MESSIRE WOLODOWSKI - Edition Saint Remi
MESSIRE WOLODOWSKI - Edition Saint Remi
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<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong><br />
par<br />
Henryk SIENKIEWICZ<br />
1845 - 1916<br />
Roman héroïque<br />
Traduction du comte WODZINSKI et de B. KOZAKIEWICZ<br />
Nouvelle édition à partir de celle de 1901<br />
Éditions <strong>Saint</strong>-<strong>Remi</strong><br />
– 2013 –
Du même auteur aux ESR :<br />
- PAR LE FER ET PAR LE FEU, 605 p., 30 € (Première partie)<br />
- LE DÉLUGE, 593 p., 30 € (Deuxième partie)<br />
- <strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong>, 338 p., 25 € (Deuxième partie)<br />
Ces trois romans historiques « qui envisagent le côté tragique de<br />
la vie, forment une trilogie grandiose et très honnête », selon<br />
l’analyse critique de l’abbé Louis Bethléem, dans son ouvrage<br />
Romans à Lire et Romans à Proscrire, 1928.<br />
Armure de Housard cuirassé<br />
(régiment de Jean Kétruski)<br />
Éditions <strong>Saint</strong>-<strong>Remi</strong><br />
BP 80 – 33410 CADILLAC<br />
05 56 76 73 38<br />
www.saint-remi.fr
<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong><br />
A<br />
LIVRE PREMIER.<br />
CHAPITRE I.<br />
SSIS sous un pavillon rustique, dont le treillis<br />
s’enguirlandait de houblon, le banneret André Kmita<br />
dégustait sa lampée d’hydromel de l’après-dîner. Il portait la<br />
liqueur d’or à ses lèvres et, à travers la feuillure, suivait d’un<br />
regard de sollicitude émue sa femme, en train de se promener<br />
dans l’allée sablée qui du manoir menait au pavillon.<br />
Vraiment, il possédait une ravissante compagne en cette Ève<br />
blonde, qui marchait à pas lents, précautionneuse, grave, dans<br />
l’attente bénie de l’enfant. Et André se disait qu’il l’aimait aussi<br />
ardemment qu’au premier jour.<br />
Par instants, il souriait, retroussait les crocs de sa moustache,<br />
un éclair malicieux luisait au fond de ses prunelles noires, — au<br />
souvenir peut-être de quelque aventure de jadis.<br />
Le silence du verger n’était rompu que par la chute de quelque<br />
fruit mûr et par le bourdonnement continu des insectes. Il faisait<br />
un temps délicieux. Septembre saignait déjà dans les verdures. Le<br />
soleil déclinant dardait de l’or. Les pommiers, les pruniers pliaient<br />
sous leurs richesses. La brise était si légère qu’on voyait à peine<br />
palpiter les feuilles.<br />
Peut-être étaient-ce ces radieux sourires de la nature qui<br />
allumaient la gaieté dans l’âme de messire André… Déposant sa<br />
coupe vide :
4<br />
HENRIK SIENKIEWICZ<br />
— Olenka, appela-t-il, viens, ma chérie !<br />
Elle vint. Il la prit tendrement par la taille ; ses moustaches<br />
rudes effleurèrent les blonds cheveux de la jeune femme, puis, à<br />
voix mystérieuse :<br />
— Si c’est un garçon, n’est-ce pas, nous l’appellerons<br />
Michel ?<br />
Elle détourna son visage ravissant, murmura :<br />
— Ne m’avais-tu pas permis de lui donner le nom<br />
d’Héraclius ?<br />
— Sans doute, mon amour ; mais, pense… c’est en l’honneur<br />
de Michel Wolodowski.<br />
— Ne dois-je pas me souvenir d’abord de mon cher grandpère<br />
