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CHAPITRE I<br />
LA LETTRE<br />
Au cours du mois de juin 1935, je débarquai en Angleterre pour y passer<br />
six mois. Comme tous les autres, nous n’avions pas échappé à la crise<br />
mondiale et, confiant notre ranch de l’Amérique du Sud à ma femme, j’étais<br />
venu régler en Europe certaines affaires personnelles.<br />
Inutile de dire qu’une de mes premières visites fut pour mon vieil ami<br />
Hercule <strong>Poirot</strong>.<br />
Il avait loué un appartement meublé dans une maison toute neuve, d’un<br />
style tout à fait moderne. Histoire de le taquiner, je lui reprochai d’avoir<br />
choisi cet immeuble en raison de ses lignes parfaitement géométriques.<br />
— Je n’en disconviens pas, mon ami, avoua-t-il. Trouvez-vous donc cette<br />
symétrie déplaisante ?<br />
Je lui répliquai que, pour mon goût, j’y voyais trop d’angles droits.<br />
Faisant allusion à une vieille plaisanterie, je lui demandai si, dans cette<br />
hôtellerie ultra-moderne, les poules pondaient des œufs carrés.<br />
<strong>Poirot</strong> rit de bon cœur.<br />
— Ah ! ah ! vous vous souvenez encore de cette boutade. Hélas ! non. La<br />
science n’est pas arrivée à décider les poules à se conformer au goût actuel.<br />
Les poules donnent toujours des œufs de tailles et de couleurs différentes !<br />
J’examinai mon ami et le trouvai florissant de santé. Il avait à peine<br />
vieilli depuis notre dernière séparation.<br />
— <strong>Poirot</strong> ? vous paraissez rutiler de santé et même rajeunir. Si la chose<br />
était possible, je dirais même que vous avez moins de cheveux gris.<br />
Le visage de <strong>Poirot</strong> s’épanouit en un sourire.<br />
— Pourquoi ne serait-elle pas possible ? C’est la vérité pure.<br />
— Vous prétendez que vos cheveux noircissent au lieu de grisonner ?<br />
— Parfaitement.<br />
— Mais cela est scientifiquement irréalisable ?<br />
— Pas du tout.<br />
— En tout cas, ce phénomène me paraît extraordinaire… et <strong>contre</strong> nature.<br />
— Comme toujours, mon cher Hastings, vous conservez un esprit<br />
candide. Les années ne vous changent pas. Un fait vous étonne, vous en<br />
donnez aussitôt la solution, sans vous en apercevoir.<br />
Intrigué, je le regardai bien en face.<br />
Sans prononcer une parole, il se rendit dans sa chambre à coucher et<br />
reparut avec, à la main, une bouteille qu’il me tendit.<br />
Je la pris étonné.<br />
Je lus :<br />
« Revivit. Restitue à la chevelure sa nuance naturelle. Revivit n’est pas
une teinture. Se fait en cinq couleurs : cendre, marron, blond vénitien,<br />
châtain et noir. »<br />
— <strong>Poirot</strong>, m’écriai-je, vous vous teignez les cheveux ?<br />
— Enfin ! Vous saisissez !<br />
— Voilà donc pourquoi je vous trouve les cheveux plus noirs qu’à mon<br />
dernier séjour en Angleterre ?<br />
— Précisément.<br />
— La prochaine fois, lui dis-je, revenant de ma stupéfaction, vous<br />
porterez des fausses moustaches… à moins que ce ne soit déjà fait ?<br />
<strong>Poirot</strong> se renfrogna. Il s’était toujours montré chatouilleux sur la<br />
question de ses moustaches, dont il était particulièrement fier. Mes paroles le<br />
touchèrent au vif.<br />
— Non, non ! mon cher. Ce jour-là est encore loin, j’espère. Des fausses<br />
moustaches ! Quelle horreur !<br />
Afin de me convaincre qu’elles lui appartenaient bien, il tira dessus d’un<br />
coup sec et vigoureux.<br />
— À mon gré, elles sont encore magnifiques, lui dis-je.<br />
— N’est-ce pas ? Dans tout Londres, on n’en trouverait pas de pareilles.<br />
Je m’en félicitai intérieurement. Mais pour tout l’or du monde je n’aurais<br />
voulu froisser <strong>Poirot</strong> en lui exprimant mon opinion.<br />
Abordant un autre sujet, je lui demandai si parfois il lui arrivait encore<br />
d’exercer sa profession.<br />
