindre leurs efforts à titre de<br />

partenaires constitue le plus important des atouts. Cette alliance<br />

signifie que le gouvernement, les Églises, les Autochtones, les<br />

chercheurs et les universitaires, ainsi que la communauté juridique,<br />

oeuvrent en partenariat. Ce sont des partenaires formidables<br />

qui ne sont pas toujours faciles à émouvoir, à convaincre<br />

d’agir, mais ils ont des groupes d’intérêt, clientèle, électeurs, bref<br />

une base très significative. Il y a aussi l’engagement de ressources<br />

financières qui n’est sans importance.<br />

Alors dans ce cas, comment se servir de ces éléments de<br />

façon créative, innovatrice? Il faut que ce soit des événements<br />

particuliers, comme une journée nationale du repentir et un<br />

engagement d’oeuvrer en fonction de la réconciliation. Les<br />

médias devraient être considérés comme des alliés essentiels. Les<br />

moyens dont on dispose au sein de cette entente de partenariat<br />

offrent manifestement d’énormes possibilités. Ces voies ou avenues<br />

ne devraient pas être vues comme un aboutissement en soi,<br />

mais plutôt comme des stratégies actives dans le cadre d’un plan<br />

d’action général. Il est bien faisable aussi d’envisager un mélange<br />

d’émission populaire de télévision et d’Internet.<br />

Malgré que la question centrale soit les répercussions directes,<br />

intégrales et persistantes des pensionnats indiens, je suis tenté<br />

de croire que la priorité devrait être accordée aux enfants et aux<br />

adolescents, compte tenu que la population autochtone est jeune<br />

et croît à un rythme accéléré. 17 Voici le dilemme : plus de quatrevingt<br />

milles Survivants des pensionnats encore vivants sont pour<br />

la plupart âgés. Ils sont grands-parents d’une grande population<br />

de jeunes. Une partie du processus pourrait-elle être consacrée à<br />

une collaboration orchestrée entre les très âgés et les très jeunes?<br />

Où est-ce que la population non autochtone se situe dans cette<br />

perspective?<br />

Et si nous montions un projet de caravane traversant tout le<br />

Canada au moyen de la ligne du chemin de fer? Pourrait-on<br />

imaginer un train intitulé <strong>«</strong> Notre histoire, un parcours vers<br />

l’établissement de relations justes et plus harmonieuses <strong>»</strong> en<br />

s’inspirant de l’exemple du musée de l’immigration à Pier 21<br />

108 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 109


(Le quai 21) à Halifax qui relate l’histoire et permet également<br />

aux visiteurs d’explorer ce que ce point d’arrivée d’immigrants<br />

au Canada signifie actuellement pour eux? Pourrait-il y avoir<br />

de la musique, du théâtre, de l’art, de la danse et la participation<br />

d’une audience? Quand ce train viendra-t-il chez vous?<br />

Serez-vous dans ce train? Le visiterez-vous? Il pourrait bien<br />

y avoir des tambours et divers types de musique et une tente<br />

réservée aux visiteurs. Que penseriez-vous d’inviter des artistes<br />

de spectacle, tant autochtones que non autochtones? De temps<br />

en temps, nous avons constaté le pouvoir d’influence de ce type<br />

d’approche. Si on se rappelle bien des présentations de la Fête<br />

du Canada et de spectacles fastueux, spéciaux, offrant de la<br />

musique, de la danse, du théâtre, on constate que notre imagination<br />

avait beaucoup travaillé.<br />

Recueillir et partager nos histoires est un aspect clé de toute<br />

cette démarche. Ce sera une chance très importante d’accorder<br />

une grande valeur et du respect à l’égard des expériences que<br />

des personnes ont vécues au pensionnat. Il faut donc adopter<br />

une approche très diversifiée et sensible, afin d’encourager les<br />

anciens élèves et le personnel à partager leurs expériences. En<br />

cours de cheminement, il y aura bien des aspects qui pourraient<br />

s’apparenter aux expériences des victimes de l’Holocauste ou<br />

à d’autres expériences qui découlent d’une destruction et d’une<br />

oppression systémiques.<br />

Peut-être pourrait-on concevoir une insigne quelconque, soit une<br />

épingle ou une badge, qui permettrait de reconnaître toutes les<br />

personnes engagées dans ce projet. Les Survivants, les membres<br />

de leur famille et leurs descendants, de même que les non<br />

Autochtones contribuant de façon significative au partage de la<br />

vérité, au cheminement de guérison, au pardon et à réconcilia-<br />

tion, seraient visés par cette reconnaissance.<br />

Un projet national de cette nature offrirait l’occasion de faire<br />

participer les médias tels que proposés précédemment, faisant<br />

appel aux stations de télévision CPAC, CBC/SRC, APTN et<br />

Vision TV afin qu’elles collaborent pour produire des repor-<br />

tages télédiffusés en direct, non seulement dans le but de fournir<br />

de l’information, mais également d’offrir une tribune en vue<br />

d’échanges tandis que le pays s’interroge sur l’histoire et le traitement<br />

des séquelles des pensionnats.<br />

Il nous faut offrir aux gens des possibilités de rencontres facilitant<br />

des échanges approfondis, par exemple en participant à des<br />

retraites et à des activités traditionnelles et, le cas échéant, des<br />

cérémonies. On peut trouver un exemple de ce type de rencontre<br />

chez les communautés catholiques qui ont constaté l’influence<br />

marquante de ces nouveaux programmes comme celui de<br />

Returning to Spirit. <strong>«</strong> Ce programme de guérison, élaboré<br />

dans le diocèse de Mackenzie-Fort Smith, prend de l’ampleur<br />

dans certains autres diocèses. Ce programme est reconnu pour<br />

ses succès ; il permet, en effet, aux individus et aux groupes,<br />

d’envisager un avenir fondé sur le pardon, la confiance, la<br />

collaboration et l’appréciation. <strong>»</strong>. 18 Des expériences que des<br />

Autochtones font dans l’esprit de leurs traditions comme les<br />

sueries peuvent ouvrir la voie à d’autres approches expérientielles.<br />

Nous devrions également nous inspirer de ce que nous<br />

110 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 111


avons appris de la série de programmes que la Fondation<br />

autochtone de guérison a appuyés. Il y a dans leur inventaire<br />

d’importantes ressources à notre disposition.<br />

Des artistes comme Thomas King, Tantoo Cardinal, Buffy<br />

St. Marie, Susan Aglukark, Tomson Highway et de nombreux<br />

autres pourraient être invités. Effectivement, la participation<br />

active d’artistes créateurs autochtones remarquables serait aussi<br />

à souhaiter.<br />

La réconciliation doit mettre à contribution la diversité et la<br />

spécificité que chaque personne apporte à la démarche. En<br />

considérant la question sous l’angle d’une seule dimension, on<br />

pourra être tenté de penser uniquement à des aspects touchant<br />

les désavantages économiques, sociales ou politiques. Il faut<br />

plutôt se concentrer sur les dons particuliers que chacun de nous<br />

possède. Nous devons faire tous les efforts possibles pour dépasser<br />

les stéréotypes qui font tellement partie de notre bagage<br />

collectif, qui rendent si difficile pour nous de prendre conscience<br />

de la profondeur et du potentiel d’autrui.<br />

Il existe un autre secteur d’activités interculturelles qui fait espérer<br />

un engagement des Autochtones et des Églises. Dans le domaine<br />

du spirituel, il sera important de tenir compte des perspectives,<br />

idées et expériences qui existent dans les collectivités autochtones.<br />

Thomas Berry a tenu avec éloquence les propos suivants :<br />

[traduction] Le monde de la nature a des droits... qui<br />

doivent être respectés par les êtres humains sous peine de<br />

conséquences graves, du fait qu’il y a des forces pouvant<br />

finalement réagir contre ces atteintes aux droits... Les<br />

peuples indigènes... [comprennent cela] parce qu’ils vivent<br />

dans un univers en mouvement, dans un cosmos... La compréhension<br />

du fonctionnement du monde naturel n’est pas<br />

simplement de le percevoir comme un ensemble d’objects<br />

destinés seulement à la manipulation par les humains, mais<br />

plutôt comme une communauté de sujets. 19<br />

Nos efforts viennent seulement de commencer<br />

Au cours des vingt dernières années, nous avons vu des mem-<br />

bres de l’Église catholique, de l’Église anglicane, presbytérienne<br />

et de l’Église unie être confrontés à une réalité émergente<br />

par suite du dévoilement de la vérité au sujet des expériences<br />

passées liées aux pensionnats indiens. Ces divulgations ont<br />

entraîné une reconnaissance bien difficile et douloureuse des<br />

faits. Toutefois, à ce moment-là et préalablement à l’Accord de<br />

règlement, des démarches positives ont été entreprises. Tous ces<br />

groupes confessionnels, au prix de grands efforts, ont présenté<br />

des excuses, de même qu’ils ont établi des fonds pour amorcer<br />

la guérison et tendre la main aux personnes les plus gravement<br />

traumatisées. De plus, depuis les premières réponses ou réactions<br />

défensives dans le contexte des procès et des allégations<br />

d’actes criminels de la part des victimes, il y a eu de plus en plus<br />

de tentatives de règlement avec les victimes d’actes criminels par<br />

le biais de médiation de différends ou d’arrangement à l’amiable<br />

et de méthode de règlement de conflit. Dans bien des cas, l’État,<br />

tout comme l’Église, a offert une compensation. Il y a eu aussi<br />

production de documentation d’information et la désignation<br />

d’événements particuliers comme la Journée nationale de<br />

112 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 113


Guérison et de Réconciliation. Finalement, au cours du processus<br />

ayant abouti à l’Accord de principe, une Table ronde a été<br />

organisée, une démarche intégrée ayant fait appel à la participation<br />

entière du public et ayant mis en application une approche<br />

communautaire de partage de la vérité et de réconciliation.<br />

Ces mesures correctives devraient maintenant être considérées<br />

comme les premiers pas d’un parcours visant à tourner la page. Si<br />

la dernière décennie ou à peu près a été marquée par un lent processus<br />

de sensibilisation et d’interventions en vue de la réparation,<br />

les cinq à dix prochaines années devraient être envisagées comme<br />

une possibilité significative, même inattendue, progressant rapidement,<br />

d’en finir avec le passé, de tourner cette page de l’histoire et<br />

de participer à des événements majeurs et transformateurs.<br />

La nouvelle convention des Églises chrétiennes conclue en 1987<br />

et réaffirmée en 2007 devrait constituer une plateforme pour les<br />

Églises en cause et d’autres groupes confessionnels qui décident<br />

de faire partie de ce processus de vérité, de guérison et de réconciliation<br />

considéré comme le début de leur engagement à mettre<br />

en pratique l’Accord de règlement relatif aux pensionnats indiens.<br />

Les Églises ayant dans le passé participé au fonctionnement<br />

des pensionnats indiens pourraient assurer ou organiser un<br />

service national centré sur la présentation d’excuses et le repentir.<br />

Cette cérémonie pourrait faire partie d’un grand événement<br />

national mettant à contribution les dirigeants des Églises et<br />

de l’État. Ce serait la déclaration au public canadien qu’une<br />

nouvelle ère de résolution juste des questions est inaugurée. Il<br />

faudrait inviter tous les citoyens à l’appuyer avec enthousiasme.<br />

Le Canada fait face à un défi de taille et à une chance extraor-<br />

dinaire. Les groupes confessionnels ont eux aussi la possibilité<br />

de contribuer à ce renouveau fondé sur le respect mutuel et le<br />

respect de la terre. Les Autochtones ont vécu en relation intime<br />

avec cette terre depuis des millénaires et ils ont une connaissance<br />

approfondie de cette terre et de tous ses habitants. La sagesse du<br />

savoir autochtone est un des dons précieux qu’ils ont à partager,<br />

mais ce don ne peut avoir de valeur et de signification pour les<br />

Canadiens en général que s’il est reçu avec un véritable respect<br />

envers les cultures, les langues et la spiritualité des donneurs.<br />

Nous sommes donc invités à ce cheminement particulier. Notre<br />

destination peut s’avérer moins importante que l’expérience acquise<br />

dans la façon dont nous ferons ce voyage ensemble.<br />

Il est particulièrement intéressant et valorisant de faire ressortir<br />

et de reconnaître les dons dont les autres peuvent bénéficier. De<br />

plus, dans ce cas précis, il est impératif de participer à des activités,<br />

à des interventions, en tant que la manifestation d’une expression<br />

de solidarité à l’égard des personnes lésées, notamment<br />

les Autochtones. Des questions de justice sont au coeur même de<br />

la reconnaissance et de la concrétisation des traités conclus dans<br />

le passé. Il y a plusieurs années, David Arnot, le Commissaire<br />

aux traités de la Saskatchewan, a recommandé dans son rapport<br />

que, concernant les traités, <strong>«</strong> nous sommes toutes des personnes<br />

visées par un traité <strong>»</strong>. La plupart d’entre nous pensons que les<br />

traités ne s’appliquent qu’aux Indiens inscrits, mais selon David<br />

Arnot, les traités, en fait, englobent tout le monde. La façon dont<br />

nous exécutons, que nous mettons en application ces traités, est<br />

une parcelle de la qualité de vie générale de notre pays et de ses<br />

114 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 115


habitants. Plus tôt nous acceptons cette entente conclue entre<br />

nous, plus facile il sera de prendre des mesures dans l’intérêt<br />

véritable de l’ensemble des citoyens.<br />

Quant à nous, en général, notre tâche consiste à reconquérir<br />

le maximum de ce que nous avons de mieux à offrir et de le<br />

partager de plein gré les uns avec les autres. Il est aussi crucial<br />

de participer à des interventions, des initiatives visant le développement<br />

de la confiance et d’une prise de conscience positive<br />

afin que, dans le cadre de notre engagement, il n’y ait pas de<br />

situation gagnant-perdant, mais bien une rencontre véritable à<br />

la satisfaction des parties, des possibilités bénéfiques pour tous.<br />

Le défi que je me suis proposé d’expliquer s’adresse à nous tous<br />

engagés sur la voie de la réconciliation et du pardon ; il s’agit<br />

d’un défi que les croyants devraient particulièrement comprendre<br />

vu qu’il s’appuie sur des croyances que nous partageons tous :<br />

au coeur de toute vérité spirituelle profonde, il réside l’exigence<br />

d’aller vers toutes les personnes ayant injustement souffert, sans<br />

qu’elles en soient responsables. En acceptant pleinement comme<br />

première partie de notre intervention notre complicité relativement<br />

à ces injustices commises, la tâche la plus ardue, colossale, à<br />

mon avis, sera de s’engager dans des actions véritables de guérison,<br />

de rétablissement et de réconciliation.<br />

Il est d’une importance décisive que les générations futures<br />

considèrent la présente génération comme celle qui a su intervenir<br />

positivement et courageusement et répondre à cet appel<br />

d’exercer activement le rôle de <strong>«</strong> réparateur des brèches <strong>»</strong>. Nous<br />

n’avons pas l’ensemble, ou même pas beaucoup, de solutions.<br />

Nous devrons attendre humblement que nos frères et soeurs<br />

autochtones nous montrent le chemin à suivre. Beaucoup sont<br />

des Survivants ou des descendants de Survivants qui, je l’espère,<br />

nous accueillerons comme compagnons dans ce parcours.<br />

116 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 117<br />

Notes<br />

1 Isaiah 58:12 RSV.<br />

2 Valaskakis, Gail Guthrie (2005:1).<br />

Indian Country: Essays on<br />

Contemporary Native Culture.<br />

Waterloo, ON: Wilfrid Laurier<br />

University Press.<br />

3 Valaskakis (2005:1).<br />

4 Résolution des questions des<br />

pensionnats indiens Canada<br />

[RQPIC] (2006). Règlement relatif<br />

aux pensionnats indiens. Extrait<br />

le 26 septembre 2007 de : http://<br />

www.residentialschoolsettlement<br />

.ca/French/French.html<br />

5 United Church of Canada<br />

(2003:para. 11). Principles to<br />

Guide Our Response in Resolving<br />

the Legacy: Six Principles in the<br />

Search for Right Relationships.<br />

Extrait le 26 septembre 2007 de :<br />

http://www.united-church.ca/<br />

aboriginal/schools/vision<br />

#principles<br />

6 A New Covenant: Towards the<br />

Constitutional Recognition and<br />

Protection of Aboriginal Self-<br />

Government in Canada. A Pastoral<br />

Statement by the Leaders of the<br />

Christian Churches on Aboriginal<br />

Rights and the Canadian<br />

Constitution, signée le 5 février<br />

1987, réaffirmée le 9 mars 2007.<br />

7 Berger, Thomas R. (1991:64). A<br />

Long and Terrible Shadow: White<br />

Values, Native Rights in the<br />

Americas since 1492. Vancouver,<br />

C.-B. : Douglas & McIntyre Ltd.<br />

8 Cardinal, Harold (1969:74). The<br />

Unjust Society: The Tragedy of<br />

Canada’s Indians. Edmonton, AB:<br />

M.G. Hurtig Ltd., Publishers.<br />

9 Hawthorn, H.B. (ed.) (1966:v).<br />

A Survey of the Contemporary<br />

Indians of Canada: A Report on<br />

Economic, Political, Educational<br />

Needs and Policies in Two<br />

Volumes. Ottawa, ON: Indian<br />

Affairs Branch.<br />

10 Cairns, Alan C. (2001:9–10).<br />

Citizens Plus: Aboriginal


Peoples and the Canadian State.<br />

Vancouver, C.B.: UBC Press.<br />

11 Affaires indiennes et du Nord<br />

canadien (1969). La politique<br />

indienne du gouvernement<br />

du Canada (Livre blanc sur<br />

la politique indienne, 1969).<br />

Présentée à la première session du<br />

28e parlement par l’honorable Jean<br />

Chrétien, ministre des Affaires<br />

indiennes et du Nord canadien.<br />

Extrait le 14 décembre 2007 de :<br />

http://www.ainc-inac.gc.ca/pr/lib/<br />

phi/histlws/cp1969a_e.html<br />

12 Blackwater v. Plint, [2005] 3<br />

S.C.R. 3, 2005 SCC. Extrait<br />

le 14 décembre 2007 de :<br />

http://csc.lexum.umontreal.ca/<br />

en/2005/2005scc58/2005scc58.pdf<br />

13 Agreement in Principle, le 20<br />

novembre 2005. Les parties à<br />

la convention sont le Canada,<br />

l’Assemblée des Premières nations,<br />

le General Synod of the Anglican<br />

Church of Canada, l’Église<br />

presbytérienne au Canada, l’Église<br />

unie du Canada et les Entités<br />

catholiques romaines. Extrait le<br />

27 septembre 2007 de : http://<br />

www.irsr-rqpi.gc.ca/english/pdf/<br />

AIP_English.pdf<br />

14 Scott, James V. (2007:4). The<br />

Importance of Apology in Healing<br />

and Reconciliation. Calgary<br />

T&R Conference Presentation,<br />

University of Calgary – les 14-17<br />

juin 2007.<br />

15 Stewart, Brian (2004:para. 1, 29,<br />

38). Indepth: Ethiopia: Beyond<br />

Tears. CBC News Online, le 14<br />

décembre 2004. Extrait le 14<br />

décembre 2007 de : http://www.<br />

cbc.ca/news/background/ethiopia/<br />

beyond-tears.html<br />

16 University of Cape Town (2006).<br />

Conference on 10th anniversary<br />

of the TRC “Memory, Narrative<br />

and Forgiveness, Reflecting<br />

on ten years of the <strong>Truth</strong> and<br />

Reconciliation Commission.<br />

Extrait le 14 décembre 2007 de :<br />

http://www.trc10.co.za<br />

17 Le recensement 2001 et l’analyse<br />

ultérieure indiquent clairement<br />

que la population autochtone est<br />

jeune et croît à un rythme accéléré.<br />

Statistique Canada. Extrait le 26<br />

septembre 2007 de : http://www<br />

.statcan.ca/Daily/English/050628/<br />

d050628d.htm<br />

18 Conférence des évêques<br />

catholiques du Canada (2003:para.<br />

6). Rapport du Conseil pour la<br />

réconciliation, la solidarité et la<br />

communion. Extrait le 4 janvier<br />

2008 de : http://www.cccb.ca/site/<br />

content/view/1913/1027/lang,frc/<br />

19 Berry, Thomas (1996:4–5). Ethics<br />

and Ecology. A paper delivered<br />

to the Harvard Seminar on<br />

Environmental Values, Harvard<br />

University, April 9, 1996. Extrait<br />

le 26 septembre 2007 de : http://<br />

www.ecoethics.net/ops/eth&ecol<br />

.htm<br />

Biographie<br />

David MacDonald a grandi à l’Île-du-Prince-Edouard. Il a obtenu son<br />

diplôme de Prince of Wales College à Charlottetown, Île-du-Prince-<br />

Edouard et à Dalhousie University et à Pine Hill Divinity Hall à Halifax,<br />

Nouvelle-Écosse. De plus, M. MacDonald est récipiendaire de plusieurs<br />

diplômes honorifiques en droit et en théologie. Ordonné ministre de<br />

l’Église unie en 1961, il a rempli les fonctions de pasteur à Alberton,<br />

Î-P-E de 1962 à 1965. Il est également ancien parlementaire et il a siégé<br />

au Cabinet comme secrétaire d’État, ministre des Communications et<br />

ministre responsable de la situation de la femme.<br />

L’engagement de David MacDonald en faveur de la justice sociale<br />

l’a amené à s’intéresser de près à une grande diversité de questions<br />

liées aux droits de la personne au Canada, de même qu’au niveau<br />

international. Dans les années 1980, il a oeuvré à titre de coordonnateur<br />

de la logistique pour la visite papale, de même qu’il a occupé la fonction<br />

de coordonnateur canadien du secours d’urgence pour les problèmes<br />

de famine en Afrique et, plus tard, celle d’ambassadeur du Canada en<br />

Éthiopie et au Soudan. Il a dirigé la délégation du Conseil oecuménique<br />

des Églises dans le cadre de la session extraordinaire des Nations<br />

Unies sur le désarmement et également il a agi à titre de président<br />

du Réseau Mondial sur la Sécurité Alimentaire. De 1995 à 2005, il a<br />

enseigné à l’Université Concordia au Québec et, depuis décembre<br />

1998, il remplit les fonctions de conseiller spécial du comité consultatif<br />

sur les pensionnats du Conseil général de l’Église unie du Canada.<br />

Pendant la rédaction de cet article, David s’est remémoré les années de<br />

son enfance et ses premières expériences liées au monde autochtone<br />

qui se limitaient aux images des médias diffusant des histoires de<br />

cowboys et d’Indiens. Il s’est aussi rappelé avoir été initié à la culture<br />

Mi’kmaq lors d’un camp d’été et, plus tard, avoir rencontré les<br />

Ojibway à Lake Temagami dans le Nord de l’Ontario. Au moment où<br />

les Premières nations ont obtenu le droit de vote au fédéral en 1962,<br />

118 David MacDonald<br />

Clamer ma vérité 119


il a voté dans le bureau du chef à Bear Island. Même si ces quelques<br />

initiations et rencontres lui ont permis d’élargir ses horizons, ce n’est<br />

qu’au moment où il s’est trouvé engager dans des fonctions auprès de<br />

la population Mi’kmaq de l’Île-du-Prince-Edouard qu’il a commencé à<br />

mieux comprendre à quel point des relations interpersonnelles peuvent<br />

transformer des attitudes profondément enracinées qui entravent<br />

l’établissement de la confiance, du respect et de la bienveillance entre<br />

des personnes et populations de cultures et d’expériences de vie très<br />

différentes. M. MacDonald croit que le processus visant une véritable<br />

réconciliation exigera de s’attaquer directement aux questions de<br />

fond, aux grandes problématiques qui ont entraîné cette rupture des<br />

relations entre les Autochtones et les non Autochtones.<br />

Dans cet article intitulé Un appel aux Églises : <strong>«</strong> On t’appellera réparateur<br />

des brèches <strong>»</strong>, David s’adresse avec véhémence aux Canadiens non<br />

autochtones pour qu’ils rétablissent la relation avec les Autochtones,<br />

apprennent l’histoire des Autochtones, appuient le règlement des<br />

questions autochtones et y prennent une part active. Il invite les non<br />

Autochtones à <strong>«</strong> s’engager dans ce cheminement avec les femmes,<br />

les hommes et les enfants autochtones qui partagent cette terre avec<br />

nous <strong>»</strong> et il présente des idées concrètes afin d’inspirer les personnes<br />

et les congrégations religieuses qui sont disposées à oeuvrer pour la<br />

réparation de la brèche.


David Joanasie<br />

Perspective d’un<br />

jeune Inuk sur la<br />

réconciliation<br />

J’ai l’impression d’être plus chanceux que d’autres jeunes qui<br />

n’ont pas établi de lien aussi fort avec leur culture autochtone<br />

comme je l’ai fait. Je parle, je lis et j’écris couramment en<br />

Inuktitut ; de plus, j’ai été sensibilisé à la culture inuite et je l’ai<br />

mise en pratique suffisamment pour que ses valeurs et ses cou-<br />

tumes fassent partie intégrante de ma vie.<br />

Je me rends compte que ma culture (inuite) est ce qui a le plus<br />

contribué à ce que je suis devenu aujourd’hui. En plus, je trouve<br />

absolument impératif de continuer à me perfectionner et à<br />

persévérer dans l’utilisation de ma langue maternelle avec mes<br />

pairs ; encore plus important, il faudra le faire dans le cas des<br />

futures générations.<br />

Cependant, il me semble un peu plus difficile d’identifier le rôle<br />

de la culture dans l’optique du processus de réconciliation. En<br />

considérant cette dimension du problème dans son contexte, et<br />

en prenant pour acquis que les deux cultures, celle autochtone<br />

Clamer ma vérité 121


(Inuit) et celle non autochtone (Qallunaat ou non Inuit), sont<br />

intégrées au processus de réconciliation, je dirais que la culture<br />

inuite est naturellement sensible à l’influence de la culture<br />

canadienne dominante étant donné le nombre très inférieur de<br />

personnes véhiculant cette culture, c’est-à-dire des <strong>«</strong> porteurs <strong>»</strong><br />

— ce que j’entends par <strong>«</strong> porteurs <strong>»</strong>, ce sont approximativement<br />

les quarante-cinq milles Inuits au Canada immergés dans une<br />

population canadienne de trente-deux millions. Ainsi, le fait<br />

est que les Inuits sont une minorité au sein d’une majorité. La<br />

culture Qallunaat, d’autre part, est beaucoup plus assurée,<br />

dynamique et féconde, si on la compare aux cultures autochtones.<br />

Elle fait partie de la société dominante. Ajoutons que,<br />

historiquement, les Inuits sont une population réservée et, par<br />

conséquent, ils peuvent être encore plus sujets à subir l’influence<br />

de cultures plus répandues, dominantes.<br />

Je suis bien conscient de la façon dont certains de ces traits<br />

caractéristiques de l’une ou de l’autre culture pourraient entraver<br />

un processus dynamique visant à établir une réconciliation solide.<br />

D’autre part, je m’aperçois que les deux cultures deviennent<br />

de plus en plus sensibilisées l’une à l’autre et elles reconnaissent<br />

des moyens de mener des actions communes pour se comprendre<br />

davantage. La relation entre les deux cultures doit être clarifiée,<br />

définie de façon plus poussée, pour arriver à tourner la page<br />

sur les expériences passées et pour se diriger vers un processus<br />

de réconciliation fondé.<br />

D’après moi, le rôle de la culture dans l’optique du processus<br />

de réconciliation consiste en l’obligation pour les deux côtés,<br />

122 David Joanasie<br />

cultures autochtones et cultures non autochtones, de se vouer<br />

un respect mutuel à la lumière de leurs expériences historiques<br />

— elles doivent en quelque sorte, dans un cheminement de<br />

guérison, partager le même point de vue, se mettre d’accord. Par<br />

là, je veux dire qu’il faut arriver à développer au maximun une<br />

entente, une vision commune, de même qu’à établir la confiance<br />

entre les cultures concernées. Il est en fait difficile de situer le<br />

problème, d’identifier précisément ce qui pourrait ou devrait<br />

être fait, mais, possiblement, on pourrait évoquer la nécessité de<br />

faire appel à un système de gouvernance entièrement différent<br />

ou une réorientation profonde et radicale des attitudes.<br />

En réalité, un des processus de réconciliation le plus important<br />

à avoir été conduit à bon terme jusqu’à date a été les paiements<br />

compensatoires versés aux Survivants des pensionnats.<br />

Toutefois, l’argent ne peut pas racheter, effacer les expériences<br />

vécues, ni tout arranger ou guérir les blessures subies par<br />

ces personnes au pensionnat, sans compter le traitement des<br />

répercussions intergénérationnelles et des conséquences sur les<br />

pairs, les membres de la famille et la communauté. L’argent est<br />

une conception culturelle que les Inuits et les autres populations<br />

autochtones ont adoptée, et qu’ils sont venus à valoriser à un<br />

point tel que cet argent a remplacé le véritable sens associé à<br />

la guérison et à la réconciliation. Ce qui pourrait être une possibilité<br />

à prendre en considération et à approfondir serait de retenir<br />

un pourcentage de ce dédommagement aux Survivants et de<br />

le placer comme fond en fiducie dont les membres de la famille,<br />

de la communauté, de la nation tireraient avantage dans l’avenir<br />

par le biais de production de documentation, de ressources, de<br />

Clamer ma vérité 123


centres de mieux-être (ressourcement), de services de counselling<br />

et de toute une diversité de projets et de services visant à<br />

promouvoir, à faire renaître et à préserver la langue et la culture.<br />

Ce fonds contribuerait à financer des programmes de guérison<br />

locaux et à investir à l’aide de bourses d’études attribuées aux<br />

jeunes des générations suivantes et à venir pour qu’ils aient un<br />

meilleur horizon de carrière, une formation qui leur assure un<br />

meilleur avenir.<br />

En concluant ces quelques idées que j’ai partagées avec vous<br />

sur le sujet, j’espère qu’elles aideront à mieux faire comprendre<br />

certains aspects de la réconciliation et également à présenter une<br />

perspective plus générale.<br />

124 David Joanasie<br />

Biographie<br />

David Joanasie a répondu à notre invitation de participation<br />

adressée aux jeunes. Nous leur avons demandé de nous faire<br />

parvenir un court énoncé visant à partager leurs idées sur la<br />

réconciliation. Le père de David est Inuk et sa mère, non Inuk. Voici<br />

ce que David a écrit :<br />

La raison pour laquelle je m’identifie de descendance inuite,<br />

malgré que je sois en réalité de sang mêlé, c’est que j’ai passé<br />

toute mon enfance à Kinngait (Cape Dorset), une communauté<br />

inuite, et, par conséquent, j’ai appris la langue et je vis<br />

comme un Inuit dans ma communauté. Je suis né à Iqaluit,<br />

Nunavut (qui était à ce moment-là Frobisher Bay, T.N.-O.) en<br />

1983 et, actuellement, je réside à Ottawa et je travaille pour<br />

l’organisation inuite nationale, Inuit Tapiriit Kanatami (ITK).<br />

David est venu s’installer dans le sud pour participer au programme<br />

de formation Nunavut Sivuniksavut. Nunavut Sivuniksavut (NS) est<br />

un programme collégial unique d’une durée de huit mois qui est<br />

dispensé à Ottawa. Il s’adresse aux jeunes inuits du Nunavut qui<br />

veulent se préparer en vue des possibilités éducatives, de formation<br />

et d’emploi dans le cadre de l’Accord sur les revendications<br />

territoriales du Nunavut et du nouveau gouvernement du Nunavut.<br />

Dès que ses études ont été terminées, il a accepté un emploi comme<br />

intervenant auprès des jeunes de ITK.<br />

Dans le cadre de ce recueil, David traite de l’importance des liens<br />

culturels et il propose des mesures concrètes visant à promouvoir la<br />

guérison et la réconciliation chez les générations montantes.<br />

Clamer ma vérité 125


<strong>«</strong> Vous ne devrez pas dire des mensonges. <strong>»</strong> Des élèves cris fréquentant l’école<br />

de la Mission anglicane Lac la Ronge, La Ronge, Saskatchewan, 1949<br />

Photographe : Bud Glunz, Office national du film du Canada<br />

Office national du film du Canada, PA-134110<br />

(On peut trouver cette photo, ainsi que d’autres ressources, à<br />

www.wherearethechildren.ca)<br />

Clamer ma vérité 127


Jose Amaujaq Kusugak<br />

Du côté des anges<br />

Les baies<br />

La Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) ou <strong>«</strong> la Baie <strong>»</strong> s’est<br />

constituée en société le 2 mai 1670, 1 devenant ainsi la plus an-<br />

cienne compagnie constituée en société au monde. Le 2 mai 1950,<br />

soit deux cent quatre-vingt ans plus tard, je suis né dans le milieu<br />

de la <strong>«</strong> Baie <strong>»</strong> à Naujaat (Repulse Bay) où mon père et ma mère<br />

travaillaient pour la CBH. À chaque anniversaire de naissance, le<br />

commerçant me montrait l’emblème du magasin principal de la<br />

CBH et il me donnait un cadeau, ce qui était souvent une sucette.<br />

Avec fierté, je léchais à grand bruit pour exciter l’envie de tout<br />

le monde autour de moi. La CBH, en dépit de ses propres prob-<br />

lèmes, n’était pas venue s’installer dans l’Arctique pour changer<br />

les Inuits. Elle était là en raison des fourrures qu’elle voulait obtenir<br />

des chasseurs inuits qui étaient passés maîtres dans la chasse<br />

d’animaux de l’Arctique.<br />

Des chasseurs en bonne santé rapportaient plus de fourrures ;<br />

c’est pourquoi la CBH donnait aux commerçants un entraînement<br />

minimal pour répondre aux besoins médicaux des<br />

chasseurs inuits. Je les ai vus arracher des dents et donner des<br />

injections si nécessaire. Les Inuits et <strong>«</strong> la Baie <strong>»</strong> étaient de bons<br />