?<br />
— Hum ! c’est pourtant vrai ! Eh bien, le second, du moins,<br />
sera Michel, et sans défaite, cette fois !<br />
Confuse, elle cherchait à se dégager de l’étreinte conjugale.<br />
Mais André maintenait Olenka avec plus d’impérieuse douceur ; il<br />
lui couvrait de baisers les yeux et les lèvres :<br />
— Mon aimée… cent fois, mille fois aimée, seule et<br />
uniquement aimée, mon trésor, mon bien le plus précieux !…<br />
Un valet survint, qui interrompit à propos la galante litanie.<br />
— Quoi donc ? questionna le maître d’un ton revêche.<br />
— Monseigneur, c’est messire Charlamp : il est arrivé tout à<br />
l’heure ; je l’ai fait entrer au château.<br />
— Mais, parbleu ! le voilà en personne, s’écria André. Vive<br />
Dieu ! sa barbe a bien grisonné… Salut, ami, salut, vieux<br />
camarade !<br />
Et il se dirigeait vers son hôte. Celui-ci s’inclinait très bas<br />
devant Olenka, qu’il avait jadis rencontrée à la cour de feu le<br />
prince-palatin Janus Radziwill et, respectueusement, portait à ses<br />
lèvres la main de la jeune femme, puis éclatant en sanglots, il se<br />
jeta dans les bras de son ami :<br />
— Par Dieu ! que vous arrive-t-il de fâcheux ? demandait<br />
André, stupéfait.<br />
— Le ciel, répondit le capitaine, ne se lasse pas de combler<br />
les uns de ses grâces ; non moins obstinément il frappe les
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autres… Mais c’est à vous seul que je veux d’abord confier mon<br />
affliction…<br />
Olenka, vers qui le vieux soldat se tournait d’un air suppliant<br />
et embarrassé, comprit.<br />
— Je vais donner des ordres, pour qu’on vous serve ici de<br />
quoi vous rafraîchir, et je vous laisse seuls, dit-elle.<br />
André alors, entraînant Charlamp sous le pavillon qu’il venait<br />
de quitter, l’y fit asseoir sur un banc…<br />
— Quel chagrin avez-vous ? Puis-je vous aider en quoi que<br />
ce soit ? Vous pouvez compter sur mon amitié fidèle…<br />
— Je le sais… Mais je n’ai besoin ni d’aide, ni de secours<br />
d’aucune sorte. Tant qu’il plaira à Dieu de me laisser l’usage de ce<br />
bras et de cette épée, je me tirerai d’affaire tout seul. Il s’agit de<br />
notre ami commun, le plus brave officier de la République… Il<br />
expire peut-être sous le poids de sa douleur…<br />
— Par les plaies du Christ !… C’est de Michel que vous<br />
parlez, n’est-ce pas ? De quel malheur est-il frappé ?<br />
— D’un immense malheur !… Mademoiselle Annette<br />
Krasienska…<br />
— Morte ! s’écria André, les bras au ciel.<br />
— Comme l’oiseau atteint d’une flèche.<br />
Il y eut un instant de silence. Çà et là, les pommes tombaient,<br />
avec un bruit sourd, sur le sol… André Kmita se tordait les<br />
mains…<br />
— Dieu de miséricorde !… Dieu de miséricorde ! murmuraitil.<br />
Entre temps, le valet avait apporté un cruchon d’hydromel et<br />
un autre verre. Olenka le suivit de près : sa curiosité triomphait de<br />
sa discrétion.<br />
— J’hésite à t’apprendre la vérité, dit André, toute émotion<br />
t’est bien nuisible…<br />
— Parle, fit Olenka très brave… L’incertitude est la pire des<br />
peines.<br />
Il se pencha vers elle.<br />
— Annette n’est plus, murmura-t-il.