— Je sais que vous avez pris votre retraite voilà quelques années…<br />
— Eh oui ! Pour aller planter mes choux ! Mais que survienne un meurtre<br />
intéressant… et j’envoie la culture à tous les diables. Depuis… Vous allez me<br />
comparer, sans doute, à la prima donna arrivée en fin de carrière et qui donne<br />
et redonne sa représentation d’adieu un nombre incalculable de fois !<br />
J’éclatai de rire.<br />
— Pour moi, cela s’est réellement passé ainsi. Après chaque affaire, je me<br />
dis : « Enfin, voici la dernière ! » Mais, chaque fois, il surgit quelque nouveau<br />
crime ! J’avoue, mon ami, que j’aurais tort de m’en plaindre. Dès que les<br />
petites cellules grises ne s’exercent plus, elles se rouillent.<br />
— Je comprends. Alors, vous les faites fonctionner avec modération.<br />
— Précisément. Je fais mon choix. Aujourd’hui, Hercule <strong>Poirot</strong> ne<br />
s’occupe que de la crème des crimes.<br />
— Et il y a eu beaucoup de crème ?<br />
— Pas mal. Il y a quelque temps, je l’ai échappé belle.<br />
— Un échec ?<br />
— Non ! non ! répondit <strong>Poirot</strong>, vexé. Mais… moi… Hercule <strong>Poirot</strong>, j’ai<br />
failli être tué !<br />
J’émis un léger sifflement.<br />
— Le meurtrier devait être bien audacieux !<br />
— Ou plutôt téméraire. Mais, passons. Vous savez, Hastings, que je vous<br />
considère un peu comme une mascotte.<br />
— Vraiment ? En quel sens ?
Sans répondre directement à ma question, il poursuivit :<br />
— Dès que j’ai appris votre arrivée, je me suis dit : Il va sûrement se<br />
passer quelque chose. Comme autrefois, nous allons faire ensemble la chasse<br />
au malfaiteur. Mais nous ne nous contenterons point d’un crime ordinaire. Il<br />
nous faut quelque chose de rare… de recherché… de fin…<br />
— Ma parole, <strong>Poirot</strong>, ne dirait-on pas que vous êtes en train de<br />
commander votre menu au Ritz ?<br />
— Avec cette différence qu’on ne saurait préparer un crime sur<br />
commande.<br />
Il poussa un soupir.<br />
— Toutefois, je crois à la chance… ou, si vous préférez, au destin. Vous,<br />
Hastings, le destin vous place à mes côtés pour m’empêcher de commettre<br />
une impardonnable méprise.<br />
— Qu’appelez-vous une impardonnable méprise ?<br />
— Ne pas voir ce qui saute aux yeux.<br />
Je tournai et retournai cette réplique dans ma tête sans réussir à en saisir<br />
entièrement la signification.<br />
— Eh bien, tenez-vous ce crime sensationnel ?<br />
— Pas encore… Du moins…<br />
Il fit une pause, fronça les sourcils, et, machinalement, remit en place un<br />
ou deux objets que j’avais dérangés par inadvertance.<br />
— Jusqu’ici, je ne puis rien affirmer, prononça-t-il lentement.<br />
Sa voix avait pris un ton si étrange que je le regardai avec surprise.<br />
Son front demeurait plissé.<br />
Soudain, avec un mouvement brusque et décidé de la tête, il traversa la<br />
pièce et gagna le bureau près de la fenêtre. Inutile de dire que tout y était<br />
classé et rangé avec un soin minutieux, en sorte qu’il put immédiatement<br />
trouver le papier qu’il cherchait.<br />
Il revint vers moi, une lettre ouverte à la main. Après l’avoir lue, il me la<br />
tendit.<br />
— Dites-moi, que pensez-vous de cela, mon ami ?<br />
Je pris la lettre avec curiosité.<br />
Elle était écrite en caractères typographiques sur un papier assez épais.<br />
Monsieur Hercule <strong>Poirot</strong>,<br />
Vous vous faites fort, paraît-il, de résoudre des problèmes trop subtils<br />
pour nos pauvres policiers anglais à la cervelle obtuse. Nous allons, monsieur<br />
le malin, vous mettre à l’épreuve. L’énigme que nous vous poserons vous<br />
donnera peut-être du fil à retordre ; en tout cas, ne manquez pas de voir ce<br />
qui se passera le 21 de ce mois, à Andover.<br />
Recevez, etc.<br />
A.B.C.<br />
Je jetai un coup d’œil sur l’enveloppe. L’adresse était également écrite en<br />
caractère d’imprimerie.