Clamer ma vérité 129


partenaires. Les Inuits voulaient les marchandises et la Baie<br />

voulait leurs fourrures. Comme les hommes de la Baie avaient<br />

appris l’inuktitut, langue des Inuits, il n’y a eu que très peu<br />

d’assimilation des Inuits au monde des hommes blancs, les<br />

Qablunaaq. Les hommes Qablunaaq de la CBH ont publié de<br />

nombreux ouvrages 2 faisant l’éloge du savoir, de la culture et<br />

de la persévérance des Inuits. Ce n’était pas forcément un témoignage<br />

inspiré par la gentillesse, mais il s’agissait plutôt d’une<br />

marque de reconnaissance des employés de la CBH envers les<br />

Inuits dont ils avaient besoin et auprès de qui ils apprenaient les<br />

rudiments de leur survie en région arctique.<br />

Même les Églises, consternées par les rituels du chamanisme des<br />

Inuits dans certaines régions, voulaient seulement sauver des<br />

âmes et pas nécessairement changer leur culture. Ces religieux<br />

n’étaient pas forcément anti-inuits, mais simplement ils n’étaient<br />

pas inuits. Un grand nombre d’Inuits sont devenus chrétiens<br />

parce que les gens d’Églises avaient ce qu’ils voulaient : des<br />

biscuits, des fèves, des pruneaux, de l’espoir, ainsi que des vête-<br />

ments donnés par des chrétiens du Sud. Je me souviens qu’il y<br />

avait toujours une forte odeur de boules de naphtaline qui se dé-<br />

gageait de ces vêtements, l’une des premières odeurs Qablunaaq<br />

avec laquelle nous avons été en contact.<br />

Ma mère n’aimait pas la pratique de la CBH qui consistait à<br />

faire des réserves de fourrures d’ours, de renard et de phoque,<br />

de même que d’autres produits à base de fourrure, pendant<br />

l’hiver. En revanche, au printemps, dès le premier signe de la<br />

débâcle des criques et des rivières, elle devait commencer à<br />

130 Jose Amaujaq Kusugak<br />

nettoyer les fourrures avec du savon Sunlight, brosser vivement<br />

le fond, gratter avec un ulu et de la farine. Elle faisait ce travail<br />

jusqu’à ce que le bateau vienne pour ramasser ses balles de<br />

fourrures pressées et cousues.<br />

L’enfance dans l’arctique<br />

À l’époque de mon enfance, ma vie était pas mal insouciante.<br />

Tout ce que nous savions, c’est qu’il y avait au moins deux<br />

types de Qablunaat dans le monde : les commerçants et les<br />

prêtres. De temps en temps, un avion atterrissait pour laisser<br />

des denrées alimentaires et des revues. Quand les commer-<br />

çants avaient fini de lire ces magazines, ils les remettaient à<br />

ma mère et ceux-ci finissaient par servir de papier peint dans<br />

notre hutte de terre, recouvrant les murs de nouvelles images<br />

des magazines avec de la colle (faite de farine et d’eau). Parfois,<br />

les lemmings étaient juste à l’endos du papier peint dévorant<br />

la colle à base de farine. (Si quelqu’un avait besoin de soigner<br />

un furoncle ou autre affection cutanée, il arrivait parfois<br />

que mon père capture des lemmings et s’en serve comme<br />

gazes.) La majuscule <strong>«</strong> H <strong>»</strong> a la forme de aqsaaraq, le <strong>«</strong> tir<br />

aux doigts <strong>»</strong>, un jeu inuit de force. Voilà pourquoi mes frères<br />

et soeurs et moi, nous jouions aqsaaraqtaaqpunga, un jeu<br />

consistant à trouver des <strong>«</strong> H <strong>»</strong> majuscules dans les textes de<br />

magazines collés sur les murs. Quand nous étions fatigués de<br />

jouer au aqsaaraqtaaqpunga, nous nous amusions à celui du<br />

nimiriaqtaaqpunga ou à trouver des <strong>«</strong> S <strong>»</strong> majuscules parce<br />

que cette lettre a la forme de serpent ou de vers.<br />

Clamer ma vérité 131


Comme catholiques, nous allions au catéchisme où on nous<br />

dispensait de l’enseignement au sujet du <strong>«</strong> créateur de l’univers <strong>»</strong>,<br />

Nunaliuqti (Dieu), qui était le Tout-Puissant. On nous enseignait<br />

aussi que son fils descendrait du ciel pour rassembler les croyants,<br />

ceux allant au ciel iraient à sa droite et ceux allant en enfer<br />

seraient à sa gauche. L’idée me vint un jour que le côté de la CBH<br />

à Naujaat serait à la gauche de Jésus s’il venait de la mer ; c’est<br />

pourquoi mon plus jeune frère Cyril et moi avions l’habitude<br />

d’aller et de venir en courant du côté de l’église pour nous assurer<br />

d’être prêts quand le fils de Dieu descendrait. Après l’un de ces<br />

exercises, nous étions arrivés à la hutte où ma mère s’apprêtait à<br />

retapisser les murs de papier peint et mon père dépouillait des renards<br />

de leur peau et fumait sa pipe de maïs. Notre mère nous a<br />

alors demandé pourquoi nous étions si essoufflés ; alors que je lui<br />

en donnais la raison, elle demanda à notre père de nous dire <strong>«</strong> la<br />

vérité <strong>»</strong>. Celui-ci s’est levé debout lentement, les mains pleines de<br />

sang, les cheveux en bataille, tirant une taffe de sa pipe, et avec<br />

ses cheveux, il a fait un halo sur sa tête. Ainsi, avec les mains de<br />

chaque côté dégoulinant de sang, il ressemblait à Jésus Christ<br />

lui-même. C’est alors qu’il a dit : [traduction] <strong>«</strong> Mes fils, Jésus<br />

viendrait du côté terre, ce qui nous place à la droite de Dieu <strong>»</strong>.<br />

Notre mère marmonna quelque chose comme <strong>«</strong> Mon mari!! <strong>»</strong>,<br />

mais, en ce qui nous concernait mon frère et moi, c’était suffisant<br />

comme réponse et nous sommes sortis en courant sachant que<br />

nous étions sauvés.<br />

Nous avons tous appris dès la naissance le rôle qu’on est appelé<br />

à jouer dans le monde. Même parfois à la naissance, des garçons<br />

se voyaient déjà promis à des filles ; le lien entre eux était fondé<br />

132 Jose Amaujaq Kusugak<br />

sur leur prénom. Les règles régissant la vie quotidienne étaient<br />

enseignées, le plus souvent oralement, étant donné que les Inuits<br />

n’avaient pas de langue écrite, d’histoire, de tradition folklorique,<br />

de sciences, de musique, de rite de passage (de puberté) et ainsi de<br />

suite. Pendant les périodes de privation et de misère, on faisait un<br />

grand effort pour qu’au moins, il reste un survivant afin d’assurer<br />

la transmission de l’histoire. Comme les Qablunaat, les Inuits<br />

faisaient des hypothèses et des expérimentations pour obtenir des<br />

conclusions scientifiques. Comme ils ne pouvaient pas consigner<br />

cette conclusion par écrit pour la fixer dans la mémoire collective,<br />

ils la transmettaient comme un taboo : par exemple, [traduction]<br />

<strong>«</strong> Si vous ne suivez pas ceci, vous allez mourir dans le courant de<br />

l’année <strong>»</strong>. Il arrivait que des messages soient livrés en caractères<br />

pictographiques qui décrivaient principalement l’environnement<br />

comme les conditions de température, de la glace, l’embonpoint<br />

du caribou, le comportement des husky, les saisons et la direction<br />

du vent. Pour tout ce qui se rapportait aux nécessités de<br />

l’existence, il fallait apprendre à déchiffrer les pictogrammes.<br />

Comme les Inuits transmettaient leur message par l’histoire et la<br />

communication orales, le mensonge était un <strong>«</strong> péché mortel <strong>»</strong> vu<br />

qu’il pouvait entraîner la mort de quelqu’un. Le commandement<br />

numéro un était [traduction] <strong>«</strong> Obéis à ton père et à ta mère, à<br />

tes oncles et à tes tantes, sans preuve vérifiable, mais comprends<br />

bien que tout le monde pourrait te mentir <strong>»</strong>. Quant au commandement<br />

numéro deux, il disait : [traduction] <strong>«</strong> Respecte<br />

l’environnement car tu en fais partie <strong>»</strong>. L’Inuit se perçoit comme<br />

faisant partie de l’écosystème. Cela ne veut pas dire que les Inuits<br />

sont parfaits, loin de là. L’encadrement assuré par la collectivité<br />

Clamer ma vérité 133


ou l’organisation sociale était sévère. Une grande partie des gens<br />

s’entendaient avec quelqu’un pour qu’ils soient l’un pour l’autre<br />

un iviriit ou <strong>«</strong> mouchard <strong>»</strong>. Si un Inuit s’apercevait que quelqu’un<br />

trichait, volait ou posait des actes qu’il est préférable de ne pas<br />

mentionner, il n’allait pas l’aborder directement ; il en parlait<br />

plutôt au iviq, son mouchard. Ce dernier attendait le moment<br />

d’un grand rassemblement et il mettait les <strong>«</strong> péchés <strong>»</strong> reprochés<br />

en musique ; c’est de cette façon que tout le monde était mis au<br />

courant des péchés commis. Ainsi, les faits reprochés et rendus<br />

publics par une chanson suscitaient une véritable honte.<br />

Les Inuits étaient socialistes, mais ils ne partageaient pas leurs<br />

outils. Ils pouvaient mettre toutes leurs possessions comme<br />

prem-ière mise s’ils avaient la passion du jeu, mais, dans le contexte<br />

de la chasse, ils devaient partager leurs prises, à un point<br />

tel qu’il arrivait qu’un chasseur aux efforts très fructueux ne<br />

conserve rien de sa chasse, cette situation étant source de fierté<br />

pour lui. Jusqu’à ce que le chasseur fasse le partage de sa chasse,<br />

il conservait sa viande dans une cache, et personne ne serait allé<br />

y toucher, même si des gens affamés l’avaient trouvée. Ce n’était<br />

pas une loi, mais les gens ressentaient une telle fierté à respecter<br />

les <strong>«</strong> possessions <strong>»</strong> des autres qu’ils auraient préféré se laisser<br />

mourir de faim. Bien sûr, il y avait des exceptions, mais c’était le<br />

cas pour la plupart des gens.<br />

Presque la totalité de l’apprentissage se faisait au moyen de<br />

l’observation et de l’amélioration constante en fonction de ce qui<br />

avait été observé, tout en respectant l’environnement. On nous<br />

a appris à connaître la plasticité des synapses : l’exploitation des<br />

134 Jose Amaujaq Kusugak<br />

possibilités du cerveau est infinie. Notre cerveau peut communi-<br />

quer avec les esprits. Au moyen de la méditation, nous pouvons<br />

nous transcender pour établir la liaison avec la situation de notre<br />

famille. En nous liant d’amitié avec les esprits, nous pouvons<br />

devenir des chamans. Ce n’est pas être adepte d’une religion,<br />

mais bien une science relative au cerveau qu’on peut acquérir. Le<br />

monde spirituel, très réel bien sûr, a aussi ses propres règles, que<br />

les chamans doivent suivre et appliquer en s’y conformant. Cellesci<br />

sont désignées par tirigusungniq ou [traduction] <strong>«</strong> ne pas<br />

déplaire aux esprits ou désobéir aux règles <strong>»</strong>. Les Inuits chrétiens<br />

respectaient ces règles et ils savaient qu’ils ne dérogeaient pas aux<br />

commandements de la sainte bible. Le troisième des commandements<br />

disait : <strong>«</strong> servez-moi avant de servir d’autres dieux <strong>»</strong>. Il ne<br />

défendait pas d’honorer d’autres dieux ou d’autres êtres spirituels<br />

à condition que le Dieu Tout-Puissant passe en premier.<br />

Michael, mon frère aîné, fréquentait déjà un pensionnat à<br />

Chesterfield Inlet, quand j’ai vraiment commencé à me souvenir<br />

d’événements ou d’expériences du passé. Je me souviens donc<br />

très bien de la période suivant son retour à la maison après sa<br />

première année. C’était également le retour de mon père qui<br />

avait séjourné dans un sanatorium au Manitoba pour soigner la<br />

tuberculose. Les deux rapportaient des histoires étonnantes du<br />

<strong>«</strong> sud <strong>»</strong>. D’après son expérience vécue là-bas, mon père nous racontait<br />

qu’on branchait des fils ou des cordes aux murs pour que<br />

des lumières s’allument, et il nous parlait aussi de l’existence de<br />

tourne-disques et d’autres équipements. Il nous avait aussi parlé<br />

des jetons que les gens avaient dans leurs poches et qu’ils pouvaient<br />

échanger dans n’importe quel magasin. Quant à Michael,<br />

Clamer ma vérité 135


il nous avait expliqué qu’il apprenait une autre langue à l’école<br />

et qu’il vivait dans d’immenses édifices avec beaucoup d’autres<br />

Inuits parlant de nombreux dialectes différents. À l’aube de tous<br />

ces changements, mon jeune frère et moi en étions seulement à<br />

se demander pourquoi la coloration des selles du commerçant<br />

était brune au lieu des nôtres qui étaient noires.<br />

Notre monde était un univers étrange, plein de merveilles. Il<br />

nous semblait qu’on ne pouvait pas être mieux, parce que<br />

nous possédions tout ce qu’un enfant aurait pu désirer. J’avais<br />

sept ans et j’étais déjà engagé envers une future épouse avec<br />

qui j’étais très gêné ; cependant, je suivais les règles et je lui<br />

donnais tout, du savon aux oranges. Nous avions beaucoup<br />

de chiens à qui on attribuait un nom. Nous vivions en toute<br />

liberté, ayant des règles qui nous permettaient de jouir de cette<br />

liberté ; en tant qu’enfants, on nous encourageait à être enjoués<br />

et à avoir du plaisir. Nous parlions un langage propre aux<br />

enfants jusqu’à ce que nous devenions assez âgés pour utiliser<br />

un niveau de langue inuite plus avancé. Nous ne pouvions<br />

écouter que des histoires innocentes, et nous étions invités à<br />

aller jouer si des adultes voulaient discuter de sujets réservés<br />

aux plus vieux. Nous avions des corvées domestiques à faire<br />

comme d’aller chercher de l’eau et d’entraîner les chiots. On<br />

observait autant qu’on nous permettait de le faire. Il y avait<br />

des rituels pour assurer notre sécurité et pour nous empêcher<br />

d’être malades. Cyril et moi étions inséparables. Nous faisions<br />

tout ensemble. Il nous arrivait de penser qu’il n’y avait que<br />

nous deux dans le monde entier.<br />

136 Jose Amaujaq Kusugak<br />

L’enlèvement<br />

Puis un jour, un <strong>«</strong> objet volant <strong>»</strong> m’a enlevé de notre monde pour<br />

m’emmener dans le ciel vers un lieu sombre et désolé. Je ne me<br />

rappelle pas avoir eu le temps de dire au revoir à Cyril, mon âme<br />

soeur. Je ne me rappelle pas avoir fait mes adieux à mes chiots ou<br />

à mon environnement lumineux avant d’embarquer dans le monomoteur<br />

Otter de la GRC pour aller au pensionnat Chesterfield<br />

Inlet. Il me semble me rappeler que je jouais avec Cyril et que<br />

j’ai vu hisser le Union Jack (le drapeau royal de l’Union ou du<br />

Royaume-Uni), ce qui signifiait l’arrivée d’un avion et l’occasion<br />

de s’amuser comme toujours. Je me suis imaginé que le pilote<br />

aurait sans doute, suivant son habitude, une sucette pour nous,<br />

mais cette fois-là, celui qui était vraiment naïf, c’était moi.<br />

Michael était dans l’avion avec moi. C’était mon frère aîné, mais<br />

ce n’était pas Cyril. À un moment donné, nous étions sans doute<br />

très proches, mais son séjour au pensionnat l’avait aliéné en<br />

quelque sorte de nous. Tout de même, parce qu’il était un frère<br />

et nous avions des liens de sang, je me suis accroché à lui. J’ai<br />

fait tout ce qu’il faisait. S’il regardait par le hublot de l’avion, je<br />

cherchais à voir ce qu’il voyait. Quand il fermait les yeux, je le<br />

faisais aussi, mais j’ouvrais souvent les miens pour vérifier s’il<br />

avait ouvert les siens. J’ai observé tout ce qu’il faisait parce qu’on<br />

m’avait enseigné à observer et à agir en fonction de ce que j’avais<br />

observé. Maintenant, j’étais laissé à moi-même, encore enfant,<br />

parlant le langage des enfants inuits, mais pas assez vieux pour<br />

me débrouiller tout seul. Maintenant, mon enfance était loin<br />

derrière moi. J’étais laissé à moi-même. J’ai pensé que peut-être<br />

le jour du Jugement était arrivé. Et que nous allions dans un endroit<br />

de réjouissance, mais pourtant, l’avion avait atterri en mer.<br />

Clamer ma vérité 137


Je me souviens avoir vu des poissons nager sous les pontons de<br />

l’avion. Je me souviens avoir été transporté à la plage par un<br />

des pilotes, pleurnichant, effrayé à la pensée que nous allions<br />

être laissés derrière. Les pilotes souriaient et ils s’adressaient<br />

à nous en charabia ; avant la tombée de la nuit, nous sommes<br />

repartis pour terminer notre voyage que j’espérais sans fin. J’étais<br />

paralysé par la peur de l’inconnu. Comme le temps finit toujours<br />

par se passer, nous sommes finalement arrivés ; l’avion s’est posé<br />

trop tôt dans la nuit sur un lac quelque part. Je ne sais pas comment<br />

les autres enfants se sentaient ou ce qu’ils faisaient, mais<br />

je suivais maintenant mon frère et je concentrais mes efforts<br />

sur rien d’autre. Il était tout ce qui me restait. Il m’a sans doute<br />

parlé, mais j’étais paralysé de peur ; je ne voulais pas me laisser<br />

distraire par rien d’autre. Je suis donc resté accroché à mon frère<br />

aîné pour tout le reste du voyage. Tous les autres autour de moi,<br />

tout ce qui m’entourait, se fondaient dans le noir.<br />

Le pensionnat<br />

Il était impossible en pénétrant à l’intérieur du <strong>«</strong> foyer <strong>»</strong> d’ignorer<br />

l’appel de tous ses sens. On pouvait entendre des voix et des<br />

langues étrangères à quelque distance, de nouvelles senteurs<br />

inconnues se répandaient dès l’embrasure de la porte ; tout était<br />

peint en blanc, ce qui contrastait avec toutes ces personnes<br />

habillées de noir. Mon frère et moi avons été immédiatement<br />

séparés vu que nous étions, d’après ce qu’on disait, classés par la<br />

taille. Maintenant, j’étais seul, seul comme jamais je ne l’avais<br />

été auparavant. Les sanglots me nouaient la gorge, mais comme<br />

j’étais parmi d’autres enfants de ma taille, ce n’était pas la bonne<br />

138 Jose Amaujaq Kusugak<br />

chose à faire. Je n’ai pas pleuré et j’ai fait le moins possible de<br />

gestes pour ne pas éveiller l’attention des religieuses. Nous avons<br />

été emmenés à la cuisine et au mess [à la café-téria] où on nous a<br />

donné du thé et des biscuits <strong>«</strong> catholiques romains <strong>»</strong>. À Repulse<br />

Bay, il était rare que nous ayions ces biscuits catholiques ro-<br />

mains ; c’est pourquoi nous les mangions toujours très lentement<br />

pour voir qui aurait la dernière bouchée si tentante. À l’opposé,<br />

dans mon nouveau monde, <strong>«</strong> vite!! <strong>»</strong>, c’était le mot qu’on répétait<br />

constamment. Une des religieuses mettait sa main sous le menton<br />

des enfants, les faisant mâcher plus rapidement en répétant ce<br />

mot <strong>«</strong> vite, vite…!! <strong>»</strong> À partir de ce moment-là, vite devint un<br />

mot habituel étant donné que nous devions faire la plupart des<br />

choses à la hâte. Si on ne faisait pas vite, nous étions presqu’à<br />

moitié soulevés en l’air par une oreille et poussés à faire vite.<br />

Après le thé et les biscuits, j’avais envie de faire pipi, mais je ne<br />

savais absolument pas comment le demander et je n’osais pas at-<br />

tirer plus l’attention que nécessaire. Je me disais que sûrement ils<br />

nous emmèneraient à l’extérieur pour les toilettes ou peut-être à<br />

une vraie salle de bain comme la maison du personnel de la CBH.<br />

Au lieu de cela, une religieuse nous a conduits à la chambre — la<br />

plus grande chambre que j’avais vue à ce moment-là — et elle<br />

nous a dit de se déshabiller et de mettre de nouveaux vêtements<br />

dégageant une odeur de savon. Elle a marmonné beaucoup de<br />

choses dénuées de sens, mais j’ai gardé la tête baissée comme les<br />

huskies que nous contrôlions par la peur que nous leur poussions<br />

un cri encore plus fort. J’ai regardé pour voir où était mon frère et,<br />

après avoir récité ce qui ressemblait à un <strong>«</strong> Je vous salue Marie <strong>»</strong>,<br />

nous avons été mis au lit. La religieuse s’est penchée sur chaque lit<br />

Clamer ma vérité 139


et elle s’est assurée que les mains étaient visibles sur le dessus des<br />

couvertures (semble-t-il, je l’ai appris plus tard, que c’était pour<br />

empêcher qu’on se masturbe) ; ensuite les lumières se sont éteintes.<br />

À Repulse Bay, j’avais partagé toute ma vie un lit avec mon frère<br />

Cyril ; maintenant, je partageais une chambre remplie par un<br />

nombre m’apparaissant incalculable d’enfants qui parlaient,<br />

pleuraient, marchaient, n’arrêtaient pas de se tourner et retourner<br />

dans leur lit. J’ai essayé de ne pas bouger au cas où un des somnambules<br />

vienne de mon côté et, à un moment donné pendant la<br />

nuit, je me suis endormi en regardant du côté de mon frère.<br />

Je me rappelle avoir rêvé, non pas de ma famille ou à mon chezmoi,<br />

mais bien au sujet de cet enfant dont on nous avait parlé<br />

au catéchisme. Il essayait de vider l’océan avec une cueillère.<br />

Apparemment, le but était de montrer que c’était impossible. Je<br />

me souviens que j’avais toujours cru que c’était possible. En tout<br />

cas, il tenait dans sa main un dé à coudre et il m’a dit de faire<br />

pipi dans ce petit contenant. Je lui ai répondu que je ne pouvais<br />

pas faire cela, mais il était si paisible et innocent et il faisait<br />

partie de notre catéchisme ; donc, je me suis laissé convaincre,<br />

j’ai cédé et j’ai fait pipi dans le dé. Au début, je me retenais pour<br />

ne pas déborder du dé, mais comme il ne se répandait pas, j’ai<br />

relâché ma retenue et laissé couler des flots. À ma surprise, je me<br />

suis senti soulagé sans avoir même rempli le dé. Au moment où<br />

il versait avec précaution le dé dans la cueillère, la soeur nous<br />

réveillait. J’ai alors vu que tout le monde portait le même type de<br />

vêtement qu’on m’avait donné la veille et la religieuse tenait dans<br />

ses mains les mêmes vêtements. Elle faisait des mouvements pour<br />

plier et replier les vêtements, ce que les autres aussi faisaient, et<br />

140 Jose Amaujaq Kusugak<br />

donc j’ai plié mes vêtements trempés d’urine et je les ai mis sous<br />

mon oreiller comme indiqué. J’ai suivi les autres dans leur rituel<br />

de toilette, c’est-à-dire se laver, se brosser les dents, et ensuite,<br />

aller déjeuner et commencer ma première journée d’école.<br />

Cette première journée en classe a été curieusement belle, alors<br />

que les créatures de la nuit passée s’évanouissaient en un lointain<br />

souvenir. Nous avions même eu à boire un chocolat chaud, ce<br />

qui était un breuvage rare à Repulse Bay, et ensuite nous avons<br />

fait la sieste. J’ai pensé que ce n’était pas si pire comme situation.<br />

Selon moi, la matinée s’était terminée trop vite, car il fallait<br />

retourner au foyer pour dîner. Du moins, c’est ce qu’ils nous<br />

avaient dit. À la porte du foyer, notre surveillante nous attendait<br />

et elle poussait en avant chacun d’entre nous quand on passait<br />

près d’elle pour se mettre en ligne. Comme la matinée s’était<br />

tellement bien déroulée, j’avais levé la tête pour observer ce que<br />

les autres enfants faisaient afin d’agir de la même façon. Je me<br />

suis approchée de la religieuse, pensant me faire pousser du<br />

coude, mais au lieu du coup de coude, elle m’a tiré par l’oreille,<br />

presque soulevé de terre, et elle m’a traîné à ses côtés alors que je<br />

sautillais et me forçais pour ne pas pleurer.<br />

Nous nous sommes arrêtés près de mon lit dont les draps avaient<br />

été retirés. Elle m’a bien fait comprendre qu’elle voulait que je<br />

les apporte, ce que j’ai fait. Je pouvais à peine voir au-dessus<br />

des draps, de la couverture et du pyjama, mais je n’avais pas<br />

besoin, étant donné qu’elle me tirait l’oreille pour me diriger vers<br />

le prochain arrêt, la cuve à laver. J’ai lavé les draps et le pyjama<br />

avec une barre de savon et je les ai essorés aussi bien que j’ai pu.<br />

Clamer ma vérité 141


La religieuse a passé l’heure du dîner à me crier des mots qui<br />

étaient pour moi du charabia et, une fois le temps écoulé pour<br />

tout laver, c’était déjà le moment du retour à l’école. J’ai demandé<br />

aux autres enfants ce qu’ils avaient mangé pour dîner et ils m’ont<br />

répondu avoir eu du poisson congelé, des biscuits et du thé. Du<br />

poisson congelé? Pendant l’été? Comment fait-on pour congeler<br />

du poisson en été? Ils m’ont répondu : <strong>«</strong> Je ne sais pas. <strong>»</strong> En<br />

classe, par contre, c’était plaisant. Nous apprenions des tas de<br />

choses dont on ignorait l’existence auparavant. Tous les arbres<br />

avaient des pommes ou des oranges. Il existait des ours de couleurs<br />

différentes. Nous apprenions les chiffres dépassant vingt.<br />

Il y avait un garçon Qablunaaq nommé Dick qui avait un<br />

chien à l’allure bizarre. Le chant, l’art et les sciences étaient<br />

mes matières favorites. Un jour l’enseignante nous a dit que les<br />

plantes poussaient à cause de l’eau et que, si nous les arrosions,<br />

elles continueraient de pousser. Pendant la récréation, j’ai vu<br />

des fleurs d’automne et je me suis mis à les arroser chaque<br />

jour ; effectivement, comme prévu, elles ont eu l’air de pousser.<br />

Quand le gel est arrivé, je leur ai fait un petit abri de neige et<br />

j’ai continué à les arroser. Puis, un jour, il y a eu un blizzard<br />

et je n’ai pas pu les retrouver, mais j’ai pensé à elles tout au<br />

long de l’année. Le printemps suivant, je les ai retrouvées.<br />

L’accumulation de glace les avait protégées.<br />

Nous avons aussi appris à jouer au bingo. Lors de mon pre-<br />

mier bingo, j’ai gagné des cigarettes. J’étais content ; ils m’ont<br />

demandé de les donner à un Inuk plus âgé et, plus tard, une<br />

enseignante m’a donné une figurine représentant une mouffette.<br />

142 Jose Amaujaq Kusugak<br />

Nous jouions aussi à <strong>«</strong> dire la messe <strong>»</strong> à l’aide de calices, taber-<br />

nacle, vêtements et ainsi de suite, pour enfants. Un soir, alors que<br />

nous jouions à la messe, nous avons entendu une fille pleurer à<br />

chaudes larmes. Nous avons vu que c’était Amia, la fille la plus<br />

âgée du foyer, qui était traînée dans les escaliers, tirée par ses<br />

longs cheveux. Elle retenait ses cheveux des deux mains pour<br />

que la religieuse ne la tire pas par la racine. Elle a dû s’excuser<br />

d’avoir dit <strong>«</strong> de mauvaises paroles <strong>»</strong> à un garçon. Je me suis senti<br />

coupable étant donné que le garçon le plus âgé m’avait demandé<br />

de livrer à cette fille des messages qui indiquaient où se rencontrer.<br />

J’étais le plus jeune des enfants de cette école à ce moment-là<br />

et j’étais terriblement harcelé par une gang de plus vieux. Entre<br />

autres, ils plantaient un couteau dans la neige avec la lame en<br />

haut et ils me forçaient à prendre une position de traction sur les<br />

mains (push-up) au-dessus du couteau. Ensuite, ils montaient<br />

chacun leur tour sur mon dos. Un jour, un des plus vieux m’a dit<br />

qu’il me protégerait des autres si je passais des messages à la fille<br />

plus âgée, ce que j’ai accepté volontiers pour ma protection. Il a<br />

tenu parole et, à partir de ce moment-là, personne ne m’a embêté.<br />

Abus<br />

Un jour, j’ai entendu dire qu’il y avait des <strong>«</strong> abus <strong>»</strong> à l’école. Je<br />

me suis rappelé que ma mère, ayant fréquenté un couvent de<br />

religieuses, nous avait dit avant de partir pour le pensionnat de<br />

ne jamais laisser personne toucher certaines parties intimes du<br />

corps. Je crois qu’elle savait des <strong>«</strong> choses <strong>»</strong> au sujet de certains<br />

prêtres ou certains frères. Par la suite, ses conseils m’ont été<br />

très utiles et, semble-t-il, mon frère aîné, comme beaucoup<br />

Clamer ma vérité 143


d’autres victimes, a malheureusement été agressé sexuellement.<br />

(J’ai seulement appris cela alors que j’étais adulte et qu’on a<br />

commencé à dévoiler toute cette question liée aux pensionnats.)<br />

Certains garçons avec qui je suis allé à l’école n’ont jamais révélé<br />

leur terrible expérience à qui que ce soit, obligés de garder le<br />

silence en raison des menaces. Un d’entre eux m’a dit avoir dû<br />

s’asseoir nu, côte à côte avec d’autres, en attendant d’aller chacun<br />

leur tour au lit du frère pour être à sa disposition. Quand<br />

l’un d’eux avait fini son tour, il disait à l’autre que c’était à lui<br />

d’y aller et ainsi de suite.<br />

Je n’avais rien entendu de ces histoires horribles au sujet des<br />

religieuses, sauf dans le cas d’un garçon que je n’ai pas cru vu<br />

qu’il avait menti en plusieurs occasions. Il disait avoir été victime<br />

d’agression sexuelle commise par des religieuses, mais je crois<br />

qu’il avait trop honte pour avouer qu’il avait été la victime de ce<br />

même frère.<br />

Bons et mauvais moments<br />

Malgré toutes ces histoires d’horreur, il y a eu pourtant autant<br />

d’histoires relatant une époque heureuse, voire même en plus<br />

grand nombre : des pièces à Noël, des repas de fête, des lettres<br />

venant de chez-nous, des visites de l’évêque, des onctions, la découverte<br />

de nouveautés, la venue du printemps, les derniers jours<br />

d’école et le retour à la maison. Tout particulièrement, les visites<br />

de l’évêque étaient des événements heureux. Toutes les pièces<br />

étaient transformées, décorées de tissus colorés et soyeux — du<br />

rose pâle, du jaune et du violet. Tous les lits étaient recouverts<br />

144 Jose Amaujaq Kusugak<br />

de ces couvertures merveilleuses. Il y avait une grande messe<br />

célébrée royalement avec tous les prêtres portant leurs plus beaux<br />

ornements, canes, chapeaux et leurs bijoux précieux. La parade<br />

de fierté des lesbiennes et gais à Toronto verrait cela d’un oeil<br />

jaloux. Une fois l’évêque parti, la magie de ce moment disparaissait<br />

aussi vite qu’elle était apparue. Tout redevenait sombre et<br />

déprimant comme avant.<br />

Le printemps revenu, la routine semblait plus facile ; peut-être<br />

notre esprit était-il tout simplement occupé par notre impatience<br />

de retourner chez nous. Il y avait des espaces sans neige pour<br />

s’amuser, des lemmings à tuer, des flaques d’eau pour sauter dedans<br />

et une diminution des punitions. Pour le souper, le poisson<br />

congelé, le petit lard de baleine (maktaaq), le caribou et les autres<br />

viandes n’étaient plus aussi congelés. Le nettoyage des classes et<br />

des fournitures scolaires signifiaient que le retour à la maison approchait.<br />