6<br />
HENRIK SIENKIEWICZ<br />
Toute pâle, la jeune femme, se laissa choir sur le banc à côté<br />
de son mari, et se mit à pleurer silencieusement.<br />
— Olenka, dit enfin André, espérant ainsi détourner l’esprit<br />
de sa femme de cette vision de mort, ne penses-tu pas qu’Annette<br />
doive être au ciel ?… Cesse donc de pleurer, mon ange !<br />
— Aussi n’est-ce pas sur elle que je pleure ; mais sur nous,<br />
mais sur ce pauvre Michel… Chère, bien chère Annette !<br />
— J’ai assisté à sa mort, dit Charlamp. Veuille le Seigneur<br />
nous accorder à tous la grâce d’une fin aussi édifiante !<br />
Ils se turent tous les trois, recensant dans leur souvenir la<br />
mélancolique histoire des amours de leur ami.<br />
… À la fin de la guerre de Hongrie, c’est-à-dire dans le même<br />
temps que le banneret André Kmita épousait Olenka Billewicz,<br />
Michel Wolodowski avait cru pouvoir épouser Annette<br />
Krasienska. Mais brusquement et impérieusement la République<br />
avait réclamé le concours de l’illustre colonel de la bannière<br />
laudanienne, du héros des guerres contre les Cosaques insurgés et<br />
contre les Suédois envahisseurs. Renvoyant les épousailles à une<br />
époque indéterminée et qu’il espérait toute prochaine, il était<br />
monté à cheval ; et voilà que, durant des années, il avait guerroyé<br />
en Ukraine, puis il avait été envoyé en ambassade auprès du khan<br />
de Crimée, avait, au cours de la récente guerre civile, combattu<br />
sous les drapeaux du roi, contre Lubomirski, enfin avait dû<br />
repartir pour l’Ukraine avec Sobieski. Et c’est seulement en cette<br />
année 1668 qu’il avait pu obtenir un congé. Il avait donc rejoint, à<br />
Wodokty, Annette Krasienska, et il touchait au bonheur, quand la<br />
mort était venue conclure de façon lamentable cette histoire<br />
héroïque et dolente.<br />
— Racontez-nous les derniers instants d’Annette, dit André à<br />
Charlamp. Lorsque l’émotion vous oppressera trop, vous boirez<br />
quelques gorgées de cet hydromel.<br />
— Volontiers, mais à la condition que nous trinquions<br />
ensemble. Il est trop vrai, la douleur n’étreint pas seulement<br />
l’âme : elle saute à la gorge… Voici… Je m’étais rendu à<br />
Czestochowa, mon pays natal, dans l’espoir d’y goûter enfin un<br />
repos bien mérité. C’est là que je les rencontrai. Ils étaient venus
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se vouer à la Vierge miraculeuse avant de se rendre à Cracovie, où<br />
la duchesse Wisniowiecka avait demandé que fût célébré le<br />
mariage de sa pupille… Elle, la pauvrette, fraîche comme une<br />
fleur, lui, gai comme un oiseau… Elle habitait chez madame<br />
Martin Zamoyska, venue, elle aussi, en pèlerinage au lieu saint,<br />
avec son mari. Une nuit… Michel fait irruption chez moi, tout<br />
effaré. « Au nom de Dieu ! ne connaîtriez-vous pas un médecin,<br />
en cette ville ? — Que vous arrive-t-il ? lui dis-je. — Annette est<br />
malade ! Annette se meurt ! » Madame Zamoyska venait de<br />
l’informer de la gravité du danger. Mais où trouver un médecin, la<br />
nuit ? Je déniche un barbier poseur de ventouses. Le drôle se<br />
refuse à quitter son lit. Je l’en fais déguerpir à coups de bâton. —<br />
Nous voilà arrivés. Hélas ! c’est un prêtre que nous trouvâmes à<br />
son chevet… un religieux de l’ordre de <strong>Saint</strong> Paul l’Hermite. Ses<br />
prières eurent pour résultat de dissiper le délire de la chère<br />
malade. Elle put se confesser, elle reçut le viatique, elle dit adieu à<br />
Michel, et, quelques heures après, vers midi, elle rendait le dernier<br />
soupir. Fou de désespoir, Michel se précipita dehors, se roula sur<br />
les dalles de la cour comme un homme pris d’ivresse ; puis,<br />
menaçant du poing le ciel, il se mit à vociférer : « Voilà donc la<br />
récompense de mes blessures, de mon sang versé, de mon<br />
dévouement à la patrie !… » « Abattre le puissant et le superbe,<br />
disait-il encore, c’est là une œuvre digne du courroux divin…<br />
mais étrangler une pauvre colombe !… non, pour cela il suffit<br />
d’un chat sauvage, d’un épervier, d’un milan !… » Après que ses<br />
lèvres eurent expectoré ces blasphèmes, tout son corps se raidit…<br />
Une heure durant, il resta sans souffle… Puis, il se leva, rentra<br />
chez lui, s’y enferma, et ne voulut recevoir personne… Lors des<br />
funérailles de sa fiancée, je m’approchai de lui : « Sire Michel, lui<br />
dis-je, pensez à Dieu ! » Mais il paraissait aussi impénétrable et<br />
muet que la pierre. Je prolongeai mon séjour à Czestochowa<br />
espérant pouvoir arriver jusqu’à lui ; chaque fois, porte close. Que<br />
faire ? Partir ? Et le laisser aux prises avec son désespoir ! Enfin je<br />
résolus d’aller trouver Jean Krétuski et son commensal Zagloba ;<br />
et de les ramener auprès de Michel. Ce sont ses meilleurs amis…<br />
— Ainsi vous fûtes chez les Krétuski ?
