Nouvelles technologies et arts de la mémoire - poeta Simonide

NOUVELLES TECHNOLOGIES
ET ART DE LA MÉMOIRE
COORDINATION : ALAIN MONTESSE

Nouvelles technologies
et arts de la mémoire

Nouvelles technologies
et arts de la mémoire
collectif
coordination Alain MONTESSE
Éditions 00h00
Z É R O H E U R E
www.00h00.com

Collection Cyberculture
Retrouvez ce livre et l’ensemble des éléments proposés autour,
notamment les liens recommandés, ainsi que les commentaires
des lecteurs sur le site des Éditions 00h00.com:
http://www.00h00.com
ISBN: 2-7454-0440-7
©Éditions 00h00, Paris, 2002
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nationaux relatifs aux droits d’auteur. Son impression sur papier est strictement
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tion ou copie, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon
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À propos de l’œuvre
Depuis au moins 2500 ans existe dans la civilisation occi-
dentale un art de la mémoire artificielle, basé sur la mise en
scène d’images actives dans des lieux, imaginaires ou inspirés
d'architectures préexistantes. Cet art, lié à la rhétorique, et qui
touche à des points fondamentaux de nos représentations du
monde, a connu des hauts et des bas, des éclipses qui ont parfois
duré plusieurs siècles. Il semble bien que, après une période de
retrait, commencée au XVII e siècle, nous soyons maintenant
dans une période de retour, sous la forme de ce qu'il est convenu
d'appeler la «révolution» du «multimédia», ou des
«nouvelles technologies de l'information et de la
communication».
Brièvement et grossièrement dit: les anciens stockaient leurs
connaissances et manipulaient leur imaginaire par le biais
d’« imagines agentes » dans des architectures mentales; nous
stockons et manipulons les nôtres par le biais d'icônes dynami-
ques dans des architectures informatiques. Le jeu consiste à
préciser les ressemblances et les différences.
L'art de la mémoire a d'abord été un art individuel, réservé
aux orateurs et aux rhéteurs, il fut ensuite un auxiliaire pré-
cieux du christianisme médiéval, il donna aux Italiens de la
Renaissance l'occasion de constructions échevelées et contri-
bua à envoyer Giordano Bruno au bûcher. De nos jours, le cyberespace,
après l'audiovisuel traditionnel, apparaît comme la
forme la plus contemporaine et la plus générale de ces construc-
tions mémorielles: un palais de mémoire étendu aux dimen-
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Nouvelles technologies et arts de la mémoire
sions de l'ensemble de l'humanité —ou plus exactement d'une
partie. La synthèse de grandes quantités d'informations sous
forme de paysages, la navigation et l'action dans ces paysages,
deviennent des enjeux politiques, militaires, économiques,
culturels, esthétiques et autres.
On repassera par quelques lieux incontournables, variant
selon les contributions, les heures, les éclairages et les trajectoires
d'accès ou de départ : la grand-place Frances Yates, le relais
de la gare William-Gibson, le théâtre Giulio-Camillo, l'église
Saint-Bruno transformée en cinéma vers 1895, le tombeau de
Simonide, la bibliothèque Jorge-Luis-Borges, le musée War-
burg-Mnémosyne… Nous sommes loin d'avoir fini de dresser la
cartographie de ce labyrinthe, au demeurant mouvant.
Le cyberespace apparaît comme la forme la plus développée
du spectacle contemporain. Tendanciellement, son centre est
partout et sa circonférence nulle part. Seule l'interactivité, qui
lui est consubstantielle par construction, garantira peut-être à
l'internaute de devenir autre chose qu'un consommateur dont
l'être se réduit à un clic.

Anne-Sophie BENOÎT
Chef de projet.
À propos des auteurs
René CAPRERA
Chef de projet/développeur multimédia.
Thierry DUPAS
Chef de projet.
Henri HUDRISIER
Maître de conférences en information et communication à
l'université de Paris VIII.
Roland DECAUDIN
Concepteur-développeur multimédia, enseignant aux Beaux-
Arts de Cambrai et à l’université de Valenciennes.
Marie-Pierre DION
Directeur de la Bibliothèque de Valenciennes.
Marie ESCARABAJAL
Maître de conférences en psychologie à l'université de
Valenciennes; responsable du DESS «Transfert de savoirs et
nouvelles technologies».
Grégory KORZENIOWSKI
Responsable de production et directeur artistique de jeux en
ligne.
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Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Frédérique LE GOASCOZ
Responsable de l’unité internet du TPIY (Tribunal Pénal Inter-
national pour l'ex-Yougoslavie de LaHaye).
Alain MONTESSE
Cinéaste, maître de conférences à l'université de Valenciennes.

Préambule
Au départ, le sujet de ce livre sera peu familier à la plupart des
lecteurs. Peu de gens savent que les Grecs, parmi les nombreux arts
qu'ils ont inventés, ont inventé un art de la mémoire qui, comme
les autres, fut transmis à Rome d'où il passa dans la tradition européenne.
On le considère d'habitude comme une
«mnémotechnique», branche aujourd'hui relativement secon-
daire de l'activité humaine. Mais, dans ces sociétés sans imprimerie,
où la quasi totalité de la population ne savait ni lire ni écrire, il
était vital de développer des méthodes de mémorisation artifi-
cielle des éléments dont on pourrait avoir besoin, qu'il s'agisse de
prononcer un discours, d'éblouir un souverain, ou d'accomplir les
mille et trois petits actes de la vie quotidienne. Et la manipulation
des images dans la mémoire doit toujours dans une certaine
mesure impliquer l'ensemble de la psyché et de l'histoire. En bref,
sans manipulation des images dans la mémoire, consciente ou
non, nous ne pourrions pas nous construire une conception du
monde, quelle qu'elle soit, et encore moins y agir.
Les lignes ci-dessus sont une paraphrase directe, en forme d'hommage,
des premières lignes de l'ouvrage de Frances Yates L'Art de la
mémoire. Que Dominique Ferrat soit ici remerciée de m'avoir un
jour donné ce livre, en me disant «tiens, ça pourrait t'intéresser».
Le propos de la présente publication est d'examiner les développements
récents de l'art de la mémoire dans ce qu'il est convenu
d'appeler les «nouvelles technologies» (de l'information et de la
communication). Par quoi on verra qu'elles ne sont pas si nouvelles.
Ceci n'est donc pas un ouvrage sur les nouvelles technologies,
encore moins un manuel. Ce n'est pas davantage un
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Nouvelles technologies et arts de la mémoire
exposé des arts de la mémoire, ni un traité de mnémotechni-
que, et encore moins un recueil de recettes.
Le présent ouvrage se structure en quatre parties.
La première partie condense, avec adjonctions et précisions,
différents articles que j'ai écrits de 1992 à 1995 1 , et expose la
problématique générale.
La deuxième regroupe les différents textes produits à l'occasion
des journées d'études «Nouvelles technologies et arts de la
mémoire», co organisées par Marie Escarabajal et moi-même
au département «Arts et Communication» de l'université de
Valenciennes les 2avril 1997 et 4mars 1998.
La troisième est une adaptation du mémoire de DEA de
Roland Decaudin «Des palais de mémoire aux architectures de
savoir: métaphores architecturales pour mémoires
artificielles», à l'université de Paris VIII (DEA «Enjeux sociaux et
technologies de la communication», option création et communication
multimédia, sous-option hypermédia).
Considérant maintenant comme acquis que le cyberespace est le
principal édifice de mémoire actuellement en construction, nous
nous devons de l’examiner de plus près. Une quatrième partie en
retrace l’histoire 2 , et en envisage les développements.
1. La première version de «La Machine à mémoire» fut publiée par Cinémaginaire,
revue d'humeurs métacinématographiques, n°3, 66720 Rasiguères,
février 1993 (que François Boutonnet en soit ici remercié). Une seconde
version plus développée trouva place in Le Cinéma et la Science, CNRS Éditions,
Paris, 1994. On trouvera encore d'autres éléments dans «À propos
des palais de mémoire», in Actes 1993-1994 du séminaire «Écrit, image,
oral et nouvelles technologies», Éd. de l'université Paris VII Denis Diderot,
Paris, mars 1995; et dans «Tl0n III: le retour», in 1895, n°18, Paris, 1995.
2. Cette quatrième partie résulte elle aussi partiellement de la refonte de
plusieurs de mes précédents articles: «Une brève histoire du
cyberespace», in Actes du Colloque «L’image de synthèse: valeur esthétique,
valeur scientifique», 5/2/1994, Éd. de l'université Paris VII, Paris, 1994;
«Les nouvelles technologies tueront-elles le cinéma?», in Un siècle d'inventions,
n°65 des Cahiers de la Cinémathèque, Perpignan, décembre 1996;
«MatriXistenZ», in Lettre de l’Institut de Cinéma Scientifique, n°7, mars
2000; «Whatisthematrixistheshowmustgoon», in Alliage n°44, Nice,
2001.
10

Préambule
S'ensuivent les annexes usuelles —bibliographie, filmogra-
phie, radiographie etc. — que la spécificité du sujet impose
d'enrichir d'une liste d'adresses Internet.
Les journées d’étude de Valenciennes
2avril 1997 et 4 mars 1998
Le projet de ces journées était de faire le point sur les rapports
qu’entretiennent, au-delà des discours modernistes de circons-
tance, les «Nouvelles Technologies de l’Information et de la
Communication» et les très antiques Arts de la Mémoire. Les
nouvelles technologies, avec leurs mises en images, sont en
train de nous offrir des espaces virtuels de présentation, de
représentation et d'interaction qui, à notre avis, réactualisent
ces anciennes pratiques.
Une des formes privilégiées du «multimédia» est en effet
celle de la représentation interactive de lieux, avec ce qu'elle
implique de métaphores liées à l'espace, à la navigation, aux
parcours, aux explorations labyrinthiques… donc à la redécou-
verte de méthodes de mémorisation et d'organisation des connaissances,
et à la mise en œuvre de traitements cognitifs
complexes.
Si les anciens stockaient leurs connaissances sous forme
d'images actives dans des architectures mentales, ne peut-on
dire que nous stockons les nôtres sous forme d'icônes dynami-
ques, dans des architectures informatiques?
Le lundi 9juillet 1984, à 19heures 30, au micro de Georges
Charbonnier sur France Culture, Henri Hudrisier racontait
l'histoire de Simonide en ouverture d'une émission intitulée
Mémoire Artificielle et Nouvelles Images. Il y anticipait le bouleversement
qu'apporte le stockage optique en termes de capa-
cité, d'accès et de traitement de l'information, et ses
conséquences, comme toute nouvelle technique, sur les chan-
11

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
gements de mentalités. Une retranscription de cette émission a
été publiée dans le n° 36 de la revue Traverses («L'Archive»,
Centre Georges Pompidou, 1986). À notre connaissance, il fut
le premier en France à effectuer le rapprochement. C'est donc
tout naturellement que nous l'avons invité à participer à ces
deux journées.
Depuis deux siècles et demi, le catalogue de la bibliothèque
des jésuites de Valenciennes est visualisé en permanence sous
forme d’images sur les murs de la salle de lecture. Ce catalogue
se rattache à la tradition très ancienne de la représentation
matérielle (sculpture, peinture) des champs de la connaissance,
et illustre le cas particulier de la culture des Jésuites au XVIII e siè-
cle. À partir de cette date, la pratique des catalogues illustrés va
progressivement se perdre. Les nouvelles technologies, avec les
dispositifs de représentation qu'elles proposent, soulèvent
aujourd'hui la pertinente question de la remise en images des
catalogues. Nous avons donc demandé à Marie-Pierre Dion,
directrice de la bibliothèque (depuis devenue médiathèque), de
nous la faire visiter et de nous en écrire une présentation.
Pour l'occasion, Alain Montesse chaussa de nouveau ses
vieilles bottes de cinéaste. Constatant que le cinéma a toujours
su réfléchir sur lui-même, et diffuser les résultats de cette
réflexion, par ses propres moyens, il passe en revue différents
films, et le cinéma en général, dans la perspective d'y retrouver
traces, volontaires ou non, des anciens Arts de la Mémoire. Il en
trouve, tant et plus, et s'attarde plus particulièrement, par goût
personnel, sur l'œuvre de Chris Marker ( Level Five et Immemory
sortirent fin 1997).
Ancien étudiant du DESS et collaborateur régulier du département
«Arts et Communication», Roland Decaudin, le 2avril
1997, présentait ainsi le détournement de programmes de jeux
vidéo vers la construction d'espaces de mémoire
personnalisés: « phénomène dans l'univers des jeux sur ordina-
12

Préambule
teur, Doom est à l'origine d'un genre, les Doom-like, jeux d'errance
meurtrière en 3D temps réel (l'ordinateur calcule la vision subjective
du joueur dans un univers virtuel, en temps réel). Son successeur,
Quake, dispose d'un éditeur de niveaux, Worldcraft, logiciel permettant
de créer ses propres lieux en 3D. Ce logiciel peut être considéré
comme ce qui se rapproche le plus, actuellement, d'un utilitaire
de fabrication de loci électroniques. » Le 4mars 1998, il présentait
le contenu de son mémoire de DEA. Ces deux communications,
condensées, constituent la troisième partie du présent ouvrage.
Plusieurs étudiants de la promotion 1996-1997 du DESS
«Transferts de Savoir et Nouvelles Technologies» présentèrent
des communications le 2avril 1997, sur le thème Paysages de
données et architectures de mémoire :
—Anne-Sophie Benoît lit dans la bibliothèque infinie de
Jorge Luis Borges une « préfiguration de l'hypertexte… Un inter-
naute éternel voyageant infatigablement sur le réseau comprendra
peut-être que textes et liens ne mènent qu'à une inlassable
répétition. »;
—Frédérique Le Goascoz présenta le projet de mise en ligne
des archives de la banque d'images italienne Alinari;
—René Caprera, Thierry Dupas et Grégory Korzeniowski
présentèrent leur projet d'installation interactive et de cédé-
rom O'Kamieniu («À propos de la pierre»), consacré à la
mémoire collective de la communauté polonaise en région
Nord-Pas-de-Calais, à la veille de l'année célébrant la constitu-
tion de la Pologne en État indépendant.
Marie ESCARABAJAL et Alain MONTESSE
On s'étonnera peut-être de ne trouver dans ce texte, sur un tel
sujet, aucune image. Mais on verra que, selon la tradition la
plus ancienne, l'élaboration des imagines agentes est une affaire
strictement personnelle, qu'elles n'existent que dans la tête (ou
13

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
l'esprit) de leur concepteur, et qu'elles ne sont adaptées qu'à lui.
Si selon Duchamp « le célibataire broie son chocolat lui-même 1 »,
d'autres recommandent au mnémoniste d'élaborer ses images
de même, dans le silence, la nuit, les demi-rêves et le brouillard.
Aucun pré-requis n'est nécessaire pour aborder ce qui va suivre,
sinon une bonne ouverture d'esprit, de la curiosité et un
peu de culture générale, et un certain sens de l'humour. Une
bonne connaissance du spectacle contemporain, tant dans ses
aspects théoriques (Debord et ses ascendants surtout) que pra-
tiques, ne pourront qu’y aider.
Je ne doute pas qu'il y aura des suites. Merci à toutes et à tous.
Alain MONTESSE
1. Duchamp (Marcel), Duchamp du signe, Flammarion, Paris, 1997, p. 97.

La machine à mémoire
(notes sur la préhistoire du cinéma)
***Shelves of books in your mirror reflecting
the sidewalks & alleys that you've seen
show colors change as the images fade
in my magical memory-machine 1
Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, un poète grec
du nom de Simonide, natif de Iule, dans l’île de Céos. Cette histoire
se passe au tournant du VI e et du V e siècle avant J.-C., bien
après Homère et Hésiode, mais avant Socrate.
Selon la légende, que chacun raconte à sa façon 2 , Simonide est
engagé par un dénommé Scopas, pour chanter sa louange au
cours d'un banquet. Simonide, dont c'est le métier, accepte. Mais
le moment venu, après avoir fait l’éloge de son commanditaire, il
enchaîne sur une louange de Castor et Pollux. Scopas est évidemment
furieux. Il ne paye à Simonide que la moitié de la somme
convenue: quant à l'autre moitié, que le poète aille donc la récla-
mer à Castor et Pollux. Le banquet se poursuit, et on vient prévenir
Simonide qu'on le demande à l'extérieur. Dehors, il trouve Castor
et Pollux, venus lui régler leur dette —et la maison s'effondre.
Tous les participants au banquet sont broyés, les corps sont
méconnaissables. Mais Simonide, seul survivant, se rappelle la
place exacte occupée par chaque convive, et peut ainsi aider les
1. «[…] des étagères de livres dans ton miroir / reflétant les trottoirs et les allées
que tu as vus / montrent les couleurs qui changent et les images qui disparaissent
/ dans ma machine à mémoire magique » (Ice Cream Phœnix, Kaukonen-Cockey,
sur l'album du Jefferson Airplane Crown of Creation, RCA, ND 83797, 1968).
2. Ici même, Hudrisier p. 46 et Decaudin p. 111.
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Nouvelles technologies et arts de la mémoire
familles à rassembler les morceaux de leurs défunts. C'est ainsi
qu'aurait été inventé l'art de la mémoire «topique», où la mémorisation
s'opère par des techniques d'«images» supports de
mémoire, positionnées dans des «lieux».
Nous reviendrons plus tard sur l'occultation des arts de la
mémoire au cours des trois ou quatre derniers siècles de notre
histoire, ainsi que sur leur réapparition ces dernières décennies
1 . Il nous faut pour commencer rappeler ce qu'ils furent de
l'Antiquité au Moyen Âge.
De l'histoire de Simonide, les rhéteurs grecs avaient conclu
que la condition nécessaire d'une bonne mémoire était d'en
organiser les images. Les traités grecs ont tous disparu. Mais leur
contenu avait été transmis aux Romains. Outre Cicéron, Quin-
tilien et saint Augustin, on en trouvera le principal énoncé dans
un traité anonyme connu sous le nom de Ad Herennium.
L'ouvrage conseille à l'orateur, pour retrouver ses arguments, de
se construire dans la tête une architecture, et de la peupler de personnages,
d'objets, de scènes, frappants ou étranges, liés à des idées
ou des mots ayant quelque rapport avec les choses à se rappeler. Par
la suite, lorsqu'il devra prononcer le discours, la plaidoirie, ou tout
simplement rafraîchir sa mémoire, il lui suffira de parcourir menta-
lement cette architecture: la vision des scènes qui s'y déroulent, et
des êtres étranges qu'il y retrouve, ressuscitera le souvenir des choses
qu'il y avait codées, dans l'ordre du parcours. Dans le cas le plus simple,
l'énonciation d'un discours, il suffit d'un simple balayage
séquentiel, l'arpentage d'un péristyle par exemple, au pied des
colonnes duquel on aura préalablement déposé mentalement des
objets, ou mis en scène des représentations.
La mémorisation s'opérait donc grâce à une technique de
«lieux» (loci) et d'«images» (imagines). Mais quels lieux et
1. Réapparition qui doit beaucoup aux travaux de Yates (Frances Amelia),
The Art of memory, Routledge and Kegan, Londres, 1966; L'Art de la
mémoire, trad. de Daniel Arasse, Paris, Gallimard, 1975; et, auparavant, à
ceux de Rossi (Paolo), Clavis Universalis, Sociétà Editrice Il Mulino, 1983,
Éditions Jérôme Millon, Grenoble, 1993.
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La machine à mémoire
quelles images? Comment se procurer ces visions fantastiques,
à incorporer ensuite dans des architectures sui generis ?
En ce qui concerne les lieux, si l'on manquait d'imagination,
on pouvait s'inspirer d'architectures réelles: une maison, un
coin de mur rose avec une taverne, le quartier où l'on habite…
S'il ne s'agit que de se rappeler une suite linéaire de choses à
faire, une simple colonnade, un escalier à parcourir ou à gravir
suffiront. S'il s'agit de mémoriser des données complexes et à
long terme, on les répartira dans les différentes parties d'un
bâtiment (il est bon de pouvoir entrer dans le palais de sa
mémoire par différentes portes). Il est également conseillé de
parcourir régulièrement son palais de mémoire, afin d'en ravi-
ver et éventuellement d'en actualiser ou périmer les images.
Quant aux images, tout était permis, ou à peu près. Ces images
devaient de préférence être «actives» (imagines agentes), c'est-àdire
frapper l'imagination, ne pas être neutres. Leur caractère anor-
mal, grossier, indécent ou ridicule, écœurant ou terrifiant, était une
aide puissante à la mémorisation. La scatologie, l'obscénité, le gros
comique bien gras pouvaient aussi être mis à contribution.
On pouvait éventuellement distinguer les images pour les
choses, qui servaient à se rappeler les idées, les arguments, et les
images pour les mots, qui servaient à les développer.
Les traités donnent peu d'exemples d'images, car chacun doit se
fabriquer les siennes propres. On en trouve toutefois quelques-
uns qui en suggèrent. L'auteur anonyme de Ad Herennium pro-
pose ainsi, pour se rappeler les éléments d'un procès pour empoi-
sonnement, de se représenter la victime au lit, l'accusé au bord du
lit, tenant de la main droite une coupe, de la gauche une tablette
et des testicules de bouc: la coupe rappelle l'empoisonnement, la
tablette l'héritage, et les testicules les témoins ( testes en latin 1 ).
Au-delà de l'utilité mnémotechnique, qui n'est guère apparente
que pour l'auteur de la scène, il est évident que la succession de tel-
1. Exemple cité par Yates, op. cit., p.23. Qu'est-ce qu'un témoin (testis)?
C'est quelqu'un qui est prêt à jurer sur ses testiculi qu'il dit la vérité.
17

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
les images lors d'un parcours, leur organisation en séquences,
pouvait constituer une sorte de film mental. En voici d'ailleurs un
exemple dans le style slapstick, il est vrai beaucoup plus tardif:
« Après avoir créé un lieu de mémoire selon des normes conven-
tionnelles, il y plaçait un objet — un pot de chambre, un pot à
onguent, une cuvette à emplâtre furent ses trois premiers exemples —
puis, à l'aide de trois personnages distincts, inspiré chacun de
quelqu'un qu'il connaissait bien et auquel il donnait un nom, il animait
la scène selon des lois mnémotechniques. Ainsi, dans un
enchaînement rapide, Pierre s'emparait d'un pot de chambre rempli
d'urine et le renversait sur Jacques, Martin trempait son doigt dans
le pot de pommade et l'essuyait sur l'anus d'Henri, et André prenait
de l'emplâtre dans la cuvette et en barbouillait la figure de François.
Ainsi, à condition d'être capable d'associer par des calembours, des
analogies ou des associations d'idées, ces vignettes à des concepts
donnés, on était certain de ne jamais les oublier 1 .»
Après saint Augustin, s'ensuivra une longue période où nous
n'avons plus la moindre référence explicite à ce genre de procédé.
La lente décomposition de l'Empire romain, les invasions barbares
et le haut Moyen Âge n'offraient guère, il est vrai, un cadre favorable
à l'épanouissement de ce sport intellectuel en Europe occidentale.
Mais en Europe orientale, l'Église fut sérieusement secouée
par les réactions que peuvent susciter les images, lors de la querelle
des images, qui ensanglanta Byzance de l'an 726 à l'an 843
1. Exemple cité p. 138 du remarquable ouvrage de Spence (Jonathan D.), Le
Palais de mémoire de Matteo Ricci, Payot, Paris, 1986, trad. de Martine Leroy-
Battistelli; The Memory palace of Matteo Ricci, Elizabeth Sifton Books/Viking,
New York, 1983, 1984, et extrait de l'ouvrage de Grataroli (Guglielmo), De
Memoria reparanda, augenda, servandeque, liber unus; de locali vel artificiosa
memoria, liber alter, Zurich, 1553; Roma, 1555. Matteo Ricci était un jésuite
envoyé en mission en Chine vers la fin des années 1500. À l'époque, les étrangers
qui s'installaient en Chine n'avaient plus ensuite le droit d'en sortir. Limité
en bagages, Ricci avait surtout emporté avec lui ce qu'il avait dans sa tête, à
savoir son propre palais de mémoire. Seules en subsistent quelques images
(quatre dérivées d’idéogrammes et quatre images pieuses). Le livre de Jonathan
Spence est construit «autour de ces huit lointains vestiges».
18

La machine à mémoire
environ. « Si l'on supprime l'image, ce n'est pas seulement le Christ,
mais l'univers entier qui disparaît 1 .» En fait de querelle, ce fut une
véritable guerre civile. On s'étripa pendant un siècle et demi sur
la question de savoir s'il fallait adorer les icônes ou s'en tenir aux
textes (et, en arrière-plan, sur qui aurait le pouvoir: l'Église, ou
l'Empereur?). L'Islam, en face, était depuis le début résolument
iconophobe. Il était donc important pour l'Église d'arriver à
contrôler les images: il fallut encore attendre un schisme, et
quelques siècles. L'art de la mémoire ne réapparaîtra qu'avec les
cathédrales —qui, contrairement au titre du livre de Le Corbusier,
n'étaient pas blanches –, et la scolastique.
Qu'est-ce en effet qu'une cathédrale, sinon —entre autres
choses — un énorme livre d'ymages 2 peintes, ou en pierre, en
vitrail, où les fidèles se voient en permanence rappeler la nécessité
de faire leur salut, et les moyens d'y parvenir. Certaines de
ces ymages n'étaient pas forcément des plus orthodoxes,
comme en témoignent les médaillons alchimiques décrits et
commentés par Fulcanelli, et que l'on peut encore distinguer, à
hauteur d'homme, entre les touristes, à la porte de Notre-Dame
de Paris 3 . L'art de la mémoire était dans l'Antiquité un art inté-
1. « Tel est l'énoncé catastrophique sur lequel tombe le lecteur de Nicéphore,
patriarche de Constantinople, Père de l'Église exilé par l'empereur iconoclaste
Léon V. » Baudinet-Mondzain (Marie-Josée), «Économie et idolâtrie
durant la crise de l'iconoclasme byzantin», in Rencontres de l'École du Louvre,
La Documentation française, Paris, février 1983. Supposons un monde
où l'incarnation du Christ n'aurait pas eu lieu. Tout ce qui est réellement
intéressant se passant dans l'invisible, il n'y aurait pas eu grand-chose à
dépeindre. Et le cinéma n'aurait même pas été inventé…
2. Cette orthographe particulière désignait les peintures, sculptures,
etc., des cathédrales. Les artisans qui les fabriquaient étaient dénommés
ymagiers. Cf. par exemple le glossaire de Notre-Dame d’Amiens en
http://ds.u-picardie.fr/patrick/Cathedrale/Glossaire/welcome.html.
Rémy de Gourmont se réclama de cette tradition en publiant, avec la collaboration
d’Alfred Jarry, la revue d’estampes L’Ymagier, d’octobre 1894
à juillet 1896 (cf. Arnaud Noël, Alfred Jarry, La Table, Ronde, Paris, 1974).
Autre occurrence récente: L’Ymagier d’Erik Satie, Volta Ornelle, Van de
Velde, Paris, 1979.
3. Cf. Fulcanelli, Le Mystère des cathédrales, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1964.
19

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
rieur, invisible, strictement personnel, il revient sous forme
d'art monumental, et même officiel. On est passé d'images
mentales à des images extériorisées, dont le contenu explicite
est plus ou moins contrôlé par l'appareil de l'Église.
« L'art et les règles de mémoire des traités latins vont être utilisés pour
favoriser la piété et la morale. Il convient de rappeler sans arrêt aux fidèles
la menace de la damnation et les exigences du salut. Des représenta-
tions des vices, des vertus, des arts libéraux, vont envahir les églises et les
cathédrales. La sculpture, la peinture, la fresque, le vitrail, l'architecture
dans son ensemble, vont aider à fixer dans la mémoire des populations
les thèmes complexes de la didactique médiévale.
La scolastique, surtout, va rénover l'art de la mémoire. Elle fait de l'uti-
lisation des lieux et des images décrits par Cicéron un devoir moral et religieux.
L'exercice de la mémoire artificielle ne sert plus la rhétorique, mais
elle prend une dimension éthique: sans mémoire, point de salut 1 .»
Pour saint Thomas, les images de mémoire sont le symbole
corporel des intentiones, des intentions spirituelles 2 : «Il faut
donc user d'images, lier ces choses subtiles à des symboles, pour
qu'elles restent présentes à l'esprit. Elles rappellent aux foules le con-
tenu des sermons et les leçons des prédicateurs. 3 »
Mais se fournir en visions paradisiaques, infernales, grotesques,
etc., n'est pas tout. Comme le souligne saint Thomas: « ce
que l'on veut retenir, il faut prendre le soin de le mettre en ordre. 4 »
1. Extrait de Les Arts de la mémoire et les palais d'images, une émission
d'Emmanuel Driant, dans la série «Les Chemins de la connaissance»,
France Culture, 13/05/1985. Emmanuel Driant fut producteur d'une série
de cinq émissions sur le sujet, du 13 au 17/ 05/1985. Il fut également producteur
d'autres séries d'émissions apparentées: Le jeu de Mantegna («Les
Chemins de la connaissance», France Culture, du 31/03 au 4/04/1984) et
Tarots-ci, tarots-là («Les Chemins de la connaissance», France Culture, du
15 au 19/10/1984). La radio remplit avec aisance une des conditions fondamentales
de l'élaboration des palais de mémoire: s'il veut des images,
l'auditeur est bien obligé de se les créer lui-même.
2. Cf. Yates, op. cit., p. 87 sq.
3. Cf. Emmanuel Driant, op. cit.
4. Cf. Yates, op. cit., p. 100.
20

La machine à mémoire
Que ce soit par des palais d'images ou autrement, le problème
de l'organisation de la mémoire est un problème crucial. Avec
l'art classique, scolastique, de la mémoire, l'Église catholique
d'Occident, sans aller jusqu'à les adorer ni jusqu'à les proscrire,
avait trouvé un moyen d'utiliser les images, et de les mettre à
son service. L'iconographie religieuse allait pouvoir prendre
son envol, l'histoire de l'art s'ensuivrait.
Fort bien, encore qu'un peu tarabiscoté. Ayant culminé avec
la scolastique du XIII e siècle, Albert Le Grand et saint Thomas
d'Aquin, ce système étonnamment compliqué devait se scléro-
ser peu à peu. Il fonctionnera encore pendant longtemps, et à
la satisfaction de beaucoup. Les images de mémoire dégénéreront
peu à peu en images pieuses et édifiantes; il faudra néan-
moins des siècles pour en arriver à l'art (?) saint-sulpicien.
Mais entre-temps, la lettre n'avait pas dit son dernier mot, et
avait même repris du poil de la bête.
Changement de décor, léger retour en arrière.
Nous sommes vers 1280, à Majorque. En même temps que
fleurissait sur le continent l'art scolastique classique de la
mémoire, iconico-architectural, le Majorquin Raymond Lulle,
au contact des Juifs méditerranéens, en proposa un autre, tota-
lement différent, indépendant, en rupture nette avec la tradition
du chant de Simonide et des arts oratoires, et où l'on ne
manqua pas de voir comme une influence kabbalistique. Il ne
s'agit plus d'objets répartis dans des architectures, mais d'une
combinatoire de lettres gravées sur des roues.
Grossièrement résumé en termes modernes: Lulle code les
différents aspects du monde et de la divinité par des lettres: B, C,
D… Il inscrit ces lettres sur des roues qu'il fait tourner les unes par
rapport aux autres. Mis en mouvement, ces rouages provoquent
la rencontre combinatoire des lettres, donc la recomposition des
choses, donc la recréation du monde. Nous sommes très loin de
la tradition rhétorique des poètes et des orateurs, très loin des
21

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
images sensibles disposées dans des architectures statiques.
Nous sommes dans un espace abstrait, où se déploie le mouve-
ment plus ou moins autonome d'une machinerie littérale. Cer-
tains ont vu dans cette abstraction presque mécanisée, qui n'est
pas sans rappeler les loteries foraines, un ancêtre de la combina-
toire de Leibniz, voire de nos très modernes ordinateurs.
Il s'agit presque d'une sorte de calcul algébraïco-métaphysique. Eut-
il mis des chiffres à la place des lettres, il aurait presque inventé avec
deux siècles d'avance sur Pascal la machine à calculer. Et si la machine
à calculer n'était plus très loin, le singe dactylographe non plus…
Chose plus importante et nouvelle, on passe d'un système
statique à une représentation dynamique. « L'historien des idées
ne se demande pas tout d'abord quelle est la substance de certaines
idées. Il se demande quelle est leur dynamique. 1 » Il ne s'agit plus de
décors, d'architectures où les humains inscrivent leurs trajec-
toires, mais du mouvement plus ou moins autonome d'une
machinerie, d'une machination. Nous ne sommes plus dans le
domaine de la poésie chantée et de la visualisation à la Simo-
nide, mais déjà dans celui du littéraire littéral: de l'alphanumé-
rique. Il faudra trois siècles pour commencer à combler ce fossé.
De son vivant, Lulle publia diverses versions de son art, dont la
dernière est l'Ars Magna (1305-1308). À cela vinrent s'ajouter de
nombreux apocryphes. Le système de Lulle fut largement diffusé
au cours des siècles suivants. Nicolas de Cues s'y intéressa. Après la
chute de Byzance en 1453, la magie néoplatonicienne de la
Renaissance italienne (Marcile Ficin et alia) trouva là un aliment
de choix. Pic de la Mirandole (auteur, en particulier, du De Omni
Re Scibili, «De toute chose qu'on puisse savoir») et d'autres
auteurs identifièrent à peu près complètement lullisme et Kabbale
(alors que Lulle lui-même n'utilisait pas les lettres hébraïques).
1. Cassirer, «Some remarks on the question of the originality of the
Renaissance», Journal of the history of ideas, n°4, 1943, pp.43-56, cité p.371 de
Couliano (Ioan Peter), Éros et Magie à la Renaissance, Flammarion, Paris 1984.
22

La machine à mémoire
En Italie, l'ancien système des palais de mémoire allait connaî-
tre de nouveaux et fantastiques développements. Leur architec-
ture y proliféra en représentations du monde de plus en plus
élaborées, jusqu'à construire de véritables systèmes du monde,
dans des théâtres et des palais imaginaires, avec des tiroirs, des éta-
ges et des cieux innombrables pour le classement, des structures
d'emboîtement telles que, si comme Alice on passe par la petite
porte du trou de lapin à première vue négligeable, c'est derechef
tout un nouveau et vaste panorama qui s'offre à vos yeux.
Partie de l'étude de Giordano Bruno, Frances Yates avait
abouti à une question apparemment anodine: à quoi pou-
vait bien ressembler le théâtre du Globe, où officiait
Shakespeare? La recherche de la réponse la mena jusqu'à
exhumer —entre autres —le théâtre du Monde de Giulio
Camillo, qui semble avoir été effectivement construit, puis
détruit, à Venise puis en France, vers 1550 1 . Il s'agissait d'un
théâtre en demi-cercle, avec un seul spectateur au centre, et
autant de travées et de niveaux que de planètes… Nous
retrouverons ce théâtre de Camillo dans un roman de
science-fiction américain 2 et sur nombre de sites Internet italiens.
Un autre théâtre, celui de Robert Fludd, pourrait bien
avoir servi de modèle à celui de Shakespeare. Plus tard, en
1602, a nticipant sur Galilée avec son temple du Soleil au cen-
tre, la cité du Soleil de Campanella verra les murs de ses sept
cercles concentriques couverts d'images, rassemblant la
totalité du savoir de l'époque.
Tout le monde n'était pas d'accord avec de tels artefacts, et
certains n'ont pas manqué de les railler. Dès 1534, Melanchton
1. Cf. Yates, op. cit., pp.144-187. Au détour d'un ancienne émission de
radio (Mémoire artificielle et nouvelles images, une émission de Georges Charbonnier,
avec Henri Hudrisier, dans la série «L'Homme et l'informatique»,
France Culture, 9/07/1984), on apprendra que le château de Chambord —
sur vidéodisque — servit cette année-là de théâtre à un atelier de mémoire
projeté par Henri Hudrisier et Christiane Baryla.
2. Swanwick (Michaël), Stations des profondeurs, cf. note 2, p.34.
23

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
prône le simple usage de la mémoire «naturelle» et interdit à
ses étudiants de se servir de la mémoire «artificielle», tout cet
attirail d'architectures, d'objets improbables, de scènes frap-
pantes, horribles ou absurdes lui paraissant inutilement com-
pliqué, surtout s'il s'agit de mémoriser un discours, que l'on
peut tout simplement apprendre par cœur 1 .
Restait à effectuer la synthèse entre le système de Lulle et le
système des images et des lieux, et bien des gens s'en
préoccupaient : « le problème a dû susciter un intérêt général assez
considérable, comparable à l'intérêt que suscitent aujourd'hui chez
tout le monde les cerveaux électroniques 2 .»
Finalement, ce ne fut personne d'autre que Giordano Bruno
qui eut l'idée de disposer sur les roues de Lulle, non plus des lettres
hébraïques, mais les scènes frappantes et les êtres étranges
des anciens palais de mémoire 3 . Des scènes frappantes et des
êtres étranges entraînés par des roues? Mais c'est déjà du
cinéma! Une bonne partie de l'appareil mental et conceptuel
est déjà en place, même si la réalisation technique va encore se
faire attendre près de trois siècles. Les amateurs de sophismes
n'hésiteront donc pas à soutenir la thèse selon laquelle c'est
bien Giordano Bruno qui a inventé le cinéma, un peu avant
1600, trois bons siècles avant Émile Reynaud, Étienne-Jules
Marey, Thomas Edison, les frères Lumière et quelques autres.
Mais qui était Giordano Bruno? Chacun connaît des élé-
ments disparates du mythe: les errances à travers l'Europe, le
caractère teigneux, la pluralité des mondes, les projets de
réforme religieuse et sociale, la mort sur le bûcher le 17février
1. Cf. Yates, op. cit., p. 142.
2. Cf. Yates, op. cit., p. 225.
3. Cf. Yates, op. cit., pp. 225 sq.; pp. 315 sq. Cf. aussi Giordano Bruno et la
tradition hermétique : p.231 à propos du De Umbris Idearum, Paris, 1582;
p.322 à propos des Trente sceaux, Londres, 1583; p.372 à propos du Adversus
mathematicos et des schémas adressés à Rodolphe II, Prague, 1588; p.
429 sq. à propos d'Adocentyn et de la cité du Soleil.
24

La machine à mémoire
1600 1 , et jusqu'aux dernières paroles: « Plus on est intelligent,
plus on est couillonné » (Le Monde du vendredi 12 mars 1993,
p.27). Les textes sont difficilement lisibles, même traduits, car
renvoyant à un contexte très différent du nôtre. La relecture de
Bruno en fonction des orientations ici esquissées est une tâche
qui nous attend pour les années à venir.
À ce qu'il semble, Bruno, se considérant comme magicien,
prétend à une sorte de maîtrise opérationnelle des fantasmes.
Sa magie consiste à manipuler les humains en travaillant les
images de leur mémoire. Il s'agit, insistons, d'une activité prati-
que ayant les images de mémoire pour matière première, et non
pas de discours tenus sur ou à propos de ces images. C'est-à-dire,
en termes modernes, de l'activité quotidienne des gens qui tra-
vaillent à la télévision, dans le cinéma, dans la presse ou l'édition
—bref, dans les médias. Selon le De vinculis in genere («des
liaisons en général»), il s'agit de «lier», de «prendre», de
«fidéliser» ceux sur qui on veut avoir de l'influence 2 . « À juste
titre, [Couliano] reconnaît dans la technique exposée dans le De
vinculis l'ancêtre immédiat d'une discipline moderne, la psychosociologie
appliquée », note Mircéa Éliade dans sa préface lauda-
tive 3 . Comme le dit Couliano lui-même: « le magicien du De
vinculis est le prototype des systèmes impersonnels des mass médias,
de la censure indirecte, de la manipulation globale et des brain-trusts
qui exercent leur contrôle occulte sur les masses 4 .» Ces modes de
liaison, ces phénomènes d'emprise sont d'ailleurs bien connus
aussi dans la sorcellerie contemporaine 5 , et notamment chez
les différentes sectes et gourous en concurrence sur le marché.
1. Cf. Evviva Bruno !, brochure hors-série éditée par la revue Alliage et les
Éditions Casalinga, Nice, avril 2000, pour le quadricentaire de la crémation
de Bruno.
2. Cf. Couliano (Ioan Peter), Éros et Magie à la Renaissance, Flammarion,
Paris, 1984, pp.128 sq.
3. Cf. Couliano, op. cit., préface de Mircéa Éliade, p. 6.
4. Cf. Couliano, op. cit., p. 129.
5. Cf. en particulier Favret-Saada (Jeanne), Les Mots, la mort, les sorts, Gallimard,
Paris, 1977.
25

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Notons que même les images ont changé de statut, et de
nom : il ne s'agit plus d'imagines, mais de phantasmata, de fantasmes.
La même affirmation est citée par Yates et Couliano:
« intelligere est phantasmata speculari 1 .» Couliano la traduit par
« comprendre signifie observer les fantasmes […] l'intellect com-
prend en regardant les fantasmes projetés sur l'écran du sens
interne. » Le traducteur français de Yates, Daniel Arasse, la traduit
par: « Penser est spéculer avec des images. » Nous aurions
personnellement tendance à penser que speculari (forme passive)
peut se traduire, tout simplement, par réfléchir, ou être
réfléchi. L'activité de l'intellectuel consisterait donc à réfléchir
les fantasmes, à réfléchir sur les images —ou à être réfléchi par
eux. L'activité débordante que déploient certains penseurs con-
temporains pour être présents à toute heure sur les écrans de
télévision s'explique ainsi fort normalement: ils ne font que
leur métier, même s'ils le font plutôt mal. Une autre consé-
quence de cette affirmation serait qu'il est tout à fait concevable
de penser en images. Le rêve n'est rien d'autre.
Le «héros» de Giordano Bruno est un manipulateur accompli
des fantasmes et des images. Dans ses «fureurs», dans ses
transes (avec ou sans danse), il atteint «la forme suprême de
l'extase, celle où l'imaginatum caelum (le monde intelligible ainsi
qu'il est imaginé par l'opérateur au cours de sa pratique de manipu-
lation des fantasmes) correspond à la réalité transcendantale 2 ».
Eisenstein aussi verra dans la frénésie et l'extase l'acmé de la
création cinématographique, et dans les hiéroglyphes un
moyen de les construire 3 . Bruno pratiquait aussi le montage des
attractions: « cela explique fort bien l'abondance des oxymorons
dans sa poésie, la contiguïté d'images et de symboles contraires les
uns aux autres 4 .» André Breton et Guy Debord verront dans ce
1. Cf. Couliano, op. cit., pp. 99 et 382; Yates, op. cit., pp. 273 et 321.
2. Cf. Couliano, op. cit., pp. 383-384.
3. Qu'on relise par exemple l'article de Amengual (Barthelemy),
«Eisenstein et les hiéroglyphes», in Écran 73, n°16, juin 1973.
4. Cf. Couliano, op. cit., p.144; ibid., p.387, note 14.
26

La machine à mémoire
«langage de la contradiction», l'un la source de la force de
l'image surréaliste, l'autre la forme adéquate de l'exposé de la
théorie dialectique.
Magicien, alchimiste, il devient un homme de pouvoirs, et
doit s'en garder. C'est donc à juste titre que la pensée primitive
se méfie des caméras et des images qu'elles volent : pour le
réflexe primitif, la caméra a d'abord le mauvais œil, celui qui
porte malheur. Il n'est jamais très agréable de se faire
«shooter».
On ne débattra donc pas ici de la question de savoir si Bruno
était un « précurseur malhabile, grotesque et «bacchantique» de la
pensée moderne 1 », ou au contraire un attardé du Moyen Âge au
milieu de la Renaissance. S'il était peut-être un peu trop voyant
dans ce paysage agité, ou s’il « poussait le bouchon un peu loin, le
petit père Bruno 2 ». À travers son cas personnel, nous percevons
que les problématiques des arts de mémoire peuvent être assez
soudainement réactualisées; que tout ce «fatras», légèrement
poussiéreux, d'arts de la mémoire plus ou moins muséographi-
ques, pourrait bien retrouver soudainement une virulence, une
acuité et une vitalité que l'on croyait perdues; que des éléments
pertinents pour la compréhension de notre propre époque
pourraient bien reposer dans de vieux grimoires en latin que
personne ne lit plus; et, accessoirement, que les racines du
cinéma plongent bien plus profondément dans le passé qu'on
ne le pense en général, dans des directions auxquelles on n'a
guère porté attention jusqu'ici.
Ici s'arrête l'histoire des arts de mémoire classiques et renaissants.
Ce n'est pas seulement la crémation de Bruno qui a leur
donné un coup d'arrêt. Nous sommes au début du XVII e siècle,
l'Église ne favorise que les images pieuses, Campanella lui-même
1. Cf. Couliano, op. cit., p.381.
2. Didier Gilles, in SAGA n°4, TF1, 1984. Ce numéro de l'émission scientifique
rapidement disparue de TF1 était en grande partie consacré à une
mise en images jubilatoire d'une dispute fictive entre Giordano Bruno et
Tycho-Brahé.
27

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
n'échappera que de peu au bûcher en se faisant passer pour fou,
Matteo Ricci ne reviendra pas de Chine, la chasse aux sorcières en
Europe bat son plein, puis va s'arrêter soudainement 1 . Entre le XVI e
et le XVII e siècle, conclut Liza Bolzoni, « le théâtre du monde se brise
pour former des scènes diversifiées: le théâtre de la mémoire n'est
plus en état de le réunifier et de le représenter 2 ». Viennent Descartes,
Pascal et les jansénistes, Leibniz, Hobbes et Newton. On retrouve
la légende de Simonide, dépouillée de toute considération mnémotechnique,
au n°14 du LivreI des Fables de La Fontaine (Simo-
nide préservé par les Dieux) : l'auteur en conclut qu'autrefois, les
dieux et les poètes étaient « frères et bons amis ». Il se passe quelque
chose, qui n'est pas encore éclairci, que l'on ne peut guère que
constater, mais qui a trait à l'émergence de la société moderne et
industrielle, à la prise de pouvoir de la rationalité scientifique, à la
montée du cartésianisme et de l'esprit des Lumières.
Les scientifiques vont prendre en partie le relais des arts de la
mémoire. « Leibniz adolescent y jouait encore 3 .» Le dernier cha-
pitre de l'ouvrage de Yates est consacré à « l'art de la mémoire et
le développement de la méthode scientifique », à travers Bacon,
Comenius, Descartes, Mersenne, d'autres encore. La science
moderne se construit sur les ruines des anciens palais de
1. « … la folie anti-sorcières s’intensifia et fit rage jusque dans les années 1630.
La décennie durant laquelle Galilée publia son Dialogue sur les deux principaux
systèmes du monde vit plus de sorcières brûlées vives dans l’ensemble de l’Europe
que toutes les périodes précédentes réunies. » (Easlea (Brian), Science et Philosophie
1450-1750, Ramsay, Paris, 1986, p. 50; Witchhuntig, Magic and the New
Philosophy, Harvester Press, Londres, 1980). Cf. aussi Couliano, op. cit., en
particulier chapitres VII et IX.
2. «Le jeu des images. L'art de la mémoire des origines au XVII e siècle»,
Bolzoni (Liza), in La Fabrique de la pensée (Éd. Electa, Milan, 1990), catalogue
de l'exposition La Fabrique de la pensée, Cité des Sciences et de l'Industrie,
Paris, 1990, commissaire Pierre Corsi; adaptation de La Fabbrica del
pensiero, Museo di Storia della Scienza, Florence, 1989. Cet article est suivi
de 35 pages d'images commentées par Massimiliano Rossi, et 4 pages de
bibliographie particulièrement fournies, par Liza Bolzoni et Massimiliano
Rossi.
3. Roubaud (Jacques), L'Invention du fils de Leoprepres, Éd. Circé, Paris,
1993, p.150.
28

La machine à mémoire
mémoire, dans lesquels elle est née. Elle devait s'en détacher, et
les éclipser, pour vivre sa vie. Ce qui explique peut-être pour-
quoi l'image active, on le sait bien, n'a pas toujours bonne
presse chez les scientifiques.
La science va tenir le devant de la scène pendant deux ou
trois siècles, et tout particulièrement au XIX e , avec le positi-
visme. Les arts de mémoire traditionnels, refoulés, vont devoir
percoler par des voies souterraines, passant en particulier par la
mnémotechnique, les rébus et livres d’images (Mutus Liber…),
les écritures idéographiques ou hiéroglyphiques, les tarots,
logos, enseignes et emblèmes, et les auberges du Lion d'Or.
En particulier, le tarot de Marseille commence à se répandre dans
le peuple au début du XVII e siècle, alors même que sa facture est plus
ancienne, et qu'il existait différents tarots à l'usage des princes dès
1420-1440. Mais ce n'étaient que des versions de luxe, peintes à la
main, à l'usage des grands seigneurs. Le tarot dit «de Mantegna»,
ou «jeu du gouvernement du monde au Quattrocento », par exem-
ple, daté d'environ 1465, se compose de cinq séries de dix cartes
illustrées; chaque série se composant de sept cartes en relation avec
un septenaire (les sept planètes, les sept péchés capitaux, etc.), plus
trois cartes supplémentaires. L’ensemble présente comme un air de
famille avec le théâtre de Camillo: dans les deux cas, il y a volonté
très nette de classer les différentes composantes du système du
monde dans un tableau de cinquante cases (5x10 dans le jeu de
Mantegna; 49+1=7x7+1 chez Camillo) 1 .
Mais pour peu que l'on y prête attention, les résurgences des
arts de mémoire sont innombrables de nos jours, dans les jeux
de cartes, le cinéma, les ordinateurs, la télévision, l'animation
en maison du troisième âge, la muséologie, la psychanalyse, la
publicité, les parcs d’attractions, l'urbanisme, la science-fiction
et la recherche universitaire.
1. Cf. supra, Emmanuel Driant, «Le jeu de Mantegna», Les Chemins de la
Connaissance, série d'émissions sur France Culture, du 31/03 au 4/04/1984.
29

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Le concept de «lieux de mémoire» est de plus en plus galvaudé,
et les images rattachées à ces lieux, de plus en plus insi-
gnifiantes. Faute d'images actives, un «lieu de mémoire» ne
peut être qu'un élevage de poussière. À l'occasion des fêtes de
Noël 1993, on a vu paraître un ouvrage intitulé Restaurants de
Paris: des lieux de mémoire à découvrir, guide des restaurants parisiens,
avec quelques anecdotes sur ces établissements 1 . Il était
peut-être normal que les lieux de mémoire conventionnels basculent
peu à peu dans la restauration…
La guerre permanente que se livrent les paroles, les images et les
écrits, commencée sans doute bien avant les légendes grecques, a
connu récemment de nouveaux développements sous la forme
technique du cinéma, de la télévision et de l'informatique.
« Méliès fabrique des fantasmagories, par trucage, de façon à
constituer des spectacles sur un écran, et on ne sait pas ce qui s'est
passé derrière. De même, le travail du rêve, et le travail de l'incons-
cient, construisent un souvenir-écran, et on ne sait pas ce qui s'est
passé derrière 2 … » La psychanalyse partage avec l'art de la
mémoire un ancêtre commun: la rhétorique. Métaphore, méto-
nymie, tropes… Elle peut être décrite comme un art de la mémoire
à l'envers. Au lieu d'élaborer des souvenirs synthétiques, elle
déconstruit les souvenirs-écrans. Dès l'Antiquité, les traités de
mémoire conseillaient d'ailleurs d'élaborer les images de nuit, et
avec ce qu'il faut bien appeler une attention flottante 3 .
1. Restaurants de Paris: des lieux de mémoire à découvrir, responsable éditorial
François Cazenave, Guides Gallimard, Paris, 1993. Présenté dans
l'émission d’Éliane Contini Mise au Point, France Culture, 29/12/1993.
2. Colloque de Cerisy 1981: Méliès et la naissance du spectacle cinématographique,
Klincksieck, Paris, 1984.
3. Attention flottante: « manière dont, selon Freud, l’analyste doit écouter
l’analysé: il ne doit privilégier a priori aucun élément du discours de celui-ci, ce
qui implique qu’il laisse fonctionner le plus librement possible sa propre activité
inconsciente et suspende les motivations qui dirigent habituellement l’attention.
Cette recommandation technique constitue le pendant de la règle de libre association
proposée à l’analysé. » (Pontalis J-B et Laplanche J, Vocabulaire de la psychanalyse,
Quadrige/P.U.F., Paris, 1998, p. 38).
30