— Le timbre de la poste indique : W. C. 1, déclara <strong>Poirot</strong>. Eh bien, quelle<br />
est votre opinion ?<br />
Je haussai les épaules et lui rendis la lettre.<br />
— C’est sans aucun doute l’élucubration d’un fou.<br />
— Voilà tout ce que vous trouvez à dire ?<br />
— Seul un toqué a pu pondre ces lignes. Prétendez-vous le contraire ?<br />
— Pas le moins du monde, cher ami.<br />
Il affecta un ton si grave pour me répondre que je le regardai, surpris.<br />
— Vous prenez la chose trop au sérieux, <strong>Poirot</strong>.<br />
— Un dément doit toujours être pris au sérieux, mon ami, car c’est un<br />
personnage très dangereux.<br />
— Évidemment, je n’y avais pas songé… Je voulais dire qu’il s’agit là<br />
d’une mystification stupide… d’une blague d’homme qui a bu un coup de trop.<br />
— Vous avez peut-être raison, Hastings ; il n’y faut pas voir autre chose…<br />
— Mais vous y voyez autre chose ? répliquai-je devant son air mécontent.<br />
Il se contenta de hocher la tête.<br />
— Eh bien, que décidez-vous au sujet de cette lettre ?<br />
— Que puis-je faire ? Je l’ai montrée à Japp. Comme vous, il n’y a vu<br />
qu’une plaisanterie absurde. Chaque jour, Scotland Yard reçoit de semblables<br />
messages. Moi aussi, j’en ai eu ma part.<br />
— Mais à celui-ci vous attachez de l’importance ?<br />
<strong>Poirot</strong> répondit :<br />
— Hastings, quelque chose m’inquiète dans cette missive…<br />
Je me sentis impressionné malgré moi.<br />
— Quoi donc ?<br />
Il prit la lettre et la remit en place dans le tiroir de son bureau.<br />
— Si réellement vous prenez la menace au sérieux, pourquoi ne pas agir ?<br />
demandai-je.<br />
— Ah ! voilà l’homme d’action qui se met à parler ! Que voulez-vous que<br />
je fasse ? La police du comté, dûment avertie, refuse de s’intéresser à cette<br />
lettre. On n’y relève nulle empreinte digitale et on ne possède aucune<br />
présomption quant à son auteur éventuel.<br />
— De fait, l’instinct seul éveille votre méfiance ?<br />
— Je vous en prie, Hastings, employez un autre mot qu’instinct… Mon<br />
savoir… mon expérience me font pressentir quelque chose de louche dans<br />
cette lettre…<br />
Il gesticulait, ne trouvant pas les termes adéquats pour exprimer sa<br />
pensée.<br />
Je vois peut-être une montagne où il n’y a qu’une fourmilière. En tout<br />
cas, il ne nous reste plus qu’à attendre.<br />
— Le 21 de ce mois tombe vendredi prochain. Si un vol considérable est<br />
commis… aux environs d’Andover…<br />
— Ce sera pour moi un grand soulagement…<br />
— Un soulagement ?<br />
Le terme me paraissait peu en rapport avec la situation.
— Un vol peut causer une émotion, non pas un soulagement, protestai-je.<br />
<strong>Poirot</strong> secoua énergiquement la tête.<br />
— Vous faites erreur, mon ami. Vous ne comprenez pas ce que je veux<br />
dire. Un vol me procurerait un soulagement du fait qu’il m’enlèverait la<br />
crainte d’un mal beaucoup plus grand.<br />
— De quoi ?<br />
— D’un assassinat, répondit Hercule <strong>Poirot</strong>.
CHAPITRE II<br />
(Ce chapitre ne fait point partie du récit du capitaine Hastings.)<br />
M. Alexandre-Bonaparte Cust se leva de son siège et ses yeux myopes<br />
firent le tour de la pauvre chambre à coucher. D’être resté trop longtemps<br />
dans la position assise, il se sentait courbatu et il s’étira de toute sa hauteur. Il<br />
était réellement d’une taille élevée, mais son dos voûté et sa myopie<br />
donnaient l’impression du contraire.<br />
De la poche d’un vieux pardessus suspendu <strong>contre</strong> la porte, il tira un<br />
paquet de cigarettes bon marché et quelques allumettes. Ayant allumé une<br />
cigarette, il se rassit devant sa table de travail, prit un indicateur des chemins<br />
de fer, le consulta, puis étudia une liste de noms dactylographiés. D’un coup<br />
de plume, il marqua un des premiers noms de cette liste.<br />
On était le jeudi 20 juin.