8<br />
HENRIK SIENKIEWICZ<br />
— Hélas ! je jouais de malheur. Ils venaient précisément de<br />
partir pour le palatinat de Kalisz où réside leur cousin. « Ma foi,<br />
me suis-je dit, puisque j’ai affaire en Samogitie, autant y aller tout<br />
de suite et m’arrêter au passage à Wodokty, pour instruire messire<br />
et dame Kmita du malheur de notre Michel. » Je crains fort, je<br />
vous l’avoue, qu’il ne perde tout à fait l’esprit.<br />
— Dieu l’en préserve ! s’écria Olenka.<br />
— Ou bien, alors, il prendra le froc, reprit Charlamp, et c’est<br />
dommage !… Un si brillant officier…<br />
— Comment ? dommage, de le voir se sacrifier à la plus<br />
grande gloire de Dieu ! s’écria Olenka scandalisée.<br />
— Eh ! madame, résulterait-il de sa prise de froc une plus<br />
grande gloire pour Dieu ? Comptez, je vous prie, tous ces païens,<br />
tous ces hérétiques exterminés par son glaive. Ces exploits ont<br />
paru sans doute, plus agréables à Notre Sauveur, plus délectables<br />
à sa divine Mère, que tous les sermons des prédicateurs les plus<br />
éloquents… Hem ! le cas vaut qu’on y réfléchisse. Chacun doit<br />
honorer le Seigneur selon ses moyens. Certes, il est, parmi les<br />
pères, des hommes plus savants, plus diserts que notre ami…<br />
Mais trouvez-moi une épée comparable à la sienne…<br />
— C’est ma foi vrai ! opina André… Savez-vous, capitaine, si<br />
Michel est resté à Czestochowa ?<br />
— Il s’y trouvait au moment de mon départ… Quelle<br />
résolution a-t-il prise depuis ? je l’ignore… Je sais seulement que,<br />
malade ou, ce qu’à Dieu ne plaise, en proie à un nouvel accès de<br />
désespérance, il se verrait seul, abandonné, sans amis, sans<br />
parents, sans consolation, sans secours !<br />
— <strong>Saint</strong>e Vierge, murmura le banneret, étendez sur lui votre<br />
main tutélaire, là-bas, en ce sanctuaire miraculeux de vos grâces !<br />
Cependant Olenka semblait réfléchir… Longtemps le silence,<br />
dura. Enfin, elle releva vers son mari son charmant visage :<br />
— André ! tu ne peux pas, tu ne dois pas le laisser tout seul<br />
ainsi. Pars ! va le retrouver !<br />
— Ah ! le cœur d’or… ah ! le vrai cœur de femme ! s’écria<br />
Charlamp attendri, et, s’inclinant vers les mains d’Olenka, il les<br />
couvrit de baisers.
<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 9<br />
Kmita toutefois montrait un moindre enthousiasme. Il hochait<br />
la tête, peu convaincu.<br />
— J’irais au bout du monde pour lui — tu le sais bien, —<br />
n’était ton état. Songes-y, mon amour, les émotions, une frayeur,<br />
un incident quelconque, durant mon absence… Non ! je sécherais<br />
d’inquiétude… Ma femme m’est, après tout, plus chère que l’ami<br />
le meilleur… Corbleu ! oui, j’ai grand’pitié de Michel ; mais enfin<br />
juge par toi-même…<br />
— J’ai jugé. Je resterai sous la bonne garde de mes tuteurs,<br />
les fidèles Laudaniens… Et puis, tout est tranquille en notre<br />
pays… Que craindrais-je ? Et là-bas Michel souffre, il a besoin de<br />
toi…<br />
— Eh bien ! dit enfin Kmita, puisqu’il faut partir, autant se<br />
mettre en route le plus tôt possible. Chaque heure compte double<br />
en la circonstance. Je vais donner des ordres aux écuries. Et vous,<br />
capitaine, préparez-vous à passer quinze jours au moins en<br />
faction auprès de ma femme.