La machine à mémoire
Dans l'histoire du cinéma, on retrouve le développement des
systèmes de mémoire en systèmes du monde, et leur réalisation
architecturale, les «palais-univers», sous la forme des immenses
salles de projection des années 1930 : la salle «à l'égyptienne» du
Louxor (construite vers 1921, juste avant la découverte de la
tombe de Toutankhamon, alors que l'Europe était en pleine égyp-
tomanie), et celle du Rex, avec son plafond-ciel étoilé, en sont
parmi les derniers vestiges à Paris 1 . À peu près tous furent détruits.
La façon dont la cité se montre à ses citoyens est un des
moyens de maintenir la mémoire collective. L'Opéra de Paris
est un palais de mémoire pour la danse et la musique de la bourgeoisie
du XIX e siècle. Les tags, forme moderne du blason, s’affi-
chent sur les murs pour qu'on n'oublie pas leurs auteurs. Les
immeubles-miroirs ne font rien d'autre que se refléter les uns les
autres. Force est de constater que l'architecture officielle, du
moins en France ces dernières années, ne manifeste plus guère
qu'un seul objet de mémoire: le trou (pyramide du Louvre,
arche de la Défense, grand vide et jardin central sous clé à la Très
Grande Bibliothèque…). L'oubli est nécessaire, on le sait depuis
bien avant Borges, mais peut-être pas à ce point.
Napoléon, dit-on, avait déjà formulé le projet de «contrôler
monarchiquement l'énergie des souvenirs ». Toute grande expédition,
ycompris celle d'Égypte, embarquait avec elle son contingent
d'artistes et de peintres, à fin de glorification et de renseignements.
La guerre du Golfe n'a donc en cela rien innové. Les militaires
entraînent même aujourd'hui leurs commandos à mémoriser des
lieux qu’ils ne connaissent pas, mais où ils seront peut-être obligés
d'agir très vite. Il s'agit là d'une mémoire a nticipée, pré-construite,
pré-fabriquée, voire entièrement simulée. On la trouve aussi dans le
civil: « Je veux que l'on découvre ici un art de vivre différent. Quelque
chose qui n'existe nulle part: la féerie de l'enfance retrouvée. Et, si je ne
meurs pas trop tôt, je souhaiterais présenter au monde entier, avant de
1. Pour plus de détails, cf. Virilio (Paul), Guerre et Cinéma I: Logistique de la
perception, Éd. de l'Étoile, Paris, 1984.
31

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
quitter cette terre, une communauté expérimentale prototype de la vie
future. Vous verrez alors comment je concevais l'existence familiale. 1 »
« Derrière les oreilles noires de Mickey Mouse […] existe une stupéfiante
organisation ignorée du public: «the Disney cast» à laquelle appartien-
nent quinze mille employés de Walt Disney World — le W.D.W.–, tous
adeptes d'une philosophie basée sur l'exploitation de la force du rêve 2 … »
La firme Disney ne s'est pas dotée d'un parc de salles de projection:
elle s'est dotée de parcs de loisirs, et, pour couronner le tout, à proximité
du parc d’Orlando, d'une ville artificielle, dont le nom
(«Celebration») est à lui seul un programme.
En tant que représentation globale du monde, la télévision a
maintenant supplanté le cinéma. Mais c'est une mémoire à très
court terme. Il faut sans cesse de la nouveauté: leurres, strip-tease,
frustration indéfinie, mais dans cinq minutes, ça sera bien, restez
avec nous. Tel pourrait bien être le rôle principal de la grand-messe
des Guignols du journal de 20 heures. Que les nouvelles soient
vraies, fausses, partielles ou partiales, peu importe —du moins
dans un premier temps, et il n'y en aura pas de second. Ce qui est
important, c'est que le monde soit bien là, qu'il n'ait pas trop
changé, et que les grilles d'interprétation, les grandes catégories de
mise en ordre du monde, soient encore aujourd'hui apparemment
efficaces et pertinentes. Nos mémoires ont besoin d'être
rafraîchies bien plus souvent que notre suffisance aime à le croire,
et si nous ne le faisons pas nous-mêmes, qui d'autre que les cloches,
le clairon, le muezzin ou la télé s'en chargera?
1. Walt Disney, à l'ouverture du Disney World de Floride en 1971. Cité par
Alain Duchêne, Walt Disney n'est pas mort, Éditions Favre, Lausanne, 1989,
pp. 187-188. Pour plus de détails, cf. divers éléments bibliographiques cités
dans le même ouvrage, pp. 282-283:
–«Disney planned a city», Sales meetings Magazine, juillet 1969;
–William Peter, «Walt Disney world: adventure in community planning
and development», Ashrae Journal, mars 1972;
–Peter Blake, «Walt Disney World», The Architectural Forum, juin 1972;
–Paul Goldberger, «Mickey Mouse teaches the architects», New York
Times Magazine, octobre 1972.
2. Laforêt (Pierre), «Disney World: les coulisses», Le Figaro Magazine,
octobre 1981. Cité par Duchêne (Alain), op. cit., p.189.
32

La machine à mémoire
Mais c'est bien évidemment avec la rapide montée en puissance
des ordinateurs dans l'audiovisuel, que les questions relatives aux
anciens arts de mémoire vont se reposer à nouveaux frais —
considérables. Les effets spéciaux numériques, spectaculaires et
visibles de loin, ne sont que la cerise sur l'énorme pièce montée du
multimédia et des inforoutes. Il ne s'agit rien de moins que d'orga-
niser et de gérer des images actives sur une échelle encore jamais
atteinte, et avec une effectivité, voire une efficacité inimaginables
il y a peu. Jim Morrison écrivait qu'un « film n'est rien s'il n'est une
illumination de cette chaîne d'êtres qui fait qu'une aiguille plantée
dans une chair appelle des explosions dans une capitale étrangère 1 ».
D'ici peu, pour déclencher ces mêmes explosions, et pour peu
qu'on ait les bons codes, il suffira d'un clic de souris sur la bonne
icône. La guerre du Golfe nous en a donné un avant-goût.
Dans le domaine des ordinateurs grand public, l'opposition,
pas seulement spectaculaire, entre les systèmes d'exploitation
Apple (iconique) et Microsoft (textuel autrefois) s'est provisoire-
ment conclue par la victoire des icônes, encore que Système-7
ou Windows, Mac ou PC, aient chacun leurs partisans. Mais
cette conclusion n'est que provisoire, car Linux (alphanumérique)
progresse obstinément, et lorsqu'on en vient à program-
mer, il faut bel et bien écrire des lignes de code. Pas de
phantasmata interagentes sur les écrans de l'arrière-boutique.
Avec les images de synthèse, et les «réalités virtuelles», il ne
s'agit plus d'objets imaginaires, mais de fichiers [objet.ico] répartis
dans des architectures informatiques. Les programmes et les mas-
ses de données sont représentés graphiquement dans la matrice,
la grille du cyberespace, sous forme d'objets 2D ou 3D positionnés
1. « Film is nothing when not an illumination of this chain of being which
makes a needle poised in flesh call up explosions in a foreign capital », Morrison
(Jim), Seigneurs et Nouvelles Créatures, Christian Bourgeois, coll. «10/18»
n°1219, Paris, 1976; The Lords & the New Creatures, Simon & Schuster, New
York, 1967. Avant de devenir le chanteur des Doors et l'objet du culte que
l'on sait, Morrison avait étudié l'anthropologie et le cinéma, et donné ses
conclusions dans ce bref opuscule.
33

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
dans un data-landscape, un paysage de données: ce sont, au pied
de la lettre, des images de mémoire dans un réseau. Comme des
nœuds dans un mouchoir, mais en plus élaboré. Dans cette idéographie
dynamique 1 , les « objets» sont de plus en plus
«intelligents»: quiconque a utilisé un langage-auteur tel que
Director (qui doit tant au cinéma pour son nom et son logo, à l'ani-
mation pour son interface), sait que n'importe quelle image peut
être munie d'un script qui lui dit quoi faire, et devenir acteur. Un
autre logiciel vedette de la même maison, Flash, semble prendre
le même chemin. On pourrait bien passer ainsi de langages orientés
objets à des langages orientés acteurs. Le cyberespace, le nom
même le dit, n'est rien d'autre qu'un espace de gouvernement.
C'est une réalisation informatique des espaces de pouvoirs à la
Giordano Bruno, où le contrôle et les actions s'opèrent par le biais
d'images logicielles dans les mémoires collectives ou privées. Certaines
trajectoires individuelles susceptibles de se développer
dans de tels environnements ont été exposées dans les livres de
science-fiction des cyberpunks, en particulier ceux de William
Gibson et Bruce Sterling 2 . Ces nouveautés sont en fait fort ancien-
nes, du moins quant à leurs principes, même si leur implémentation
technique n'est possible que depuis peu. Ou, si l'on préfère,
ces modernités reposent presque directement sur un socle des plus
archaïques. Cyberpunks, le nom même le dit: « No future » dans
la cybernétique. L'équation fondamentale de ces univers s'énonce
ainsi: sous le clinquant high-tech, la zone.
Jacques Roubaud a récemment consacré un fort intéressant
petit livre aux arts de la mémoire, sous le titre de L'Invention du fils
1. Lévy (Pierre), L'Idéographie dynamique, La Découverte, Paris, 1993.
2. C'est même William Gibson qui a inventé le terme «cyberespace».
Symptomatiquement, un des premiers romans cyberpunks, de Bruce Sterling,
s'intitule Islands in the net («Des îles dans le réseau»). Il faut aussi
signaler, dans Stations des profondeurs de Michael Swanwick, un palais de
mémoire explicitement inspiré du théâtre du Monde de Camillo. Ces
ouvrages sont maintenant facilement accessibles en français (cf. bibliographie).
34

La machine à mémoire
de Leoprepres 1 . Ce livre reproduit les cinq leçons de poétique qu'il
donna à la villa Gillet de Lyon dans les premiers mois de 1993.
Vers la fin (quatrième leçon, §16), il nous apprend qui est, selon
lui, ce poète que Platon tente de démolir dans le Protagoras, ce
«fils de Leoprepres»: il s’agirait de Simonide en personne. À con-
dition que l'on arrive à rassembler les fragments de Simonide, dis-
persés « dans les débris de la tradition » (p. 107). Voilà qui est
plaisant: Roubaud place Simonide dans la situation de ses victi-
mes (car, nul n'en doute, si Simonide avait livré à Scopas un
poème satisfaisant pour ce dernier, sans faire appel à ces jumeaux
de malheur, l'effondrement ne se serait pas produit)!
Il nous faut reprendre cette histoire, et la creuser davantage.
Rétrospectivement, Simonide nous apparaît comme une de ses
propres figures, comme une image de mémoire où les forces et
les pouvoirs en présence se nouent en un équilibre instable.
Quelques questions se posent, quelques remarques s'imposent.
Le poète est celui qui assigne leur place aux choses et aux êtres
—pour autant qu'ils soient morts, car les vivants ont une
fâcheuse tendance à ne pas rester en place. Le commanditaire
s'appelle Scopas: comme dans «magnétoscope»,
«microscope», «cinémascope»; c'est un m'as-tu-vu, qui a
évidemment rapport à la vue et au regard. Mais le poète ne
trouve rien à en dire à sa louange: le verbe n'aurait-il rien de
bon à dire quant à l'image? Pourtant, Simonide a aussi une
bonne mémoire visuelle, et il le prouve après la catastrophe.
D'où, peut-être, Castor et Pollux, dieux jumeaux et donc dou-
bles, dont l'intervention n'est autrement pas très compréhensible.
Roubaud y voit une métaphore de la nature double de la
mémoire elle-même: présent/passé, réel/virtuel, maintien et
dissolution… (pp. 11-12); et pourquoi pas vrai/faux et le sys-
tème binaire? Auraient-ils quelque chose à voir avec une
nature double du poète? Faut-il y lire quelque mythe fonda-
1. Roubaud (Jacques), L'Invention du fils de Leoprepres, Éd. Circé, Paris,
1993.
35

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
teur de l'audiovisuel? L'art de la mémoire nécessite déjà de ses
pratiquants une double capacité: verbale et visuelle.
Mais il y a plus. La poésie était à l'époque chantée, et non écrite.
Roubaud a rassemblé les morceaux de ce Simonide (556-468?) sur
lequel, il est vrai, pas grand monde ne s'était penché. Ce serait lui
qui, le premier, aurait fait de la poésie (« art d'illusion, de
tromperie ») un métier, en se faisant payer (cher) pour ses vers
(pp.121-122). La tradition lui attribue également l'invention des
quatre dernières lettres de l'alphabet: ? (psi), ? (chi), ? (oméga),
? (thêta) (p.112), « qui devaient permettre une meilleure notation
écrite » (p.127). Simonide, pour Roubaud, marque donc le passage
de la poésie orale à la publication écrite, et sa poésie « est com-
posée pour un œil-oreille » (c'est Roubaud qui souligne, p.144).
Roubaud ne vise ici, explicitement, que les rapports oral/écrit.
Mais cette expression d'«œil-oreille», ce mot-valise, ce Castor et
Pollux de la perception, sont bien connus aussi dans l'histoire du
cinéma: ce n'est rien d'autre que le ciné-œil-oreille de Dziga Vertov…
dont L'Homme à la caméra se passe d'ailleurs totalement
d'intertitres. Si, selon Simonide « la parole est l'image (« eikon »)
de la réalité » (p.122), et la peinture « une poésie silencieuse et la
poésie une peinture qui parle »(p.145), alors, le cinéma devrait être
une poésie qui bouge et la poésie un cinéma qui parle. Le multimédia
aussi. Pour l'instant, nous en sommes loin.
Roubaud s'inquiète de «la dépossession progressive de la
mémoire interne au profit de la mémoire externe, sous quelque forme
qu'elle se présente » (p.151). Borges a décrit dans Tlön, Uqbar, Orbis
Tertius 1 la lente intrusion du monde fantastique de Tlön dans
le monde réel. Dans une spéculation publiée par La Revue blan-
che, le 15 février 1901, Alfred Jarry nous apprend qu'après autopsie,
il s'est avéré que la cervelle du sergent de ville était en fait «bourrée»
de vieux journaux 2 ; il apparut ensuite que celle de Big Brother
1. Borges (Jorge Luis), «Tlön, Uqbar, Orbis Tertius», Fictions, Gallimard,
coll. «Folio», n°614, Paris, 1983; Ficciones, Emecé, Buenos-Aires, 1960.
2. «La cervelle du sergent de ville», Spéculations, La Revue blanche, 15/02/
1901, in La Chandelle verte, Jarry (Alfred), Le Livre de Poche, Paris, 1969, p. 38..
36

La machine à mémoire
aussi. Borges, encore lui, a décrit dans La Bibliothèque de Babel un
univers formé « par la variation des vingt-trois lettres », idée qu'il a
d'ailleurs empruntée à l'auteur allemand de science-fiction Kurt
Lasswitz 1 . Le cyberespace, forme la plus générale du cinéma et de
ces mémoires externes, est depuis Neuromancien défini classiquement
par Gibson comme « une hallucination consensuelle vécue
quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opé-
rateurs, dans tous les pays […] Une représentation graphique de données
extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système
humain 2 ». Mais qui nous garantit que la représentation des
données est correcte? Personne. Cette question a-t-elle même
un sens en dehors des cas les plus simples? Il peut suffire d'un
changement de palette pour que la bourse de Tokyo, représentée
sous les espèces d'un champ de blé à corbeaux, devienne un
roncier aux sentiers qui bifurquent 3 . « Presque immédiatement,
la réalité céda sur plus d'un point. Certes, elle ne demandait qu'à
céder. […] Déjà dans les mémoires un passé fictif occupe la place d'un
autre, dont nous ne savons rien avec certitude — pas même qu'il est
faux 4 .» Et si le passé est incertain, quid a fortiori du présent? Pour
l'idolâtre du cyberespace, « l'image n'est ni vraie ni fausse en fonc-
tion de quelque chose qui lui serait extérieur. En tant qu'image elle
est vraie image et son authentification elle la produit elle-même par
les éclats de son efficacité. 5 ». Dessiner en un éclair la forme du nou-
veau monde? On a déjà vu cela à Hiroshima, et ailleurs. Rien ne sert
de parler, il faut cliquer à poing.
1. « By this art you may contemplate the variations of the 23 letters… »: Borges
(Jorge Luis), «La Bibliothèque de Babel», op. cit., p. 71.
2. Neuromancien, J'ai Lu, n°2325, Paris, 1985, p. 64; trad. de Jean
Bonnefoy; Neuromancer, Grafton Books, Londres, 1985.
3. Cf. articles et exemples d'«illusion informatique» de Colonna (Jean-
François), in «Les images numériques», n° hors-série, octobre 1994 de la
revue Cinemaction, p.82, et aussi in La Recherche n°187, avril 1987, pp. 456-
457; cf. aussi Colonna (Jean-François), Images du virtuel, Éd. Addison-Wesley
France, Paris, 1994.
4. Borges (Jorge Luis), «Tlön, Uqbar, Orbis Tertius», op. cit., p. 30
5. Baudinet-Mondzain (Marie-Josée), Économie et idolâtrie durant la crise de
l'iconoclasme byzantin, op. cit.
37

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
« Ce fonctionnement silencieux, comparable à celui de Dieu », permet
à Borges d'aligner « toutes sortes de conjectures: l'une d'elles insinue
abominablement qu'il y a des siècles » que la Compagnie Cinématographique
Internet n'existe plus, et que «le désordre sacré de nos
[réseaux] est purement héréditaire, traditionnel; une autre juge au con-
traire que la Compagnie est éternelle […] Cette autre, par la bouche
d'hérésiarques masqués, déclare qu'elle n'a jamais existé et jamais n'exis-
tera. Une dernière, non moins ignoble, exprime qu'il est indifférent d'affirmer
ou de nier la réalité de la ténébreuse corporation, parce que Babylone
n'est autre chose qu'un infini jeu de hasard. 1 ». Et dès lors, à quoi bon
en conserver le souvenir? Borges retrouve ainsi le no future des
cyberpunks : « ma mémoire, monsieur, est comme un tas d'ordures 2 .»
Alors, le monde sera Tlön? Devons-nous nous en soucier? Con-
tinuer à revoir, pendant les jours tranquilles de Clichy, une indécise
copie nitrate du Sard Burial de Browne, que nous ne pensons
d'ailleurs pas donner à la digitalisation? Où se déversera l'entropie?
Cette gigantesque machine à mémoires, ne serait-elle qu'une accumulation
indéfinie de fictions, d'artefacts, de fétiches?
Toute conclusion ne saurait être que provisoire. Mais à la fin,
une question se pose: si tous les appareillages mentaux (et autres:
par exemple l'invention du pédalier de bicyclette qui a permis à
Émile Reynaud de réaliser le mécanisme d'entraînement de son
théâtre optique) étaient en place, et certains depuis belle lurette,
qu'est-ce qui a déclenché la réalisation technique, matérielle, de
l'appareillage cinéma? En quoi consiste l'essence d'une invention
technique? Qu'est-ce qui différencie la Technique de la Science?
Qu'est-ce que le cinéma? Ne peut-on cesser de poser des questions
stupides? Je suis au regret de laisser ces questions, pour l'instant,
sans réponse acceptable ou plausible.
1. Borges (Jorge Luis), La Loterie à Babylone, op. cit., pp. 68-69.
2. Borges (Jorge Luis), Funès ou la mémoire, op. cit., p. 115.
Alain MONTESSE

Journées d'étude
Nouvelles technologies
et arts de la mémoire
Valenciennes,
2avril 1997 et 4 mars 1998

Cicéron aurait-il préconisé le
cédérom dans De Oratore ?
41
« La mémoire est une maladie
dont l'oubli est le remède.»
Georges PEREC
ENVOI AU LECTEUR :
LAISSE COURIR TON REGARD
AU GRÉ DES PAGES ;
LE SENS CACHÉ,
PRIS AU PIED DE LA LETTRE, EST SOUVENT
LE MEILLEUR DES GUIDES.
Naturellement, lorsque les chercheurs de l’université de
Valenciennes nous ont demandé de réfléchir aux rapports que
les nouvelles technologies de l’information et de la communi-
cation (NTIC) pourraient entretenir avec les anciens «arts de
mémoire», j’ai répondu avec enthousiasme. Dans la culture
dominante, où la société semble n’avoir pour seul salut que
d’attendre des lendemains hypothétiquement plus prospères,
la question peut paraître inutile. Pourquoi les ingénieurs des
NTIC, qui s’occupent, eux, de choses sérieuses, devraient-ils
s’intéresser à d’inutiles vieilleries?
Sur cette hypothèse initiale peut s'échafauder un vaste chan-
tier de recherche, dans lequel l'historien des mentalités et l'his-
torien des techniques se rejoindraient dans un
questionnement qui dépasserait de loin la seule question de
l'intérêt des lieux de mémoire dans les nouvelles technologies.

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Toute technologie est intimement liée à la culture. Ainsi, l’his-
toire des mentalités cognitives apporterait une moisson de processus
de l'intelligence, aujourd’hui oubliés, qui seraient
susceptibles d'être réactivés par la technologie. De son côté, l'histoire
des techniques, dans son interaction avec l'intelligence,
s'éclairerait de points de vue laissés jusqu'à ce jour dans l'ombre.
Indépendamment du plaisir historique, nous sommes un
certain nombre à croire que ces techniques permettraient de
guider la recherche prospective et d’innover dans le développe-
ment fructueux d’interfaces homme-machine.
Pour ma part, je me sens concerné à la fois sur trois niveaux:
Celui du passionné de l’histoire de la mémoire, que j’ai
découvert, je l’avoue humblement, dans le livre magistral de
Frances Yates 1 . Fasciné par cet «oubli culturel», dont la réacti-
vation pédagogique m'apparaissait tellement essentielle dans
notre monde multimédia, j’ai même développé, avec l’aide
d’amis 2 , et dans le cadre d’un programme de recherche du
ministère de la Culture, des « loci sur vidéodisque 3 ».
Dans cette pratique d’archéologie des sciences de l’éducation
et dans leur essai de mise au goût du jour, j’avais conscience
d’œuvrer, non pas pour une culture du «toujours plus de nou-
velles technologies de l’information et de la communication»,
mais au contraire pour susciter la remise en pratique des procé-
dures perdues de la mémorisation, indispensable selon moi,
dans des sociétés qui deviennent les otages des mémoires technologiques.
1. Yates (Frances A.), L’Art de la mémoire, NRF, Gallimard, Paris, 1975; The
Art of Memory, 1966.
2. Pognant (Patrick), Baryla (Christiane) et Hudrisier (Henri), Ars memorandi,
Production Art Modem, 1984, un ou deux systèmes analogues ont
été réalisés depuis, notamment un cédérom sur les arts de mémoire produit
par une équipe de l'université de Rome.
3. Cf. Charbonnier (Georges), entretien avec Henri Hudrisier, «Lieuxmémoire»,
in Traverses, n°36 «L’archive», revue du CCI, Centre Georges
Pompidou, pp. 67 à 71.
42

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
Celui du praticien iconographe, mais aussi du théoricien des ban-
ques de données documentaires d’images. On sait que dans ce
domaine, l’association en synergie du texte et de l’image, qui est en
œuvre dans la «mémoire artificielle antique», peut fonctionner avec
une efficacité plus grande encore que pour mémoriser des textes.
C’est en ce sens que j’ai vite constaté que les concepteurs et
les utilisateurs des banques de données documentaires d’images
sous-estiment l’usage potentiel de l’art de mémoire et de
l’alliance texte et image en général 1 .
Si la technologie de la mémorisation électronique d’énormes
corpus d’images, qui a tardé à venir, a été la cause du déficit en
visualisations interactives au service des iconographes (ima-
geurs documentaires, images numériques en réseaux), par con-
tre nos préjugés culturels sont seuls responsables des difficultés
à utiliser l’image pour retrouver des images («clefs visuelles» à
l’égal de «mots-clefs»). Plus lointain, nous apparaît encore la
possibilité d’utiliser des «noria de mémoire», voire des loci,
dans un logiciel de banque d’images 2 .
Celui enfin, beaucoup plus banal, d’universitaire spécialisé en
NTIC, qui cherche à comprendre ce qui, dans notre culture infor-
matique, est l’héritier direct de la mémoire artificielle et des loci.
Il s’agit en l'occurrence de caractériser et de décrire l’effort
d’iconicité des interfaces homme-machine des ordinateurs
depuis une dizaine d’années.
Partie de la «métaphore du top desk », à l'évidence un lieu-
mémoire très populaire, cependant très enraciné dans une cul-
ture de l’écriture (dossier, colle, ciseaux, édition, fichiers,
affichage…), la philosophie technique de l’interface s'envole
vers l'extérieur de cette seule culture scripturale:
1. Hudrisier (Henri), «De l’estampe au vidéodisque: les nouvelles technologies
de l’iconothèque», in Image et signification, rencontres de l’École du
Louvre, La Documentation française, Paris, 1983.
2. J’ai proposé et développé de tels outils logiciels en collaboration avec
l’équipe d’industrialisation de l’imageur documentaire à la SEP-DTI
(Société Européenne de Propulsion - Division Traitement d’Images).
43

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
—la maison avec sa boîte aux lettres et son image du monde
des réseaux ou le village virtuel des «babillards canadiens»
(avec la mairie, l’école, le musée, la bibliothèque, le terrain de
jeux et la galerie marchande).
—toutes sortes d’arbres, de roues, de labyrinthes, de volu-
mes, d’espaces à n dimensions pouvant servir de support à une
mémoire visuelle, spatiale et kinesthésique…
Cet effort industriel des logiciels d’interfaces risque aussi
quelques incursions du côté de l’ouïe (alertes sonores ou images
sonores différentiées).
De ce point de vue, il est loin encore le jour où les nouvelles
technologies utiliseront systématiquement le potentiel de
mémoire artificielle que met en œuvre un enfant de l’école
maternelle qui chantonne la comptine: « Un, deux, trois, nous
irons au bois, quatre, cinq, six, cueillir des cerises, sept, huit, neuf,
dans un panier neuf… » Encore plus lointain pourrait être le
temps où nous pourrions réactiver ce que prétendait Pierre de
Ravenne: «Mémoriser les idées de ses sermons à travers les images
olfactives du corps de sa maîtresse, Ginevra da Pistoia!»
Jusqu'à la généralisation du papier, l'art de mémoriser était
un aspect important et nécessaire de la vie intellectuelle antique,
puis médiévale. Les notes prises pour composer un dis-
cours, les petits écrits privés, les listes d'objets, étaient rédigés
soit sur des morceaux de poteries cassées ou des sortes d'ardoi-
ses, soit sur des tablettes de cire effaçables assemblées par des
anneaux à la manière de nos classeurs à pages perforées.
Qu'on imagine l'organisation matérielle d'un personnage
comme Cicéron, contraint dans la même journée de plaider au
forum pour une ou plusieurs affaires judiciaires, puis de faire un
discours devant le Sénat…
Le prédicateur qui argumentait en chaire les nombreux
points d'un sermon ou encore l'étudiant destiné dans une
même journée à soutenir plusieurs mémoires: les uns comme
44

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
les autres étaient confrontés à ce même souci de mémorisation
efficace.
Si, aujourd'hui, nous recourons systématiquement à un cartable
contenant des notes diverses sur des feuilles de papier, il
ne pouvait en être de même à l'époque romaine et au Moyen
Âge 1 . La personne qui s'exprimait en public était donc poussée
dès son plus jeune âge à entraîner sa mémoire selon des procédés
mnémotechniques ou mémoire artificielle. L'art de
mémoire faisait fondamentalement partie de l'art oratoire.
Évidemment, les «lieux-mémoire», dans le contexte cultu-
rel français des années quatre-vingt-dix, sont un concept à la
mode, surtout compris par le public cultivé, dans une acception
faisant appel à la seule charge historique des lieux et des
monuments littéraires. Si, dans l’esprit des promoteurs du con-
cept, l’allusion aux techniques antiques des loci est évidente,
on peut constater que les «lieux-mémoire» comme technique
mnémonique sont presque totalement ignorés du grand public
cultivé du XX e siècle. Ce qui nous est fondamentalement étran-
ger, c'est le recours systématique aux techniques de mémoire
artificielle avant l'introduction du papier bon marché et avant
la disponibilité sur une large échelle des livres imprimés.
Simonide (556 environ à 468 av. J.-C.),
l'inventeur des «lieux-mémoire»
Simonide, considéré comme l’inventeur mythique des lieuxmémoire,
était un poète, c’est-à-dire quelqu’un dont le travail
est à la fois écriture et oralité. C’est à ces «passeurs
technologiques» que la société grecque a confié la transforma-
tion sociale à l’orée de l’apparition de l’écriture généralisée
1. On imagine difficilement la manipulation d'un coffre de morceaux de
poteries ou l'empilement d'une trentaine d'ardoises ou de tablettes de cire.
Le papyrus ou le parchemin, par ailleurs, étaient trop onéreux, donc impossibles
à utiliser pour ces usages courants.
45

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
pour tous. Selon la légende, ce Simonide est un jour engagé
pour un banquet par un noble de Thessalie, Scopas. Selon la
coutume, le poète fait une ode à son hôte. Dans son chant, il
insère un couplet à Castor et Pollux. Le noble Scopas trouve cela
anormal, ne paye mesquinement au poète que la moitié de la
somme convenue, et lui dit que pour l’autre moitié, il n’a qu’à
aller la demander à Castor et Pollux. À ce moment, deux jeunes
gens se présentent à l'extérieur et demandent à voir le poète
Simonide. Il sort, ne trouve personne. Il s'apprête à regagner la
salle du banquet, quand le toit du bâtiment s'effondre. Les
cadavres sont défigurés, broyés, les parents des nobles écrasés
sous les décombres ne savent pas reconnaître les leurs. Le poète,
qui s'estime largement payé par les dieux jumeaux, se rappelle
les places qu'occupaient les convives autour du banquet, et
peut ainsi les retrouver, grâce aux topos. C'est cette aventure qui
«suggéra au poète les principes de l'art de mémoire. 1 »
Dans l’Antiquité et à la fin de la Renaissance, l’image était utilisée
comme mémoire des lieux, mémoire des topiques. Dans
des sociétés où l’accès à l’écriture et à la lecture étaient rares et
chers, l’image avait aussi le rôle d’aider à la mémorisation du
discours. Ils appelaient cela la «mémoire artificielle». Cette
mémoire des lieux, appelée loci, sera codifiée dans la Rome antique
par Cicéron (De Oratore), par Quintilien (De Institutione
Oratoria) et par l’auteur (dont le nom est inconnu) d’un traité
intitulé Ad Herennium libri IV, description parfaite des loci 2 .
Travailler sa mémoire est donc un jeu. La méthode proposée est
la suivante: on détermine un itinéraire entre un certain nombre
de lieux (par exemple les salles d’un vaste palais). Le parcours est
1. Yates (Frances A.), L'Art de la mémoire, op. cit., p. 13.
2. Ad Herennium libri IV connu sous le nom de Seconda Rhetorica de Tullius,
associé au De memoria et reminiscentia d'Aristote par la scolastique. Sur
l'attribution de l’Ad Herennium et les autres problèmes soulevés par cet
ouvrage, voir l'excellente introduction de Caplan (H.) dans l'édition Lœb,
1954. (Notes de Frances A. Yates)
46

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
toujours le même, on numérote les stations, on peut choisir une
station par salle ou au contraire s'arrêter au détail de la décoration.
On stocke dans sa mémoire à long terme ces lieux et l'ordre
immuable de succession des stations. L’apprentissage initial d’un
lieu demande ainsi un long travail personnel préalable.
Un étudiant, un avocat, un homme politique, un prédica-
teur… devait ainsi pouvoir disposer de nombreux loci distincts.
On prétend que Cicéron connaissait plus de 300 lieux.
On dispose alors d’un ou de plusieurs lieux de «mémoire
artificielle» qui seront, dès lors, prêts à être utilisés. Pour
mémoriser une liste de «choses ou de notions», on associe à
chaque station d'un lieu, une image des notions à retenir. La
force de l’association iconique est telle que deux images associées
créent un couple très fort qui se maintiendra quelque
temps dans la mémoire à moyen terme.
Pendant mes années de collège, j'ai été initié à l'art de
mémoire. Il s'agissait d'une liste de quinze mots qui fonction-
naient comme image-calembour de leur ordre numérique:
1- obélisque, 2- paire de skis, 3- triangle (appareil de musi-
que), 4- encadrement de tableau, 5- paire de seins, 6- scie, etc. Il
ne reste plus qu'à essayer soi-même! Plus les scènes d’associa-
tion lieu-chose à retenir sont absurdes, cocasses, scatologiques,
érotiques ou violentes, mieux la mémoire artificielle fonc-
tionne. Se souvenir, dans l’ordre des choses ou des concepts,
revient à interroger mentalement une sorte de disquette infor-
matique. L’ordre des lieux est définitivement attaché à des
numéros de lieux. Il est structuré et fonctionne comme des
adresses informatiques dont il a l’efficacité. Quant au stockage
en mémoire à long terme d’images, de topos, il fonctionne, lui,
comme la couche magnétique de la disquette: c’est un «piège
à informations», qui s’effacera pour fonctionner à nouveau à
chaque nouvelle utilisation.
La référence architecturale était classiquement proposée
sous l'Antiquité, mais on peut choisir de mémoriser comme loci
47

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
de base les meubles et bibelots d'une pièce, ou les dédales, fon-
taines et statues d’un jardin, sous réserve d’observer toujours la
fixité du parcours. Sur la base de ces «lieux» définitivement
appris, une liste d’actions, une liste d’achats à effectuer, ou les
points successifs d’un discours à prononcer, pourront être faci-
lement mémorisés, rendus aussi disponibles que des notes sur
papier, puis effacés lors de l'utilisation ultérieure du même
«lieu-mémoire».
Art subtil lié à l’élégance du style, la technique des loci con-
nut au cours de l’Histoire maints avatars. Saint Augustin parti-
cipa à l’évolution de la méthode. Avec la ruine de Rome et
l’invasion des barbares, l'art de mémoire antique disparaissait
en même temps que se manifestait dans la nouvelle conscience
collective chrétienne la vanité du discours, symbole de la cul-
ture païenne gréco-romaine.
« J'arrive aux domaines et aux vastes palais de la mémoire où se
trouvent les trésors d'innombrables images qu'on y a apportées en les
tirant de toutes les choses perçues par leur sens; y sont déposés tous
les produits de notre pensée […] D'autres viennent docilement, en
groupes ordonnés, au fur et à mesure que je les appelle; les premières
se retirent devant les suivantes […]. Toutes choses qui se produisent
quand je dis quelque chose par cœur 1 .»
Toutefois, dans le haut Moyen Âge, l'art de mémoire perdure.
La voie du salut est conservée et mémorisée à travers les topos
chrétiens: l’enfer, le paradis, le purgatoire. C'est sous
l’influence des grands ordres prêcheurs de la fin du Moyen Âge
et à la Renaissance que l'on retrouvera les méthodes classiques
de l’art oratoire antique.
Le chemin de croix est le plus évident des topiques
chrétiens: dans ces temps de piété chrétienne généralisée, le
fidèle a nécessairement intégré l'histoire de la Passion du Christ
découpée en quatorze séquences de la montée au Golgotha. Ce
1. Saint Augustin, Confessions, X, 8, cité par Yates (Frances A.), L'Art de la
mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p.59.
48

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
drame sacré, grâce à son indiscutable stabilité séquentielle,
devient le support mnémonique par excellence, au sein des
cent et une autres histoires bibliques ou hagiographiques qui
ornent la cathédrale ou la modeste église. Ces topiques chrétiens
offrent un espace permettant à chacun de disposer d'une
mémoire artificielle pour ses besoins mémoriels quotidiens
comme payer des dettes, organiser les travaux domestiques,
mémoriser les événements familiaux, etc. L'utilisation de
l'image comme support de prière 1 ou comme mnémonique des
prédicateurs devient l'objet d'un débat avec les tenants de la
Réforme.
Ramus (Pierre de la Ramée), un protestant 2 célèbre, mort vic-
time de la Saint-Barthélemy, se scandalisait qu’on puisse
encore, comme les catholiques, utiliser le fatras gothique des
images pour mémoriser. Pour eux, ce scandale était aggravé par
la provocation de certains prédicateurs catholiques comme,
par exemple: « Pierre de Ravenne qui, dans son livre sur la mémoire
artificielle, invitait les jeunes gens à utiliser les images libidineuses.
Cela doit faire référence aux remarques de Pierre sur la façon dont il
utilisait son amie, Ginevra da Pistoia, comme image dont il était sûr
qu’elle stimulerait sa mémoire étant donnée la force du sentiment
qu’il avait éprouvé pour elle dans sa jeunesse. […] Pour les extrémis-
tes protestants, […] l’art de la mémoire sent le Moyen Âge; ceux qui
l’exposent ne parlent pas avec toute la «pureté romaine »: il appar-
tient aux vieilles époques de barbarie et de dunsicalitas 3 .»
Pour Ramus, au contraire, l’analyse logique, l’ordre du texte
et des résumés typographiquement organisés sur la page, doi-
1. Technique de la «visualisation» des grands moments de la vie des saints
et du Christ que l'on «inscrivait mentalement» dans le quotidien de sa ville.
Cf. par exemple Francastel (Pierre), La Figure et le Lieu, l'ordre visuel du Quattrocento,
coll. «Bibliothèque des sciences humaines», Gallimard, Paris, 1967.
2. Les protestants étaient, ne l’oublions pas, très souvent partisans du progrès
et de l'humanisme.
3. La dunsicalitas semble ici désigner la qualité des partisans de Duns Scot,
cf. William Perkins, Antidicsonus et Libellus de memoria verissimaque bene
recordandi scientia, tous deux de 1584, cités par Frances Yates, p. 296.
49

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
vent servir seuls à retenir la poésie ou la prose. C’est là toute une
nouvelle mentalité, empreinte de l’espérance démesurée de
certains humanistes dans les techniques du texte imprimé. Les
pédagogues anglais, et paradoxalement les jésuites, un siècle
plus tard, s’inspireront des idées de Ramus.
À l'évidence, l'iconographie monumentale, la décoration des
palais, des villes, des jardins, des églises est là pour embellir,
mais sert aussi comme support de mémoire civique.
Après le XVI e siècle, les lieux-mémoire disparaissent, sauf
dans l'ésotérisme, l'architecture et les jardins. Puis, au XIX e siè-
cle, la métaphore oratoire imagée réapparaît dans les topiques
des sermons saint-sulpiciens. Aujourd’hui encore, nombre
d’enseignants font uniquement confiance à l’imprimé, au
résumé, au tableau noir, au cahier de l’élève, et se méfient des
images et de l’audiovisuel.
Si l’image était un merveilleux support mental susceptible
d’aider à la mémorisation d’un énoncé verbal ou textuel, elle
n’était pas le seul média possible. La poésie aujourd’hui n’est plus
du tout comprise par la majorité de nos contemporains comme
technique de mémorisation du patrimoine de «l'oralité», mais
plutôt comme une spécialisation hyper-esthétique de l’art litté-
raire. Paradoxalement, les instituteurs de l’école primaire seraient
aujourd’hui, à travers l’exercice de la récitation de la poésie, les
plus proches de la tradition poétique fonctionnelle, où la rime et
la cadence du vers assistent la mémoire, puisque le texte est néces-
sairement «formaté» pour correspondre à des topiques sonores
et rythmiques profondément intégrés.
Dans la poésie antique, la mémoire ne fonctionne pas sur un
système de rimes, mais de rythmes. S'appuyant sur une langue
fortement accentuée (voyelles longues et brèves), le texte se
construit sur un schéma de vers préétablis 1 dont l’hexamètre
1. L’énoncé des slogans politiques dans les manifestations de rue est souvent
assez proche de cette forme de récitation rythmique.
50

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
dactylique est le plus connu. C'est le vers de L'Énéide et des Bucoliques.
Qu'il s'agisse des poèmes connus sous le nom de «blasons
anatomiques» ou des vers de mirlitons destinés à retenir des
questions de cours d'anatomie, cette tradition utilitaire de l'art
poétique n'a jamais complètement disparu. Ainsi l'école de
médecine de Salerne, la première en Europe fondée après la
chute de l'Empire romain, amorce dès le XII e siècle un courant
de poésie anatomique destiné à transmettre et faire mémoriser
l'anatomie et le savoir médical. Cette première œuvre ano-
nyme, Schola Salernita, Flos medicinae vel reginem sanitalis, sera
suivie de beaucoup d'autres.
Sous la plume de du Four du Crespiliery, docteur à la faculté
de Médecine de Paris 1 :
«Le tronc est par derrière l'épine,
Et par devant la poitrine;
l'épine au col contient sept os,
Et douze vertèbres au dos;
Aux jambes cinq, en outre quatre
À l'os sacré sans rien rabattre;
Au coccyx sont trois osselets,
Qui font trente et un à peu près;
L'os sans nom suivant le vulgaire
Contient six os pour l'ordinaire,
Deux aux hanches, deux au pubis,
Et deux aux iles
qui font six…»
Ces méthodes sont reprises aujourd'hui dans les polycopiés
étudiants.
Pour retenir les branches de l'artère maxillaire interne:
1. Du Four du Crespiliery, Commentaire en vers français sur l'École de Salerne
par D.D.C., Éd. G. Clouzier, Paris, 1671 (cité par Roger Saban, colloque du
CTHS).
51

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
«Un Tic Ménager Peut Devenir Maléfique
Tandis qu'un Bubon Terriblement Algique
Peut être soulagé Vite
Par une Ptyaline Spécifique.»
Plus quotidiens nous paraîtront les systèmes mnémotech-
niques bien connus: «Mais où est donc Ornicar» pour retenir
les conjonctions de coordination: mais, ou, et, donc, or,
ni, car; ou encore: «J’ai mis Cerbère en Enfer», pour mémo-
riser les particules préfixes de l’allemand : ge, mi? , zer, be, er,
ent, emp, ver.
Même s’il était déjà intéressant de mettre en œuvre un projet
comme Ars memorandi au début des années quatre-vingt, à
la fin des années quatre-vingt-dix, les techniques, les menta-
lités et les habitudes cognitives ont considérablement évolué.
Cette mutation ne concerne pas la totalité de la population,
mais une tranche de jeunes, nouveaux entrants dans la culture
multimédia, ainsi qu'un certain nombre d'adultes cultu-
rellement ou professionnellement préparés à cette
révolution. Force est de constater que les fondements senso-
riels qui permettent d'appréhender ou de construire l'univers
des informations multimédia auxquelles ces nouveaux
entrants sont confrontés à des fins diverses (pédagogiques,
encyclopédiques, ludiques, professionnelles, culturelles, etc.)
ont été transformés dans le sillage du nouvel environnement
culturel et sont, aujourd'hui, d'une toute autre nature qu'il y
a une vingtaine d'années.
Première constatation, il faut définitivement tenir pour
acquis que nous sommes entrés dans l'ère de l’hypermédia,
et qu'a lieu une mutation fondamentale de l’univers des
documents engrammés. En d'autres termes, entre l'appari-
tion d'une culture de l'imprimé à la Renaissance et l'émer-
gence des nouveaux médias interactifs en cette fin du
52

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
vingtième siècle, s'était installée une parenthèse culturelle 1
dans laquelle, progressivement, les élites intellectuelles en
étaient venues à considérer que l'écriture (surtout sous sa
forme imprimée) était le média princeps de l'accès au savoir et
plus encore, l'outil quasi unique du raisonnement logique.
C'est en fait ce préjugé intellectuel de la suprématie indépas-
sable du texte écrit qui avait établi une telle distance entre la
technique des lieux-mémoire et nos habitudes culturelles
d'homme et de femme du vingtième siècle.
Même si, comme nous le soulignons, un retour très rapide
vers une culture beaucoup moins strictement scripturale —la
culture multimédia —est en train de s’opérer, il subsiste encore
à ce jour un consensus globalement unanime autour de la
suprématie du texte.
C’est donc sous l’emprise de ce moment historique que l’homme
cultivé d’aujourd’hui considère la mémoire des loci. Qu'il soit clair
d'ailleurs, que je m'inscris moi-même dans ce paradigme texto-centriste,
tout simplement parce que, comme bien des personnes de
plus de vingt ans, j’ai été élevé, j’ai acquis mes fondements sensori-
culturels dans un univers de l'écrit. Mais se sentir inéluctablement
attaché à un monde passé et en cours de révolution n'empêche pas
d'en percevoir les avantages et les limites face à l’avenir. Un regard
attentif sur l'ethnologie et l'histoire des modes d'apprentissage et
des procédures cognitives nous montre a contrario que ce monolithisme
de la textualité n'est peut-être qu'apparence.
Écriture et calcul sont depuis longtemps au cœur du proces-
sus d’engrammation de l’information. Aussi, la grammatologie
et l'histoire des chiffres et du calcul constituent deux champs
d'investigations méthodologiques complémentaires qui peuvent
nous permettre de mener plus avant la réflexion.
1. Pour la notion de parenthèse culturelle, on peut la déduire d’une généralisation
des hypothèses avancées pour l’image par Pierre Barboza, mais en
les appliquant à d’autres situations de l’évolution des mentalités culturelles.
Cf. Barboza (Pierre), Du photographique au numérique, la parenthèse indicielle
dans l’histoire des images, L’Harmattan, Paris, 1996.
53

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
La réflexion grammatologique initiée par Gelb 1 puis appro-
fondie par Derrida 2 et ses disciples apparaît comme un concept
idéalement ouvert aux autres médias de communication non
textuels (gestes, imges, calcul, parole, proto-écriture…). Ces
deux auteurs se proposent d'éclairer l'histoire et l'ethnologie de
l'engrammation vue comme niveau plus général d'une histoire
et d'une ethnologie du texte, d'où la référence explicite à la
notion de gramma (lettre) qui serait étendue à un niveau beau-
coup plus général pour toute technique de pérennisation
mémorielle dans les différents modes d'information et de communication.
Dans la réalité de leur œuvre respective, ils ont
bien sûr limité leurs investigations en fonction de leur champ
de compétence.
Gelb, archéologue et épigraphiste, a beaucoup réfléchi sur la
proto-écriture, dont la finalité n'est pas explicitement la transcription
presque transparente de la parole en énoncés textuels.
Dans sa très savante histoire, préhistoire et ethnologie de l'écri-
ture, il souligne que les codex aztèques, la pictographie hittite
dont il était spécialiste, les langages des signes des Indiens
d'Amérique, des trappistes ou des sourds-muets, n'ont pas
comme objectif primordial la production d'une transcription
graphique de la phonographie de la parole. Il est cependant
regrettable que ces prémices prometteurs débouchent in fine
sur un plaidoyer pro-domo de la suprématie de l'alphabet avec
voyelles initié par les Grecs.
Derrida se réclame dès l'abord de la démarche de Gelb, mais
il s'en démarque très rapidement. Sa culture philosophique
l'entraîne à élargir la notion de grammatologie en lui donnant
une dimension beaucoup plus vaste. On remarque cependant
une insistance pour focaliser la réflexion sur la distance entre
oralité et écriture.
1. Gelb (I. J.), A study of writing, the foundations of grammatology, 1952 (Derrida
signale que le sous-titre disparaît dans la réédition de 1963). Édition
française, Pour une théorie de l’écriture, Paris, Flammarion, 1973.
2. Derrida (Jacques), De la grammatologie, Éd. de Minuit, Paris, 1967.
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Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
Les travaux de Jack Goody, inaugurés par son ouvrage phare
La Pensée graphique 1 , présentent un démarche voisine de celle
de la grammatologie, plus précisément ciblée sur l'engrammation
graphique de toute nature, et plus particulièrement de
l'écriture.
La somme rassemblée en une vie de recherches originales et
de compilations savantes par Georges Ifrah 2 force l'admiration.
Les grammatologues, historiens, ethnologues ou archéologues
de l'écriture, soulignaient tous l'importance et la primauté du
décompte, des calendriers, de la représentation des nombres
comme domaine avant-coureur de l'écriture. Georges Ifrah
brosse un panorama exhaustif argumenté de l'intérieur de la
problématique mathématique, depuis ses origines dans la pratique
du décompte primitif, jusqu’aux questions posées par le
calcul informatique. Les objectifs de traitement et de communication
de l'information calculable ne se réduisent évidem-
ment pas à ceux du texte ou du discours linéaire. Or, c’est
précisément l’association de la culture du calcul à celle de l’écriture,
permettant par le fait même l’intégration logique du son
et de l’image, qui est en route.
Mais si on survole l'histoire et la diversité culturelle de ce
domaine, on constate dès l'abord que pour des raisons d'opérabilité
(la finalité fonctionnelle du calcul est souvent évidente 3 ),
le processus de décompte ou de calcul ne s'embarrasse pas,
comme dans l'écriture, d'un désir de choisir et de se tenir à un
média spécifique.
Dans la communication discursive, on choisit son camp, ou
plutôt, selon la culture à laquelle nous appartenons, ses tabous,
1. Goody (Jack), La Pensée graphique, Éd. de Minuit, Paris, 1979.
2. Ifrah (Georges), Histoire universelle des chiffres, l’intelligence des hommes
racontée par les nombres et le calcul, coll. «Bouquins», Robert Laffont, Paris,
1994 (2 tomes).
3. Dans un certain nombre de cas comme les lettres numérales (indiennes,
hébraïques, grecques, arabes…) ou les chiffres chinois de chancellerie, on
cherche au contraire à compliquer pour rendre l’information ésotérique,
secrète ou infalsifiable.
55

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
son cadre social; nous devons également choisir de façon
significative entre écriture ou oralité.
Dans le calcul au contraire le raisonnement, la mémorisa-
tion, la communication de l'information passent alternativement
par des supports, des canaux, des processus de traitement
appartenant à des modalités sensorielles et des niveaux médiatiques
très divers: les doigts, le calcul mental, les abaques, les
bouliers, les calculi, les jetons et autres collections d'objets, les
quipu, les machines à calculer, la règle à calcul, le calcul à la
plume, ou encore l'ordinateur.
Le calcul dans son rapport à l'écriture, mais aussi à d'autres
canaux de perception et de traitement de l'information, est
ainsi un lieu privilégié pour mettre en évidence les interactions
complexes qui construisent l'avancée d'une pensée cognitive,
le traitement de l'information que cela nécessite, sa symbolisa-
tion, puis son engrammation, nécessaires à deux exigences:
mémoriser pour soi-même les étapes successives d'une progres-
sion logique, et être capable de les communiquer aux autres. À
ce stade deux choix sont possibles, et c'est en cela, pourrait-on
dire, que les mathématiques avoisinent la textualité
langagière: on peut donner à lire toutes les étapes de la progres-
sion d'un calcul (une ou plusieurs opérations arithmétiques
enchaînées), ou se contenter de présenter le résultat final en
rapport avec le questionnement initial.
On constate que le calcul et le décompte s'enracinent historiquement
dans des modes d'engrammation volatils ou maté-
riels qui se comportent comme autant d’images mentales ou
réelles. Ces topiques culturels fonctionnent ou non en synergie
avec le processus d'engrammation textuel: encoches d’un
bâton de taille, nœuds d’un quipu, décompte sur les doigts,
déplacement de jetons sur des abaques ou de perles sur des bouliers,
puis pour des périodes beaucoup plus contemporaines
déplacement de réglettes, de rouages et de cames dans des
56

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
règles à calcul ou des machines à calculer. Cette remarque vaut
à de nombreux stades de l'évolution parallèle de l'écriture langagière
et du calcul (ou du seul décompte).
Par exemple le berger antique influence, par le mode de symbolisation
du décompte de son troupeau, l'écriture commune
des nombres dans l'antiquité.
I, II, III, IIII, V, VI, VII, VIII, VIIII, X, XI… XV, XVI… XX, etc. constituent
la suite des chiffres romainsdans son premier versus (sous
la République); c’est le décalque quasi identique du comptage
par traits rectilignes, transversaux au bâton de taille, donc facile
à tracer au couteau. On retrouve le même système de décompte
chez les joueurs de cartes contemporains. Cependant cette
numération, engluée dans sa rusticité, interdit aux hommes de
l’Antiquité puis du Moyen Âge occidental, d’imaginer que les
nombres (ou plutôt les chiffres, puisqu’on ne peut faire cette distinction
que s’il existe un système cohérent de numération)
puissent être utilisés pour leur opérabilité décimale comme chez
les Mayas, en Mésopotamie ou finalement chez les Indiens qui
finaliseront nos chiffres décimaux modernes.
Reporter des résultats partiels, mémoriser une retenue
décimale; autant de problèmes complexes qui obligent à mobiliser
de nombreux moyens de traitement de l’information. Au
Moyen Âge, le calcul sur abaque est complémentaire du calcul
digital, c'est-à-dire un mode d'engrammation volatil mais maté-
riel. Le comput de Bède, par exemple, permettait de calculer sur
plusieurs décennies la date des fêtes liturgiques mobiles ainsi
qu'un certain nombre de situations astronomiques remarquables.
Dans de très nombreuses civilisations, le calcul sur les doigts
peut devenir extrêmement sophistiqué, en utilisant, non seulement
le décompte des doigts qui nous est familier, mais une sym-
bolique complexe utilisant toutes les phalanges, la position
intrinsèque ou relative des doigts et des mains (voire du corps).
On va le voir, l’histoire de ces progrès est complexe:
—des savoirs cognitifs, eux-mêmes divisés en sous-cultures;
57

