Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

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27.06.2013 Views

de la honte Par Anna Mrozek, du GENEPI-La Santé De manière plus ou moins saillante et franche dans les nouveaux termes et dispositifs de l’effectuation de la peine, la nécessité de l’expiation continue à que violent. Que ce soit dans le rapport à une victime, à la famille, dans l’évaluation de la « dangerosité » ou dans être décisive pour le présent et l’avenir du condamné. De l’évaluation psychologique courante, la reconnaissance la cruauté spectaculaire et publique à son égard à la relé- contrite affichée de son acte se présente comme nécesgation dans une prison où le corps mis au silence doit saire. Et toutes les professions, du juge au psychologue, en méditer sur lui-même, s’amender dans le travail et la soli- passant par le Service pénitentiaire d’insertion et de protude, la souffrance physique et morale apparait comme bation et les services sociaux, participent à cette logique. un devoir du coupable. Et le point à partir duquel cette L’humiliation en tant qu’affront subi réside dans cette souffrance devient signifiante et modulable est celui de la prise en charge drastique et instrusive de la psyché, dans honte. Il s’agit de faire honte et d’avoir honte. l’imposition de cette prise en charge, ses enjeux, ses Faire honte. La honte, c’est la réduction institu- comptes-rendus, sa durée. tionnalisée et forcée de la personne à l’acte qu’elle a com- Au fur et à mesure, la vie de la personne se reconstruit mis. La honte, c’est n’être que ce que l’on est (du p’tit dans des dossiers successifs, elle devient une somme nou- voleur à l’assassin) et être coincé dans cette essentialisavelle d’avis, de requalifications et de décisions qu’il lui faut tion. Ce n’est pas tant être privé de dignité qu’être privé assumer pour retrouver la possibilité de tenir, un jour, plus de la liberté fondamentale de n’être jamais complète- tard, en tout cas ailleurs, une parole sincère délivrée de ment identique aux mots que la société, le droit pénal, la toute menace de soupçon. Le « suivi » d’une personne est psychiatrie emploient pour nous décrire et de pouvoir intrinsèquement répressif, que ce soit dans ses expres- vivre dans cet écart, dans cette non-coïncidence entre soi sions contractuelles (« Donnez-moi un peu de honte, je et les exigences normatives. vous donne un peu de permissions ») Avoir honte. Il n’est pas pos- LA HONTE EST LE RAPPORT À ou psychologique (« Comment vivezsible d’avoir honte ou de ne pas avoir AUTRUI LE PLUS TRISTE ET LE PLUS vous le mal causé ? »). honte « sereinement », si l’on ose dire. ALIÉNANT : ON EST COMPLÈTEMENT La distinction entre accompagnateurs Le rapport à l’acte délictueux se DÉPENDANT DU REGARD D’AUTRUI trop zélés et plus compréhensifs ne biaise en effet dès le début du pro- ET TRANSFORMÉ PAR LUI. joue pas à ce niveau, et quand bien cessus judiciaire, notamment lorsque même : qui ne s’est pas déjà senti l’assimilation entre honte et responsabilité s’impose. La humilié en s’entendant parler gentiment par une âme responsabilité est dès lors réduite à n’être que l’assise compatissante quand on n’a pas d’autre choix que d’ac- d’une accusation, le nouveau terme enserrant le pécheur quiescer à ses propos ?... N’oublions pas la parole du fou : et son repentir. Et il y a un gouffre entre cette responsabi- ceux qui disent nous comprendre nous asservissent toulité comme point d’appui de la réaction sociale et celle que De Greef nommait la « responsabilité vécue » de tout jours de quelque manière. un chacun, c’est-à-dire l’histoire complexe d’un vouloir La honte est le rapport à autrui le plus triste et le angoissé tant par les contraintes que par la liberté. plus aliénant : on est complètement dépendant du regard Le mécanisme punitif repose sur l’établissement d’autrui et transformé par lui. Alors voyons quels sont les d’un lien psychologique entre l’acte et la personne, et la modes de subjectivation pouvant se créer en réaction à honte légitime ce rattachement, elle le prouve, elle ce tissu serré de normes et de contraintes. l’avoue : ce lien montre qu’il y a bien « de quoi » avoir Le ressentiment d’abord. Être coincé dans sa honte. Mais la honte est une preuve équivoque : elle justi- honte pour que le psychologue fasse un bon rapport fie autant la peine que sa cessation. Il faut avoir honte de peut déclencher une haine sourde. Cela a déjà été posé et ce qui a été fait, rester coincé dans un état de choses cela est su, la honte ne rend pas meilleur. Elle empêche et passé, mais cela pour pouvoir le dépasser : la honte, fac- enferme la pensée. Il n’y a qu’à se regarder quand on teur ou gage de « réinsertion »… éprouve de la honte : on n’arrive pas à sortir de l’acte ou Et cette obligation d’avoir honte, de montrer qu’il y a de la situation honteuse, on s’y cogne sans cesse, à la fois honte pour que l’étau punitif se desserre enfin, fonc- abrutis et nerveux. Quoi d’étonnant que la honte fabrique tionne comme un procédé d’aliénation aussi minutieux des fauves... La perversité ensuite, c’est-à-dire le renverse- # 35 MMARS/AVRIL 2012 dossier Les obligés 24