L<br />
CHAPITRE II.<br />
E soleil était encore sur l’horizon, lorsque messire André<br />
prit congé d’Olenka…<br />
Il traversa Wilna, Grodno, Lukow. Là, il apprit que Jean et<br />
Hélène Krétuski étaient de retour.<br />
Accueilli d’abord avec effusion, il vit bientôt leur joie se<br />
transformer en deuil, lorsqu’il leur eut dit le coup qui avait frappé<br />
Michel. Zagloba surtout se montrait inconsolable. Ses pleurs ne<br />
tarissaient point. Le lendemain, son cœur soulagé, il ne prit plus<br />
conseil que de sa sagesse.<br />
— Jean ne peut guère se mettre en route, déclara-t-il. Ses<br />
concitoyens viennent de l’élire juge : or vous pensez s’il y a<br />
pénurie de délinquants après ces temps de rébellion et de<br />
guerre… D’autre part, s’il faut vous en croire, banneret, les<br />
cigognes des heureuses nativités vont hiverner à Wodokty. Il ne<br />
me surprend donc pas que Votre Grâce ait à contrecœur quitté<br />
ses foyers. Vous avez donné là une belle preuve de charité<br />
chrétienne. Mais voulez-vous un bon conseil ? Eh bien, rentrez<br />
chez vous, tout simplement. Il faut à Michel un confident moins<br />
enclin à l’emportement, quelqu’un dont la patience à toute<br />
épreuve supporte sans broncher injures et rebuffades…<br />
— Père ! si je résignais mes fonctions ? interrompit Krétuski.<br />
— Mon fils, le service public avant tout ! morigéna l’austère<br />
Zagloba.<br />
— C’est que Michel est pour moi le plus chéri des frères !…<br />
— Et pour moi… ? Mais ce n’est pas l’heure des surenchères<br />
sentimentales. Considérons qu’il ne s’agit pas seulement d’aller<br />
rejoindre notre pauvre Michel : il faut s’établir à poste fixe auprès<br />
de lui, et non pas seulement mêler des larmes et des soupirs à ses<br />
soupirs et à ses larmes, mais encore, par de joviales paroles,<br />
distraire et égayer ses esprits. Dès lors, qui doit partir ? C’est moi !<br />
c’est Zagloba… Et, sur mon honneur ! j’irai. Si je le trouve à<br />
Czestochowa, je ne tarderai pas à vous le ramener ici. S’il a
<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 11<br />
disparu, je me lance sur ses traces, dussent-elles m’égarer jusqu’en<br />
Moldavie ou chez le Grand Turc. Par Dieu ! je le chercherai aussi<br />
longtemps que j’aurai assez de force pour porter une prise à ce<br />
nez vénérable.<br />
Émus par ces paroles, les deux guerriers s’étaient levés les bras<br />
ouverts… Messire Zagloba s’y jeta, attendri par sa propre<br />
éloquence ; des larmes humectaient ses paupières.<br />
— Vraiment, dit le banneret, il faudrait n’avoir pas de cœur,<br />
pour être insensible à un si bel exemple. Vous allez affronter les<br />
fatigues d’une route longue et pénible, à un âge où d’autres ne<br />
songeraient qu’à se chauffer les pieds au coin du feu. Et, à vous<br />
entendre formuler de façon si allègre un projet si difficultueux on<br />
croirait que vous ne comptez pas plus d’années que Jean Krétuski<br />
ou que moi-même.<br />
Messire Zagloba, bien qu’il n’eût pas la faiblesse de cacher son<br />
âge, n’aimait pourtant pas qu’on parlât de la vieillesse comme<br />
d’une compagne inséparable de l’impotence… Aussi, jetant un<br />
regard mécontent au banneret :<br />
— Mon cher monsieur , dit-il, figurez-vous qu’à septantesept<br />
ans sonnés, j’éprouvais une vague mais désagréable sensation<br />
à songer à ces deux 7 en forme de hache, qui me pesaient sur<br />
l’épaule. Cependant, lorsque je fus plus qu’octogénaire, une telle<br />
ardeur m’enflamma qu’il me vint à l’idée de prendre femme. Et,<br />
vrai Dieu ! on aurait bien vu qui le premier d’entre nous eût pu se<br />
vanter d’avoir fait ses preuves.<br />
— Je n’oserais certes pas m’en vanter déjà, dit Kmita avec un<br />
sourire, et, dans tous les cas, je suis le premier à célébrer vos<br />
louanges.<br />
— Cela est honnête de votre part. N’empêche que je vous<br />