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
—des savoir-faire savants, techniques ou industriels;
—des mentalités qui s’y mêlent sans qu’il soit jamais possible
d’attribuer telle phase de tel facteur à telle période historique.
Ainsi Pascal conclut définitivement la théorie des numérations
à base binaire (et quelconque numération de rang n) ;
Babbage, lui, a caressé le désir de l’utiliser dans sa machine,
mais c’est le Pari Mutuel Hippique anglais qui le met en œuvre
pour la première fois dans les années trente, en utilisant des
composants binaires développés pour la téléphonie électroma-
gnétique. À l’heure du multimédia, il était devenu difficile de
poursuivre efficacement la réflexion sur les techniques qui per-
mettent d’intriquer techno-cognitif et mémoire. On s’arrête
souvent à disserter sur quelques vagues affirmations emprein-
tes de préjugés culturels et d’ignorances, notamment sur les
techniques de raisonnement mathématique: sur ce plan,
l’apport fondamental de Georges Ifrah est d’avoir patiemment
éclairé ce dédale pour celui qui a la patience de le parcourir.
Dans ses essais, Montaigne situe bien l'état de compétence
cognitive par rapport au calcul chez l'honnête homme de la
Renaissance: « Je suis né et nourry aux champs parmy le
labourage; J'ay des affaires et du ménage en main depuis que ceux
qui me devançaient en la possession des biens que je jouis m'ont
quitté leur place. Or je ne sçay compter ny à jet ni à plume 1 .»
L'incapacité de calculer à la plume, commune à de nombreux
intellectuels de la Renaissance et de l'Âge classique, projette
une ombre sur la capacité supposée du texte alphabétique et
éventuellement numérique pour résoudre la plupart des ques-
tions cognitives et représenter tout savoir et toute pensée. Les
siècles avant-coureurs de la Renaissance voient naître en Italie
les premiers balbutiements du calcul à la plume, notamment
grâce à la transition que constituent les abaques à jalousies 2 .
1. Essais, livre II, cité par Ifrah (Georges), op. cit., tome II, p. 341.
2. Sur l’émergence du calcul à la plume voir Ifrah (Georges), op. cit., tome
II, pp. 311 à 340.
58

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
Avec leur décalage diagonal des sous-totaux successifs, elles
préfigurent le décalage d'un rang vers la gauche ou la droite des
résultats intermédiaires d'une multiplication ou d'une division
moderne.
Ainsi l'écriture du calcul mathématique constitue une sousculture
importante de la culture de l'écriture. La ligne et la page
de calcul sont une textualité enracinée dans d'autres paradigmes
sensori-culturels, probablement beaucoup plus que ne
peut l'être l'écrit transcrivant la parole discursive.
Or, c'est précisément la culture du calcul qui s'est associée à la
culture du texte dans l'ordinateur moderne. De la machine à calculer
à l'ordinateur multimédia, les outils proposés ont progres-
sivement permis à l'utilisateur de déployer un champ de plus en
plus vaste de son processus cognitif et communicationnel.
Ne pas confondre les étapes historiquesest primordial.
Il faut considérer successivement:
—L’état d’avancement d’une culture du calcul et son intri-
cation dans la société (culture commune, culture savante,
savoir-faire professionnel du calculateur qui sous l’Antiquité
était un scribe spécialisé, dont la figure se retrouve encore
aujourd’hui chez nos comptables modernes).
—L’état d’avancement technique et scientifique.
Pour ce dernier point, si l’on excepte le cas particulier des
podomètres antiques qui permettaient automatiquement de
totaliser les distances parcourues, il faut attendre Pascal et Leib-
niz qui tous deux mirent au point les premières machines à calculer.
Ils furent aussi les premiers mathématiciens d’une théorie
de numération binaire (ou de base quelconque).Le calcul
binaire, bien que souvent souhaité par les inventeurs successifs
de machines à calculer et des premiers ancêtres de l’ordinateur,
ne sera mis en œuvre que dans les années 1930. Ces machines à
calculer de l'Âge classique ne sont que le prolongement sophis-
tiqué d’une sorte de boulier mécanique. Les deux opérations
59

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
(addition et soustraction) puis, vers la fin du XIX e siècle, les quatre
opérations, plus les extractions de racines, y sont possibles au
prix d’une manipulation délicate et fastidieuse. Il faut position-
ner des index, tourner une manivelle dans un sens (addition) ou
dans l’autre (soustraction). Un certain nombre de tours, tout en
repositionnant manuellement des index totalisateurs, permettent
de réaliser les multiplications (dans un sens de rotation) et
les divisions (dans l’autre sens). Bref, ce savoir-faire spécialisé et
complexe ne communique que très peu avec le savoir commun
et le savoir de l’honnête homme. Il faut y voir un espace mémoriel
et techno-cognitif de même nature, mais beaucoup plus
sophistiqué, que les loci antiques.
Du calcul mécanique, on passe progressivement au calcul
électrique, électromécanique, électromagnétique puis à l’ordi-
nateur, selon des étapes elles aussi bien précises et complètement
solidaires de l’avancement de la culture technique et
mathématique et de l’histoire des mentalités cognitives.
Du point de vue qui nous intéresse dans cet article, on peut
distinguer les étapes suivantes:
Première phase classique de la mécanisation du boulier ;
c’est une phase strictement numérique et décimale, sans maî-
trise contrôlée des opérations et résultats intermédiaires. L’affichage
du résultat final sur un compteur est lisible mais volatil.
À partir de 1850 se met en place la deuxième phase, association
véritable de l’alphabétique et du numérique décimal, ren-
due possible par la mise au point des claviers dactylographiques
et de systèmes d’impression. On réutilise pour cela le savoir-
faire industriel des appareils de saisie télégraphique et des premières
machines à écrire. C’est cette étape fondamentale qui
consacre la première grande avancée dans l’association des
deux cultures: celle du texte et celle du calcul. La dynamique
de cette lignée sera portée par les caisses enregistreuses qui
démocratiseront les calculs comptables, grâce aux facturières et
aux machines industrielles statistiques.
60

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
De là le chemin sera long: les progrès appartiennent à une
culture industrielle savante (naissance de l’ordinateur de Babbage
à Turing), démocratisation progressive de l’ordinateur,
qui domestique d’abord complètement le texte (traitement de
texte), puis très récemment introduit l’image et le son numéri-
ques associés au «spatio-kinésique» calculable.
Paradoxalement, l'arrivée des médias visuels et sonores au milieu
du XIX e siècle, et leur expansion universelle jusqu'aux années
soixante-dix, n'ont pas entamé, bien au contraire, les préjugés de
l'universalité du texte. La plupart des décideurs de l'establishment
éducatif et scientifique se rallient encore à cette suprématie du tex-
tuel et accessoirement à celle de l'énoncé des calculs.
En revanche, l'interactivité, le multimédia (informations en
provenance de plusieurs médias d’engrammation) et surtout le
multimodal (interaction par le geste, la parole, l'écriture, le tracé
graphique et prise d'information visuelle, auditive, tactile, sen-
sori-motrice…) remettent en question le monopole du texte.
Image photographique, continuité sonore (musicale ou par-
lée), filmique ou cinétique du geste et du son (cinéma ou télévision),
autant de médias analogiques qui pouvaient être saisis
et engrammés. Mais cette engrammation était en faible synergie
avec la textualité. Au tournant des années quatre-vingt-dix,
avec le son, l’image numériques et la réalité virtuelle, ce qui
était impossible devient disponible dans de nombreux interfa-
ces et systèmes informatiques. C’est particulièrement le cas
dans les consoles de jeux, dont l’impact est extrêmement pré-
gnant sur les nouvelles générations d'usagers.
Le visuel, le sonore, le gestuel ne peuvent plus être considérés
comme des univers séparés. Jusqu’aux années soixante-dix, le
texte imprimé ne pouvait être qu’illustré, et les rapports de
l'image au texte dans le livre étaient ceux de la coexistence, non
ceux de la congruence. Quant à l'audiovisuel, son déroulement
séquentiel difficilement balisable interdisait le déploiement
systématique d'une approche cognitive logique et transmissi-
ble. L'image ou le son pouvaient certes être commentés par un
61

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
texte, mais sans que ce texte existe autrement que par vague
description, sans qu’il y ait un accrochage direct entre l'objet du
commentaire et le commentaire.
En moins d'une dizaine d'années s’est mis en place l'univers
technique nouveau dans lequel ces canaux d'expression (tex-
tes, images, sons, gestes) deviennent véritablement solidaires.
On imagine qu'il y eut alors une forte tentation pour retrou-
ver les anciens modes de mémorisation ou de cognition qui
avaient cours dans un monde de non-suprématie absolue du
texte. On se rend compte à cette occasion que la suprématie
absolue du texte, le refus du fonctionnement en synergie entre
l'écrit, l'image, le geste ou le rythme sonore, était surtout une
proclamation d'intimidation idéologique en provenance unique
de la classe des élites lettrées et de leurs sectateurs.
C'est en quelque sorte l'anathème sévère de Pierre de Ramée
contre le fatras catholique des images et de leur application à
l'art de mémoire.
Cependant, cette période de prétendue suprématie du texte
est riche en images archétypales:
L'Encyclopédie de Diderot part du principe qu'elle ne peut
transmettre un savoir scientifique et technique qu'à travers une
synergie du texte et de l'image, éventuellement indexée par des
lettres ou numéros référant à des légendes et commentaires.
Cesare Ripa, à la fin du XVI e siècle, constitue son dictionnaire
iconologique 1 , qui codifie les attributs visuels des figures allégoriques
référant aux idées abstraites, voire à des notions ou
choses concrètes difficiles à figurer.
David Teniers codifie dans son Theatrum picturium (Anvers,
1658) une histoire et une encyclopédie raisonnée de l'univers
des arts pictoriaux. C’est la base de l’iconographie.
1. Ripa (Cesare), Iconologia, Rome, 1593, Milan, 1603, pour la première édition
illustrée. On peut consulter l’excellente refonte avec gravures en facsimilé
dans Ripa (Cesare), Iconologia, par Piero Buscaroli, Milan, Éd. TEA, 1992.
62

Cicéron aurait-il préconisé le cédérom dans De Oratore ?
À un niveau plus populaire, il est certain que la rareté des
images diffusées sur nombre de notion techniques, scientifiques,
géographiques, historiques, etc., entraîne une appréhen-
sion quasi univoque associant images et textes pour un certain
nombre de lieux communs culturels.
Ainsi les illustrations du dictionnaire Larousse, celles des
manuels d'histoire d’Ernest Lavisse destinés aux classes primaires,
celles du Tour de France de deux enfants, les cartes géographiques,
les planches anatomiques ou les écorchés techniques ou géologiques
produits par les éditions Taride, ont modelé un comporte-
ment mémoriel bien proche de la mémoire des loci pour des
générations successives d'écoliers et ce, jusqu'aux années cin-
quante. Les stéréotypes rythmiques et sonores fonctionnaient
comme adjuvants indispensables dans la pédagogie primaire.
L'apprentissage par cœur des départements, de leur préfecture et
sous-préfectures, la sainte litanie des conjugaisons ou des décli-
naisons françaises, latines et grecques, l’ânonnement des consonnes,
voyelles et syllabes, la mélopée balancée des tables de
multiplication, fonctionnaient comme autant d'archétypes
mémoriels ancrés au plus profond de notre intimité corporelle,
sensorielle et mentale. Il existait donc un accrochage refoulé, mais
bien réel, entre des sons, des rythmes, des images archétypales, et
une mémoire culturelle globalement qualifiée d'écrite.
On peut s'étonner, dès lors, que la période la plus intransigeante
pour tenir comme seule pertinente la culture de l'écrit se
situe dans les années 1950-1970, période qui précisément prépare
les nouvelles technologies de l’information et de la com-
munication qui vont permettre l’émergence du multimédia.
Ainsi perçoit-on que la mémoire des loci n'est qu'un cas particu-
lier d'une synergie multimodale complexe qui a toujours eu
cours pour assurer les trois fonctions constitutives de
l'information: diffusion, traitement, stockage.
Le stockage ou mémoire prend plusieurs formes et plusieurs
fonctions, polymorphisme qui correspond à plusieurs postures
63

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
de l'usager, plusieurs modalités de l'information et plusieurs
matérialités et fonctionnalités des symboles, outils et machi-
nes qui composent l'information et la communication. La
synergie des deux approches guidant le progrès technique, le
potentiel multimédia et multimodal ne peut que profiter à un
déploiement passionnant de l'intelligence humaine.
Henri HUDRISIER,
Maître de conférences à
l'université de Paris VIII

Image et mémoire:
Le catalogue en images de la
bibliothèque de Valenciennes
Toute bibliothèque naît du souci de réunir en un lieu les élé-
ments épars de la connaissance. Elle est confrontée à deux exigences.
La première est théorique: il s'agit de l'unité et de la
finalité du savoir rassemblé; la seconde est pratique avec
comme enjeu l'accessibilité des informations. À travers l'une,
on veut édifier un ensemble cohérent et à travers l'autre, on
veut pouvoir localiser et retrouver rapidement les documents.
Le catalogue en images de la bibliothèque de Valenciennes,
peint en 1743, illustre parfaitement ces deux objectifs, ainsi
que l'importance de la représentation du savoir pour les lec-
teurs d'autrefois.
L'expression «catalogue en images» désigne la projec-
tion visuelle des principales divisions de la bibliothèque,
afin de permettre au lecteur de saisir d'un coup d'œil et de
mémoriser à la fois le contenu de la bibliothèque et le clas-
sement des livres sur les rayons. Méconnue, la notion ne
figure pas dans les manuels de bibliothéconomie « parce
qu'aujourd'hui nous cachons le catalogue dans des boîtes à fiches,
[mais] jadis, rappelait André Masson en 1980, il s'étalait sur la
frise des salles de lecture, il grimpait sur le plafond et dans les embra-
65

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
sures de fenêtres, il envahissait le pourtour et les galeries 1 .» Il y avait
autrefois toute une iconographie propre aux bibliothèques,
organisée autour de thèmes spécialement adaptés, souvent en
corrélation avec les principales divisions des collections et avec
les auteurs les plus à l'honneur sur les rayons. Ces thèmes ico-
nographiques ont régné sur l'Europe avant les destructions de
la Révolution et du XIX e siècle à la suite desquelles on ne peut
souvent que reconstituer des ensembles désormais dispersés
ou seulement connus à travers des reproductions, voire des
textes. La bibliothèque de Valenciennes présente l'intérêt
d'abriter l'exemple français le plus complet de décor de
bibliothèque d'Ancien Régime que l'on ait conservé:
l'ancienne bibliothèque du collège des jésuites de la cité est
devenue « publique» avant 1789 et a ainsi été sauvée du
vandalisme révolutionnaire 2 .
Le « catalogue en images» est une tradition ancienne, bien anté-
rieure à l'époque moderne puisque attestée dans les bibliothèques
de l'Antiquité, à travers les portraits d'auteurs voire la personnifica-
tion des grandes œuvres littéraires. Une statue issue de la collection
Winckelmann et aujourd'hui conservée au Louvre représente ainsi
Euripide assis sur un fauteuil au dos duquel on lit le catalogue alpha-
bétique des œuvres de cet auteur, soit trente-six titres, d'Alexandros
et Antigone à Oreste. Deux autres sculptures découvertes à Athènes
en 1869, représentant l'une l'Iliade, l'autre l'Odyssée, ont longtemps
été identifiées comme celles de la bibliothèque d'Hadrien avant
d'être aujourd'hui attribuées à la bibliothèque de Flavius Pantainos,
1. Masson (André), «Le catalogue en images dans les bibliothèques
anciennes», Revue française d’histoire du livre, n°29, 1980, pp.607-621. Les
travaux d’André Masson qui ont fait redécouvrir l’importance des «catalogues
en images» comprennent de nombreux articles signalés dans les deux ouvrages
de synthèse suivants, largement utilisés ici: Le décor des bibliothèques du
Moyen Âge à la Révolution, Genève, Droz, 1972, et The Pictorial Catalogue:
Mural Decoration in Libraries, Oxford, Oxford University Press, 1981.
2. Dion (Marie-Pierre), «La bibliothèque de Valenciennes: quatre siècles
d’histoire», Livres-parcours: manuscrits et merveilles de la bibliothèque de
Valenciennes, Valenciennes, Bibliothèque municipale, 1994, pp. 15-17.
66

Le catalogue en images de la bibliothèque de Valenciennes
un siècle après Jésus-Christ. Des statues de bibliothèque sont aussi
mentionnées par Martial, Sénèque, Juvénal ou Cicéron qui parle de
« sigilla plutealia » dans ses Lettres à Atticus.
Au Moyen Âge, la corrélation entre décor, contenu et classement
des bibliothèques est attestée par plusieurs sources textuelles (les
Origines d'Isidore de Séville au VII e siècle), archivistiques (les regis-
tres de compte de la cathédrale de Troyes qui signalent les verrières
peintes de la bibliothèque au XV e siècle) et par quelques rares vesti-
ges, comme ceux des fresques de la bibliothèque aménagée pour
Sixte IV au Vatican à partir de 1475. Là, comme à Valenciennes près
de trois siècles plus tard, c'est la partie supérieure des murs qui est
peinte: dans les demi-cercles que dessinent les retombées de la
voûte, six docteurs de l'Église font face à six écrivains de l'Antiquité,
tous représentés à mi-corps entre des vases de fleurs.
Les figures médiévales des arts libéraux et des grands auteurs, assez
hiératiques, firent place sous la Renaissance à des allégories variées et
exubérantes, souvent puisées dans la mythologie et contre lesquelles
l'art de la Contre-Réforme particulièrement présent dans les bibliothè-
ques, et notamment à Valenciennes, devait réagir vigoureusement.
Assez couramment mis en pratique semble-t-il, et parfaitement
illustré par le célèbre décor des galeries de la Bodléienne, le
«catalogue en images» a été érigé en système au XVII e siècle à travers
le traité du père jésuite Claude Clément, Musaei sive bibliothe-
cae… extructio… (Lyon, 1635). Les bibliothèques, y lit-on, sont
imparfaites s'il leur manque ces « livres muets qui sortent du burin,
du poinçon ou du pinceau » 1 . Aux classiques Muses, Grâces et
1. Le jésuite franc-comtois Claude Clément (1594-1642) enseigna successivement
à Dôle, Lyon et Madrid où il fut appelé par Philippe II. Il est avec Gabriel
Naudé le plus important théoricien des bibliothèques au XVII e siècle. Contrairement
à ce dernier qui privilégie les livres et se montre réservé face au décor, Clément
entend faire des bibliothèques des «musées» où les livres côtoient
instruments de mathématiques, globes, monnaies antiques, raretés naturelles,
etc. Il consacre de longs passages à la manière de décorer les bibliothèques (inscriptions,
statues, peintures, emblèmes) et décrit longuement la bibliothèque de
l’Escurial. Cf. Masson (André), Le Décor des bibliothèques, op. cit., pp. 84-89.
67

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Sybilles fréquemment représentées durant la Renaissance, Clé-
ment tend à substituer une iconographie privilégiant l'Église et la
personnification des grandes civilisations du monde —l'Égypte, la
Grèce, Rome et la Chaldée. Pour caractériser les armoires à livres, il
dresse une liste type de cent quatre-vingt portraits correspondant
aux vingt-quatre sections d'une bibliothèque idéale. Dans les
bibliothèques spécialisées, notamment celles des établissements
religieux, Claude Clément propose de limiter le choix des portraits
aux auteurs appartenant à l'ordre auquel sont vouées les maisons
concernées: le cardinal Baronius et onze autres oratoriens célèbres
ont ainsi été représentés dans la bibliothèque la plus caractéristique
du baroque italien, celle des Girolamini de Naples, construite entre
1726 et 1730. C'est à cette formule restreinte que se rattache la déco-
ration de la bibliothèque des jésuites de Valenciennes qui, outre
deux grandes compositions allégoriques semi-circulaires, com-
prend douze tableaux de diamètre plus petit avec trente-six portraits
d'auteurs ayant tous appartenu à la compagnie de Jésus.
Fondé en 1591, le collège de Valenciennes a été reconstruit de
1740 à 1753 sur les plans de l'architecte douaisien Michel Playez.
On a commencé à bâtir l'aile abritant au premier étage la biblio-
thèque en 1740 et celle-ci, particulièrement vaste et claire, fut
achevée dès 1743. Elle forme aujourd'hui un vaste vaisseau voûté
de 18,60 mètres de long, 7,45 mètres de large, 8 mètres de hauteur
sous la clef. Les retombées de la voûte principale et des voûtains
transversaux ménagent une place pour le décor peint, lequel semble
vouloir inviter le lecteur à l'étude. Parmi ceux qui ont contri-
bué à l'édification de la bibliothèque se trouvait le recteur du
collège, le père Cordier (1692-1749) qui fit exécuter le décor à ses
frais et en composa le programme à partir de gravures diffusant
l'œuvre de Raphaël, de portraits de la Bibliotheca belgica de Cani-
sius (édition de 1739), et d'éléments décoratifs des Pœmata de
Wallius où l'on retrouve le modèle des angelots qui adoucissent la
sévérité des figures des jésuites.
Les portraits d'auteurs sont abrités dans les hémicycles que des-
sinent les voûtains de chaque côté de la salle, juste au-dessus de
68

Le catalogue en images de la bibliothèque de Valenciennes
l'arrondi formé par la partie supérieure des rayonnages. Ils sont
regroupés par trois, comme ceux qui illustrent depuis 1668 la
bibliothèque de Durham. La plupart des écrivains représentés
tiennent à la main un livre, un rouleau, un encrier ou une plume,
et leur nom est inscrit à côté d'eux. L'examen montre qu'ils sont
groupés méthodiquement, par discipline: ainsi le père Athanase
Kircher (1602-1680) qui occupa huit ans la chaire de mathématiques
au Collège romain, et dont le cabinet de physique expéri-
mentale était célèbre, est encadré par deux professeurs de
mathématiques et physique, Gaspard Schott (1608-1666) et
Charles Malapert (1581-1630). Le même souci de regroupement
apparaît autour de Jean Bollandus (1596-1665) entouré de deux
de ses successeurs, Godefroy Henschenius (1600-1681) et Daniel
Papebroch (1628-1714), célèbres rédacteurs des Acta sanctorum,
tandis que Paul Ségneri (1624-1694), le «Bourdaloue de l'Italie»,
fait pendant au grand prédicateur français. On ne peut pas, faute
de sources suffisantes, établir de concordance entre les portraits et
l'ancien classement sur les rayonnages, ni entre les portraits et les
grandes divisions du catalogue disparu. L'incommodité des
rayonnages fixes face à la taille variée des volumes, la percée des
murs par de hautes fenêtres elles aussi surmontées de portraits, la
difficulté rencontrée de rattacher certains livres conservés aux
auteurs représentés, tout incite à penser qu'il s'agit sans doute
moins d'une signalétique précise que d'une classification brossée
à grands traits pour mieux illustrer la pérennité de certains auteurs
comme sources d'inspiration et comme modèles à imiter.
Ces portraits d'écrivains ne sont à Valenciennes comme
ailleurs que l'un des éléments du système iconographique com-
plexe des bibliothèques, lequel s'est longtemps complu dans les
représentations allégoriques plus générales de l'univers du
livre. L'auteur des portraits, le peintre lillois Bernard-Joseph
Wamps 1 , élève d'Arnold de Vuez, adepte du «grand genre» et
1. Cf. Gain (Philippe), Bernard-Joseph Wamps, mémoire de maîtrise dactylographié,
université de Lille, 1988.
69

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
fidèle à la tradition, s'est aussi inspiré du décor immortalisé par
le génie de Raphaël dans la Chambre de la Signature au Vatican.
Il a choisi et librement copié, en les simplifiant, L'École d'Athè-
nes et La Dispute du Saint-Sacrement qui se font face aux deux
extrémités de la nef que dessine la bibliothèque de Valencien-
nes. Dans son École d'Athènes, Wamps a remplacé le geste célèbre
de Platon levant la main droite vers le Dieu de qui tout
dérive par celui de saint Paul montrant du doigt à ses auditeurs
un temple où l'on aperçoit Denis l'Aéropagyte, premier évêque
d'Athènes, observant à la longue vue l'éclipse de soleil qui marqua
la mort du Christ. Les deux compositions rappellent la for-
mule développée à la fin du XVI e siècle à l'Escurial où la
Philosophie et la Théologie, autrement dit la Raison et la Foi,
sont les thèmes de deux grandes peintures en demi-cercle placées
aux deux extrémités de la bibliothèque. Averroès, philoso-
phe arabe du XII e siècle, représenté au premier plan de L'École
d'Athènes valenciennoise constitue un trait d'union avec La
Dispute du Saint-Sacrement : pour lui qui établit la distinction
entre vérité rationnelle et vérité révélée, il n'y avait pas de contradiction
entre ce que conclut la Raison et ce qu'enseigne la
Religion. L'École d'Athènes et La Dispute du Saint-Sacrement résument
ainsi parfaitement le contenu de la bibliothèque des
jésuites valenciennois, issus d'un ordre religieux pénétré de culture
classique et curieux de sciences: l'héritage gréco-latin,
l'étude rationnelle et la spiritualité chrétienne apparaissent
complémentaires. Les deux compositions dépassent le cadre
étroit du catalogue peint pour montrer quelle est la finalité de
l'étude et esquisser une forme d'apologétique par l'image. Le
dialogue qui s'établit entre saint Paul et son auditoire au sein de
L'École d'Athènes, l'échange qui est représenté entre le Saint-
Esprit et les plus grands noms de la théologie dans La Dispute du
Saint-Sacrement sont à l'image de la communication qui s'ins-
taure entre le lecteur et les livres qui lui apportent la «bonne»
doctrine. «Scrutamini Scripturas » recommande un cartouche
de bois sculpté, citant saint Jean.
70

Le catalogue en images de la bibliothèque de Valenciennes
Ces décors forment-ils un prélude, un intermède, une con-
clusion, un prolongement à la lecture? Ils contribuent selon
Clément au repos de l'esprit et des yeux fatigués par l'effort de
la lecture, et offrent occasion et matière à la méditation pieuse
et érudite. Le traité De Bibliothecis (1602) de Juste Lipse et l'Advis
pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé (1627) insistent
sur le fait que les portraits permettent de mieux comprendre un
auteur en s'en forgeant une idée plus complète 1 . Si le décor a
valeur ornementale et pratique, il place surtout la bibliothèque
dans un registre symbolique. À cela contribuent aussi, il est
vrai, la forme voûtée et la verticalité de l'édifice, la situation de
la bibliothèque à côté de l'église, la présence visible de tous les
livres. Allégories et portraits n'en achèvent pas moins de faire
de la bibliothèque le lieu emblématique d'une conception
théologique du monde et du savoir.
Marie-Pierre DION
1. Nelles (Paul), «Juste Lipse et Alexandrie: les origines antiquaires de
l’histoire des bibliothèques» dans Le Pouvoir des bibliothèques: la mémoire
des livres en Occident, Paris, Albin Michel, 1996, p. 231.

Xanadu, et quelques autres palais de
mémoire cinématographiques
Que le cinéma soit un immense palais de mémoire contem-
porain, on n'en peut plus douter. On en trouve les preuves à
tous les niveaux du corpus cinématographique 1 . J'en présenterai
trois catégories:
—dans la première partie, nous allons simplement examiner
plusieurs des «très grands films» de l'histoire du cinéma, et
voir quels rapports ils entretiennent avec les arts de la
mémoire; mais nous ne parlerons là que de films considérés
isolément, fermés sur eux-mêmes;
—dans une deuxième partie, nous allons survoler le cinéma
dans son ensemble, et voir de plus près comment sa mémoire fonc-
tionne, comment elle est activée… et en quoi elle est menacée;
—enfin, nous examinerons à nouveau des films isolés, mais
qui posent explicitement le problème de la mémoire externe —
alors que ceux présentés en première partie ne le posaient que
confusément, plus ou moins indirectement et inconsciemment.
1. Le cinéma a toujours été capable de réfléchir sur lui-même par ses propres
moyens, et de communiquer les résultats de cette réflexion sous sa propre
forme. Depuis que le cinéma existe, il y a des films dans le film et des
films sur le film. L'absence de littérature critique déjà existante consacrée
aux rapports du cinéma et des arts de mémoire montre seulement qu'aucun
critique ne s'y est encore intéressé — ce qui renvoie peut-être tout simplement
à la très grande faiblesse de la mémoire active en notre temps. Pourtant,
« il n'y a qu'à regarder, et c'est écrit dessus », Jarry (Alfred), Les Minutes de
sable mémorial, Gallimard, Paris, 1977, p. 26.
73

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Questions de mémoire dans quelques
très grands films de l'histoire du cinéma
Le titre de «plus grand film de l'histoire du cinéma» a été
attribué à plusieurs reprises. La liste, sur laquelle les avis diver-
gent, n'est toutefois pas très longue. Si selon Stendhal un
roman est un miroir promené le long d'une route, alors ces
films peuvent être présentés comme une caméra promenée
dans un palais de mémoire.
Citizen Kane s'ouvre avec la nécrologie dudit citoyen, décédé
en son palais de Xanadu 1 , après y avoir rassemblé un éléphantes-
que et babélien échantillonnage de tout le monde connu. Mais
cette nécrologie semble insuffisante au rédacteur en chef, qui
dépêche un enquêteur. Celui-ci va retrouver et interroger cinq
témoins, d'où une série de flash-back, comme autant de tiroirs,
sous-tiroirs et dossiers secrets. À la fin, l'énigme ne sera pas réso-
lue pour les protagonistes, cependant que le palais n'est plus peu-
plé que d'images et de statues mises en caisses. On retrouve une
citation de cette «mise en boîtes» dans le dernier plan des Aven-
turiers de l'Arche perdue, où on voit l'arche enfin retrouvée mise
en caisse et rangée avec d'autres par un Fenwick dans un
immense entrepôt. Si Indiana Jones est archéologue, c'est que les
meilleurs palais de mémoire sont les palais enfouis, les meilleures
cathédrales de mémoire sont les cathédrales englouties.
Le Cuirassé Potemkine n'a pendant le tournage (1924) jamais
quitté le quai d'Odessa où il rouillait depuis la révolte de 1905.
Pour préparer ce tournage, Eisenstein avait auparavant cherché
à se documenter dans les archives officielles, et n'y avait rien
trouvé. Il a donc imaginé ce qu'il a voulu… en s'inspirant
d'ailleurs semble-t-il d'un film d'actualités reconstituées
1. Sur Xanadu, on se rapportera par exemple à la notule de Borges sur le
rêve de Coleridge et Kublaï Khan (Enquêtes, Gallimard, 1957).
74

Xanadu, et quelques autres palais de mémoire cinématographiques
datant, lui, de 1905 1 . Des années plus tard, retournant aux
Archives nationales, il y trouva plein de documentation: rien
que des images de son film. Des années encore plus tard, Zbygniew
Rybczinski en tirera Steps, une «fable tonitruante 2 »…
Autant en emporte le vent, tel est le sort de la mémoire du Sud,
incarnée par Scarlett O'Hara. Nous voyons ici apparaître un certain
type de héros féminin que nous allons retrouver par la
suite. Si la sexualité féminine est un «continent noir» (Freud),
celle de Scarlett est comme son nom l'indique, écarlate; elle est
rouge comme l'incendie d'Atlanta, qui nous renvoie à d'autres
catastrophes mémorielles. « Leur civilisation a disparu. Tout ce
qu'il reste d'eux, c'est le thé glacé. 3 »
L'Homme à la caméra nous offre une séquence de l'État civil,
naissances et décès montés en alternance avec une caméra de
surveillance. En sus de ses aspects anthropologiques, ce que dit
cette séquence (et que disait aussi à sa façon Gone with the wind),
c'est que le palais de mémoire, de nos jours, n'est plus un édifice
isolé du genre château ou cathédrale: c'est la ville elle-même.
Et à propos d'urbs , on n'oubliera pas les images qui s'effacent au
contact de l'air dans Fellini Roma.
À peu près toute l'œuvre de Resnais pourrait être citée ici:
Les Statues meurent aussi (avec Chris Marker, sur lequel on
reviendra);
Toute la mémoire du Monde ;
Nuit et Brouillard (commentaire de Jean Cayrol);
1. Projeté lors du Festival international de la critique du film historique,
Perpignan, 1984 (cf. l'émission Le Lundi de l'Histoire, France Culture, 12/11/
1984).
2. Fargier (Jean-Paul), «Comme un Polonais.», Cahiers du cinéma, n°405,
mars 1988.
3. Spot publicitaire à la conclusion «d'une brutalité hégélienne», cité par
Debord dans Réfutation… (cf. Œuvres cinématographiques complètes, Champ
Libre, Paris, 1978, p.178).
75

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Hiroshima mon amour, sur lequel on reviendra;
L'Année dernière à Marienbad (où il s'agit de retrouver et
d'authentifier des souvenirs incertains de l'année dernière dans
les châteaux de Louis II de Bavière, palais d'une mémoire artificielle
délirante);
Muriel (encore avec Cayrol, souvenirs de la guerre d'Algérie et
d'anciennes amours dans une non-ville: « Le centre? mais vous
y êtes!»);
Je t'aime je t'aime (un homme est projeté en réalité virtuelle
dans son passé);
Providence (la mémoire est une part de la prévoyance), etc.
2001 Odyssée de l'Espace : passons rapidement sur la référence
à l'Odyssée, bel exemple de figures étranges disposées dans des
lieux le long d'un parcours. Si Homère, qu'il fût un ou qu'ils fus-
sent plusieurs, utilisait les techniques de mémoire à la Simo-
nide, alors le contenu de ce qu'il avait à rappeler était en
concordance avec la façon qu'il avait de le rappeler. Dans ce
film, le monolithe a à juste titre marqué la mémoire du public:
tout ce qu'il fait, c'est émettre en direction de Jupiter; pour le
reste, il ne dit rien, ne présente rien, ne fait rien d'autre qu'être
là; c'est un objet imaginaire totalement muet, un très bon
exemple d'une image à peu près totalement inactive — ou, si
l'on préfère, un contre-exemple d'image active… pointant
directement vers le dieu du Pouvoir.
Le cinéma en tant que tel,
et les arts de la mémoire
Reprenons la vulgate des anciens arts de mémoire, et voyons
ce qui s'en retrouve dans le cinéma, et sous quelle forme.
Jadis, on recommandait à l'apprenti mnémoniste de se cons-
truire une architecture mentale pour y répartir ses images. Puis
on a construit en dur des édifices dédiés, supports d'images:
76

Xanadu, et quelques autres palais de mémoire cinématographiques
cathédrales, palais, Opéra de Paris… Le cinéma à son tour s'est
doté d'édifices ad hoc : les grandes salles de projection, Odéons
et autres Filmpalaste, dont à Paris subsistent au moins le Grand
Rex, et la salle «à l'égyptienne» du Louxor. La polémique
autour du nouveau palais du Festival de Cannes ne s'explique-
t-elle pas, au moins en partie, par son aspect… «bunker»? À
une échelle plus humaine, on pensera aussi avec une larme à
l'œil aux cinémas de quartier, dont plusieurs films récents célè-
brent la nostalgie (Cinéma Paradisio , L'Apiculteur…), ainsi
qu'une chanson devenue émission de télévision (La Dernière
Séance, Eddy Mitchell, France3).
Le mnémoniste doit ensuite choisir, construire et assembler ses
images. Le cinéaste en fait évidemment de même, au stade de la
prise de vues, et surtout au stade du montage, ou de la post-produc-
tion. Élaborations primaires, secondaires, déplacements, conden-
sations, manipulations, trucages. Images ou icônes dynamiques,
documents de synthèse, dans tous les sens de ces termes. Dès le
début, les exemples abondent d'actualités «reconstriturées» plus
vraies que nature: couronnement d'Édouard VII, affaire Dreyfus,
éruption de la montagne Pelée, combats de diverses guerres… La
quasi-totalité des images de la prise du palais d'Hiver (1917) mon-
trées dans les films de montage historiques proviennent d'un autre
film d'Eisenstein, Octobre (1927).
Puis, une fois construit l'édifice de mémoire, on recom-
mande au mnémoniste de le parcourir régulièrement pour en
raviver les images, pour se rafraîchir la mémoire. De même
qu'un gestionnaire de Web doit maintenir son site, les cinéma-
thèques font ce qu'elles peuvent pour sauver le patrimoine 1 …
1. À titre de mauvaise plaisanterie, comparons les sommes dépensées pour
le sauvetage des archives et celles dépensées — ce n'est pas un exemple au
hasard — pour le surgénérateur SuperPhénix. On trouvera sans doute une
sorte d'humour noir à ce que le Phénix soit évoqué pour une entreprise qui
entraîne des destructions irréversibles loin de son domaine d'origine. À
tous points de vue, nous semble-t-il, SuperPhénix est une cathédrale d'antimémoire.
77

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Le cinéma dans son ensemble est un système de mémoire,
bien plus qu'une simple collection d'images. Mais cette
mémoire est difficile d'accès; des pans entiers en deviennent
disponibles ou cessent de l'être, selon les fluctuations politiques,
économiques, les stratégies ou les humeurs des ayants
droit, etc. Si le palais de la mémoire cinématographique est
comme la ville en reconstruction permanente, les zones, les terrains
vagues et les ruines s'étendent peut-être plus vite que les
nouvelles constructions, aussi vides, imposantes et
«miroiriques 1 » soient-elles.
Retour vers le futur
Menacé de disparaître ou du moins d'être dépassé, le cinéma
a réagi en intégrant dans ses scénarios les nouvelles
techniques; ce faisant, il contribue aussi à les apprivoiser, à
nous apprendre à nous en servir.
Les films de publicité nous fournissent peu d'exemples
directs, car la marchandise ne fait généralement pas bon
ménage avec la mémoire: le souvenir des frustrations et
déceptions précédentes ne doit pas venir interférer avec l'acte
d'achat compulsif. Par contre, ils nous présentent à foison des
1. « Renvoi miroirique - Chaque goutte passera les 3 plans à l’horizon entre le
perspectif et le géométral de 2 figures qui seront indiquées à ces 3 plans par le système
Wilson-Lincoln (c’est-à-dire semblable aux portraits qui regardés de gauche
donnent Wilson, regardés de droite donnent Lincoln » (Duchamp Marcel,
Duchamp du signe, Flammarion, Paris, 1997, p. 93). De nombreux textes ont
été écrits à propos de Duchamp, de son œuvre et de sa pensée. On ne peut
ici qu’y renvoyer le lecteur, en particulier à «Phare de la Mariée» (Breton
André, Le Surréalisme et la Peinture, Paris, N.R.F., 1928), Les Machines célibataires
(Carrouges Michel, Arcanes, Paris, 1954), Marcel Duchamp: L’apparence
mise à nu (PAZ Octavio, Gallimard, Paris, 1977), Miroir de la Mariée
(Suquet Jean, Flammarion, Paris, 1974), C’est toujours les autres qui meurent
(Vilar Jean-François, Fayard, Paris, 1982), etc. Il nous semble évident que
l’ensemble du dispositif Internet peut être considéré comme la plus grande
machine célibataire jamais construite.
78

Xanadu, et quelques autres palais de mémoire cinématographiques
images actives en tous genres. Ils tendent la plupart du temps
à créer la mémoire artificielle d'un monde de consommation
idéale. La mémoire du monde extérieur n'est évoquée que
lorsqu'elle vient à l'appui de l'argumentaire du produit,
comme par exemple cet étonnant plan-séquence (synthéti-
que) vantant les qualités d'une boisson qui ne l'est pas moins
(de synthèse): l'anglais Tango . Il commence par un discours
anodin du porte-parole de la firme en ses bureaux, et se termine,
sans coupure apparente, au-dessus d'un ring de boxe
perché sur les falaises de Douvres, d'où le même porte-parole
(qu'on n'a pas quitté à l'image) apostrophe et défie le monde
entier, cependant que les chasseurs bombardiers à décollage
vertical de la RAF exécutent un petit ballet. On a bien là,
comme il est d'usage, un exemple d'images actives dans un
lieu de mémoire. Notons à cette occasion que l'image publici-
taire, fixe ou animée, condense en un seul mystère le
«hiéroglyphe dynamique» à la Eisenstein et l'icône interac-
tive. Elle est dynamique car elle vise à déclencher un acte
d'achat, et s'il suffit de cliquer dessus, c'est encore plus simple.
Le client est même dispensé de penser, réfléchir, compter, et
même savoir signer. La marchandise est toujours mystérieuse
et pleine de subtilités métaphysiques.
Certains longs métrages récents posent le problème de la
navigation dans les grandes masses de données, visualisées
pour les plus récents en data-landscapes, en paysages de
données: Tron, Total Recall, The Lawnmower, Johnny Mnemonic,
The Ghost in the Machine, Nirvana… Ces films présentent des
visualisations parfois intéressantes du cyberespace, mais
reprennent des modèles de scénarios tout à fait classiques, pour
ne pas dire éculés.
Il en va autrement avec le Level Five de Chris Marker (1997).
Ce dernier avait déjà réalisé au début des années soixante La
Jetée, où un homme était projeté dans le temps par des moyens
annonçant certains aspects de ce qu'on appelle aujourd'hui la
réalité virtuelle.
79

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Dans Level Five, une femme (Laura) essaye de retrouver des
restes de « l’homme qu[’elle] aimai[t] 1 », mort dans des circons-
tances imprécises, à l'intérieur de son ordinateur, où il préparait
un jeu de stratégie sur la bataille d'Okinawa 2 .
On est là, et à plusieurs niveaux, en amont de Hiroshima mon
amour. La femme d'Hiroshima pouvait encore rencontrer un
Japonais pour lui parler de son Allemand. Celle de Level Five n'a
plus pour interlocuteurs que des masques sur le réseau. La
bataille d'Okinawa a contribué au largage des bombes
d'Hiroshima et Nagasaki. Le sous-titre même du film est expli-
cite sur l'affiche: Okinawa mon amour.
La femme parle face caméra, en légère plongée. Visiblement,
elle s'adresse à la caméra de visioconférence juchée sur l'écran
de son ordinateur. Le public dans la salle de cinéma est donc
virtuellement placé dans l'ordinateur, dans une position de
totale impuissance, et ne peut que se faire braquer par la télé-
commande. Ce dispositif permet d'amener par montage et voix
off à peu près tout à l'écran, et il est vrai qu'avec de telles prémis-
ses, on peut remonter les réseaux associatifs aussi loin qu'on
voudra, arriver à n'importe quoi, et s'y perdre.
Laura, sur la réalité de laquelle on pouvait commencer à con-
cevoir quelques doutes, finira donc, fort logiquement, par dis-
paraître elle aussi.
Marqueurs-mémoires
Il vaut la peine de revenir sur l'œuvre passée de Chris Marker,
pour constater rétrospectivement qu'une bonne part des élé-
ments qui composent Level Five étaient déjà là.
1. « L’homme que j’aimais est mort… », Level Five, vers 19’ à partir du début;
l’identité de cet homme ne sera guère précisée par la suite.
2.Voir, entre autres, les articles sur Level Five dans Télérama, n°2458 (19/
02/1997) pp.28-29, par Pierre Murat ; et dans Le Monde du 20/02/1997,
p.31 (avec une interview par fax de Chris Marker).
80

Xanadu, et quelques autres palais de mémoire cinématographiques
Dès Les statues meurent aussi (1953, co-réalisation avec Alain
Resnais), on trouve dans le commentaire la séquence suivante:
« Un dieu a fait ces gestes. Le Dieu qui a tissé cette chair lui a enseigné
à son tour à tisser la toile, et son geste à chaque seconde renvoie au tis-
sage du monde. Et le monde est la toile des dieux où ils ont pris l'homme.
Essayez de distinguer ici ce qui est la terre et ce qui est la toile, ce qui est
la peau noire et ce qui est la terre vue d'avion, ce qui est l'écorce de l'arbre
et celle de la statue. Ici, l'homme n'est jamais séparé du monde, la même
force y nourrit toutes les fibres, ces fibres parmi lesquelles le premier
homme sacrilège, en soulevant les jupes de la terre, découvrit la mort 1 .»
Il n'est pas difficile d'entendre à la place de la toile ce que les
Canadiens appellent la Grande Toile, le World Wide Web. Dans
la bande-image, les gros plans de réseaux de la peau, du bois, des
sentiers, des tissus, les ponts de corde, deviennent des métaphores
des réseaux informatiques. Si selon un mythe Dogon les dents
sont le peigne de la parole, et le texte une forme du textile, alors la
Grande Toile est une forme d'hyper-textile, d'hyper-tissu.
Vivant? Qui ou quoi sont ces dieux? Le commentaire continue:
« Masques de bêtes,
Masques d'hommes
Masques participant de l'un et de l'autre,
Masques maisons,
Masques visages,
Pierrots des fleuves,
Arlequins de la forêt,
Ces masques luttent contre la mort.
Ils dévoilent ce qu'elle veut cacher. »
Ces masques annoncent évidemment les masques dans les
sections réservées du réseau OWL (Optional World Link) de Level
1. Marker (Chris), Commentaires, Éd. du Seuil, Paris, 1961.
81

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Five —les fameux avatars des sites « chat » du Web. La séquence
se termine par la mort face caméra d'un gorille, éventré d'un
coup de sabre:
«[…] Voici la mort d'un animal. Où est passée la force qui habi-
tait cette main? Elle est libre maintenant, elle rôde […] c'est elle que
l'on fixe dans ses métamorphoses légendaires, pour l'apaiser, jusqu'à
en faire ces visages victorieux qui réparent le tissu du monde. »
Était donc en place dès 1953 la problématique de base: le
réseau, le réel et la mort… sans oublier les masques et les ani-
maux. Il n'y avait plus qu'à chercher ces éléments dans le reste
de l'œuvre: ils s'y trouvent en effet à profusion.
Les animaux, et pas seulement les chouettes, font partie du casting
permanent des films de Marker. Souvent pour y mourir, plein
cadre à l'image, de mort violente: chasse aux loups par hélicoptère,
qui clôture Le fond de l'air est rouge (1977); girafe qui reçoit
une balle dans le cou (Sans soleil, 1982). De La Jetée (1962), le spectateur
se remémore souvent la séquence au Muséum: mais ces
animaux-là sont déjà morts depuis longtemps, on n'assiste pas à
leur décès. De même pour les mammouths de Lettre de Sibérie
(1957), traités en dessins animés (c'est l'occasion de poser une
question moins simple qu'il n’y paraît: pourquoi les héros des
films d'animation sont-ils souvent des animaux ?)
Vers la toute fin de Sans soleil (1982), sur des images forte-
ment électronisées, il y a pourtant une promesse, hybridation
curieuse de Lautréamont et de Pynchon: «[…] à ce moment-là,
la poésie sera faite par tous, et il y aura des émeus dans la zone. » La
zone en question ne fait pas référence, comme nous l'avions cru
d'abord, au Gravity's Rainbow de Thomas Pynchon, mais probablement
à l'organisation en zones de Immemory, déjà donc en
gestation en 1982. La référence à Lautréamont n'est pas si
incompréhensible: hypnotisé par les monstres des Chants de
Maldoror, on oublie facilement les animaux des Poésies.
Dans Level Five enfin, il n'y a plus de mort d'animaux. Laura
quitte son ordinateur le temps d'une promenade dans une sorte
82

Xanadu, et quelques autres palais de mémoire cinématographiques
de paradis terrestre. Même le perroquet électronique ressuscite.
Mais pour les morts humaines, « les gens d'Okinawa n'aimaient
pas la violence : ils allaient être servis. 1 »
Quant aux réseaux, le premier film traitant de la réalité vir-
tuelle, déjà munie de son imagerie actuelle (lunettes, masque,
prothèses de vision, drogues, voyages en immersion dans la
mémoire…), est très probablement La Jetée (1962). Dès 1962 également,
dans Le Joli Mai, d'apparents ingénieurs ou techniciens
nous annonçaient que de nouvelles machines existaient déjà,
qui allaient réduire drastiquement le temps de travail nécessaire,
et faire perdre à beaucoup d'inutiles et d'improductifs leur situa-
tion, leur prestige, et peut-être leur raison de vivre 2 .
Il ne leur restera plus, comme pour l'original de la statue du
Cri de la chouette n°9 («Cosmogonie ou l'usage du monde»),
qu'à tenter de se doter d'une immortalité fallacieuse, entourée
d'un réseau de câblages et visitée par des ombres.
Depuis Level Five, Chris Marker a sorti un cédérom, Immemory,
quelque temps en démonstration au Centre Pompidou,
en 1997. Dans le magazine du Centre, Marker explique ses
intentions:
« La meilleure description du contenu d'un projet informatique
comme celui que je prépare, je l'ai trouvée chez Robert Hooke […]
1. Level Five, vers 37’ à partir du début.
2. « Il est possible que le monde futur se divise en deux clans terriblement contrastés,
qui seront les initiés et les non-initiés. C'est évidemment un problème. […] ce n'est pas
un problème technique, c'est un problème de conscience. La technique maintenant
permet à l'homme d'être libre; pourquoi ne veut-il pas être libre? Je ne peux pas vous
répondre; je n'en sais rien, à vrai dire. » Toute cette interview, située à environ
une heure et dix minutes du début de la première partie, reprend des thèmes
classiques de la cyberculture depuis les ouvrages fondateurs de Wiener (Norbert),
Cybernétique et Société, 1950, 1954; édition synoptique française UGE,
Paris, 1971. Voir aussi Breton (Philippe), L'Utopie de la communication, Éd. du
Seuil, 1993, ainsi que Blanc (Gérard), «Actualité de Norbert Wiener», in Actes
1993-1994 du séminaire «Écrit, image, oral et nouvelles technologies», Éd. de
l'université Paris VII Denis Diderot, Paris, mars 1995 (http://www.artemis.jussieu.fr/hermes/hermes/actes/ac9394/01act9394.htm).
83

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
lorsque je proposerai de transférer les régions de la mémoire en termes
géographiques plutôt qu'historiques, je renouerai avec une conception
familière à certains esprits du XVII e siècle.
De cette conception découle la structure possible du projet, découpé
en «zones». […]. Chacune d'elles à son tour recoupe d'autres zones
qui sont autant d'îles ou de continents dont ma mémoire conserve les
descriptions, et mes archives l'illustration. Bien entendu, ce travail
ne constitue nullement une autobiographie, et je m'autoriserai toutes
les dérives, mais quitte à étudier le fonctionnement de la mémoire,
autant se servir de celle qu'on a toujours sur soi. »
Il en résulte un objet au premier abord surprenant, parce qu'il
détonne sur l'habituelle production de cédéroms, qui sont presque
toujours des productions collectives. Même derrière ceux
signés par Peter Gabriel (Xplora, Eve), il y a toute une équipe. Alors
que celui-là est visiblement l'œuvre d'un seul homme, qui entrouvre
pour nous son palais de mémoire, fléché à son gré pour la visite
(des extensions sur le web sont prévues).
La sortie d'Immemory fut accompagnée de l'édition d'un petit livre
intitulé Qu'est-ce qu'une madeleine 1 ?, qui rassemble deux essais (de
Laurent Roth et Raymond Bellour), ainsi que diverses illustrations.
Dans sa contribution (Le Livre, aller, retour), Raymond Bellour écrit:
«[…] l'ensemble des technologies informatiques peut apparaître
comme un gigantesque équivalent des arts et théâtres de la mémoire
de l'Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance. »
On peut difficilement être plus explicite.
La machine célibataire a encore frappé
Après Level Five, on peut se demander si une forme ne serait
pas en train de se mettre en place: la mise en relations (fines,
1. Qu'est-ce qu'une madeleine?, Yves Gevaert Éditeur, Centre Georges Pompidou,
1997.
84

Xanadu, et quelques autres palais de mémoire cinématographiques
par un montage en dentelle) du drame personnel d'une femme
avec une tragédie collective. C'était déjà le schéma de
Hiroshima mon amour, mais il était aussi présent et à l'œuvre
dans La Jetée (sauf que l'accent y était plutôt mis sur l'homme:
la femme n'était pas le personnage principal). Rétrospectivement,
on le retrouve aussi dans Gone with the wind. Après
l'incendie d'Atlanta, c'est Scarlett qui est dépositaire de la
mémoire du Sud.
On peut lister quelques éléments récurrents:
—la femme est généralement porteuse et agent de la
mémoire;
—elle est veuve (souvent du type dolorosa, mais parfois du
type virulent ou mante religieuse: Scarlett a enterré au moins
trois maris);
—la perte de mémoire se manifeste sous la forme d'un holo-
causte, d'un incendie, d'une catastrophe, d'une tragédie. Il peut
y avoir, et peut-être faut-il qu'il y ait, une certaine forme de
souffle épique.
Il faut se demander s'il n'y aurait pas là résurgence de mythes
plus anciens, assez nombreux, où une femme essaye de rassembler
les morceaux de son amant mort. Peut-être faudra-t-il
remonter à Antigone, voire à Isis et Osiris.
Ou alors, s'il n'y a pas d'antécédents, ou s'ils ne sont pas assez
convaincants, peut-être a-t-on là la chance de saisir un mythe
moderne, voire post-moderne, à l'état naissant ?
Mais à y bien réfléchir, ce personnage mythique, s'il persiste
à exister, a une ascendance relativement récente, et bien connue
dans l'histoire de l'art du XX e siècle : La Mariée… de
Duchamp. Elle peut pour finir être présentée comme une
«super-veuve cybernétique» — une nouvelle variante des
machines célibataires. La mariée mise à nu descendant l'esca-
lier des sous-répertoires, au sens propre infernal.
Alain MONTESSE

Alinari 2000 :
Sauvons notre mémoire
La photographie, mémoire d'un instant t (le cliché) est aussi
mémoire d'une période, d'un courant, d'un niveau technologi-
que, d'une société. Des espaces publics lui sont alors dédiés, reconnaissant
l'importance de ce patrimoine fragile et éphémère.
Si les musées et bibliothèques détiennent actuellement des
fonds photographiques, leur nombre reste très limité face aux
entreprises spécialisées dans l'archivage photographique.
La société Fratelli Alinari date de 1852. Elle s'est, depuis,
constitué une base de données d'images regroupant plus de 350
archives italiennes et étrangères soit près de 1500000 clichés.
Son musée, unique en Italie (il en existe seize au monde), est
entièrement dédié aux expositions photographiques et à leur
diffusion. Il répond au besoin de transmission d'un patrimoine
visuel, mais n'efface pas les limites qu'impose le support.
Le support photographique ne permettant pas de manipula-
tion intempestive de la part du public, la technologie numéri-
que vient alors conforter ce besoin de conservation et de
diffusion qui est de plus en plus grand. Le support est transposé
du papier, objet concret, à un support strictement visuel et
immatériel, le numérique auquel il faudra adapter un espace de
consultation et de recherche spécifique.
Alinari cherche à aller dans ce sens en proposant une photo-
thèque on-line. Trois espaces principaux ont été créés suivant
les besoins du public:
87

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
—un espace de consultation où l'on accède à une base de
données photographiques non exhaustive;
—un espace de reproduction où il est possible de se procurer
des documents papier par simple commande;
—un espace exposition des œuvres suivant les thèmes choisis.
L'utilisateur d'Internet peut non seulement visualiser des
archives, mais aussi les copier pour son usage personnel (le
nombre et les images sont limités).
Ces sites ont la particularité d'être liés à d'autres espaces de
consultation et d'archivage, ouvrant le champ à une «dérive»
quasi automatique sur le réseau: New York Public Library, Pintago,
Giraudon, Marburg, Bridgeman et Courtland.
Alinari veut cependant aller plus loin en lançant un projet
audacieux de diffusion de plus d’un million cinq cent mille
photographies en ligne. Il ne s'agit plus d'une simple consulta-
tion, mais d'un vaste commerce organisé: «Alinari 2000: Sauvons
notre mémoire.»
Regroupées en consortium, Alinari et Finsiel (informatique)
restaurent et cataloguent actuellement près d'un million et
demi de clichés qui seront diffusés en l'an 2000. Selon leur
devise, « Sintesi di quello che siamo e saremo » («une synthèse de
ce que nous sommes, de ce que nous serons»), Alinari et Finsiel
développent de nouveaux produits et services utilisant la tech-
nologie multimédia (en plus du réseau Internet, il existe des
cédéroms d'archives).
La recherche dans cet espace de mémoire, élément primordial
d'une consultation réussie, est cependant laissée pour
compte au profit d'une recherche traditionnelle sans surprise:
année, thème, auteur, titre.
Face à un million et demi de clichés, il serait nécessaire de
proposer une technique de recherche plus adaptée au réseau.
En effet, l'œil, bien qu'étant l'outil de recherche le plus fiable et
88

Alinari 2000: Sauvons notre mémoire
le plus précis, ne pourra plus visualiser toute une base de don-
nées en raison de la vitesse de transmission des images sur le
réseau.
Actuellement l'espace de consultation est restreint volontai-
rement sur Internet. C'est le réseau ISDN qui recevra en premier
cette base de données afin de bénéficier de temps de transmission
plus courts que sur le Web. Les professionnels de la photo-
graphie en seront sûrement les premiers utilisateurs.
Addenda 2001
1. En quatre ans, le site http://www.alinari.com/ s'est modi-
fié et le projet de photothèque en ligne n'apparaît plus en tant
que tel. Il a été segmenté en fonction d'objectifs commerciaux
et des besoins des internautes (vente et éducationnel) d'une
part, et d'autre part, il intègre les ressources provenant du
réseau en donnant accès à des «anneaux de sites» photogra-
phiques Cette forme de sous-réseau établit une chaîne entre les
sites à caractère photographique où chaque page de garde con-
tient les outils de navigation appartenant à l'anneau. La navigation
orientée ou laissée au hasard laisse entrevoir la
perspective d'un sous-réseau où l'organisation progressive de
l'information dans des bases de données donnerait accès à une
mémoire collective virtuelle des internautes comme support de
recherche et de navigation.
2. Si le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie
filme l'intégralité de ses audiences publiques, l'image est peu
utilisée car, extraite de son contexte réel et placée dans un contexte
pénal, elle serait source de subjectivité. La photo de
l'accusé ne permet pas de déterminer s'il est coupable ou non
mais elle peut conduire à une appréciation basée selon l'appa-
rence et non sur des faits.
89

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
La publication en ligne des témoignages au travers des comp-
tes rendus d'audience, et de la jurisprudence du droit pénal
international au travers des documents juridiques du TPIY,
s'impose alors comme un devoir, celui de rendre accessible à la
collectivité internationale les récits recueillis lors des procès,
soit une mémoire collective où deux histoires s'inscrivent, celle
des guerres en ex-Yougoslavie et celle du droit pénal internatio-
nal et du TPIY.
Frédérique LE GOASCOZ
Webmestre du TPIY
(http://www.un.org/icty)
N.D.E : Les opinions exprimées ci-dessus par Mlle Le Goascoz
le sont à titre personnel, et n'engagent aucunement le TPIY.