On ne pouvait vraiment pas compter les jours car nous<br />

savions seulement le moment du retour quand on nous précipitait<br />

vite, vite pour prendre l’avion.<br />

Retour à la maison<br />

Comme j’étais parti de chez-moi depuis dix mois, revenir à la<br />

maison ramenait le souvenir de mes chiots, de ma petite soeur,<br />

de ma mère et de mon père et certainement me faisait penser à<br />

Cyril. Mais, à vrai dire, on ne rentre jamais vraiment au bercail.<br />

Ma famille avait beaucoup changé. Cyril avait pris de la maturité<br />

comme Inuk. Son niveau de langue inuite était changé, son sens<br />

de l’observation et ses faits et gestes en tant qu’Inuk étaient plus<br />

Clamer ma vérité 145


évolués que les miens. Oui, j’avais acquis un certain savoir de<br />

l’extérieur ou de l’étranger, mais je n’avais pas grandi à la maison.<br />

Les chiots étaient devenus adultes, ma soeur n’était plus un bébé<br />

et mes parents se comportaient différemment envers moi comme<br />

s’ils n’étaient pas certains de la façon de m’aborder ou de la façon<br />

que je réagirais. Ma façon de m’exprimer et mes manies étaient<br />

encore tellement puérils après un an d’éloignement. Cependant,<br />

une fois quelques petites modifications et adaptations, Cyril et<br />

moi avions deux mois pour redevenir ce que nous étions : deux<br />

esprits libres ayant beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Nous<br />

riions de bon coeur parce que nous avions maintenant des selles<br />

brunes comme les Blancs.<br />

L’année des excuses<br />

Pendant de nombreuses années, j’ai débattu dans mon for intéri-<br />

eur des aspects saillants des pensionnats, les bons et les mauvais.<br />

Je m’étais toujours rangé du côté du gouvernement et des Églises<br />

vu que je les croyais du côté des anges. Ils ne faisaient que suivre<br />

un programme préétabli qui n’avait absolument aucun contenu<br />

culturel propre aux Inuits. Ils ne pouvaient enseigner seulement<br />

ce qu’ils connaissaient et, bien sûr, ils ne pouvaient transmettre<br />

ce qu’ils ignoraient. Je savais qu’il y avait des exercices où il était<br />

défendu pour les élèves de parler leur langue maternelle, mais<br />

dans le champ linguistique, on fait référence à ces conditions en<br />

les désignant <strong>«</strong> d’immersion totale <strong>»</strong> dans un cours de langue. Je<br />

n’ai pas appris à chasser, à enlever la peau d’un animal et à construire<br />

un igloo parce que je n’en ai pas eu l’occasion. On m’a dit<br />

que l’assimilation était voulue, mais le processus a été tellement<br />

146 Jose Amaujaq Kusugak<br />

bien fait que je n’ai pas réalisé que cela m’arrivait. Je suis obser-<br />

vateur parce que je suis Inuk et assez intelligent pour comprendre<br />

que, comme Inuk, je suis loin derrière les élèves ayant abandonné<br />

l’école ou de ceux qui n’y sont jamais allés. J’en connais moins<br />

qu’eux de ma culture et de ma langue inuites, mais cela va de<br />

pair avec le fait de résider dans le territoire.<br />

Inuit Tapiriit Kanatami m’a demandé de me joindre à Mary<br />

Simon pour assister à la <strong>«</strong> présentation d’excuses complètes au<br />

nom des Canadiens relativement aux pensionnats indiens <strong>»</strong>. 5<br />

Malheureusement, je m’étais déjà engagé ailleurs ; le 11 juin<br />

2008, j’ai donc écouté attentivement tout le discours à la radio<br />

CBC : <strong>«</strong> en partie afin de remplir son obligation d’instruire<br />

les enfants autochtones, le gouvernement fédéral a commencé<br />

à jouer un rôle dans l’établissement et l’administration de ces<br />

écoles <strong>»</strong>. 6 C’est pour cette raison que ma mère, année après an-<br />

née, a permis aveuglément que nous soyions emmenés au loin. Le<br />

premier ministre a poursuivi :<br />

Le système des pensionnats indiens avait deux principaux objectifs<br />

: isoler les enfants et les soustraire à l’influence de leurs<br />

foyers, de leurs familles, de leurs traditions et de leur culture,<br />

et les intégrer par l’assimilation dans la culture dominante.<br />

Ces objectifs reposaient sur l’hypothèse que les cultures et<br />

les cro yances spirituelles des Autochtones étaient inférieures.<br />

D’ailleurs, certains cherchaient, selon une expression devenue<br />

tristement célèbre, <strong>«</strong> à tuer l’Indien au sein de l’enfant <strong>»</strong>. 7<br />

Du coup, ma mère m’a beaucoup manqué à ce moment-là. J’étais<br />

muet de chagrin, paralysé, ayant une envie irrépressible de pleu-<br />

rer, mais on m’avait enseigné au pensionnat à refouler mes larmes.<br />

Clamer ma vérité 147


Je pleure quand je suis seul. Après le mamiattugut (les excuses) et<br />

l’engagement de <strong>«</strong> l’établissement d’une nouvelle relation entre les<br />

peuples autochtones et les autres Canadiens et Canadiennes <strong>»</strong>, 8<br />

j’ai fait une copie du texte et j’ai pris l’avion pour aller discuter de<br />

la question de la frontière Déné/Inuit au Manitoba.<br />

Je vous remercie tous pour avoir permis que cela arrive. Cette<br />

réussite est une réalisation tout aussi importante que celle de<br />

Mahatma Gandhi et de Martin Luther King, Jr. auprès de leur<br />

peuple. Par la voie de la paix et de la persévérance, ils nous<br />

ont libérés, et dans les faits, cela vous inclut vous Monsieur le<br />

premier ministre.<br />

Merci, thank you, masi cho, qujannamiik!<br />

Rappelons-nous cependant que nous devons tous répondre des<br />

actes que nous accomplissons et également de ceux que nous<br />

n’accomplissons pas.<br />

Notes<br />

1 Des informations plus complètes<br />

sur l’histoire de la Compagnie de la<br />

Baie d’Hudson sont disponibles à :<br />

http://www.hbc.com/hbcheritage/<br />

history/<br />

2 Des échantillons de ces ouvrages<br />

sont disponibles en ligne via le site<br />

Web de The Champlain Society<br />

Digital Collection/La Société<br />

Champlain collection numérisée<br />

à : http://link.library.utoronto.ca/<br />

champlain/search.cfm?lang=eng<br />

148 Jose Amaujaq Kusugak<br />

(http://link.library.utoronto.ca/<br />

champlain/search.cfm?lang=fre)<br />

(26 documents avec des pages<br />

représentatives numérisées sont<br />

accessibles en cherchant les mots<br />

clés <strong>«</strong> Inuit <strong>»</strong> ou <strong>«</strong> Eskimo <strong>»</strong>.)<br />

3 Se reporter à : Clark, Michael et<br />

Peter Riben (1999). Tuberculosis<br />

in First Nations Communities,<br />

1999 / La tuberculose dans les<br />

communautés des Premières<br />

nations, 1999. Ottawa, ON :<br />

ministre des Travaux publics<br />

et Services gouvernementaux<br />

Canada (Consulté et extrait le 1er<br />

avril 2009 de : http://www.hc-sc.<br />

gc.ca/fniah-spnia/pubs/diseasesmaladies/_tuberculos/1999_<br />

commun/index-fra.php ) ; et CBC<br />

(2007). Nunavut health group to<br />

commemorate Inuit TB victims,<br />

CBC News, mardi le 11 septembre<br />

2007. Consulté et extrait le 1er<br />

avril 2009 de : http://www.cbc<br />

.ca/canada/north/story/<br />

2007/ 09/11/nu-tb.html<br />

4 King, David (2006:1). Bref<br />

compte-rendu du Régime des<br />

pensionnats pour les Inuits du<br />

Biographie<br />

gouvernement fédéral du Canada.<br />

Ottawa, ON : Fondation autochtone<br />

de guérison.<br />

5 Primier ministre Harper présente<br />

des excuses complètes au nom des<br />

Canadiens relativement aux pensionnats<br />

indiens, le 11 juin 2008.<br />

Ottawa, ON : Cabinet du Premier<br />

ministre. Consulté et extrait le 4<br />

septembre 2008 de : http://pm.gc<br />

.ca/fra/media.asp?id=2149<br />

6 La présentation des excuses par le<br />

Premier ministre Harper.<br />

7 La présentation des excuses par le<br />

Premier ministre Harper.<br />

8 La présentation des excuses par le<br />

Premier ministre Harper.<br />

Jose Amaujaq Kusugak est né en 1950 dans un igloo à Naujaat (qui<br />

était alors Repulse Bay) situé dans le cercle polaire. Il est le deuxième<br />

d’une famille de 12 enfants. Ses parents travaillaient tous les deux pour<br />

la compagnie de la Baie d’Hudson ; son père était un homme à tout<br />

faire et sa mère, une nettoyeuse de fourrures. Jose est allé à l’école à<br />

Chesterfield Inlet, Nunavut, et à Churchill, Manitoba. Il a aussi fait ses<br />

études secondaires à Saskatoon, Saskatchewan. Après l’obtention de<br />

son diplôme, il est retourné à Ranklin Inlet, Nunavut, pour travailler<br />

à Eskimo Language School, un département de l’University of<br />

Saskatchewan. Plus tard, il a enseigné l’inuktitut et l’histoire inuite au<br />

Churchill Vocational Centre.<br />

Depuis 1971, Jose a pris une part très active à la vie politique des Inuits,<br />

peu après la fondation Inuit Tapiriit Kanatami (ITK) (qui était à l’époque<br />

Inuit Tapirisat of Canada). Il a convaincu cette nouvelle organisation<br />

du besoin vital d’uniformiser la langue écrite des Inuits, alors que la<br />

Clamer ma vérité 149


langue orale prédomine. Cependant, le financement du projet ayant<br />

été retardé, Jose a travaillé à titre d’adjoint de Tagak Curley, le premier<br />

président de ITK, et il a instauré la notion de la revendication territoriale<br />

des Inuits dans l’Arctique. En 1974, il est allé en Alaska pour étudier la<br />

façon dont le processus des revendications territoriales était mis en<br />

oeuvre. De 1980 à 1990, Jose a oeuvré en tant que directeur régional de<br />

la SRC dans la région Kivalliq (Keewatin). De 1994 à 2000, il a rempli les<br />

fonctions de président de Nunavut Tunngavik Incorporated, une des<br />

quatre organisations régionales ayant constitué ITK. En juin 2000, il a<br />

été élu président de ITK. Selon lui, le lien entre les Inuits et le Canada<br />

est fondé sur le fait que les Inuits se considèrent comme les premiers<br />

Canadiens, et Canadiens d’abord et avant tout. Jose et son épouse<br />

Nellie vivent à Ranklin Inlet, Nunavut, et ils ont quatre enfants adultes.<br />

[Les éditeurs veulent souligner le décès de Jose Kusugak à l’âge de 60<br />

ans le 20 janvier 2011 dans sa ville natale de Rankin Inlet.]<br />

Des Inuits montent à bord du C.D. Howe pour un examen de contrôle<br />

médical et un examen des yeux, Kimmirut (anciennement Lake<br />

Harbour), Nunavut, 1951<br />

Photographe : Wilfred Doucette<br />

Bibliothèque et Archives Canada, PA-189646<br />

Avec l’aimable autorisation de l’exposition de la Fondation autochtone<br />

de l’espoir <strong>«</strong> Nous étions si loin...<strong>»</strong> : L’expérience des Inuits dans les<br />

pensionnats<br />

Clamer ma vérité 151


Rita Flamand<br />

La Vérité Sur Les<br />

Pensionnats Et La<br />

Conciliation De Deux<br />

Perspectives De<br />

L’histoire : Une Vision<br />

Michif Des Faits<br />

L’oppression exercée par le gouvernement du Canada et l’Église<br />

catholique a eu une influence négative d’une portée considérable<br />

sur les Métis. L’évolution normale d’une culture, d’une nation<br />

et d’une société sous tous ses aspects a été compromise<br />

par l’influence de l’Église sanctionnée par le gouvernement.<br />

Résultats : un niveau d’instruction insuffisant, la perte de la<br />

langue et la perte de la culture. Si on se reporte au dictionnaire,<br />

on obtient comme définition de la culture [traduction] <strong>«</strong> un<br />

cheminement intégré de la connaissance, de la croyance et du<br />

comportement humains qui s’appuie sur la capacité d’apprendre<br />

et de transmettre à des générations successives ce savoir… ces<br />

croyances coutumières, ces modes de la vie sociale acquis, de<br />

même que les caractéristiques pertinentes à une race, à une religion<br />

ou à un groupe social. <strong>»</strong>. 1<br />

Clamer ma vérité 153


Les effets de la colonisation et de sa mission sont intergénérationnels<br />

et ils ont entraîné de nombreux problèmes sociaux qui<br />

affligent la génération actuelle. De plus, bien des Métis ont été<br />

victimes d’abus mental, physique et émotionnel, ayant subi le<br />

contrecoup des répercussions intergénérationnelles des pensionnats,<br />

des effets qui continuent encore aujourd’hui à être ressentis<br />

à cause de la perte de la langue et de la culture. Pour que nos<br />

enfants sachent quel est leur avenir, ils doivent être éclairés sur<br />

leurs origines pour pouvoir évoluer de façon équilibrée, saine. Il<br />

faudrait aussi que des programmes de guérison et de thérapies<br />

adéquats et accessibles soient offerts aux Métis.<br />

Ma bonne amie et élève, Darlene Kemash, s’est assise avec moi<br />

récemment pour m’assister dans le récit de ma vie. Vous savez,<br />

je parle et j’écris le michif et Darlene m’a aidée à traduire et à<br />

bien formuler mes idées avec des mots.<br />

Voici donc mon histoire…<br />

Ni Maamaa Ste-Anne de Lima Fagnan<br />

Ma mère, la conteuse de notre famille, nous a raconté cette histoire<br />

au sujet du pensionnat qu’elle a fréquenté quand elle était<br />

une petite fille :<br />

Kétatawé iko ni’kushopayhin Tout à coup, j’ai repris connaissance,<br />

j’étais debout sur le dessus d’un des lits du dortoir.<br />

Trwaa kémaa kaatr lii seur ota aanavañ kaa niipawichihk (il y<br />

avait trois ou quatre religieuses là debout devant moi). Comme<br />

j’essayais de réaliser ce qui était arrivé, j’ai fixé les yeux sur<br />

154 Rita Flamand<br />

Soeur Frances qui était en face de moi. La coiffe de son costume<br />

pendait sur son épaule tout de travers. Oubliant tout, j’ai<br />

écarquillé les yeux! ELLE AVAIT DES CHEVEUX!! Nous, les<br />

filles, on se demandait si les Soeurs avaient des cheveux et il<br />

nous arrivait de nous demander si elles avaient des pieds, du<br />

fait qu’elles semblaient glisser en se déplaçant avec leurs<br />

longues jupes. J’ai été horrifiée quand j’ai su que j’avais arraché<br />

la coiffe de Soeur Frances! Comme je regardais autour de<br />

moi, j’ai vu que les lits étaient défaits. J’avais, semble-t-il, sauté<br />

d’un lit à l’autre alors qu’elles essayaient de m’attraper.<br />

Comme elle faisait une sorte de dépression, ma mère a commencé<br />

à se disputer avec les religieuses. Elle était métisse et la<br />

raison pour laquelle elle était au pensionnat, c’est qu’il fallait<br />

combler les vides, avoir le quota, alors qu’ils étaient en train de<br />

ramasser des enfants indiens soumis à un traité qui venaient<br />

du nord pour remplir le pensionnat. Entre-temps, les enfants<br />

métis faisaient l’affaire. Ayant passé six, sept ans au pensionnat,<br />

ma mère pouvait à peine écrire son nom. Cela l’a toujours<br />

gêné qu’elle ne pouvait lire, ni écrire. Mon père lui a toujours<br />

remis cela sur le nez. Après tout, il avait complété sa quatrième<br />

année. Elle lui demandait de lui enseigner à lire et à écrire, mais<br />

inévitablement, leurs sessions finissaient par une dispute alors<br />

que ma mère accusait mon père de la taquiner et de rire d’elle.<br />

Elle a voulu que ses enfants fassent les études qu’elle aurait<br />

aimé faire. Toutefois, elle n’a pas su grand-chose de la situation<br />

qu’ont vécue ses enfants et ses petits-enfants, de la deuxième et<br />

troisième génération, alors qu’ils ont subi un sort semblable avec<br />

les prêtres et les religieuses même s’ils fréquentaient l’école de<br />

jour catholiqu.<br />

Clamer ma vérité 155


Mes parents<br />

Ma mère, Ste-Anne de Lima Fagnan, était connue sous le nom<br />

d’Anne, même si beaucoup de gens l’appelaient encore Ste-Anne,<br />

et ses petits-enfants l’appelaient <strong>«</strong> mii mii <strong>»</strong>. Elle ne voulait pas<br />

qu’on la nomme Ste-Anne. Elle avait l’habitude de dire qu’elle<br />

n’était une sainte. Elle est née à Camperville, Manitoba, le 7<br />

octobre 1905. Ses parents avaient une petite ferme à quelques<br />

milles de Camperville. Ils venaient en ville de temps à temps<br />

pour s’approvisionner. Mon père, Peter Flamand, est né le 27<br />

mars 1886 à St. John’s, Dakota du Nord, l’année suivant le<br />

mouvement de résistance de Riel. Cela présentait des risques<br />

pour ma grand-mère de donner naissance à son bébé au Canada,<br />

étant donné que les Métis étaient toujours en train de se sauver<br />

de la GRC. C’était vraiment une période très triste pour les<br />

Métis. Toutefois, les parents de mon père, mes grands-parents,<br />

ont réussi à exploiter une ferme à Inglis au Manitoba.<br />

Au début des années 1900, mes grands-parents, Joseph Flamand<br />

et Agathe Fleury, tout comme beaucoup de Métis du sud, sont<br />

venus dans la région de Camperville, attirés par l’abondance<br />

de la pêche dans le lac Winnipegosis. Selon le souvenir de ma<br />

mère, mon oncle Cyril a été le premier à venir ici. Elle a dit que<br />

les filles du coin parlaient de lui, le qualifiant du <strong>«</strong> plus beau<br />

garçon en ville <strong>»</strong>. Elle a poursuivi en disant que, peu de temps<br />

après, les filles commentaient encore une fois en observant<br />

<strong>«</strong> qu’un autre gars de Joe Flamand est arrivé ici et il est encore<br />

plus beau <strong>»</strong>. Ma mère a dit, <strong>«</strong> je l’ai vu et je ne pensais pas qu’il<br />

était si beau <strong>»</strong>. Venant de ma mère, ses propos voulaient dire<br />

qu’en fait, elle pensait que mon père était beau. Elle a ensuite<br />

156 Rita Flamand<br />

indiqué qu’elle ne l’avait vu qu’à quelques reprises ; un di manche,<br />

l’une de ses soeurs l’a réveillée tôt le matin en la brassant,<br />

<strong>«</strong> wanishkaa, wanishkaa ki wii wiikitoon <strong>»</strong> (lève-toi, lève-toi, tu<br />

te maries). Elle lui a répondu, <strong>«</strong> De quoi parles-tu ? <strong>»</strong> Et sa soeur<br />

lui a dit, <strong>«</strong> Hier soir, Pete Flamand est venu voir papa alors que<br />

tu dormais et nous les avons entendu discuter. Il a demandé ta<br />

main en mariage et papa a dit <strong>«</strong> oui <strong>»</strong>. <strong>»</strong><br />

Là où nous sommes nés<br />

Mes frères aînés sont nés en Saskatchewan parce que mes<br />

parents, après leur mariage, sont allés là où il y avait de l’emploi.<br />

Ma mère nous racontait que deux ou trois familles voyageaient<br />

ensemble au moyen d’un chariot attelé à des chevaux dans<br />

les Prairies. Ils rencontraient d’autres Métis et des familles<br />

indiennes qui se déplaçaient aussi en convoi de chariots ; ils<br />

montaient leurs tentes et passaient du temps ensemble pendant<br />

quelques jours pour faire reposer leurs chevaux. Plus tard, mes<br />

parents se sont établis à Camperville où le reste de la famille<br />

est né. Nous étions cinq filles et cinq garçons. Je me demande<br />

souvent comment mon père a réussi à nourrir toute la famille.<br />

Tout ce dont je me souviens, c’est que tout goûtait si bon, mais<br />

peut-être que c’était parce que j’étais toujours affamée.<br />

Bien entendu, nous nous nourrissions des produits de la terre.<br />

Nous ne mangions que de la viande sauvage et du poisson ; de<br />

même que mon père entretenait un grand jardin. Nous cueillions<br />

des baies pendant l’été. À cette époque-là, il y avait une<br />

telle abondance de petits fruits et nous vivions une bonne partie<br />

Clamer ma vérité 157


de l’été dans un champ de bleuets. J’étais pas mal jeune et, tout<br />

ce qu’on faisait dans notre enfance, c’est qu’on jouait! C’était<br />

tellement beau et sablonneux là où on montait la tente ; nous<br />

appelions ces endroits kaa napaksakokaatek (là où c’est plat). Il<br />

y avait des tentes installées partout autour et, nous les enfants,<br />

on jouait au milieu, là où on se sentait en sécurité. Nous jouions<br />

toujours à l’extérieur, contrairement aux enfants d’aujourd’hui<br />

qui s’amusent avec des jeux vidéo et dont la santé est menacée<br />

par un surplus de poids. Quand j’étais enfant, il n’y avait pas<br />

d’enfants qui avaient un excès de poids.<br />

Ma mère nous amenait tous cueillir des bleuets et nous, les plus<br />

jeunes, on faisait la sieste dans les buissons. Ma mère nous mettait<br />

de la ouate dans les oreilles pour ne pas avoir d’insectes qui<br />

s’y glissent. À la fin de la journée, quand on revenait au campement,<br />

on voyait les feux à l’extérieur des tentes et les femmes<br />

préparant le souper. Le souvenir qui me revient est celui de ma<br />

mère faisant frire des bleuets avec du lard et du sucre tout de<br />

suite en rentrant parce que c’était facile et rapide à préparer. On<br />

appelait cela un rubaboo aux bleuets. Nous mangions cela avec<br />

la galet en attendant que la viande et les légumes soient prêts.<br />

C’est tellement de bons souvenirs.<br />

L’école<br />

Nous vivions un mille de l’école. C’était pénible de marcher à<br />

l’école quand on enfonçait dans la neige épaisse l’hiver et dans<br />

l’eau le printemps. J’avais six ans quand j’ai commencé l’école. Je<br />

ne parlais pas anglais, seulement le michif. La classe était pleine<br />

158 Rita Flamand<br />

d’enfants — il y avait des enfants qui se tenaient debout partout.<br />

Notre enseignant était un jeune Ukrainien. Tout ce dont je me<br />

souviens, c’est que nous nous tenions autour de lui alors qu’il<br />

dansait une danse étrange appelée la Kolomeika. Ses longues<br />

jambes s’envolaient. Nous connaissions le battement des pieds<br />

(la gigue), mais cette danse-là était un nouveau twist.<br />

L’anglais, le saulteaux et le michif étaient les langues parlées<br />

en classe. C’était toute une source de confusion. Si l’enseignant<br />

disait à quelqu’un, <strong>«</strong> Va au vestiaire <strong>»</strong>, l’élève sortait de là en<br />

pleurant. J’ai su que les élèves recevaient une correction avec<br />

une lanière de cuir quand ils allaient là. Un jour, il m’a regardé<br />

droit dans les yeux et il m’a dit, <strong>«</strong> Va au vestiaire <strong>»</strong>. J’ai eu telle-<br />

ment peur, j’ai baissé la tête et j’ai commencé à pleurer. Il avait<br />

dû m’avoir oubliée dans le chaos quand tout à coup il m’a vu en<br />

larmes. Il a demandé à ma soeur si j’étais malade. J’ai compris<br />

le mot <strong>«</strong> malade <strong>»</strong> ; quand elle m’a posé la question, j’ai répondu<br />

<strong>«</strong> oui <strong>»</strong>. Il m’a renvoyée à la maison et ma mère m’a gardée tout<br />

le reste de l’année.<br />

L’école du jour<br />

Quand je suis retournée l’année suivante, il y avait eu des<br />

changements. L’école se nommait maintenant l’École du Christ-<br />

Roi et les religieuses du pensionnat en avaient la responsabilité.<br />

On ne nous permettait plus de parler notre langue. Tout se<br />

passait en anglais. J’ai appris deux langues à l’école, l’anglais<br />

en classe et le saulteaux dans la cour de l’école. Un quart<br />

parlait le michif et le reste des enfants parlaient le saulteaux. Je<br />

Clamer ma vérité 159


comprenais certains mots de saulteaux parce que ma mère et<br />

mon kohkum avaient l’habitude de parler le saulteaux s’ils ne<br />

voulaient pas qu’on sache quelque chose. L’anglais nous était<br />

complètement étranger, mais comme il s’agissait d’une école de<br />

jour, nous n’avons pas tout à fait perdu notre langue car le soir,<br />

nous pouvions la parler à la maison.<br />

Chaque matin, les religieuses arrivaient en buggy avec leurs<br />

fournitures et leur goûter pour la journée. Elle commençaient à<br />

réchauffer leur repas autour de 11 h 30. Elles faisaient rissoler<br />

leurs pommes de terre dans du beurre. Oh! Que cela sentait<br />

bon! Au moment d’aller chez nous pour dîner ou de manger<br />

notre goûter dans un coin de l’école, c’était dur d’avaler le bannock<br />

et le saindoux ou le gruau froid du matin alors que cette<br />

odeur persistait. Les prêtres étaient toujours là prenant leur<br />

dîner avec les religieuses. Après le dîner, un prêtre venait jouer<br />

avec nous et nous amenait les filles à la mission sous prétexte<br />

de l’aider au Shomoo Hall. Là, il nous attrapait et il nous faisait<br />

des attouchements inconvenants. Je sentais que ce n’était pas<br />

bien, mais il était presque Dieu après tout. C’est pour vous dire<br />

à quel point on les croyait des saints hommes.<br />

Notre famille, nos parents et nos grands-parents étaient toujours<br />

à l’église. Ma grand-mère s’habillait comme une religieuse<br />

avec ses longues robes noires et une grosse croix autour du cou.<br />

Nous ne leur avons jamais dit que les prêtres nous frottaient<br />

contre eux, spécialement le Frère B… Je peux encore entendre<br />

ses rires aigus d’excitation, quand il se trouvait près de nous.<br />

160 Rita Flamand<br />

Nous étions si innocentes, nous croyions qu’ils nous aimaient, et<br />

c’est pourquoi ils se sont permis de faire cela sans être inquiétés.<br />

Ils savaient qu’on ne dirait rien. Nous avions environ huit–dix<br />

ans. Ils nous ont tenues sous leur dépendance et ils se sont fait<br />

obéir dès que nous avons commencé à aller à la confesse — ce<br />

confessionnal sombre à l’arrière où il semblait devoir toujours<br />

aller — ce qui était une forme de contrôle et d’abus. Il fallait<br />

tout confesser, nos mauvaises pensées, comme tous nos péchés.<br />

Est-ce qu’on avait de mauvaises pensées au sujet d’un garçon ?<br />

Quelles étaient-elles ? Si nous l’embrassions, c’était un péché<br />

mortel et une pénitence d’au moins vingt Ave Maria.<br />

Même si nous allions à l’école de jour, les prêtres exerçaient leur<br />

contrôle sur tous les Métis de bien des manières différentes. Je<br />

me rappelle du moment où les vêtements usagés arrivaient. Les<br />

femmes venaient chercher les vêtements pour leurs enfants et<br />

pour elles-mêmes. Le prêtre demandait aux femmes d’essayer<br />

les hauts et les blouses, leur touchant les seins et disant, <strong>«</strong> Oh!<br />

C’est trop grand <strong>»</strong> ou <strong>«</strong> trop petit <strong>»</strong> alors qu’il promenait ses<br />

mains sur les seins prétendant replacer la blouse. Les femmes<br />

riaient avec grand embarras. Mon amie avait de gros seins et<br />

elle et moi pensions que les religieuses étaient jalouses parce<br />

qu’elles faisaient toujours mention de ses <strong>«</strong> gros tootoosh <strong>»</strong> de<br />

façon désobligeante. Elle me demandait de lui attacher une<br />

koosh (couche) pliée autour de sa poitrine. Je l’attachais avec des<br />

épingles de sûreté à l’arrière, afin de lui aplatir la poitrine.<br />

Clamer ma vérité 161


Les bébés païens<br />

Nous avions un grand dessin d’une pyramide sur le mur de<br />

notre classe. Nos noms étaient écrits au bas sur une étoile de<br />

couleur. Chaque fois qu’on apportait un sous à l’école, notre<br />

étoile avançait d’un cran. Nous parvenions à nous rendre au<br />

haut de la pyramide en donnant chaque cent que nous pouvions<br />

trouver (il n’y avait pas autant de sous dans ce temps-là). Au<br />

moment où nous étions rendus au sommet, c’était cinq dollars<br />

qui avaient été ramassés et voilà!! Nous avions acheté un bébé<br />

païen! Je me demandais bien où se trouvaient ces bébés païens.<br />

J’ai toujours cru que c’étaient des bébés pauvres quelque part<br />

au-delà de l’océan. Imaginez ma surprise quand j’ai su plus tard<br />

que les païens en question étaient mes cousins et parenté indiens.<br />

La prière à l’école<br />

Nous priions beaucoup à l’école. Nous nous agenouillions et<br />

priions le matin à notre arrivée, au moment de la récréation,<br />

avant le dîner, après le dîner, et encore avant de retourner à la<br />

maison. Je ne vous mens pas, j’avais les genoux rougis, aplatis<br />

et douloureux. Un jour, alors que la religieuse allait administrer<br />

une correction à ma soeur, (on utilisait en classe une grosse<br />

lanière en cuir noir), je me suis fâchée et j’ai dit à la religieuse,<br />

<strong>«</strong> Nous n’apprenons rien ici de toute façon, tout ce qu’on fait, on<br />

prie <strong>»</strong>. Je suis partie à la maison, mais mon père m’a ramenée.<br />

