Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

laisse faire une partie d’échecs dans la cellule d’à côté en
rentrant.
Je n’ai jamais eu d’animosité à l’égard des surveillants.
Hormis un seul... Qui m’a comparé à son chien, en m’expliquant
qu’il lavait son chien quatre fois par semaine, mais
que, moi, j’avais cramé mon crédit de douches. J’ai donc
fait chauffer de l’huile dans ma gamelle et je lui ai jeté dessus.
Histoire qu’il prenne sa douche lui-aussi. Quand vous
traitez les gens pire que des animaux, il ne faut pas s’étonner
qu’ils vous sautent au cou.
J’aurais pu avoir trois parloirs par semaine. Mais
j’ai fait le choix de ne pas voir ma famille pendant mon
incarcération. J’ai estimé, au tout début de ma peine, que
c’était à moi de l’assumer. Il était hors de question, pour
une famille précaire, de dépenser de l’argent pour venir
me voir au parloir. Et encore moins, de m’envoyer des
mandats.
Et c’est vrai que la première année,
je n’ai fait que du mitard parce qu’il
fallait bien que je mette des chaussures,
que, si je voulais une cigarette,
il fallait que je la prenne à
quelqu’un... Je n’ai pas été un
détenu modèle pendant la première
année, c’est certain. Mais il fallait
que je prenne mes marques et
que je comprenne que, dans la prison,
on allait me demander de marcher
sur les mains. Ainsi, à l’extérieur,
c’est interdit d’être violent ;
mais, à l’intérieur, nous n’avons pas
le choix de faire autrement. L’ensemble
des codes sont inversés, et il
faut du temps pour se faire à cette schizophrénie... C’est
déstabilisant.
Dans ma famille, le contexte était particulier. Mon
histoire familiale a été assez violente. J’avais déjà un beaupère
en prison... La plus grande difficulté a été de voir mes
frères et sœurs grandir à travers le courrier. De voir de
moins en moins de fautes d’orthographe dans leurs
phrases, de les voir grandir sur des photos... Mon incarcération
a brisé les liens fraternels que nous avions. Il n’y a
qu’avec ma sœur que j’ai pu garder des liens. Quant aux
autres... Nous n’avons pas grandi ensemble et, aujourd’hui,
alors que cela fait presque dix ans que je suis sorti,
nous ne nous parlons pas. Je ne sais pas s’ils m’en ont
# 35 MMAARS//AAVRIL 2012 dossier
JE N’AI PAS ÉTÉ UN DÉTENU MODÈLE
PENDANT LA PREMIÈRE ANNÉE, C’EST
CERTAIN. MAIS IL FALLAIT QUE JE
PRENNE MES MARQUES ET QUE JE
COMPRENNE QUE, DANS LA PRISON, ON
ALLAIT ME DEMANDER DE MARCHER
SUR LES MAINS. AINSI, À L’EXTÉRIEUR,
C’EST INTERDIT D’ÊTRE VIOLENT ; MAIS, À
L’INTÉRIEUR, NOUS N’AVONS PAS LE
CHOIX DE FAIRE AUTREMENT.
L’ENSEMBLE DES CODES SONT INVERSÉS,
ET IL FAUT DU TEMPS POUR SE FAIRE À
CETTE SCHIZOPHRÉNIE... C’EST
DÉSTABILISANT.
40
voulu. Mais je pense qu’ils auraient bien aimé avoir un
grand-frère. Sauf que je n’étais pas là...
Ma mère expliquait à ses amis que j’étais à l’armée, et cela
exprimait bien la honte qu’elle avait d’avoir un fils en prison.
On préfère cacher ce genre de choses... Pour ma
famille, le qu’en dira-t-on était très important. Mes frères
et sœurs ont été baignés là-dedans. Je pense qu’ils m’en
ont voulu du regard que la société a porté sur eux.
J’ai rencontré des détenus qui ont fait sortir du
sperme en parloir pour avoir des enfants, d’autres qui ont
fait des bébés-parloirs... Mais ce que j’ai vu de plus humiliant,
c’est de ne pas pouvoir assumer son rôle de père, de
compagnon, de mari.
J’ai été témoin du mariage d’un de mes co-détenus, en
prison. Marié par un assesseur de la mairie dans un parloir
avocat, juste à côté d’un matelas et d’une serviette qu’on
leur avait laissés à disposition pour
leur deux heures de lune de miel. En
termes d’humiliation, je crois qu’on
ne peut pas faire mieux !
Après l’incarcération, c’est encore
autre chose. On fait un grand
bond. On se fait à l’humiliation, on
apprend à accepter d’être dévalorisé
en tant qu’être humain. Tout
dépend de la force de caractère de
chacun mais en ce qui me concerne,
il était hors de question que
je sorte sans avoir récupéré ma
dignité. Et tout ce qui va avec pour
la protéger et la préserver. Ça a été
une chance dans mon malheur que
d’être à l’écart dans la société ; cela m’a permis de me
poser des questions sur ce qu’était la société, sur ce qu’elle
attendait de ses citoyens, des individus qui y évoluaient. Et
donc de me poser la question de la place que j’avais envie
de prendre dans cette société et de la place qu’elle avait
envie de me donner, au vu de mon parcours.
Je crois qu’on n’est pas prêt à sortir – même si on sort
quand même – avant d’avoir répondu concrètement à ces
questions. Si on n’y a pas répondu avant de sortir, l’humiliation
continue. Elle continue encore et encore dans l’ensemble
des démarches qu’on peut entreprendre à la sortie.
Que ce soit dans les démarches sociales, mais aussi
dans les démarches de vivre ensemble : rencontrer des
gens, se refaire des amis, aller au contact du sexe opposé.