Borges ou la bibliothèque infinie
L'idée de temps circulaire et d'«éternel retour» est sûrement
la question essentielle de l'univers de Jorge Luis Borges. De cette
idée découle le refus de l'identité personnelle (ce que fait un
homme tous les hommes le font ou bien, par mon action, je
répète un acte qui se répétera encore dans l'avenir et qui au fond
ne m'est pas propre). L'idée de temps circulaire pose également
la question de la validité de la mémoire humaine: dans le
temps circulaire, le passé comme le futur n'existent pas, aussi le
souvenir est alors une vaste supercherie.
Dans un univers labyrinthique, l'homme erre à la recherche
de la clé du dédale. Cet univers pour Borges peut être représenté
sous la forme d'une bibliothèque infinie à travers laquelle
l'homme cherche le catalogue des catalogues. La bibliothèque
infinie de Borges, contenant tous les livres, peut être vue
comme une préfiguration de l'hypertexte. À cette idée se greffe
un postulat: Borges se risque à affirmer que si cette bibliothèque
est infinie, le nombre de volumes qu'elle contient est
limité, puisque le nombre de combinaisons des lettres de
l'alphabet est limité. Dans un désordre sans nom les mêmes
volumes se répètent à l'infini.
Il est difficile de présenter l'écrivain Borges ou plutôt le per-
sonnage Borges succinctement sans le trahir vraiment. Une
biographie de Borges est par essence fausse, tant l'écrivain se
dérobe toujours au moment même où on croit le saisir. On a
souvent parlé de Borges comme le grand érudit du XX e siècle, je
me risque à affirmer qu'avant d'être un érudit, la caractéristique
91

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
première de son écriture se trouve dans l'emploi systématique
de l'ironie et de la parodie. Borges excelle dans les jeux d'esprit
et les calembours, et il est difficile de savoir s’il est sérieux ou s'il
se joue de nous.
Borges est né en 1899 et mort en 1986; s'il fallait classer l'écrivain,
ce serait dans le courant du fantastique, mais un fantasti-
que intellectuel. Les thèmes récurrents des essais et des
nouvelles de Borges sont: la question du temps, l’irréalité du
monde réel, l’irréalité du moi, etc.
Avant tout, l'invention de Borges est celle d'un langage et à
travers ce langage, d'un univers cohérent de mythes. Il est
l'inventeur d'un véritable univers littéraire qui allait influencer
tous les grands écrivains de ce siècle (Cortazar, Marquez, Eco,
Caillois, les écrivains du Nouveau Roman, etc.) De cet univers
je ne dirai rien, il est nécessaire de lire Borges pour le saisir et
d'être avant tout comme il se plaisait à le dire de lui-même «un
lecteur actif».
Le temps circulaire,
le refus de l'identité personnelle
et la question de la validité de notre mémoire
Un des thèmes principaux de l'œuvre de Borges, ou du moins la
question essentielle de son univers est sûrement celui du Temps.
Borges tente dans ses écrits de réfuter l'idée même de temps, l'idée
de succession temporelle et par là même l'idée de mémoire.
« Nier la succession temporelle, nier le moi, nier l'univers astrono-
mique, ce sont en apparence des sujets de désespoir et, en secret, des
consolations. Notre destin n'est pas effrayant parce qu'il est irréel; il
est effrayant parce qu'il est irréversible […]. Le temps est une substance
dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m'entraîne mais je
suis le temps… 1 »
1. Borges Jorge Luis, «Nouvelle réfutation du temps», Enquêtes, Gallimard,
Paris, 1957, p. 282.
92

Borges ou la bibliothèque infinie
Si on se permet de schématiser un peu la pensée de Borges, on
peut dire que le nœud de son univers s'actionne autour de l'idée
de temps circulaire, c'est-à-dire autour de l'idée de l'éternel
retour, théorie empruntée à Nietzsche. Ce qui est arrivé par le
passé arrivera encore, ce qu'un homme a fait un autre homme
le fera de nouveau et un autre l'a déjà fait. Quelque chose qui
est l'histoire de l'univers s'accomplit indéfiniment sans que la
trame secrète en soit jamais dévoilée.
Le temps est comme un cercle qui tournerait sans cesse: l'arc
qui descend est le passé, celui qui monte l'avenir, en haut il y a
un point indivisible qui touche la tangente et qui est le présent.
Autour de cette idée de temps circulaire s'actionnent plu-
sieurs thèmes faisant partie intégrante de cette circularité: le
refus de l'identité personnelle et la question du souvenir.
Dans son intention de refuser le temps, Borges en arrive à
l'abolition de la personnalité. Dans une de ses nouvelles,
L'Immortel 1 , le personnage vit à travers les siècles, il met pres-
que autant de temps que le lecteur à découvrir que jadis il a
été Homère, mais en même temps l'un des souscripteurs de
la traduction d'Homère, puis un tribun romain, puis le Juif
errant.
Le sens de cette longue métaphore est : un homme est tous
les hommes et tous sont un. La doctrine de l'éternel retour lui
permet de boucler sa théorie.
Effacement de l'identité personnelle que l'on retrouve aussi
dans la nouvelle Borges et moi 2 . Dans cet écrit, Borges fait la dis-
tinction entre son être public, écrivain célèbre, quelque peu
suffisant, qui signe des livres, et son moi privé.
Le moi public envahit le moi privé.
Je ne sais pas lequel de nous deux écrit cette page.
1. Borges Jorge Luis, «L’immortel», L’Aleph, Gallimard, Paris, 1967, p. 13.
2. Borges Jorge Luis, «Borges et moi», L’auteur, Gallimard, Paris, 1964, p. 67.
93

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
À cette tentative de refus de l'identité personnelle s'ajoute la
question de la mémoire individuelle. Toutes les nouvelles de
Borges posent en filigrane la question de la mémoire
personnelle: ce que je vis en ce moment ne l'ai-je pas déjà vécu,
suis-je en train de vivre le rêve d'un autre, suis-je en train de
répéter un acte, une histoire qui déjà s'est accomplie inlassable-
ment et s'accomplira encore. C'est toujours l'idée de temps circulaire
qui prédomine. L'idée que chaque homme accomplit
une partie prédéfinie d'une histoire globale de l'univers prédé-
finie elle aussi.
En ce qui concerne la mémoire, les héros des nouvelles de
Borges peuvent être classés selon deux axes:
—soit ils se trouvent sans repères dans le temps;
—soit ils sont doués d'une mémoire indéfectible qui leur
permet de percevoir le passé et le futur tout entier. Ce qui est
presque une infirmité.
« D'un coup d'œil, nous percevons trois verres sur une table;
Funès, lui, percevait tous les rejets, les grappes, les fruits qui compo-
sent une treille. Il connaissait la forme des nuages astraux de l'aube
du trente avril mil huit cent quatre-vingt deux et pouvait les comparer
au souvenir des marbrures d'un livre relié à l'espagnole qu'il n'avait
regardé qu'une fois. 1 »
Différemment, dans la nouvelle La Forme de l'épée, le héros
est perdu et se trouve sans repères dans le temps: « Avant ou
après, nous longeâmes le mur aveugle d'une usine ou d'une
caserne. 2 » Il ne sait plus s'il a passé neuf jours à se cacher ou
bien si ces neuf jours n'en forment qu'un, si tout est dans son
souvenir ou dans l'évocation qu'il en fait. La perte de mémoire,
la perte de repères dans le temps est complète. Souvent, dans les
nouvelles de Borges germe l'idée que la mémoire, le souvenir
sont des supercheries: le passé comme le futur n'ont pas d'existence
tangible. Borges énonce une thèse de Russel qui « suppose
1. «Funès ou la mémoire», Fictions, Gallimard, Paris, 1951, p. 147.
2. «La forme de l'épée», Fictions, Gallimard, Paris, 1951, p. 157.
94

Borges ou la bibliothèque infinie
que la planète vient d'être créée il y a quelques minutes, pourvue
d'une humanité qui “se souvient” d'un passé illusoire. 1 » Ce que
l'on croit avoir en mémoire est une supercherie, une histoire
s'accomplit dont nous ne serons jamais maîtres, dont nous ne
connaîtrons jamais la trame profonde.
Ce thème du temps circulaire et la perte de repères chez
l'individu se traduit souvent chez Borges par le symbole du
labyrinthe. Le labyrinthe est un chaos, qui a pourtant été
ordonné, c'est un désordre volontaire, qui pourtant possède sa
propre clé. Pour Borges, le labyrinthe c'est l'univers, avec peutêtre
un dieu qui connaîtrait la clé du dédale.
L'hypertexte ou la bibliothèque infinie.
Cette représentation du labyrinthe se retrouve dans la nou-
velle La Bibliothèque de Babel. Dans cette nouvelle, Borges ima-
gine une bibliothèque infinie, labyrinthique, contenant tous
les livres et qui pourrait aussi être l'univers. L'intéressant dans
la bibliothèque de Borges est qu'elle préfigure d’une certaine
façon l'hypertexte et le grand projet de Ted Nelson.
En 1965, Nelson invente le mot d'hypertexte. L'hypertexte
est pour lui un média d'abord littéraire. Une idée le poursuit :
réunir la quasi-totalité des ouvrages de tous genres publiés à ce
jour. Le lecteur accède par l'intermédiaire du réseau aux textes
qui l'intéressent, et relie les textes entre eux à sa propre conve-
nance. Des ouvertures sont possibles sur tous les documents. Le
corpus évolue et s'étend continuellement. De nouveaux docu-
ments permettent d'ajouter des liens et des parcours sans fin.
Ce projet est le rêve d'une sorte de bibliothèque infinie, les
livres renvoient vers d'autres livres et la bibliothèque n'en finit
pas de s'étendre. L'utilisateur remonte le passé ou s'en va vers le
futur dans une exploration absolument labyrinthique.
1. «La création et P.H. Gosse», Enquêtes, Gallimard, Paris, 1957, p. 46.
95

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Cette exploration hypertextuelle et infinie est peut-être la
bibliothèque de Borges.
« L'univers (que d'autres nomment la bibliothèque) se compose
d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales,
avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades
basses. De chacun des hexagones on aperçoit les étages inférieurs et
supérieurs, interminablement. […] Chacun des murs de chaque
hexagone porte cinq étagères, chaque étagère contient trente-deux
livres, tous de même format, chaque livre a 410 pages, 40 lignes, et
chaque ligne environ 80 caractères noirs.[…] La bibliothèque est
totale et ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles
des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre quoique
très vaste, non infini). 1 »
La bibliothèque comprend tous les livres qu'il est possible
d'écrire dans toutes les langues. Un seul livre d'ailleurs qui contiendrait
tous les livres pourrait à lui seul remplacer cette biblio-
thèque 2 . On ne peut combiner une série quelconque de
caractères: «effredd», que la bibliothèque n'ait déjà prévu. Ce
que j'ai écrit sur ces feuilles existe déjà dans un des trente volumes
des cinq étagères de l'un des innombrables hexagones —
et sa réfutation aussi.
Pour Borges, cette bibliothèque est infinie comme l'hypertexte
et le projet de Nelson étaient pourvus de contenus infinis.
Il est impossible d'imaginer l'univers fini, d'imaginer que les
galeries de la bibliothèque s'arrêtent soudain comme il est
impossible que le réseau ne continue pas à s'étendre au fil des
années. Mais comme le dit Borges: « Imaginer la bibliothèque
sans limites, c'est oublier que n'est pas infini le nombre de livres pos-
sibles. Antique problème où j'insinue la solution: la bibliothèque est
illimitée et périodique. 3 » S'il y avait un voyageur éternel pour la
1. «La bibliothèque de Babel», Fictions, Gallimard, Paris, 1951, pp.94-100.
2. Ce livre, doté d'une infinité de pages, Borges l'a imaginé dans une phase
ultérieure de son œuvre, et l'a nommé Le Livre de Sable (Gallimard, Paris, 1975).
3. Borges Jorge Luis, «La bibliothèque de Babel», Fictions, Gallimard,
Paris, 1951, p.107.
96

Borges ou la bibliothèque infinie
traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui
apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le
même désordre.
Aussi, bien que cela soit impossible à l'échelle d'une vie
humaine, peut-être qu'un internaute voyageant infatigablement
sur le réseau apprendrait que les textes et les liens finissent
par se répéter inlassablement sans pourtant qu'il y ait un
ordre dans cette répétition.
Ce rêve d'une bibliothèque totale comme l'avait pensée Borges
a été aujourd'hui repris sur le réseau.
À partir de thèmes borgésiens, chaque nouvel internaute
écrit un chapitre de l'histoire, il est possible de reprendre
d'anciens chapitres écrits auparavant afin de les réfuter ou de
créer des variations. Le but ultime étant d'écrire tout ce qui peut
être écrit.
Anne-Sophie BENOÎT

O'Kamieniu
Ce projet consiste en l'étude et la conception d'une installa-
tion multimédia et en la réalisation d'une maquette du produit
final. Cette maquette a une valeur finalisée en tant que
«produit de démonstration» auprès des publics susceptibles
de soutenir, financer, promouvoir et utiliser le projet et/ou le
produit final envisagé.
Une installation multimédia associant intimement un
regard documentaire à une vision subjective, imaginaire et
créative dans la (re)découverte d'œuvres littéraires (poésie,
théâtre, roman) polonaises et d'importance artistique internationale.
Le contenu s'appuie sur l'attribution du Prix Nobel de
Littérature 1996 à une poétesse polonaise —Wislawa Szymborska
—et se propose d'offrir à l'utilisateur une «promenade
en littérature polonaise» abordant notamment l'œuvre de la
poétesse précitée, de l'écrivain/plasticien/metteur en scène
Tadeusz Kantor, et du romancier Witold Gombrowicz.
Cette installation multimédia est destinée à une diffusion
dans les manifestations publiques à caractère culturel soit liées
à la culture polonaise, soit sortant de ce cadre culturel spécifique
(dans ce cas, notamment lors de manifestations spécialisées
en création multimédia —festivals, expositions, concours
etc. —ou autour de la littérature en général).
L'application informatique met en scène un environnement
de consultation permanent offrant :
99

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
—une immersion onirique dans le corpus traité;
—une approche monographique et synoptique du corpus
s’appuyant sur une frise chronologique;
—un parcours transversal alternant synchronie et diachro-
nie à partir du texte et du sous-texte des œuvres;
—une visualisation permanente de l'architecture du
corpus;
—une visualisation de la progression de l'utilisateur dans le
corpus.
Plus indirectement, le programme et le dispositif de diffu-
sion instaurent une triple mise en abyme:
—de l'outil multimédia;
—du corpus;
—de l'intimité de l'acte de consultation et de mémorisation.
Le corpus offert à la consultation s'articule sur :
—l'œuvre poétique de Wislawa Szymborska ;
—l'œuvre théâtrale (et graphique associée) de Tadeusz Kan-
tor ;
—l'œuvre romanesque, les nouvelles, journaux et écrits cri-
tiques de Witold Gombrowicz ;
—une sélection plus large d'œuvres et d'auteurs de la littéra-
ture polonaise, avec d'éventuelles références à d'autres prati-
ques artistiques et d'autres artistes (hors littérature) ;
—des éléments non littéraires (historiques, économiques,
géopolitiques, démographiques…) mais transparaissant des
œuvres et déterminant l'émergence, l'affirmation et le déploie-
ment de la polonité moderne.
L'environnement de consultation
Jouant de l'analogie au réel et de son contraire, absurde ou
simulant un hypothétique monde parallèle, l’univers virtuel
100

O'Kamieniu
accueille notre désir de (re)trouver le savoir et/ou la mémoire, et
peut-être même en est-il une métaphore malicieuse tant il res-
semble à un désert angoissant aussi bien qu'à un havre de paix.
Il est «habité» seulement par neuf éléments dont les posi-
tions sont fixes:
—le phare et ses trois personnages;
—la frise et la pierre «fertile» de racines (dessous) et d'arbres
(dessus);
—les trois cairns 1 (un précisant l'alternance de consultation
entre «conversation» et «frise monographique», et deux
autres en retrait précisant chacun la consultation au sein de ces
zones);
et un élément mobile, le pointeur.
Il se partage en quatre «zones» correspondant à quatre
points de vue permettant à l'utilisateur de se positionner selon
trois «angles d'approche» du corpus. Chaque «zone» assume
un pan entier de l'architecture du scénario.
Le nombre restreint des points de vue rejoint la sobriété de
l'environnement dans un souci de rapidité d'appropriation par
l'utilisateur et de facilité de navigation dans le scénario entre:
—consultation «distanciée, synoptique et introductive»
(la frise synoptique);
—consultation «active, thématiquement ordonnée et
monographique» (la frise monographique);
—consultation «participative, subjective, déambulatoire et
centrée sur les œuvres» (la conversation autour du phare) ;
—consultation «mnémonique et rétrospective» du corpus
(les cairns).
La consultation ne quitte jamais l'environnement (y compris
dans les «haïkus» audiovisuels de transition, créant une rup-
ture mais considérés comme appartenant à l'environnement).
1. Cairn : selon le Petit Larousse Grand Format de 1996, mot irlandais
désignant: 1. un «tumulus de terre et de pierres recouvrant les sépultures
mégalithiques »; 2. un « monticule de pierres édifié par des explorateurs, des
alpinistes, pour marquer un repère, indiquer un passage, etc. » (N.D.E.)
101

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Chaque «zone» est toujours globalement visible et identi-
fiable quel que soit le point de vue et son éloignement.
Chaque zone réserve une «ouverture» dans l'espace visuel et
sonore à même d'accueillir le contenu consulté: sous forme de
«bloc-contenus» audio-scripto-visuels apparaissant/dispa-
raissant/en suspension dans l'environnement.
Caractéristiques fonctionnelles de
l'environnement de consultation
Il favorise l'utilisation intuitive de ces fonctionnalités en les
intégrant à son décor de manière lisible (en jouant des connota-
tions, des symboliques, des curiosités de l'utilisateur) et en affi-
chant en permanence les principales modalités d'accès au corpus.
Il est permanent (quelle que soit la situation dans le scénario
et le type de contenu consulté).
Il est évolutif (en fonction de la situation dans le scénario et
le type de contenu consulté).
Il possède une «mémoire» de chaque consultation individuelle,
transversale à chaque «point de vue» sur le corpus, et celle-ci se
reconstitue en permanence dans l'un d'entre eux (les cairns).
Cette «mémoire» est considérée comme une «mémoire de
travail» personnalisée, exploitable dans ce sens, et «vidée» à
la fin de chaque consultation.
Elle ne retient que les consultations «avancées» dans le
corpus: celles correspondant, soit à la consultation d'une frise
monographique précise (renvoi à cette frise monographique
sans détail d'affichage de contenu), soit à une question précise
en «conversation» (retour à la question avant le choix d'un
interlocuteur parmi les trois personnages).
Elle est en outre limitée à quinze occurrences de consultation
pour chacun de ces cas. Au-delà, il y a «sédimentation» des
«pierres de mémoire» par le bas: celles correspondant aux
consultations les plus anciennes disparaissent une à une dans
102

O'Kamieniu
le sol, vers une «mémoire permanente», globale et non inte-
ractive.
Constitution du contenu :
critères de sélection
Le contenu est élaboré afin d'être représentatif des complexi-
tés, paradoxes et richesses:
—de la culture polonaise et de la «polonité» ;
—de la création littéraire et par extension de toute création
artistique (hors considérations de nationalité).
Dans cet esprit, le corpus rassemble une sélection d'auteurs
et d'œuvres représentatifs des deux derniers siècles de l'histoire
littéraire polonaise:
—en correspondance avec l'histoire moderne de la Pologne.
La sélection démarre précisément avec l'écrivain Jan Potocki,
pour son aspect emblématique par rapport au produit: aristo-
crate polyglotte et voyageur, dont l'œuvre Le Manuscrit trouvé à
Saragosse, écrite en français et basée sur une fascinante struc-
ture à tiroirs, fut publiée en manuscrit dans la clandestinité et
connut un important succès dans toute l'Europe;
—porteurs d'une expression de la polonité et représentatifs
des trois genres littéraires et de leur place, rôle et portée dans la
vie culturelle, politique et sociale polonaise;
—liés à la notion d'interdisciplinarité (relations avec
d'autres formes d'expression artistique);
—liés à la notion d'interculturalité (relations avec d'autres
cultures que polonaise ou ayant une portée esthétique ou cul-
turelle internationale);
—susceptibles d'illustrer la sélection thématique de la
«conversation autour du phare» et d'y développer des liens
entre thèmes et auteurs de l'ensemble du corpus.
La variété de ces points d'entrée dans l'œuvre permet au scé-
nario de multiplier des liens jouant de communautés, de para-
103

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
doxes ou d'oppositions thématiques ou esthétiques, ainsi qu'à
travers les éléments non artistiques connexes aux œuvres.
Conformément à l'intitulé du projet et dans un souci de confrontation
des trois formes littéraires, la «conversation autour
du phare» privilégie la découverte de l'œuvre de Wislawa
Szymborska (pour son œuvre poétique), Tadeusz Kantor (pour
son œuvre théâtrale) et Witold Gombrowicz (pour son œuvre
romanesque), auteurs particulièrement porteurs des paradoxes
accompagnant la notion de polonité et exemplaires de la
richesse de la création littéraire polonaise d'importance internationale.
Ces trois auteurs majeurs se retrouvent également dans la
«frise synoptique» et la «frise monographique» retraçant
l'histoire de la création littéraire polonaise à partir d'une sélec-
tion de vingt-et-un auteurs.
(La maquette de ce projet, dont le développement se poursuit, fut
sélectionnée pour le prix Mœbius 1997 et pour le MILIA 1998, dans
le cadre du Club des Jeunes Créateurs, Cannes, 8-11 février 1998.)
René CAPRERA, Thierry DUPAS,
Grégory KORZENIOWSKI

Métaphores architecturales
pour mémoires artificielles
1. Introduction
Microsoft, Apple, Silicon Graphics, Sun Microsystem et
beaucoup d’autres plus petits s’acharnent à mettre en place des
protocoles pour la diffusion en réseau d’informations décri-
vant des objets ou des univers tridimensionnels. Si l’on peut
croire en une tentative innocente pour réaliser les rêves de
William Gibson 1 , on ne peut, étant donné les sommes colossa-
les investies dans l’entreprise, y croire longtemps. Ce que permettraient
ces protocoles serait la création d’un univers fictif,
purement informationnel, illimité, un monde «idéal», multi-
dimensionnel. Il faut considérer cette tendance comme
l’expression de la volonté de figurer les masses de données de la
mémoire des ordinateurs sous forme tridimensionnelle. Si
l’enjeu est important c’est que chacun des géants de l’informatique
veut mettre en place son propre protocole et contrôler
ainsi les normes de fabrication de cet espace en devenir qu’est
le cyberespace, un espace totalement contrôlable, a priori, par
l’homme. Les netizens (citoyens des réseaux) ne vont sans doute
pas se laisser faire, mais qui ne risque rien…
Cette actualité pourrait paraître triviale si les rapports entre
le pouvoir, l’architecture comme gestion de l’espace, et la
1. Gibson (William), Neuromancien, La Découverte/J’ai Lu n°2325, Paris,
1985.
105

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
mémoire n’étaient si intimes, fondamentalement liés à notre
représentation du monde.
La mémoire des hommes a toujours eu besoin d’une exten-
sion artificielle, qu’elle soit interne ou externe. Celle de nos
ordinateurs nous est étrangère, incompréhensible, trop com-
plexe et riche pour pouvoir être appréhendée dans son ensemble
sans l’aide d’une technique de visualisation. Les
métaphores spatiales peuvent être l’une de ces techniques, leur
adéquation ne peut être établie a priori, différentes pistes sont
ouvertes. Nous essaierons ici d’en parcourir quelques-unes.
Si ce qu'il est convenu d'appeler les nouveaux médias inte-
ractifs sont en train de changer totalement notre manière de
communiquer, dialoguer, concevoir, il nous faut rechercher
les indices, les motivations, les bases techniques et intellectuelles
qui nous ont conduit jusqu’ici. Notre représentation
du monde risque d'être bouleversée. La consultation, les
échanges rapides d'informations numériques, reposent sur un
stockage et une remise à jour incessante de nos plus récentes
mémoires artificielles, celles des ordinateurs. Nous semblons
bien désemparés devant ces nouveaux artefacts, oublieux de
leurs prédécesseurs et des bouleversements qui leur furent
imputés. L’homme tira d’abord sa mémoire des muses, avant
de s’en emparer et de mettre en place des techniques et des
supports de mémoire dont « l’art de la mémoire » qui utilise
des représentations spatiales. La mise au point de ces premiers
outils intellectuels et les changements sociaux qui en résultèrent
nous serviront de point de départ.
Les techniques formalisées dans cet art de la mémoire se
retrouvent à l'état «naturel» chez les hypermnésiques,
dans les représentations des artistes ou des scientifiques de
la fin du XIX e siècle d'un cerveau en modules, en parties, en
forme de labyrinthe. Des physiologistes tentent de trouver
en quoi la mémoire humaine est sujette à ce type de forma-
lisation.
106

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
Les interrogations sur la séparation opérée par les nouveaux
médias entre deux parties de la population, les connectés et les
non-connectés, les numériques et les analogiques montrent
que si notre représentation du monde change, le monde risque
de changer lui aussi. Il nous faut dégager d'un contexte techno-
logique les éléments qui peuvent permettre au plus grand nom-
bre d'en tirer quelque chose. En quoi les technologies
informationnelles vont-elles permettre à une société de parta-
ger un savoir, une culture, en quoi peuvent-elles nous mener
vers un environnement moins oppressif? Si l'évolution de
l'espèce humaine est liée à la résolution de problèmes existen-
tiels, à la réaction par rapport à un environnement
«dangereux», «oppressif» pour reprendre ce mot d'Alexan-
der Tzonis 1 , les médias électroniques interactifs apportent-ils
des solutions et, si oui, lesquelles?
Sur un plateau de la balance, la mémoire interne, celle que
nous portons en nous, sur l'autre la mémoire externe, celle du
papier, du silicone; l'aiguille oscille de l'une à l'autre et penche-
rait dangereusement vers l'externe.
« Le déséquilibre lentement croissant entre mémoire externe et
mémoire interne est devenu partout évident. La quête désespérée de
mémoires, mémoire de ceci, mémoire de cela, muséomanie, recher-
ches généalogiques, patrimoine de tout et de n'importe quoi, le mani-
feste, comme symptôme: sursaut désordonné et voué à l'échec.
J'appellerai cela : époque des têtes vides 2 .»
Les mémoires informatiques —celles qui contiennent le
savoir, l'information à partager —sont structurées par
l'homme, elles sont une mémoire artificielle comme l'écrit, le
pictural, le cinématographique, comme la première mémoire
1. Tzonis (Alexander), Vers un environnement non-oppressif, Pierre Mardaga
Éditeur, coll. «Architecture+Recherches», 1974.
2. Roubaud (Jacques), L'Invention du fils de Leoprepes, Circé, 1993, p. 152.
107

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
artificielle humaine, structuration consciente d'un incompré-
hensible fouillis d'images mentales. Notre représentation du
monde est affaire de perception, de filtrage, de condensation,
de stockage puis de restitution. Nous n'appréhendons pas
mieux une mémoire informatique que notre propre mémoire
même si nous sommes sûrs d'avoir créé l'une des deux. Les idéo-
logies d'identité des nano-micro-macro structures indiquent
une continuité entre la mémoire de l'homme, les structures par
lesquelles il interprète l'univers extérieur et celles qu'il impose
à ce même univers.
« En visitant sa propre mémoire, l'informaticien visite la partie de
la mémoire de l'ordinateur qu'il y a mise, de la même façon qu'en
visitant la mémoire de l'ordinateur il visite une construction intellec-
tuelle humaine 1 .»
Si notre mémoire interne se vide dans les ordinateurs, nous
sommes obligés pour retrouver l'information de structurer,
ordonner, poser les objets mémoriels dans des dossiers, des
sous-dossiers. Peut-on croire que cette procédure soit sans effet
sur notre propre mémoire? Comme des cancres préparant nos
antisèches, nous copions plutôt que de retenir mais, chacun en
a fait l'expérience, une antisèche bien faite est rarement utile.
2. Racines
2.1 Il était une fois
Dans cette première partie, nous regarderons en arrière, vers
ce qu'il nous reste des techniques de mémoire artificielle
interne et externe. Nous tâcherons de mettre en évidence les
aspects qui nous aideront à développer des propositions et des
problématiques liées aux rapports entre la mémoire et le réel.
1. Breton (Philippe), La Tribu informatique, Métaillé, 1990, p.91.
108

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
2.1.1 Prendre mémoire,
vers une mémoire consciente
Dans son essai sur les aspects mythiques de la mémoire dans
la Grèce antique, Jean-Pierre Vernant insiste bien sur le fait que
«le pouvoir de remémoration est une conquête 1 ». Cette conquête
apparaît comme fondamentale pour les Grecs dont la culture et
la tradition entre les XII e et VII e siècles av. J.-C. reposent essen-
tiellement sur l’oralité. Ce mode de transmission des savoirs
explique sans doute, au moins en partie, la sacralisation à cette
même époque de la mémoire sous les traits de Mnémosyne.
Mnémosyne est mère des muses et assure la fonction poétique;
les bardes, les aèdes s'acquittent alors de la conservation et de la
transmission des mythes, de l'histoire de l'humanité et de ses lois.
L’aède est un poète, ses récits viennent d'une mémoire que lui
octroient les dieux. Contrairement à celle de l'homme commun,
sa mémoire est une « vision personnelle directe 2 » du passé. Cette
inspiration n'épargne pas au barde antique un long apprentissage
au cours duquel il devra acquérir « un canevas de thèmes et
de récits mais aussi une technique de diction formulaire qu'il utilise
toute faite et qui comporte l'emploi d'expressions traditionnelles, de
combinaisons de mots déjà fixées, de recettes établies de
versification 3 ». Ce procédé d'organisation qui fixe des contenus
en une hiérarchie ponctuée invariablement et oralement ryth-
mée permet comme tout savoir rigoureusement ordonné une
mémorisation accrue et peut être considéré comme une technique
de la mémoire. L'art de l'aède apparaît donc comme le résultat
du passage d'une spontanéité à un travail conscient basé sur l'organisation
méthodique et systématique des données à mémoriser.
1. Vernant (Jean-Pierre), Aspects mythiques de la mémoire, 1959, in Vernant
(Jean-Pierre) et Vidal-Naquet (Pierre), La Grèce ancienne, t. II : L'Espace et le
Temps, Éd. du Seuil, coll. «Points Essais», 1991, p. 16.
2. Ibid., p. 18.
3. Ibid., p. 19.
109

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Ces techniques mnémoniques resteront religieuses pendant
une longue période. La fonction de la mémoire est, alors, de « faire
tomber la barrière qui sépare le présent du passé, de jeter un pont entre le
monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la
lumière du soleil 1 ». L’aède est celui auquel Mnémosyne confère
« un contact avec l'autre monde, la possibilité d'y entrer et d'en revenir
librement 2 ». On le voit, la mémoire est une émanation divine, de
par sa fonction et son utilisation réservée à une caste fermée.
L'oubli est un fleuve, le Léthé, un fleuve de mort; boire de son
eau fait perdre conscience et mémoire, et mène au royaume des
ombres. Mémoire, Mnémosyne, est elle aussi eau courante,
« fontaine d'immortalité, [qui] assure au défunt sa survie jusqu'à l'audelà
3 ». Il importe aux hommes de canaliser ce fleuve dont l'eau,
« faite pour s'écouler toujours, fuit, abandonne tous les récipients dans
lesquels on la verse 4 ». Si l'homme commun est une passoire qui ne
retient rien, les communautés philosophiques ou religieuses font
de la mémoire une composante fondamentale. Il convient à
l'homme sage de se souvenir, de contenir les flots incessants de la
mémoire. Jamblique, dans le De Vita Pytagoricia 5 , rappelle que les
pythagoriciens avaient obligation de tout retenir en mémoire, de
ne rien perdre de ce qu'ils avaient appris, vu ou entendu, et il attribue
à l'examen quotidien de la conscience, qui était la règle dans
la secte, la portée d'un exercice mnémonique.
2.1.2 Invention d'un art de la mémoire
La laïcisation de la mémoire se fit vers le VII e siècle avant notre
ère. Simonide de Céos serait le père de la technè mnèmonikè. Il
1. Ibid., p. 23.
2. Ibid., p. 23.
3. Ibid., pp. 24-25.
4. Vernant (Jean-Pierre), Le Fleuve Amélès et la Mélétè Thanatou, 1959, Vernant
(Jean-Pierre) et Vidal-Naquet (Pierre), La Grèce ancienne, t.ii : L'Espace
et le Temps, Éd. du Seuil, coll. «Points Essais», 1991, p. 174.
5. Vernant, op. cit., p. 128.
110

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
serait le premier à avoir établi des règles pour la structuration
volontaire de la mémoire, ce serait donc lui qui aurait pris la
mémoire aux dieux. En plus de cette technique mnémonique,
deux innovations lui sont attribuées, qui permettent de situer ce
poète et, surtout, l'époque de la laïcisation de la mémoire : Simo-
nide aurait perfectionné l'alphabet en y ajoutant quatre lettres
nouvelles pour une meilleure notation écrite. Simonide serait également
le premier aède à s'être fait rémunérer pour son art, créant
ainsi la profession de poète. Il faut également citer Hippias, un
autre sophiste dont la technique mnémonique était célèbre et qui
se vantait de pouvoir discuter avec tous de n'importe quel sujet.
Platon (Hippias Majeur et Hippias Mineur) se moque d'ailleurs de
lui pour deux raisons, la première est l'aspect rémunérateur de son
art, la seconde est la superficialité de son savoir, simple taxinomie,
capacité à accumuler plus qu’à réfléchir sur les objets.
L’histoire de Simonide est citée, tel un mythe fondateur,
dans de nombreux textes sur la mémoire qui jalonnent cet
essai. Il nous faut la conter à notre tour.
Simonide, nous l'avons vu, est un aède, l'un de ces poètes lyri-
ques errants qui sèment dans la Grèce antique non seulement
les parcelles d'une mémoire collective mais aussi des odes à de
riches mécènes. C'est lors de l'une de ces prestations que se
déroule l'anecdote fondatrice de la méthode dite des images et
des lieux dont il faut parler ici.
Mandé par Scopas, un noble de Thessalie, pour chanter sa
louange, Simonide négocie sa rémunération et compose un
panégyrique. Le soir du banquet, on ne sait pourquoi 1 , il dévie
de son propos pour faire l'éloge de Castor et Pollux. Scopas, vexé,
ne lui payera que la moitié de la somme convenue, et lui propose
1. Marin (Louis), «Le Trou de mémoire de Simonide», in Traverses; Théâtres
de la mémoire n°40, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1987. Dans le
même article, Louis Marin suggère aussi qu’en réalité, Simonide a très bien
rempli son contrat: il a construit à Scopas un tombeau tel qu'on n'est pas
près de l'oublier.
111

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
d'aller réclamer le reste aux jumeaux. Peu de temps après, Simo-
nide est mandé hors de la maison par un messager se réclamant
de deux jeunes hommes. Simonide sort donc, mais ne trouve pas
ses interlocuteurs; alors qu'il allait regagner le lieu du repas, la
salle s'écroule, ne laissant de survivant que lui-même. Les secours
arrivent et, avec eux, les familles des victimes. Celles-ci sont
paniquées car les corps méconnaissables ne peuvent être identifiés.
Simonide, se souvenant de la configuration des lieux et des
visages des convives, pourra seul nommer les cadavres, leur assurant
un passage honorable vers l'au-delà.
Cette histoire a été l'objet de nombreuses interprétations. On
peut s'interroger avec Louis Marin sur le mystérieux «trou de
mémoire de Simonide 1 », penser avec Jacques Roubaud que
Castor et Pollux représentent les deux côtés de la mémoire, l'un
humain, l'autre divin 2 ou encore considérer ce récit comme un
mythe régulateur laïque, instaurant les techniques mnémoni-
ques comme seul moyen de passer dans l'au-delà avec son nom,
pour éviter l'anonymat du Léthé.
Mais nous préférons nous attarder sur la description de la
technique mnémonique qui nous intéresse ici, celle des images
et des lieux, celle des palais de la mémoire.
2.1.3 Mémoire et rhétorique
La méthode des images et des lieux s'est développée pendant
une longue période; c'est à Cicéron que remontent les premiè-
res traces significatives de son enseignement.
« Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, sur les con-
seils de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des
images des choses qu'on veut retenir, puis ranger ces images dans les
divers lieux. Alors l'ordre des lieux conserve l'ordre des choses; les
1. Ibid.
2. Roubaud (Jacques), «La Mémoire oubliée », entretien in La Recherche;
La Mémoire, n° 267, juillet-août 1994, pp. 840-842.
112

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes
de cire sur lesquelles on écrit, les images sont les lettres qu'on y
trace 1 .»
L'art de la mémoire est alors une partie essentielle de la rhé-
torique. Elle permet au rhéteur de disposer des éléments dans
des lieux de mémoire et ainsi de mémoriser un long discours.
La mémoire entre en jeu dans les premières phases d'élabora-
tion et au moment de la restitution (verbalisation du discours).
La méthode des images et des lieux (imagines et loci) consiste
pour l'étudiant à mémoriser une architecture, un palais, un tem-
ple, à en parcourir les couloirs et les salles pour en connaître le
moindre recoin par cœur. Puis, ayant intériorisé cette organisa-
tion spatiale, l'aspirant mnémoniste y placera, dans l'ordre, des
images qu'il aura fabriquées pour représenter les choses à retenir.
« Mais ces formes et ces corps, comme tout ce qui tombe sous nos
yeux, doivent nécessairement occuper une place; en effet on ne peut
concevoir un corps sans une place qu’il occupe. Mais voulant éviter
d’être prolixe et importun sur un sujet connu et banal, je dirai seule-
ment qu’il faut se servir de places nombreuses, remarquables, bien
présentées et peu éloignées les unes des autres, et utiliser des images
expressives, vigoureuses, nettes, qui puissent se présenter rapidement
et frapper fortement l’esprit 2 .»
Parcourant maintenant mentalement ce lieu, il retrouvera,
posées sur un appui de fenêtre ou dans une cheminée, les ima-
ges et les choses qu'elles appellent, dans l'ordre de sa visite. On
peut ainsi retenir une longue plaidoirie ou encore une œuvre
littéraire.
Il est important de replacer cette technique dans le domaine
plus large de la rhétorique classique. On dispose de peu d'éléments
de corrélation entre les techniques de mémoire et leur uti-
1. Cicéron, De Oratore, II, LXXXVI, 351-354.
2. Cicéron, De Oratore, II, LXXXVI, 357.
113

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
lisation pratique dans la rhétorique. Si nous utilisons un
découpage classique, emprunté à Roland Barthes 1 , la rhétorique
se compose de cinq parties: inventio, dispositio, elocutio, actio et
memoria. Barthes élimine la mémoire de son propos car, pour lui,
elle est indépendante du texte écrit. Si toutefois on regarde chacune
des étapes de la mise en place du discours, on constate que
des éléments troublants, des terminologies semblent indiquer
une utilisation des lieux de mémoire non seulement pour
mémoriser un discours préétabli, mais aussi pour trouver les
arguments et les mettre en ordre. On peut émettre l'hypothèse
d'un raisonnement par les images de mémoire préalable à la verbalisation
du discours. Si cette hypothèse se vérifiait (en la répé-
tant trois fois par exemple 2 ), nous pourrions attribuer à l'art de la
mémoire une deuxième utilisation, celle d'un terrain de
réflexion et d'élaboration du discours par l'image.
2.1.3.1 Inventio
« L'inventio renvoie moins à une invention (des arguments), qu'à
une découverte: tout existe déjà, il faut seulement retrouver, c'est une
notion plus «extractive» que «créative». Ceci est corroboré par la
désignation d'un «lieu» (la Topique) d'où l'on peut extraire les
arguments et d'où il faut les ramener: l'inventio est un chemine-
ment (via argumentorum) 3 . »
Barthes, nous l'avons dit, dans cette tentative de somme sur
la rhétorique, ne s'intéresse pas à la mémoire. Les indications
qu'il fournit sont issues de son travail de recherche, unique-
ment descriptif des techniques employées (mnémonique
exclue). Ce passage est toutefois d'une clarté limpide, le rhéteur
1. Barthes (Roland), «L'ancienne rhétorique; séminaire de l'école des
hautes études», 1964, in L'Aventure sémiologique, Éd. du Seuil, coll. «Points
Essais», 1985.
2. Carroll (Lewis), La Chasse au Snark, in Œuvres, T2 Coll. Bouquins, Robert
Laffont 1989, p. 13.
3. Barthes, op. cit. p. 125.
114

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
n'invente pas, il va chercher, dans des lieux (les Topiques) des
informations. Pour préparer son discours, le rhéteur parcourt sa
mémoire à la recherche d'arguments.
Pour le choix de ses arguments, le rhéteur doit décider du
tour que prendra son discours, de la tournure de ses arguments,
arguments pour convaincre ou arguments pour émouvoir.
2.1.3.2 Preuves dans la technique,
hors de la technique
Cette séparation est également éloquente, si nous considé-
rons la technique comme mnémonique, les preuves dans la
technique nous dit Barthes ne dépendent que de l'art de l'ora-
teur, elles ne sont ni scientifiques ni naturelles, elles sont
intrinsèques. Les preuves hors de la technique sont extrinsè-
ques, elles comportent les rumeurs, les pièces à conviction, les
témoignages, etc. Si ces éléments doivent être mémorisés, ils le
sont contextuellement, contrairement aux preuves dans la
technique qui sont possession de l'orateur au préalable et qui
sont le fruit d'inductions, images qui flattent « le plaisir qui est
inhérent à toute comparaison 1 », ou de déductions, enthymèmes
puissants et vigoureux qui bénéficient de « l’énergie du
syllogisme », preuve pure, qui « opère un véritable rapt 2 .»
2.1.3.3 L'exemplum, la figure exemplaire, l'imago
Des preuves dans la technique, Barthes dégage l'exemplum,
argument par analogie ou par contraire. Il se divise en réel
(exemples historiques ou mythologiques, opposés à l'imagi-
naire) et fictif (parabole et fable). L'exemplum fonctionne sur le
principe suivant: d'un objet on infère la classe, puis de la classe
1. Ibid., p. 128.
2. Ibid., p. 128.
115

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
on défère un nouvel objet. Cet exemple de Quintilien éclaircit
un peu les choses:
« Des joueurs de flûte qui s'étaient retirés de Rome y furent rappe-
lés par un décret du Sénat, à plus forte raison, doit-on rappeler de
grands citoyens qui ont bien mérité de la République et que le malheur
des temps avait forcés à l'exil. 1 »
Au début du premier siècle avant notre ère, on constate le
développement de personnages exemplaires comme exem-
plum, ce sont les imago (ou eikôn), l’incarnation de vertus dans
des personnages. Un répertoire de ces figures sera mis en place
dans les écoles de rhéteurs, « Olympe d'archétypes que Dieu a mis
dans la marche de l'histoire 2 ». Barthes note par ailleurs qu'on
retrouve de nombreux imago dans l'Enfer de Dante. L'aspect
répertoire nous indique que les exempla ont un rôle structurant,
ce sont des pièces détachables qu'on peut placer n'importe où.
2.1.3.4 Sur l'enthymème
L'enthymème est un syllogisme, c'est-à-dire un raisonnement
qui de deux propositions (les prémisses) en tire une troi-
sième, auquel il manque un ou plusieurs morceaux. Aristote le
décrit comme un voyage: « On part d'un point qui n'a pas besoin
d'être démontré pour arriver à un autre point qui en a besoin 3 .»
Deux éléments retiendront notre attention, les prémisses,
éléments sur lesquels sont bâtis les raisonnements et ce que Barthes
appelle « le plaisir de l'enthymème ».
2.1.3.5 Prémisses de l'enthymème
Pour trouver les prémisses qui nourrissent l'enthymème, il convient
d'utiliser des lieux (topiques). Que sont donc ces topiques?
1. Ibid., p. 128 (notes).
2. Ibid., p. 129.
3. Ibid., p. 132.
116

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
Pour Aristote, les lieux sont « ce en quoi coïncide une pluralité de
raisonnements oratoires 1 .»; pour Port-Royal, ce sont « certains chefs
généraux auxquels on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert
dans les diverses matières que l’on traite 2 »; pour Lamy, un rhétori-
cien plus tardif, ce sont « des avis généraux qui font ressouvenir ceux
qui les consultent de toutes les faces par lesquelles on peut considérer le
sujet 3 .» Les lieux ne sont pas les choses elles-mêmes, mais les com-
partiments où on les range. Pour Barthes, les lieux « forment cette
réserve très particulière que constitue l’alphabet: un corps de formes pri-
vées de sens en elles-mêmes, mais concourant au sens par sélection,
agencement, actualisation 4 .» Si par la suite nous pouvons bénéfi-
cier de méthodes de formation des lieux, ce sont des méthodes for-
melles de construction. Les topiques de la rhétorique sont formés
par des critères de classement, suggérant l'existence d'une struc-
ture permanente, indépendante du contexte, dans la mémoire,
dans laquelle, au cours du processus de l'inventio, nous pouvons
puiser nos arguments, les prémisses de nos déductions.
2.1.3.6 Plaisir de l'enthymème
L'enthymème, nous l'avons vu, est un raisonnement tron-
qué, à l'opposé duquel nous trouvons l'épichémère, syllogisme
développé où chaque prémisse dispose de sa justification. Aris-
tote recommande d'utiliser l'épichémère avec parcimonie, car
un raisonnement complexe embrouille plus qu'il n’éclaircit, il
faut exploiter l'ignorance de l'auditeur pour que celui-ci ait
l'impression de trouver les raisonnements par son propre travail
intellectuel. Ce plaisir revêt deux aspects: d'une part il rend
le discours « plus fort et plus vif 5 », d'autre part, il participe de
1. Ibid., p. 137.
2. Ibid., p. 137.
3. Ibid., p. 137.
4. Ibid., pp. 137-138.
5. Ibid., p. 133.
117

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
l'ouverture de l'œuvre: « Une des principales beautés d'un dis-
cours est d'être plein de sens et de donner occasion à l'esprit de former
une pensée plus étendue que n'est l'expression… 1 »
Parler de ce plaisir enthymèmatique est un peu déplacé ici, il a peu
de rapport avec les lieux de mémoire en tant que technique mnémo-
nique. Mais ce plaisir de l'enthymème ressemble beaucoup à celui
qui préside à la résolution des énigmes dont regorgent les palais de
mémoire les plus aboutis de notre époque, les jeux d’aventure.
2.1.3.7 Synthèse
118
« Nihil potest homo intelligere
sine phantasmata 2 .»
Saint Thomas d'AQUIN
La rhétorique, nous dit Barthes, est née au V e siècle avant
notre ère, l'art de la mémoire, nous l'avons vu, au VII e ; l'un pré-
cède l'autre d'au moins un siècle. La technè mnèmonikè consiste
à stocker dans notre cerveau des images des «choses» selon un
ordre représenté par une architecture. La rhétorique puise dans
cette «mine» les éléments constitutifs d'un discours qui sera
retenu par cette même technique. Ce que nous postulons ici
c'est que la rhétorique classique, art du discours qui convainc,
art de la déduction, du raisonnement, descend en ligne droite
d'un art plus ancien, celui de la mémoire, qui enseigne la
mémoire de l'image, la structuration de l'esprit par l'image, et
nous le prétendons, le raisonnement par l'image.
L'art de la mémoire s'est développé au cours des siècles, des règles
sont apparues (ou nous sont restées). Les traités de mémoire, les
« Ars memorativa » nous permettent de comprendre un peu mieux
les techniques utilisées pour la formation des lieux de mémoire.
1. Ibid., p. 133.
2. « Nul ne peut réfléchir sans fantasmes»; cité dans Yates, L’art de la
mémoire, Gallimard, 1975, p. 83.