La religieuse m’a obligée à me tenir debout devant la classe et à<br />

m’excuser de m’être fâchée contre elle.<br />

162 Rita Flamand<br />

Le pensionnat<br />

L’église et le pensionnat étaient situés à deux ou trois milles de<br />

la maison et nous avions l’habitude d’aller à pied à la <strong>«</strong> mis-<br />

sion <strong>»</strong> comme nous l’appelions. C’était là qu’étaient regroupés<br />

l’église, le pensionnat, les résidences des frères et des soeurs et<br />

les granges. Nous avions habituellement tellement froid en nous<br />

rendant à l’église, particulièrement en arrivant au champ près de<br />

l’église. Le vent venant du lac était glacial, mais on nous promettait<br />

d’aller tout droit au ciel si nous allions communier pendant<br />

neuf premiers vendredis mensuels consécutifs. Nous étions là<br />

à la première messe et nous étions fidèles à y assister pendant<br />

plusieurs de ces premiers vendredis. Donc comme vous le voyez,<br />

j’irai tout droit au ciel quand je mourrai.<br />

Le dimanche, nous allions à la messe dans la <strong>«</strong> grande <strong>»</strong> église.<br />

Chaque dimanche, nous apercevions ces deux grandes portes<br />

ouvertes de chaque côté de l’autel et les petites filles entraient<br />

par l’une de ces portes et les garçons par l’autre porte. Toutes les<br />

filles étaient revêtues de robes de coton, toutes pareilles. Elles<br />

portaient leurs cheveux coupés droit sur le front et en-bas des<br />

oreilles. J’enviais leur belle robe et leurs souliers du fait que je<br />

n’avais pas de belles robes comme cela. Les garçons entraient<br />

par l’autre porte, portant tous un habit noir et une cravate et<br />

ils avaient les cheveux courts. Eux aussi, ils devaient s’avancer<br />

vers l’arrière de l’église et jusqu’au jubé où se trouvait un grand<br />

orgue. Ils avaient la voix la plus douce que j’aie jamais entendue.<br />

Je me souviens des veilles de Noël où ils chantaient Christ the<br />

Messiah [Christ, le Messie]. Ils étaient aussi bons que n’importe<br />

Clamer ma vérité 163


quelle chorale. Ils chantaient en latin et les enfants de choeur qui<br />

servaient les prêtres à la messe leur répondaient en latin.<br />

Je ne me rappelle pas les avoir vu sourire. Ils paraissaient toujours<br />

très sérieux. Je ne sais pas d’où ils venaient. C’était juste<br />

qu’ils semblaient avoir toujours été là. J’entendais dire que<br />

<strong>«</strong> aasha mina kii tapaashiiwak aatit <strong>»</strong> (certains d’entre eux<br />

s’étaient sauvés) et <strong>«</strong> Maaka kii mishkawewak <strong>»</strong> (mais qu’ils<br />

se faisaient rattraper). Ensuite, pendant la messe du dimanche,<br />

ils s’alignaient à l’avant de l’église où l’assemblée des fidèles<br />

au complet pouvait les voir. Il arrivait que ce soit un mélange<br />

de garçons et de filles, mais la plupart du temps, c’était soit<br />

l’ensemble des filles ou tous les garçons. Ils ou elles avaient la<br />

tête rasée. Ces enfants se tenaient tête baissée, très gênés. Je me<br />

demandais d’où ils venaient. Je n’avais jamais entendu personne<br />

au village parler d’eux, juste des chuchotements, comme si les<br />

gens craignaient que les prêtres et les religieuses les entendent.<br />

Quand mes cousins de la réserve Tanner’s2 ont commencé à<br />

fréquenter l’école de la mission, je me suis rendu compte que<br />

ces enfants apparaissant à l’église vivaient à la mission. À partir<br />

de ce moment-là, nous y allions avec mes grands-parents tous<br />

les dimanches après la messe. On nous permettait de les voir<br />

dans la salle d’attente pendant seulement une heure. Même<br />

les enfants qui étaient de la réserve n’étaient autorisés à voir<br />

leurs parents seulement une heure. Il arrivait parfois que les<br />

religieuses emmenaient les <strong>«</strong> enfants de la mission <strong>»</strong>, comme on<br />

les surnommait, faire une promenade sur le grand chemin. Les<br />

religieuses marchaient devant eux, de chaque côté d’eux et aussi<br />

164 Rita Flamand<br />

à l’arrière, comme on le faisait avec des prisonniers. Nous ne<br />

pouvions même pas saluer nos cousins. Nous courions dans les<br />

fossés, essayant d’attirer leur attention, mais les religieuses nous<br />

chassaient.<br />

L’Église catholique avait de nombreux rituels et il nous semblait<br />

devoir toujours aller à l’église. Nous allions au catéchisme, à la<br />

bénédiction et pour le carême ; ensuite, il y avait le mois de mai<br />

où on honorait la Vierge Marie. Les prêtres étaient derrière leur<br />

autel. Pour nous, ils semblaient mystérieux et saints, semblables<br />

au Christ. C’était comme cela que les gens les percevaient. Nos<br />

parents ne nous enseignaient pas la bible ou le catéchisme, les<br />

prêtres et les religieuses le faisaient. J’avais achevé ma huitième<br />

année. Pour nous, les enfants métis, après la huitième année, il<br />

n’y avait plus d’autres études offertes. Il n’y avait pas de niveau<br />

secondaire, l’école n’offrant que la scolarité jusqu’à la huitième.<br />

Une fois ce niveau atteint, il fallait arrêter d’aller à l’école et<br />

se trouver un travail. On nous a pour ainsi dire escroqué en<br />

n’offrant pas de possibilité d’aller au secondaire.<br />

Vérité et réconciliation<br />

Le gouvernement canadien doit reconnaître le génocide culturel<br />

et l’abus que le gouvernement et l’Église catholique ont fait subir<br />

aux Métis. Comme premier pas vers la réconciliation, il faut que<br />

le gouvernement du Canada et l’Église catholique le reconnaissent<br />

publiquement et présentent des excuses. Conjointement à<br />

cette reconnaissance, les programmes d’études doivent transmettre<br />

la véritable histoire des Métis, non seulement aux enfants<br />

Clamer ma vérité 165


métis, mais également à tous les enfants canadiens. Il faut qu’il<br />

y ait des recherches entreprises, l’élaboration d’un programme<br />

et sa mise en oeuvre. Des ressources humaines et financières<br />

doivent y être affectées. On doit aller voir les Aînés, s’entretenir<br />

avec eux et consigner par écrit leur histoire. Nous faisions partie<br />

intégrante de l’établissement de cette nation et nous continuerons<br />

de l’être.<br />

Aussi, la langue michif doit être enseignée dans les écoles que les<br />

enfants métis fréquentent. C’est grâce à la langue que la culture<br />

se transmet. Par conséquent, le gouvernement doit reconnaître<br />

l’importance de la langue en tant que partie intégrante de la<br />

santé et du mieux-être des Métis. Cette reconnaissance doit<br />

donner lieu à la préparation d’un programme d’études et à<br />

sa mise en application, comprenant également les ressources<br />

financières et humaines pour sa réalisation. De plus, les Aînés<br />

et les intervenants/représentants michifs doivent être consultés<br />

pendant qu’ils sont toujours vivants. Comme mon histoire le<br />

démontre, tout comme le font beaucoup d’autres histoires de<br />

Métis, il y a eu un grand nombre de Métis qui ont été également<br />

victimisés dans le contexte des pensionnats (y compris les écoles<br />

de jour) ; c’est pourquoi nous devrions nous aussi faire partie du<br />

processus de partage de la vérité et de la réconciliation.<br />

166 Rita Flamand<br />

Notes<br />

1 Merriam-Webster’s Collegiate<br />

Dictionary, Tenth Edition, s.v.<br />

“culture.”<br />

2 Aussi connu sous le nom de<br />

Gambler’s Reserve à Silver Creek<br />

au Manitoba. Pendant mon<br />

enfance, les gens demeurant là<br />

étaient presque tous de la famille<br />

Tanner et ils parlaient tous la<br />

langue michif. Se reporter à<br />

Biographie<br />

Barkwell, Lawrence J. et Dr.<br />

Peter Lorenz Neufeld (2007).<br />

The Famous Tanner Family<br />

and Tanner’s Crossing, now<br />

Minnedosa, Manitoba. Winnipeg,<br />

MB : Louis Riel Institute. Consulté<br />

et extrait le 5 février 2009 de :<br />

http://www.metismuseum.ca/<br />

resource.php/07238<br />

Liza Rita Flamand est une Aînée métisse née le 28 août 1931 dans la<br />

communauté de Camperville, Manitoba. Elle a fréquenté l’école du<br />

Christ-Roi, une école de jour sous l’égide de religieuses et prêtres<br />

du pensionnat Pine Creek et de l’Église catholique. Rita et son époux<br />

ont élevé huit enfants et leurs seize petits-enfants et six arrière-petitsenfants<br />

l’appellent Kohkum. Rita a terminé son cours d’infirmière<br />

auxiliaire autorisée en 1948 à St. Boniface, Manitoba, et plus tard, elle<br />

a exercé dans plusieurs hôpitaux à travers le Manitoba, l’Ontario et la<br />

Colombie-Britannique.<br />

Rita Flamand est actuellement présidente de Mine’igo Sipi Senior<br />

Inc. et du cimetière métisse de Camperville. Elle a été présidente de<br />

l’association parents-instituteurs (Foyer-école) et a siégé comme<br />

conseillère au conseil de la communauté. Elle a aussi coordonné<br />

et facilité des programmes comme celui préparatoire à l’entrée à<br />

l’université, l’alphabétisation et services d’enseignement et d’éducation<br />

scolaires métis. Elle a été à l’emploi de l’association du développement<br />

de l’éducation communautaire [Community Education Development<br />

Association]. Rita est membre des comités consultatifs d’aide juridique<br />

Clamer ma vérité 167


de Dauphin et de restitution, a été certifié juge de paix et commissaire<br />

aux affidavits et elle a travaillé à titre de communicatrice pour la cour.<br />

Rita Flamand a été le première présidente élue de Manitoba Métis<br />

Women’s Association et elle est membre du conseil d’administration<br />

de l’Association autochtone des conseils communautaires et de<br />

la Fédération métisse du Manitoba. Par la suite, elle est devenue la<br />

première coordonnatrice des services de soutien métis à l’enfant et à la<br />

famille de la Fédération des Métis du Manitoba. C’est à ce titre qu’elle<br />

a été la première à rapatrier un enfant métis de Sixties Scoop pour<br />

qu’il revienne à sa communauté d’attache. Rita Flamand s’est donnée<br />

pour tâche la préservation de la langue michif qui, à son avis, peut<br />

disparaître si personne n’accepte de s’y attaquer. Depuis les années<br />

1980, Rita a beaucoup investi d’efforts dans l’atteinte de cet objectif<br />

et elle a depuis développé un système d’orthographe pour la langue<br />

écrite michif avec l’aide de deux linguistes : Peter Bakker, University of<br />

Aarhus, Denmark, et Robert Papen, Université du Québec à Montréal,<br />

Québec. En 2000, elle a commencé à enseigner et à faire du tutorat<br />

auprès d’adultes et d’enfants intéressés à parfaire leur connaissance<br />

de la langue michif à partir de leçons qu’elle a élaborées elle-même.<br />

Depuis 1999, Rita a traduit en michif bon nombre de livres, de<br />

guides et de bulletins d’information portant sur la langue, l’histoire,<br />

les recettes et les récits des Métis tant pour les adultes que pour les<br />

enfants. En 2006, elle a contribué à l’ouvrage intitulé In the Words of<br />

Our Ancestors: Métis Health and Healing. Rita Flamand continue de<br />

traduire et d’enseigner la langue michif.<br />

Famille métisse à Fort Chipewyan, Alberta, 1899<br />

Photographe inconnu<br />

Glenbow Archives, NA-949-118<br />

[Réimprimée à partir du catalogue de l’exposition Que sont les<br />

enfants devenus ? de la Fondation autochtone de l’espoir (2003)]<br />

Clamer ma vérité 169


Drew Hayden Taylor<br />

Pleure à chaudes<br />

larmes, mon petit<br />

blanc<br />

Aabwehyehnmigziwin est le mot Anishnawbe qui correspond<br />

à excuses. C’est ce que le premier ministre Stephen Harper<br />

a présenté à la Chambre des communes le 11 juin 2008 aux<br />

Survivants du régime des pensionnats indiens du Canada. 1<br />

Citant les paroles immortelles de la chanteuse Brenda Lee, qui<br />

l’énoncent si éloquemment,<br />

[traduction] Je suis désolée, si désolée...<br />

Accepte mes excuses…<br />

Tu me dis que les erreurs<br />

Sont normales quand on grandit<br />

Mais ça ne répare pas<br />

Le tort fait<br />

M. Harper s’est exprimé ainsi : <strong>«</strong> Nous le regrettons <strong>»</strong>. Pardon.<br />

Des mots surprenants provenant d’une source surprenante.<br />

Brenda Lee l’avait exprimé avec tellement plus d’éloquence.<br />

Pourtant les Premières nations du Canada l’ont écouté. Il y avait<br />

Clamer ma vérité 171


des milliers d’Autochtones devant les édifices du Parlement, impatients<br />

d’entendre cette déclaration historique reconnaissant la<br />

responsabilité des faits. Des téléviseurs étaient installés dans les<br />

centres communautaires, les bureaux de bande, les salles et les<br />

écoles des communautés autochtones partout au pays. Et puis<br />

les gens ont pleuré. Ils ont pleuré au souvenir de ce qui a été fait<br />

et en réaction à cette déclaration. Cet événement a fait pleurer<br />

beaucoup de monde et, pour une grande majorité, c’est des<br />

pleurs bienfaisants — cathartiques. Les pyschiatres et les Aînés<br />

vous le confirmeront.<br />

Depuis la fin des années 1800, plus de 150 000 enfants au toch-<br />

tones ont été enlevés de force à leur famille et ils ont été expédiés<br />

dans un des 130 pensionnats répartis dans sept provinces et<br />

deux territoires. Là, on les a dépouillés de leur langue, de leurs<br />

croyances, du respect de soi, de leur culture et, dans certains<br />

cas, de leur existence même, pour tenter en vain d’en faire de<br />

vrais Canadiens. Pendant toute cette présentation d’excuses et<br />

les déclarations de l’opposition, je n’ai pas cessé d’entendre cette<br />

phrase clé qui était la croyance erronée que [traduction] <strong>«</strong> pour<br />

sauver l’enfant, il faut tuer l’Indien en lui <strong>»</strong>. Comment diable ces<br />

deux idées ont-elles pu s’entremêler? Un autre bon exemple est<br />

celui d’une politique gouvernementale établie sans recherche et<br />

non réfléchie comme la taxe d’entrée imposée aux immigrants<br />

chinois2 ou encore le déplacement d’une petite collectivité inuite<br />

à cinq cents kilomètres plus au nord pour tenter d’établir la souveraineté<br />

arctique. Ces démarches de la pensée chez de nombreux<br />

politiciens peuvent vraiment nous déconcerter, particulièrement<br />

quand on en vient à des personnes d’une autre race.<br />

172 Drew Hayden Taylor<br />

Les Aabwehyehnmigziwin officielles ont pris longtemps avant<br />

d’être présentées et, espérons-le, elles concluront le chapitre<br />

de ce triste pan de l’histoire des Premières nations afin qu’un<br />

livre entièrement nouveau voit le jour, et si tout va bien, cette<br />

fois, les Premières nations en seront les co-auteurs. Les Églises<br />

au complet qui ont assuré le fonctionnement des pensionnats<br />

— catholique romaine, unie, anglicane et presbytérienne — ont<br />

prononcé leur propre version de aabwehyehnmigziwin au cours<br />

des années. En 1998, le Parti libéral a présenté une sorte de version<br />

édulcorée, mauviette, anémique d’excuses. Essentiellement,<br />

cela allait dans le sens où on avait de <strong>«</strong> profonds regrets <strong>»</strong>. 3 Moi<br />

aussi, j’ai beaucoup de regrets. La plupart des gens en ont. Par<br />

exemple, j’ai ressenti des regrets sincères au sujet de relations<br />

que j’ai eues dans le passé, mais cela ne veut pas dire que je m’en<br />

excuse. C’est complètement différent.<br />

Sans doute à cause de mes origines ouvrières et de ma nature<br />

bohème, je trouve plutôt étrange que ce soit un gouvernement<br />

conservateur qui a eu le cran de faire des aabwehyehnmigziwin.<br />

On peut se demander pour quelle raison des avocats de ce parti<br />

conservateur ont-ils cru cela possible alors que, dix ans plus<br />

tôt, une armée d’avocats du gouvernement sous les Libéraux<br />

ont vraisemblablement conseillé de ne pas le faire. On pourrait<br />

présumer que les Conservateurs admireraient une réalisation<br />

comme le régime des pensionnats. En apparence, ceux-ci cadrent<br />

bien avec leur stratégie ou leurs grands objectifs politiques<br />

et économiques. Dans bon nombre de traités, le gouvernement<br />

avait promis d’assurer l’instruction des jeunes de plus de 600<br />

réserves dans ce pays qui se classe deuxième parmi les plus<br />

Clamer ma vérité 173


grands. Il a donc réussi à se décharger du coût de l’éducation<br />

de ces jeunes en transférant les débours aux quatre principaux<br />

groupes religieux et aux Églises. Cette décision ne semble-t-elle<br />

pas une décision économique judicieuse?<br />

En 2005, le gouvernement libéral était fin prêt pour l’adoption<br />

de l’Accord de Kelowna et de ce fait, assurer le règlement de<br />

bon nombre de problèmes graves empoisonnant la vie des communautés<br />

de Premières nations. Paul Martin, le premier ministre<br />

d’alors, était depuis longtemps préoccupé par les questions<br />

autochtones. Oui, mais pas encore d’excuses. Faisons un bond<br />

en avant, en 2006, au moment où les Conservateurs ont pris le<br />

pouvoir et ont présenté au Canada une nouvelle façon de fonctionner,<br />

ce qui fondamentalement voulait dire mettre l’Accord<br />

de Kelowna en veilleuse et embaucher Tom Flanagan, auteur de<br />

l’ouvrage controversé intitulé First Nations? Second Thoughts,<br />

comme conseiller supérieur des Conservateurs. Dans ce nouveau<br />

millénaire, l’avenir ne paraissait pas trop prometteur pour les<br />

communautés de Premières nations. Puis, il y a eu le virage de<br />

180 degrés de Stephen Harper. On se serait cru dans la semaine<br />

des quatre jeudis. Peut-être les <strong>«</strong> petits comptables <strong>»</strong> du gouvernement<br />

ont-ils tenu compte du fait que la présentation d’excuses officielles<br />

serait au mieux de leurs intérêts étant donné que ce serait<br />

un changement d’éclairage et le moyen de rejeter la responsabilité<br />

sur les collectivités autochtones. Le gouvernement pourrait alors<br />

se laver les mains d’une bonne partie des problèmes.<br />

Comment le gouvernement fédéral aurait-il pu savoir que tout<br />

le sujet de l’exercice de responsabilisation liée aux pensionnats<br />

174 Drew Hayden Taylor<br />

serait plus tard désigné — et j’aime ce terme fréquemment<br />

utilisé pour décrire des politiques gouvernementales ayant semé<br />

la pagaille — de <strong>«</strong> travail d’amateur <strong>»</strong>. Cela s’est littéralement<br />

retourné contre eux pour mordre dans leur gros postérieur<br />

gélatineux de Blanc. En moyenne, plus de 1,9 milliards de dol-<br />

lars 4 a déjà été versé à environ 80 000 Survivants qui ont été<br />

victimes de la mission divine manifeste. Une chose est sûre, c’est<br />

vachement cher comme coût pour dispenser de l’éducation. Et le<br />

prix monte encore. Les contribuables canadiens vont continuer<br />

à payer pendant des générations des bandages sur des blessures<br />

physiques et psychologiques infligés aux ancêtres. 5<br />

Pendant très longtemps, il était devenu évident que la présenta-<br />

tion d’excuses n’était pas très prioritaire dans la liste des choses<br />

à faire (des Libéraux). Pierre Trudeau ne voulait pas s’occuper<br />

de aabwehyehnmigziwin. D’après moi, il croyait qu’une telle<br />

mesure provoquerait une avalanche d’excuses qui seraient vite<br />

devenues des heurts ayant des effets déplorables sur la voie du<br />

développement d’une fierté de l’histoire canadienne. Je pense<br />

qu’il aurait eu raison. Quant à Jean Chrétien, il ne croyait pas<br />

que des suppositions faites d’après des réalités actuelles devraient<br />

s’appliquer à des problèmes survenus dans le passé ; par ailleurs,<br />

ce sont les Conservateurs de Brian Mulroney qui ont fait<br />

des excuses aux Canadiens japonais pour les préjudices que<br />

le pays leur a causés pendant la Seconde Guerre mondiale. 6 Et<br />

maintenant, Stephen Harper est celui qui dit regretter le traitement<br />

fait aux Autochtones au cours de l’histoire. Qui l’eût cru?<br />

En toute justice, on devrait mentionner que les Conservateurs<br />

sont ceux qui ont accordé le droit de vote aux Autochtones en<br />

Clamer ma vérité 175


1960. Chapeau, les progressistes conservateurs!... une phrase<br />

que j’aurais jamais cru prononcer un jour. Bien que bon nombre<br />

de gens soutiendraient que les conservateurs de la vieille école<br />

(les doyens) sont fondamentalement différents de ceux qui se<br />

rapprochent davantage d’une nouvelle conception du monde.<br />

Personnellement, je pense que Diefenbaker pourrait donner une<br />

bonne leçon à Harper. Bon, Harper est quand même le patron<br />

actuel et j’imagine que c’est la raison pour laquelle les Ojibways<br />

l’appelle le Kichi Toodooshaabowimiijim, ce qui se traduit par<br />

<strong>«</strong> gros fromage <strong>»</strong> ou, peut-être encore plus dans un sens littéral,<br />

<strong>«</strong> beaucoup de lait aigri <strong>»</strong>.<br />

Bien entendu, il y a toujours un rabat-joie à chaque party, un<br />

emmerdeur dans le groupe, et, dans le clan des conservateurs,<br />

on l’appelle <strong>«</strong> le penseur <strong>»</strong> conservateur, alias Pierre Poilievre,<br />

qui a émis des commentaires étonnamment offensants en<br />

affirmant que les Survivants n’avaient qu’à adopter une meilleure<br />

éthique du travail et que le fait de verser à ces gens de<br />

l’argent en réparation était une pure perte de temps. Sinon, tout<br />

se serait relativement bien passé et cela aurait été formidable.<br />

Manifestement, Harper a amené le garçon au bûcher proverbial,<br />

et bientôt, Poilievre, l’air contrit, a fait de nouvelles et différentes<br />

excuses. On aurait dû le prévoir comme il y a un soulard<br />

à chaque party, une ex-amie de coeur à chaque pow wow et un<br />

hamburger végétarien à chaque barbecue. C’était à prévoir dans<br />

le monde instable de la politique canadienne, quelqu’un allait<br />

pisser dans la piscine. Les politiciens conservateurs n’ont pas<br />

souvent été reconnus pour leur subtilité.<br />

176 Drew Hayden Taylor<br />

Les aabwehyehnmigziwin présentées étaient-elles sincères et est-<br />

ce que j’ai avalé toute cette déclaration? Oui, je suppose qu’elles<br />

étaient assez sincères pour que j’y crois, malgré que cela peut<br />

paraître naïf. Je suppose que cela vaut mieux que rien du tout.<br />

Par contre, je sais aussi que, par définition, les politiciens ne<br />

sont pas de ceux en qui on devrait faire confiance, ni qu’ils font<br />

partie des personnes qu’on devrait plus croire qu’on le fait dans<br />

le cas des invités de Jerry Springer, particulièrement s’ils en vien-<br />

nent à des engagements envers les Autochtones. Mais Stephen<br />

Harper semblait sincère, comme Stéphane Dion, Gilles Duceppe<br />

et Jack Layton — tous des Blancs privilégiés s’excusant des ac-<br />

tions commises par d’autres Blancs privilégiés, aussi empressés<br />

l’un que l’autre de gagner la faveur des Premières nations. C’est<br />

étonnant ce que le fait d’avoir reçu une bonne éducation peut<br />

contribuer à faire de vous un dirigeant empathique d’un parti<br />

fédéral et celui d’avoir reçu une éducation médiocre peut vous<br />

amener à recevoir des aabwehyehnmigziwin. Ils ont probable-<br />

ment écouté les paroles de la chanson d’excuses de Brenda<br />

Lee. Ils appartiennent à cette génération-là. Certes, Brenda<br />

connaissait probablement très peu ou absolument rien de la<br />

politique canadienne ou des questions autochtones, mais, il n’y a<br />

personne comme elle qui pouvait se confondre en excuses.<br />

Je connais beaucoup de gens qui se sont montrés un peu cyniques<br />

à propos de la sincérité de ces excuses. C’est leur droit.<br />

Si un mari au comportement violent exprime des regrets à sa<br />

femme et à ses enfants victimes de ses mauvais traitements,<br />

bien que ses regrets puissent paraître sincères, on peut mettre<br />

en doute l’authenticité (ou la véracité) de ses excuses. Comme<br />

Clamer ma vérité 177


dans cette situation, le fait de reconnaître sa responsabilité est<br />

un début aussi bon que n’importe quel autre. Demandez à tout<br />

avocat. La guérison doit commencer quelque part.<br />

Je suis très chanceux. Personne de ma famille proche, ni aucun<br />

membre de ma parenté, n’a fréquenté un pensionnat. Nous<br />

sommes allés à l’école de jour, à Mud Lake Indian Day School,<br />

située dans la réserve de Curve Lake dans l’est de l’Ontario. Par<br />

ailleurs, bon nombre des politiques associées aux pensionnats se<br />

sont étendues à l’ensemble des communautés. Ma mère raconte<br />

qu’on lui défendait de parler Anishnawbe sur les terrains de<br />

l’école qui était pourtant située seulement à quelques centaines<br />

de mètres de là où elle vivait. Juste l’autre soir, je l’ai entendu<br />

évoquer avec l’une de ses soeurs comment elles s’assuraient de<br />

ne pas jouer sous les fenêtres de l’école, évitant ainsi qu’un en-<br />

seignant ne les entende se parler en Anishnawbe entre elles. En<br />

général, on ne serait pas porté à considérer rebelle une mère de<br />

soixante-dix-sept ans d’habitude gênée. Peut-être bien que cela<br />

explique le fait que l’Anishnawbe est encore sa langue mater-<br />

nelle et l’anglais une lointaine langue seconde.<br />

Cette époque a aussi laissé derrière bien des dommages collaté-<br />

raux. Sur les talons des Survivants des pensionnats, se trouvent<br />

les personnes qui ont vécu la période des Sixties Scoop, où des<br />

enfants autochtones ont été pris en charge par divers organismes<br />

de services sociaux et confiés pour adoption à des familles<br />

blanches dans la plupart des cas, parfois en Europe et aux États-<br />

Unis. Ces mesures faisaient partie de la politique globale visant<br />

à éliminer la culture autochtone en effaçant les souvenirs et<br />

178 Drew Hayden Taylor<br />

l’héritage des enfants autochtones et en les canadianisant. Si on<br />

ne peut pas les faire passer par la grande porte d’en avant, alors<br />

essayons par derrière, voire même par la fenêtre.<br />

Curieusement, il se trouve que bon nombre d’Autochtones<br />

qui étaient à l’écoute de cet événement historique des<br />

aabwehyehnmigziwin ne sont pas d’anciens élèves des pension-<br />

nats. Mais on peut dire sans se tromper qu’ils étaient tous<br />

touchés, affectés d’une façon ou une autre par cette pratique.<br />

La plupart des Autochtones qui ont regardé cette déclaration<br />

connaissaient quelqu’un ou bon nombre de personnes ayant<br />

fréquenté un pensionnat ou ils étaient un descendant ou un<br />

parent d’un Survivant. Par le fait même, ils ont été forcés de<br />

composer avec les répercussions de cette expérience. Maintenant<br />

toute notre culture en est empreinte. Stephen Harper et sa<br />

présentation d’excuses au nom du Canada, c’était pour nous<br />

tous — tous ceux et celles ayant fréquenté un pensionnat et tous<br />

ceux et celles ayant vécu avec les répercussions. Si je peux me<br />

permettre de dire, nous sommes comme les Juifs qui ont tous été<br />

affectés par l’Holocauste d’une façon ou d’une autre ; tous les<br />

Autochtones ont été victimes de ce qui s’est passé dans ces insti-<br />

tutions. C’est un dommage collatéral, plutôt intergénérationnel.<br />

Quelle suite doit-on donner à tout cela? Je n’en sais rien. Peut-<br />

être Phil Fontaine et la gang devraient-ils communiquer avec<br />

Maher Arar. Il pourrait peut-être leur faire quelques suggestions.<br />

Si ma mémoire est exacte, M. Arar a été kidnappé subitement<br />

sans aucune raison, emmené loin de sa famille pendant une<br />

longue période, battu, privé de nourriture et rendu fou de<br />

Clamer ma vérité 179


terreur pour l’intérêt commun. Finalement, il est retourné dans<br />

sa famille, mais cette expérience l’a transformé. Maintenant, il<br />

demande que justice soit faite. Eh bien, on pourrait penser que<br />

c’est un enfant autochtone ou quelque chose dans ce genre-là.<br />

Comme la très sympathique Connie Francis qui, de la même<br />

façon que Brenda Lee, n’est ni autochtone, ni survivante du<br />

pensionnat, a chanté il y a bien des années <strong>«</strong> Je regrette, je t’ai<br />

fait pleurer <strong>»</strong>. Est-ce que Stephen Harper a choisi les bons mots<br />

(qui, en fait, ont été choisis pour lui par ses avocats)? Celui-ci<br />

a dit : <strong>«</strong> Nous le regrettons … nous nous excusons d’avoir agi<br />

ainsi. <strong>»</strong> Il ne faut pas qu’il oublie qu’il y a encore un problème<br />

