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Editorial<br />
Quinze ans de la revue Bienvenue dans le coeur de l’Europe<br />
Chers lecteurs,<br />
Le premier numéro de la revue Bienvenue dans le coeur de l’Europe parut<br />
le 7 janvier 1994, une année après la partition de la Tchécoslovaquie et la<br />
création de la République tchèque (1993), à l’occasion de la visite à Prague<br />
du président américain Bill Clinton. A l’époque, c’était un trimestriel publié en<br />
quatre versions liguistiques. Deux ans plus tard vint s’y ajouter la version russe<br />
et la revue changea de trimestrielle en bimensuelle. En dehors des six numéros<br />
annuels réguliers, furent publiés des numéros spéciaux monothématiques de la<br />
revue, tel celui dédié à l’anniversaire de l’Université Charles de Prague ou ceux<br />
consacrés aux monuments de la Liste UNESCO se trouvant en République<br />
tchèque, au sport, à l’Union euopéenne, au Château de Prague, aux régions<br />
de la République tchèque, à la musique (publié même en japonais avec un CD<br />
annexé) et surtout le numéro portant le titre Bohemia picta (2000) ayant comme<br />
sujet l’histoire et la vie de la société tchèque depuis la préhistoire jusquà<br />
l’époque contemporaine.<br />
Le premier numéro de cette année représente l’entrée de la revue (paraissant<br />
aussi en tchèque depuis 2007) dans sa quinzième année. Je veux croire qu’elle<br />
est devenue partie intégrante de la bonne renommée de la République tchèque<br />
et une source d’information recherchée.<br />
Au nom de la rédaction, des traducteurs, des auteurs et de tous ceux qui<br />
prennent part à la parution de la revue, ainsi qu’en mon nom personnel, je vous<br />
souhaite une année 2008 vraiment bonne et heureuse, remplie de lectures intéressantes<br />
et utiles.<br />
Pavel Šmíd<br />
rédacteur en chef et éditeur<br />
Sommaire<br />
Force de l’humanité<br />
ou Histoire incroyable de Sir Nicholas<br />
Winton, sauveur d’enfants juifs<br />
pp. 4 – 7<br />
Tous de bons Moraves<br />
– fondateur de la génétique, promoteur<br />
de la psychanalyse, le plus grand<br />
logicien de tous les temps ... ils sont<br />
tous originaires de Moravie<br />
pp. 8 – 11<br />
Franz Kafka inconnu ou En suivant<br />
la lumière d’un soleil reculé<br />
– ensemble de clichés magiques<br />
présente Franz Kafka voyageur<br />
pp. 12 – 15<br />
UP ou direction vers le haut<br />
– la célèbre marque des Usines<br />
réunies UP revient sur la scène<br />
pp. 16 – 19<br />
Galerie<br />
des oeuvres de Quido Kocián,<br />
sculpteur le plus doué peut-être<br />
de l’art nouveau tchèque<br />
pp. 20 – 21<br />
Jan Švankmajer, sceptique clairvoyant<br />
– réalisateur assis «au bord du même<br />
étang» que Luis Buňuel et David Lynch<br />
pp. 22 – 25<br />
«Dernier compositeur<br />
baroque vivant»<br />
František Xaver Thuri est né quelques<br />
siècles plus tard qu’il n’aurait dû, car<br />
de son coeur jaillit la musique baroque<br />
pp. 26 – 29<br />
Jára Cimrman, le plus grand<br />
des Tchèques<br />
– mystification spirituelle qui a<br />
transformé un personnage imaginaire<br />
en symbole national<br />
pp. 30 – 33<br />
Mosaïque<br />
d’événements et de curiosités<br />
de la République tchèque<br />
pp. 34 – 35<br />
Destin d’Ema Destinnová<br />
– cantatrice tchèque qui atteignit<br />
le but suprême de l’opéra mondiale<br />
pp. 36 – 38<br />
Le Coeur de l’Europe paraît six fois par an. Sur ses pages,<br />
ce périodique donne l’image de la vie en République Tchèque.<br />
Les articles expriment les opinions de leurs auteurs qui<br />
peuvent ne pas être toujours identiques aux points de vue<br />
officiels du gouvernement tchèque. Pour l’abonne ment,<br />
veuillez vous adresser à la rédaction du périodique.<br />
Éditeur: Éditions THEO, en coopération avec le Ministère<br />
des Affaires Étrangères de la République Tchèque.<br />
Adresse de la rédaction:<br />
J. Poppera 18, 530 06 Pardubice, République Tchèque<br />
Rédacteur en chef: Pavel Šmíd<br />
Rédacteur artistique: Karel Nedvěd<br />
Président du Comité de rédaction: Zuzana Opletalová, directeur<br />
du Département de presse du Ministère des Affaires Étrangères<br />
de la RT et porte-parole du ministre<br />
Membres du Comité de rédaction: Libuše Bautzová, Pavel<br />
Fischer, Vladimír Hulec, Robert Janás, Milan Knížák, Martin<br />
Krafl, Eva Ocisková, Tomáš Pojar, Jan Šilpoch, Petr Vágner,<br />
Petr Volf, Marek Skolil<br />
Traduction: Institut de Langues et Littératures Romanes<br />
de l’Université Masaryk de Brno.<br />
Imprimé à VČT Sezemice<br />
La reproduction des textes publiés dans la revue Bien -<br />
venue dans le coeur de l’Europe n’exige pas l’autorisation<br />
de la rédaction ni celle des auteurs, à condition de citer<br />
le nom de l’auteur et la source. Pour la reproduction des<br />
photos d’illustration, prière de contacter la rédaction ou<br />
les auteurs des clichés.<br />