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
2.1.4 Traités et méthodes
Ce qui suit est très inspiré de l'ouvrage que Jacques Roubaud consacre
à l'art de la mémoire, L'Invention du fils de Leoprepes, dans lequel
il s'interroge sur les rapports entre la disparition de la poésie et celle
de la mémoire artificielle interne. Lui-même, dans sa description des
techniques formelles de construction des lieux de mémoire, décrit
les recommandations de Fra Filippo Gesualdo, qui publie en 1592
un ouvrage intitulé Plutosofia, consacré à l'art de la mémoire et dont
on trouve un exemplaire à la Bibliothèque nationale.
2.1.4.1 Formation des lieux
Pour Gesualdo donc, les lieux sont de trois types:
—les lieux imaginaires: ce sont des lieux inventés de toutes
pièces, ils n'existent que dans la mémoire de leur créateur et,
par conséquent, sont sujets à l'oubli. Ils seraient, en raison de
leur faible fiabilité, peu propices à la mnémotechnie;
—les lieux naturels, une forêt, une plage, des collines, ils
sont soumis aux changements;
—les lieux artificiels, constructions de l'homme, lieux solides,
«en dur», ce sont les plus recommandés pour l'art mné-
monique. Le mnémoniste peut en effet les revisiter à loisir, ils
n'auront pas évolué entre deux visites.
Il semble que nous puissions ajouter à cette classification des
lieux hybrides, entre nature et artifice: les jardins 1 .
Gesualdo recommande d'utiliser un lieu le plus invariable
possible, où la concentration est aisée (pas de «pathos» atta-
ché au lieu, pas de bruit, pas de visiteurs).
Il nous conseille ensuite de différencier les lieux par des
signes distinctifs discrets pour savoir immédiatement où l'on
1. Voir à ce sujet Mosser (Monique) et Nys (Philippe) (sous la direction de),
Les Jardins, art et lieu de mémoire, Les Éditions de l'Imprimeur, 1995.
119

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
est. Par la variété dans les lieux, on évite la monotonie, l'ennui
(«On n'oublie rien du tout, on s'habitue c'est tout 1 »). L'enchaînement
des lieux doit être régulier, sans saccade et leur succession
doit être rythmée par des «bornes» placées à intervalles fixes.
Le rapport lieu/image/homme doit être proportionné, lieu
petit, image au centre, à hauteur d'homme.
Si le lieu peut être sombre, l'image doit être éclairée.
Il convient d'allier d'autres sens à la vue pour la mémorisation
des lieux (le toucher par exemple).
2.1.4.2 Les images
Les images de mémoire que le mnémoniste place dans les
lieux que nous venons de créer doivent représenter l'ensemble
des éléments constitutifs de la «vision». Sons, odeurs, sensations
tactiles doivent être convertis en images (synesthésie).
Il faut des images marquantes, elles doivent provoquer un
sentiment fort par leur grande beauté ou leur grande laideur, et
utiliser les ressorts de la juxtaposition. Les associations les plus
saugrenues sont les plus efficaces. Violence et érotisme, originalité
de la scène produite sont des critères essentiels pour la
formation des images. On peut également se constituer un
stock de personnages et d'attributs qui selon leur emploi s'adapteront
aux images. C'est ici que nous retrouvons nos exempla :
cette galerie de personnages prêts à l'emploi constitue à s'y
méprendre un stock d'exempla potentiels.
Les images doivent être actives, les personnages de nos scènes
sont en action.
2.1.4.3 L'oubli
Une composante fondamentale de l'art de la mémoire est
l'art de l'oubli. Il faut se garder la possibilité de «nettoyer » nos
1. Brel (Jacques), Œuvre Intégrale, Laffont, Paris, 1986, p. 198.
120

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
lieux. Thémistocle, à qui Simonide proposait d'enseigner son
art de mémoire, lui déclara qu'il avait davantage besoin d'un art
de l'oubli. Cyclones, tornades, inondations et autres péripéties
sont à notre service pour rendre, de manière analogique, leur
virginité aux pièces et aux couloirs de notre mémoire.
2.1.4.4 Évolution de la structure
L’architecture des lieux, leur enchaînement reste linéaire. Si
les mnémonistes peuvent indifféremment les parcourir à
l’envers et à l’endroit (sens de la visite), ils ne peuvent a priori
adopter une lecture transversale. En ajoutant une structure circulaire,
comme dans un théâtre avec ses rangs et ses allées, on
pourra joindre le transversal au linéaire. La structure théâtrale
est un héritage de Giulio Camillo, mnémoniste du XVI e siècle et
concepteur du théâtre de la mémoire. Dans ce théâtre, qui n’a
vraisemblablement existé qu’à l’état de maquette, un seul spec-
tateur, debout au centre du cône tronqué, observe les gradins,
dont les sièges sont occupés par des images, sous ces images, des
tiroirs contiennent un texte. Un savoir total, encyclopédique
devait, pour son créateur, être disponible en ce lieu, offrir la
connaissance mais aussi, pourquoi pas, la transmutation des
éléments, l’élixir de jouvence, etc.
2.1.4.5 Personnalisation
Les traités de mémoire contiennent essentiellement des
recommandations de construction et de structuration. Il n'y a
pas de lieux ni d'images imposés. Chaque mnémoniste doit
construire ses propres lieux en fonction des lieux réels qu'il
connaît, qui lui sont proches, des personnages de son entourage,
de sa culture. Les palais de mémoire, ensemble de ces
lieux, sont personnels, le mnémoniste seul peut en visiter les
salles, les couloirs, en observer les images. Il ne communique
121

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
vers l'extérieur que des mots qui en sont issus. De ces systèmes
spatiaux et iconiques, nous ne pouvons apercevoir qu'une projection
verbale, unidimensionnelle..
2.2 Mémoire, architecture, dedans, comme dehors.
La mémoire artificielle qui nous occupe est un ordre imposé
par l'homme à ses souvenirs, ses réflexions; cet ordre est a
priori sans aucun rapport avec l'ordre «vrai» des données du
cerveau. Nous sommes dans une problématique du réalisme.
La métaphore architecturale est séduisante, pratique, très utilisée,
de même que celle de l'arbre ou du réseau de chemin de fer,
elle est ce que l'on pourrait croire de plus réaliste, mais elle n’est
pas pour autant plus adaptée ni forcément plus efficace.
Ce qui nous préoccupe n'est ni le degré d'exactitude de la correspondance
entre l'art de Simonide et notre structure mentale,
ni la justification de son existence. Ce qui nous pousse c'est le
sentiment que ces techniques qui ont «libéré» la mémoire
humaine du «joug mythique» peuvent dans le contexte des
nouveaux médias s'exprimer de manière intégrale et jouer un
rôle de première importance.
L'extériorisation des palais de mémoire, de leur architecture
et des images qu'ils contiennent ne va pas sans un aspect tota-
litaire de contrôle des esprits par la diffusion de structures unifiées
et universelles.
Pour nous aider dans l'analyse des aspects sociétaux, un
ouvrage sur l'architecture et ses implications dans les rapports
de pouvoir, Vers une architecture non-oppressive, d'Alexander
Tzonis (1974). Les éléments dont nous disposons sur l'art
médiéval de la mémoire sont pour la plupart issus de l'ouvrage
de Frances Yates, L'Art de la mémoire 1 (1966). Quant aux références
à l'émergence de la cité grecque, elles sont tirées de l'essai de
1. Yates (Frances A.), The Art of memory, 1966; L'Art de la mémoire, Gallimard,
1975.
122

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
Jean-Pierre Vernant, Géométrie et astronomie sphérique dans la
première cosmologie grecque (1959). Grâce à ces textes nous tenterons
de mettre en évidence les rapports étroits entre l'archi-
tecture du réel, la mémoire et les rapports de pouvoir.
2.2.1 Oppressif et non-oppressif
Pour Tzonis, le design (de l'environnement artificiel) est his-
toriquement séparé en pré-rationnel et rationnel, mais surtout
en oppressif et non-oppressif. L’oppressif peut prendre de nom-
breuses formes : les tensions psychologiques, les phénomènes
inexplicables, l’irrationnel, ou encore, la faim, la soif, la douleur,
un climat hostile. À l’inverse :
« On peut imaginer un environnement non-oppressif de façons
très différentes […] c’est avant tout un royaume privilégié ou
l’homme n’opprime pas son frère 1 .»
Pour Tzonis, l’architecte aspire à satisfaire un besoin fondamental
de l’homme: un environnement non-oppressif.
L'architecture est le fruit d'une taxinomie, d'un classement
comme la structure des concepts rassemblés dans les lieux de la
mémoire. L'homme construit, modèle l'environnement artifi-
ciel pour se protéger de l'oppression qui peut prendre plusieurs
formes. La fuite des souvenirs, le flot continu des images empê-
chent l'homme de se souvenir, de marquer en sa mémoire les
étapes, le sens de son existence. Les murs des palais contiennent
ces flots, comme un toit nous protège de la pluie. Fixer les
concepts dans des lieux nous protège de l'oubli.
2.2.2 Le modèle divin
Le modèle divin est un modèle considéré comme non-humain,
indépendant des contingences quotidiennes. Il est un ensemble
1. Tzonis, op. cit., p. 19.
123

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
de relations structurelles spatiales déduites d'une cosmologie, des
éléments constitutifs d'une croyance (mythes, symboles). Ce
modèle est global, il est présent à tous les niveaux, l'environne-
ment naturel le suit, l'environnement artificiel doit le suivre. Chez
les Dogons, le modèle anthropomorphique est suivi, l'organisation
du village Dogon de même que celle de sa maison suivent les
relations qui existent entre les parties du corps d'un homme 1 . Ce
modèle est réputé universel, applicable par tous à toute chose.
« La méthodologie du design est considérée comme indépendante
des intentions humaines. Elle est un «mécanisme » impartial,
objectif « si efficace que, même s’il est appliqué par un étranger
les résultats obtenus sont toujours positifs ». 2 »
Pour définir ce modèle, il faut extraire de l'environnement
naturel les formes du modèle divin. Une fois ces formes nommées
et identifiées au modèle divin, l'environnement naturel,
comme l'artificiel (qui respecte le même modèle) deviennent
signifiants de la non-oppression de l'environnement. Le design
dans les périodes archaïques est un processus taxinomique.
« Le designer pré-rationnel […] arrange les éléments de l’environ-
nement humain d’une façon qui révèle les relations qui les unissent
et réponde à son impulsion de classifier l’environnement naturel.
C’est pour cette raison qu’on peut appeler le design, dans ce cas, […]
« processus de classement » pour la constitution d’une
« mémoire », en acte de foi pour une science à venir. 3 »
Pour Tzonis, le design rationnel ne répond plus aux mêmes
objectifs. En transformant l’environnement naturel pour
accroître la disponibilité d’un bien matériel, « le design rationnel
[…] devient un processus de production 4 .» Nous avons hérité
1. Griaule (Marcel), Dieu d'eau, Fayard, Paris, 1966, cité par Tzonis, pp. 37-41.
2. Tzonis citant Griaule, op. cit., p. 41.
3. Tzonis, op. cit., pp. 49 et 47, citant Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage,
Paris, Plon, 1962, p. 25.
4. Ibid., p. 49.
124

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
de la taxinomie pré-rationnelle comme d'une mémoire, mais
l'oppression n'est plus exercée par des forces aveugles et incompréhensibles,
elle est liée au manque de biens matériels.
Tzonis nous offre un vocabulaire de base pour la description
des rapports de l'homme, de l'architecture et du pouvoir, une
grille d'analyse que nous allons utiliser pour parcourir quelques
époques de notre histoire.
2.2.3 La cité grecque
Il nous semble opportun de rapprocher l'art des architectures
de mémoire de l'émergence de la cité grecque et du système
démocratique mis en place à la même époque. La laïcisation de
la mémoire opérée par Simonide ou Hippias préfigure une orga-
nisation sociale nouvelle, « où le rapport de l'homme avec
l'homme est pensé sous la forme d'une relation d'identité, de symétrie,
de réversibilité. Au lieu que la société humaine forme comme
l'espace mythique, un monde à étages avec le roi au sommet et audessous
de lui toute une hiérarchie de statuts sociaux définis en ter-
mes de domination et de soumission 1 … »
Lorsque Hippodamos de Milet rebâtit sa ville (Milet), après sa
destruction, il adopte un modèle concentrique, créant une ville
en damier dont le centre est l’espace public des débats, l’Agora.
C’est pour lui la rationalisation des relations politiques qui est
en jeu dans l’organisation de l’espace urbain.
La cité grecque est construite de manière rationnelle et suit
un modèle théorique, géométrique, celui du cercle et du carré.
Fruit d’une rationalisation de l’astronomie et des rapports de
l’homme avec la nature, l’organisation de la cité est liée à l’orga-
nisation rationalisée du monde.
1. Vernant (Jean-Pierre), «Géométrie et astronomie sphérique dans la première
cosmologie grecque», 1959, in Vernant (Jean-Pierre) et Vidal-
Naquet (Pierre), La Grèce ancienne t. II : L'Espace et le Temps, Éd. du Seuil, coll.
«Points Essais», 1991, p.196.
125

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
« Apparaît chez Anaximandre la conscience du caractère réversible
de toutes les relations spatiales. Nous ne sommes plus dans un
espace mythique où le haut et le bas, la droite et la gauche ont des
significations religieuses opposées, mais dans un espace homogène
constitué par des rapports symétriques et réversibles 1 . »
Ce n'est donc pas exactement à un modèle divin que se réfère
la structure de la cité grecque mais plutôt à une cosmologie
rationnelle.
Autre support de la mémoire artificielle, l'écriture se voit confier
un rôle nouveau, elle n'est pas comme dans les civilisations orienta-
les, un secret, un privilège confié à une élite, les scribes. Elle est le
moyen de la publicité: toute chose qui est hors de la sphère privée,
individuelle, est affichée, écrite au public. Sujet des débats de l'Agora,
la politique est déclarée, les projets de loi «publiés» dans la cité.
Alors que l'écriture des lois fait de la politique, de l'exercice du
pouvoir, une chose commune au centre de la cité, la mémoire
humaine, individuelle par excellence, est structurée en lieux
(topos). La répartition des concepts n’est plus une liste linéaire-
ment ordonnée mais une structure étoilée, dont chaque lieu est
un nœud. La métaphore spatiale permet à l'instar de la cité une
organisation non-hiérarchique de la mémoire, dénuée de ses
caractères divins; elle est l'entière propriété de l'homme.
La cité grecque fait appel à un modèle rationnel, différent du
nôtre en cela qu'il n'est pas orienté vers la production. C'est en
fait l'oppression qui a changé, le citoyen craint plus la tyrannie
que la pluie, le vent, l'orage. La taxinomie opérée préalable-
ment est encore acceptée, le design n'est toutefois plus orienté
vers le même objectif. La cité grecque est construite pour permettre
l'exercice du pouvoir collectif. L'homme a domestiqué
ses premières peurs, l'ordre du monde ne lui est plus désormais
imposé par des puissances extérieures et incompréhensibles, il
vient de lois physiques formalisables et applicables à toute
chose, à tout être.
1. Ibid., p. 190.
126

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
2.2.4 Moyen Âge, mémoire et contrôle des esprits
Comme le montrent les carnets de Villard de Honnecourt, le
modèle divin est au Moyen Âge recherché sous une forme géométrique.
Il faut considérer la nature au travers du filtre de la géo-
métrie. Un effort conscient est fait pour interférer avec l'état
originel des objets dans la nature et les faire correspondre aux
exigences du classement géométrique. Un décalage s'opère entre
la nature et le modèle divin par la géométrisation des structures.
Dans le même temps nous dit Tzonis, se créent deux environnements
artificiels, l’un, profane, oppressif, est celui de
l’homme commun. «Au contraire, la cathédrale est un territoire
spécialisé, privilégié, qui est mis à part du reste de l’habitat 1 . » Struc-
turée suivant le modèle divin, la Cathédrale ne constitue pas
non plus un environnement non-oppressif, elle n'en est que le
reflet, l'écho dans notre monde. L'environnement non-oppres-
sif est séparé de l'environnement naturel de l'homme. Cette
séparation nous dit-il, permet de tolérer et de légitimer les for-
ces oppressives. Les schémas visuels et spatiaux, hérités du pré-
rationnel, se sont vidés de leur contenu initial et ont désormais
pour rôle de satisfaire les désirs «naturels» de l’homme.
La construction et l'utilisation des lieux privilégiés dont le
design suit le modèle divin, promettent à l'homme un monde
meilleur auquel il accédera à la condition de vouer les biens
dont il dispose dans le monde profane à l’environnement sacré.
Or, les règles des lieux sacrés correspondent à la structuration
recommandée pour la constitution des mémoires artificielles
médiévales. La littérature nous offre avec l'Enfer de Dante une
représentation poétique de ce à quoi devaient ressembler ces
mémoires, structurées selon la représentation des vices et des
châtiments qu'ils entraînent.
« Peut-être les figures étranges que l'on voit sur les pages des
manuscrits et dans toutes les formes de l'art médiéval ne sont-elles
1. Tzonis, op. cit., p. 68.
127

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
pas tant la révélation d'une psychologie torturée que la preuve du fait
que le Moyen Âge, quand il devait se souvenir, suivait les règles classiques
pour fabriquer des images faciles à se rappeler 1 .»
Il y a correspondance (analogie) entre la taxinomie utilisée
pour le design et celle de la mémoire artificielle humaine. Cette
correspondance implique une manipulation des structures
mentales selon un modèle divin qui, séparant l'environnement
non-oppressif du réel, justifie l'établissement d'un environne-
ment et d'une structure sociale oppressifs.
2.2.5 Bruno et Camillo : de l'homme
comme fractale du monde
Giordano Bruno fut, selon Frances Yates, un des représentants
les plus notables de l'hermétisme de la Renaissance. L'art
de la mémoire qu'il avait appris chez les dominicains lui permit
de vivre de ses leçons et même d'en mourir.
« À présent, pour aider la mémoire naturelle et éduquer la mémoire
artificielle, nous connaissons deux types de configuration; la première
consiste, à partir de descriptions d'autrui, à inventer des ima-
ges et des signes distinctifs pour ne pas oublier; la seconde consiste à
imaginer de nous-mêmes et selon notre besoin, des édifices […] et des
images des choses sensibles qui nous rappelleront les choses non sen-
sibles que nous devons nous rappeler. 2 »
Bruno, dans ce passage du De Umbris Idearum décrit de
manière très classique l'art de la mémoire. Mais l'hermétisme de
la Renaissance conçoit la mémoire différemment: pour Bruno
les images de mémoire doivent être les ombres de toutes les
idées, les «agents supérieurs», sortes d'archétypes invisibles.
« En imprimant dans sa mémoire les images des «agents supérieurs»,
l'homme aura des choses d'ici-bas une connaissance qui
1. Yates (Frances), op. cit., p. 118.
2. Bruno (Giordano), De Umbris Idearum, Gilles Gorbin, Paris 1582, cité
dans Yates, op. cit., p. 268.
128

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
vient d'en haut; les choses inférieures s'arrangeront d'elles-mêmes
dans la mémoire dès qu'on y aura arrangé les images des choses supérieures,
qui contiennent la réalité des choses inférieures sous une
forme supérieure, une forme plus proche de la réalité ultime 1 .»
La structure décrite est hiérarchisée, la structure des éléments
se retrouve à tous les niveaux comme les harmoniques d'un
son, les choses inférieures répondent aux choses supérieures.
Bruno décrit sa mémoire de manière plus précise:
« Je contemplais un savoir unique sur un sujet unique. Pour toutes
ses parties principales se succédaient, selon une disposition ordonnée,
un grand nombre de formes principales […] et, pour toutes les
subdivisions secondaires des parties […] un grand nombre de formes
secondaires se reliaient aux formes principales. 2 »
C'est une arborescence qu'il contemple d'un point de vue élevé:
au travers des éléments supérieurs, il voit les éléments inférieurs,
reliés en suivant une hiérarchie précise. C'est une architecture digitale,
différente des architectures analogiques au réel présentées
jusqu'ici. Bruno préfère à l'architecture d'un bâtiment, l'architecture
céleste et il utilise le zodiaque comme système organisationnel, pla-
çant ses ombres dans les différentes maisons des différents signes.
L'organisation des idées est celle des étoiles, celle de l'univers.
Pour Bruno, il faut penser avec les images, celles que nous
avons mémorisées. Disposer d'une organisation calquée sur celle
du monde doit nous permettre de le comprendre, d'en saisir
l'explication et d'agir sur le réel. Son art alla jusqu'aux limites du
compréhensible. Sa mémoire immense était trop grande pour
l'Église; recherché pour pratiques magiques, il est dénoncé par
l'un de ses élèves à Venise, en 1592, emprisonné pendant huit
années, et finalement brûlé. Devant l'Inquisition encore, décri-
1. Bruno (Giordano), De Umbris Idearum, Gilles Gorbin, Paris, 1582, cité
dans Yates, op. cit., p. 272.
2. Bruno (Giordano), De Umbris Idearum, Gilles Gorbin, Paris, 1582, cité
dans Yates, op. cit., p. 275.
129

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
vant son système de mémoire il en souligna l'aspect technique,
cherchant à démontrer l'absence de toute magie.
En construisant son théâtre (cf. 2.1.4.4), Camillo avait la volonté
de structurer les informations, les objets réunis dans sa construction
à l'image du monde. Son entreprise encyclopédique de collection
de l’ensemble du savoir humain est à double orientation: elle doit
permettre de retrouver toute partie du savoir stocké et sa structure
et, à l'image du monde, elle intègre l'homme qui y accède dans
l'ordre de l'univers. Les vertus magiques que Camillo prêtait à son
théâtre sont issues de ce rapport fractal du nano-micro-macro où les
éléments sont unis par une homothétie interne. Un modèle universel
est affecté au monde par observation de la nature, par inspiration
mystique, par tradition, et chaque élément de l'univers doit y
être conformé. La mémoire de l'homme doit donc suivre un
schéma extérieur. Cette conception est proche du modèle divin
dont nous parle Tzonis. Camillo structure sa mémoire, le savoir
humain, de la même manière que les Dogons architecturent leur
village. Camillo par la construction de ce théâtre entend remédier
à deux choses: la structure pour lui trop rigide et unique de la
mémoire artificielle, et son manque de point de vue global.
« Il est donc nécessaire, pour bien comprendre les choses inférieures,
de s’élever vers les supérieures et, en les regardant depuis le haut,
d’en avoir une connaissance plus sûre 1 .»
Ce point de vue élevé rappelle les textes de Bruno; le théâtre
de Camillo permet, d'un point de vue unique, de contempler le
savoir du monde. C'est un modèle de connaissance gnostique:
1. Camillo Giulio, Florence, 1550, L'idea del theatro, trad. Eva Cantavenera
et Bertrand Schefer, Le théâtre de la mémoire, Éditions Allia, Paris, 2001,
p.50. Dans sa préface, Bertrand Schefer note qu’«il est aisé d’y percevoir
toutes sortes d’a nticipations sur l’évolution et la classification de nos
actuels moyens de communication, un garant théorique à quelques sciences
modernes ou aux réalités virtuelles, en constatant ceci: Le Théâtre de
la Mémoire s’est érigé sur de nouvelles bases qui constituent aujourd’hui le
fondement de la pratique et du vocabulaire de la nouvelle encyclopédie:
sites, icônes, fenêtres, portails, liens et hypertextes» (p. 8).
130

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
« Pour nous qui avons reçu de Dieu la lumière de la grâce, il ne faut
pas nous contenter de nous arrêter aux cieux, mais nous élever au
contraire par la pensée jusqu’à cette hauteur d’où nos âmes sont descendues
et vers laquelle elles doivent retourner, car telle est la vérita-
ble voie de la connaissance et de la compréhension 1 .»
Mais c'est aussi une tentative de visualisation, de représenta-
tion de la connaissance de manière globale, une technique qui
permet d'observer des phénomènes trop complexes. Nicholas
Negroponte dans L'Homme numérique 2 , après avoir raconté suc-
cinctement l'histoire de Simonide, décrit une expérience de
navigation dans un monde de données. Dans la Media Room 3 ,
une personne installée sur un fauteuil circule grâce à plusieurs
commandes dans une représentation en 2D d'un univers de
données 3D, le Dataland. Les tours de données sont couronnées
d'une image en représentant le contenu: « Comme avec des
livres sur des étagères, on pouvait récupérer une chose en allant à
l'endroit où elle se trouvait en se rappelant sa place, sa couleur, sa
taille, voire les sons qu'elle pouvait émettre 4 .» Cette description
d'une vision en plongée sur un monde de données offre une
version contemporaine de la vision gnostique de Camillo.
2.2.6 Synthèse
Nous avons vu dans cette partie que structures internes et
externes sont intimement liées. Elles dépendent toutes deux
d'un modèle qui, lorsqu'il est identique, rend l'univers signifiant,
unifie l'homme et son environnement. Comme un algo-
1. Ibid., p. 51.
2. Negroponte (Nicholas), L'Homme numérique, Robert Laffont, 1995, p. 139.
3. « La Media Room d'origine comportait plusieurs écrans muraux, des moniteurs
couleurs supplémentaires, des appareils de poursuite du regard, de prise de
commande vocale et de reconnaissance des gestes »: Rheingold (Howard), La
Réalité virtuelle, Dunod, Paris, 1993, p. 98 (Virtual Reality , Summit Books/
Simon & Schuster, New York, 1991).
4. Negroponte (Nicholas), op. cit., p. 140
131

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
rithme fractal, ce modèle envahit notre représentation du
monde, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, avec la
même structure répétée à l'infini. Cette vision idéale d'un univers
unifié structurellement est atténuée par les effets oppres-
sifs de modèles universels créés pour justifier un pouvoir
oppressif, comme ce fut le cas au Moyen Âge.
D’un point de vue pratique, on retiendra de ce parcours dans
l'histoire de la mémoire trois étapes de la réalisation d’un
espace de mémoire: l'établissement d'une taxinomie, l'extraction
d'une structure, la mise en scène (qu’elle soit théâtrale,
cinématographique ou, plus récemment hypermédia) de ces
éléments.
2.3 L'œil intérieur : regard sur nos neurones
À la fin du XIX e siècle, un nouveau champ de l'étude de la
mémoire et de son fonctionnement apparaît avec l'approche
physiologique. Nous essayons ici d'en dégager certains aspects
qui viennent à l'appui de l'utilisation d'architectures de savoir.
2.3.1 Hypermnésique
A.R.Luria, neurologue soviétique, a étudié, de 1920 aux
années cinquante, l'une de ces prodigieuses mémoires, celle de
Cherechevski. Il décrit ainsi la stratégie mnésique de cet
homme:
« Le plus souvent, il « alignait » ces images le long d’une route.
Tantôt c’était une rue de sa ville natale ou la cour de la maison où il
passa son enfance et dont l’image s’était fortement gravée dans sa
mémoire. Tantôt c’était une rue de Moscou. Il suivait fréquemment
cette rue — la rue Gorki le plus souvent, en partant de la place
Maïakovski ; il la descendait lentement et « disposait » les images
devant les maisons, les portes cochères ou les vitrines des magasins,
et puis, sans savoir comment, il se trouvait de nouveau dans son Tor-
132

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
jok natal et terminait la promenade devant la maison de son
enfance… 1 »
Cherechevski tout comme Luria, semble-t-il, ignore tout de
l'ancienne technique mnémonique des images et des lieux.
Nous avons cependant affaire à une méthode basée sur la répartition
d'images dans un lieu artificiel, méthode en tout point
similaire à celle de Simonide et de ses successeurs. Cherechevski
a retrouvé les arts mnémoniques ex nihilo, seul face à sa pro-
pre mémoire.
L'autre caractéristique importante, que l'on retrouve
d'ailleurs chez d'autres sujets hypermnésiques, est la multimo-
dalité des souvenirs (images, sons, odeurs, etc.) et leur transcription
synesthésique en images. Cherechevski aurait déclaré
à un visiteur, «votre voix est jaune et friable 2 » comme si, dans sa
mémoire, le son avait couleur et texture.
2.3.2 Des palais de mémoire
aux palais corticaux (héritage)
Yves Frégnac dans un article intitulé «Les palais corticaux de
la mémoire visuelle 3 » fait explicitement référence au système
des lieux et des images pour introduire sa recherche.
« Combien de pièces ou de représentations distinctes de notre envi-
ronnement sensoriel possède notre cerveau? Peut-on changer la
taille des pièces allouées initialement, c'est-à-dire modifier l'étendue
spatiale dans le tissu cortical des représentations nerveuses qui y sont
inscrites? […] Quelles sont les clefs neuronales de la construction
des palais de la mémoire? 4 »
1. Luria (A.R.), « Une mémoire prodigieuse », in L'homme dont la mémoire
volait en éclats, Le Seuil, 1995, pp.215-216.
2. Luria (A.R.), L'homme dont la mémoire volait en éclats, op. cit., p. 210.
3. Frégnac (Yves), «Les palais corticaux de la mémoire visuelle», in La
mémoire, neuropsychologie clinique et modèles cognitifs, Séminaire de Jean-
Louis Signoret, De Boeck Université, 1996.
4. Ibid., p. 201.
133

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Pour Yves Frégnac, l'art de Simonide est une métaphore opé-
rante dont les éléments peuvent orienter des recherches, mais
surtout servir de supports à des découvertes. Plusieurs aspects
des recherches scientifiques sur la mémoire viennent en effet
étayer la technique ancestrale qui nous occupe.
2.3.2.1 Localisation et réorganisation
La localisation des fonctions et des souvenirs dans le cerveau est
une question depuis longtemps débattue. Les thèses de la phrénologie
se sont effondrées, il n'y a pas de «bosse des mathématiques»,
mais les neuro-physiologistes continuent d'affecter certaines fonctions
à des aires du cerveau. Pour les souvenirs, le problème est assez
délicat. Les expériences menées par Penfield dans les années cinquante
mettent en valeur une « facilitation synaptique établie par le
biais de chaque expérience passée 1 », un souvenir, une situation
créent un «chemin» synaptique privilégié, qui réunit les éléments
constitutifs. En stimulant certaines zones du cortex de
patients épileptiques (maladie qui requiert une intervention
chirurgicale sur le cerveau), il a constaté un rappel d'images et
d'événements passés. La plupart du temps ce rappel consistait
en « l'évocation d'une association multimodale complexe de chaînes
d'événements ou d'émotions. 2 » Il évoque, par exemple, le cas
d’une femme qui, alors que de la cuisine elle écoutait son enfant
jouer dehors, fut soudain effrayée par le danger potentiel que repré-
sentaient les voitures dont elle percevait les moteurs.
Ces expériences mettent en valeur l'existence d'informations
localisées au niveau cellulaire. Une situation marquante créant
un circuit préférentiel de circulation de l'influx, amène à une
multimodalité du souvenir. Frégnac rappelle à ce sujet la théo-
rie de Donald Hebb, selon laquelle une situation perceptive qui
1. Penfield (W.), Perrot (P.), The brain's record of auditory and visual
experience: a final summary and discussion, Brain, 86, 595-696, 1963.
2. Frégnac, «Les palais corticaux…», op. cit., p. 201
134

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
provoque la décharge simultanée de plusieurs neurones, tend à
faciliter leur activation simultanée ultérieure. 1
Il semblerait que le cerveau corresponde à un modèle holographi-
que. L'information serait distribuée à l'ensemble de la structure céré-
brale et résisterait aux lésions partielles, de même qu'un hologramme
n'est pas détruit par la détérioration de son support physique. Pour
Frégnac, enfin, les réseaux corticaux sensoriels primaires où sont dis-
tribuées des représentations nerveuses multiples de notre environne-
ment sont le siège d'un réajustement incessant, fonction de notre
expérience passée. Notre cerveau possède en effet un haut degré de
plasticité même à l'âge adulte. La tendance qui consistait à assigner
aux processus sensoriels un fonctionnement basé sur une grille de
formes établies dans l'enfance, et pour toujours, s'effondre. Nous
pouvons en permanence acquérir et retenir une information au
niveau cortical (réputé immuable), « à la suite d'associations répé-
tées concernant a) des stimuli sensoriels de même modalité ou de
modalités différentes ou b) la motricité projetée de notre propre com-
portement et ses conséquences sur la réafférence sensorielle 2 ».
Les bas niveaux de notre système perceptif sont souples, et il
est clair que la méthode des images et des lieux, qui fait appel à
une déambulation imaginaire, fait partie des moteurs de res-
tructuration de nos structures mentales.
Alain Berthoz et Laurent Petit proposent pour leur part une
modélisation du fonctionnement des saccades de l'œil dans le
processus perceptif; d'après leur hypothèse: « Les mêmes struc-
tures neuronales devraient être utilisées pour les mouvements imagi-
nés et les mouvements exécutés 3 .»
1. Frégnac Yves, 1994, «Les mille et une vies du synapse de Hebb», in La
recherche, dossier «La mémoire», juillet-août 1994, pp. 788-790.
2. Frégnac, «Les palais corticaux…», op. cit., p. 204
3. Berthoz (Alain) et Petit (Laurent), «Les mouvements du regard, une
affaire de saccades, un modèle pour l'étude des circuits de la décision et de
l'imagination motrice», in La Recherche, dossier «Voir dans le cerveau»,
juillet-août 1996, p. 65.
135

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Marc Jannerod le déclare autrement : « Percevoir un objet et
l'imaginer, c'est finalement la même chose. Les psychologues cogni-
tifs et les philosophes le disaient déjà, maintenant, grâce aux nouvel-
les techniques d'imagerie médicale, on le voit. 1 »
La mise en place d'une architecture mentale ou informatique
analogique au réel permet de simuler un déplacement. En
mémorisant un parcours, nous créons un réseau synaptique au
sein duquel la circulation des influx est facilitée. Lorsqu’un
mnémoniste se projette dans son palais de mémoire et y place
des images, il trace un circuit neuronal correspondant. Une
impulsion de départ peut alors lancer le processus de récupération.
Les représentations tridimensionnelles semblent donc à
même de faciliter un apprentissage discret, c’est-à-dire qu’il est
possible de retenir une chaîne complexe d’informations en
parcourant simplement des espaces de données structurés.
2.3.2.2 Rétinotopie
En étudiant en détail les scotomes (petites lésions qui ren-
dent aveugle dans une petite zone du champ de vision), des
ophtalmologistes ont découvert le fait suivant :
« Le monde visuel est systématiquement cartographié à la surface
du cerveau: des objets vus comme adjacents dans l'espace mobili-
sent des parties voisines du cortex 2 . »
Ce phénomène, la rétinotopie, se retrouve dans de nombreu-
ses aires visuelles. À chaque point du cortex correspond un
point du champ visuel, la topographie du cortex suit celle de la
rétine, où se forme la première image neurale du monde exté-
1. Jannerod (Marc), «Un tremplin pour les sciences cognitives», entretien
in La Recherche, « Voir dans le cerveau», juillet-août 1996, p. 25.
2. Reppas (John B.) et al., «La vision, une perception subjective», in La
Recherche, « Voir dans le cerveau», juillet-août 1996, p. 52.
136

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
rieur. Le principe de la rétinotopie crée une analogie claire
entre la structure externe, ce que nous recevons de l'univers, et
la structure interne de notre cerveau; il y a une topographie
commune, une ressemblance, comme si notre cerveau pouvait
receler une cartographie du monde perçu.
2.4 Science-fiction
L'utilisation de métaphores architecturales pour la représentation
de données s’est étendue à la création littéraire. Entre science
et fiction, de nombreux écrivains nous proposent leurs visions,
plus ou moins inspirées, des représentations spatiales de l'information.
Leurs descriptions évoquent la construction d’espaces de
savoirs, d’univers de connaissances, qui sont aussi des lieux métaphoriques
d’actions réelles. Nous avons choisi trois de ces perspec-
tives fictionnelles, parmi les plus représentatives.
2.4.1 William Gibson a-t-il créé le Cyberspace?
Les romans de Gibson ont lancé, dans les années quatre-vingt, le
mouvement cyberpunk qui vient jusqu'à nous. Si Gibson n'a pas
inventé le cyberspace, il l'a nommé, décrit d'une manière halluci-
née et pessimiste, comme un univers froid et malsain. Nous trouvons
dans ses romans des éléments qui nous sont maintenant
familiers, un réseau informatique représenté sous la forme d’architectures
d'informations analogues au réel (bâtiment, rue…), où se
jouent les luttes de pouvoir sous l’œil de divinités régulatrices ou
énigmatiques. Le réel des personnages est fortement oppressif, les
inégalités sociales sont très marquées, de grands consortiums économiques
détiennent le pouvoir, le crime est une institution. Le
cyberespace constitue un univers consensuel et hallucinatoire dans
lequel les personnages peuvent encore espérer des aires de liberté.
Dans ce futur l'information est une marchandise, elle n'enrichit pas
l'homme, elle n'est que le motif de ses guerres.
137

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
2.4.2 Michael Swanwick, un peu de lyrisme
Dans son roman Stations des profondeurs 1 , Swanwick décrit un
univers plus coloré, un space opera où l'humanité est galactique
et dispersée sur plus de cent mondes. Seules les instances diri-
geantes de l'empire ont accès aux univers de données, « système
conventionnel de représentation grâce auquel les gens peuvent se ren-
contrer et agir les uns sur les autres 2 »: l'empire dispersé réunit ses
bureaucrates, ses agents dans une métaphore supportée par les
ordinateurs, les réseaux informationnels. Le pouvoir central est
surtout une entité responsable des transferts de technologies
(de savoirs), il répartit l'information selon les stades de dévelop-
pement estimé des mondes. On trouve dans ses structures
métaphoriques de vastes domaines de connaissance qui offrent
de nombreuses similitudes avec les descriptions de Giordano
Bruno (cf. point 2.2.5) 3
« L'escalier de marbre se divisait et se subdivisait en méandres
gracieux comme des serpents à travers les embranchements des déci-
sions préliminaires. […] Les divers éléments de l'immense système
sont animés d'un flux permanent. Les stations changent constam-
ment d'orbite, ailes et niveaux des bâtiments pivotent les uns par rap-
port aux autres, divergent, fusionnent, interchangent leurs positions
au rythme des restructurations de savoir et des mutations réglemen-
taires. Tout à fait au bout de la structure on aperçoit Cordelia et la
glaciale Katharina, enchâssées dans des infothèques spiralées et cris-
tallines. 4 »
C'est toutefois au théâtre de Camillo qu'il se réfère dans sa
postface, théâtre « agrandi aux dimensions d'un palais. 5 »
1. Swanwick (Michael), Stations des profondeurs, J'ai Lu n°3436, 1993; Stations
of the Tide, Avon Books, 1991.
2. Ibid., p. 151
3. On peut aussi penser aux gravures de Piranèse (cf. par exemple http://piranese.free.fr)
(N.D.E.)
4. Ibid., p. 149 et p. 176.
5. Ibid., p. 317.
138

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
2.4.3 Neal Stephenson, boulevard de Babel
Dans Snow Crash (Le Samouraï virtuel 1 ), Stephenson propose
une vision de l'univers informationnel basée sur un gigantesque
boulevard circulaire au long duquel sont répartis divers bâti-
ments. Toutes les mesures, les tailles sont des puissances de deux,
le binaire étant le modèle divin de cet univers. Les citoyens du
Métavers, nom qu'il donne à cette représentation, sont pour la
plupart issus de logiciels communs (domaine public) et ont des
représentations standardisées (le modèle Brandy pour les filles et
le modèle Clint pour les garçons), c'est le prêt-à-porter du Métavers.
Certains personnages plus nantis, plus doués, disposent
d'images plus riches, non-standards. L'intrigue du roman est
basée sur le pouvoir des langages et notamment sur le langage
suprême, celui qui désigne les choses par leur vrai nom, celui qui
confère le pouvoir sur les choses et les êtres. Cette langue, universelle
par excellence, est celle de Babel.
2.4.4 Synthèse
Nous retrouvons dans la fiction des problématiques déjà exposées
dans les points précédents. Il est fort improbable qu'elles aient
toutes la même source. Si Swanwick indique qu'il a étendu la structure
du théâtre de Camillo à la taille d'un Palais, c'est qu'il ne connaît
que superficiellement l'art de la mémoire. Gibson prétend ignorer
la chose informatique tout comme l'art de la mémoire. Stephenson
puise quelques éléments dans la culture cyberpunk, mais sa recher-
che est surtout liée aux universaux et à leurs dangers. 2
1. Stephenson Neal, Snow Crash, Bantam Books, 1992; Le Samouraï virtuel,
Robert Laffont, 1996 (traduction Guy Abadia).
2. On peut aussi consulter deux autres ouvrages dont le thème est celui des
palais de mémoire, annoncés en 1995 à la convention de Science Fiction de
Glasgow: Jack Dann, The Memory Cathedral (Bantam Books, New-York
1995) et Gill Alderman, The Memory Palace (déjà épuisé à l'automne 2000,
mais il semble exister une suite: Lilith's Castle, Trafalgar Square, 1999).
139

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Les créations des écrivains sont le reflet de notre culture, de
notre époque. De nombreux informaticiens, scientifiques, lisent
ces romans. Ils constituent à la fois une force de proposition pour
les technologies à venir et un miroir des aspirations des hommes.
3. Technologies
3.1 V.R.M.L.
Le V.R.M.L. est, comme le H.T.M.L. (Hyper Text Mark up Language,
le langage avec lequel sont réalisées les pages Web), un langage de
description. C’est un acronyme pour Virtual Reality Modeling Lan-
guage. Il permet de décrire des environnements tridimensionnels,
des «mondes» de manière succincte et aisée. Il a été développé
par Mark Pesce pour permettre à des non-informaticiens de créer
des espaces tridimensionnels sur des ordinateurs. Les mondes
créés en V.R.M.L. sont conçus pour être communiqués, a priori sur
les réseaux informatiques publics comme Internet. Pour Michael
Gough qui a participé en tant qu'architecte à la mise au point de
V.R.M.L., «ce qui était intangible et incompréhensible acquiert enfin
une forme et peut être touché, compris. 1 » L'objectif de V.R.M.L. n'est
en effet pas simplement de proposer des images en 3D à diffuser
sur les réseaux. Le même Michael Gough déclare plus loin :
« L'architecture dans le cyberspace est l'architecture du cyberspace […]
L'espace n'est plus primordial, c'est la communication à travers l'espace
qui le devient. Nous aurons donc besoin d'établir un langage de symboles
qui remplacera à terme la panoplie des formes de l'architecture. 2 »
1. « The intangible and incomprehensible is given form and becomes touchable -
explicable », Gough Michael, in Pesce Mark, 1995, VRML: browsing and building,
New Riders Publishing, Indianapolis (Cyberspace en VRML , Coll. Le Programmeur,
Éd. Simon & Schuster Macmillan France, 1995), chapitre 12, p. 302.
2. « Architecture in cyberspace is the architecture of cyberspace. Space is not the
most important consideration; communication across space becomes paramount.
This will require a langage of symbol that replace the architect’s portfolio
of form… », ibid., chapitre 12, p. 303.
140

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
L'avantage de V.R.M.L. sur les autres descripteurs d'espaces est sa
portabilité 1 et son adaptation aux réseaux, V.R.M.L. ne décrit pas
seulement des formes, il décrit également des liens entre ces formes
et a) d'autres formes, liant ainsi les divers «mondes» du
«cyberespace» b) des documents non V.R.M.L. (textes, sons, images,
etc.). Le langage symbolique dont parle Gough est un descrip-
teur de concepts, une sorte de M.M.L. (Mind Markup Language):
« Si je fais un dictionnaire de toutes les choses que je sais
exister, que j'assigne à chacune un nombre, il devient alors possible
à d'autres personnes d'affecter ce nombre à une représentation
de leur propre dictionnaire. […] La capacité d'éditer et
de contrôler les attributs des représentations des index donnera
à l'utilisateur la capacité de se placer dans une modalité de son
choix. 2 »
On retrouve ici les idées familières d'une taxinomie
exhaustive du savoir et de sa représentation spatiale. Un
autre développement de V.R.M.L. concerne les points de vue,
le fabricant de mondes V.R.M.L. peut spécifier des points de
vue (au sens axes de caméra) pour considérer sa création,
l'autre type de point de vue est de choisir entre son propre
dictionnaire de formes et celui d'un autre. Les mondes
V.R.M.L. sont visibles sous différents axes visuels ou concep-
tuels. Les développements qui sont sans doute déjà opérés
s'orientent vers l'intégration d'un langage de programma-
tion (Java par exemple) permettant d'affecter aux objets des
mondes V.R.M.L., une interactivité forte et des comportements
complexes autonomes.
1. Faculté d’un langage ou d’un programme de fonctionner sur des machines
de types différents.
2. « If I make a dictionnary of everything that I know exists, describes it in the
modalities of my choosing, an give each object a number, it then should be possible
for other people to index that number to a representation in their directory […]
The ability to edit and control the attributes of the representations of indexes will
give the user the ability to tune to the modalities of choice », ibid., chapitre 12,
p. 310.
141

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Créateur de ce langage, Mark Pesce est également un techno-
pagan 1 , un technopaïen dirions-nous:
« Le cyberspace et l'espace magique sont tous deux de pures mani-
festations de l'imagination. Ils sont entièrement construits par nos
pensées et nos croyances. 2 »
Pour Pesce, l'informatique ne se limite pas aux lignes de code,
elle est un moyen de la gnose. On peut entendre dans les réunions
technopaïennes des phrases comme: « Que le plan astral
renaisse dans le cyberspace. 3 » « Sans le sacré, il n'y a pas de différentiation
de l'espace, tout est plat et gris. La première chose à faire,
alors que nous entrons dans le cyberspace, c'est de planter le sacré
dedans. 4 » Encore une fois, les techniques de mémoire (ici arti-
ficielle externe) mènent leurs créateurs vers le sacré, le religieux,
un mouvement spirituel « anarchiste, terrien, célébratoire,
spirituel, qui tente de retrouver la magie, les mythes et les dieux des
populations pré-chrétiennes d'Europe. 5 »
Le cyberespace semble chez ces païens technologiques être
l’espace de la non-oppression, l’espace idéal avec lequel
l’homme peut aspirer à vivre en harmonie
De nombreuses autres technologies sont actuellement développées,
notamment dans le domaine des jeux en réseaux, des
communautés virtuelles et de la vente en ligne. Les logiciels de
1. Davis Erik, «Technopagans», in Wired, 3.07, juillet 95, http://
www.wired.com/wired/archive/3.07/technopagans_pr.html.
2. « Both cyberspace and magical space are purely manifest in the imagination.
Both spaces are entirely constructed by your thoughts and beliefs », Pesce Mark,
in «Technopagans», Davis Erik, op. cit.
3. « May the astral plane be reborn in cyberspace, proclaims a tall sysop in a robe
before sipping the heady honey wine », Davis Erik, op. cit.
4. « Without the sacred there is no differentiation in space; everything is flat and
gray. If we are about to enter cyberspace, the first thing we have to do is plant the
divine in it », Pesce Mark, in «Technopagans», Davis Erik, op. cit.
5. « Several decades old, Paganism is an anarchic, earthy, celebratory spiritual
movement that attempts to reboot the magic, myths, and gods of Europe's pre-
Christian people », Davis Erik, op. cit.
142

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
création et de conception d’espace deviennent plus accessibles
financièrement et plus abordables intellectuellement. Des
ponts se créent entre les données de contenu (essentiellement
des textes) et les formats de rendus. Le cyberespace se construit
doucement mais reste majoritairement plan dans son appa-
rence et sa conception.
3. 2 Moteurs de jeux
L'armée américaine a utilisé, pour l'entraînement de ses mari-
nes une version personnalisée d'un des jeux informatiques les
plus populaires à la fin des années 90, Doom. Ce jeu consiste en
une errance meurtrière dans un univers sombre, gothique, le
joueur doit détruire les personnages, les créatures, les monstres
qui se dressent sur son chemin pour pouvoir continuer à avancer.
L'univers est représenté pour le joueur par une vue subjective dite
« 3D temps réel» du monde qu'il découvre: l’image diffusée par
l’écran évolue en fonction des mouvements indiqués par le
joueur. De nombreux autres jeux du même type ont depuis fait
leur apparition se regroupant sous l'étiquette Doom-like. On peut
considérer l'émergence de ce type de jeux comme un réel phéno-
mène de société tant sa diffusion est importante. Fixé sur son
écran, le joueur parcourt un labyrinthe plus ou moins obscur. Il
bouge pour éviter les projectiles ou les griffes de l'ennemi qui, tapi
dans l'ombre, doit l'empêcher d'aller plus loin, toujours plus loin.
Le but du joueur ne semble pas être la complétion d'un objet,
d'une quête. Il erre, visite un lieu pour en découvrir la forme, les
recoins secrets, les pièges qu'il recèle. Plusieurs heures durant,
il va s'acharner contre un monstre puissant, une porte fermée,
pour passer derrière, voir la suite. Ce qui lui reste à l'issue d'une
partie, c'est une forme architecturale, emplie de créatures
monstrueuses et de pièges redoutables, mémorisée à force de la
parcourir pour arriver au bout. Dans les premières versions de
143