à résoudre pour le Canada, et que l’ensemble des Canadiens<br />

doivent s’atteler à cette tâche dans le cadre d’une relation continue.<br />

Fermer les livres sur les pensionnats ne signifie pas que le<br />

<strong>«</strong> problème autochtone <strong>»</strong> a été résolu — du moins pas aux yeux<br />

du gouvernement. Ainsi, je laisserai Connie Francis terminer par<br />

ses paroles émouvantes :<br />

[traduction] Je suis désolée, je t’ai fait pleurer<br />

Vous oublirez, n’est-ce pas? Vous pardonnerez, n’est-ce pas?<br />

Il ne faut pas se dire adieu<br />

Je suis juste content que Stephen Harper n’a pas essayé de<br />

chanter ses aabwehyehnmigziwin.<br />

180 Drew Hayden Taylor<br />

Notes<br />

1 Se reporter à l’appendice 2.<br />

2 Pour obtenir un examen sommaire<br />

de l’histoire entourant la taxe<br />

d’entrée imposée aux immigrants<br />

chinois, reportez-vous à l’article de<br />

Bradford W. Morse intitulé <strong>«</strong> La<br />

réconciliation est-elle possible? La<br />

réparation, une condition essentielle<br />

<strong>»</strong> dans Castellano, Marlene<br />

Brant, Linda Archibald et Mike<br />

DeGagné (2008). De la vérité à<br />

la réconciliation — Transformer<br />

l’héritage des pensionnats. Ottawa,<br />

ON : Fondation autochtone de<br />

guérison : 211.<br />

3 Gouvernement du Canada (1998).<br />

Déclaration de réconciliation.<br />

Ottawa, ON : Affaires indiennes<br />

et du Nord Canada (1998).<br />

Présentée le 7 janvier 1998 par<br />

l’honorable Jane Stewart, Affaires<br />

indiennes et du Nord Canada<br />

(1998). Déclaration de réconciliation<br />

(se reporter à l’Appendice 1).<br />

Consultée et extraite le 15 septembre<br />

2008 de : http://www.ainc-inac.<br />

gc.ca/ai/rqpi/apo/js_spea-fra.asp<br />

4 Affaires indiennes et du Nord<br />

Canada (aucune date). Résolution<br />

des questions des pensionnats indiens<br />

Canada 2007 – 2008. Rapport<br />

ministériel sur le rendement.<br />

Consulté et extrait le 31 mars<br />

2009 de : http://dsp-psd.tpsgc.gc<br />

.ca/collection_2009/sct-tbs/BT31-4-<br />

89-2008F.pdf<br />

5 Se reporter à Audra, Katherine<br />

McKenna, Tanis Day et David<br />

Wright (2003). The Economic<br />

Costs and Consequences of Child<br />

Abuse in Canada. Ottawa, ON :<br />

La Commission du droit du<br />

Canada ; et Native Counselling<br />

Services of Alberta (2001). A<br />

Cost-Benefit Analysis of Hollow<br />

Water’s Community Holistic<br />

Circle Healing Process. Ottawa,<br />

ON : Solliciteur général du<br />

Canada et la Fondation autochtone<br />

de guérison.<br />

6 Pour obtenir un examen sommaire<br />

de la présentation d’excuses et de<br />

l’entente de réparation conclue<br />

avec les Canadiens japonais,<br />

reportez-vous à l’article de<br />

Bradford W. Morse intitulé <strong>«</strong> La<br />

réconciliation est-elle possible? La<br />

réparation, une condition essentielle<br />

<strong>»</strong> dans Castellano, Marlene<br />

Brant, Linda Archibald et Mike<br />

DeGagné (2008). De la vérité à<br />

la réconciliation — Transformer<br />

l’héritage des pensionnats. Ottawa,<br />

ON : Fondation autochtone de<br />

guérison : 209-211.<br />

Clamer ma vérité 181


Biographie<br />

Drew Hayden Taylor est un dramaturge lauréat, un auteur, un<br />

chroniqueur, un cinéaste et un conférencier. Originaire de Curve<br />

Lake First Nation (Ojibway) située dans le centre de l’Ontario, il<br />

a passé les deux dernières décennies à parcourir le monde pour<br />

répandre <strong>«</strong> la bonne nouvelle <strong>»</strong> de la littérature des Premières<br />

nations. Drew Hayden Taylor écrit au sujet de ses voyages selon une<br />

perspective autochtone et il réussit à jeter un pont entre les cultures<br />

en présentant le côté comique des expériences.<br />

Au cours des 25 dernières années, M. Taylor a beaucoup accompli,<br />

allant d’une carrière d’humoriste qui l’a amené à faire des<br />

monologues comiques au Kennedy Center à Washington, D. C., et<br />

de conférencier au British Museum traitant des films de Sherman<br />

Alexie. Pendant les deux dernières décennies, il a écrit des pièces<br />

de théâtre qui lui ont valu un prix (ce qui a abouti à plus de 70<br />

productions de son oeuvre) ; il a également rédigé une chronique dans<br />

cinq journaux du pays, des nouvelles, des romans et des scénarios<br />

pour The Beachcombers, StreetLegal, North of Sixty. Actuellement,<br />

il est le principal auteur de la série humoristique Mixed Blessings<br />

de APTN [le réseau de télévision des peuples autochtones]. Il a<br />

également travaillé à la production de 17 documentaires explorant<br />

la vie des Premières nations ; encore plus remarquable, il a écrit<br />

et dirigé Redskins, Tricksters, et Puppy Stew!, un documentaire sur<br />

l’humour des Premières nations de l’Office national du film. De plus,<br />

il est aussi l’ancien directeur artistique de la première compagnie de<br />

théâtre autochtone, Native Earth Performing Arts.<br />

Drew Haydon Taylor a été écrivain/artiste résident à l’University<br />

of Michigan (2006) et à l’University of Western Ontario (2007). Il a<br />

182 Drew Hayden Taylor<br />

écrit et publié plus de 20 ouvrages à succès, dont des romans et<br />

des livres non-romanesques, y compris sa dernière publication The<br />

Night Wanderer: A Native Gothic Novel et Me Sexy, une suite de son<br />

livre non-romanesque couronné de succès qui porte sur l’humour<br />

des Premières nations, Me Funny.<br />

Clamer ma vérité 183


Des garçons fréquentant le pensionnat Spanish Indian Residential<br />

School<br />

Avec l’aimable autorisation du Père William Maurice, Collection S.J.—<br />

The Shingwauk Project<br />

Clamer ma vérité 185


Richard Wagamese<br />

Retrouver<br />

l’harmonie<br />

Je suis une victime du régime canadien des pensionnats.<br />

Quand je dis victime, je veux donner un sens très différent de<br />

celui qu’on donne à <strong>«</strong> Survivant <strong>»</strong>. Je n’ai jamais fréquenté de<br />

pensionnat, de sorte que je ne peux pas dire que j’y ai survécu.<br />

Toutefois, mes parents et les membres de ma famille élargie y<br />

sont allés. Les souffrances qu’ils ont endurées sont devenues les<br />

miennes et donc je suis devenu une victime.<br />

À ma naissance, ma famille menait toujours une vie nomade, se<br />

déplaçant en fonction des saisons, comme le faisait le peuple<br />

traditionnel ojibway. Dans les grands territoires vallonnés aux<br />

abords de la rivière Winnipeg dans le nord-ouest de l’Ontario,<br />

les gens pêchaient, chassaient et faisaient le piégeage. Ces an-<br />

nées ont été marquées par les pérégrinations d’un peuple guidé<br />

par les mouvements de la terre et par ses cycles. Je suis venu au<br />

monde et j’ai vécu dans une tente de l’armée en toile recouvrant<br />

une charpente en branches d’épinette ; c’était là ma première<br />

demeure. Les premiers bruits que j’ai entendus étaient le cri du<br />

huard, le craquement et le crépitement du feu, ainsi que les voix<br />

basses, roulantes et ondulantes des conversations ojibway.<br />

Clamer ma vérité 187


Nous vivions en communauté. Avec ma mère et mes frères et<br />

soeurs, il y avait aussi mes grands-parents matriarchals, mes<br />

tantes, mes oncles et mes cousins. Entourés du Bouclier canadien<br />

irrégulier et touffu, nous nous déplacions selon les saisons.<br />

Le temps n’était pas important dans le contexte des coutumes<br />

anciennes que nous suivions.<br />

Pourtant, un spectre se trouvait parmi nous.<br />

Tous les membres de ma famille ont fréquenté le pensionnat.<br />

Ils sont retournés sur nos terres, accablés par les souffrances<br />

psychologiques, émotionnelles, spirituelles et physiques et<br />

par les souvenirs qui les hantaient. Même ma mère, en dépit<br />

des déclarations ardentes concernant le fait qu’elle y avait<br />

acquis de bonnes choses (avait découvert Jésus, appris à tenir<br />

maison, l’évangile), était profondément blessée, ce qu’elle<br />

ne pouvait pas exprimer. Chacun d’eux avait séjourné dans<br />

une institution qui avait essayé de gratter tout ce qu’il y avait<br />

d’Indien en eux ; ils sont revenus dans la forêt, à la rivière,<br />

dépouillés, non aguerris, souffrants. La douleur qu’ils éprouvaient<br />

était invisible et silencieuse. Elle s’était infiltrée dans<br />

leur esprit, exsudant son poison et les empêchant de voir les<br />

incroyables propriétés curatives et apaisantes à l’intérieur<br />

même du mode d’existence indien.<br />

Pendant un certain temps, la proximité de la famille et de la<br />

terre a agi comme un baume. Puis, lentement et irrévocablement,<br />

le spectre qui les avait suivis à leur retour du pensionnat<br />

a commencé à s’affirmer et à manoeuvrer pour se faire<br />

de la place autour du feu communautaire. Quand le ragoût<br />

venimeux composé de paroles, de sentiments et de souvenirs<br />

inexprimés portant sur leur perturbation profonde, sur leurs<br />

souffrances et leur solitude a commencé à mijoter et à bouil-<br />

lonner au milieu d’eux, ils ont découvert que l’alcool pouvait<br />

les engourdir, endormir leur douleur. Et nous avons cessé<br />

d’être une famille.<br />

En lieu et place, les adultes de ma famille ojibwa sont devenus<br />

des enfants effrayés. Le traumatisme qui était venu les frapper<br />

les avait réduits à cet état-là. Ils se blottissaient pour se<br />

protéger contre des menaces sous forme imprécise surgie de<br />

l’obscurité ou émanant d’intrusions dans leurs pensées, dans<br />

leur esprit et leur corps, hurlant à travers ces ténèbres qui les<br />

enveloppaient et les recouvraient une fois de plus. Ils oubliaient<br />

qui ils étaient. Ils rendaient les coups par besoin de vengeance,<br />

farouchement et aveuglément, comme seuls des enfants souffrants<br />

et effrayés peuvent le faire.<br />

Alors que j’étais encore un bambin, on m’a écrasé le bras<br />

gauche et l’épaule. N’ayant pas été soigné, mon bras est resté<br />

en suspension dans le mauvais sens de l’articulation et, au fil<br />

du temps, il s’est atrophié. Mes frères et soeurs et moi avons<br />

subi des flambées d’extrême violence et de l’abus infligés par<br />

des adultes soûls. Nous avons été battus, presque noyés, et<br />

terrorisés. Nous prenions l’habitude de nous cacher dans les<br />

bois et nous attendions que les engueulades, les jurons et les<br />

beuveries s’éteignent. Il faisait froid pendant ces nuits-là et<br />

c’était terrifiant. À la pénombre du crépuscule, les plus vieux<br />

188 Richard Wagamese<br />

Clamer ma vérité 189


se faufilaient dans le campement pour aller chercher de la<br />

nourriture et des couvertures.<br />

Au beau milieu de l’hiver 1958, alors que j’avais presque trois<br />

ans, les adultes ont laissé mes deux frères, ma soeur et moi<br />

seuls dans notre camp dans la forêt de l’autre côté de la baie<br />

en face de la petite ville de Minaki où passe le chemin de fer.<br />

C’était le mois de février. Le vent était glacial et nous avons<br />

manqué de bois pour le feu en même temps que de nourriture.<br />

Ils ont été partis pendant des jours, étant allés boire à Kenora<br />

à soixante milles du camp. Quand il est devenu évident que<br />

nous allions mourir de froid sans bois, ma soeur et mon frère<br />

aînés ont traversé mon frère Charles et moi de l’autre côté de la<br />

baie sur un traîneau couvert de fourrures.<br />

Ils nous ont tirés sur la glace alors qu’une tempête de neige<br />

faisait rage. Nous étions blottis dans les fourrures, longeant<br />

le côté du chemin de fer, gelés, affamés et en larmes. Un agent<br />

de la police provinciale de l’Ontario, passant par là, nous a<br />

trouvés et amenés à la société d’aide à l’enfance. Je ne reverrai<br />

plus ma mère, ni ma famille élargie, au cours des vingt-et-une<br />

années suivantes.<br />

J’ai vécu dans deux familles d’accueil jusqu’à l’âge de neuf<br />

ans où j’ai été alors adopté. J’ai quitté cette famille-là à seize<br />

ans ; je me suis sauvé pour des raisons de sécurité et aussi pour<br />

rester sain d’esprit. Pendant ces sept années que j’ai passées<br />

en foyer d’adoption, j’ai été trop souvent battu, victime de<br />

violence psychologique et de mauvais traitements affectifs ; j’y<br />

ai vécu une séparation ou une dissociation complète de tout ce<br />

qui était Indien ou Objiway. Tout ce qui était permis dans cette<br />

maison-là émanait de la morale rigoureuse presbytérienne.<br />

C’était tout autant un enlèvement par une institution que celui<br />

par les pensionnats.<br />

Pendant bien des années, j’ai vécu dans la rue ou en prison. Je<br />

suis devenu toxicomane et alcoolique. J’allais à la dérive, me<br />

retrouvant dans des relations insatisfaisantes. J’étais hanté par<br />

la peur et les souvenirs. J’ai porté en moi ce traumatisme venu<br />

de ma petite enfance et des sept années vécues dans la famille<br />

adoptive. Ces perturbations à répétition ont provoqué le trouble<br />

de stress post-traumatique, ce qui a eu des conséquences graves<br />

sur ma façon de vivre et sur mes choix ou mes décisions.<br />

La vérité, c’est que je suis victime des répercussions intergénérationnelles<br />

des pensionnats. Tout ce que j’ai souffert jusqu’à<br />

ce que je trouve l’apaisement dans le processus de guérison<br />

découle des effets de ces pensionnats. Je n’ai pas serré ma mère<br />

dans mes bras avant l’âge de vingt-cinq ans. Je n’ai pas prononcé<br />

mon premier mot ojibwa ou remis le pied sur mon territoire<br />

traditionnel avant d’avoir trente-six ans. Je ne savais pas<br />

que j’avais une famille, une histoire, une culture, une source<br />

de spiritualité, une cosmologie ou un mode de vie traditionnel.<br />

Je n’étais absolument pas conscient que j’étais originaire de<br />

quelque part, que je faisais partie d’une communauté. J’avais<br />

grandi dans la honte de mon identité autochtone et du fait que<br />

j’ignorais tout de cela. J’étais furieux que personne ne m’ait<br />

jamais dit qui j’étais ou d’où je venais.<br />

190 Richard Wagamese<br />

Clamer ma vérité 191


Mon frère Charles a fini par me retrouver à l’âge de vingt-cinq<br />

ans avec l’aide d’une amie assistante sociale. À partir de ce moment,<br />

je suis retourné sur la terre de mes ancêtres comme un<br />

étranger ignorant tout de leur expérience ou de leur souffrance.<br />

Quand j’ai repris contact avec mon peuple et que j’ai été éclairé<br />

sur la politique du Canada liée aux pensionnats, j’ai ressenti une<br />

grande colère. L’histoire politique et sociale de mes ancêtres m’a<br />

poussé à trouver un emploi comme reporter pour un journal<br />

autochtone. Comme auteur et journaliste, j’ai parlé à des centaines<br />

de Survivants des pensionnats. Ces histoires qu’ils m’ont<br />

racontées, ajoutées à la réticence absolue de ma famille, m’ont<br />

fait comprendre jusqu’à quel point ma famille avait souffert. J’ai<br />

alors aussi compris que ces pensionnats étaient responsables<br />

de mon déracinement, de mon angoisse existentielle et de ma<br />

désorientation culturelle, de mon long égarement, de mon <strong>«</strong> état<br />

de perdant <strong>»</strong>.<br />

Pendant des années, je bouillais de rage et de ressentiment. Plus<br />

j’en apprenais au sujet de l’application de cette politique et des<br />

préjudices qu’elle avait causés aux Autochtones de partout au<br />

pays et plus je ressentais de colère. J’ai attribué toutes mes souffrances<br />

aux pensionnats et à ceux qui en ont été responsables.<br />

J’ai tenu les Églises pour responsables de mon alcoolisme, de<br />

mon isolement, de ma honte, de ma peur, de mon inadaptation<br />

et de mes incapacités. En pensée, j’ai imaginé un monde<br />

où j’aurais grandi pour devenir un Ojibwa capable d’assumer<br />

pleinement son rôle et c’était absolument fabuleux en comparaison<br />

de la vie bousillée par la souffrance que j’ai eue.<br />

192 Richard Wagamese<br />

Puis je suis arrivé à la fin de mes quarante ans et j’en ai eu as-<br />

sez de cette colère. J’étais fatigué d’être en état d’ivresse et de<br />

blâmer les pensionnats et leurs responsables. J’étais épuisé de<br />

me battre contre quelque chose que je ne pouvais pas atteindre,<br />

aborder ou confronter. Ma vie filait et je ne voulais pas me<br />

retrouver un jour comme un aîné qui se raccroche toujours à<br />

des sentiments comme la colère, ce qui est en définitive de la<br />

déresponsabilisation.<br />

Un jour, j’ai donc décidé que j’irais dans une église. Après tout,<br />

les Églises avaient fait germer cette colère en moi. La religion<br />

m’avait été imposée par ma famille adoptive ; en plus, les Églises<br />

avaient fait fonctionner les pensionnats responsables d’avoir détruit<br />

l’esprit de ma famille. Si j’étais pour me débarrasser de ma<br />

colère, il fallait que je m’attaque sans détour à sa source. J’étais<br />

déterminé à aller là, à m’asseoir et à écouter le service. Même si<br />

je savais que je voudrais partir et que ma colère me pousserait<br />

à tout rejeter, je me suis forcé à rester assis et à écouter, à tenter<br />

de m’accrocher à quelque chose. J’avais choisi l’Église unie parce<br />

qu’elle avait été la première à présenter des excuses pour le rôle<br />

qu’elle avait joué dans le fiasco des pensionnats. Les membres de<br />

cette Église avaient été les premiers à accepter publiquement leur<br />

responsabilité pour les souffrances qui avaient laissé des générations<br />

entières complètement paralysées. Ils ont été les premiers<br />

à faire preuve de courage en abordant les torts causés, l’abus,<br />

l’enlèvement par la force et les humiliations infligées. Ils ont été<br />

les premiers à prendre des mesures concrètes en vue d’amener<br />

une réconciliation. Pour moi, ils se montraient sous un jour plus<br />

favorable que d’autres.<br />

Clamer ma vérité 193


Au début, je ne me sentais pas à l’aise. Personne ne m’a parlé<br />

alors que je prenais place dans un banc à l’arrière. Il n’y avait<br />

aucun autre Autochtone et j’ai interprété cela comme une accusation<br />

publique. Quand le service a commencé, j’ai tout écouté<br />

en passant tout au filtre dur, sévère de ma rage. Puis j’ai remarqué<br />

une vieille dame assise près de moi, les yeux fermés pendant<br />

que le ministre parlait. Elle paraissait calme et sereine et son visage<br />

rayonnait, ce que j’ai envié. Alors j’ai fermé les yeux à mon<br />

tour et penché ma tête vers l’arrière et j’ai écouté.<br />

J’ai cessé ce jour-là de suivre la liturgie. Je ne pouvais pas entendre<br />

des doctrines, de la sémantique, voir du prosélytisme ou<br />

porter des jugements. Les yeux fermés, tout ce que je pouvais<br />

entendre, c’était plutôt la voix faible du ministre racontant<br />

l’histoire d’une femme pauvre, toxicomane, vivant dans la rue,<br />

qu’il a aidée malgré sa crainte et ses doutes. Tout ce que j’ai<br />

entendu, c’est de la compassion. Tout ce que j’ai entendu, c’était<br />

une personne très humaine, d’une grande spiritualité, qui parlait<br />

de la vie et remettait en question ses mystères.<br />

Je suis donc retourné la semaine suivante. J’y suis retourné et<br />

j’ai repris mon banc, puis j’ai fermé les yeux et j’ai écouté. Après<br />

avoir lu le texte biblique, le ministre l’a analysé en le replaçant<br />

dans le contexte de son impatience et des leçons tirées de<br />

son attente dans une file à l’épicerie et dans la circulation de<br />

l’autoroute. Voilà un homme responsable d’orienter la vie d’une<br />

congrégation qui parle de lui et de ses propres manquements<br />

spirituels à résoudre. Il n’avait pas le désir immodéré de s’élever,<br />

ni de supériorité sous-entendue. C’était simplement le message<br />

d’un homme nous disant que c’était dur de se comporter comme<br />

un être spirituel.<br />

Je suis retourné à cette église pendant bon nombre de semaines.<br />

Les messages entendus traitaient de l’humanité et d’une quête<br />

de l’innocence, du réconfort, du bien-être et de l’appartenance.<br />

Je ne sais pas exactement à quel moment ma colère et mon<br />

ressentiment sont disparus. Je sais seulement qu’à un moment<br />

donné, j’ai réalisé qu’il n’y avait rien dans ce message<br />

qui n’était pas guérison. J’ai pris conscience qu’il s’agissait de<br />

compassion, d’amour, de bienveillance, de confiance, de courage,<br />

de vérité et de loyauté, de même qu’une foi profonde qu’il<br />

y a un Dieu, un créateur. Il n’y avait pas raison d’être en colère<br />

contre l’un ou l’autre de ces faits ; en réalité, il n’y avait rien<br />

de différent de ce que la spiritualité autochtone nous enseigne.<br />

Quand je suis revenu dans ma commumauté d’attache, je suis<br />

allé voir les guides spirituels, les guérisseurs et les cérémonies.<br />

Je m’étais engagé à apprendre les principes spirituels qui ont<br />

permis à notre peuple d’assurer sa continuité, de se redéfinir et<br />

de survivre à travers des changements incroyables. J’avais déjà<br />

adopté plusieurs de ses enseignements et je les avais appliqués<br />

dans ma vie quotidienne ; à chaque cérémonie à laquelle<br />

j’assistais, j’en apprenais de plus en plus au sujet de l’essence<br />

de notre vie spirituelle. Ce que j’avais retenu des sermons du<br />

ministre pendant ces dimanches matins n’était pas si différent<br />

du message fondamental de nos enseignements au sujet de<br />

l’humanité. Les yeux fermés, il n’y a aucune différence, que<br />

194 Richard Wagamese<br />

Clamer ma vérité 195


la personne soit blanche ou indienne ; la colère s’est éloignée<br />

tranquillement sans agitation.<br />

Maintenant cela fait des années que je ne me suis pas assis dans<br />

cette église. Je ne suis pas replongé dans les eaux sombres du<br />

ressentiment, de la rage ou de vieilles plaies. J’ai plutôt fait la<br />

paix avec les Églises et, par ricochet, avec les pensionnats, avec<br />

le Canada. Cette église a changé mon attitude personnelle. Bien<br />

entendu, il y a encore des raisons véritables d’être en colère. La<br />

souffrance causée par les années passées au pensionnat, tant<br />

chez les Survivants que chez ceux comme moi qui en ont été<br />

les victimes une génération ou plus par la suite, est immense,<br />

réelle et omniprésente. Cependant, la guérison est possible<br />

si on le veut vraiment et, en fait, c’est là le bon moyen. Toute<br />

l’expérience visant à retrouver sa spiritualité exige de nous un<br />

sacrifice et, en ce domaine, le prix d’entrée est un fervent désir<br />

de se débarrasser de ce blocage causé par la colère.<br />

Quand la Commission de vérité et de réconciliation fera sa<br />

tournée canadienne et entendra les histoires des personnes<br />

ayant souffert dans les pensionnats, j’espère qu’il y aura des<br />

témoignages comme le mien — celui de personnes qui ont lutté<br />

contre le ressentiment, la haine et la colère et qui ont enfin trou-<br />

vé la paix. La Commission et le Canada ont besoin d’entendre<br />

des histoires de guérison, plutôt que de reprendre inlassablement<br />

l’audition d’histoires semblables et de raviver la douleur. Il<br />

faut qu’ils entendent qu’en dépit de tout, des horreurs de toute<br />

sorte, il est possible d’avancer et d’apprendre comment avoir le<br />

cou rage de mettre fin à la souffrance, d’y renoncer. Nos voisins<br />

en ce pays doivent aussi entendre des histoires sur notre capacité<br />

de pardon, d’auto-examen, de compassion et sur notre aspira-<br />

tion vers la paix, parce qu’elles démontrent notre résilience col-<br />

lective en tant que peuple. C’est de cette façon qu’on parviendra<br />

à la réconciliation.<br />

C’est tout un mot, la réconciliation. Tout simplement, il signifie<br />

un retour à l’harmonie. On établit l’harmonie par la vérité<br />

et on s’appuie sur l’humilité pour que la vérité ressorte. C’est<br />

une démarche spirituelle. C’est la vérité. C’est Indien. Parmi<br />

nous, comme nations d’Autochtones et comme membres de ces<br />

nations, nous nous reconnaissons une capacité prodigieuse de<br />

survivance, de résistance et de pardon. Dans ce processus initial<br />

de la réconciliation avec nous-mêmes, nous retrouverons le<br />

pouvoir d’instaurer l’harmonie avec d’autres et c’est là qu’il faut<br />

l’amorcer ce processus — dans le sol fertile de notre coeur, de<br />

notre pensée et de notre esprit.<br />

Cela aussi, c’est Indien.<br />

Biographie<br />

Richard Wagamese est un Ojibway de la Première nation<br />

Wabasseemoong dans le nord-ouest de l’Ontario. Il a été conférencier<br />

dans le domaine de la création littéraire à Saskatchewan Indian<br />

Federated College, University of Regina ; de plus, il a été rédacteur<br />

pour la Commission royale sur les peuples autochtones, un conseiller<br />

196 Richard Wagamese<br />

Clamer ma vérité 197


pédagogique en journalisme pour le Grant MacEwen Community<br />

College et le Southern Alberta Institute of Technology (SAIT), de même<br />

que scénariste pour la production de North of 60 de CBC-Alliance.<br />

Reconnu pour son style fluide, Richard Wagamese a été critique<br />

littéraire, de cinéma et de musique, reporter et rédacteur d’articles<br />

spécialisés pour de nombreux journaux et revues au Canada. Il a<br />

également beaucoup travaillé aux informations et à des documentaires<br />

à la radio et à la télévision.<br />

Consécutivement à sa carrière d’éminent journaliste où il est devenu<br />

le premier Autochtone au Canada à recevoir un prix dans le cadre du<br />

Concours national de journalisme pour la rédaction de chroniques,<br />

il est passé au roman. Résultat : son premier roman Keeper’n Me<br />

(1994) a été primé comme succès en librairie, ce qui a été suivi d’une<br />

anthologie de ses chroniques dans les journaux, The Terrible Summer<br />

(1996), de son deuxième roman, A Quality of Light (1997), des mémoires<br />

intitulées For Joshua: an Ojibway Father Teaches His Son (2002), de<br />

son troisième roman Dream Wheels (2006), de son quatrième, Ragged<br />

Company (2007) et finalement de son dernier ouvrage, un deuxième<br />

tome de mémoires One Native Life (2008). Richard Wagamese a été<br />

inscrit dans Canadian Who’s Who.<br />

Nouvelles élèves au pensionnat Moose Factory Indian Residential<br />

School<br />

Moose Factory, Ontario<br />

Avec l’aimable autorisation de Janice Longboat<br />

Clamer ma vérité 199


Mitch Miyagawa<br />

Un bientriste État<br />

[Une version de cet article a été publiée en 2009 dans The Walrus 6(10):22–30.]<br />

Le gouvernement du Canada a fait ses premières excuses à ma<br />

famille pour l’internement des Canadiens japonais pendant la<br />

deuxième Guerre Mondiale, en 1988. J’avais dix-sept ans et je<br />

n’en ai gardé aucun souvenir. J’avais d’autres soucis. Ma mère<br />

venait de quitter mon père, Bob Miyagawa. Elle était en larmes<br />

et s’était excusée pendant que mon frère et moi l’aidions à char-<br />

ger ses meubles à l’arrière d’une camionnette empruntée. Cela<br />

faisait un moment qu’elle préparait son départ. Au cours du<br />

souper de célébration de la retraite de mon père, l’année d’avant,<br />

son patron à l’Alberta Forest Service lui avait remis en mains<br />

propres un pulaski plaqué argent, une peluche de Bertie le castor<br />

pompier et un fauteuil à bascule. Il a suffi d’un seul coup d’œil<br />

sur ce fauteuil pour faire comprendre à ma mère Carol — qui<br />

avait à peine 40 ans et était impatiente de vivre de nouvelles<br />

aventures — que la fin était proche.<br />

Trois mois après le départ de ma mère, le 22 septembre, Brian<br />

Mulroney a pris la parole dans la Chambre des Communes. La<br />

tribune était remplie de Canadiens japonais du troisième âge<br />

et de dirigeants communautaires qui se sont levés lorsque le<br />

Premier Ministre a commencé son discours. <strong>«</strong> Le Gouvernement<br />

Clamer ma vérité 201


du Canada a injustement incarcéré des milliers de citoyens<br />

d’origine japonaise, s’est approprié leurs terres et les a privés du<br />

droit de voter <strong>»</strong>, a-t-il déclaré. <strong>«</strong> La seule façon de réparer le<br />

passé est de présenter nos excuses <strong>»</strong>. Après son discours,<br />

l’audience assise dans la tribune l’avait acclamé, montrant ainsi<br />

un manque de respect des lois parlementaires très peu caracté -<br />

ris tique de la population canadienne japonaise.<br />

Les nuages ont peut-être soudain fait place au soleil à Ottawa et<br />

les cerisiers ont peut-être fleuri spontanément à Vancouver, mais<br />

je n’ai rien remarqué. Cette année-là, je terminais mes études<br />

secondaires. Chaque jour, après les cours, je travaillais à West<br />

Edmonton Mall, la main enfoncée jusqu’au coude dans de la<br />

crème glacée Quarterback Crunch pour pouvoir me payer une<br />

table de billard. Les fins de semaine, je rendais visite à ma mère<br />

à son nouveau domicile, un petit appartement qui se trouvait à<br />

proximité de la voie ferrée près de Stony Plain Road.<br />

Jusqu’à ce moment, et peut-être aujourd’hui encore, j’avais<br />

utilisé le fait d’être à moitié japonais simplement pour me rendre<br />

unique. Une façon d’entamer une conversation. De draguer<br />

les filles. L’internement de mon père et de 22 000 autres personnes<br />

était juste un détail à ajouter à l’histoire. Cela ne faisait<br />

qu’embellir mon image de martyre. Peu de filles ont mordu à<br />

l’hameçon.<br />

Quatre ans plus tôt, lorsque Brian Mulroney était dirigeant de<br />

l’opposition, il avait demandé à Pierre Trudeau de présenter<br />

des excuses à tous les Canadiens d’origine japonaise. Exaspéré,<br />

202<br />

Mitch Miyagawa<br />

M. Trudeau avait répliqué brusquement : <strong>«</strong> Combien d’autres<br />

injustices historiques devraient alors être réparées? <strong>»</strong>. Ce serait<br />

la dernière journée que Pierre Trudeau passerait au Parlement en<br />

tant que Premier Ministre. Il avait terminé en disant sur un ton<br />

de vertueuse indignation : <strong>«</strong> Je ne pense pas que ce soit le rôle du<br />

gouvernement de réparer les torts commis dans le passé. Je ne<br />

peux pas réécrire l’histoire <strong>»</strong>.<br />

M. Trudeau devait savoir qu’une fois qu’on avait ouvert la<br />

porte <strong>«</strong> des excuses <strong>»</strong>, elle ne pourrait plus jamais être refermée.<br />

M. Mulroney peut-être aussi. Les réparations faites aux<br />

Canadiens japonais ont constitué le début de notre expérience<br />

nationale de <strong>«</strong> remords institutionnel <strong>»</strong>, une expérience qui a<br />

pris beaucoup d’ampleur au cours des vingt dernières années et<br />

qui s’est entrelacée avec l’histoire de ma propre famille.<br />

J’ai toujours pensé que le verre était à moitié plein : le divorce de<br />

mes parents n’a pas vraiment créé de cassure, mais plutôt une<br />

expansion. Ils se sont tous deux remariés et mes enfants ont<br />

tellement de grands-parents qu’ils n’arrivent plus à les compter.<br />

Et ma famille a certainement reçu le plus grand nombre<br />

d’excuses dans le pays — peut-être dans le monde.<br />

J’ai regardé Stephen Harper présenter ses excuses au sujet des<br />

pensionnats indiens en compagnie d’Etheline, la femme de mon<br />

père, pendant une chaude soirée d’été, en 2008. Etheline faisait<br />

partie de la troisième génération de sa famille Cri à fréquenter<br />

une école de missionnaire pour les Indiens. Elle avait fréquenté<br />

le pensionnat de Gordon à Punnichy, en Saskatchewan, pendant<br />

Clamer ma vérité 203


quatre ans. Le pensionnat de Gordon est le dernier pensionnat<br />

géré par le gouvernement fédéral à avoir fermé ses portes, en<br />

1996, après plus d’un siècle.<br />

Lorsque j’ai ensuite parlé à ma mère à Calgary, elle a mentionné,<br />

d’un air un peu détaché, que son deuxième mari, le père de<br />

Harvey, avait dû payer la taxe d’entrée pour les Chinois lorsqu’il<br />

était enfant. M. Harper a présenté ses excuses à tous ceux qui<br />

avaient dû payer cette taxe et à leur famille en 2006.<br />

J’étais conscient du fait que ma famille était devenue une étude<br />

de cas multiculturelle, mais lorsque je me suis rendu compte que<br />

le gouvernement nous avait présenté ses excuses à trois reprises,<br />

ce qui n’avait été jusque là qu’une coïncidence étrange était devenu<br />

une sorte de plaisanterie (Q : Comment un Canadien dit-il<br />

bonjour? : <strong>«</strong> Je suis désolé <strong>»</strong>) Peu après cependant, j’ai commencé<br />