aurais confondu, comme j’ai confondu le hetman Potocki, sous<br />
les regards mêmes du roi, notre gracieux sire. Potocki, lui aussi,<br />
raillait mon âge avancé. « Monseigneur, lui dis-je, voyons un peu<br />
qui, de nous deux, fera le plus grand nombre de culbutes. Savezvous<br />
ce qu’il advint de ce défi ? » Ses heiduques durent le<br />
ramasser, car il n’avait même plus la force de se relever. Tandis
12<br />
HENRIK SIENKIEWICZ<br />
que moi, j’en roulai plus de trente, tout autour de la salle…<br />
Demandez à Krétuski, il l’a vu de ses propres yeux.<br />
Jean ne broncha pas. D’ailleurs, il n’avait que Wolodowski en<br />
tête. Sa préoccupation se communiqua à Zagloba, qui ne desserra<br />
plus les dents jusqu’à l’heure du souper. Mais le vin, le fumet des<br />
plats lui délièrent la langue :<br />
— J’ai le ferme espoir, déclara-t-il tout à coup, de voir Michel<br />
guéri de sa blessure plus promptement que nous ne l’eussions pu<br />
croire d’abord.<br />
— Dieu vous entende ! mais d’où vous vient cette belle<br />
assurance ? demanda André.<br />
— J’ai pénétré mon Michel de part en part, et, sans vouloir<br />
lui faire injure, il me semble bien que son regret du mariage<br />
manqué l’emporte sur son regret de la jeune morte. Que le<br />
désespoir l’ait saisi, je n’en disconviens pas. Certes, la disparition<br />
d’Annette fut pour lui une douleur très griève. Mais vous ne<br />
sauriez croire le goût démesuré que ce garçon a toujours eu pour<br />
le mariage. Il n’y a en lui ni ambition, ni convoitise, ni cupidité<br />
d’aucune sorte ; il a sacrifié son patrimoine avec la plus généreuse<br />
insouciance ; songea-t-il jamais seulement à réclamer sa solde ?…<br />
Pour récompense de tant de hauts faits et de persévérant courage,<br />
que demandait-il à Dieu et à la République ? Une femme, une<br />
épouse. Il avait conscience que ce pain lui était dû ; il allait déjà le<br />
porter à ses lèvres, et voilà, que, brutalement, quelqu’un le lui<br />
retire de la bouche !… Mange donc maintenant ! Je ne prétends<br />
pas qu’il ne pleure aussi la personne même de sa fiancée ; mais<br />
que Dieu me damne s’il ne pleure surtout la « fiancée »<br />
indépendamment de la « personne ». Il jurerait le contraire,<br />
évidemment ; mais ce n’est pas dans les moments de crise qu’on<br />
voit le plus clair en soi-même.<br />
— Ah ! s’il en était ainsi ! murmura Krétuski.<br />
— Ayez seulement quelque patience. Que ses plaies se<br />
cicatrisent, qu’elles se recouvrent d’une nouvelle peau, et vous<br />
verrez si cette vieille passion pour les justes noces ne renaît pas en<br />
son âme. Le danger, periculum, c’est que, sub onere, sous le poids de<br />
sa douleur, il ait pris quelque résolution extrême qu’il aurait lieu
<strong>MESSIRE</strong> <strong>WOLODOWSKI</strong> 13<br />
de regretter plus tard. Quoi qu’il en soit, c’est déjà un danger<br />
révolu : ou bien Michel s’est laissé aller aux conseils du désespoir,<br />
plus persuasifs dans les premières heures ; ou bien il a su leur<br />
résister, et leur éloquence affaiblie ne peut déjà plus rien sur sa<br />
vaillance reconquise. Ce que je vous dis là n’est point du tout<br />
pour me dispenser du voyage, mais pour vous donner un<br />
réconfort légitime. Mon page est en train de plier mes nippes.<br />
Banneret, qui parliez tout à l’heure de ma prétendue vieillesse,<br />
sachez que jamais estafette chargée d’un message important<br />
n’aura filé avec la vitesse dont va faire preuve cet antique<br />
Zagloba. Que si je ne conformais pas ma conduite à mes paroles,<br />
je veux à mon retour dévider la soie, écosser les pois et filer la<br />
laine. Rien ne m’arrêtera, ni les fatigues, ni les douceurs d’une<br />
généreuse hospitalité… Sobre, je me contenterai d’un frugal repas<br />
pris en selle. Vive Dieu ! je ne puis plus tenir en place.