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
ces jeux, le gain, la récompense n'ont qu'une représentation
symbolique. Ce sont des signes. Le joueur ne sauve pas le
monde, ne libère pas de princesse, il ne complète pas de puzzle,
en tout cas pas sous une forme aisément reconnaissable.
Ces jeux nous montrent avec une étonnante candeur ce que
pouvaient être les objets mentaux issus des techniques mnési-
ques de l'Antiquité.
Les créateurs de Doom - ID Software - ne se sont sans doute à
aucun moment posé le problème de créer un programme de
mémorisation, leur jeu permet toutefois de parcourir des archi-
tectures, d'y rencontrer des images frappantes (au sens littéral
du terme) et de retenir une configuration de lieux, leur organisation
interne et la ou les manières de les parcourir. Ces lieux
sont assez similaires aux palais de mémoire de l'Antiquité pour
concevoir que les jeux comme Doom peuvent être des supports
de mémoire, de discours.
On peut dès lors considérer que les lieux de ces jeux sont les
fragments d’un discours et l’espace un langage, l'outil de la
transmission d'une représentation du monde ou d'une
mémoire. Nous pouvons nous exprimer avec ce langage de
manière consciente, utilisant ces jeux comme des moyens
d'expression, comme un médium très particulier, nouveau, dis-
simulé. Ce langage se situe entre l'architecture et le cinéma, il
offre une vision cinétique sur des lieux construits.
Nous disposons d’outils nous permettant de réaliser notre propre
lieu, notre propre expression. Ce sont les «éditeurs de
niveaux», logiciels la plupart du temps du domaine public (gratuits
ou peu onéreux), qui permettent la fabrication de lieux, de
personnages, de sons, pour des jeux comme Doom. Ils s'appellent
Worldcraft, Quakemap, Xpack… et on peut les télécharger par
Internet très facilement, ils sont «livrés» avec un mode d'emploi.
Leur utilisation n'est pas toujours très simple et ils nécessitent un
temps d'apprentissage mais une fois les bases acquises, on peut à
144

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
l'aide de micro-ordinateurs communs créer son propre univers,
ses propres lieux de mémoire. Il est possible avec du temps et du
courage de métamorphoser l'univers guerrier de ce jeu en un uni-
vers de connaissance, de spectacle. L'aspect et les comportements
des «monstres» peuvent être modifiés, les pièges peuvent se
muer en mécanismes signifiants…
Ces lieux peuvent alors être parcourus par d'autres, visités,
compris. Ces jeux peuvent être joués en réseau, plusieurs per-
sonnes peuvent se trouver simultanément dans un même lieu.
Chaque joueur peut alors voir les autres évoluer dans l'univers
3D, tout en effectuant sa propre visite.
Les éditeurs de niveaux pour Doom-like constituent sans
doute le premier kit de fabrication de palais de mémoire électro-
niques. À la différence de leurs aînés, ces palais peuvent être
visités en tant que tels. Ils ne sont plus uniquement des sup-
ports pour la mémoire, fermés aux regards extérieurs et dont on
ne perçoit qu’une ombre. Nous pouvons visiter la mémoire de
leurs créateurs, et tenter d’en extraire le sens, la substance.
Débarrassés des contraintes de la construction réelle, qu’elles
soient économiques ou physiques, nous pouvons concevoir
toute architecture mémorielle, considérer l’espace comme un
support aussi aisé à utiliser qu’une feuille de papier. Définir des
structures spatiales dont le seul but est la structuration, la trans-
mission d’une connaissance, dont les seules contraintes sont
celles de notre compétence à investir l’espace.
4. Conclusion
L’utilisation d’un espace consensuel analogique au réel
comme interface métaphorique pour les échanges d’informa-
tions sur les réseaux informatiques prend du temps et n’abou-
tira sans doute à aucune de ses représentations actuelles. Les
145

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
machines comme les logiciels évoluent, les humains égale-
ment. Nous devons apprendre à travailler avec et dans l’espace
numérique, nous sommes encore dans un entre-deux, transposant
des schèmes intellectuels issus principalement du livre sur
un média intrinsèquement différent.
Comme les plaidoiries des antiques rhéteurs, nos connais-
sances peuvent être structurées en espaces. Nous avons besoin
de ces représentations pour appréhender des ensembles
d’informations de plus en plus complexes. Nos livres, simples
surfaces bidimensionnelles, ne permettent pas d’exprimer
simultanément les nombreuses interrelations qu’entretien-
nent les éléments de nos réflexions. La conception et la réalisa-
tion d’ensembles cohérents d’informations complexes
(comme par exemple un site Internet de grande taille) mettent
en jeu des notions d’organisation spatiale des contenus. La
réflexion préalable consiste bien souvent en la manipulation
de zones, d’espaces, d’objets graphiques menant à la réalisation
de véritables architectures d’informations.
« Quand l’esprit humain organise un corps de pensée, il le fait
presque immanquablement en termes d’imagerie spatiale. […] Le
plan d’un bâtiment est l’organisation spatiale des pensées relatives
à ses fonctions. À l’inverse, toute organisation de pensée prend la
forme d’une structure architecturale. 1 »
Des lieux de la rhétorique aux représentations tridimensionnelles
de l’informatique en passant par les théâtres du monde,
nous ne pouvons que constater l’attrait qu’exercent les méta-
phores architecturales pour l’organisation de nos mémoires.
Quels sont donc les rapports entre la conception d’un bâti-
ment, la répartition des informations au sein d’un site web et le
fonctionnement de notre mémoire? À quelles évolutions sera
1. Arnheim Rudolf, 1977, Dynamique de la forme architecturale, Pierre Mardaga
éditeur, Bruxelles 1986, p. 267.
146

Métaphores architecturales pour mémoires artificielles
soumise l’organisation bidimensionnelle du discours et des
savoirs inhérente à la chose imprimée?
Ces questions à peine effleurées dans le présent essai trouveront
sans doute quelques réponses dans un avenir proche, quel-
ques-unes d’entre elles s’aideront peut-être des techniques
anciennes de la mémoire, des rêves d’universaux de la Renaissance
ou des bureaux virtuels, premières interfaces graphiques
des ordinateurs.
5. Bibliographie
(cf. aussi bibliographie générale en fin de volume)
147
Roland DECAUDIN
ARNHEIM (Rudolf), Dynamique de la forme architecturale, 1977,
Pierre Mardaga éditeur, Bruxelles 1986.
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Nouvelles technologies et arts de la mémoire
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Kyberspass 1
Une brève histoire du cyberespace
Considérons désormais que le cyberespace est le principal
édifice de mémoire actuellement en construction.
Le mot cyberespace est apparu dans une nouvelle de
William Gibson (Burning Chrome, 1982), et a très vite fait flo-
rès après sa définition dans le roman Neuromancer du même
auteur (1984) : « Une hallucination consensuelle vécue quotidien-
nement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs,
dans tous les pays […] Une représentation graphique de données
extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. »
Cette représentation graphique en trois dimensions, qu'on
appelle aussi la matrice, « tire ses racines des jeux vidéo les plus
primitifs, des tout premiers programmes graphiques et des expéri-
mentations militaires avec les connecteurs crâniens ». Projetée au
sol, cette matrice prend l'aspect d'un pavage orthogonal, on
l'appelle donc aussi the Grid, la Grande Grille horizontale qui
s'étend à l'infini. Le cyberespace est donc dès le début struc-
turé comme l'espace ordinaire: un espace euclidien 3D, avec
temps linéaire et gravitation verticale. Les quelques tentati-
ves de visualiser (sur un écran plat !) des espaces moins
1. De l'allemand Kyber («cyber») et Spass (« plaisanterie»). La traduction
allemande usuelle est évidemment Kyberraum, comme dans Lebensraum
ou living-room.
151

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
linéaires (à la Mœbius, relativistes… 1 ) ont, semble-t-il, été
abandonnées très vite.
Qu’un mot venu de la science-fiction passe dans le vocabulaire
usuel est un fait assez rare pour être souligné: l'un des pré-
cédents n'est autre que le mot «robot » (inventé par Karel
Capek dans sa pièce R.U.R. 2 , Prague 1920, à partir d'une racine
slave qui signifie «travail»).
En 1982 également, le film Tron (S. Lisberger), dérivé lui aussi des
premiers jeux vidéo, avait déjà proposé une première visualisation
de cet espace de mémoire, de ce paysage de données où se déroulait
l'action: mais aucun mot n'avait alors été créé pour le désigner.
L'interface graphique ne s'imposa pas tout de suite. Un autre
film marquant de la même époque (Wargames, J. Badham,
1983) l'ignore complètement: les dialogues entre le jeune
pirate et l'ordinateur militaire se déroulent en mode texte, style
Dos ou Unix. À y bien réfléchir, on ne communiquait guère
autrement avec les ordinateurs à l'époque: la sortie des pre-
miers Mac date seulement de 1984.
Assez curieusement, un synonyme français acceptable de
cyberespace a été créé dès 1983, également dans une nouvelle
1. Un artiste comme Bériou pouvait parler, lors du Siggraph 1992 (salon
de l’infographie qui se tient chaque année aux États-Unis), de la nécessité
de « casser l’image purement focale, avec une perspective, un point de fuite, et tout
ça… »; il arrivait trop tard, et à vrai dire, bien peu parmi le personnel spécialisé
l'auraient suivi (cf. L’œil du Cyclone, Canal Plus, 30 octobre 1992) ).
Dans la même émission, évoquant des « parcours labyrinthiques », il poursuivait
: « Je crois que c’est comme cela que fonctionne aussi la mémoire… C’est
une série d’instantanés, qui ont leur profondeur dans l’espace, qui sont des instants,
et c’est petit à petit la juxtaposition de tous ces instants qui crée
l’itinéraire… »; on peut voir une réalisation de ces considérations dans sa
bande vidéo « Ex Memoriam ».
2. Capek (Karel), R.U.R. (Rossum's Universal Robots), in Quatre pas dans
l’Étrange, coll. «Le rayon fantastique», n°79, Hachette, Paris, 1961. On ne
s'étonnera pas d'y voir apparaître un personnage féminin principal du nom
d'Hélène Glory, qui se double d'une «robote», comme dans Metropolis
quelques années plus tard. Pour une analyse de la pièce, voir en particulier
Rieusset-Lemarié (Isabelle), La Société des clones à l'ère de la reproduction multimédia,
Actes Sud, 1999.
152

Kyberspass
de science-fiction: il s'agit du mot «computosphère», dans La
Vallée des ascenseurs, de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne 1 .
L'action se passe à l'intérieur d'un super-ordinateur appelé
Wotan. Ce Wotan est une machine unique, isolée: Internet est
à l'époque à peu près inconnu en France, d'autant plus que la
DGT (Direction Générale des Télécommunications, ancêtre de
France Télécom), vient de lancer le Minitel 2 , et tient à le pro-
mouvoir et à le protéger. Christian Huitema, qui vécut ces
années-là, témoigne:
« Louis Ponzin et ses collègues avaient, dès 1973, développé en
France le réseau Cyclades, à peu près au même moment que le
réseau Arpanet aux États-Unis et suivant les mêmes principes. Le
nom de Cyclades, qui évoquait un archipel dont les îles seraient
les premiers ordinateurs interconnectés, est resté assez célèbre
chez les chercheurs. Mais, alors qu'Arpanet allait donner nais-
sance à l'Internet, Cyclades fut progressivement démantelé à la
fin des années soixante-dix. L'expérience avait parfaitement mar-
ché, mais l'administration française des télécommunications
avait décidé qu'elle n'avait aucun avenir. […] le risque aurait été
trop grand de se faire polluer par l'hérésie américaine, et l'administration
des télécommunications préféra nous éviter cette tenta-
tion. Il fallut attendre… 3 »
Gibson n'était pas seul. D'autres auteurs de science-fiction
écrivaient dans la même veine. Ils furent qualifiés de cyber-
punks par le journaliste Gardner Dozois. Cette épithète,
qu'ils n'agréaient guère, fut très vite discutée, en particulier
à la convention de Science-Fiction d'Austin, en 1985. Le lec-
teur intéressé pourra se rapporter à la présentation des cyber-
1. Corgiat (Sylviane) et Lecigne (Bruno), La Vallée des ascenseurs, in Univers
1983, J'ai Lu n°1491, Paris, 1983. Le mot computosphère est depuis largement
tombé dans l'oubli, mais la médiologie, qui connaît déjà la logosphère,
la graphosphère et la vidéosphère, pourrait l'ajouter à sa panoplie.
2. Marie Marchand et le Spes, Les Paradis informationnels, Éditions Masson,
Paris, 1986.
3. Huitema (Christian), Et Dieu créa l'Internet, Eyrolles, Paris, 1995, p.21.
153

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
punks par Norman Spinrad 1 . On ne peut recenser ici les
nombreuses publications des cyberpunks ou apparentés
(livres, mais aussi disques, films, vidéos, jeux de rôles, jeux
sur ordinateur…). On citera pourtant au moins Bruce Sterling
(Schismatrix, Mozart en verres-miroir, Islands in the net où
l’on retrouve la métaphore de l’archipel qui avait inspiré le
nom de Cyclades 2 ), ainsi que Pat Cadigan (en particulier
Mind Players 3 , où le fantasme de branchement à l'ordinateur
est particulièrement bizarre: connexion via le nerf optique,
après énucléation réversible —les yeux étant artificiels).
En 1986, Gibson publiait Count Zero, la suite de Neuromancer,
puis concluait sa trilogie en 1988 avec Mona Lisa Overdrive. On
y retrouve plusieurs personnages des deux livres précédents. La
nouvelle macroforme qui y apparaît dans le data-landscape de
la Conurb est un énorme empilement de biopuces appelé
l'aleph. Première lettre de l'alphabet hébreu, première carte du
tarot, nom générique des transfinis, titre d'une nouvelle célèbre
de Borges. Sally, qui fut Molly dans Neuromancien, qui fut
Rikki dans Burning Chrome, partira avec dans le désert.
Ces romans populaires racontent les mésaventures de paumés
cybernétiques en quête sinon de la vie éternelle, au moins
de leur survie. En quelques centaines de pages, Gibson a cons-
titué une proto-mythologie, d'un optimisme très mesuré, de
l'avenir qui se prépare.
1. Spinrad (Norman), «Les Neuromantiques», in Univers 1987, J'ai Lu
n°2165, Paris, 1987; «The Neuromantics», in Isaac Asimov's Science Fiction
Magazine, 1986. Selon Norman Spinrad, il existait à l'époque «un journal de
critique neuromantique, Cheap Truth (La Vérité à bon marché), publié à Austin
sous pseudonyme». Voir aussi la note de Rudy Rucker, «What is
Cyberpunk?», in Transreal, WCS Books, Englewood, Colorado, 1991; ainsi
que la préface de Jean Bonnefoy à l'édition française de Island in the Net (Les
Mailles du réseau, t. I, coll. «Présence du Futur», n° 508, Denoël, 1990).
2. Les Mailles du réseau, coll. «Présence du Futur», n° 508 et 509, Denoël,
1990.
3. Pat Cadigan, Mind Players, Victor Gollancz Ltd, Londres, 1988, non traduit
en français.
154

Kyberspass
Les antécédents du cyberespace sont nombreux — ou, si l'on
préfère: le concept de cyberespace unifie et explique une
grande diversité de phénomènes apparents 1 .
Bien avant Gibson, les pseudo-réalités faisaient partie de la
panoplie de la science-fiction, mais en tant qu'éléments disparates,
et souvent sous prétextes de drogues ou de folie. On
trouve déjà des bio-implants primitifs dans Terminus les étoiles,
de Bester (1958), ainsi que des effets de synesthésie calligrammatique.
Les rêves provoqués, paradis artificiels, etc., sont déjà
présents dans La Cité et les astres d'Arthur C. Clarke (où cela
s'appelle des «sagas»), et dans O dyssée sous contrôle de Stephan
Wul, datant tous deux des années cinquante. On trouve des
pirates informatiques dans Sur l'onde de choc, de John Brunner
(1975), et des personnages en vie suspendue interconnectés à
l'intérieur d'un système dans Ubik, de Philip K. Dick, et même
bien plus tôt, dans The machine stops 2 , nouvelle de 1909 à propos
d'un univers où chacun est isolé dans une sorte de niche,
toutes ses fonctions et ses communications avec l'extérieur
étant prises en charge par la Grande Machine Centrale. Dans
un tel univers, la seule chose qui puisse se produire est que la
machine cesse de fonctionner. Que cette nouvelle avait été proposée,
en tant qu'épreuve d'anglais, au concours d'entrée à
Polytechnique de 1968, peut être considéré comme un intéres-
sant exemple de coïncidence historique, de synchronicité, ou
plus simplement d’anticipation inconsciente des événements.
1. « Le concept de spectacle unifie et explique une grande diversité de phénomènes
apparents », Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1993,
thèse 10.
2. Forster E.M., The machine stops, première publication dans Oxford and
Cambridge Review en 1909, copyright ©1947 E.M. Forster. En http://brighton.ncsa.uiuc.edu/~prajlich/forster.html,
Paul Rajlich commente:
« Anybody who uses the Internet should read E.M. Forster's The Machine Stops…
It is a chilling, short story masterpiece about the role of technology in our lives. Written
in 1909, it's as relevant today as the day it was published » («Quiconque utilise
l’Internet devrait lire La machine s’arrête… Cette nouvelle est un chef
d’œuvre à propos du rôle de la technologie dans nos vies. Écrite en 1909, elle
est aussi pertinente aujourd’hui qu’au jour où elle fut écrite»).
155

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Mais les racines du cyberespace remontent plus loin.
Que la première machine à réalité virtuelle ait été la grotte de
Lascaux, est pour les cybernautes une plaisanterie rebattue.
Dans Inside the screen: Virtual reality and the Broceliande of
electronic hallucination, Tom Shippey examine le cyberespace à
la Gibson: « C'est de la science-fiction, mais il y a aussi une forte
composante de chamanisme (développée par Gibson lui-même en
1986 dans la suite de Neuromancien, Count Zero, influencée par
le vaudou). Depuis des millénaires existe la superstition selon
laquelle le chaman qui envoie son esprit hors de son corps peut aller
trop loin, rencontrer un ennemi, et ne pas revenir. En ce qui concerne
le cyberespace […] tout le monde s'est demandé, une fois ou l'autre,
s'il était possible de passer «à travers l'écran du moniteur» comme
une moderne Alice — mais ce n'est qu'une image. Pas une possibi-
lité. Pour être franc, le cyberespace de Gibson ressemble plus à la
forest avantureuse de la romance médiévale, un espace sans carte où
avoir des aventures, qu'à quoi que ce soit d’existant alors ou
maintenant 1 .»
En allant plus loin encore, on arrive à des composantes
anthropologiques fondamentales.
En Indonésie, de nos jours encore, il existe des montreurs
d'ombres, les Dalang. Lorsqu'un bébé naît pendant une repré-
1. « This is science-fiction, but there is also a strong element of shamanism
about it (developped indeed by Gibson in his voodoo-influenced successor to Neuromancer,
Count Zero, in 1986), for millenia there has been a superstition that
the shaman who sends his soul out of his body may go too far, meet an enemy,
and not return. As for cyberspace, […] everyone has wondered at some time
whether you can go «Through the Monitor-Screen» like a modern Alice — but
only an image. Not a possibility. Gibson's cyberspace, to be frank, is much more
like la forest avantureuse of medieval romance, a mapless space in which to have
adventures, than anything then or now really existing »: Shippey (Tom),
«Inside the screen: Virtual Reality and the Broceliande of electronic
hallucination», article publié dans le supplément littéraire du Times du 30
avril 1993, p.3. Tom Shippey est professeur de littérature anglaise médiévale
à l'université de Leeds, et éditeur de l'Oxford Book of Science Fiction Stories.
156

Kyberspass
sentation, on le présente au Dalang, qui lui donne un nom et
l'incorpore parmi les ombres 1 . Ce besoin archaïque d’incorporer
le nouveau-né dans une histoire à caractère spectaculaire ou
mythique, dans un réseau de significations sociales, est tou-
jours vivace parmi nous. Car après une naissance, que faisonsnous
? Nous prenons le bébé en photo ou en vidéo (la bande
magnétique durera sans doute moins longtemps que le négatif
argentique noir et blanc), puis nous allons le déclarer à la Mairie,
qui s’empresse de l’introduire dans ses ordinateurs.
Dans la séquence «état civil» de L'Homme à la caméra (Dziga
Vertov, 1929) 2 , déjà mentionnée, un plan revient à plusieurs
reprises, d'une caméra juchée sur le toit d'un immeuble et
tenant sous son feu toute la ville. Un esprit chagrin en conclurait
que c’est bel et bien Vertov qui a inventé la vidéo-sur-
veillance.
1. « Vers trois heures du matin, au moment où se joue l’épisode final de la
grande bataille, les spectateurs sont déjà passablement assoupis. Puis c’est au
tour des musiciens du gamelan de s’écrouler sur leurs percussions de cuivre, donnant,
du fond de leur sommeil, à point nommé, le juste coup. Bientôt le théâtre
d’ombres n’est plus que le rêve collectif de son public et de son orchestre, emportés
sur la nef endormie dont seul le Dalang en éveil détient les clés. Mais cette
nuit-là, un cri réveilla en sursaut les dormeurs, dont j’étais. Le cri d’un nouveauné,
que la sage-femme du village portait, encore tout barbouillé des entrailles de
sa mère, sur la scène, dans les bras du Dalang. Conformément à la coutume, le
Dalang nomma le bébé, puis projeta son ombre sur le drap du théâtre, tissant
déjà sa vie avec celle des mythes. » in « Java, la philosophie de l’ombre », Carnet
de voyage d’Elizabeth Prasetyo, France Culture, vendredi 13 août
1993, vers 20h30).
2. « Rues et tramways se croisent. Immeubles et autobus. Jambes et sourires.
Mains et bouches. Épaules et yeux. Volants et roues tournent. […] Hommes et
femmes se rencontrent. Naissances et morts. Divorces et mariages. […] Comment
un œil ordinaire, non armé, peut-il y voir clair dans ce chaos visuel de la vie en
course?» in Projet, circa 1928, in Dziga Vertov, Articles, journaux, projets,
UGE, coll. «10/18», n°705, Paris, 1972. Saisir la totalité de la ville (et de la
vie) par le cinéma est un projet assez fréquent en ces années-là. Outre Vertov,
citons entre autres Moscou, de Mikhaïl Kaufman (frère et cameraman
de Vertov) (1926), Berlin, symphonie d'une grande ville de Ruttmann (1928),
Études sur Paris de Sauvage (1928, récemment retrouvé et restauré), À propos
de Nice (1930) de Vigo (dont le cameraman n'était autre qu'un autre frère
cadet de Vertov, Boris Kaufman).
157

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Tout récemment encore, le titre du premier livre de la trilogie
de Gibson est bien Neuromancien, et non pas Nécromancien : le
jeu de mots n'est pas innocent, il désigne bel et bien un jeu de
mort. Dans Tron, un informaticien plonge dans son ordinateur
pour remonter sa bien-aimée. Cette nouvelle mouture du
mythe d'Eurydice transforme l'intérieur de l'ordinateur en
domaine des morts, en Enfers.
Il y a de toute évidence bien des sous-entendus dans la définition
que donne de lui-même le rabbin Hillel dans Le Golem de
Gustav Meyrinck : « Je tiens le registre des vivants et des morts. 1 »
Sans doute tient-il aussi, mais sans le dire, le registre des mortsvivants
et des créatures artificielles 2 .
Les 4 et 5 mai 1990 se tenait à l'université d'Austin la première
conférence sur le cyberespace, qui passait ainsi de la sous-culture
de la science-fiction à un début de respectabilité universi-
taire 3 . La traduction française du terme devint d'usage courant
vers 1995.
Actuellement (été 2001), le cyberespace est davantage un
rêve ou un projet qu'une réalité fonctionnelle. Il y a bien un peu
de fausse conscience, plusieurs idéologies plus ou moins implémentées,
différentes techniques et procédures parcellaires,
mais tout cela n'est pas encore condensé en une nouvelle for-
mation technologique mature (une technologie n’étant rien
d’autre que l’union cohérente d’une technique et d’une idéolo-
1. «[Ich] führe die Register über die Lebendigen und die Toten » (Der Golem,
chapitre x, «Licht», Verlag Ullstein GmbH, Francfort, 1981, p.118). À la
panoplie des interfaces permettant de passer «de l’autre côté», il faut bien
sûr rajouter le chapeau (melon?) trop étroit d’Athanasius Pernath.
2. Breton (Philippe), À l'image de l'homme (du Golem aux créatures virtuelles,
Éd. du Seuil, Paris, 1995.
3. Benedikt (Michael) (sous la direction de), Cyberspace: First Steps, Presses
du mit, 1991. Ces quatre cent pages en petits caractères, avec des contributions
aux titres aussi alléchants que Anciens rituels pour un nouvel espace,
Ontologie érotique du cyberespace, Le Corps réel voudra-t-il bien se lever ?, Architectures
fluides dans le cyberespace, etc., attendent toujours d'être traduites en
français.
158

Kyberspass
gie). Mais qu’on se rassure: la «nouvelle économie» y tra-
vaille.
La Grande Foire ou : du cinéma au cyberespace
en passant par la société du spectacle
Avec les jeux vidéo, le cinéma est de toute évidence une autre
des racines du cyberespace.
Dès les années 1910, l'écrivain, journaliste et critique italien
Riccioto Canudo invente l'expression « septième art » pour dési-
gner le cinéma, qu'il caractérise comme un «art de totale
synthèse 1 ».
En 1935, dans Les Lunettes de Pygmalion 2 , nouvelle de Stanley
Weinbaum, c'est bien après un refus de Georges Westman que
le savant (apparemment fou) fera au narrateur (assurément
ivre) une démonstration de son « paracosmos ». Pourquoi West-
man a-t-il refusé le dispositif? Parce qu'il ne peut satisfaire
qu'un seul consommateur à la fois. Les allusions à Kodak et au
kinétoscope sont évidentes. Pour passer dans le « paracosmos »,
on chausse des lunettes branchées non pas électroniquement
sur un ordinateur, mais chimiquement sur un appareil à élec-
trolyse. Dans le « paracosmos », le narrateur rencontre une cer-
taine Galatée…. Deux remarques s'imposent :
1) la mémoire contenant le rêve, ou le programme, n'est pas
électro-magnéto-optique, mais chimique: c'est en activant
l'électrolyse qu'on lance le processus. Peut-être à l'époque
n'envisageait-on de synthèse que chimique, à la façon d'I.G.
Farben? Le liquide-mémoire-programme semble posséder
quelques propriétés holographiques.
1. Canudo (Riciotto), «La théorie des sept arts», in Lherminnier (Pierre),
L'art du cinéma, Seghers, Paris, 1960, p. 39.
2. Weinbaum (Stanley), «Les Lunettes de Pygmalion», in Les Meilleurs
Récits de Wonder Stories, J'ai Lu, n°663, Paris, 1976.
159

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
2) Référence est faite aussi à un certain Bishop Berkeley, qui
résulte vraisemblablement d'une erreur de traduction: c'est de
l'évêque Berkeley qu'il s'agit. Qu'est-ce donc que la réalité
virtuelle? C'est de l’idéalisme assisté par ordinateur.
En 1955, alors que Frances Yates vient d’exposer dans une
conférence au Warburg Institute le plan du théâtre de la
Mémoire de Camillo, Morton Heilig trace les plans de son
«Théâtre de l'Expérience», et en 1962, dépose le brevet du Sen-
sorama Simulator, sorte de machine à réalité virtuelle indivi-
duelle à base de projection cinématographique 1 . En cette
même année, alors que Chris Marker réalise La Jetée, Armand
Cauliez écrit : « Au-delà de la forme et du fond, [Jacques] Tati nous
propose une expression globale: celle d'un monde virtuel, — d'une
création personnelle –, d'une vision poétique. 2 »
En novembre 1980, Theodor Nelson, un des fondateurs de
l'hypertextualité, publie un article affirmant l'analogie entre
un système informatique interactif et un film: « J'utilise le terme
«virtuel» dans son sens traditionnel, opposé à «réel». La réalité
d'un film recouvre par exemple la façon dont le décor a été réalisé, ou
la manière dont les acteurs ont repris leurs marques entre deux prises,
mais est-ce vraiment là ce qui importe? La virtualité du film, c'est
ce qu'il semble contenir. La réalité d'un système informatique
comprend la manière dont ses données sont organisées, ou le langage
informatique dans lequel il a été programmé, mais là encore, est-ce
bien important? Ce qui est important, c'est ce qu'il donne à voir, ce
qu'il semble être. 3 »
1. Cf. Rheingold (Howard), La Réalité virtuelle, Dunod, Paris 1993; Virtual
Reality, Summit Books/Simon & Schuster, New York, 1991, p.55.
2. Cauliez (Armand J.), Jacques Tati, Éd. Seghers, coll. «Cinéma
d'aujourd'hui», Paris, 1962, p.24.
3. Nelson (Theodor), «Interactive systems and the Design of Virtuality»,
Creative Computing, novembre-décembre 1980, pp.56-62; cité par Howard
Rheingold, op. cit., pp.190 et 396.
160

Kyberspass
Au printemps 1989, à l'occasion de la présentation par Autodesk
du projet de communauté virtuelle Cyberia, ce même Nelson affirme
que « l'informatique est en réalité une sous-branche du cinéma 1 ».
À partir du début des années quatre-vingt-dix, le cinéma,
cette « littérature vaste et complexe 2 », va tenter de s’emparer du
cyberespace naissant (à moins que ce ne soit l’inverse), d’abord
en tant que composant scénaristique. Depuis toujours, il avait
l'habitude de traiter avec les royaumes de l'imaginaire. Citons
entre autres les nombreux Voyages dans la Lune (Méliès, Zecca,
Chomon, etc .), Alice au Pays des Merveilles (Disney), Le Magicien
d'Oz (Fleming), la fin énigmatique de 2001 Odyssée de l'Espace
(Kubrick)… Le cyberespace s'est d'abord moulé dans ces ancien-
nes formes: un nouveau décor pour d'anciennes actions.
En 1992, Le Cobaye (The Lawnmower Man , réalisation Farhad
Mann) reprend le thème du savant fou perdant le contrôle de
sa créature: il s'agit, comme d'habitude, de devenir le maître du
monde, mais cette fois par l'intermédiaire des réseaux. The
Ghost in the Machine (réalisation Rachel Talalay, 1995) traite le
thème du tueur en série: ayant été transféré dans les circuits
lors d'un accident de scanner, il se déplace le long des fils, se
matérialise et se dématérialise à son gré le temps de perpétrer
ses horreurs. Au-delà des synthèses 3D déjà banales, ces films
essayent d'apporter un peu de nouveau : proliférations fractales
dans l'espace virtuel, retour du tueur à l'espace réel par con-
densation de nuages de particules.
En 1995, avec Johnny Mnemonic (réalisation Richard Longo),
on a une première tentative de visualisation du cyberespace à
la Gibson. Keanu Reeves, que l’on retrouvera dans Matrix, tient
déjà le rôle principal. L'intrigue reprend encore un schéma
classique: un courrier (le héros) transporte quelque chose (de
l'information) que les «méchants» veulent lui prendre. Que ce
1. Rheingold (Howard), op. cit., pp.189-190. Apparemment, c’est l'inverse
qui serait en train d’advenir: le cinéma deviendrait une sous-branche de
l'informatique (un film réellement interactif n'est plus un film: c'est un jeu).
2. Borges Jorge Luis, «Films», Discussion, Gallimard, 1966, p. 64.
161

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
quelque chose soit une sorte de bio-puce dans son cerveau ou
un plan dissimulé dans quelque recoin de son anatomie ne
change pas grand-chose au scénario ni à son apparence physique.
Que le temps lui soit compté est un classique du genre. Plus
nouveau: pour la première fois à notre connaissance, on a uti-
lisé pour ce film le logiciel de synthèse 3D-Studio tournant sur
des ordinateurs PC. Pour créer un cyberespace convaincant, les
responsables des effets spéciaux ont imaginé une sorte de ville
moderniste, et se sont inspirés de l'œuvre de l'architecte et
urbaniste Hugh Ferriss (années trente). Ne nous gaussons pas
trop de ce retard de soixante ans: après tout, l'imagerie de La
Guerre des étoiles remonte à la science-fiction des années 1940,
et traite les combats spatiaux comme des combats aériens de ces
mêmes années; il semble que l'on ait encore quelques difficul-
tés à dépasser l'imagerie de la Seconde Guerre mondiale.
Un pas décisif est franchi avec The Matrix, des frères Wachowsky
(1998). La synthèse du cyberespace y est grandement simplifiée,
puisque c'est notre monde habituel, que nous croyions naïvement
réel, qui est le cyberespace: il suffit donc de le filmer comme d'habitude,
aux précautions usuelles de mise en scène près. L'augmenta-
tion de puissance de calcul des systèmes, et du réalisme des
simulations, rend ce renversement possible: s'il n'est plus possible
de distinguer à vue d'œil une image truquée d'une image réelle, toutes
les images réelles deviennent suspectes, et peuvent être réputées
synthétiques. Du coup, le film peut récapituler dans un joyeux
désordre nombre de clichés venus du cinéma antérieur: en vrac et
liste non limitative, Superman, les films de kung-fu, le western-spaghetti,
20000 lieues sous les mers, Ice, les hommes en noir, les films
de guerre et les shoot’em-up, et Tex Avery 1 . Çà et là, pendant quel-
1. Parmi les commentaires qui ont souligné la post-modernité de ce
capharnaüm, on retiendra par exemple les contributions de Elisabeth
Bronfen et Slavoj Zizek au Symposium International Inside The Matrix: zur
Kritik der zynischen Virtualität, qui s’est tenu le 28 octobre 1998 au Zentrum
für Kunst und Medientechnologie de Karlsruhe (http://on1.zkm.de/net-
Condition.root/netcondition/navigation/symposia/default).
162

Kyberspass
ques secondes, l'illusion tombe, le système dysfonctionne, et on
voit le réel derrière le simulacre: les composants de l'image «réelle»
se transforment en silhouettes, dans lesquelles cavalcadent des hor-
des de zéros et de uns. Pour le reste, quand on n'est pas dans les
égouts, on est dans le virtuel.
En 1998 encore, un autre film marque durablement l’imagerie
du cyberespace: eXistenZ de David Cronenberg. Son option
ostensiblement low-tech manifeste l'invasion et l'instrumenta-
lisation rampantes de la vie quotidienne par les manipulations
biologiques, comme une face habituellement cachée du cybe-
respace. De ce point de vue, eXistenZ est probablement plus
actuel, et peut-être plus prophétique 1 , que Matrix, marqué, fut-
ce en négatif, par l’idéologie positiviste, scientiste high-tech
spectaculaire, et dont une citation de Roger Dadoun éclairera
peut-être les ambiguïtés: «[…] régression à des stades infantiles,
prégénitaux, préœdipiens de la libido, permettant de valoriser
l'image d'une mère archaïque fortement ambivalente, à la fois enve-
loppe utérine protectrice […] et puissance démoniaque, castratrice,
dévoratrice, appelant pour être neutralisée ou domptée l'intervention
héroïque du Fils. 2 » (il s'agit d'un des fantasmes les plus caractéristiques
du fascisme).
Un facteur nouveau apparaît explicitement dans The Matrix :
les hommes en noir, les «agents». Jusqu'à présent, on ne ren-
contrait dans le cyberespace, double de l'espace «réel», que des
clones ou des reflets issus de cet espace «réel»: en particulier
les avatars des autres joueurs connectés au même moment.
Maintenant apparaissent des êtres, certains diraient des formes
de vie, spécifiques, qui ne vivent que dans cet environnement :
1. Sur l'Internet Movies Database (http://www.imdb.com/), hans-81, de
Berlin, Germany, nous rappelle à propos de eXistenZ le 22/11/1999 que, dès
1964, Stanislaw Lem avait développé dans sa Summa technologica une
vision biologisante du cyberespace et de la réalité virtuelle (appelée Phantomatik
dans la traduction allemande).
2. Dadoun (Roger), Cent fleurs pour Wilhelm Reich, Éd. Payot & Rivages,
Paris, 1999, pp. 222-223.
163

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
les habitants du mirage, les insectes du miroir. Ces créatures
sont encore très primitives, mais évoluent très rapidement; les
expressions «ver», «couleuvre», «virus informatique» ne
resteront peut-être pas toujours des métaphores.
Au premier chef, bien sûr, les publicités, en pop-up sur nos
écrans, et même si possible spécialement customisées à notre
intention. Ces « interlocuteurs fictifs qui [nous] entretiennent unilatéralement
de leur marchandise, et de la politique de leur
marchandise 1 » sont encore assez faciles à éliminer, avec quel-
ques programmes «tueurs» spécialisés.
Puis viennent les «agents intelligents ». Leur intelligence,
dans les programmes grand public, est encore embryonnaire, et
leur bonne volonté parfois envahissante. Mais il en est qui ne
sont ni si voyants, ni si aisément désactivables. Sur les réseaux,
ils se bornent pour l'instant à recueillir de l'information. Le
Taïga du SDECE, l'Echelon de la NSA, le Carnivore du FBI (rebap-
tisé DCS1000 début 2001), sont les futurs ancêtres de l'Oracle et
des agents intelligents de la Matrice.
En fait, outre les «programmes» auxquels s’affrontait le pro-
tagoniste de Tron (1982), un exemple d'agent était déjà apparu,
mais sans être nommé comme tel, dans le film Harcèlement (réa-
lisation Levinson, 1994). À l'approche de la crise finale, le héros
cherche à pénétrer, en réalité virtuelle, dans l'intranet de son
entreprise: il s'en fait chasser par le gardien, qui se manifeste
sous la forme d'un ange modèle standard (le héros se tirera du
péril, en fin de compte, par l'intermédiaire d'une technologie
plus ancienne, une télécopie à sa secrétaire).
Plus généralement, qu'est-ce qu'un film? C'est, dans la plupart
des cas, une série, une combinaison linéaire de rencontres
avec des puissances plus ou moins inconnues (notons que cette
définition ne s'applique pas seulement aux films de fiction,
mais aussi aux films documentaires, et même à nombre de jeux
vidéo). Convenons de noter X i la rencontre avec la i-ème puis-
1. Debord (Guy), La Société du spectacle, op. cit., thèse 218, p.166.
164

Kyberspass
sance, et supposons qu'il y ait a i rencontres dans le film. Le
nombre de ces rencontres est fini, puisque aucun film ou jeu
vidéo pour l'instant n'est interminable; le nombre des puissan-
ces à rencontrer est donc aussi fini; soit n ce nombre. En bouleversant
la chronologie, et en rassemblant les différentes
puissances, nous pouvons donc mettre le film sous la forme:
a 0 +a 1 X+a 2 X 2 +a 3 X 3 +…+a i X i +…+a n-1 X n-1 +a n X n = ? a i X i
Nous avons mis notre film sous la forme réduite d'une combinaison
linéaire de puissances: formellement, ce n'est rien d'autre
qu'un polynôme de degré n. À ce polynôme correspond non seulement
le film dont nous sommes partis, mais toute une série de
films proches (même nombre de rencontres avec les mêmes puissances,
mais dans un ordre différent). Nous avons gagné en abs-
traction et en généralité, mais ce que nous avons perdu, c'est la
spécificité de cette histoire, de cette narration particulière. Ce n'est
pas très gênant, car de toute façon l'inclination naturelle du
mathématicien face à une telle forme est d'écrire au bout de la
ligne que l'ensemble est égal à zéro —ce qu'esthétiquement la plupart
des téléfilms construits par combinatoire de personnages et
de situations confirment à première vue et en quelques secondes.
Bien sûr, un autre polynôme correspondrait à une autre
famille de films, plus ou moins proches. On pourrait aussi élar-
gir encore la problématique aux cas à plusieurs catégories
d'inconnues dans le même film, d'où polynômes à plusieurs
variables, mais il ne faut quand même pas «hexagérer».
La question devient donc: comment passe-t-on d'un film à
un autre, d'une combinaison à une autre, d'une forme linéaire
à une autre? Dans le vocabulaire de l'algèbre linéaire, la
réponse est: par l'intermédiaire d'une matrice.
Nous avons donc une réponse, non seulement à la question
«Qu'est-ce que la Matrice?», mais aussi à la question
«Pourquoi se demander ce qu’est la Matrice?» Une matrice,
c'est un opérateur, une transformation qui transforme une
165

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
forme linéaire en une autre. Comment passe-t-on d'une telle
transformation à une autre? Par l'intermédiaire d'une autre
matrice. Qu'est-ce que la Matrice? Le corps de l'ensemble des
applications linéaires qui se transforment les unes les autres.
La Matrice est finalement bien nommée. Métaphorique-
ment, et peut-être pas seulement, The Matrix renvoie bel et bien
à l'ensemble des formes linéaires, et donc en particulier à
l'ensemble des formes filmiques possibles.
Revenons donc au cinéma, pour en repartir. Ces films de la
fin des années quatre-vingt-dix apportent encore quelque
chose de nouveau.
Jusqu’alors, le monde «réel» et le monde «virtuel» apparais-
saient comme distincts. Les protagonistes passaient de l'un à
l'autre selon le déroulement du scénario. Il fallait donc expliquer
et montrer au spectateur comment s'effectuaient ces passages. Le
cinéma avait depuis longtemps élaboré des codes visuels pour
manifester le passage d'un monde à l'autre: habillement spécial,
ingestion de philtres, abaissement d'un levier, passage au flou,
fondu enchaîné, plongée dans le miroir du Sang d'un poète (Cocteau,
1931), et des figures plus complexes. On les retrouvait dans
les rites de passage des films cyberspatiaux: soumission à une
machine (célibataire) extérieure au corps, costume ou prothèse de
données, branchements et connectique…
Parmi ces prothèses, il en est une qui mérite quelques mots:
les lunettes. Tout le monde a vu cette image du voyageur
virtuel: hâve, épuisé, mal rasé, mal en point, chaussé d'énor-
mes lunettes aveugles, et muni d'un hyperlien au cou: ce n'est
rien d'autre que l'affiche du film L'Aveu (réalisation Costa-
Gavras, 1970). On trouve sans difficultés des antécédents à
cette image : le voyageur dans le temps et la mémoire de La Jetée
(1962), les images des alpinistes redescendant après avoir
vaincu l'Everest (1953), les portraits des premiers aviateurs et
automobilistes au début du XX e siècle… Au vu de ces seules images,
une conclusion s'impose: la réalité virtuelle est un milieu
peu favorable à la vie, où on respire très mal, et où on risque sa
166

Kyberspass
peau. Pour effacer ces mauvaises connotations, les publicitaires
n'ont souvent pas trouvé mieux qu'une jeune femme casquée,
Minerve ou Walkyrie.
Mais avec les représentations récentes du cyberespace, il peut
n'apparaître ni machine, ni prothèse. Les condensations et les éva-
porations de nuages de particules de Wild Palms (réalisation
Hewitt, Bigelow, Nordon, Joanou, 1997) sont parfois visiblement
associées à des dispositifs techniques, parfois non. Un personnage
de Tron (1982) était expédié dans le virtuel par un balayage laser
qui l'effaçait ligne par ligne du monde réel: on trouve le processus
inverse, mais sans laser ni explication, dans cet unique plan de
Level Five (1997) où Laura apparaît ligne par ligne. Condensations,
déplacements, élaborations secondaires… On ne peut que
penser à l'élaboration des rêves. On peut admettre l'hypothèse de
dispositifs cachés, de nano-technologies échappant à la perception
du spectateur. Mais s'agit-il bien encore de passer d'un monde
à l'autre? Dans les films récents, point n'est besoin de s’attarder
sur les détails du processus. L'abandon progressif de ces différentes
métaphores du passage, et l'utilisation généralisée du simple raccord
cut à peine préparé, sous-entendent qu'il s'agit en fait du
même monde. Plus de rite de passage, plus de gardien du seuil…
d'où inquiétantes confusions et étrangetés.
On sait depuis Freud à quel point les plaisanteries et les jeux de
mots peuvent à la fois masquer et révéler une réalité sous-jacente
des plus sérieuses. Considérons la vieille plaisanterie, tout à fait
pertinente et maintes fois vérifiée, selon laquelle «un bon film,
c'est d'abord une bonne histoire, ensuite une bonne histoire, et
enfin une bonne histoire». Soumettons-la au jeu des traductions
successives. Nous connaissons tous des films qui sont de vrais
films, de bons films, et qui, mise à part celle qu'ils font vivre au
spectateur, n'ont pas d'histoire, ou si peu, ou une mauvaise. Mais
qui compensent ce manque d'histoire par une construction, un
tissage serré. Le radical latin text dit à peu près la même chose que
le radical grec histo : passant du grec au latin, la phrase devient
«un bon film, c'est d'abord un bon texte, ensuite un bon texte, et
167

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
enfin un bon texte» —affirmation dont ne disconviendront pas
les amateurs de théâtre filmé.
Retournons au grec: l'histologie est un mot savant qui désigne
la science des tissus organiques; si l'on admet que l’histoire est à
l'histologie ce que le texte est au textile 1 , la vieille plaisanterie
devient: «Un bon film, c'est d'abord une bonne histologie,
ensuite une bonne histologie, et enfin une bonne histologie.» On
peut si l'on veut lire ou écrire tissu, ou toile, à la place d'histologie.
Changeons encore une fois de langue: un tissu de mensonges
se dit en anglais a web of deceit ; les Canadiens francophones ont
francisé le World Wide Web en Grande Toile Mondiale Qu'est-ce
donc qu'un bon film? C'est d'abord un bon web, ensuite un bon
web, et enfin et surtout un bon web. Et là, ce n'est plus une
plaisanterie : la démonstration en fut apportée en 1999 par le Blair
Witch Project (écrit et réalisé par Daniel Myrick et Eduardo Sán-
chez II). Ce film, l'un des plus gros succès commerciaux de l'année
pour une mise de fonds dérisoire, avait été précédé pendant un an
d'une campagne de rumeurs sur le web, visant à en crédibiliser
l'histoire. Cette préparation fut décisive pour le succès de l'opération.
Qu'est-ce donc qu'une histoire? C'est l'un des parcours
linéaires possibles —si possible le meilleur (mais à quel point de
vue?) —dans un tissu de mensonges.
Il nous faut donc maintenant considérer ce monde mixte, où
le réel et le virtuel sont présentés comme indiscernables. Le
thème est vieux comme le monde, et bien connu au cinéma:
les héros de Sherlock Junior (Keaton, 1924) et de La Rose pourpre
du Caire (Allen, 1985) sortent de leur écran comme les Indiens
de Hellzapoppin (Potter, 1942), comme bien d'autres, cepen-
1. Pour les Dogons, les dents sont le peigne de la parole: « les entrecroisements
de la chaîne et de la trame enserraient les mêmes paroles, nouvel enseignement
qui devenait l’héritage des hommes et que les tisserands transmettaient de
génération en génération, au claquement de la navette et au bruit aigre de la poulie
du métier dite «grincement de la parole» » (Griaule Marcel, Dieu d'eau, Éditions
Arthème Fayard, Paris, 1966, p.27). Lacan retrouvera ce rapport de la
parole à l'étoffe: “Le textile est d'abord un texte” (Lacan Jacques, Séminaire
livre VII : l'éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1986, p.268).
168

Kyberspass
dant que d'autres encore n'arrivent pas à sortir des labyrinthes
de Marienbad (Resnais, 1961) et de The Cube (Natali, 1998).
« On ne peut opposer abstraitement le spectacle et l'activité sociale
effective; ce dédoublement est lui-même dédoublé. […] Chaque
notion ainsi fixée n'a pour fond que son passage dans l'opposé: la
réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. 1 » Remplaçons
dans la citation précédente «spectacle» par «virtuel»; nous
obtenons la formulation suivante : « On ne peut opposer abstrai-
tement le virtuel et l'activité sociale effective; ce dédoublement est
lui-même dédoublé… Chaque notion ainsi fixée n'a pour fond que
son passage dans l'opposé : la réalité surgit dans le virtuel, et le virtuel
est réel.» Si l'on remplace dans la totalité du livre
«spectacle» par «virtuel», ou quelque chose d'approchant,
obtient-on une théorie du cyberespace? Si l'on considère le
cyberespace comme une sorte de cinéma expansé, la société
cyberspatialisée est-elle la société du spectacle augmentée?
Nombre de thèses de l'ouvrage, soumises à un tel traitement,
continuent à faire sens, et tout d'abord la célèbre thèse1:
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions
modernes de production s'annonce comme une immense accumula-
tion de programmes. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné
dans une programmation» (l'original vient directement de
Marx, c'est la première phrase du Capital). Voyons-en d'autres:
—thèse4: « Le cyberespace n'est pas un ensemble d'images,
mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images
(= des icônes dynamiques).»
—thèse6: « Le cyberespace, compris dans sa totalité, est à la
fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n'est pas
un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur
de l'irréalisme de la société réelle […] Il est l'affirmation omnipré-
sente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation
corollaire […]»
1. Debord (Guy), La Société du spectacle, Gallimard, Paris 1992, thèse 8,
p.6.
169

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
—thèse166: « C'est pour devenir toujours plus identique à lui-
même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile, que
l'espace libre de la marchandise ( = le cyberespace) est désormais à
tout instant modifié et reconstruit. »
—thèse216: «[…] l'activité rêvée de l'idéalisme s'accomplit
également dans le cyberespace, par la médiation technique de signes
et de signaux — qui finalement matérialisent un idéal abstrait. »
—thèse218: «[…] La conscience cyberspatiale, prisonnière
d'un univers aplati, borné par l'écran du cyberespace, derrière lequel
sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fic-
tifs qui l'entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la
politique de leur marchandise […] Ici se met en scène la fausse sortie
d'un autisme généralisé. »
Debord n'a jamais été autant couvert de louanges que depuis
son suicide. Il faut bien convenir que le spectacle continue, et
que le cyberespace en est la forme la plus avancée. Comme dit
un jour Philip K. Dick (l'auteur du livre dont fut tiré Blade
Runner) : « Nous vivons encore dans la caverne de Platon; le pro-
blème, c'est que tous les films qu'on nous passe sont pourris. »
Cinéma et cyberespace partagent un ancêtre commun: la
Foire. Le rôle des forains dans la vulgarisation scientifique au
tournant du XX e siècle commence à être reconnu : musée des
Arts Forains à Paris fin 1994, exposition à la grande halle de La
Villette fin 1995… On peut se demander si cela a jamais cessé.
La fête foraine se peuple maintenant de métiers 1 électroniques,
projections hémisphériques, jeux vidéo… et, dans ces foires
1. Pour désigner leur instrument de travail, les forains n’utilisent pas le mot
«manège», mais le mot «métier» (comme chez les tisserands: «métier à
tisser»). Le premier vient de l’italien maneggiare («manier»), le second du
latin ministerium, peut-être condensé avec mysterium. Bloch et Wartburg
notent dans leur Dictionnaire étymologique de la langue française (PUF, 1994,
p.406) que ministerium, en latin de basse époque, désignait déjà la vaisselle, et
que le terme manager, « sorte d’impresario », dérive lui aussi de maneggiare. Dans
le rapport manège/métier se croisent donc à nouveau les fils du tissage, de la
religion, de l’économie, de la cuisine et de la manipulation. Peut-on dire qu’à
la foire, le public aime à se faire manipuler cent fois sur le métier?
170

Kyberspass
fixes que sont les parcs d'attractions 1 , de cinémas dynamiques.
Le cinéma dynamique résulte du couplage du Showscan de
Douglas Trumbull avec les dispositifs d'animation des fauteuils.
La projection à 60 images/seconde procure une excel-
lente illusion de réalité, et les mouvements des fauteuils sont
synchronisés avec le film. Le tout ressemble à un simulateur de
vol ou de conduite, et en effet, la plupart des rides (ainsi
appelle-t-on souvent les films exploités dans ces salles) consis-
tent en travellings avant continus, sans coupure mais avec
beaucoup de secousses, presque toujours en images de syn-
thèse. L'expérience ne dure cependant jamais plus de quelques
minutes, tant pour des raisons techniques que d'endurance
humaine et de rentabilité économique (ces salles coûtent cher,
contiennent peu de spectateurs, ses clients sont fortement
secoués). Ces nouvelles attractions, ces nouveaux jeux de vertige
assistés par ordinateur prennent dignement leur place à
côté du Train des Fantômes et du Grand-Huit, et l'on envisagera
donc, si l'on veut, le cyberespace comme un début de cinéma
dynamique expansé.
Mais la foire d’attractions, telle que nous la connaissons de nos
jours, remonte tout au plus au milieu du XIX e siècle. Auparavant,
les foires étaient, au moins depuis le Moyen Âge, des foires com-
merciales. Depuis le printemps 2000, nul ne peut ignorer que
l’Internet se développe à grande vitesse dans le sens du com-
merce. La «nouvelle économie» a fait couler des flots de com-
mentaires et drainé des flots de capitaux. Apparemment, le
cyberespace, dans l'expansion de sa composante marchande,
renoue tout simplement avec une tradition que l’on avait un peu
perdue de vue: « Le cyberespace est le moment où la marchandise
est parvenue à l'occupation totale de la vie sociale. C'est tout le travail
vendu d'une société qui devient globalement la marchandise totale
dont le cycle doit se poursuivre. […] ceci n'est encore vrai localement
1. Gros consommateurs d'images de synthèse, ces parcs de loisirs peuvent
être considérés comme une version abâtardie de la Cité du Soleil.
171