à me demander ce que ces excuses signifiaient vraiment<br />

et si elles servaient à quelque chose. Je cherchais des réponses,<br />

mais je n’ai trouvé, en général, que plus de questions. Je suis<br />

devenu à la fois cynique et converti. En d’autres mots, je suis<br />

plus troublé qu’avant. Je ne suis pas un expert ou un prophète<br />

en matière d’excuses. Je suis vraiment désolé. C’est tout ce que je<br />

peux vous offrir : mon histoire d’excuses.<br />

À l’automne 2008, j’ai quitté Whitehorse pour me rendre à<br />

Vancouver. L’association nationale des Canadiens japonais avait<br />

organisé une célébration et une conférence en l’honneur du<br />

vingtième anniversaire du début de la mise en place de mesures<br />

de réparation. Il pleuvait lorsque je me suis dirigé vers le hall de<br />

204<br />

Mitch Miyagawa<br />

réunion de la communauté japonaise dans la rue Alexander à<br />

Vancouver-Est où se trouvait, à une époque, le centre de la com-<br />

munauté japonaise.<br />

Au loin, sur les quais, des grues rouges géantes émergeaient<br />

entre les bâtiments situés le long de la rue Hastings et sortaient,<br />

un à un, des conteneurs de cargos ancrés dans l’anse Burrard.<br />

La pluie, qui tombait en vrai déluge, avait trempé jusqu’aux<br />

os les sans abris qui faisaient la queue devant l’Union Gospel<br />

Mission, à l’intersection des rues Princess et Cordova, à<br />

quelques minutes du hall de réunion. Certains s’étaient réfugiés<br />

sous les vieux cerisiers du parc Oppenheimer, à côté du terrain<br />

de baseball où l’équipe de baseball d’Asahi, les protégés de<br />

<strong>«</strong> Japantown <strong>»</strong>, avait joué avant la guerre.<br />

À l’intérieur du hall, quelques centaines de personnes s’étaient<br />

regroupées et buvaient du thé vert et du café servis dans de<br />

grands récipients en argent par des bénévoles en vestes bleues.<br />

Les participants au premier débat de la journée, intitulé <strong>«</strong> Il<br />

n’est jamais trop tard <strong>»</strong> (Never Too Late) se sont installés sur<br />

la grande estrade à l’avant. Ils représentaient tous ceux dont<br />

l’identité incluait un trait d’union dans notre pays : un arcenciel<br />

composé de Japonais-, de Chinois-, d’Indo-, de Noirs-,<br />

d’Autochtones et d’Ukrainiens-Canadiens, assis derrière deux<br />

longues tables pliantes. Toutes ces communautés avaient dû<br />

subir l’internement, ou avaient été exclues ou systématiquement<br />

maltraitées. Certains avaient reçu des excuses, d’autres en<br />

demandaient. Des visages indignés, assis en rang d’Oignon ; une<br />

tribune remplie de victimes. (<strong>«</strong> Un Japonais-, un Chinois-, un<br />

Clamer ma vérité 205


Indo-, un Noir-, un Autochtone et un Ukrainien-Canadien se<br />

rendent tous dans un bar. Le barman les regarde et dit : <strong>«</strong> Est-<br />

ce que c’est une plaisanterie? <strong>»</strong>)<br />

Dans le monde fictif décrit dans Eating Crow, un roman qui<br />

traite de ce sujet, écrit par Jay Rayner, la mode la plus en vogue<br />

en relations internationales est ce qu’on appelle <strong>«</strong> l’engagement<br />

au repentir <strong>»</strong>. Afin de régler tous les problèmes issus des<br />

guerres, génocides et persécutions passés, les États-Unis<br />

créent un Bureau d’Excuses. Le protagoniste du roman, Marc<br />

Basset, est engagé comme directeur, en partie en raison de sa<br />

capacité exceptionnelle à présenter des excuses venues droit du<br />

cœur, mais aussi en raison de <strong>«</strong> sa capacité à convaincre <strong>»</strong>. Ses<br />

ancêtres étaient des capitaines de bateaux d’esclaves, des chefs<br />

de colonies, ont massacré les autochtones et mené des <strong>«</strong> guerres<br />

sales <strong>»</strong>. Appuyé par une équipe de chercheurs et de conseillers,<br />

M. Basset voyage à travers le monde entier pour offrir ses<br />

<strong>«</strong> déclarations de remords <strong>»</strong>.<br />

La notion <strong>«</strong> d’engagement au repentir <strong>»</strong> est plus proche de<br />

la réalité que vous ne le pensez. Le gouvernement japonais<br />

a fait au moins quarante <strong>«</strong> déclarations de remords <strong>»</strong> en<br />

rapport à la guerre depuis 1950. L’Europe de l’Ouest se<br />

souvient parfaitement du célèbre Kniefall du chancelier Willy<br />

Brandt en 1970, lorsque ce dernier est tombé à genoux sur<br />

les marches du monument érigé en l’honneur du soulèvement<br />

du ghetto de Varsovie, un hommage silencieux aux victimes<br />

de ce soulèvement. Au cours des vingt dernières années, le<br />

Premier Ministre italien Silvio Berlusconi s’est excusé pour<br />

206<br />

Mitch Miyagawa<br />

l’occupation coloniale de la Libye, le président sud-africain<br />

Frederik W. de Klerk s’est excusé pour l’apartheid et la Reine<br />

d’Angleterre a promulgué une Proclamation royale exprimant<br />

ses regrets auprès des Acadiens des Provinces maritimes et de<br />

la Louisiane. En 1998, le gouvernement australien a commencé<br />

à instaurer une journée nationale annuelle pour s’excuser des<br />

<strong>«</strong> générations volées <strong>»</strong> d’enfants aborigènes. En 2005, le Sénat<br />

américain s’est excusé d’avoir omis de mettre en œuvre la<br />

législation fédérale anti-lynchage. Et les deux assemblées du<br />

Congrès américain ont maintenant présenté leurs excuses pour<br />

avoir permis l’esclavage.<br />

Lors de la Conférence mondiale des Nations-Unies contre le<br />

racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance<br />

qui y est associée de 2001, qui s’est tenue à Durban, plus de<br />

100 nations ont demandé à <strong>«</strong> tous ceux qui n’avaient pas encore<br />

contribué à restaurer la dignité des victimes de trouver des mo-<br />

yens appropriés de réaliser cet objectif et, à ces fins, d’apprécier<br />

à leur juste valeur les nations qui avaient atteint cet objectif. <strong>»</strong><br />

L’International Center for Transitional Justice à New York<br />

<strong>«</strong> travaille à atteindre cet objectif, car il apporte son aide aux<br />

pays qui travaillent à accepter la responsabilité des crimes de<br />

masse ou des violations des droits de la personne qu’ils ont com-<br />

mis <strong>»</strong>. Et comme pour ne pas être en manque, diverses juridic-<br />

tions en Australie, aux États-Unis et au Canada ont promulgué<br />

des lois régissant la présentation d’excuses pour permettre aux<br />

fonctionnaires publics de présenter des excuses sans encourir de<br />

responsabilité légale.<br />

Clamer ma vérité 207


Désireux de préserver l’image de pays pacificateur et multiculturel<br />

qu’il a lui-même créée, le Canada joue à fond le rôle de<br />

chef du défilé des excuses. Outre les excuses présentées pour<br />

les pensionnats et la taxe d’entrée, le gouvernement fédéral s’est<br />

également excusé de l’incident du Komagata Maru, incident<br />

au cours duquel un bateau chargé d’immigrants venus d’Inde<br />

avait été renvoyé du port de Vancouver, ce qui a donné lieu à<br />

l’établissement d’un programme de reconnaissance historique<br />

dont l’objectif était de <strong>«</strong> reconnaître et de commémorer les<br />

expériences et contributions des communautés ethno-culturelles<br />

affectées par les mesures prises pendant la guerre et les restrictions<br />

en matière d’immigration appliquées au Canada <strong>»</strong>. Et nous<br />

sommes devenus la première démocratie occidentale à suivre<br />

l’exemple de l’Afrique du Sud en établissant une Commission de<br />

vérité et réconciliation du Canada pour traiter du problème des<br />

pensionnats.<br />

Il n’est pas surprenant que d’autres groupes soient alors venus<br />

frapper à la porte d’Ottawa. Parmi ces groupes, on retrouve les<br />

Ukrainiens-Canadiens, désireux de défendre tous ceux qui ont<br />

été internés pendant la Première Guerre mondiale ainsi que les<br />

résidents de la communauté d’Africville, à Halifax, rasée par<br />

un bulldozer et maintenant un parc pour chiens. Ceux qui ont<br />

déjà reçu des excuses en veulent parfois davantage, ou de meilleures.<br />

Les excuses à la communauté indo-canadienne au sujet<br />

de l’incident du Komagata Maru ont été présentées par Stephen<br />

Harper en dehors du Parlement. Ils désirent à présent ce qu’ont<br />

eu tous les autres groupes : une déclaration officielle.<br />

208<br />

Mitch Miyagawa<br />

Je me suis assis sur une chaise en plastique dans la deuxième<br />

rangée désertée. Quelques secondes plus tard, un vieux Nisei,<br />

un Canadien japonais de deuxième génération nommé Jack<br />

Nagai s’est affalé sur une chaise, à côté de moi. Il a soupiré et a<br />

mis les lunettes qui pendaient à son cou sur son nez. Il m’a dit :<br />

<strong>«</strong> Il faut que je sois tout près à cause de mon appareil auditif <strong>»</strong>,<br />

puis m’a regardé en souriant. J’ai sorti un carnet de notes et il<br />

m’a regardé du coin de l’œil en tripotant un stylo dans la poche<br />

de son veston.<br />

Marques noires. Mes premières notes. Les murs et le plancher<br />

nacrés de l’auditorium du hall de réunion japonais étaient<br />

couverts de marques. Une lumière fluorescente clignotait et<br />

bourdonnait à quinze mètres au-dessus de ma tête. Le hall de<br />

réunion avait la même allure fatiguée qu’un gymnase d’école.<br />

Jack a remarqué que je gribouillais et s’est alors lui aussi mis à<br />

gribouiller sur le dos de son programme.<br />

Les taches brunâtres sur son crâne chauve me rappelaient mon<br />

oncle Jiro, décédé subitement en 2005 à l’âge de soixantedix-sept<br />

ans. Comme par hasard, Jack venait également de<br />

Lethbridge et avait rencontré mon oncle à l’église bouddhiste<br />

de Lethbridge. Mon oncle Jiro, que ses amis non-japonais appelaient<br />

<strong>«</strong> Jerry <strong>»</strong>, avait aidé à lire aux aveugles, joué au bowling<br />

tous les dimanches et noté méticuleusement dans un journal le<br />

prix de tous les aliments qu’il avait achetés ainsi que son score<br />

désastreux au golf. Il avait été célibataire toute sa vie, sans compagne<br />

et sans enfants, comme plusieurs membres de la famille<br />

de mon père.<br />

Clamer ma vérité 209


Les quelques membres de ma famille qui ont maintenant des<br />

enfants ont des conjoints blancs et nos gènes asiatiques sont<br />

donc de plus en plus <strong>«</strong> dilués <strong>»</strong>. Le nom des Miyagawa pourrait<br />

disparaître bientôt avec mes deux fils et avec ce nom disparaîtrait<br />

une histoire dont l’origine remonte à un siècle.<br />

Ma grand-mère et mon grand-père ont commencé à faire la<br />

culture de baies sur un terrain rocailleux et pentu de trois hectares<br />

à Mission, en C-B, vers 1920. Ils se faisaient eux-mêmes<br />

les esclaves de leur labeur, travaillant sans cesse pour défricher<br />

leurs terres et faire marcher leur ferme. Ma grand-mère a fourni<br />

la main-d’œuvre en mettant au monde un bébé chaque année,<br />

pendant toute une décennie. Mon père était l’un des derniers, le<br />

neuvième enfant des dix enfants de leur famille. En 1941, les<br />

Japonais contrôlaient l’industrie de production de baies en C-B.<br />

La ferme de mes grands-parents s’était agrandie et épanouie.<br />

C’est alors qu’ont eu lieu les événements de Pearl Harbor, la<br />

guerre avec le Japon, et le déplacement de plus de 20 000<br />

Canadiens d’origine japonaise de la cote ouest. Un jour de printemps,<br />

en 1942, mon père et sa famille se sont rendus à la gare<br />

portant deux sacs chacun et sont montés dans un train à destination<br />

des champs de betterave sucrière de l’Alberta du sud. Ils<br />

ne sont jamais revenus à Mission. Les Canadiens japonais n’ont<br />

été autorisés à retourner en C-B que quatre ans après la fin de la<br />

guerre et la famille s’est donc installée à Lethbridge. Mon père<br />

a déménagé peu après avoir atteint la majorité et s’est installé à<br />

Edmonton, où je suis né.<br />

210<br />

Mitch Miyagawa<br />

Pour mon père, les excuses étaient vaines. Comme beaucoup<br />

d’autres Canadiens japonais, il avait déjà tendu l’autre joue.<br />

Shikata ga nai, dit le proverbe — ce qui est fait est fait.<br />

J’admire et suis émerveillé par sa capacité à oublier le passé. Il<br />

va jusqu’à appeler le déplacement forcé de sa famille au-delà des<br />

Rocheuses <strong>«</strong> une grande aventure <strong>»</strong>. Pour un enfant de dix ans,<br />

c’était excitant de voir une fumée noire s’échapper de la chemi-<br />

née du train alors qu’il s’approchait de la gare de Mission.<br />

La brume arrondit les angles du quai de la gare dans la vallée<br />

du Fraser. Les gouttes de pluie de la nuit dernière tombent<br />

de l’auvent de la gare et s’accrochent aux bouts pointus des<br />

aiguilles de cèdre. Partout sur le quai, des familles se regroupent,<br />

cachées sous une pyramide branlante de valises. Des enfants<br />

s’agenouillent autour d’une flaque sur la voie ferrée et poussent,<br />

du bout de leur bâton, un scarabée qui tente désespérément de<br />

fuir. Un coup de sifflet retentit au loin ; leur mère les appelle<br />

d’une voix forte, en japonais ; ils arrivent en courant et attendent<br />

à ses côtés. Leur père est à l’écart, perdu dans ses pensées.<br />

Il tente de placer, dans un recoin de sa mémoire, le souvenir de<br />

l’endroit où il a enterré la vaisselle qui appartient à sa famille,<br />

la veille au soir, dans un des champs de baies à quelques kilomètres<br />

de là.<br />

Un bruit de cliquetis. Des freins qui sifflent, un filet de vapeur.<br />

Le train arrive en gare, les portes s’ouvrent ; des gendarmes de<br />

la police montée, bras croisés, surveillent chaque mouvement.<br />

Clamer ma vérité 211


Les familles, leurs valises et les gendarmes se fondent dans la<br />

brume. Tout disparaît, sauf le train. Tout est calme. Un vieux<br />

conducteur portant une casquette bleue sort sa tête par la fenêtre.<br />

Pas besoin d’un ticket pour monter dans ce train, dit-il. Montez,<br />

n’hésitez pas. Bienvenue à bord de l’Express des Excuses.<br />

C’est alors qu’a commencé la conférence. Jack et moi, nous<br />

nous sommes penchés pour mieux entendre. Les participants à<br />

la discussion se sont penchés, tour à tour, au-dessus des micros<br />

placés trop bas et ont rendu hommage au terrain béni des excuses.<br />

Le Chef Robert Joseph, un homme de stature imposante<br />

portant une veste rouge en laine polaire, s’est approché de<br />

l’estrade et a dit : <strong>«</strong> Les excuses présentées aux Canadiens<br />

japonais étaient symboliques <strong>»</strong>. Tous ceux assis autour des<br />

tables avaient l’air minuscules, coincés entre la jupette noire<br />

qui habillait l’estrade et une boule de disco minuscule qui<br />

pendait du plafond.<br />

Ceux qui racontaient l’histoire de leur peuple étaient aussi<br />

ceux qui avaient mis leurs plus belles chaussures pour fouler le<br />

plancher en marbre du Parlement et avaient intenté de brèves<br />

poursuites judiciaires. Ils parlaient en termes abstraits — réconciliation,<br />

compensation, reconnaissance — et continuaient à<br />

montrer leur outrage, dans les situations officielles, en demandant<br />

qu’on reconnaisse leurs causes. <strong>«</strong> N’oublions jamais les<br />

événements du passé pour qu’ils ne se reproduisent pas dans le<br />

futur <strong>»</strong>, le même refrain chanté par tous. Une heure après, Jack<br />

avait fermé les yeux et commençait à pencher légèrement de<br />

mon côté. De faibles ronflements émanaient de l’autre côté de la<br />

212<br />

Mitch Miyagawa<br />

salle, où un groupe de personnes âgées étaient affalées sur leurs<br />

chaises en penchant légèrement du côté.<br />

Ce n’était pas non plus ce que je voulais entendre. Après avoir<br />

étudié et écouté les expressions officielles de remords dont a<br />

bénéficié ma famille et lu les meilleurs livres traitant de ce sujet<br />

(The Age of Apology ; I Was Wrong ; On Apology ; Mea Culpa)<br />

j’en étais venu à conclure que le gouvernement avait présenté ses<br />

excuses, plutôt pour nous faire oublier que pour se souvenir.<br />

J’ai redressé Jack de mon mieux et me suis éclipsé par la porte<br />

arrière pour respirer un peu d’air frais.<br />

J’ai toujours imaginé que ma mère avait rencontré Harvey Kwan<br />

dans une pièce remplie d’ampoules électriques. Ils travaillaient<br />

tous deux dans le Département de l’efficacité énergétique du<br />

gouvernement provincial. Elle s’occupait de la rédaction des<br />

bulletins d’information ; il travaillait en soutien technique.<br />

J’imaginais que ma mère observait Harvey alors qu’il vissait mé-<br />

thodiquement les ampoules dans les douilles d’essai nues. Elle<br />

admirait sa stature. Frôlant tout juste les cinq pieds, ma mère<br />

avait choisi des maris à la stature compacte (bien qu’elle ait, à<br />

une époque, fréquenté brièvement un escroc texan de taille assez<br />

impressionnante). Mais elle était aussi attirée par sa voix calme,<br />

son sourire timide lorsqu’il lui parlait de puissance électrique<br />

et de cycles de vie. Peut-être ont-ils voulu tous deux ramasser la<br />

même ampoule fluorescente compacte et ont alors ressenti un<br />

choc électrique lorsque leurs doigts se sont touchés?<br />

Clamer ma vérité 213


Ma mère et <strong>«</strong> l’oncle Harv <strong>»</strong> ont tous deux été licenciés peu après<br />

s’être rencontrés et ils ont donc déménagé d’Edmonton à Calgary,<br />

pour se rapprocher des Montagnes Rocheuses qu’ils adoraient<br />

tous les deux. Ils sont alors devenus de vrais aventur-iers de fins<br />

de semaine, passant devant les élans indifférents sur l’autoroute<br />

n°1 de Canmore à Banff en route pour une randonnée, une nuit<br />

de camping ou une sortie a ski. Ma mère avait le vertige ; Harv<br />

lui tenait la main et l’emmenait au sommet des montagnes.<br />

Le père de Harvey avait traversé l’océan sur l’Empress of Russia<br />

et était arrivé au Canada en 1919, à l’âge de 14 ans. Il avait payé<br />

la taxe d’entrée de 500 $, puis avait emprunté un des trains du<br />

Canadien Pacifique avec son père pour se rendre à Médecine Hat,<br />

une ville ferroviaire située dans les prairies arides de l’Alberta.<br />

Au moment où il a atteint à peu près l’âge adulte, en 1923, le<br />

gouvernement canadien a promulgué la Loi sur l’immigration<br />

chinoise, qui est restée en vigueur pendant vingt-cinq ans. Cette<br />

loi interdisait toute nouvelle immigration chinoise au Canada, et<br />

un jeune homme célibataire, comme mon père, ne pouvait donc<br />

avoir que des relations familiales longue distance. Il a cependant<br />

réussi à engendrer trois fils avec sa première femme, en Chine,<br />

à cette époque, mais cette dernière n’a jamais pu s’installer au<br />

Canada et est décédée outre-mer. Mon père s’est finalement<br />

remarié avec sa deuxième femme, la mère de Harvey, qui a dû attendre<br />

plusieurs années avant de pouvoir venir vivre au Canada.<br />

Elle s’était, en attendant son passage au Canada, installée contre<br />

son gré chez la mère du père de Harvey et avait probablement<br />

joué le rôle de servante de la vieille dame.<br />

214<br />

Mitch Miyagawa<br />

C’est tout ce que sait Harvey. Il ne sait rien de la vie de son père<br />

et des vingt-cinq ans que ce dernier a passés loin de sa première<br />

femme et de leurs enfants, puis de sa seconde femme. Il ne sait<br />

pas comment s’appelait son grand-père, ni ce qu’il faisait, ni où<br />

il est enterré. Ils n’ont jamais parlé de cette époque.<br />

M. le président, nous désirons, au nom de tous les Canadiens<br />

et du gouvernement canadien, présenter toutes nos excuses<br />

à la population sino-canadienne au sujet de la taxe d’entrée<br />

et aimerions exprimer nos regrets les plus profonds pour<br />

l’exclusion des immigrants chinois qui s’en est suivie... Aucun<br />

pays n’est parfait. Comme tous les pays, le Canada a fait<br />

des erreurs dans le passé et nous en sommes conscients. Les<br />

Canadiens sont cependant un peuple juste et bon qui tient à<br />

réparer les injustices qui ont été commises. Et bien que la taxe<br />

d’entrée — le produit d’une époque très différente — soit une<br />

chose du passé, nous nous sentons obligés de réparer cette injustice<br />

historique tout simplement parce que c’est la chose juste<br />

à faire, ce besoin de justice étant une des caractéristiques principales<br />

de l’esprit canadien — Stephen Harper, 22 juin 2006<br />

Le mot <strong>«</strong> Apology <strong>»</strong> (Excuses) vient du grec apo et de logos<br />

(<strong>«</strong> parole <strong>»</strong>), et comme le sait tout étudiant de première an-<br />

née de philosophie qui a lu <strong>«</strong> l’Apologie <strong>»</strong> de Platon, ce mot<br />

signifiait à l’origine <strong>«</strong> défendre sa propre position <strong>»</strong>. Mais, au<br />

cours du temps, ce mot a également pris le sens contraire (mot<br />

<strong>«</strong> Janus <strong>»</strong>). Plutôt que de l’utiliser pour justifier ses propres<br />

actions ou position, ce mot est maintenant utilisé pour ad-<br />

mettre le mal qui a été fait et accepter la responsabilité de ses<br />

actions. Lorsque M. Harper s’est exprimé au sujet de la taxe<br />

d’entrée, son discours mettait en évidence les deux visages de<br />

ce mot : C’était une époque différente. Nous avons changé.<br />

Nous devrions, en fait, être fiers de nous. Nous devrions nous<br />

Clamer ma vérité 215


féliciter. Réaffirmer aujourd’hui notre droiture d’esprit en<br />

sacrifiant ceux qui sont disparus.<br />

Plutôt que de redonner vie au passé, ce genre de déclaration<br />

semble rompre les liens que nous avons tissés avec notre histoire,<br />

nous sépare de nos origines et promeut la notion de notre avancement<br />

moral. Elles justifient aussi les façons dont les Canadiens<br />

continuent toujours à profiter de ce passé et dénuent ces excuses<br />

de tout remords. Les rendant insignifiantes. Peu mémorables.<br />

Je n’étais pas le seul à faire une pause. J’ai suivi une Canadienne<br />

japonaise aux cheveux courts et gris. Elle descendait la rue en<br />

direction du parc Oppenheimer et je l’ai regardée de loin, alors<br />

qu’elle posait doucement sa main sur le tronc de l’un des vieux<br />

cerisiers. J’ai appris plus tard que ces arbres étaient des arbres<br />

<strong>«</strong> du souvenir <strong>»</strong>, plantés par des Canadiens japonais, il y a trente<br />

ans. La Ville de Vancouver avait tenté de les abattre dans le<br />

cadre d’un récent projet de développement, mais la communauté<br />

canadienne japonaise s’était ralliée pour les sauver (bien que le<br />

vieux terrain de baseball, lui, soit toujours destiné à être détruit).<br />

Je suis revenu au hall de réunion juste à temps pour le dîner.<br />

Devant moi, dans la queue, se trouvait l’écrivain et intellectuel<br />

Roy Miki, un des principaux dirigeants du mouvement demandant<br />

la réparation des torts subis par les Canadiens japonais et<br />

un membre du comité négociateur de l’association nationale des<br />

Canadiens japonais. Miki est né dans un camp d’internement,<br />

au Manitoba, en 1942, six mois après que les membres de sa<br />

famille ont été déracinés de leur foyer à Haney, C-B. Il a ri<br />

quand je lui ai parlé de ma famille et, intrigué, s’est installé<br />

à côté de moi pendant le dîner. Ses cheveux blancs étaient<br />

parfaitement coiffés, la raie d’un côté, et il portait des lunettes<br />

teintées en bleu. Nous avons joué à mettre des boîtes bento en<br />

équilibre sur nos genoux et il m’a dit quelque chose qui m’a<br />

époustouflé : les négociateurs n’avaient pas tenu à obtenir des<br />

excuses à tout prix.<br />

<strong>«</strong> Nous voulions mettre en lumière le fonctionnement du système,<br />

pour mettre l’accent sur ses défauts <strong>»</strong>, m’a t-il dit. <strong>«</strong> Notre<br />

objectif principal n’était pas de recevoir des excuses ou une compensation.<br />

La vraie victime était la démocratie elle-même, pas<br />

les gens <strong>»</strong>. Ceux qui avaient exigé d’obtenir des réparations voulaient<br />

en fait que le gouvernement reconnaisse que la démocratie<br />

avait été bafouée et que certains avaient en fait bénéficié de<br />

l’internement des Canadiens japonais. Ils voulaient changer le<br />

système pour protéger les droits de chacun dans le futur.<br />

Miki continuait à se méfier des expressions de remords offertes<br />

par le gouvernement et s’inquiétait du fait que le contenu émotionnel<br />

des excuses — l’accent sur la <strong>«</strong> guérison <strong>»</strong> — permettait<br />

de détourner l’attention d’un sujet plus important, celui de la<br />

justice. <strong>«</strong> La présentation d’excuses est devenue maintenant<br />

l’élément essentiel <strong>»</strong> a dit Miki. <strong>«</strong> Cela permet au gouvernement<br />

de se faire passer pour le bon samaritain. Mais il existe un<br />

déséquilibre de pouvoir qui doit être remis en question ; celui<br />

qui fait des excuses a plus de pouvoir que celui à qui on fait des<br />

excuses. <strong>»</strong><br />

216 Mitch Miyagawa Clamer ma vérité 217


Au moment de présenter des excuses aux Canadiens japonais,<br />

M. Mulroney a dit que <strong>«</strong> l’objectif était d’offrir réparation aux<br />

survivants, à leurs enfants et aux nôtres, pour qu’ils puissent<br />

vivre ensemble dans ce pays, sans devoir porter le lourd fardeau<br />

des torts infligés aux, et des griefs entretenus par, les générations<br />

précédentes. <strong>»</strong> Le persécuteur tout comme la victime sont alors<br />

libérés de leurs liens. L’internement des Canadiens japonais<br />

<strong>«</strong> était contre la nature de ce que promeut notre nation <strong>»</strong>. Les ex-<br />

cuses présentées par M. Mulroney, disait ce récit de rédemption,<br />

permettaient au Canada de retourner à son état d’origine, un<br />

état de perfection. Musique. Tambours. Les lumières s’allument<br />

et tout va à nouveau bien dans ce monde. Je trouve qu’il est<br />

difficile de résister à cette histoire, surtout quand on sait que<br />

les personnages principaux nous ont quittés depuis longtemps.<br />

Mais ceci est loin d’être un conte de fées.<br />

Mon père a rencontré sa deuxième femme, Etheline Victoria<br />

Blind, lors d’un bingo organisé à Edmonton Sud. Oui, il a<br />

rencontré son épouse autochtone lors d’un bingo, devant un<br />

kiosque avec une vitrine en verre où des morceaux de bannock<br />

frits, mieux connus sous le nom de <strong>«</strong> kill-me-quicks <strong>»</strong> (une mort<br />

rapide) luisaient sous la lumière des néons.<br />

Je travaillais pour une organisation environnementale à cette<br />

époque. Comme la plupart des organisations caritatives de<br />

l’Alberta, nos levées de fonds se faisaient principalement par le<br />

biais de bingos et dans les casinos. Mon père était l’un de nos<br />

principaux bénévoles. Il était retraité, fiable et toujours de bonne<br />

humeur, même s’il n’entendait plus trop bien. Etheline, par contre,<br />

218<br />

Mitch Miyagawa<br />

était sur la liste de bénévoles qu’on appelait en dernier recours.<br />

Elle était la mère d’un ami d’école d’un collègue. Je ne la connais-<br />

sais pas, mais je l’ai appelée un soir, par pur désespoir.<br />

Je ne me souviens pas avoir vu voler d’étincelles entre mon père<br />

et Etheline. Il avait soixante-cinq ans à l’époque et ne semblait<br />

pas vouloir raviver les braises de sa vie amoureuse. Mais<br />

Etheline l’avait invité à jouer au Scrabble et c’est ainsi qu’a com-<br />

mencé leur histoire.<br />

Mon père entretenait une relation quelque peu acariâtre avec<br />

Etheline, à mon avis. Ils ont vécu séparément pendant de<br />

longues années — Papa dans un appartement situé sur Rainbow<br />

Valley Road et Etheline dans un duplex fatigué à cinq minutes<br />

de là — mais ils se sont rapprochés, petit à petit, tant sur le plan<br />

géographique que sur le plan spirituel. Il l’a finalement épousée,<br />

quelques jours après la Saint-Valentin, huit ans après qu’ils se<br />

sont rencontrés. Je suis venu de Whitehorse en avion avec mon<br />

fils, âgé d’un an à l’époque. Il était le seul à porter un complet,<br />

un smoking une pièce en daim. Et c’est ainsi qu’Etheline est<br />

devenue ma belle mère indienne.<br />

Les excuses présentées par Stephen Harper aux survivants des<br />

pensionnats ont constitué un événement politique d’envergure.<br />

Comment ne pas être ému par la présence de deux survivantes,<br />

la plus âgée et la plus jeune, côte à côte, leurs pieds foulant le sol<br />

du Parlement — une femme de 104 ans et l’autre de vingt ans à<br />

peine. Les discours étaient superbes, l’optique parfaite.<br />

Clamer ma vérité 219


Et pourtant, j’avais l’impression qu’on m’avait joué un tour, car<br />

ces excuses diluaient l’histoire complexe de l’assimilation en une<br />

politique unique et la faisaient disparaître, comme dans un trou<br />

noir, en la résumant en un problème d’un mot : pensionnats.<br />

Des excuses qui négligeaient d’aborder la plupart des maux. En<br />

nous excusant pour la création des pensionnats, nous pouvions<br />

oublier toutes les autres façons dont le système avait privé — et<br />

continuait à priver — les peuples autochtones de leurs vies et de<br />

leurs terres. Le gouvernement était à l’origine du problème, personne<br />

ne disait le contraire, mais en avait maintenant aussi accepté<br />

la responsabilité et gérait le problème, en aidant avant tout<br />

les survivants à se rétablir. Si ces derniers avaient été victimes de<br />

mauvais traitements, il leur suffisait d’évaluer leurs souffrances<br />

dans un document de trente pages, de faire le total des points<br />

de compensation et de présenter devant un juge l’histoire de leur<br />

viol et de leur solitude pour recevoir ensuite les indemnisations<br />

officielles. Et tout était alors réglé. Et pourtant...<br />

Etheline, je te présente mes excuses. Je t’ai connu pendant dix<br />

ans, et pourtant, je n’ai jamais vraiment su d’où tu venais. Je<br />

suis éduqué, né dans l’ère post-coloniale, post-moderne, de race<br />

mixte, j’ai beaucoup voyagé, je suis curieux, plus ou mois libéral<br />

et politiquement correct. On m’a dit <strong>«</strong> Tu es le plus canadien de<br />

tous les Canadiens <strong>»</strong>. Et pourtant, je ne t’ai jamais demandé de<br />

me parler des années que tu avais passées dans ces pensionnats.<br />

Je ne m’y étais jamais vraiment intéressé jusqu’au soir où nous<br />

avons été témoin de l’heure de gloire de Stephen Harper, cette<br />

cérémonie mémorable — et quand j’ai senti ton émotion, les<br />

poils de mes bras se sont hérissés et j’ai eu des frissons dans le<br />

dos ; nous nous sommes mis à parler, tard le soir, et tu m’as ra-<br />

conté l’histoire de ton grand-père qu’on avait arraché à sa famille<br />

alors qu’il n’avait que quatre ans, le même âge que mon fils aîné,<br />

tu m’as dit qu’il n’avait jamais connu ses parents, mais qu’il avait<br />

réappris le style de vie des Cri dans sa famille adoptive et qu’il<br />

était devenu et resté un homme fort, même après qu’on lui a<br />

enlevé ses propres enfants, tu m’as expliqué qu’il t’avait élevée<br />

parce que ta mère en était incapable, tu m’as parlé des quatre<br />

années que tu avais passées à l’école de missionnaire, tu m’as<br />

dit que ton grand-père avait refusé qu’on coupe tes nattes, que<br />

tu sentais la froideur des murs de brique sur tes mains, que<br />

les lingères ne t’appelaient pas par ton nom mais juste par un<br />

numéro, que tu t’asseyais à la fenêtre pour regarder le chemin de<br />

terre qui menait loin de l’école et que tu pleurais car tu voulais<br />

ton Kokum et Meshom. Je ne savais pas. Ou, peut-être avais-tu<br />

essayé de me raconter, mais je n’avais écouté qu’à moitié. Et je<br />

voudrais aussi m’excuser de raviver tous ces souvenirs, de mettre<br />

sur papier tes souffrances personnelles. Mais je sais qu’il faut en<br />

parler et en reparler. Nous devons en faire quelque chose de vrai,<br />

quelque chose qui ira droit au cœur des gens.<br />

Et je me trouve donc aujourd’hui en train de faire des excuses<br />

pour les excuses présentées par le gouvernement. Et, quoi que<br />

je pense du fait dont elles peuvent aider à enterrer les torts faits<br />

dans le passé au lieu de les mettre à la lumière du jour et du fait<br />

qu’elles profitent des émotions de tous pour éviter d’accepter<br />

toute responsabilité, elles ont malgré cela changé ma vie. Elles<br />

m’ont fait réfléchir à ce que cela signifie que d’être un citoyen de<br />

notre pays. Elles m’ont permis de me rapprocher de ma famille.<br />

220 Mitch Miyagawa Clamer ma vérité 221


Vers la fin de la conférence, la femme aux cheveux gris et courts<br />

s’est levée et a raconté une histoire. Après la deuxième Guerre<br />

Mondiale, lorsqu’elle était encore à l’école, elle avait, un jour,<br />

refusé de lire à voix haute un extrait d’un livre qui contenait le<br />

mot <strong>«</strong> Jap <strong>»</strong>. On l’avait renvoyée chez elle et elle avait fièrement<br />

raconté à son père ce qu’elle avait fait. Il l’avait giflée. Ces excuses,<br />

a-t-elle dit à l’audience, lui avaient redonné sa dignité. La<br />

conférence a pris fin le lendemain, et je suis rentré chez moi, en<br />

proie à de nouvelles réflexions.<br />

C’est l’été ici, alors que j’écris ces mots, presque un an après<br />

la conférence et les excuses ont continué à pleuvoir. L’État de<br />

la Californie a présenté ses excuses pour la persécution des<br />

Chinois la semaine dernière. Des milliers d’anciens étudiants<br />

d’externats indiens, se sentant oubliés par les excuses faites<br />

au sujet des pensionnats, ont fait des revendications officielles<br />

devant la législature du Manitoba hier.<br />

Je suis assis sur la plage de Long Lake, non loin de Whitehorse.<br />

Bien qu’il fasse chaud, l’eau reste toujours froide ici, car l’été<br />

n’est pas assez long pour la réchauffer. Et, bien que mes deux<br />

fils soient loin d’être de vrais Yukonnais, ils se jettent dans l’eau<br />

jusqu’au cou, puis en ressortent en courant, inlassablement. Je<br />

regarde leurs petits corps se contorsionner puis je regarde mon<br />

petit ventre d’homme de trente-huit ans. Je scrute le ciel. Pour<br />

qui ou de quoi nous excuserons-nous lorsque mes enfants seront<br />

à l’âge adulte? Les travailleurs étrangers temporaires? Le système<br />

de bien-être social pour enfants?<br />

222<br />

Mitch Miyagawa<br />

Tomio heurte Sam et le fait tomber. Sam pleure. Je dis à mon<br />

fils aîné : <strong>«</strong> Tomio, demande pardon à ton frère <strong>»</strong>. <strong>«</strong> Pourquoi?<br />

demande-t-il, je ne l’ai pas fait exprès. <strong>»</strong> Je lui réponds :<br />

