Léon Rosenthal, Notre musée, l'art expliqué par les œuvres…

Malgré l'éclat de ses premières manifestations et le génie d'Eugène
Delacroix, le Romantisme n'a pas conquis le public. Sa véhémence,
son lyrisme coloré ne répondent pas aux instincts dominants
de clarté, d'ordre apparent.de logique. A partir de 1840, dans
le temps de l'échec des Burçraves, une réaction se dessine; elle
s'accentue peu à peu; les grands Romantiques restent Isolés. Le
prestige d'Ingres est alors énorme, mais sa doctrine, trop sévère
pour devenir populaire, ne rallie qu'une poignée de disciples. Les
élèves attardés de David, les peintres sortis de l'École des Beaux-
MILLET. — Le Berger
LI. - J.-F. MILLET
ci. Buiia.
Arts reçoivent des commandes officielles et couvrent, au milieu
de l'indifférence générale, les églises de compositions honnêtes
et médiocres. Cependant des peintres habiles ont, dès la Restauration,
exploité le goût public pour l'anecdote historique ou les
récits militaires : Horace Vemet, Paul Delaroche jouissent d'une
célébrité éphémère. Après 1840 de jeunes peintres courtisent
le succès avec des pages faciles et édulcorées; Th. Couture se
fait un nom avec une scène tapageuse : Les Romains de la Décadence.
A ce moment les luttes politiques, les idées sociales, les aspirations
humanitaires ramènent vers le Réalisme. Géricault l'avait
annoncé (p. 96); depuis sa mort, il s'était manifesté dans la lithographie
: satires politiques et sociales de Daumier (p. 110), observation
spirituelle des mœurs par Gavarnl, évocation des guerres
de la Révolution et de l'Empire par Charlet et Raffet. Le développement
du paysage (p. 102 et 104) sert ce mouvement, marqué,
dans les lettres, par les romans de Balzac et de George Sand. La
Révolution de 1848 en amène l'épanouissement. Millet et Courbet
en sont les protagonistes.
Le réalisme se consacre à la vie contemporaine,
surtout des humbles. Pour y réussir une sincérité
forte et rude est nécessaire. La Hollande du 17 e siècle,
les maîtres espagnols offrent leurs exemples. Millet
se constitue un art qui, par ses sujets et, au moins
autant, par sa forme, surprend et scandalise le
public et même les amateurs habitués à la noblesse
classique ou aux féeries romantiques.
J.-F. MILLET (1814-1875) sent profondément la
grandeur de la vie rustique. Dans les occupations
journalières il dégage la vérité actuelle et éternelle; il
lui confère du style non sans emphase. Il dessine, de
mémoire. Parla il obtient simplification des formes,
accentuation des volumes et élimination du détail. Sa
couleur est sans accent et ajoute peu à son dessin.
A l'heure où, gerbes et meules faites, les hommes
ont cessé le travail, trois pauvresses ramassent, sous
le soleil, les rares épis échappés aux moissonneurs.
Sans physionomie distincte, anonymes dans une région
indéterminée, ce sont « les Glaneuses ». On devine à
peine leur visage fruste et rude. Dans ce champ tout
uni, où des meules, une charrette forment seuls accidents
sur l'horizon monotone, leur groupe prend
une importance inattendue; geste lent et fatigué,
vêtements usés, sabots, tout a ampleur, rythme et
noblesse. L'œuvre revêt une solennité épique.
Le Berger loqueteux se profile, superbe et farouche,
sur le ciel. Tout disparaît derrière sa majesté native.
Aucune particularité individuelle ne diminue son
caractère typique. Le troupeau forme masse, vie
collective. La plaine est nue, rien n'en rompt la
solitude.
Parfois Millet accentue sur le visage du paysan l'impression de
misère et d'épuisement et traduit • le cri de la terre •. Le plus souvent
il célèbre la noblesse du travail. Parfois il s'attendrit, c'est
l'idylle, sans joli factice, sans aimable mensonge.
La Becquée; des marmots notés avec une sympathie
intense; sens parfait des formes, des allures enfantines;
beau geste de la mère, unité recueillie de la
composition. La maison rustique définie en quelques
Cl. IJvy-Nevrdein.
MILLET. — Les Glaneuses. — Musée du Louvre.
traits avec ses moellons grossiers dorés par le soleil
et la vieille vigne au cep noueux qui abrite et égayé
le seuil. La poule et ses poussins pour souligner la
signification universelle de cette glorification de
l'amour maternel. Au fond, le père travaille.