DR Laurent Jacquua ment consistant à devenir et à affirmer ce dont il faudrait avoir honte. Et Genêt et Sade doivent avoir nombre de descendants qui du fond de leur cellule ou à leur sortie, en douce ou en criant, portent leurs goûts et passions jusqu’à un fanatisme qui est l’ouvrage de la persécution des tyrans 1 . Puis la politisation dont le principe pourrait être celui des pleureuses décrites par Gilles Deleuze : « Ne me plaignez pas, ne me touchez pas, je m’en charge. » Il s’agit alors de changer de souffrance, de s’en choisir une autre pour ne pas se soumettre à celle imposée, comme ces prisonniers qui se sont cousus les lèvres en signe de protestation il y a peu. Dans le quotidien des corps et des esprits en prison, cela implique un changement plus immédiatement libérateur que l’apparition de nouveaux droits qui à la fois légitimeront et masqueront de nouvelles obligations contractuelles et dont le respect nécessite des instruments dont les prisonniers sont démunis 2 . Et enfin, la réaction sûrement la plus courante quand même la honte devient inutile, lorsque l’on n’a plus d’autre espace-temps à habiter que celui du contrôle social : le suicide. L’organisation de la culpabilité et le savant dosage individualisé qu’on y introduit (par exemple, en fournissant des médicaments et un psychologue de temps à autre en contrepartie de l’affirmation de la honte) pour éviter une destruction complète et irréversi- 25 ble ont faillit. On dit alors qu’il n’y a pas assez de moyens et de personnes pour suivre attentivement les effets de la honte mais c’est bien la rationalité médico-pénitentiaire qui joue le jeu très dangereux d’inciter à la honte, de la provoquer puis de la faire supporter et la contrôler. C’est surtout dans les solutions humanistes mises en place pour éviter le suicide que se rejoue et se réaffirme la nécessité des contrôles pouvant y conduire. NOTES 1. « Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison... Ce n’est pas ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres... Ces principes et ces goûts sont portés par moi jusqu’au fanatisme, et le fanatisme est l’ouvrage de la persécution de mes tyrans. Plus ils continuent leurs vexations, plus ils enracinent mes principes dans mon cœur, et je déclare ouvertement qu’on n’a pas besoin de me parler de liberté, si elle ne m’est offerte qu’au prix de leur destruction. » Cité dans Histoire des savoirs sur le crime et la peine, tome 1, Éditions DeBoeck, 1995, p.100. 2. « Ce que l’extension de la logique des droits [...] ne prend pas souvent en considération, c’est que le statut de détenu, pure création pénale, est légitimé d’autant et que la juridicisation des rapports entre détenus et système de justice pénale contribue autant sinon plus à la stabilisation du système, au renforcement des rôles pénaux et à la punitivité qu’à leur transformation ou à leur fragilisation. [...] Les droits fondamentaux requièrent normalement un espace de liberté au sein duquel ils peuvent s’épanouir par l’exercice que l’individu choisit d’en faire. Ils supposent aussi le respect d’obligations qui en sont la contrepartie, et la possibilité pour le titulaire de droits d’imposer ce respect. Ces conditions sont loin d’être remplies pour les détenus. » « L’inscription de droits pour le détenu s’associe en effet à la contractualisation de l’exécution de la peine et entraîne un rapport renouvelé à la norme carcérale [...]. Les normes de la punition [...] se contextualisent et s’individualisent, et sont légitimes parce qu’agrées par le détenu auquel elles s’appliquent. Cette version moderne de la légitimité par le consentement requiert cependant une étude musclée des conditions d’un tel consentement lorsqu’il est “exigé” dans le rapport pour le moins léonin de la contrainte pénale. » Dan Kaminski, « Deux leviers d’articulation de l’ordre social et de la répression pénale : les cibles et les procédures », L’Harmattan, 2006. ## 3355 MMARRSS/AVRRILL 2201122