<strong>«</strong> Demande-lui pardon quand même <strong>»</strong>.<br />

Nous demandons pardon que nous soyons responsables ou non.<br />

Nous demandons pardon quand nous étions présents ou quand<br />

nous étions loin. Nos excuses sont ambiguës dans les interactions<br />

personnelles les plus insignifiantes. Comment pouvonsnous<br />

alors espérer que les excuses faites dans un contexte<br />

politique soient moins compliquées?<br />

Il y a très longtemps — ou même moins longtemps, en fait, mais<br />

au moins depuis la naissance de notre pays, un autre train s’est<br />

lancé sur cette voie ferrée : le train de l’Expérience coloniale. Il<br />

était beau, brillant et imposant. Il est venu tout droit du Nord<br />

jusque dans les forêts humides de la côte du Pacifique. Il n’offrait<br />

que des voyages aller. C’est à présent à l’Express des Excuses<br />

d’offrir le billet de retour.<br />

Regardez-les passer : une petite fille Doukhobor jette un coup<br />

d’œil furtif, cachée sous sa maison, son foulard couvert de<br />

boue. Les policiers qui ont emmené sa soeur et ses amis à<br />

l’école de New Denver sont partis et ne reviendront pas avant<br />

une semaine. Un petit garçon Cri, les cheveux fraîchement<br />

rasés en coupe à la brosse, est assis devant la fenêtre d’un pensionnat<br />

au milieu des prairies de la Saskatchewan et regarde<br />

partir ses parents. Un pêcheur japonais remet les clés de son<br />

nouveau bateau. Une Ukrainienne chasse les moustiques, se<br />

Clamer ma vérité 223


penche pour récolter des pommes de terre à Spirit Lake et sent<br />

son bébé mourir dans son ventre. Un Chinois qui vit sous les<br />

ponts pense à sa femme, restée au pays, et se demande s’il la<br />

reverra jamais.<br />

Mais ne perdez pas courage : à chaque arrêt sur le chemin du<br />

retour, une personnalité importante s’excusera. Tout comme<br />

l’homme au chapeau haut-de-forme dans la locomotive de<br />

l’émission télévisée que regarde mon fils, il arrangera tout, quels<br />

que soient les problèmes qui ont été causés dans le passé.<br />

Tout le monde à bord. Si vous ressentez un léger malaise, c’est<br />

juste le mal des transports. Fermez les yeux. Essayez de ne pas<br />

oublier.<br />

224<br />

Mitch Miyagawa<br />

Biographie<br />

Mitch Miyagawa est un écrivain et un cinéaste de Whitehorse, au<br />

Yukon. Il est né et a grandi à Edmonton, en Alberta et s’est installé<br />

au Yukon en 1998, où il réside avec sa femme et ses deux fils. Mitch<br />

a commencé sa carrière d’écrivain en 2002, avec la production de sa<br />

première pièce de théâtre The Plum Tree. Cette pièce a été produite<br />

dans six villes à travers le Canada, y compris au prestigieux festival<br />

playRites à Calgary et a été publiée en 2004 par Playwrights Canada<br />

Press. Il était le scénariste du Nakai Theatre à Whitehorse, où il a écrit<br />

Carnaval, produit par le Nakai Theatre en 2007. En ce qui concerne<br />

sa carrière cinématographique, le documentaire qu’il a réalisé pour<br />

la Commission nationale du film, Our Town Faro, (2004) a gagné le<br />

concours Northern Sights et a été nominé pour le Golden Sheaf au<br />

Festival du court métrage de Yorkton. Il a co-produit The Lottery Ticket<br />

(2003), un court métrage primé pour BravoFACT et Artifacts (2007),<br />

un court métrage dramatique pour Haeckel Hill Pictures. Il a co-écrit<br />

un long métrage pour Force Four Films intitulé The Asahi Baseball<br />

Story. Il travaille actuellement en post-production d’un documentaire<br />

d’une durée d’une heure sur les excuses offertes par le gouvernement,<br />

commissionné par TVO dans le cadre de leur série de documentaires<br />

d’auteur The View From Here. Mitch a également travaillé en tant que<br />

pigiste pour plusieurs magazines, y compris Geist, Up Here, North<br />

of Ordinary et The Walrus. Il a reçu des mentions honorables lors de<br />

la remise des Prix du magazine Western et magazine canadien pour<br />

son travail. Il détient une maîtrise en beaux-arts (spécialité écriture<br />

créative) de l’Université de la Colombie-Britannique.<br />

Clamer ma vérité 225


<strong>«</strong> Gardons les yeux fixes sur Jesus. <strong>»</strong> Un cours de calligraphie au<br />

pensionnat Red Deer Indian Industrial School<br />

Red Deer, Alberta, vers 1914 ou 1919<br />

Photographe : Eglise unie du Canada<br />

Victoria University Archives, 93.049P/850N<br />

(Photo : Gracieusete de la Fondation autochtone de l’espoir)<br />

Clamer ma vérité 227


Sid Chow Tan<br />

Aiyah! 1 Un petit réveil<br />

dans le temps et<br />

l’espace (extrait)<br />

Même avec des témoins et des dossiers, les historiens font des<br />

estimations éclairées pour remplir les trous. Lorsqu’il n’y a pas<br />

de témoin ou de dossier pour confirmer l’histoire, on ne peut<br />

que l’imaginer. Cependant, avec l’imagination, la divination de<br />

grands événements historiques significatifs est possible, ainsi<br />

que les menus détails qu’ils contiennent. C’est donc par des histoires<br />

comme <strong>«</strong> Un petit Hoy Ping dans la prairie <strong>»</strong> et <strong>«</strong> Gim et<br />

Ruby <strong>»</strong> que je raconte la rencontre entre mon grand-père et le<br />

peuple autochtone dans ce qui est devenu le lieu de son dernier<br />

repos sur les grandes plaines de l’Amérique du Nord.<br />

Voici deux récits de l’histoire d’un moment marquant pour notre<br />

famille. Le récit narratif représente ma réponse à une invitation<br />

à collaborer à un projet historique et culturel en ligne pour le<br />

Conseil national des canadiens chinois il y a cinq ans. Le compte<br />

rendu dialogique constitue mon effort personnel continu, qui<br />

se manifeste en partie dans Gold Mountain Turtle Island, un<br />

opéra né d’une collaboration entre Chinois et Autochtones<br />

Clamer ma vérité 229


en déve loppement par le Carnegie Community Centre dans<br />

le quartier Downtown Eastside de Vancouver, en Colombie-<br />

Britannique. Les deux efforts sont enracinés dans ma croyance<br />

que les Premières Nations et le peuple chinois au Canada doi-<br />

vent se tourner vers l’avenir pour un récit juste de leur histoire.<br />

Il y a de nombreuses personnes à remercier pour leur encourage-<br />

ment : mes enfants et leurs enfants, leurs partenaires, la mère de<br />

mes enfants et nos petits-enfants, mes amis et critiques fréquents<br />

Anne-Marie Sleeman, Leah Kaser, Jim Wong-Chu, Victor Wong,<br />

Sean Gunn et Elwin Xie. Un merci tout particulier à Rika Uto et<br />

Ethel Whitty du Carnegie Community Centre, Donna Spencer<br />

du Firehall Arts Centre et les collaborateurs Renae Morriseau,<br />

Michelle La Flamme et Shon Wong du projet d’opéra chinois/<br />

autochtone. Pour mes grands-parents, Chow Gim (Norman)<br />

Tan et Wong Nooy Tan. Qu’ils reposent en paix.<br />

1) Un petit Hoy Ping2 dans la prairie<br />

Mon Ah Yeh (grand-père paternel) avait de la chance. Sa survie<br />

au Canada est due aux liens d’amitié étroits avec les clans Cris et<br />

Métis locaux des grandes plaines de Gum San (Gold Mountain/<br />

Amérique du Nord). Notre famille remercie nos frères et sœurs<br />

autochtones.<br />

Le début de la vie d’Ah Yeh au Canada était empreint de solitude<br />

et de dur labeur. Il a maudit en silence la loi d’exclusion<br />

raciste (1923–1947) 3 qui le séparait de sa nouvelle femme et de<br />

son fils né depuis peu. Ce n’est qu’un quart de siècle plus tard<br />

qu’il a été réuni avec sa femme ici au Canada. Ils ont alors dû<br />

230 Sid Chow Tan<br />

patienter presque un autre quart de siècle avant que leur seul<br />

enfant et sa famille puissent les rejoindre.<br />

Dieu merci, ouvrir et exploiter un café lui a permis de vaincre<br />

la solitude. Il pensait souvent à l’argent qu’il a emprunté pour<br />

la taxe d’entrée et pour ouvrir son café. Ensuite, il maudissait<br />

silencieusement la loi raciste qui exigeait que seuls les Chinois<br />

devaient payer une taxe pour venir au Canada. Il s’est toujours<br />

demandé pourquoi les Chinois devaient payer une taxe suffisamment<br />

élevée pour acheter deux maisons. Les Européens se<br />

voyaient octroyer un terrain gratuit à cultiver. Il connaissait la<br />

réponse évidente. Enfin, pensait-il, au moins l’État lui permettait<br />

d’embaucher des Amérindiennes comme serveuses et plongeuses.<br />

Une loi interdisait aux propriétaires d’entreprises chinois<br />

d’embaucher des femmes blanches.<br />

Chaque jour, mon Ah Yeh espérait que les affaires aillent assez<br />

bien pour pouvoir envoyer de l’argent en Chine afin de subvenir<br />

aux besoins de sa famille. Dans la ville de la Saskatchewan à<br />

deux silos dans laquelle mon Ah Yeh a ouvert son entreprise, il y<br />

avait une agence indienne. Ce manifeste du soi-disant <strong>«</strong> fardeau<br />

de l’homme blanc <strong>»</strong> distribuait au compte-gouttes des munitions,<br />

du fil à collets et des bons alimentaires aux Amérindiens qui<br />

vivaient dans des réserves. La plupart des réserves indiennes<br />

étaient à une journée de marche du bureau de poste où se trouvait<br />

l’agence.<br />

Un ami d’enfance vivait dans une suite au troisième étage du<br />

plus grand immeuble de la ville (qui était un immeuble fédéral)<br />

Clamer ma vérité 231


parce que ses parents étaient responsables de l’entretien et des<br />

réparations. La fierté de la ville est le deuxième plus vieux palais<br />

de justice en service permanent au Canada, érigé à côté du<br />

bureau des titres fonciers provincial historique. Deux pâtés de<br />

maisons plus loin, à l’étage de l’hôtel de ville, se trouvait le plus<br />

grandiose opéra des prairies canadiennes lors de sa construction.<br />

Un autre ami d’enfance vivait au sud, de l’autre côté d’un terrain<br />

vague avec les membres de sa famille en ville. Mon Ah Yeh a<br />

fini par acheter et rénover la maison de construction solide et a<br />

également bâti une maison sur le terrain vague. Mon ami était le<br />

fils d’un chef de bande crie local et on marchait souvent jusqu’à<br />

l’école ensemble à une époque insouciante. Nos traits faciaux et<br />

cheveux étaient semblables et notre amitié était axée sur le jeu.<br />

Un petit Hoy Ping a été accueilli sur le territoire de la puissante<br />

Nation crie de la Saskatchewan près des bandes de Sweetgrass et<br />

de Red Pheasant.<br />

Mon Ah Yeh échangeait souvent de l’argent contre les bons alimentaires<br />

que recevaient les Amérindiens. Au fil des années, son<br />

café s’est lentement transformé en magasin de détail et en petit<br />

magasin d’alimentation en gros pour les résidents locaux qui<br />

cherchaient à racheter leurs bons et avec lesquels il avait établi<br />

une relation de connivence. Au cours de l’hiver, son garage<br />

derrière le magasin se transformait souvent en arrêt pour la nuit<br />

pour les personnes trop ivres ou fatiguées pour entreprendre le<br />

long chemin vers la réserve. De nombreux chasseurs, amérindiens<br />

et blancs, apportaient des morceaux apparemment inutilisables<br />

d’ours, de chevreuils, d’orignaux et d’autres animaux<br />

232 Sid Chow Tan<br />

sauvages en échange de nourriture et d’argent. Mon Ah Yeh<br />

séchait et préparait les morceaux pour ensuite les vendre à des<br />

fins médicinales à des connaisseurs.<br />

Projetons-nous 50 ans plus tard…<br />

Lorsque je n’étais pas sage ou que je n’étudiais pas le chinois,<br />

mon Ah Yeh m’appelait mong gok doy (garçon de l’empire<br />

perdu), ce qui signifiait la perte du pays et de la culture. En<br />

réalité, il faisait référence au peuple autochtone, battu par une<br />

puissance supérieure, les Européens qui ont volé leurs terres<br />

et ont ensuite tenté d’effacer leur langue et leur culture. Mon<br />

Ah Yeh a établi la règle que mon frère adopté et moi devions<br />

parler le chinois à l’arrière du magasin où nous mangions et<br />

dormions. La punition liée au fait de ne pas parler le chinois?<br />

Une bague coup-de-poing américain sur le crâne. Ouch! Ma Ah<br />

Nging (grand-mère paternelle), qui m’a emmené bébé au Canada<br />

comme <strong>«</strong> fils sur papier <strong>»</strong>, soit illégalement, en 1950, m’appelait<br />

elle aussi un mong gok doy à travers d’autres jurons et paroles<br />

affectueuses. Sa punition liée au fait de ne pas parler le chinois?<br />

Elle m’attrapait par l’oreille. Ouch!<br />

Mon Ah Yeh utilisait souvent l’histoire des jeunes Amérindiens<br />

qui ont perdu leur langue et leur culture pour tenter de<br />

convaincre mon frère et moi de ce qui risquait d’arriver si<br />

nous n’avions pas la capacité de lire et d’écrire le chinois. Ma<br />

réponse à ses sermons? À l’époque comme maintenant, comme<br />

je n’ai jamais été très brillant, je me suis rebellé contre ses idées<br />

rétrogrades — mes intérêts étaient tournés vers les bandes<br />

Clamer ma vérité 233


dessinées, le rock and roll et, plus tard, une franchise illégale<br />

de pétards, condoms et cigarettes parmi mes amis. Les choses<br />

se sont ensuite enchaînées — les filles, les voitures, l’université,<br />

etc. Toutefois, une partie de la langue Hoy Ping a survécu<br />

en moi, en raison de la bague de mon Ah Yeh et des prises<br />

d’oreille de ma Ah Nging. Mon Ah Yeh a donné des noms<br />

chinois à mes enfants, les premiers de notre lignée familiale<br />

à être nés à Gold Mountain après un siècle et demi de lutte.<br />

Malheureusement, mes grands-parents sont décédés avant<br />

d’avoir vu mon premier petit-enfant — la cinquième génération<br />

de notre branche Tan de l’arbre généalogique des Chow à vivre<br />

au Canada.<br />

Mon Ah Yeh a fait preuve de sagesse, mais il était distant,<br />

puisque j’étais le bébé Bouddha de ma Ah Nging. Lorsqu’il était<br />

un jeune garçon, mon grand-père, à l’âge de dix ans, était déjà<br />

imprégné de l’esprit du Kwan Kung — la droiture morale, le<br />

dévouement et la loyauté — quand il a offert de surveiller les<br />

vaches d’un homme riche pour éviter que sa sœur aînée ne soit<br />

vendue. Ma Ah Nging pleurait chaque fois qu’elle racontait cette<br />

histoire. Son mari a sauté sur l’occasion de dow jee foo — d’aller<br />

au pays du labeur perpétuel — à 19 ans. Sans études en classe,<br />

mon Ah Yeh a appris seul à lire et écrire le chinois, et également<br />

un peu d’anglais. Parce qu’il accordait du crédit aux résidents<br />

locaux pour les aliments et les produits, son histoire de temps<br />

et d’espace est mémorable et presciente : simplement dit, un<br />

Canada qui l’a exclu la majeure partie de sa vie, mais au sein de<br />

ce pays, un peuple qui l’a accueilli.<br />

234 Sid Chow Tan<br />

Il n’existe pas de document écrit indiquant le moment où les em-<br />

pires du milieu et perdu se sont croisés à l’historique Battleford,<br />

en Saskatchewan — qui a déjà été le site du gouvernement<br />

territorial de la majeure partie de ce qui est maintenant connu<br />

comme l’Ouest canadien. Almighty Voice est une légende<br />

ici. Louis Riel a été détenu à la prison de Fort Battleford, tout<br />

comme les chefs cris Poundmaker et Big Bear. Wandering<br />

Spirit faisait partie des six Cris et deux Assiniboines pendus en<br />

raison d’une insurrection dans l’enceinte du fort, soit la plus<br />

grande pendaison collective au Canada depuis la Confédération.<br />

Norman du clan Hoy Ping de l’empire du milieu, qui s’est amené<br />

au pays en raison de la faim, est arrivé pour profiter d’occasions<br />

de vie.<br />

Dans mon esprit, la rencontre marquante de mon Ah Yeh avec<br />

les Cris était simple, solennelle et axée autour du respect, du<br />

consentement et de la confiance. Il s’est présenté en disant que<br />

c’était avec plaisir qu’il rencontrait les dirigeants des bandes de<br />

Red Pheasant et Sweetgrass du peuple cri.<br />

<strong>«</strong> Bienvenue à mon café. Mon nom est Norman et je suis un<br />

cuisinier. Ensemble, nous pouvons prospérer pour que je puisse<br />

faire venir ma femme et mon fils afin qu’ils puissent vivre ici<br />

parmi vous. Nous avons un ennemi raciste commun, donc<br />

aidons-nous les uns les autres. Comme moi, vous ne pouvez<br />

pas voter, donc vous être traité comme des citoyens de seconde<br />

classe. Nous en parlerons davantage une fois que vous aurez<br />

goûté à ma cuisine. <strong>»</strong><br />

Clamer ma vérité 235


<strong>«</strong> Votre visage et vos mots nous indiquent que vous êtes un frère.<br />

Votre offre de nous nourrir démontre que vous faites preuve de<br />

générosité et de respect. Je suis Len, le chef de la bande de Red<br />

Pheasant. Nous vous accueillons comme notre frère <strong>»</strong>, déclare le<br />

commandant apparent des hommes des bandes de Red Pheasant<br />

et Sweetgrass. Il fait un signe de la tête aux hommes le plus près<br />

de la porte extérieure et on apporte deux grosses caisses de poisson<br />

et de gibier frais, un sac de pommes de terre et un mélange<br />

de légumes dans la cuisine.<br />

Norman allume la radio et dit aux hommes de se servir du café.<br />

Len et Norman vont à la cuisine. Ici, Norman épate délibérément<br />

le chef par son adresse et brandit d’une main experte la<br />

hache, le couteau et le couperet à viande alors qu’il prépare les<br />

aliments fournis généreusement. Len demande à Norman s’il<br />

veut bien lui apprendre à couper et trancher comme lui. Ils commencent<br />

tous les deux à préparer le festin — probablement un<br />

chop suey de venaison, du canard sauvage rôti avec des pommes<br />

de terre, du doré jaune frais frit et cuit à la vapeur, ainsi que de<br />

la laquaiche. Bien entendu, il y a du riz et de la sauce soya.<br />

La cuisine de Norman fait clairement sensation avec les Cris,<br />

même s’ils taquinent Len qu’il s’agit d’un travail de femme. Une<br />

fois que la plupart des hommes ont terminé de manger, trois<br />

jeunes femmes cries arrivent avec d’autres pièces de gibier et des<br />

pommes de terre. Elles enlèvent les restes, en les goûtant et en<br />

ricanant tout en débarrassant les tables, en lavant la vaisselle et<br />

en nettoyant la cuisine. Norman semble captivé par une femme<br />

qui, apparemment, supervise le tout et ses nouveaux frères cris<br />

236 Sid Chow Tan<br />

le remarquent. Elle sourit, il sourit et tout le monde sourit. Plus<br />

tard, Norman les informe qu’il est le seul pourvoyeur de sa<br />

famille élargie en Chine, dont il s’ennuie beaucoup. Lentement,<br />

tout le monde quitte le café sauf Len.<br />

<strong>«</strong> Ma sœur Ruby te sourit parce qu’elle a besoin d’un travail. Son<br />

mari s’est sauvé <strong>»</strong>, dit Len à Norman, qui sort une bouteille de<br />

scotch et deux verres. Len fait <strong>«</strong> non <strong>»</strong> de la tête et lève sa tasse<br />

de café. <strong>«</strong> Le whisky empoisonne mon peuple. Je n’en bois pas.<br />

Ruby élève son fils seule parce que le père du garçon aime trop le<br />

whisky. Ruby est une bonne femme qui ne boit plus de whisky. <strong>»</strong><br />

<strong>«</strong> Je comprends <strong>»</strong>, reconnaît Norman, qui verse du café dans la<br />

tasse de Len, se sert trois doigts d’alcool et s’allume une ciga-<br />

rette. <strong>«</strong> Le whisky est la petite chaleur après une longue journée<br />

de travail. Il me calme quand je n’en prends qu’un petit verre ou<br />

deux. Votre sœur travaille bien. J’ai besoin d’aide pour le dîner et<br />

le souper la fin de semaine et je vais la traiter de façon équitable. <strong>»</strong><br />

Norman a exploité son café et son magasin pendant presque 50<br />

ans, plus de 25 sans sa femme Nooy et leur fils Wing, en raison<br />

de la loi d’exclusion raciste du Canada contre nous, les Chinois.<br />

Lorsqu’on lui en parle, il tourne son regard vers le mur arrière,<br />

soit vers le sanctuaire de Kwan Kung, le patron protecteur des<br />

guerriers, écrivains et artistes, en face de la porte avant. Ensuite,<br />

il tourne les yeux vers le ciel et remercie les Amérindiens et<br />

Métis locaux pour leur amitié. Ma Ah Nging tousse. Mon Ah<br />

Yeh lève le pouce et, d’une voix de guerrier, proclame : <strong>«</strong> Lo wah<br />

kiu ho sai lai <strong>»</strong> — le vieux chinois d’outre-mer est le meilleur.<br />

Clamer ma vérité 237


Ma Ah Nging ricane et dit : <strong>«</strong> Oh oui, oh oui <strong>»</strong> — c’était bien<br />

amusant.<br />

Grand-père et grand-mère, je ne vous oublierai jamais.<br />

Notes<br />

1 Aiyah est une exclamation en<br />

chinois. Elle est utilisée comme<br />

soupir ou pour dire <strong>«</strong> oh, oh <strong>»</strong> ou<br />

<strong>«</strong> incroyable <strong>»</strong>.<br />

2 <strong>«</strong> Hoy Ping <strong>»</strong> signifie littéralement<br />

<strong>«</strong> espace ouvert <strong>»</strong> et est le nom<br />

d’un district du sud de la Chine.<br />

Cette histoire a d’abord été<br />

publiée à titre d’essai en ligne sur<br />

238 Sid Chow Tan<br />

le site Web du Asian Canadian<br />

Culture Online Project : http://<br />

www.ccnc.ca/accop/index.<br />

php?section=content/essays/<br />

essayMain.php&sub=content/<br />

essays/sidTan/sidTan.shtml<br />

3 Voir : La Loi de l’immigration<br />

chinoise (1923). S.C., c. 38.<br />

Biographie<br />

Né en Chine et <strong>«</strong> fils sur papier <strong>»</strong> (immigrant clandestin) au Canada en<br />

1950 à la suite de l’annulation de l’exclusion des personnes d’origine<br />

chinoise, Sid Chow Tan descend d’aventuriers pionniers. Élevé dans<br />

une petite ville de la Saskatchewan par ses grands-parents, diplômé<br />

de l’Université de Calgary et résident depuis presque quarante ans<br />

de Metro Vancouver, Sid participe depuis près de trois décennies aux<br />

médias communautaires et au redressement relativement à la taxe<br />

d’entrée imposée aux immigrants chinois et aux lois d’exclusion.<br />

Le plus jeune enfant de la seule famille chinoise de la ville, la vie<br />

politique de Sid se traduit par une vie d’activisme en lutte contre<br />

le racisme et en justice sociale, ce qui s’est parfois soldé par la<br />

désobéissance civile et des arrestations. Ses premiers souvenirs<br />

comme activiste remontent à un débat à l’école en septième année<br />

en appui aux soins de santé universels. Depuis ce jour, il a aidé à<br />

fonder et créer des organismes à Vancouver et partout au Canada<br />

dans le but de combler les besoins communautaires et personnels.<br />

Un producteur de produits médias pigiste et un animateur<br />

communautaire, le service communautaire actuel de Sid comprend<br />

être président national du Conseil national des canadiens chinois<br />

ainsi qu’être le directeur fondateur et actuel de la Head Tax Families<br />

Society of Canada, de l’ACCESS Association of Chinese Canadians<br />

for Equality and Solidarity Society, du National Anti-Racism Council<br />

of Canada, du Downtown Eastside Community Arts Network,<br />

du Downtown Eastside Neighbourhood Council, de la W2 Social<br />

Enterprise Café Society, de la CMES Community Media Education<br />

Society et de la W2 Community Media Arts Society, et être tout près<br />

d’exploiter un centre d’arts médiatiques polyvalent multiplateforme<br />

dans l’historique immeuble Woodward. Père d’un fils et d’une fille,<br />

son art est l’activisme et son métier, l’organisation.<br />

Clamer ma vérité 239


Garçons sur le quai du pensionnat Spanish Indian Residential School<br />

Avec l’aimable autorisation de Father William Maurice,<br />

S.J. Collection – The Shingwauk Project<br />

Clamer ma vérité 241


Roy Miki<br />

Poésie alternative :<br />

Le redressement, une<br />

transformation (extrait)<br />

Pour les Canadiens d’origine japonaise, le traité de redressement<br />

du 22 septembre 1988, conclu avec le gouvernement fédéral,<br />

apparaît comme l’aboutissement d’un effort soutenu mené en<br />

vue de réparer un grand nombre d’injustices endurées dans les<br />

années 1940, du déracinement à l’expropriation, l’internement et,<br />

pour beaucoup, à l’horreur de la déportation. C’était une journée<br />

historique, au cours de laquelle a eu lieu la reconnaissance<br />

longuement attendue des injustices commises, ainsi que les réparations<br />

individuelles et communautaires, les excuses à l’égard de<br />

ceux qui ont été injustement condamnés — des citoyens et leurs<br />

enfants avaient été déportés — et la mise en place d’une fondation<br />

publique contre le racisme, finalement renommée Fondation<br />

canadienne des relations raciales.<br />

Dans le compte rendu que j’ai rédigé sur cet évènement, Redress:<br />

Inside the Japanese Canadian Call for Justice, le cadre du<br />

mouvement de redressement s’inscrit dans l’interaction pluridimensionnelle<br />

entre la politique nationale de citoyenneté, avec<br />

Clamer ma vérité 243


ses valeurs démocratiques, ses espaces subjectifs de mémoire et<br />

la volonté qui ont constitué l’histoire des Canadiens japonais<br />

(ci-après désignés CJ), dont je fais partie, sur plusieurs générations.<br />

1 Les conséquences douloureuses de l’éloignement des<br />

régions de la côte ouest ont saturé les recoins de mémoire de<br />

mon enfance, nourrissant mon imagination d’histoires de séparations<br />

douloureuses et de pertes, non seulement de propriétés et<br />

d’effets personnels, mais surtout de dignité et de bien-être. Une<br />

fois que le statut de <strong>«</strong> sujet d’un pays ennemi <strong>»</strong> nous avait été<br />

attribué et nous avait réduits à rien de plus que des êtres <strong>«</strong> de<br />

race japonaise <strong>»</strong>, une phrase dont le gouvernement est à l’origine,<br />