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
que sur quelques points, mais déjà vrai à l'échelle universelle qui est la
référence originelle de la marchandise, référence que son mouvement
pratique, rassemblant la Terre comme marché mondial, a vérifié. […]
La société porteuse du cyberespace ne domine pas seulement par son
hégémonie économique les régions sous-développées. Elle les domine
en tant que société du cyberespace. 1 »
Qu'est-ce que ce «nouveau marché»? C'est, à terme, la tota-
lité des représentations de l'existant. Et c'est bel et bien un marché
à terme: sur ce marché comme sur les autres, et comme à la
guerre (ainsi parlait Clausewitz), de temps en temps, il faut
payer comptant.
Certains vont répétant que, par le cyberespace, on aura accès à
tout. Bien sûr que non! Outre le fait qu’il faudra payer, et que tout
le monde n'y aura donc pas accès, certains étant d'avance plus
égaux que d'autres, il est évident que les données sensibles ou profitables
seront protégées. Seuls seront pleinement ouverts au
public les services de télé-achat. Sur un mode quelque peu ubuesque,
on a ainsi déjà vu début 1995 une célèbre compagnie ferro-
viaire refuser de rembourser des voyageurs qui avaient pris par
Minitel leur billet pour un train fantôme qui n'est jamais venu.
À cause de quelle guerre, de quelles nécessités, les pays surdéveloppés
sont-ils en train de se doter de cet ersatz, de ce produit de
synthèse? On peut trouver des éléments de réponse dans l'histoire.
Marey, déjà, recrutait ses modèles au bataillon sportif de Joinville et
était donc financé, au moins partiellement, par l'armée (pour
laquelle le problème de la marche du fantassin et du cheval était, à
l'époque, crucial, on l'imagine aisément). Virilio a montré 2 la part
du militaire dans la constitution du cinéma classique, et elle est évidente
dans la constitution de l'industrie de l’image de synthèse et
du cyberespace. Starwars y a joué un rôle, d'abord le film (qui doit
1. La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1993, thèses42, 39 et 57, pp.25,
22 et 36.
2. Virilio (Paul), Guerre et cinéma I: logistique de la perception, Éd. de l’Étoile,
Paris, 1984.
172

Kyberspass
tant et plus à la science-fiction des années quarante), puis les projets
de bouclier anti-missiles des années Reagan et Bush —dont on sait
maintenant que certaines démonstrations furent truquées. Lors-
que les scientifiques européens immigrés furent mis au travail mili-
taro-industriel dans le cadre du Projet Manhattan, beaucoup
étaient persuadés que cela ne marcherait pas, et que de tels indivi-
dualistes ne pourraient pas coopérer. Pourtant, une première expé-
rience comparable avait eu lieu dix ans auparavant à Hollywood:
les cinéastes immigrés européens avaient été mis au travail spectacularo-industriel
à Hollywood, et ça avait fonctionné. Et de même,
le Projet Manhattan fut mené à son terme dans le temps imparti.
Aujourd'hui, les jeux apparaissent comme les retombées non-
militaires de processus du même ordre. Ils sont la part la plus avan-
cée du développement de l'industrie de l'ersatz, du virtuel et de la
synthèse. On peut se demander quel type de prochaine guerre —
spectaculaire, forcément spectaculaire —ils préfigurent. À quoi
bon conserver le service militaire obligatoire, si les jeunes mâles de
la génération montante s’entraînent déjà de leur propre gré et
avec plaisir, et même payent pour cela?
De plus en plus, le cyberespace tend à devenir l'espace réel, ou
du moins à se prendre pour tel. L'industrie du virtuel et de la syn-
thèse se constitue peu à peu en ce qu’on a déjà pu appeler le com-
plexe réalito-industriel 1 . Tout ce qui tombe dans une sorte
d'inexistence informatique, risque de tomber bientôt dans
l'inexistence tout court. Selon les termes que K.H. Volkmann-
Schluck appliquait au fondé de pouvoir Joseph K, cela n'a pas de
« permis de séjour dans l'être 2 ». Cherchant à définir ce que pour-
rait bien être L'Objet du siècle 3 , le psychanalyste Gérard Wacj-
1. Cf. Rheingold ( Howard), op. cit., p. 135.
2. Volkmann-Schluck (K.H.), Bewusstsein und Dasein in Kafkas Prozess,
Neue Rundschau, fasc.1, 1951; cité par Joseph Gabel, La Fausse Conscience,
Éd. de Minuit, Paris, 1962, p. 225.
3. Wacjman (Gérard), L'Objet du siècle, Éd. Verdier, Paris, 1998. Voir aussi
ses commentaires à propos de l’œuvre de Jochen Gerz (colonne de Hambourg,
monument invisible de Sarrebruck…).
173

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
man, après avoir raconté et commenté la légende de Simonide,
passé en revue et récusé divers concurrents plus ou moins sérieux,
concluait à quelque chose qui ne serait même pas une ruine, plutôt
une sorte d'hyper-trou de mémoire, invisible et oublié.
En effet, sans objet, il n'y a plus moyen de faire éventuelle-
ment objection.
Mais que le référent matériel ait disparu des mémoires
n'implique pas qu'il ait matériellement disparu. Et son retour
risque de faire des dégâts à proportion de sa masse.
Les valeurs actuellement en cours dans le milieu spécialisé
sont des valeurs économiques et politiques (d'où stratégies,
enjeux de pouvoir, etc.). Cette industrie avance par ses côtés les
plus archaïques. Il ne manque que la composante religieuse
pour que l'idéologie du virtuel et de la synthèse se moule dans
la triade dumézilienne, et l'on a pu voir que cette composante
n'est pas absente, même si elle n'est pas en première ligne (visite
de l'abbaye de Cluny à «Imagina 93»; débat Mondzain/Di
Falco lors de la journée INA/Sorbonne du 19/03/94 1 …). Les pro-
jections géantes relèvent plus de la grand-messe collective et
catholique, le face-à-face solitaire avec l'ordinateur davantage
de la relation directe du protestant avec son dieu. Les unes
comme les autres, et comme le cinéma à ses débuts, se heurtent
aux problèmes théologiques de l'incarnation et de la présence
réelle.
Je clique, donc je suis
Assimiler spectacle et cyberespace est un jeu facile, il peut
continuer, j'y renvoie le lecteur. Mieux vaut chercher les
endroits où ça ne marche pas, ou moins bien.
1. Les actes en furent publiés par l'INA: Techniques/Sociétés/Culture: Va-ton
vivre par écrans interposés? (Deuxièmes Rencontres Sorbonne/INA, 19
mars 1994), Inathèque de France, Dépôt Légal de la Radio-Télévision, 4, av.
de l'Europe, 94366 Bry-sur-Marne Cedex.
174

Kyberspass
Par exemple les thèses63-65: «[…] Selon les nécessités du stade
particulier de la misère qu'il dément et maintient, le cyberespace existe
sous une forme concentrée ou sous une forme diffuse. […] Le cyberespace
concentré appartient essentiellement au capitalisme bureaucratique […]
Le cyberespace diffus accompagne l'abondance des marchandises, le
développement non perturbé du capitalisme moderne… 1 »
Mais l'idée même de cyberespace concentré apparaît légère-
ment absurde: l'Internet, qui en est la meilleure approxima-
tion que nous ayons pour le moment, a justement été construit
pour ne pas avoir de centre, pour être aussi polycentrique que
possible. Il tend à réaliser cette propriété théologique autrefois
étudiée par Borges, qui est d'avoir son centre partout et sa cir-
conférence nulle part 2 . On ne peut lui imposer un centre de
contrôle —très exactement un cybercentre — sans en annuler
immédiatement les bénéfices escomptés. Jusqu'à présent, il
semble assez incompatible avec les régimes politiques centrali-
sés. Si certains nœuds de communication sont plus importants
que d'autres, et certains acteurs plus potentats que d'autres,
aucun n'est indispensable, et ne peut devenir hégémonique
sans compromettre l'ensemble du système. Si l'Internet est à
l'évidence un agent de diffusion du spectacle, et va parfois de
pair avec des états bizarres chez certains «internautres», il ne
semble pas pouvoir devenir un état second.
En revanche, le cyberespace marchand semble bien être une
des formes de spectacle diffus, non centralisé, les plus avancées.
Si un robotnik est un travailleur, et une robotnika une travailleuse,
le pluriel unisexe est le même, et le cri du chœur des
cybermarchands devient: « Travailleurs travailleuses, robotniki
de tous les pays, connectez-vous!» On ne voit pas pourquoi le
conformisme, l'amnésie systématique et le désir de sujétion
cesseraient à l'orée du cyberespace.
1. Debord Guy, La Société du spectacle, op. cit., pp.41-42.
2. Borges Jorge Luis, «La sphère de Pascal», Enquêtes, Gallimard, Paris,
1957.
175

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Reste que la communication spectaculaire est
« essentiellement unilatérale 1 », de l'émetteur vers de nombreux
récepteurs, alors que la communication sur l'Internet est mul-
tilatérale, tout récepteur pouvant aussi émettre, ou mettre des
données à disposition, et ne s'en privant souvent pas.
En effet, le facteur nouveau qu'apporte le cyberespace, et qui
le différencie fondamentalement du spectacle, c'est bien évi-
demment l'interactivité dans les programmes. Je clique sur une
icône, et ce qu’il se passe est bien différent du simple zapping.
Dans le spectacle selon Debord, « là où le monde réel se change en
simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les
motivations efficientes d'un comportement hypnotique 2 ». Mais
dans le cyberespace, si les images, les icônes, sont indéniable-
ment des êtres réels, elles ne sont pas nécessairement hypnoti-
ques. Elles peuvent être dynamiques, et on peut en
programmer les effets. « Les sites les plus consultés aujourd'hui
sont les sites de pages persos », souligne Valentin Lacambre, créa-
teur et responsable d’altern.org 3 . Et de ces pages personnelles,
il y en a des centaines de millions de par le monde. La passivité
n'est pas une malédiction inévitable.
L'outil de cette interactivité, l'icône dynamique, hiéroglyphe
ou idéogramme 4 , «mot bleu» ou hot word, on en retrouve un
antécédent chez Eisenstein 5 . Quelle différence peut-il donc
bien y avoir entre une image dynamique, au sens du cinéma
classique, et une icône d'ordinateur? À y bien réfléchir, pas tel-
lement. Une image dynamique est une image qui produit un
certain effet sur le spectateur, qui l'amène à certaines réactions,
qui lui fait vivre une expérience et modifie éventuellement son
1. Debord Guy, La Société du spectacle, op. cit., thèse 24, p. 12.
2. Debord Guy, La Société du spectacle, op. cit., thèse 18, p. 9.
3. «Je ne veux pas ficher mes utilisateurs», interview dans Libération, 13/
07/2000, p. 27.
4. Lévy (Pierre), L'Idéographie dynamique, Paris, La Découverte, 1994.
5. Cf. Amengual (Barthelemy), «Eisenstein et les hiéroglyphes», in Écran
73, n°16, juin 1973.
176

Kyberspass
comportement. Il en résultera des conséquences pratiques. Lit-
téralement, ça fait de l'effet. Il n'y a qu'à voir la réaction des
publics primitifs ou enfantins, lorsque apparaît le méchant et
qu'on ne leur a pas encore appris qu'au cinéma, il faut se taire:
tout le monde hurle, trépigne et cherche à avertir le héros. Ces
tentatives de participation du public manifestent le manque
d'interactivité inhérent au cinéma, peut-être proche de l'interdiction
du passage à l'acte dans le dispositif psychanalytique.
De nos jours et dans nos contrées, cela ne se produit plus guère
qu'au Guignol. Mais le cybernaute branché a toujours sous la
main sa souris. La réaction peut être immédiatement réflexe.
L'un des plus grands défis technologiquement posés est cer-
tainement le couplage de la projection hémisphérique géante,
du cinéma dynamique et de l'image de synthèse interactive à
haute définition en temps réel. On aurait alors la possibilité
d'immersion en réalité virtuelle non pas d'individus isolés cha-
cun dans sa niche, mais de groupes de plusieurs dizaines de
spectateurs-acteurs physiquement réunis en un même lieu.
Imaginons maintenant que chacun de ces spectateurs ait sous
la main un ou plusieurs boutons, et que l'effet de ces boutons
s'étende non seulement à la représentation en cours, mais au
loin dans le monde réel. Une image dynamique donne envie de
cliquer dessus. On imagine aisément les applications en termes
de voyages virtuels interactifs ou de jeux — ou de démocratie
directe. Si le cinéma est sorti des jouets optiques du XIX e siècle,
que va-t-il sortir des jeux de la fin du XX e ?
Pour la plupart des gens, une icône est une sorte d'image
sainte, éventuellement dotée de propriétés magiques —et la
technologie, à laquelle ils ne comprennent rien, ou ne veulent
rien comprendre, est pour eux indiscernable de la magie. Une
icône orthodoxe est un objet visible renvoyant à une divinité
invisible, non réellement présente 1 ; quelle différence avec une
1. Cf. Mondzain (Marie-José), Image, icône, économie, Éd. du Seuil, Paris,
1996.
177

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
icône d'ordinateur, objet visible renvoyant à un programme
distant et distinct ?
La question devient donc: qui écrit les programmes derrière
les icônes?
C’est ici que nous voyons passer, derrière le décor, l'ombre
d'un personnage vieux de plus de douze siècles: l'iconoclaste,
le casseur d'images, cette fois sous les espèces du pirate informatique,
du hacker 1 . Son ancêtre détruisait les images en les trai-
tant d'idoles, il a plutôt tendance à les ridiculiser 2 . Récemment
encore, début février 2000, une «attaque» (en fait une forme
un peu sophistiquée de bourrage de boîtes à lettres) suffit à met-
tre hors service, pendant plusieurs heures, les ordinateurs de
plusieurs stars de la «nouvelle économie», provoquant des
pertes en bourse, un flot de commentaires et beaucoup d'émo-
tion dans les milieux spécialisés. « Et si le but poursuivi par les
intrus, sorte de Robin des Bois des temps modernes, était de faire tom-
ber ces entreprises du piédestal sur lequel économistes, politiques et
médias les ont mises?», s'interrogeait Libération le 10/02/2000,
p.3. Bien sûr, tous les pirates informatiques ne sont pas des
«hacktivistes», de même que tous les bandits ne sont pas des
Robin des Bois. Mais il n'est pas difficile de deviner à qui va la
sympathie du public.
Dans ses rapports au collectif, le cyberespace, son nom même
le dit, est dès l'abord un espace de gouvernement. Mais chaque
gouvernement isolément éprouve quelques difficultés à le contrôler,
alors même qu'il en éprouve l'impérieuse nécessité. Dans
ses variantes individuelles, le cyberespace pourrait être l'espace
du self-government. Il peut aussi devenir un espace onirique
technicisé, traduction informatique de paradis artificiels dont
Gérard de Nerval, Vathek, Henri Michaux et Louis II de Bavière,
1. Un des exemples les plus connus: Collectif Chaos Computer, Danger,
pirates informatiques, Plon, Paris, 1989; Das Chaos Computer Buch, Rowohlt
Verlag, 1988.
2. Un exemple récent parmi tant d’autres: «Qui a peur de Dennis
Moran?», in Le Monde du 01/07/2000, p. 14.
178

Kyberspass
entre autres, ont déjà éprouvé les limites. Le projet nietzschéen
de sculpture de soi, de construction de sa propre existence
comme œuvre d'art, ou le projet situationniste de réalisation de
l'art dans la vie quotidienne, se résumerait dans ce cas au con-
trôle d'un clone. Le fantasme de la connexion directe de plu-
sieurs systèmes nerveux humains interfacés par ordinateur
laisse présager l'émergence d'une pornographie et d'une prostitution
adéquates au sida —en attendant qu'un nouveau virus
infecte la connexion neuro-informatique. On peut à coup pres-
que sûr appliquer aux «réalités virtuelles» ce que Jim Morrison
disait déjà en 1967 des multimédias: « Les multimédias sont
invariablement de tristes comédies. Ils fonctionnent comme une
espèce de thérapie de groupe pittoresque, un accouplement morose
d'acteurs et de spectateurs, une semi-masturbation mutuelle. Les
acteurs semblent avoir besoin de leur public, et les spectateurs trouveraient
ces mêmes vagues titillements dans une exhibition de mons-
tres ou une fête foraine, et de plus raffinés et complets divertissements
dans un bordel mexicain. 1 »
Et donc, le cyberespace n'est pas, ou pas encore, le spectacle
porté à un niveau supérieur. Des luttes confuses y sont en cours,
dont les médias traditionnels nous apportent de temps à autres
des échos parfois feutrés, parfois tonitruants, souvent distordus
ou mal compris. Le film The Matrix a fondé là-dessus son succès
ambigu. Des dizaines de millions de jeunes, sur tous les conti-
nents, s'y sont reconnus, qui ne deviendront pas tous l'Élu, ni
sa compagne. Ils ont payé leur place pour entrer dans la salle.
Ils n'ont pas attendu que la télévision ou le net leur apporte gratuitement
(?) le film à domicile. S'il ne saurait y avoir de Grand
Manitou ni de Grand Satan sur les réseaux, qu'est-ce que la
1. « Multimedias are invariably sad comedies. They work as a kind of colorful
group therapy, a wœful mating of actors and viewers, a mutual semimasturbation.
The performers seem to need their audience and the spectators — the spectators
would find this same mild titillations in a freak show or Fun Fair and
fancier, more complete amusements in a Mexican whorehouse. » (Morrison Jim,
Seigneurs et Nouvelles Créatures, op. cit., pp. 136-137).
179

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Matrice? Henri Poincaré concluait déjà ainsi La Valeur de la
Science, en 1905: « Toute action doit avoir un but. Nous devons
souffrir, nous devons travailler, nous devons payer notre place au
spectacle, mais c'est pour voir; ou tout au moins pour que d'autres
voient un jour. 1 » Ayant vu, que deviendront-ils —et surtout,
que feront-ils? « Partout où il y a représentation indépendante, le
spectacle se reconstitue. 2 ». À eux peut-être plus tard, mais à nous
maintenant, de contrôler nos représentations.
Subsiste le problème du vrai et du faux, du «document de
synthèse» qui peut parfois être «vrai» (par exemple dans le cas
de la visualisation scientifique). Vieux problème, bien anté-
rieur à l'arrivée des ordinateurs.
Il y a déjà quelques années, à la mi-novembre 1996, le ministère
de la Justice envoie d'urgence un hélicoptère essayer de
retrouver un procureur parti faire du trekking dans l'Himalaya.
Pas de cameraman ni en l'air ni encore moins sur le terrain,
pourtant, les journalistes de France 2 souhaitent illustrer le
sujet par des images qui bougent, et non pas simplement don-
ner l'information en plateau, avec une diapo derrière. Ils font
donc dessiner quelques montagnes enneigées, bien identifia-
bles grâce à un graphisme simplifié et stéréotypé, et font cligno-
ter et sautiller de place en place sur ce décor un alpiniste, un
point d'interrogation et une icône d'hélicoptère. Quelques
jours après, une lettre de lecteur dans Le Monde du 24-25
novembre 1996 s'indigne que l'on ose ainsi réduire une affaire
d'État à un jeu vidéo.
Dans la nuit du mercredi 16 au jeudi 17 décembre 1998, les
bombardements reprennent sur Bagdad. À part CNN et sa
caméra à multiplicateur de photons, pas de cameramen sur
place. Dès le jeudi matin avant l’aurore, le service de synthèse
d'images de l’AFP se met au travail. Les images résultant de ce
1. Poincaré Henri, La Valeur de la science, Flammarion, Paris, 1970, p. 186.
2. Debord (Guy), La Société du spectacle, op. cit., thèse 18, p. 9.
180

Kyberspass
travail sont diffusées sur France 2 au journal du jeudi 17, sur LCI
le vendredi 18, et commentées dans Arrêt sur image sur La Cinquième
le dimanche 20 décembre. Que voit-on dans ces
séquences? Un montage tout à fait classique mélangeant sans
explication ni avertissement des images réelles (d’archives?) et
des images de synthèse: départ du missile en image réelle, suite
de l’envol en plan plus large et en synthèse, suivi du missile de
synthèse en vol au-dessus de la ville par une caméra virtuelle,
ralentissement de la caméra pour laisser filer le missile qui
s’écrase et explose (synthèse), panorama des dégâts au sol en
images réelles. Il n’est pas sûr que la majorité du public fasse la
différence entre ces différentes catégories d’images, il est même
à craindre qu’ils aient cru voir ce qu'on leur disait qu'on leur
montrait, sans se rendre compte qu'il n'y avait pas une image
de vraie (au sens naïf du terme) là-dedans.
Et pourtant, ces images illustraient des faits qui s’étaient appa-
remment réellement produits. Leur statut n’est donc pas sans
rappeler celui des illustrations dessinées dans la presse, avant
l’introduction de la photographie. Mais pourquoi calquer le
comportement de la caméra virtuelle sur celui d’un cameraman
en chair et en os? On comprendrait que ce dernier, volant der-
rière le missile, le laisse filer au dernier moment pour éviter d’être
pris dans l’explosion. Une caméra virtuelle n’a rien à craindre de
tel. Elle pourrait même, et pour le même prix, prendre le point
de vue de ceux qui voient le missile leur arriver dessus… 1
La question reste posée: néoréalisme ou pseudo-réalité?
Nous sommes en plein dans l'affrontement sur le spectacle que
Debord annonçait. Mais pour faire ou défaire du spectacle (c'est
toujours travailler), encore faut-il pouvoir en identifier les
acteurs. Sinon, il n'y a plus ni réel ni virtuel, encore moins
dépassement de l'opposition réel/virtuel, mais seulement
chute dans une confusion commune. Or, les combattants com-
mencent à être bien fatigués, et dans la confusion de la lutte,
1. Remarque de Benoît Van De Steene, in Arrêt sur image du 20/12/1998.
181

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
chacun perd de vue ses objectifs. On se dirige vers un affrontement
sur la mémoire, dans lequel chaque marchandise « s'use
en combattant, tandis que la forme-marchandise va vers sa réalisation
absolue 1 ».
1. Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., thèse 66, p. 43.
Alain MONTESSE

Pour la suite du monde
(ébauches de programmes
pour les événements à venir)
Le présent ouvrage est principalement orienté vers les
«nouvelles technologies de l’information et de la
communication 1 ». Au Moyen Âge, la mémoire fut considérée
comme partie de la providence —autant dire, en français con-
temporain, de la prévoyance. Aussi provisoire que soit la conclusion,
il nous faut maintenant faire un peu de prospective.
Un réseau en formation ?
À Valenciennes, après la journée d'étude du 4mars 1998,
nous nous étions séparés en nous demandant si, l'année suivante,
il conviendrait de continuer sur ce même thème des arts
de la mémoire, ou s'il ne vaudrait pas mieux élargir à
«Préhistoire et racines anthropologiques du multimédia.» En
définitive, on abandonna la formule des journées d'étude, et on
intégra tout simplement une présentation générale des ques-
tions liées aux arts de mémoire dans différents cursus d'ensei-
gnement du département «Arts et Communication» 2 .
1. Avec un énorme manque: les nouvelles biotechnologies sont bien,
elles aussi, de «nouvelles technologies de l’information»; et leurs retombées
sur la communication, privée ou publique, sont à proprement parler
aveuglantes. Elles crèvent tellement les yeux qu'on les oublie.
2. Parmi les récents projets d’étudiants du DESS, en 1999, l’un avait trait à la
pataphysique, un autre à la mémoire d’une exposition temporaire sur les dinosaures
de Bernissart, un autre encore à la restauration du château du marquis
de Sade. Et en 2000, c’étaient Faust, Philip. K. Dick et le blues des origines.
183

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
De façon complètement indépendante, le virus allait s’exprimer
en 1998-1999 à l'université de Bordeaux-III Michel de Montaigne.
Faut-il voir en ce nom un hasard objectif? Depuis quelques années,
Daniel Martin, professeur au département de Français et Italien de
l’université du Massachusetts, soutient la thèse selon laquelle Mon-
taigne aurait structuré les Essais (et même le Discours de la servitude
volontaire) selon l'ancienne méthode des lieux et des images.
D'après lui, pour lire Montaigne, « il faut se servir d'un plan qui distri-
bue les chapitres suivant un ordre mythologique comme dans un théâtre
de Mémoire de la Renaissance 1 ».
De fait, on sait que Montaigne « n'avait pas seulement gravé
des sentences grecques ou latines sur les poutres de sa librairie, mais
aussi conçu et fait exécuter tout un programme de fresques mytholo-
giques sur les murs de son cabinet 2 ».
Et ainsi, « alors que Montaigne pouvait évoquer des fables et des anec-
dotes en cliquant dans sa tête sur les images de figures mythologiques tels
que Vénus ou Bacchus, l'utilisateur moderne du Web peut obtenir des
résultats comparables en cliquant sur l'écran d'un moniteur 3 ».
Le 12 janvier 1999, Andrée-Chantal Lapeyre-Desmaison soute-
nait à Bordeaux-III une thèse de littérature générale sur le sujet
L'art de la mémoire comme principe d'organisation rhétorique de
l'œuvre de Pascal Quignard : « Mon projet était de montrer qu'en dépit
de ce que l'on prétend, la rhétorique n'est pas morte et qu'elle a des effets
— très actuels — dans le domaine de la création littéraire… 4 »
1. Cf. http://www-unix.oit.umass.edu/~essays/Montaigne/lire.htm;
bibliographie de Daniel Martin en http://www-unix.oit.umass.edu/
~essays/Montaigne/livres.htm, ainsi qu'en fin du présent volume.
2. Cf. l'article de Pierre Rival, cahier livres de Libération du 20/05/1999, p. IV.
3. « While Montaigne may have been able to conjure up fables and anecdotes by
clicking on images of mythological figures such as Venus or Bacchus in his head,
says Martin, the modern Web user can obtain similar results by clicking on the
screen of a monitor ».
4. Cette thèse a été publiée au printemps 2001 sous le titre Mémoires de
l’origine aux éditions Flohic, ainsi qu’un recueil d’entretiens avec Pascal
Quignard: Pascal Quignard le solitaire.
184

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
Ailleurs dans la même université, durant toute l'année univer-
sitaire 1998-1999, l'équipe de recherche Imagines (dont le nom
affiche clairement sa référence aux imagines agentes), sous la responsabilité
de Martine Joly, allait axer son séminaire sur la pro-
blématique «Culture visuelle, mémoire visuelle». Martine Joly
elle-même travaille sur l'application de l'art de la mémoire à la
télévision. Cette série de séminaires de l'année universitaire
1998-1999 se clôtura par le colloque «Images et Mémoires», à
l'université Mohamed V de Rabat, les 16 et 17 novembre 1999 1 .
François Soulages 2 donna, au cours de l'hiver 1998-1999, en
différents lieux, une série de conférences sur la photographie,
la dernière en particulier s'intitulant tout simplement «La
Mémoire». Sur support argentique, François Soulages distin-
gue deux étapes: la première, qui relève de l'irréversible, et qui
comprend à la fois la prise de vue et l'obtention du négatif; et
la seconde, relevant de l'inachevable, qui consiste dans le tra-
vail du négatif —à savoir la fabrication d'une photo à partir
d'un négatif. L'articulation, la tension entre cet irréversible et
cet inachevable constituent l'essence de la photographicité.
Qu'est-ce que le numérique apporte de nouveau? Au niveau de
la prise de vue, pas grand-chose: même avec un appareil numérique,
le shooting reste irréversible, qu'il s'agisse d'un coup de
fusil, d'un coup de pied ou d'un coup de déclencheur. La
seconde étape reste inachevable, et même encore plus qu'avec
le support argentique: l'original pouvant être reproduit à
l'identique un nombre (presque) infini de fois, son éventuelle
dégradation n'entre plus en ligne de compte. Cependant,
l’entropie continue à augmenter, même si apparemment beaucoup
moins qu’avant. Finalement, qu'est-ce que la
photographie: « l’art d'accommoder les restes ?»
1. Les Actes en seront publiés par l’université Mohamed V, et distribués
par les Presses Universitaires de Bordeaux.
2. Esthétique de la photographie (La perte et le reste), Nathan Université, Paris
1998.
185

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Après la publication de la première version de La Machine à
mémoire par Cinémaginaire fin 1992, je présentai les Arts de la
mémoire le 16 novembre 1993 au séminaire «Écrit, Image,
Oral et Nouvelles Technologies», animé par Marie-Claude Vet-
traino-Soulard, professeur à Paris VII Denis Diderot. Depuis près
de quinze ans, ce «séminaire national de recherche, ouvert à
tous », d’une exceptionnelle convivialité, s’interroge « sur les
différentes questions que les nouvelles techniques font émerger
lorsqu’elles produisent ou restituent de l’image, de l’écrit ou de
l’oral…» Les Actes en sont publiés par le service des publications
de l’université Paris VII, parfois en collaboration avec l’association
Carrefours télématiques, sur papier et en ligne 1 . La réfé-
rence aux Palais de mémoire est maintenant d'usage courant
parmi les habitués de ce séminaire.
À cette présentation, Isabelle Rieusset-Lemarié réagit tout de
suite en m'invitant à en parler dans son propre séminaire, «La
Reproduction», le 6 janvier 1994. Isabelle Rieusset-Lemarié a
poursuivi dès lors ses propres recherches sur les «palais de
mémoire», d'abord dans le cadre du séminaire de DEA de l'Université
Paris X 2 puis dans le cadre du séminaire sur «La
Reproduction» qu'elle dirigeait à l'université Européenne de la
Recherche, de décembre 1993 à janvier 1995. Ses premiers tra-
vaux en France 3 et à l'étranger 4 sur la conception de «Palais de
Mémoire Assistés par Ordinateurs» 5 (à partir du couplage des
parcours hypertextuels et des possibilités des architectures vir-
tuelles) se sont prolongés jusqu'à la rédaction de son ouvrage
1. http://www.artemis.jussieu.fr/hermes/
2. Dans le cadre de l'option de DEA «Mémoire et information» où sont
intervenues N. Boulestreau et L. Merzeau (1994-96).
3. Communication dans le cadre du séminaire de l'équipe de recherche
dirigée par Y. Le Coadic (CNAM) en avril 1995.
4. Conférence donnée à l'université d'été de Jyväskylä en août 1995.
5. Cf. à ce sujet l'article «P. Otlet's Mundaneum and the international
perspective in the history of documentation and information science», in
Journal of the American Society for Information Science, n°48, avril 1997, et le
livre La Société des clones à l'ère de la reproduction multimédia.
186

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
La Société des clones à l'ère de la reproduction multimédia (Éd. Actes
Sud, 1999) 1 .
Depuis des années, le TECFA 2 à Genève a structuré son campus
virtuel sur le principe des lieux, avec un château au centre, dif-
férents bâtiments, les bureaux des enseignants, un centre de
recherches, le donjon MOO à accès protégé 3 . « Le campus est
organisé comme un ensemble de zones indépendantes, chacun d’elles
correspondant à un cours différent. Dans chaque zone, on trouve dif-
férents bâtiments, où les étudiants jouent des scénarios pédagogiques
prédéfinis. […] Différents outils permettent de savoir quoi est où et
de s’y joindre instantanément si l’on veut. 4 » Le bâtiment de
l’administration comprend le secrétariat, la documentation et
le forum; la maison des Étudiants contient le camp de base
avec diverses ressources de survie en milieu universitaire, les
pages personnelles des étudiants et le hall d’exposition de leurs
travaux; le château regroupe le centre de recherches, les
bureaux des enseignants et, bien sûr l’accès aux souterrains.
« Deux interfaces permettent aux étudiants d'explorer le contenu du
campus et de s'engager dans les activités; l'une est au format html
classique, l'autre est une scène VRML en trois dimensions. Une version
1. La troisième partie de l'ouvrage est consacrée au thème de la
mémoire, à partir en particulier des thèses de W. Benjamin. On y trouve
une analyse du personnage d'Hélène (la sœur de Castor et Pollux présents
dans le mythe de Simonide) qui ramena d'Égypte « l'art de l'oubli »,
et de Pandore qui, associée à Minerve, a joué un rôle dans la tradition
des arts de la mémoire.
2.http://tecfa.unige.ch/campus/tecfarama/campustour.php: TECFA est
une unité de technologies éducatives de la faculté de Psychologie et des
Sciences de l'Éducation de l'université de Genève.
3. MOO = Mud Object Oriented : c’est une sorte de MUD (Multi-Users
Dungeon, environnement virtuel textuel bien connu dans le domaine des
jeux), bien adaptée à l’enseignement à distance.
4. « The campus is organized as a set of independant zones, each of them corresponding
to a different course. Within a zone you will find different buildings, in
which the students play predefined pedagogical scenarii. Students perform successive
activities in particular rooms, eliciting knowledge and interactions. Various
tools allow to know what are where, and instantly join them if wanted. »
187

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
basée sur le MOO, où les gens pourront communiquer les uns avec les
autres, est en cours de développement 1 .»
Depuis 1999 existe, au sein de la Société Française des Sciences
de l'Information et de la Communication (SFSIC), un «groupe
Réseaux». Au cours d’une journée d'étude de ce groupe, le 9
décembre 1999 à Paris XIII, furent entre autres discutées les possi-
bilités de développement du site simonide.net, destiné «à la
réflexion sur les rapports qu'entretiennent le Réseau, la Toile, le Web, le
net, le cyberespace, la grille, the grid, la matrice, etc., appelez ça comme
vous voudrez, et les anciens arts de la mémoire »: page d’accueil en
plusieurs langues, possibilité d'y manipuler des images 3D. Il est
envisageable que ce site devienne, dans les années à venir, une pla-
que tournante d'un éventuel «réseau Simonide».
Le mercredi 11 octobre 2000 à 17h00, l’émission Net Plus Ultra
de Jean-Philippe Renoult sur France Culture était consacrée à la littérature
électronique. Jacques Perriault s’y interrogeait de la sorte:
« Internet, pour moi, c’est un nouveau continent à explorer (…)
Quand on est sur Internet, on est au centre du monde. Il n’y a pas de
coordonnées cartésiennes, il n’y pas de longitude, pas de latitude, et
quand on doit se souvenir d’un trajet, on est obligé de faire ce que faisaient
les premiers navigateurs portugais, c’est-à-dire des portulans.
Donc, il y a un problème de repérage dans l’espace […].
Je suis en train de préparer un texte sur le Cabaret du Chat Noir, et
j’ai dû chercher une iconographie qui m’intéressait. Ce que m’ont
donné les moteurs de recherche, c’est successivement:
— une adresse pertinente d’un cabinet de toilettage pour chiens à
San Diego, Californie;
1. « Two interfaces allow students to explore the content of the campus and
engage in activities:
— the classical HTML format (text- and icon-based) ;
— a 3-dimensional VRML scene (for the latter you will need a VRML plug-in,
Cosmo player).
A MOO-based version, where people can communicate with each other, is under
development. »
188

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
— quelque chose dans la rubrique sports du site Butagaz ;
— et enfin, sur Paul Léautaud, le site central des Pompes Funèbres
Françaises.
Quel est l’outil de mémoire humaine dont nous disposons à l’heure
actuelle pour nous souvenir de tout cela, sinon en renforçant peut-être
des mnémotechniques qu’avaient les Romains, les loci, les lieux de
mémoire et les choses comme cela ? »
Les quelques exemples cités ci-dessus ne prétendent pas à
l’exhaustivité, ne sont de l’iceberg que la partie visible dans notre
environnement immédiat. Bien d’autres, que nous ne connais-
sons pas encore, travaillent dans le même sens, se préoccupent de
questions du même ordre, un peu partout dans le monde. Pour
une affaire qui dure depuis plus de 2500 ans, il ne saurait y avoir
de querelles de priorités; la nécessité d'élaborer ses images soi-
même impose de mettre en œuvre sa propre créativité; on ne voit
guère pourquoi et comment la nouvelle frontière du cyberespace
pourrait dans un avenir proche cesser d'être indéfiniment repous-
sée, sinon par restrictions autoritaires et autocensures. Il devrait
donc y avoir de la place pour tout le monde.
Que ces différents éléments se constituent en réseau structuré
n'est donc pas une hypothèse déraisonnable, et si le temps
ne nous avait manqué, nous aurions aimé que les chercheurs
précédemment cités participent directement au présent
ouvrage.
La Cathédrale désengloutie
Le mouvement qui porte à la réémergence des anciens arts de
la mémoire va se poursuivre sous différentes formes. En atten-
dant de les rejoindre, les nouvelles technologies contaminent
les anciennes. Il va donc falloir examiner les modifications que
ce processus entraîne, quelles perspectives de recherche, de
189

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
création, de critique s’ouvrent dans différents domaines. Il va
falloir se pencher sur les anciennes technologies et sur des
domaines fort éloignés de la vulgate technologique, néopositi-
viste, pour constater que là aussi, les arts de la mémoire sont de
retour, parfois de façon tout à fait explicite.
Sur les conséquences de ce retour, maintenant copieusement
implémenté, il n'est guère possible, actuellement, d'énoncer
des affirmations générales autres que ce que l'on sait déjà des
effets des ordinateurs dans d'autres domaines: remplacement
de l'homme par la machine, efficacité d'exécution incomparable,
créativité autonome nulle, combinatoire stupide, pertes
d'emplois et/ou création de loisirs, reproduction à l'identique
en grand nombre, amplification des capacités humaines aussi
bien dans le sens de l'intelligence, de la coopération et de la
créativité que de la faute ou de l’erreur grave.
Nous allons pour finir passer en revue quelques échantillons
prélevés dans différents domaines. Ces carottages et cueillettes
posent de nombreuses questions et serviront de point de départ
pour de futures recherches.
Warburg, le retour
En amont de l'informatisation, il subsiste encore certaine-
ment bien des zones d’ombre, oubliées, occultées ou inexplo-
rées, dans l’histoire des arts de la mémoire. En 1998 est sortie la
première étude française consacrée à ce personnage étonnant
que fut Aby Warburg 1 . C'est de l'existence de ce Warburg que
découle celle de l'institut du même nom, où travaillèrent, entre
autres, Frances Yates et Erwin Panofski. Warburg, premier héritier
d’une grande banque d’affaires de Hambourg, avait
échangé son droit d’aînesse contre la promesse de son frère
1. Michaud (Philippe Alain), Aby Warburg et l’image en mouvement,
Macula, Paris, 1998. Cf. aussi Peinture fraîche, France Culture, 03/06/1998,
ainsi que l’émission consacrée à l’Institut Warburg le 19/05/1999.
190

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
cadet de lui acheter tous les livres qu’il voudrait. Il y en eut des
dizaines de milliers, qui constituèrent sa célèbre bibliothèque,
dont il réorganisait sans cesse le classement en fonction de ses
recherches et de ses associations. Son ultime projet, Mnémo-
syne, dans les années vingt, se voulait « une histoire de l’art sans
texte », une « iconologie des intervalles », et consistait en une col-
lection, exposable, de planches couvertes d’images en tous
genres, des plus savantes aux plus quelconques. Par ces rapprochements,
Warburg cherchait à créer des tensions, à faire appa-
raître des engrammes dynamiques, des « dynamogrammes ».
On le voit, on est plus proche d’Eisenstein et de l’hypertexte
que de l’histoire de l’art traditionnelle.
C’est à Warburg que se réfère Bertrand Schefer dans son intro-
duction à la récente édition française du théâtre de Camillo: « Le
grand projet iconologique inachevé d’Aby Warburg, Mnémosyne, plus
que tout autre apparenté au théâtre de la Mémoire, en montre bien le
paradoxe. La création et la manipulation des images engendrent une
culture et un monde dont les représentations et la visibilité ne sont fina-
lement destinées qu’à s’effacer progressivement pour entrer dans la
Mémoire —avant de s’y perdre définitivement. 1 »
L’exhumation des archives Warburg pourrait bien nous
réserver quelques surprises pour les années à venir.
Peinture
S’il s’agit de placer des figures dans des décors, les peintres
sont évidemment au premier rang des artistes concernés. On
peut d’ailleurs considérer qu’au moins pour une bonne part, la
peinture occidentale descend de la pratique des arts de
mémoire.
« Emmanuel Driant — La question est de savoir quel rôle a joué
l'art de la mémoire sur la formation des images. Daniel Arasse, pour-
1. «Les lieux de l’image», Schefer Bertrand, in Camillo Giulio, Le Théâtre
de la Mémoire, Allia, Paris, 2001, p. 30.
191

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
quoi ce rôle a-t-il été occulté pendant si longtemps par les historiens
de l'art?
Daniel Arasse — Je ne sais si l'on peut dire qu'il a été occulté par
les historiens de l'art. Je crois plutôt qu'il a été négligé, tout simplement
parce qu'il était ignoré. Les historiens de l'art ne savaient pas
le rôle qu'avait pu jouer, éventuellement, l'art de la mémoire dans la
constitution des images publiques qu'ils pouvaient voir, soit dans les
églises, soit dans les collections privées. [Le rôle de l'art de la
mémoire] a été occulté, d'abord parce que personne ne connaissait
le rôle qu'il avait joué dans l'histoire de la pensée occidentale avant
les années 1930 à Vienne, et surtout avant les travaux de Frances
Yates et de Paolo Rossi qui, il y a une vingtaine d'années, l’ont remis
à jour. Par ailleurs, ce rôle était également ignoré par les historiens de
l'art du Moyen Âge, [époque] où l'art de la mémoire a joué un rôle
essentiel dans la constitution des espaces de la représentation figurée…
[…] Dès lors que l'on a relu et remis à jour exactement le sens
des textes religieux sur la fonction de l'image religieuse, il est licite de
s'interroger si l'espace de ces images religieuses ne serait pas éventuellement
construit selon les règles de construction de l'espace qui
président aux espaces d'images de mémoire. 1 »
Cette influence de l’art de la mémoire sur la peinture se pro-
longe en une influence de l’art de la mémoire sur l’histoire de
l’art. Dans son récent Léonard de Vinci, Daniel Arasse (traduc-
teur de Frances Yates) note que: « Alors que, pour Alberti, la construction
du lieu de l'historia au moyen de la perspective précède la
représentation des figures qui s'y disposent ensuite avec clarté, les
figures de Léonard s'approprient le lieu de leur action et ce sont leurs
mouvements réciproques qui déterminent l'espace narratif de ce
même lieu. 2 » En d’autres termes, alors qu'Alberti conseillait
encore de commencer par mettre en perspective le lieu et d'y
placer ensuite les figures, Léonard de Vinci semble bien avoir
1. Extrait « Les arts de la mémoire et les palais d'images », une émission
d'Emmanuel Driant, dans la série Les Chemins de la Connaissance, France
Culture, 13/05/1985.
2. Arasse (Daniel), Léonard de Vinci, Hazan, Paris, 1997, p. 361.
192

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
procédé de façon inverse: d'abord la ou les figures (actives,
« dynamiques 1 »), puis la construction du lieu autour.
Bien d’autres noms pourraient être cités. Sans nécessairement
remonter à Giotto, Le Lorrain ou Poussin, ou plus près de
nous à La Mariée… de Duchamp, sans doute faudra-t-il donc
revisiter un certain nombre de peintres, par exemple Dubuffet,
chez qui la référence aux théâtres de mémoire est explicite. « Le
lieu que le tableau se propose d'évoquer est traité non plus comme
celui qu'appréhende l'œil (ou l'objectif du photographe) mais dans la
forme qu'il revêt au moment qu'il se présente à l'esprit, qu'il est res-
senti par celui-ci. Il peut donc être considéré comme un lieu mental
plutôt qu'un lieu proprement physique. […] Le but poursuivi dans ces
tableaux se trouvant être qu'ils livrent une évocation de la pensée
d'un site dans lequel elle est transportée (ou se transporte), en suggé-
rant tout le désordre des multiples images qu'elle en reçoit, avec les
modifications et interprétations qu'elle apporte dans l'instant à ces
images, et avec l'interférence d'autres images issues de la mémoire
ou de l'invention, l'auteur a recouru au procédé de juxtaposition de
peintures découpées qui lui a paru propre à traduire — ou du moins
à évoquer — la multiplicité du théâtre de la pensée. 2 » La liste des
séries successives d'œuvres est à elle seule très éloquente: Théâ-
tres de mémoire, 1974-1979; Psycho-sites, 1980-1982; Mires,
1983-1984; Non-lieux, 1984-1985.
En 1931, le titre exact du premier tableau aux célèbres montres
molles de Salvador Dali n'est autre que Persistance de la mémoire ;
quelques années plus tard, c’est Prémonition de la guerre civile. Et ses
Vénus aux tiroirs et Girafe en feu, toutes deux des années trente, ne
descendent-elles pas de la girafe à vingt taches de Buñuel? « Cette
girafe, de grandeur naturelle, est une simple planche de bois découpée en
1. « Grâce aux images, l’orateur obtient l’enargeia… », Quintilien, De l’institution
oratoire, VI, 2, Paris, 1831, III, p.160, cité par Arasse, ibid., p.291 et
note 543 p. 513.
2. «Note en vue d'éclairer les motivations du Théâtre de mémoire n°33»,
Dubuffet (Jean), in Prospectus et tous écrits suivants, tome III, Gallimard,
Paris, 1995, pp. 419-421.
193

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
forme de girafe […] Chaque tache de sa peau, qui, à trois ou quatre
mètres de distance, n'offre rien d'anormal, est en réalité constituée soit
par un couvercle que chaque spectateur peut très facilement ouvrir […],
soit par un objet, soit par un trou laissant apparaître le jour […], soit par
une concavité contenant les différents objets détaillés dans la liste ci-
dessous. […] Dans la huitième: cette tache est très légèrement concave
et se trouve couverte de poils très fins, frisés, blonds, pris au pubis d'une
jeune adolescente danoise aux yeux bleus très clairs, potelée de corps, à
la peau brûlée par le soleil, toute innocence et toute candeur. Le specta-
teur devra souffler suavement sur les poils. 1 »
Cinéma
Le rôle fondamental du cinéma a déjà été largement souli-
gné. Il va pourtant falloir y revenir, car de nouveaux éléments
apparaissent sans cesse.
Ainsi, contrairement aux idées reçues et souvent répétées, il
semble bien que le premier ordinateur au sens moderne ait été
construit en free-lance dans l’Allemagne de la fin des années
trente par Konrad Zuse: calcul binaire, décimale flottante,
séparation de l’unité centrale et de la mémoire, programme
contrôlé par bande perforée. Et comme bande à perforer, il utilisait…
des chutes de film 35mm déclassé: « One of the surviving
pieces of film shows the abstract program codes punched over the ori-
ginal frames of some interior shot » (sur l’un des fragments de film
subsistants, on voit le code du programme abstrait superforé
aux cadres originaux d’une scène d’intérieur 2 ). Il me semble
1. Bunuel (Luis), «Une Girafe», in Le Surréalisme au service de la révolution,
Paris, 1933; republié in Bunuel (Luis), Le Christ à cran d'arrêt, œuvres littéraires,
Plon, Paris, 1995. Cité par Frédéric Bonnaud dans son article «Bunuel
à la plume», Les Inrockuptibles n°6, 19-25 avril 1995, p. 41.
2. Eames (Charles), A Computer Perspective: Background to the Computer
Age, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1990, p.120, cité par Lev
Manovich, «Cinema and Digital Media», in Perspektiven der Medienkunst,
ZKM, 1996, p. 152.
194

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
hautement significatif que le nouveau médium ait fait ses pre-
miers pas en perçant des trous dans le précédent. L’ordinateur
de Zuse constitue un chaînon manquant entre le cinéma et le
cybermonde. Les nazis n'ont pas saisi l'intérêt de la chose. On
peut en voir fonctionner une réplique au Deutsches Museum à
Munich.
En 1999, sortait le film de Raoul Ruiz d’après Proust : Le
Temps retrouvé. En 1995, Ruiz avait publié sa Poétique du
cinéma 1 . Le 22 mars de cette année-là, il expliquait à Alain
Veinstein pourquoi ses projets des années 1985 et suivantes, à
la maison de la Culture du Havre (lier le cinéma aux arts plastiques,
au théâtre, utiliser l’audiovisuel comme « brailleur » de
cette « activité culturelle »…), n’avaient pas trop bien marché:
« Tout Français se méfie des mélanges […] Le fait de situer les gens
en un point où toutes les disciplines s’entrecroisent, et où il s’agit de
ce qu’on pourrait appeler… — maintenant, je connais le mot: on
aurait dû dire Mnémosyne; c’est-à-dire le point de rencontre entre la
littérature et l’image, le texte et l’image, la parole et l’image, l’image
en mouvement, enfin, tout ce qui constitue ces arts impurs que sont
les arts audiovisuels — ça aurait dû marcher, mais il y a eu une
méfiance, qui dure encore, et faire toutes ces choses implique que l’on
sera quelqu’un de pas sérieux. 2 »
Quelques semaines plus tôt, il annonçait sur la même
antenne « ce projet officiel, enfin, plus costaud, c’est trois longs
métrages autour de l’art de la mémoire, trois biographies, le Che Gue-
vara, saint Ignace, et Darwin — voilà — donc tout cela devrait être
fait d’ici à trois ans », puis décrivait plus précisément son art
poétique: « Avant d’écrire un scénario, je fabrique, je note ce que
j’appellerais des images-situations. Le ver de terre qui sort de la peau,
pour citer une image des Trois Couronnes du Matelot, un enfant qui
égorge quelqu’un et joue avec le sang comme avec de l’eau et fait des
petits bateaux avec des billets […] Ce sont des images extrêmes, mais
1. Ruiz (Raoul), Poétique du cinéma, Éd. Dis Voir, Paris, 1995.
2. Du Jour au Lendemain, France Culture, nuit du 22 au 23/05/1995.
195

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
qui permettent de faire venir, d’attirer les oiseaux qui sont les fic-
tions. Ces images sont le point de départ pour structurer un film 1 …»
L’explication continue dans l’émission précédemment citée:
« Alain Veinstein — C’est le type d’image qu’on produit qui déter-
mine la narration, et pas le contraire, comme on le dit le plus souvent?
Raoul Ruiz — Cette chose fait apparaître une idée ; cette idée crée une
situation; la situation crée une histoire. Cette histoire est au service de ce
que l’on est en train de voir, elle est une excroissance. Ce ne sont pas des
histoires qui commencent et finissent, mais qui génèrent d’autres histoires
de la même manière, et qui créent une espèce de champ de fictions. »
Il n’est que de remplacer «situation» par «page», et
«histoire» par «site web», pour avoir, parfaitement décrit, un
des processus de prolifération exponentielle du cybermonde. Il
en vient donc fort logiquement, dans la même émission, au
cyberespace, « cette notion étrange d’hallucination
consensuelle »; curieusement, elle lui « donne la chair de poule ».
Après la mort de Robert Kramer, le Studio des Ursulines pro-
gramma courant février 2001 une rétrospective de dix films.
Dans le fascicule d’accompagnement, élaboré par le groupement
national des cinémas de recherche, était repris un entre-
tien (extrait de la revue L'image, le monde, novembre 1999) de
Patrick Leboutte avec Kramer : « Ce qui m'intéresse, c'est ce qui se
trouve dans l'ombre de l'Empire. C'était déjà le sujet de Route One.
Et c'est le sujet de ce film sur Roubaix [son dernier film: Cités de la
Plaine]. D'un côté des centres de décision, disséminés partout sur la
planète, mais unifiés, et de l'autre des friches, plus ou moins aban-
données, qui servent de réserves de recrutement, où vivent ces gens
que j'ai filmés. D'un côté, la métropole, tout un monde de cadres
entreprenants pensant le même avenir derrière le même pro-
gramme… De l'autre, la matrice, un terme qui me vient des romans
de science-fiction de William Gibson et qui désigne chez lui la
matière de l'espace cybernétique située entre les masses d'informa-
1. Projection privée, émission de Michel Ciment, France Culture, 23/04/
1995.
196