DR L<strong>au</strong>rent Jacquua<br />

ment consistant à devenir et à affirmer ce dont il f<strong>au</strong>drait<br />

avoir honte. Et Genêt et Sade doivent avoir nombre de<br />

descendants qui du fond de leur cellule ou à leur sortie, en<br />

douce ou en criant, portent leurs goûts et passions jusqu’à<br />

un fanatisme qui est l’ouvrage de la persécution des<br />

tyrans 1 .<br />

Puis la politisation dont le principe pourrait être<br />

celui des pleureuses décrites par Gilles Deleuze : « Ne me<br />

plaignez pas, ne me touchez pas, je m’en charge. » Il s’agit<br />

alors de changer de souffrance, de s’en choisir une <strong>au</strong>tre<br />

pour ne pas se soumettre à celle imposée, comme ces prisonniers<br />

qui se sont cousus les lèvres en signe de protestation<br />

il y a peu. Dans le quotidien des corps et des esprits<br />

en prison, cela implique un changement plus immédiatement<br />

libérateur que l’apparition de nouve<strong>au</strong>x droits qui à<br />

la fois légitimeront et masqueront de nouvelles obligations<br />

contractuelles et dont le respect nécessite des instruments<br />

dont les prisonniers sont démunis 2 .<br />

Et enfin, la réaction sûrement la plus courante<br />

quand même la honte devient inutile, lorsque l’on n’a plus<br />

d’<strong>au</strong>tre espace-temps à habiter que celui du contrôle<br />

social : le suicide. L’organisation de la culpabilité et le<br />

savant dosage individualisé qu’on y introduit (par exemple,<br />

en fournissant des médicaments et un psychologue<br />

de temps à <strong>au</strong>tre en contrepartie de l’affirmation de la<br />

honte) pour éviter une destruction complète et irréversi-<br />

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et de personnes pour suivre attentivement les effets de la<br />

honte mais c’est bien la rationalité médico-pénitentiaire<br />

qui joue le jeu très dangereux d’inciter à la honte, de la<br />

provoquer puis de la faire supporter et la contrôler. C’est<br />

surtout dans les solutions humanistes mises en place pour<br />

éviter le suicide que se rejoue et se réaffirme la nécessité<br />

des contrôles pouvant y conduire.<br />

NOTES<br />

1. « Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie ; elle<br />

allège toutes mes peines en prison... Ce n’est pas ma façon de penser qui a fait mon<br />

malheur, c’est celle des <strong>au</strong>tres... Ces principes et ces goûts sont portés par moi<br />

jusqu’<strong>au</strong> fanatisme, et le fanatisme est l’ouvrage de la persécution de mes tyrans. Plus<br />

ils continuent leurs vexations, plus ils enracinent mes principes dans mon cœur, et je<br />

déclare ouvertement qu’on n’a pas besoin de me parler de liberté, si elle ne m’est<br />

offerte qu’<strong>au</strong> prix de leur destruction. » Cité dans Histoire des savoirs sur le crime et la<br />

peine, tome 1, Éditions DeBoeck, 1995, p.100.<br />

2. « Ce que l’extension de la logique des droits [...] ne prend pas souvent en considération,<br />

c’est que le statut de détenu, pure création pénale, est légitimé d’<strong>au</strong>tant et<br />

que la juridicisation des rapports entre détenus et système de justice pénale contribue<br />

<strong>au</strong>tant sinon plus à la stabilisation du système, <strong>au</strong> renforcement des rôles<br />

pén<strong>au</strong>x et à la punitivité qu’à leur transformation ou à leur fragilisation. [...] Les droits<br />

fondament<strong>au</strong>x requièrent normalement un espace de liberté <strong>au</strong> sein duquel ils peuvent<br />

s’épanouir par l’exercice que l’individu choisit d’en faire. Ils supposent <strong>au</strong>ssi le<br />

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droits d’imposer ce respect. Ces conditions sont loin d’être remplies pour les détenus. »<br />

« L’inscription de droits pour le détenu s’associe en effet à la contractualisation de<br />

l’exécution de la peine et entraîne un rapport renouvelé à la norme carcérale [...]. Les<br />

normes de la punition [...] se contextualisent et s’individualisent, et sont légitimes parce<br />

qu’agrées par le détenu <strong>au</strong>quel elles s’appliquent. Cette version moderne de la légitimité<br />

par le consentement requiert cependant une étude musclée des conditions d’un<br />

tel consentement lorsqu’il est “exigé” dans le rapport pour le moins léonin de la<br />

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