nous étions dorénavant considérés comme des boucs émissaires<br />

2, 3<br />

susceptibles de porter la marque de l’ennemi.<br />

Aussi loin que ma mémoire puisse me porter, cette marque est<br />

restée attachée à mon être entier, agissant telle une ombre qui<br />

plane inlassablement sur moi, présente même lorsque je n’en<br />

avais pas conscience. L’ombre s’est étendue sur l’imagination<br />

plus large des évènements qui ont démantelé le tissu social, culturel<br />

et économique de nos vies d’avant à Haney, en Colombie-<br />

Britannique, petit village situé dans la vallée du Fraser,<br />

luxuriante et abondante en fruits. Enfant, mon imagination<br />

s’orientait vers la pensée que l’expulsion de ma famille de la<br />

côte ouest signifiait que ma propre naissance, au cours de leur<br />

confinement dans le site de relogement, à Sainte-Agathe, un<br />

petit village canadien-français à proximité de Winnipeg, devait<br />

constituer une certaine forme d’exil. Cet état de pensée a donné<br />

naissance à un douloureux et fréquent sentiment d’absence visà-vis<br />

d’un chez-soi ailleurs, beaucoup plus riche et attachant,<br />

244 Roy Miki<br />

de liens communautaires là-bas, d’une intensité plus forte, et<br />

d’une nature réconfortante, là-bas. Il était toujours question<br />

de là-bas. Ces absences devenaient tangibles par les souvenirs<br />

émanant des albums de photos de membres de la famille disparus,<br />

rangés dans une malle avec d’autres souvenirs conservés<br />

par des voisins, uniquement pour être écoulés en échange d’une<br />

maigre somme dans l’une des nombreuses enchères publiques<br />

parrainées par le gouvernement. Les quelques photos qui ont<br />

été conservées à l’occasion du voyage à travers le pays, en guise<br />

de souvenirs de ce que nous laissions derrière nous, sont devenues<br />

les symboles obsédants de la vie précédant l’internement.<br />

L’atmosphère de rupture avec le passé a pétri les souvenirs de<br />

mon enfance, liés aux rues intérieures de Winnipeg qui m’ont<br />

vu grandir au cours des années d’après-guerre. Rien n’a su rendre<br />

cette sensation aussi réelle, du moins à mon jeune âge, que<br />

le contenu de cette histoire, celle d’un fantôme bienveillant que<br />

mon père, Kazuo, m’a relatée à de nombreuses reprises.<br />

Kazuo est né en Colombie-Britannique en 1906 et a grandi à<br />

Nihon machi (ou <strong>«</strong> Japantown <strong>»</strong>), un quartier de Vancouver,<br />

entre Powell et Alexander Streets, où la majorité des CJ de la<br />

ville vivait avant que ne survienne le déracinement de masse. Un<br />

soir d’été sombre et orageux — oui, il fallait que l’atmosphère soit<br />

sombre et orageuse —, un ami de la vallée du Fraser, qui ne pouvait<br />

pas rentrer chez lui, décida de passer la nuit dans un hôtel de<br />

Powell Street. Toutes les chambres affichaient complet, sauf une<br />

qui était habituellement vide. Des rumeurs circulaient au sein<br />

de la communauté, affirmant que la chambre était hantée par<br />

une jeune femme assassinée par son amant. Ne prêtant aucune<br />

Clamer ma vérité 245


attention aux superstitions, sarcastique à l’égard des croyances<br />

envers les fantômes, l’ami de mon père loua la chambre. Puisqu’il<br />

s’agissait d’une histoire de fantômes, comme il fallait s’y attendre,<br />

il fût réveillé au beau milieu de la nuit par des bruits semblables<br />

à des gémissements. À ce moment-là, sur le verre fumé de la<br />

porte, apparut le visage d’une femme aux longs cheveux noirs<br />

qui l’implorait de l’aider. Lorsque le visage disparût, il s’enfuit de<br />

l’hôtel. Le plus surprenant, disait mon père, et je ne l’ai jamais<br />

oublié, est que le fantôme a disparu avec la communauté lorsque<br />

Nihon machi a été démantelé lors du déracinement de masse de<br />

1942. L’histoire est restée gravée dans ma mémoire au point que<br />

ma propre version m’est venue sous la forme d’un poème, écrit<br />

pour la première fois au début des années 1970. Il invoquait le<br />

visage d’une vieille femme qui errait dans les rues et ruelles de<br />

notre quartier du centre de Winnipeg. Elle se parlait constamment<br />

en japonais et ses propos décousus signalaient qu’elle<br />

était toujours à la recherche des panneaux indicateurs de sa<br />

communauté disparue de Vancouver. Tout comme le fantôme de<br />

l’histoire de mon père, elle est devenue la manifestation externe<br />

des effets intérieurs de l’internement. Je venais de déménager à<br />

Vancouver et, alors que je me promenais aux environs de Powell<br />

Street, une de mes habitudes à l’époque, elle est apparue dans<br />

mon imagination, comme une prémonition du mouvement de<br />

redressement qui s’annonçait — un mouvement qui, à de nombreux<br />

égards, a été mené par la volonté de guérir les blessures<br />

d’un passé hanté par le traumatisme inavoué de l’internement.<br />

Il n’est pas étonnant qu’au début, de nombreux CJ aient évité<br />

de participer aux réunions publiques sur le redressement. Cela<br />

246 Roy Miki<br />

s’expliquait par la peur d’être visible, d’être perçu comme<br />

l’étranger, et même par la crainte d’une forte réaction xénophobe.<br />

Le redressement a permis de faire émerger les souvenirs<br />

d’un passé dont le sort n’a jamais été scellé. Quand bien même<br />

le passé était enfoui dans les profondeurs de leur mémoire,<br />

même à l’occasion de conversations ordinaires, les gens revivaient<br />

ces scènes de déracinement, de confinement et de souffrance;<br />

de nouveau, les blessures qu’ils avaient endurées étaient<br />

impossibles à guérir. Ils avaient appris qu’être CJ signifiait<br />

vivre avec une conscience divisée par une contradiction interne<br />

: tandis que <strong>«</strong> Canadien <strong>»</strong> désignait la sécurité des droits<br />

de citoyenneté, le sentiment d’appartenance nationale et des<br />

formes de gouvernance démocratique, <strong>«</strong> Japonais <strong>»</strong> était synonyme<br />

du spectre du <strong>«</strong> sujet d’un pays ennemi <strong>»</strong>, d’une identité<br />

qui les a condamnés à errer du côté obscur de la nation — où<br />

ils ont été privés de la parole et du pouvoir de se défendre.<br />

Bien que les autorités gouvernementales, notamment la GRC et<br />

le corps militaire, savaient à l’évidence que les déracinements<br />

de masse n’étaient pas une mesure sécuritaire nécessaire, et<br />

qu’ils reflétaient une capitulation face aux pressions racistes<br />

en Colombie-Britannique, des décennies se sont écoulées sans<br />

qu’aucune mesure officielle n’ait été prise en vue de reconnaître<br />

les injustices. L’absence d’une telle reconnaissance publique a<br />

perpétué le lourd fardeau qui associait les CJ aux <strong>«</strong> sujets d’un<br />

pays ennemi <strong>»</strong>. Après avoir subi des pressions pour s’assimiler<br />

— pour devenir la minorité modèle — ils portaient toujours<br />

au plus profond d’eux la hantise psychologique et émotionnelle<br />

de l’internement. Comment passer d’ici à là? — d’un état de<br />

Clamer ma vérité 247


hantise à la Chambre des communes, le cœur même du pouvoir<br />

de la nation?<br />

En utilisant la Loi sur les mesures de guerre pour interner les CJ,<br />

le gouvernement pouvait justifier son action, tout comme l’ont<br />

fait les administrateurs et les politiciens, en évoquant sa parfaite<br />

légalité. De fait, lorsque l’Association nationale des Canadiens<br />

japonais (NAJC) a amorcé le redressement sous la forme d’un<br />

mouvement politique, leur appel pour la justice s’est basé sur<br />

les abus commis au nom de la Loi sur les mesures de guerre.<br />

En d’autres termes, même si les politiques du gouvernement<br />

revêtaient sans doute un caractère légal, les effets qui en ont<br />

découlé — déracinement de masse, expropriation, éloignement<br />

forcé et déportation — ont largement dépassé les normes d’équité<br />

et de régularité des procédures dictées par la loi. La violation des<br />

droits de citoyenneté au nom d’une origine raciale attribuée —<br />

catégorisée sous l’appellation <strong>«</strong> de race japonaise <strong>»</strong> — ne pouvait<br />

pas prétendre relever d’une mesure sécuritaire nécessaire.<br />

Concevoir l’appel pour le redressement soulevait des questions<br />

pressantes liées à la narration, à la voix et à la position,<br />

à tous ces éléments qui exigent qu’une attention particulière<br />

soit portée à la terminologie du redressement. Le modelage<br />

de ces éléments s’est étalé sur deux ans, au cours desquels la<br />

NAJC a œuvré au rassemblement d’un groupe fragmenté de<br />

CJ, en proie à une carence de connaissance des mouvements<br />

politiques et à une lutte contre la tentation de rester silencieux.<br />

De plus, le rôle de <strong>«</strong> victime <strong>»</strong>, souvent mis en avant dans le<br />

contexte du redressement, surtout par les médias nationaux, a<br />

248 Roy Miki<br />

été rejeté par de nombreux CJ. Tout en tenant le gouvernement<br />

comme responsable de leurs pertes, ils sont restés fiers de la<br />

manière par laquelle ils ont réussi à reconstruire leurs vies et à<br />

demeurer fidèles à la nation canadienne. Leur croyance dans<br />

les principes démocratiques explique la raison pour laquelle<br />

le langage de la citoyenneté a trouvé un tel écho auprès d’eux,<br />

confirmant leurs efforts, déployés sur plusieurs décennies, pour<br />

être des Canadiens responsables. L’abrogation de leurs droits<br />

au Canada, en particulier pour les Nisei (deuxième génération),<br />

s’est fait ressentir comme la pire insulte que l’on ait pu porter<br />

à leur cro yance dans la démocratie. Cette attitude a revêtu un<br />

aspect essentiel au sein du dossier du redressement présenté par<br />

la NAJC au gouvernement fédéral en 1984. Au lieu d’adopter la<br />

posture de victimes cherchant à obtenir des réparations au titre<br />

des pertes et dommages subis (au langage juridique), le dossier<br />

s’est focalisé principalement sur le système démocratique. Le<br />

dossier faisait état de la <strong>«</strong> trahison <strong>»</strong> des principes de gouvernance<br />

démocratique par le gouvernement, lorsque celui-ci a<br />

injustement fait interner les CJ. Democracy Betrayed: The Case<br />

for Redress, le document clé qui a propulsé le mouvement de redressement<br />

de la NAJC au sein de la sphère politique nationale,<br />

a été publié à Ottawa le 21 novembre 1984. 4<br />

Le traité de redressement a sans doute été une finalité politique<br />

dans le cadre d’une longue lutte pour la justice, mais c’était également<br />

le meilleur moyen par lequel un passé douloureux a pu<br />

être transformé. Le redressement a rythmé ma vie quotidienne<br />

pendant pratiquement une décennie, m’entraînant dans un calendrier<br />

incessant de réunions, discussions, sessions avec des groupes<br />

Clamer ma vérité 249


de pression et de voyages à travers tout le Canada. À certains<br />

moments, l’attention continue exigée par un tel investissement<br />

était tellement envahissante que la menace du pessimisme et de<br />

l’échec — d’une chute dans le cynisme — n’était jamais très loin.<br />

Cependant, l’implication totale dans la lutte, peut-être à cause<br />

de cela, a fait partie des instants plus poétiques — ces instants<br />

incroyables, lorsqu’un tournant arrive et laisse apparaître l’un des<br />

panneaux montrant la direction d’un chemin, d’une voie qui s’est<br />

finalement révélée être celle qui nous a conduits au traité. Mon<br />

ami de longue date, le poète bpNichol, mort brusquement seulement<br />

quelques jours après le traité de redressement, a souvent<br />

évoqué la nécessité de <strong>«</strong> croire au processus <strong>»</strong> afin de pouvoir<br />

parvenir à une forme de négociation créative. Continuer à croire<br />

au redressement faisait écho à cette même croyance dans le processus<br />

et à un respect pour ce qui était évoqué aux moments les<br />

moins prévisibles. Parmi de nombreux instants poétiques, il y a<br />

en a eu trois dont la signification extraordinaire s’explique par le<br />

fait qu’ils se sont produits au cours de l’été 1984, au moment où le<br />

mouvement de redressement national a pris en main son destin.<br />

Un<br />

L’été 1984 était une période instable au regard du redressement.<br />

Un rapport gouvernemental à l’initiative de tous les partis sur<br />

les conséquences du racisme au Canada, intitulé L’égalité ça<br />

presse!, a été publié avec une recommandation en faveur d’un<br />

traité sur le redressement. Cependant, le gouvernement libéral<br />

de Pierre Eliot Trudeau, et Trudeau lui-même, a véhément exclu<br />

toute reconnaissance officielle des injustices et toute demande<br />

de répar-ation directe. 5 Tout ce que son gouvernement était en<br />

mesure de proposer se réduisait à une déclaration de <strong>«</strong> regret <strong>»</strong><br />

vis-à-vis de ce qu’avaient enduré les CJ ainsi que quelques<br />

millions de dollars afin de mettre en place un institut, dont<br />

la description laissait à désirer, visant à commémorer leur<br />

internement. À la même période, les discussions relatives au<br />

redressement faisaient des remous au sein des communautés<br />

des CJ, et les débats sont soudainement devenus tendus après le<br />

refus de Trudeau. Ceux qui, parmi nous, ont essayé de lancer<br />

un mouvement de redresse-ment à Vancouver, ont pris la décision<br />

de tenir un évènement public le soir du grand Powell Street<br />

Festival à Vancouver, la fête annuelle des CJ se déroulant à<br />

Oppenheimer Park, au cœur de ce qui était auparavant connu<br />

sous le nom de Nihon machi. La réticence de nombreux CJ<br />

âgés à s’exposer dans des évènements publics nous a amenés à<br />

considérer l’importance de présenter de talentueux orateurs.<br />

Heureusement, trois orateurs habitués à s’exprimer en public<br />

nous ont rapidement répondu positivement : David Suzuki, diffuseur<br />

à la SRC, Joy Kogawa, scientifique et auteur de Obasan, 6<br />

ainsi qu’Ann Sunahara, auteur de The Politics of Racism: The<br />

Uprooting of Japanese Canadians during the Second World<br />

War. 7 L’unique voix manquante, en tout cas de notre point de<br />

vue, a été celle de Tom Shoyama, l’un des Nisei les plus respectés<br />

au sein de la communauté. Shoyama était l’éditeur de The New<br />

Canadian, l’unique journal communautaire dont la publication<br />

a été autorisée au moment de l’internement. 8 Dans les années<br />

d’après-guerre, Shoyama s’est forgé une réputation dans tout le<br />

pays, connu pour être un organisateur influent dans le parti de<br />

Tommy Douglas, le CCF (Cooperative Commonwealth Federal)<br />

250 Roy Miki Clamer ma vérité 251


en Saskatchewan. Lorsqu’il a rejoint la politique fédérale, il a<br />

gravi les échelons jusqu’à devenir sous-ministre des Finances<br />

sous le député libéral John Turner. Des rumeurs circulaient sur<br />

la volonté de Shoyama de prendre ses distances vis-à-vis de la<br />

question du redressement et, pour enfoncer le clou, sur le fait<br />

qu’il ne soutenait pas les réparations individuelles. Il n’a pas<br />

répondu à notre invitation à s’exprimer lors de l’évènement.<br />

J’étais à Ottawa, plus précisément à l’aéroport d’Ottawa, sur<br />

le chemin du retour après une réunion sur le redressement, et<br />

j’étais inquiet, car sans nouvelles de Shoyama. Si seulement<br />

je pouvais lui parler en face à face, pensais-je, je pourrais le<br />

convaincre de participer. Le grand respect qu’imposait son<br />

statut de Nisei contribuerait sans aucun doute à encourager<br />

de nombreuses personnes issues de sa génération à participer.<br />

J’avais la tête baissée, concentré à prendre des notes pour la<br />

conférence, quand soudain je l’ai relevée et mon regard s’est<br />

porté sur la vaste zone d’attente de l’aéroport. Là, assis dans<br />

ma direction, j’aperçus un homme de corpulence mince dont<br />

le visage, apaisant, semblait être celui d’un CJ. Tom Shoyama,<br />

ai-je pensé, serait-ce lui? Se pourrait-il qu’il s’agisse précisément<br />

de la personne avec qui je souhaitais m’entretenir à cet<br />

instant-là? Je marchais vers lui et lui adressai la parole, <strong>«</strong> Tom<br />

Shoyama? <strong>»</strong> Il sourit et acquiesça d’un signe de tête. Je me<br />

présentais comme coordinateur de la conférence, il me remercia<br />

et déclina poliment mon invitation. En dernier recours, je<br />

lui proposai de m’asseoir à ses côtés pendant le court vol reliant<br />

Ottawa à Toronto, sa destination, lui disant que s’il maintenait<br />

sa décision une fois arrivés à terre, je la respecterais. Il a<br />

252 Roy Miki<br />

accepté, et par chance le vol n’était pas complet, ce qui nous a<br />

permis de nous asseoir l’un à côté de l’autre. Lorsque nous atterrissions,<br />

il était d’accord pour être notre orateur principal —<br />

puis il est parti en direction d’une autre réunion de la commission<br />

Macdonald sur l’économie, dont il était membre. Lors de<br />

l’évènement public, dans le vieux bâtiment rempli à craquer du<br />

Japanese Language Hall, situé sur Alexander Street, Shoyama<br />

s’est publiquement prononcé en faveur du redressement.<br />

Deux<br />

Au cours du même été, le remplacement de Trudeau par John<br />

Turner avait mis la sphère politique nationale en état d’ébullition<br />

anticipée, et tous les partis fédéraux commencèrent à lancer leur<br />

campagne pour les élections à venir en septembre. La NJAC<br />

s’était attelée à préparer un dossier du redressement à présenter<br />

au parti politique qui formerait le prochain gouvernement.<br />

Je faisais partie du comité de rédaction du dossier et, étant<br />

donné mon expérience dans la recherche académique, il m’a<br />

été demandé de consulter les archives nationales à Ottawa afin<br />

de nous assurer que nos références aux documents historiques<br />

étaient justes.<br />

Dans l’avion pour Ottawa, j’étais occupé à classer les nombreux<br />

brouillons, à noter quels documents devaient être placés dans<br />

tel ou tel énorme dossier sur l’internement stocké aux archives<br />

nationales. De temps à autre, je décrochais de ma tâche en conversant<br />

avec voisin de bord qui, finissant par comprendre ce que<br />

je comptais faire à Ottawa, se montra de plus en plus curieux<br />

Clamer ma vérité 253


d’en savoir plus sur la notion de redressement et sur le dossier<br />

que nous comptions présenter au gouvernement fédéral. Il me<br />

posa des questions sur le déracinement de masse, la destruction<br />

des communautés de la côte ouest et sur la confiscation des<br />

propriétés et des biens personnels. Il m’expliqua avoir grandi<br />

dans les provinces maritimes et donc ne savoir que peu de<br />

choses concernant l’internement, mais il se montra très enthousiaste<br />

vis-à-vis de notre décision de redresser le passé. J’étais en<br />

pleine réflexion, encore une fois, sur le pouvoir qu’un homme<br />

politique de Colombie-Britannique exerçait au sein du gouvernement<br />

libéral de Mackenzie King. Ian Mackenzie, un député de<br />

Vancouver, était sans doute la voix la plus défavorable aux CJ<br />

de toute la sphère politique de l’époque, et son hostilité évoquait<br />

la peur et l’angoisse chez tous les CJ. Mackenzie avait mené une<br />

campagne agressive pour les expulser de Colombie-Britannique,<br />

et ils savaient qu’à Ottawa, en tant que président du comité du<br />

Cabinet ayant pouvoir de décision concernant leur présence sur<br />

la côte ouest, son influence avait directement contribué à leur<br />

déracinement et aux expropriations qu’ils avaient subies. Le slogan<br />

de la campagne de Mackenzie était <strong>«</strong> Pas un seul Japonais<br />

des Rocheuses jusqu’à la mer! <strong>»</strong> 9 Nous avons cité son slogan<br />

dans le dossier de redressement, l’une des déclarations racistes<br />

les plus marquantes et qui restera gravée dans la mémoire des<br />

CJ. Le moment d’atterrir arriva, et alors que nous nous disions<br />

au revoir, mon compagnon de voyage me dit qu’il se tiendrait<br />

aux nouvelles de l’avancée du mouvement. Nous nous serrâmes<br />

la main, et il me dit qu’il s’appelait Ian Mackenzie — et là, en<br />

une fraction de seconde, il disparût dans la foule des passagers<br />

en partance.<br />

254 Roy Miki<br />

Trois<br />

Le dernier jour de la session parlementaire, juste avant que la<br />

période de campagne ne démarre, Brian Mulroney, le chef de<br />

l’opposition, critiqua le refus de Trudeau de s’occuper du redressement.<br />

Trudeau éleva le ton en signe de colère, et une fois<br />

de plus, il déclara que son gouvernement n’était pas responsable<br />

des injustices que les CJ avaient endurées par le passé. C’est<br />

alors que Mulroney a déclaré qu’un gouvernement conservateur<br />

aurait <strong>«</strong> dédommagé <strong>»</strong> les CJ, une déclaration qui sera réutilisée<br />

pendant les quatre années à venir au cours desquelles la NAJC<br />

exercera une pression sur son gouvernement. Personne, à cette<br />

époque, ne s’attendait à ce que la puissante machine libérale<br />

contrôlée par Trudeau s’effondre, mais c’est pourtant ce qui<br />

s’est produit lorsque Trudeau a démissionné et que John Turner<br />

a pris le pouvoir. Dans ses courtes déclarations publiques sur<br />

le re dressement, Turner s’est montré plus souple par rapport à<br />

la position inflexible de Trudeau, bien qu’il n’ait formulé aucun<br />

engagement en faveur du redressement.<br />

L’instabilité de la popularité de Turner était telle que son entourage<br />

libéral décida qu’il ne devait pas prendre le risque de perdre<br />

en Ontario et qu’il devait plutôt se présenter dans la plus libérale<br />

des contrées, celle de Point Grey, au sein de la circonscription<br />

de Vancouver Quadra. La NAJC n’a pas réussi à créer des liens<br />

de proximité avec Turner, mais je pensais que si nous pouvions<br />

simplement lui parler, nous pourrions le convaincre d’annoncer<br />

que son gouvernement libéral considérerait à nouveau la question<br />

du redressement. C’est tout ce que nous pouvions espérer, compte<br />

tenu de la réponse de Trudeau au nom du gouvernement libéral.<br />

Clamer ma vérité 255


J’étais assis dans la cuisine de notre résidence de West 15th et me<br />

questionnais sur la bonne stratégie à adopter lorsque mon regard<br />

se porta vers l’extérieur. C’est alors que j’aperçus un grand bus<br />

qui remontait lentement la rue. Aucun doute à ce propos, le logo<br />

figurant sur le côté annonçait avec audace que la campagne des<br />

libéraux fonctionnait à plein régime dans notre quartier. Je me<br />

suis empressé d’appeler ma femme, Slavia, et mes deux enfants,<br />

Waylen et Elisse. Là, juste à côté de notre maison, se trouvait<br />

l’homme en personne, John Turner, qui descendait du bus. J’ai<br />

attrapé mon appareil photo et nous avons tous couru à l’extérieur.<br />

L’air quelque peu exténué et manquant d’énergie, Turner<br />

s’efforçait quand même de rester positif afin de donner l’image<br />

du politicien accompli. En plaisantant à moitié, je l’ai remercié<br />

d’avoir pris le temps de me rendre visite afin de parler du redressement,<br />

et il m’a répondu en souriant de bon gré. J’ai constaté,<br />

avec étonnement, qu’il semblait connaître mon travail sur<br />

la question. Je lui ai dit que nous lui apporterions tout notre<br />

soutien s’il promettait de ne pas laisser tomber la question du<br />

redressement dans l’oubli après l’élection. Il fit un signe approbateur<br />

de la tête, reconnaissant que le sujet lui importait ce<br />

qui, pour moi, était une réponse suffisamment positive pour que<br />

la NAJC continue à le soutenir à Ottawa. Turner a finalement<br />

été élu à Quadra, mais son parti a subi une défaite cuisante<br />

aux élections, passant de 147 à 40 sièges à la Chambre des<br />

communes, soit une perte de 107 sièges, au profit d’un parti<br />

conservateur triomphant. Dans les années qui suivirent, lorsqu’il<br />

devint chef de l’opposition, Turner, à son plus grand honneur,<br />

s’efforça de constamment soutenir les négociations portant sur<br />

256 Roy Miki<br />

un accord avec la NAJC. Nous avons gravé l’instant où le pre-<br />

mier ministre nous a rendu visite en demandant à son conseiller<br />

de prendre une photo de famille avec lui — et là, aussi vite qu’il<br />

était arrivé, il quitta la rue accompagné de son entourage libéral.<br />

Notes<br />

1 Miki, Roy (2004). Redress: Inside<br />

the Japanese Canadian Call<br />

for Justice. Vancouver, C.-B. :<br />

Raincoast Books.<br />

2 Wood, S.T. (1942, 7 février). A<br />

Public Notice by the Commissioner<br />

of the Royal Canadian Mounted<br />

Police Addressed to Male Enemy<br />

Aliens. Avis public du commissaire<br />

de la Gendarmerie royale du<br />

Canada à l’attention des sujets<br />

masculins d’un pays ennemi.<br />

Extrait le 2 novembre 2010 de :<br />

http://www<br />

.najc.ca/thenandnow/experiencec_<br />

firstorder.php<br />

3 St. Laurent, L.S. (1942, 26 février).<br />

Avis public du ministère de la<br />

Justice à l’attention de toutes les<br />

personnes d’origine japonaise.<br />

Extrait du 2 novembre 2010 de :<br />

http://www.na<br />

jc.ca/thenandnow/experiencec_<br />

removal.php<br />

4 National Association of Japanese<br />

Canadians (1984). Democracy<br />

Betrayed: The Case for Redress. A<br />

Requête adressée au gouvernement<br />

du Canada concernant la violation<br />

des droits et libertés des Canadiens<br />

japonais lors de la Seconde Guerre<br />

mondiale. Winnipeg, Manitoba :<br />

Association nationale des Canadiens<br />

japonais.<br />

5 Comité spécial sur la participation<br />

des minorités visibles à la société<br />

canadienne (1984). L’égalité ça<br />

presse! Rapport du Comité spécial<br />

sur la participation des minorités<br />

visibles à la société canadienne.<br />

Ottawa, Ontario : Imprimeur de la<br />

Reine. Bob Daudlin a servi en tant<br />

que président du comité.<br />

6 Kogawa, Joy (1981). Obasan.<br />

Toronto, ON: Penguin Canada.<br />

7 Sunahara, A. Gomer (2000). The<br />

Politics of Racism: The Uprooting<br />

of Japanese Canadians During the<br />

Second World War. (2e édition).<br />

Ottawa, ON: Ann Gomer Sunahara.<br />

Extrait le 26 novembre 2010 de :<br />

http://www.japanesecanadian<br />

history.ca/index.html<br />

8 The New Canadian, journal rédigé<br />

en anglais et présenté comme la<br />

voix des Nisei, a été publié pour la<br />

première fois en 1938 à Vancouver.<br />

Tom Shoyama a remplacé l’éditeur<br />

Peter Higashi en devenant éditeur de<br />

la version anglaise, en 1939.<br />

9 Dyer, J. (1944, 19 septembre). ‘No<br />

Japs for B.C.’ Mackenzie’s pledge.<br />

The Vancouver Sun: 19.<br />

Clamer ma vérité 257


Biographie<br />

Originaire de Vancouver, l’écrivain, poète et éditeur Roy Miki a<br />

enseigné au département de langue anglaise de l’université Simon<br />

Fraser du milieu des années 1970 jusqu’à sa retraite en 2007.<br />

Spécialiste de la littérature contemporaine d’Amérique du Nord, son<br />

enseignement et ses recherches avaient comme objet d’étude les<br />

implications critiques et créatives des théories antiracistes, l’étude<br />

des cultures, la poésie, la littérature canadienne, la littérature des<br />

minorités, ainsi que la production culturelle des Canadiens d’origine<br />

asiatique. Canadien japonais sansei (issu de la troisième génération),<br />

Roy est né à Winnipeg en 1942, seulement quelques mois après que<br />

sa famille fût forcée de quitter Haney où elle habitait en Colombie-<br />

Britannique, pour déménager à Sainte-Agathe, au Manitoba. Elle a<br />

été directement affectée par la décision du gouvernement, en temps<br />

de guerre, de déraciner, d’exproprier et d’interner les Canadiens<br />

japonais vivant sur la côte ouest de la Colombie-Britannique. Cet<br />

évènement dévastateur a façonné les années de formation de Roy<br />

en tant qu’intellectuel et écrivain. Dans les années 1980, alors l’un<br />

des porte-parole du mouvement de redressement des Canadiens<br />

japonais, il a fait partie du comité stratégique de l’Association<br />

nationale des Canadiens japonais (NAJC), l’organisation qui a<br />

négocié le traité de redressement historique avec le gouvernement<br />

canadien, le 22 septembre 1988. Il a écrit de nombreux articles sur<br />

le redressement, ainsi que deux livres : avec Cassandra Kobayashi,<br />

Justice in Our Time: The Japanese Canadian Redress Movement,<br />

l’histoire du mouvement de la NAJC (NAJC/Talonbooks, 1991)<br />

et, plus récemment, Redress: Inside the Japanese Canadian Call<br />

for Justice (Raincost, 2004), un travail réalisé à partir de sources<br />

d’archives, d’histoires personnelles, d’interviews et de commentaires<br />

critiques. Roy a également publié quatre recueils de poésie : Saving<br />

Face (Turnstone, 1991), Random Access File (Red Deer Press, 1994),<br />

Surrender (Mercury, 2001), et There (New Star Books, 2006), ainsi<br />

258 Roy Miki<br />

que Broken Entries (Mercury, 1998), un ensemble d’essais sur la<br />

question raciale, l’écriture et la subjectivité. En 2002, Surrender a été<br />

sélectionné pour le Prix du Gouverneur général en poésie. En tant<br />

qu’éditeur, il a publié des œuvres de bpNichol, de George Bowering,<br />

et de Roy K. Kiyooka. Sa dernière édition en date est celle de l’œuvre<br />

de Kiyooka : The Artist and the Moose: A Fable of Forget (LineBooks,<br />

2009). Trois livres seront prochainement publiés : Mannequin Rising<br />

(New Star Books), un recueil de poèmes, In Flux: Transnational Signs<br />

of Asian Canadian Writing (NeWest Press), un ensemble d’essais, et<br />

Dolphins’ SOS (Tradewind Books), l’histoire d’un enfant, fruit d’une<br />

collaboration avec sa femme Slavia Miki. Roy a reçu l’Ordre du<br />

Canada en 2006 et l’Ordre de la Colombie-Britannique en 2009.<br />

Clamer ma vérité 259


Des religieuses à l’extérieur de l’école Pukatawagan day school avec<br />

un groupe de garçons portant des coiffures de guerre faites de papier<br />

du style des Indiens des Plaines, vers 1960<br />

Photo attribuée à Soeur Liliane<br />

Archives nationales du Canada, PA-195120<br />

[Réimprimée à partir du catalogue de l’exposition Que sont les<br />

enfants devenus? de la Fondation autochtone de l’espoir (2003)]<br />

Clamer ma vérité 261


Questions pour<br />

aborder la lecture<br />

et la discussion<br />

1. Que signifie la réconciliation pour vous?<br />

2. Avez-vous déjà entendu raconter ce qui s’est passé dans<br />

les pensionnats et, si oui, dans quelles circonstances?<br />

À l’école, dans les médias, dans vos lectures ou en<br />

regardant un film? De quelle façon les textes de lecture<br />

présentés ici remettent-ils en question ou démentent-ils<br />

ce que vous aviez d’abord compris au sujet des répercussions<br />

des pensionnats?<br />

3. Est-ce que les événements survenus dans le passé<br />

(les fautes commises par nos parents ou nos grandsparents)<br />

relèvent de la responsabilité des générations<br />

actuelles? Les textes de lecture de ce volume<br />

contestent-ils cette idée?<br />

4. Comment certains de ces textes présentent-ils l’histoire<br />

des pensionnats comme une question d’importance<br />

pour tous les Canadiens?<br />

Clamer ma vérité 263


5. Il a été recommandé que la réconciliation comporte<br />

nécessairement des négociations entre de nombreuses<br />

parties concernées. Comment pensez-vous que les<br />

Canadiens arriveront à s’entendre au sujet des pensionnats<br />

et de leurs répercussions?<br />

6. Comment voyez-vous votre rôle en tant que personne<br />

en ce qui a trait à ces questions? Le rôle de<br />

votre famille et de votre communauté? À votre avis,<br />

quels types de situations, de réparations, d’actions,<br />

d’attitudes de réconciliation devraient se produire?<br />

7. Pourquoi est-il important d’amener les nouveaux<br />

Canadiens à participer au processus de réparation<br />

des préjudices passés?<br />

8. Est-ce que la présentation d’excuses est une importante<br />

composante du processus de guérison et de<br />

réconciliation?<br />

9. Comment saurons-nous que la réconciliation s’est<br />

réalisée au Canada?<br />

264 Questions pour aborder la lecture et la discussion

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