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
tion. Je lui ai repris ce terme pour définir l'interstice ou le tissu qui se
trouve entre les métropoles. Mais pour moi, la métropole est un con-
cept plus mental que géographique; c'est un usage du monde déter-
miné par la technologie, une nouvelle manière de l'analyser et de le
quantifier. […] On ne peut pas ignorer cette question parce que la
majorité des habitants de la planète vit dans la matrice. Et j’ai trouvé
que Roubaix représentait assez bien mon idée de la matrice. On pour-
rait dire la même chose de Marseille. »
Un autre cinéaste, arménien, Artavadz Pelechian, com-
mence à être largement et honorablement connu pour ses réa-
lisations à partir des stocks d’archives cinématographiques de
Moscou ou Erevan: « Mais ces archives, je les travaille. Je recadre,
je solarise, j'accélère, je ralentis… Je fabrique un nouvel original. 1 »
Pour un Pelechian, combien de faussaires?
Littérature
Les deux films de Paul Auster, Smoke et, encore plus, Brooklyn
Boogie, présentent des figures sympathiques en un lieu spécifi-
que. On ne s'étonnera donc pas de retrouver l'art classique de la
mémoire dès son premier livre: L'Invention de la solitude 2 .
Le débit de tabac d’Auster est un lieu unique, un locus solus.
On ne peut que penser à Raymond Roussel, dont le roman (?)
Locus Solus est peuplé de figures souvent moins sympathiques.
Étendu aux dimensions d'un continent imaginaire, ce lieu
deviendra l'hallucinant catalogue d'images des Nouvelles
impressions d'Afrique.
La madeleine de Proust est bien sûr une image de mémoire,
et son lieu est la tasse. On a déjà cité ci-dessus le travail de Chan-
1. Télérama, n°2268, 30/06/1993, p.35.
2. Auster (Paul), L'Invention de la solitude, Actes Sud, 1988. Selon la lecture
de Pascal Bruckner, ce livre « constitue à la fois l'art poétique et l'ouvrage fondateur
de Paul Auster. Qui veut le comprendre doit partir de là et tous ses autres
livres ramènent à celui-ci. ».
197

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
tal Lapeyre. Le collège de pataphysique, dont émane l’Oulipo,
vient de procéder à sa désoccultation. Last but not least, la
science-fiction n’est généralement toujours pas considérée
comme une vraie littérature, en particulier en France.
Tout cela pourrait bien mener à relire quelques textes d’un
œil nouveau.
Urbanisme
Italo Calvino écrit dans Les Cités invisibles (chap. IV «Les villes
et la mémoire»): « L'homme qui sait de mémoire comment Zora est
faite […] imagine qu'il marche dans ses rues et il se rappelle l'ordre dans
lequel se suivent l'horloge de cuivre, l'auvent rayé du barbier, la fontaine
aux sept jets d'eau […] Cette ville qui ne s'efface pas de l'esprit est
comme une charpente ou un réticule dans les cases duquel chacun peut
disposer ce qu'il veut se rappeler: noms d'hommes illustres, vertus,
nombres, parties du discours […] On pourra, entre chaque notion et cha-
que point de l'itinéraire, établir un lien d'affinité ou de contraste, qui
serve à la mémoire de rappel instantané. 1 »
Tout au long du présent ouvrage sont apparues des références
aux rapports qu’entretiennent le cyberespace, la ville et la
mémoire 2 . Au printemps 2000 se tenait à Paris une grande
rétrospective consacrée aux utopies. Le refrain général des
commentateurs fut qu'une utopie, ça doit le rester, et pour cela
surtout ne pas avoir lieu. « Ainsi, certains appellent les utopies
images-désirs, mais ceci ne nous en dit pas davantage. Le mot imagedésir
nous fait penser à quelque chose qui se lève des profondeurs de
1. Les Villes invisibles, coll. «Points», Éd. du Seuil, Paris, 1974, p.21 (Le
città invisibili, Einaudi, Torino, 1972). Voir aussi, pour la mise en espace des
figures du tarot, Le Château des destins croisés, Éd. du Seuil, Paris, 1976 (Il
Castello dei destini incrociati, Einaudi, Torino, 1973).
2. Du 7 janvier au 10 mars 1998, la vidéothèque de Paris présentait un
cycle de 100 films ayant trait à la mémoire, et du 12 mars au 6 mai 1997, un
cycle consacré aux «villes blessées». On en trouvera le détail dans les programmes,
publiés par la direction de la communication du Centre Audiovisuel
de Paris, n°17 et 21.
198

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
l'Inconscient et, sous la forme d'un songe, d'une rêverie, d'une
«possession», domine l'âme sans défense et peut même, à un stade
ultérieur, être invoqué, produit à la conscience, mis au point par
l'âme elle-même. 1 » Le rapport de la pensée utopique avec la
méthode des lieux et des images éclate dès les origines. Après la
première, celle de Thomas More, la deuxième utopie connue,
la cité d'Adocentyn, dans le Picatrix, pourrait bien avoir inspiré
à Campanella sa Cité du Soleil 2 , qui elle-même aurait inspiré
Comenius. Sans même aller jusqu'aux camps de rééducation
ou de décervelage, on ne peut que convenir que ces ancêtres
lointains de Disneyland, Neuschwannstein, Jurassic Park,
Celebration et Akademgorod, auraient probablement été aussi
pénibles à vivre que leurs rejetons contemporains.
Au plan international, ici ou là dans le cours du présent
ouvrage, ont été faites des allusions à l'usage des images et des
lieux dans d'autres civilisations que la nôtre. L'art classique de
la mémoire, au sens strict, est bien sûr un produit spécifique de
notre civilisation. Mais il est non moins sûr qu'il met en jeu, et
en œuvre, des capacités humaines fondamentales, qu'on doit
donc retrouver dans les autres civilisations, en d'autres jeux, en
d'autres œuvres. Ces allusions se transformeront peut-être, au
fil du temps, en études plus documentées.
Jeux
On se rappelle que le tarot de Mantegna est parfois désigné
sous le nom de «jeu du gouvernement du monde au
Quattrocento». Peut-on oser traduire, en français contempo-
rain, par «jeu du cybermonde au Quattrocento»? On sait un
1. Buber (Martin), Paths of Utopia, p.7, cité en épigraphe de Servier (Jean)
L'Histoire de l'Utopie, Gallimard, Paris, 1967 (coll. «Folio», 1991).
2. Cf. Yates (Frances A.), Giordano Bruno et la tradition hermétique, Dervy-
Livres, 1988 (trad. de Marc Rolland), p.429 sq.; Giordano Bruno and the hermetic
tradition, Routledge and Kegan, Londres, 1964.
199

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
peu comment l’on est passé des cartes magiques ou divinatoires
aux cartes à jouer, qui sont en quelque sorte la version grand
public, populaire, des précédentes. Il serait peut-être intéressant
de chercher comment l’on est passé des cartes à jouer aux cartes
perforées. On sait que ces dernières ont connu leur première uti-
lisation industrielle avec les métiers à tisser Jacquard (fin du XVIII e
siècle, vers 1800), où elles servaient en particulier à programmer
le tissage d'images, au premier chef le propre autoportrait de Jac-
quard lui-même. Elles participent donc, non seulement de la
préhistoire de l’informatique, mais aussi de l’histoire de la syn-
thèse d’images, et donc de l'industrie des jeux de société. Si l’on
parvient à mettre en évidence une relation entre cartes illustrées
et cartes perforées, telle que celle qui existe entre l’art de
mémoire classique et celui de Lulle, on aura d’un seul coup con-
solidé la préhistoire du cyberespace sur plusieurs siècles.
Et à propos de jeux consistant à placer des figures dans des
lieux, que dire, dans des registres fort différents, de Tetris et des
échecs, de Pacman, du football et du Go, sans parler de ce jeu de
simulation de conduite automobile qui consiste à écraser un
maximum de piétons en un minimum de temps?
Monétique
Déjà lors de la crise iconoclaste 1 se posait la question de
quelle marque apposer sur la monnaie (et donc à qui payer
l'impôt): la croix ou l'empereur?
Historiquement, les moyens de paiement ont toujours été
porteurs d'images difficilement reproductibles, qui les garantis-
sent symboliquement et les authentifient au premier regard. Si
l'économie est la réalisation du plan divin par la gestion des ima-
ges, alors, la disparition de ce plan fait basculer l'économie dans
la folie et le non-sens, les images se meuvent pour elles-mêmes,
1. Cf. Marie-José Mondzain, op. cit.
200

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
la monétique devient une sous-branche du multimédia, et on
aboutit bien à la société du spectacle. Quelques incidents sont
venus ces dernières années émailler cette longue histoire des rap-
ports entre la monnaie, l’imagerie et la mémoire.
On se rappelle la pratique chilienne d’après 1973, qui consistait
à inscrire sur les billets de banque des slogans anti-dicta-
ture. Voilà un tract que, d'accord ou pas, on hésite à jeter. On se
rappelle aussi ces billets farce de 1US$, imprimés sur papier toi-
lette, et portant autour de l'œil sur la pyramide l'inscription « In
Gold we trust », au lieu de « In God we trust ».
Il y a une quinzaine d'années, au début des photocopieuses
couleur, certaines machines à monnaie acceptaient sans bar-
guigner les photocopies de billets de banque. Le problème a été
réglé par l'adjonction, sur les nouveaux billets, d'une bande
réfléchissante, qui aveugle la photocopieuse et voile la copie.
En 1995, pour le centenaire du cinéma, l’État français avait
prévu de sortir un nouveau billet, à l’effigie des frères Lumière.
L’opération était déjà bien avancée, et quantité de billets imprimés,
lorsqu’on s’avisa qu’Auguste Lumière avait été pétainiste, et
avait même porté la francisque lors de la dernière guerre. On jugea
préférable de détruire les billets déjà imprimés, et d’en rester là.
En hommage à Auguste Forel (1848-1931), savant suisse,
spécialiste des fourmis mondialement connu et directeur de
clinique psychiatrique à Zurich, auteur de nombreux ouvra-
ges sur l’alcoolisme, la morale sexuelle, etc., le billet de 1000
francs suisses, le plus cher du monde, porte les effigies de
trois fourmis, d'espèces et de tailles différentes. La plus
grande occupe toute la longueur du billet: c’est l’image
d’une petite fourmi d'une espèce protégée en Suisse; et c'est
une reine. Celle de taille moyenne est une future reine, d'une
espèce esclavagiste du Valais. Enfin, la troisième, toute petite
dans un coin, est l'image d'une fourmi géante de Nouvelle
Guinée, et c'est une ouvrière 1 .
1. Cf. Le Pied dans la fourmilière, ARTE, 29/03/2000.
201

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Enfin, dans un registre plus hautement technologique, on se
souvient de «l'affaire Humpich» qui défraya la chronique en
France début 2000. Cet ingénieur avait trouvé comment simu-
ler les cartes bancaires, au moins à l'usage des automates non
reliés au réseau. Parmi les réactions à la vague d'émotions soulevée,
l'inventeur de la carte à puce Roland Moreno reconnut
que ce qu'il y a de plus inviolable dans la carte bancaire, ce n'est
pas le code, c'est l'hologramme: «L'invention d'Humpich ne
fonctionne que sur des terminaux intégralement robotisés et ne présentant
pas de risques majeurs, tels que les distributeurs de tickets de
métro. Les distributeurs d'argent n'utilisent pas la puce, mais seule-
ment la bande magnétique. Les commerçants quant à eux ont pour
charge de vérifier la présence de l'hologramme sur la carte qui leur est
présentée, et qui est aujourd'hui impossible à contrefaire. 1 »
Religion
Le lundi 28 février 2000, Roland Recht présentait sur France
Culture, aux Lundis de l'Histoire, son ouvrage Le Croire et le Voir 2 .
La fin de l'émission était consacrée à la cathédrale en tant que
«théâtre de mémoire»: « Tout le monde sait bien que l'art de
mémoire était quelque chose d'extrêmement important au Moyen
Âge, depuis l'Antiquité — il n'a jamais cessé d'être important —
mais est-ce qu'on ne peut pas imaginer que ce dispositif propre aux
cathédrales est aussi un dispositif qui aide à la mémorisation? […]
La manière dont l'axe de symétrie divise les programmes, la manière
dont on hiérarchise entre portail central, portails latéraux, entre les
pieds droits et les voussures, pour ne prendre que ces exemples, permet
de mieux retenir l'image. Et donc on a le sentiment que la mémoire
était en quelque sorte favorisée par ces niches, ces piédestaux, ces
pinacles, à l'intérieur desquels s'inscrivent les images. »
1. Le Figaro, 16/02/2000.
2. Le Croire et le Voir: l'art des cathédrales, XII e -xv e siècles, Gallimard, Paris
2000.
202

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
Depuis Byzance, et même avant, on sait que la question de
l'image n'a cessé de travailler les religions occidentales, dont
l'une des fonctions principales est précisément de relier (reli-
gere). Aujourd'hui, avec des images dynamiques servant de
point de départ à des hyperliens, ne sommes-nous pas en route
vers une hyper-religion? À lire certains des sectateurs et thuri-
féraires du cyberespace, on pourrait le croire. L'un des premiers
usages recensés du mot ordinator, ou ordonator, désignait, aux
premiers temps de l'Église chrétienne, celui qui réglait l'ordonnancement
des cérémonies —le premier d'entre eux ayant évi-
demment été le Christ. Consciemment ou non, William
Gibson a scénarisé de façon évidente cette composante reli-
gieuse (ô combien archaïque: culte de la Matrice…) du
cyberespace: l'intelligence artificielle qui avait difficilement
conquis son indépendance à la fin de Neuromancien, revient
dans Count Zero, où elle s'est mystérieusement scindée en plu-
sieurs morceaux qui se manifestent sous forme de dieux vau-
dous. Mais pourquoi des dieux vaudous? À cause du techno-
paganisme? L’éventuelle hyper-cyber-religion serait-elle,
comme le vaudou et le christianisme à leurs débuts, une religion
d’esclaves?
Mathématiques
Le mardi 29 avril 1997, le mathématicien Laurent Schwarz
s’entretient sur France Culture avec Michelle Chouchan:
« Michelle Chouchan — On touche à ce que sont les mathémati-
ques, un regard qui se déplace, qui s'élargit, qui prend de l'ampleur,
et subitement, des champs entiers…
Laurent Schwarz — Des champs entiers qui s'ouvrent.
M. C. — Ces champs entiers qui appartiennent à ce que vous
appelez le château, ou votre palais intérieur…
L. S. — Je ne suis pas le seul, d'ailleurs. Alain Connes, à la suite
de ce que j'avais écrit, a dit «je pourrais signer cet article.» […] Car-
203

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
tan a un château intérieur. Je crois que presque tous les mathémati-
ciens ont quelque chose d'analogue; ils se sont tous reconnus làdedans.
Ça veut dire que mon cerveau s'est façonné l'organisation
, l'ordre de l'ensemble des mathématiques, avec les parties
qui sont des lemmes, des préliminaires, et les parties qui sont
des corollaires ou des conséquences —il y a par conséquence
quelque chose qui ressemble aux faisceaux des neurones dans
le cerveau — mais je ne pourrais pas me hasarder à faire une
comparaison. C'est un édifice bien construit, et comme il est
beau, je l'ai appelé château, ou palais. Je sais par conséquent à
chaque instant quelle partie est reliée à quelle autre, quelle partie
est conséquence de quelle autre, et où il faut aller pour
retrouver le fil. Il y a un fil d'Ariane là-dedans, qui conduit à travers
un labyrinthe très organisé.
M. C.— C'est un château qui comporte d'innombrables pièces,
mais vous savez toujours quelle est la clé qui ouvrira la
bonne serrure?
L. S. — Comment on va d'une pièce à une autre… Le phénomène
malheureux du vieil âge — j'ai 82 ans — c'est que peu à peu, le château
se démolit. […] Le château perd peu à peu de ses connexions. Les
différentes parties subsistent, mais les connexions deviennent de plus
en plus difficiles. Et par conséquent, je sais de moins en moins bien
comment passer d'une partie à une autre. […] Heureusement, j'ai cette
mémoire écrite dont on a parlé tout à l’heure, qui a près de trois à quatre
mille pages, de sorte que si j’ai oublié quelque chose, je regarde com-
ment je l’ai écrit, et jusqu’à il y a encore quelques années, en cinq minutes
je pouvais tout reconstituer. Puis il m’a peu à peu fallu une demiheure
ou une heure pour tout reconstituer. Et maintenant, pour certai-
nes parties des mathématiques, je devrais pour les reconstituer mettre
autant de temps en regardant le texte écrit que quand je l’ai trouvé pour
la première fois. Je trouve cela triste, je vous l’avoue, mais 1 … »
1. Extrait du deuxième entretien d'une série de quatre, France Culture,
dans la série Perspectives scientifiques, 26/04/1997. Laurent Schwarz venait
de publier, en mars 1997 aux éditions Odile Jacob, son autobiographie, Un
mathématicien aux prises avec son siècle.
204

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
Dans les cultures de tradition orale, quand un vieillard
meurt, c’est toute une bibliothèque qui disparaît. Heureuse-
ment, les écrits, et maintenant les enregistrements, restent, au
moins pour quelque temps.
Mais ces palais intérieurs des mathématiciens, sont-ils bien
« quelque chose d’analogue » à ceux des mnémonistes? Les pre-
miers sont régis quant à leur organisation interne par la logique
formelle, les seconds par le démon de l’analogie et la folle du logis.
Ce couple infernal régirait-il aussi les relations des premiers entre
eux? Bien avant les Grecs, les Égyptiens, les Indiens, les Chinois,
les Assyriens, les Mayas, etc., savaient déjà bien computer. Mais ils
ne faisaient pas de mathématiques au sens où nous l’entendons
aujourd’hui. Et ce sens est apparu en Grèce à peu près en même
temps que l’art de la mémoire: selon la légende, Pythagore aurait
conçu la suite des nombres entiers en écoutant la suite des harmo-
niques produits par une corde vibrante : rien d’autre que des lieux
privilégiés sur un monocorde. Y a-t-il un rapport, et lequel?
Musique
Il serait facile d'interpréter le récent développement de la
musique techno (et auparavant de la musique concrète ou élec-
troacoustique) comme un nouvel art de la mémoire sonore.
Mais il est intéressant d'aller chercher l'art de la mémoire
dans un secteur de la musique où on ne l'attendrait guère.
Le vendredi 2 juin 2000, dans Black and Blue, l'émission de
jazz produite par Alain Gerber sur France Culture, consacrée ce
soir-là au temple de Diane à Éphèse, le saxophoniste Jean-Louis
Chautemps fait un vibrant éloge du livre de Frances Yates. Ren-
contré le 29 août 2000, il confirme: lorsqu’il improvise, il éla-
bore et contrôle son jeu par l’intermédiaire d’une «partition
intérieure» fondée explicitement sur la mémoire des lieux.
Et cela remonte à loin: « Je désigne ici par «partition intérieure»
l’ensemble des représentations du musicien en train de jouer. Plus ces
205

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
représentations seront précises, plus l’improvisateur sera libre et plus
l’improvisation sera facile. », écrivait-il dès 1984, dans une com-
munication où il faisait déjà référence à Frances Yates: « J’ai
toujours été frappé par la ressemblance qui existe entre les techniques
des jazzmen improvisateurs et celles des orateurs anciens. Les uns
comme les autres s’expriment le plus souvent sans partition. […] Les
cases ou les carrés de nos grilles harmoniques sont aussi à leur
manière des lieux de mémoire. 1 »
Pour la plupart des standards du jazz, qui font généralement
32 mesures, un demi-échiquier convient parfaitement (pour
l’improvisation sérielle à 12 sons, on peut utiliser un cadran
d’horloge analogique à l’ancienne). Dans chacune des cases de
l’échiquier, se trouve un ou plusieurs accords dont chaque note
est à la fois entendue, vue, connue par son nom, et associée à
« l’image mentale musculaire du doigté à utiliser ». En dessous de
cet accord, un réservoir de phrases et de notes connues, travaillées
et mémorisées depuis longtemps, que l’on « lance dans
la bataille » (l’expression est de Martial Solal) au moment
opportun. Les délais de décision sont très brefs. L’esprit se
scinde en deux parties, dont l’une, la plus importante, ne fait
que suivre et contrôler, avec la plus grande précision, ce que fait
l’autre et où elle en est, à la fois dans la forme et dans la mesure.
Faute d’une telle pratique, l’improvisateur ne sait plus où il en
est, « il va dans le décor ». Il s’agit là de jazz classique; mais l’art
contemporain ne consiste-t-il pas, justement, à envoyer la
forme par le fond?
Comme dans nombre d’activités humaines, la musique mar-
che en tête. Simonide lui-même, dans la mesure où il aurait été
victime d’un trou de mémoire, n’aurait-il pas été obligé de meu-
bler, d’«assurer»? Peut-être même, un peu trop sûr de lui,
n’avait-il en fait rien préparé du tout ? Il me plaît assez de ter-
1. Mesure pour mesure, communication au Colloque International sur les
«pédagogies du jazz», tenu à Mulhouse du 28 au 30 septembre 1984.
206

Pour la suite du monde (ébauches de programmes pour les événements à venir)
miner ce livre, provisoirement, sur une forme d’art vivant qui,
plutôt que sur l’exécution d’une partition pré-écrite, d’un pro-
gramme, se fonde au premier chef sur l’improvisation.
Alain MONTESSE

Bibliographie générale
On ne donne ici que les références de quelques ouvrages de
base. Nombre de ces titres étant eux-mêmes porteurs de bibliographie,
le lecteur pourra à son gré grimper dans les étages supé-
rieurs de la bibliothèque de Babel. La liste des ouvrages peu ou
prou apparentés est évidemment beaucoup plus fournie, et
encore plus en américain.
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SCHWARZ (Laurent), Un Mathématicien aux prises avec son siècle,
Éd. Odile Jacob, Paris, 1997.
SERVIER (Jean), Histoire de l'utopie, Gallimard, Paris, 1967;
coll. «Folio», 1991.
SPENCE (Jonathan D.), Le Palais de mémoire de Matteo Ricci,
Payot, Paris, 1986, trad. de Martine Leroy-Battistelli; The
Memory Palace of Matteo Ricci, New York, Elizabeth Sifton
Books/Viking, 1983, 1984.
SPINRAD (Norman), Les Neuromantiques, in Univers 1987, J'ai
Lu n°2165, Paris, 1987; The neuromantics, Norman Spinrad, in
Isaac Asimov's Science Fiction Magazine, 1986.
SPINRAD (Norman), Deus ex., coll. «Présence du Futur», n°
553, Denoël, Paris, 1994.
212

Bibliographie générale
STERLING (Bruce), Les Mailles du réseau, coll. «Présence du
Futur», n°508 et 509, Denoël, Paris, 1990 ; Islands in the net,
Bruce Sterling, 1988.
STERLING (Bruce), La Schismatrice, coll. «Présence du Futur»,
n°426, Denoël, Paris, 1986.
STERLING (Bruce), Mozart en verres miroir, coll. «Présence du
Futur», n°451, Denoël, Paris, 1987; Mirrorshades, Mass Market
Paperback, 1988.
SWANWICK (Michael), Stations des profondeurs, J'ai Lu n° 3436,
Paris, 1993, trad. de Éric Wessberge; Stations of the Tide, Avon
Books, New York, 1992.
TISSERON (Serge), Le Bonheur dans l'image, Synthelabo, coll.
Les empêcheurs de penser en rond, 1996.
VALMER (Michel), «Théâtre et science de la mémoire»,
Alliage, n°33-34, 1998.
VERTOV (Dziga), Articles, journaux, projets, Cahiers du cinéma,
UGE, coll. «10/18», n°705, Paris, 1972.
YATES (Frances A.), L'Art de la mémoire, Gallimard, Paris, 1975,
trad. de Daniel Arasse. ; The Art of Memory, Londres, Routledge
and Kegan, 1966.
YATES (Frances A.), La Philosophie occulte à l'époque élisabé-
thaine, Dervy-Livres, Paris, 1987, trad. de Laure de Lestrange;
The Occult Philosophy in the Elizabethan Age, Warburg Institute,
Londres, 1987.
YATES (Frances A.), Giordano Bruno et la tradition hermétique,
Dervy-Livres, Paris, 1988, trad. de Marc Rolland ; Giordano
Bruno and the hermetic tradition, Routledge and Kegan, Londres,
1964.
Iconographie
Toute image pouvant, au gré d’un mnémoniste, et souvent
inconsciemment, être choisie comme image de mémoire pri-
vée, il est évident que leur liste serait sans fin.
213

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
En ce qui concerne les images suffisamment publiques pour
être bien connues, on peut néanmoins les répartir en quelques
grandes catégories:
Images religieuses et laïques
Innombrables grottes ornées, statues et icônes
Fresques de Giotto (début du XIV e siècle, Padoue, Florence,
Assise…)
Effets du bon et du mauvais gouvernement à la ville et à la cam-
pagne (Lorenzetti, 1337-1340, Palazzo Pubblico, Sienne)
Images commémoratives
Tapisserie de Bayeux (XI e siècle, Centre Guillaume le Conqué-
rant, Bayeux)
Peintures de batailles, sacres, cérémonies officielles, allégories,
etc.
Images ésotériques, rébus
Dame à la Licorne (XVI e siècle, Musée de Cluny, Paris)
Mutus Liber (édition originale 1677, conservée à la bibliothè-
que de La Rochelle)
Nombreuses illustrations de textes alchimiques
Images encyclopédiques
Très riches heures du duc de Berry (frères Limbourg, 1415-1416,
Musée Condé de Chantilly)
Le Jardin des délices (Bosch, entre 1485 et 1505, Musée du
Prado, Madrid)
Jeux d’enfants (Breughel, 1560, Kunsthistorisches Museum,
Vienne)
Planches de l’Encyclopédie (Bibliothèque Nationale, diverses
éditions depuis 1751)
Catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-
Etienne, XX e siècle.
Images de la peinture « normale », de chevalet
Les Bergers d'Arcadie (Poussin, vers 1650, Musée du Louvre)
L'Atelier du peintre, L’Origine du monde (Courbet, 1855, 1866,
Musée d’Orsay)
214

Bibliographie générale
Images «d’invenzione» (surréalistes ou apparentées)
L’été, L’hiver,… (Arcimboldo, 1563, Kunsthistorisches
Museum, Vienne)
Carceri d’invenzione (Piranèse: diverses éditions depuis 1750)
Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (Chirico,
1914, Musée National d’Art Moderne, Paris)
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même; Étant donnés 1°)
la chute d’eau 2°) le gaz d’éclairage (Duchamp, 1915-1923, 1966,
Museum of Art, Philadelphie)
Udnie (Picabia, 1913, Musée national d’art moderne, CNAC
Georges Pompidou, Paris)
Persistance de la mémoire ; Prémonition de la guerre civile ; Vénus
de Milo aux tiroirs ; Girafe en feu (Dali, 1931, Museum of Modern
Art, New-York; 1936, Museum of Art, Philadelphie; vers 1930,
collection privée; vers 1935, Kunstmuseum, Bâle)
La ville entière ; L'Europe après la pluie (Ernst, 1936, Kunsthaus,
Zurich; 1940-1942, Wadsworth Atheneum, Hartford,
Connecticut)
Très nombreuses images publicitaires au Musée de la publi-
cité (http://www.ucad.fr/pub/virt/index.html):
Bébé Cadum
Nombreuses affiches de Savignac
La Vache qui rit
La voix de son maître
Bibendum (http://www.michelin.fr)
Myriam («… la semaine prochaine j’enlève le haut » (campagne
d’autopromotion Avenir Publicité, 1981)
Bandes dessinées
Little Nemo (MacCay, 1905-1927, New-York Herald; réédition
française: Horay 1981, 1983)
Mickey (Ub Iwerks, Walt Disney, depuis 1928)
Moulinsart et ses caves (Tintin, Le secret de la Licorne, Hergé,
chez Casterman depuis 1932)
215

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Le loup et la girl (Avery, 1942-1955, MGM)
Sur les terres truquées (Valérian, Christin et Mézières, Dargaud,
1977)
Photographies et vidéos
Point de vue pris d'une fenêtre du Gras à Saint-Loup-de-
Varennes (Niepce, près de Chalon-sur-Saône, 1827) (Ransom
Center, université du Texas, Austin)
Grands Boulevards vidés de toute présence humaine par la
longueur du temps de pause, sauf le pied d'un quidam qui se fai-
sait cirer la chaussure (Daguerre, Paris, 1839) (Staatsmuseum,
Munich)
Chronophotographies en tous genres (Muybridge, USA ;
Marey, France; fin du XIX e siècle)
Diverses photographies du Titanic, au-dessus et en dessous
de la surface (Atlantique Nord, début et fin XX e siècle).
Œuvres d’Atget, Moholy-Nagy, Brassaï, Doisneau, Ronis…
(éditions diverses)
Ombre d'un habitant d'Hiroshima, 1945 (Japan Peace
Museum)
Mille-feuille d'autoroutes effondrées, Loma Prieta, Califor-
nie, 17 octobre 1989 (U.S. Geological Survey)
Pompiers et médecins cherchant à identifier les victimes
(catastrophe du Concorde, Gonesse, France, journaux télévi-
sés, fin juillet 2000)
Photographes de la police numérotant les positions des
douilles devant le bar La Piscine (L'Île Rousse, Corse, journaux
télévisés, début août 2000)
Médiographie générale
Un jour peut-être, les médias audiovisuels seront aussi acces-
sibles au public que le sont aujourd'hui, au moins théorique-
ment, les médias écrits. Voici donc quelques listes, à mille
216

Bibliographie générale
lieues de l'exhaustivité, de films, émissions de télévision et de
radio, en rapport avec notre sujet.
Filmographie
Pour des raisons évidentes, il n'est pas possible de détailler ici
le contenu de chaque film. Pour plus de précisions, on se rapportera
donc aux bases de données habituelles: Amazon
(www.amazon.*), Internet Movies Database (www.imdb.com),
FNAC (www.fnac.com), etc.
2001 Odyssée De L'espace (Kubrick, 1968)
Amarcord (Fellini, 1973)
Art of memory (Vasulka, 1987)
Autant en emporte le vent (Fleming, 1939)
Barry Lindon (Kubrick, 1975)
Calcutta (Malle, 1969)
Cinéma Paradisio (Tornatore, 1988)
Citizen Kane (Welles, 1941)
Dark City (Proyas, 1998)
Don't look back (Pennebaker, 1967)
Dossier secret (Welles, 1955)
eXistenZ (Cronenberg, 1999)
Ex Memoriam (Bériou, 1992)
Fellini Roma (Fellini, 1972)
Harcèlement (Levinson, 1994)
Hiroshima mon amour (Resnais, 1959)
In girum imus nocte et consumimur igni (Debord, 1978)
Izkor: les esclaves de la mémoire (Sivan, 1990)
Je t'aime je t'aime (Resnais, 1968)
Johnny Mnemonic (Longo, 1995)
Jurassic Park (Spielberg, 1994)
Kolberg (Harlan, 1945)
Koyaanisqasti (Reggio, 1983)
217

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
L’affaire Dreyfus (Doublier 1897(?), Méliès 1899, Zecca 1907,
etc.)
La Jetée (Marker, 1962)
La Société du spectacle (Debord, 1973)
L'Année dernière à Marienbad (Resnais, 1961)
L'Apiculteur (Angelopoulos, 1986)
L'Armée des douze singes (Gilliam, 1995)
Le Cobaye (Mann, 1992)
Le Couronnement d’Édouard vii (Méliès, 1902)
Le Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1924)
L'Éruption de la Montagne Pelée (Pathé, 1902)
Les 1000 Yeux du docteur Mabuse (Lang, 1960)
Les Aventuriers de l'Arche perdue (Spielberg, 1981)
Les statues meurent aussi (Marker-Resnais, 1953)
Level Five (Marker, 1997)
L'Homme à la caméra (Vertov, 1929)
Matrix (Wachowsky, 1998)
Metropolis (Lang, 1927)
Muriel (Resnais, 1963)
Natchalo (Pelechian, 1969)
Nirvana (Salvatores, 1997)
Nuit et Brouillard (Resnais, 1955)
Octobre (Eisenstein, 1927)
Providence (Resnais, 1976)
Retour vers le futur (Zemeckis, 1985)
Sans soleil (Marker, 1982)
Shoah (Lanzmann, 1975-1983)
Steps (Rybczinski, 1984)
Strange days (Bigelow, 1995)
Tango (N.C., 1996)
The Ghost in the Machine (Talalay, 1993)
Titanic (Cameron, 1997)
Total recall (Verhoeven, 1990)
Toute la mémoire du monde (Resnais, 1956)
Tron (Lisberger, 1982)
218

Bibliographie générale
Un spécialiste (Brauman-Sivan, 1998)
Vidéodrome (Cronenberg, 1983)
Wild Palms (Hewitt, Bigelow, Nordon, Joanou, 1993)
Zelig (Allen, 1983)
Émissions de télévision
Les émissions pertinentes, valant la peine d’être revues atten-
tivement, proviennent la plupart du temps, soit de quelques
séries bien précises (Culture-Pub, M6; Ma souris bien-aimée, Net
Plus Ultra, La5; Cyberculture, Cyberflash, L’Œil du Cyclone,
Canal+), soit d’opérations exceptionnelles (soirées Thema sur
Arte, journées ou nuits thématiques sur Canal+…). On en trouvera
ci-dessous quelques échantillons:
«Spécial Internet», Cyberculture, Canal+, 20/03/99.
Web Side Story, Arte, 5/10/98.
La Mémoire, La5, 22/05/98.
«Tom, une mémoire prodigieuse», Thema Mémoire, Arte,
26/04/98.
«La mémoire», Net Plus Ultra, La 5, 4/10/97.
«Cyberparties», Net Plus Ultra, La5, 7/05/97.
Préhistoire du cybermonde, La5, 22/04/97.
«Nu descendant un escalier», Palette, Arte, 10/04/97.
À la recherche des films perdus, soirée Thema Arte, 5/04/96.
«Cyber-Arnaque», Culture-Pub, M6,18/02/96.
Nuit cyber, Canal +, 26/01/96.
«Greffe d'images» (conservation des archives à l'INA), Ma
souris bien-aimée, La5, 14/12/95.
Nuit des nouvelles images, France3, 28/02/94.
«Imagina 1994», L’Œil du cyclone, Canal+, 26/02/94.
Spécial synthèse, Culture-Pub, M6, 13/02/94.
La Télé du futur, Canal +, 18/10/93.
«La mémoire», La Marche du Siècle, France2, 27/05/93.
219

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
«Siggraph 1992», L’Œil du cyclone, Canal+, 30/10/92.
Nombre et lumière, Antenne 2 + INA, les 3, 10, 17 et 24/03/86.
Émissions de radio
France Culture propose de nombreuses émissions. Nous en
citons quelques-unes parmi les plus notables.
«L’iconoclasme» (Concordance des temps, samedi 7/7/2001
10h00)
Net Plus Ultra (tous les mercredis à 17h00 depuis la rentrée
2000)
«Le Temple de Diane à Éphèse» ( Black and Blue, vendredi 2/
6/2000 20h30)
«Colloque Avenir du cinéma», Festival de Cannes, 13/05/
2000.
«L’Internet citoyen», La Suite dans les idées, 10/04/2000,
12h45.
«L’Édition numérique», La Suite dans les idées, 21/03/2000.
«Montaigne: les mots dans la marge», Une histoire de la
lecture, 13/03/2000.
«Droit des réseaux», Le Bien commun, 18/12/99.
«Œuvres virtuelles», Transformes, 3/11/99.
«Institut Warburg», Peinture fraîche, 19/05/99.
«Informatique et société», entretien avec Philippe Breton,
Questions pour demain , 4/04/99.
«Internet», Staccato, 26/01/99.
«Cyberlexique», Tire ta langue, 20/11/98.
«Warburg», Peinture fraîche, 3/06/98.
«Guerre dans le cyberespace», Cabinet de curiosités, 26/12/97.
L’Iconoclasme, entretien avec Marie-José Mondzain, 8/10/97.
«Villes numériques», Le Temps qui change, 28/02/97.
«Architectures informatiques complexes», La Science et les
Hommes, 29/01/97.
220

Bibliographie générale
«Doubles numériques», La Science et les Hommes, 11/12/96.
«Internet», Perspectives scientifiques, du 26 au 29/02/96.
«Bienvenue dans le cybermonde», Le Temps qui change, 23/
02/96.
«Poétique du cinéma, Raoul Ruiz», Du jour au lendemain, 22-
23/5/95.
«Poétique du cinéma, Raoul Ruiz », Projection privée, 23/04/95.
«Qui a peur des jeux vidéo?», Le Temps qui change, 10/03/95.
«Cinéma et numérique: Imagina 1994», Nuit magnétique,
16/03/94.
«La Mémoire», Divergences, 9/03/94.
«Informatique et virtuel», Le Temps qui change, 3/12/93.
«Édition des œuvres complètes de Giordano Bruno aux Bel-
les Lettres», La Science et les Hommes, 21/07/93.
«La Culture cyberpunk», Atelier de création, 24/11/91.
«Nouvelles images, nouveau réel», La Science et les Hommes,
9/03/88.
«Le Jeu de Mantegna», Les Chemins de la connaissance, du
31/03 au 4/04/86.
«Les Arts de la mémoire et les palais d'images», Les Chemins
de la connaissance, du 13 au 17/05/85.
«Tarots-ci, tarots-là », Les Chemins de la connaissance, du 15
au 19/10/84.
«Mémoire artificielle et nouvelles images», L'Homme et
l'Informatique, 9/07/84.
«La semaine internationale de l'image électronique du cen-
tre d’études des systèmes et des technologies avancées, Biarritz,
mai 1984», L'Homme et l'Informatique, 25/06/84.
CéDéRo-DVD-graphie
De près ou de loin, une bonne partie des CD ou DVD existants
auraient pu figurer ici, ne serait-ce que pour leurs interfaces
plus ou moins imaginatives. Évidemment, les jeux s’y seraient
221

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
taillés la part du lion. On peut supposer qu'une bonne partie
des films cités dans la filmographie ci-dessus seront un jour dis-
ponibles sur ces supports, éventuellement agrémentés d'un
appareil critique. Il y a toutefois une raison qui nous retient de
donner ici une trop longue liste: la durée de vie de ces produits
a été jusqu’à présent généralement courte, quelques mois, un
an ou deux au maximum. Il serait d’autre part fastidieux de
citer tous les CD encyclopédiques, commémoratifs, touristiques,
banques d’images, de sons, de logiciels, etc. Enfin, la
banalisation des graveurs de CD et le très faible coût des CD vier-
ges font qu’il s’agit maintenant d’un objet à usage professionnel
ou privé au moins autant que d’une marchandise culturelle.
On ne donnera donc finalement ci-dessous que quelques titres
qui nous ont semblé, à un degré ou un autre, marquants:
Ascendency (The Logic Factory, 1995)
Caesar (Sierra, 1995)
Captain Mnemo (hors commerce, réservé au corps médical;
Ipsen, 1997)
Civilisation (MicroProse, 1994)
Discoveries (Havas Interactive/IBM/World Book, 1998)
Doom (I.D. Software, 1994)
Eve (Peter Gabriel ; Realworld; Milia d’Or 1997)
Freak Show (The Residents; The Voyager Company, 1994)
Immemory (Chris Marker ; Centre Georges Pompidou ; 1997)
Matteo Ricci (B. Dumont, J. Bellassen, D. Zanoletti, L. Marnef,
E. Marquez ; Université Paris 7 - Multi-Pixium; prix Moebius
1995)
Machines à écrire : Cent mille milliards de poèmes (Queneau,
Denize; Gallimard, 1999)
Myst (Broderbund Software, 1994)
Les Pygmées (peuple et musique) (CNRS/Montparnasse mul-
timédia, 1998)
Quake (I.D. Software, 1996)
Le Saint-Cordon de Valenciennes (Les imaginaires, 1999)
222

Bibliographie générale
Salt of the earth (M. Wilson, H. Biberman, P. Jarrico; The
Voyager Company, 1994)
Sim City (Maxis-Interplay, 1994)
Tombraider (Eidos Interactive, 1996) (mention spéciale doit être
faite de la généalogie de Lara Croft: c'est de toute évidence la petite-
fille plus ou moins légitime d'Indiana Jones et de Betty Boop )
Worldcraft (Valve, 1996)
Xplora (Peter Gabriel ; Realworld, 1994)
Webographie
Le monde de l’Internet étant essentiellement mouvant, le
lecteur ne peut s’attendre à ce que tous les liens ci-dessous
soient encore actifs quand il essaiera de les suivre.
Toutefois, la coutume étant sur la Toile de publier des liens
menant vers des sites proches, à partir de ceux de ces points
d’entrée qui fonctionneront encore, avec un recours massif aux
moteurs de recherches, et avec un peu de flair et de serendipity
(rappelons qu'on désigne par ce néologisme, inventé par
Horace Walpole vers 1754, la capacité de trouver ce qu'on ne
cherche pas), il pourra sans difficultés majeures, sinon recons-
tituer le Tout, du moins se rebâtir un réseau de mémoire per-
sonnel tout à fait correct. En ce qui concerne le Tout, on notera
que commence déjà à se poser le problème de l’archivage du
web en général, et des sites fantômes en particulier.
http://ali.www.media.mit.edu/~flavia/CityOfNews.html
http://altern.org
http://arakhne.tandf.co.uk/journals/archive/t-archive/
wimvol14.html
http://brighton.ncsa.uiuc.edu/~prajlich/forster.html
http://cs.art.rmit.edu.au/marker
http://sos-net.eu.org/red%26s/communic/idl/seren-
dip.htm
223

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
http://ds.u-picardie.fr/patrick/Cathedrale/Glossaire/welcome.html
http://freenet.sourceforge.net/lang/fr/
http://geopubs.wr.usgs.gov/dds/dds-29/web_pages/
oakland.html
http://mappa.mundi.net/cartography/Palace
http://parodie.com/humpich/home.htm
http://pauillac.inria.fr/~codognet/web.html
http://perso.club-internet.fr/thoth333/index_03.htm
http://simonide.net
http://ssb.artemis.jussieu.fr/ssb/hermes/actes/ac9394/
01ac9394gb.htm
http://tecfa.unige.ch
http://www.adbusters.org
http://www.alinari.com
http://www.artgauth.com/Francais/artgoth.
http://www.artmem.demon.co.uk/AOM/Home/
INDEX.html
http://www.ba.infn.it/~zito/camillo.html
http://www.ba.infn.it/~zito/memoria/p05.html
http://www.ccc.de
http://www.cinesites.tm.fr
http://www.comfm.fr/webcam/index.html
http://www.cyberbohemia.com/o.w.l./mar.html
http://www.digitalspace.com
http://www.diplomatie.fr/culture/france/cinema/docu-
mentaires/video/video2.html
http://www.education.gouv.fr/rapport/risset/default.htm
http://www.eff.org
http://www.esotericarchives.com/bruno/arsmemor.htm
http://www.facom.ufba.br/pesq/cyber/lemos/estrcy1.html
http://www.ghostsites.com
http://www.giuliocamillo.org
http://www.gothitica.com/memory
http://www.gothitica.com/memory/links.html
224

Bibliographie générale
http://www.hum.au.dk/romansk/borges
http://www.imdb.com
http://www.ina.fr/Livre
http://www.krusch.com/kubrick/Q54c.html
http://www.lacinquieme.fr/npu
http://www.lafontaine.net/fables/1simonide.htm
http://www.linux-france.org/prj/jargonf
http://www.liv.ac.uk/~asawyer/sffchome.html
http://www.memory.palace.org
http://www.mit.edu:8001/people/davis/ImageLearn.html
http://www.multimania.com/laplage
http://www.nomemory.org
http://www.olats.org
http://www.pynchon.pomona.edu
http://www.randomviolins.org/~dwap/academia/
memlinks.htm
http://www.samizdat.net
http://www.sas.ac.uk/warburg
http://www.siggraph.org
http://www.thefileroom.org/FileRoom/documents/
newhome.html
http://www.tribunes.com/tribune/alliage/33-34/valm.htm
http://www.urbicande.be
http://www.vrml.org
http://www.warburg-haus.hamburg.de/start.html
http://www.wired.com/wired/archive/3.07/
technopagans_pr.html
http://www.zkm.de
http://www-unix.oit.umass.edu/~essays/Montaigne/

Table
À propos de l’œuvre ................................................................. 5
À propos des auteurs ................................................................ 7
Préambule................................................................... 9
Les journées d’étude de Valenciennes ........................ 11
La machine à mémoire : notes sur la
préhistoire du cinéma ............................................... 15
Les journées d’étude de Valenciennes
2 avril 1997 et 4 mars 1998 ....................................... 39
Cicéron aurait-il préconisé
le cédérom dans De Oratore ?.................................. 41
Image et mémoire : Le catalogue en images de la
bibliothèque de Valenciennes ............................... 65
Xanadu, et quelques autres palais de mémoire
cinématographiques .............................................. 73
Questions de mémoire dans quelques
très grands films de l'histoire du cinéma.................... 74
Le cinéma en tant que tel,
et les arts de la mémoire ............................................. 76
Retour vers le futur ..................................................... 78
Marqueurs-mémoires .................................................. 80
La machine célibataire a encore frappé ...................... 84
Alinari 2000 : Sauvons notre mémoire .................. 87
Borges ou la bibliothèque infinie........................... 91
O'Kamieniu............................................................ 99
227

Nouvelles technologies et arts de la mémoire
Métaphores architecturales
pour mémoires artificielles ................................... 105
1. Introduction......................................................... 105
2. Racines ................................................................. 108
Il était une fois .......................................................... 108
Prendre mémoire,
vers une mémoire consciente
Invention d'un art de la mémoire
Mémoire et rhétorique
Inventio; Preuves dans la technique, hors de la
technique; L'exemplum, la figure exemplaire, l'imago;
Sur l'enthymème
Traités et méthodes
Formation des lieux; Les images; L'oubli; Évolution de
la structure; Personnalisation
Mémoire, architecture, dedans,
comme dehors. ............................................................122
Oppressif et non-oppressif
Le modèle divin
La cité grecque
Moyen Âge, mémoire et contrôle des esprits
Bruno et Camillo
Synthèse
L'œil intérieur: regard sur nos neurones.................. 132
Hypermnésique
Des palais de mémoire aux palais corticaux...
Localisation et réorganisation; Rétinotopie
Science-fiction ........................................................ 137
William Gibson
Michael Swanwick
Neal Stephenson
3. Technologies......................................................... 140
V.R.M.L.
Moteurs de jeux
4. Conclusion............................................................ 145
5. Bibliographie......................................................... 147
Kyberspass ............................................................ 151
Une brève histoire du cyberespace ........................... 151
228

Table
La Grande Foire ou : du cinéma au cyberespace
en passant par la société du spectacle....................... 159
Je clique, donc je suis ................................................ 174
Pour la suite du monde
(ébauches de programmes
pour les événements à venir) ................................ 183
Annexes
Un réseau en formation?....................................... 183
La Cathédrale désengloutie .................................... 189
Warburg, le retour; Peinture; Cinéma; Littérature;
Urbanisme; Jeux; Monétique; Religion;
Mathématiques; Musique
Bibliographie générale .......................................... 209
Iconographie............................................................. 213
Images religieuses et laïques, commémoratives, ésotériques,
rébus, images encyclopédiques, images de la peinture
«normale», «d’invenzione» (surréalistes...),
publicitaires, bandes dessinées, photographies et vidéos
Médiographie générale ............................................. 216
Filmographie; Télévision; Radiographie; CéDéRoms;
Webographie
229

PETIT GUIDE DE L’EXEMPLAIRE NUMÉRIQUE (PDF)
[1]
L’exemplaire numérique est livré dans un format nommé PDF (Portable
Document Format), développé par la société Adobe®, qui permet
d’avoir une vraie mise en page à l’écran et offre certaines fonctionnalités
très utiles qui sont détaillées ci-après.
[1] COMMENT NAVIGUER DANS L’EXEMPLAIRE NUMÉRIQUE ?
[2] COMMENT FAIRE UNE RECHERCHE DE MOTS DANS UN PDF ?
[3] COMMENT AMÉLIORER LA LECTURE À L’ÉCRAN ?
[4] COMMENT SAUVEGARDER UN PDF REÇU PAR E-MAIL ?
Comment naviguer dans l’exemplaire numérique ?
Vous venez de recevoir votre exemplaire numérique et vous
l’avez ouvert en double-cliquant dessus. Celui-ci va ouvrir
automatiquement le logiciel Acrobat Reader® que vous avez
téléchargé auparavant. Dans Acrobat Reader, vous trouverez la
barre d’outils suivante :
Affiche la page seulement.
Affiche à la fois la table des matières et la page. Vous pouvez
ensuite cliquer sur le titre de chapitre pour aller directement à la
première page du chapitre désiré.
Affiche à la fois les vues miniatures du document et la page.
Permet, au même titre que les curseurs, de faire défiler la page
de haut en bas ou de gauche à droite.
Affiche la première page.

Affiche la dernière page.
Affiche la page précédente.
Affiche la page suivante.
Équivalent du « back » : retour à l’écran précédent.
Équivalent du « forward » : retour à l’écran suivant.
Pour aller d’une page à l’autre, vous pouvez utiliser les outils cidessus
ou bien utiliser l’ascenceur sur la droite de l’écran. Vous
verrez les numéros de pages s’afficher si vous montez ou descendez
le bouton de l’ascenceur. Ces numéros de pages sont également
lisibles en bas à gauche de l’écran (exemple : page 4 sur
88...). Pour aller directement à une page précise, cliquez sur le
symbole de la page, en bas à gauche de l’écran:
Vous verrez s’afficher le message « aller à la page ». Saisissez le
numéro de la page désirée et cliquez sur « OK ».
Si vous souhaitez régler le mode de défilement de la page, cliquez
sur le bouton :
•L’option « une seule page » permet de faire défiler le texte page
par page.
•L’option « continue » permet de faire défiler le texte de façon
continue.
•L’option « continue page double » permet d’afficher côte à côte
le recto et le verso de la page.

Comment faire une recherche de mot dans l’exemplaire
[2]
numérique ?
[3]
Lorsque vous cliquez sur cette icône, une fenêtre apparaît dans
laquelle vous pouvez saisir un mot, une expression, une phrase
et même un racine verbale ; cliquez ensuite sur « Rechercher »
et Acrobat Reader va parcourir tout le document pour trouver
les occurrences du texte que vous avez saisi.
Comment améliorer la lecture à l’écran de l’exemplaire
numérique ?
Pour choisir votre taille de page visible à l’écran, utilisez les
outils suivants :
Affiche la page courante dans une taille intermédiaire.
Affiche la totalité de la page courante à l’écran.
Affiche la page courante en occupant toute la largeur disponible pour
un plus grand confort de lecture à l’écran (recommandé).
Sélectionnez cet outil et cliquez sur un passage du texte quand
vous voulez en agrandir la taille des caractères.
Ce bouton remplace le précédent: lorsque vous appuyez sur
la touche « Ctrl » (PC) ou « alt » (Macintosh) pour réduire la
taille des caractères ou « zoomer » en arrière.

Confort de lecture:
Pour votre confort de lecture vous pouvez selectionner ou non
l’option « Lissage du texte et des images monochromes » dans
le menu Fichier/Préférences/Généralités.
Cependant, pour éviter une légère impression de « flou » due au
lissage des polices lorsque cette option est selectionnée, nous vous
conseillons de lire les ouvrages en mode « pleine largeur ».
[4] Comment sauvegarder un PDF reçu par e-mail ?
• Sur PC et pour la plupart des programmes de mails, qu’ils soient
intégrés au navigateur ou non, lorsque vous cliquez sur l’icône du
fichier attaché dans l’e-mail, celui-ci va s’ouvrir grâce au programme
Acrobat Reader que vous aurez préalablement téléchargé
et installé. Une fois ouvert dans Acrobat Reader, dans le menu
« Fichier » cliquez sur « Enregistrer sous » et spécifiez l’endroit
où vous désirez enregistrer votre PDF. Vous pouvez également sauvegarder
très rapidement votre PDF en maintenant la touche
« Shift » (Majuscules) appuyée tout en cliquant sur l’icône du
fichier attaché dans votre e-mail ; une fenêtre de dialogue s’ouvrira
alors et vous demandera où vous désirez enregistrer votre
PDF.
• Sur Macintosh : vous pouvez effectuer les mêmes opérations
que celles décrites ci-dessus, mais vous pouvez également sélectionner
l’icône matérialisant le fichier attaché dans votre e-mail
et la faire « glisser » sur le bureau ou dans le répertoire que vous
désirez. Par la suite, un simple double-clic sur le fichier déclenchera
son ouverture dans Acrobat Reader.
Remarque générale : Le programme Acrobat Reader contient un Plug-in
qui, une fois installé, vous permet de lire directement les PDF dans les
navigateurs Internet Explorer et Netscape (à partir de la version 3 pour
chacun d’entre eux). Si vous avez installé ce Plug-in et que rencontrez
des difficultés pour ouvrir et lire un PDF sauvegardé, vous pouvez
essayer de le lire en déposant son icône sur celle de votre navigateur.

Remarque concernant les notes en fin d’ouvrage :
Dans certains textes les notes sont en fin d’ouvrage et un hyperlien
permet d’y accéder (il suffit de cliquer sur l’appel de note
pour accéder à la page des notes). Pour revenir au texte source, cliquez
sur la note.