ISSN 1211–930X<br />
Internet: http://www.theo.cz<br />
E-mail de l’éditeur: pavelsmid@theo.cz<br />
3
4<br />
Force de l’humanisme<br />
ou Histoire incroyable<br />
de Sir Winton<br />
Cela a l’air d’une histoire à l’eau de<br />
rose ou d’un film romantique anodin:<br />
Mme Greta Winton cherchant, en 1988,<br />
quelque chose dans le grenier de sa maison<br />
londonienne, tombe sur une valise<br />
en cuir. Dans la valise, il y a un cahier<br />
mystérieux comportant des listes d’en -<br />
fants et bourré de coupures de journaux,<br />
de photos d’enfants et de lettres de leurs<br />
parents. Le cahier déploie devant les<br />
yeux de Mme Winton une histoire qu’elle<br />
n’arrive pas à croire: il apporte les preuves<br />
que, la veille de la fermeture des<br />
frontières de la Tchécoslovaquie encer -<br />
clée par les nazis, son mari évacua de<br />
notre pays 669 enfants juifs et leur sauva<br />
la vie. Ce qui plus est, il ne souffla mot<br />
de cet exploit pendant toute la longue pé -<br />
riode de cinquante ans...<br />
Lors de sa visite à Prague, Sir Nicholas Winton a rencontré «ses enfants».<br />
Le dernier train de Tchécoslovaquie<br />
Les faits composant cette histoire sortent<br />
de l’oubli et les acteurs retrouvent<br />
dans leurs mémoire la terrible période<br />
fiévreuse du commencement de la Se -<br />
conde Guerre mondiale. L’histoire de<br />
Winton y fait figure d’une légende de prévoyance<br />
et d’esprit de sacrifice. Banquier<br />
de 29 ans, Winton vient en Tchéco slo -<br />
vaquie en 1938 pour collaborer avec le<br />
Comité de réfugiés britannique qui doit<br />
aider à sortir du pays surtout les hommes<br />
politiques. les intellectuels et les artistes.<br />
Cependant, Winton évalue avec exactitude<br />
le danger immédiat menaçant l’ethnie<br />
Le cahier dont la découverte en 1988 a éclairci<br />
le sauvetage d’enfants juifs de la Tchécoslovaquie<br />
assiégée par les nazis.
Gare Wilson de Prague d’où Nicholas Winton fit partir pour l’Angleterre 669 enfants juifs. Photo de 1936.<br />
juive et décide d’orienter son aide sur les<br />
enfants juifs. Son estimation est si extraordinaire<br />
de prévoyance que les autorités<br />
britanniques ne comprennent pas exactement,<br />
pourquoi Winton est si pressé d’évacuer<br />
les enfants de Prague.<br />
Cependant, Winton n’admet aucun<br />
doute: avec précipitation, il falsifie les do -<br />
cuments, il trompe les fonctionnaires. C’est<br />
le 14 mars 1939, la veille de l’in vasion<br />
allemande de la Tchécoslovaquie, qu’il<br />
présente aux autorités britanniques la première<br />
liste. Elle comporte les noms de<br />
vingt enfants devant constituer le premier<br />
transport en train vers la Grande Bre -<br />
tagne. Pour chaque enfant, il doit obtenir<br />
un permis de sortie des autorités allemandes<br />
et un permis d’entrée des autorités<br />
britanniques; pour chacun d’en tre eux, il<br />
doit verser une caution de cinquante livres<br />
sterling et présenter l’attes tation d’accueil<br />
dans une famille britannique concrète.<br />
Ses efforts courageux se terminent<br />
sur le sort tragique du dernier transport,<br />
celui que Winton avait prévu pour le<br />
1 er septembre 1939 en tant que le plus<br />
grand transport d’enfants juifs (qui se rassemblèrent<br />
à la gare au nombre de 250)<br />
et que l’on ne laissa pas partir. En effet,<br />
c’était le jour où l’Allemagne attaqua<br />
la Pologne et les frontières furent fer -<br />
Billets de train du dernier voyage que Hugo Marom<br />
Meisel fit avec ses parents. Ils vinrent de Brno à<br />
Prague où Hugo et son frère montèrent dans le train<br />
de Winton pour aller en Grande Bretage.<br />
Les billets sont le dernier souvenir qui lui est resté<br />
de ses parents.<br />
Nicholas Winton avec un des enfants juifs.<br />
Photo de l’époque.<br />
mées. La Seconde Guerre mondiale ve -<br />
nait d’éclater.<br />
Quelle différence entre le sort des en -<br />
fants partis avec les transports précédents<br />
et celui des enfants du transport qui ne<br />
put pas partir! Voici le témoignage de To -<br />
máš Graumann, un des «enfants à Win ton»<br />
qui, au bout de plusieurs dizaines d’an -<br />
nées, se souvient de l’événement: «Mon<br />
Histoire<br />
«Virtus hominem iungit Deo»<br />
«Bonnes actions rapprochent<br />
l’homme de Dieu»<br />
Proverbe latin<br />
frère Tony devait partir de la Tché coslo -<br />
vaquie occupée dans le même train que<br />
moi. Mais à cause d’une maladie, on le<br />
reporta sur la liste du transport prochain,<br />
celui qui devait partir le 1 er septembre.<br />
Il ne partit pas... Mon frère, mes parents,<br />
ma grand’mère et presque tous mes pa -<br />
rents moururent par la suite dans des camps<br />
de concentration.» Quant à T. Graumann,<br />
il n’a rencontré N. Winton qu’en 2001.<br />
Aux reporters du quotidien Mladá Fronta<br />
Dnes qui lui ont demandé comment<br />
s’était passée la rencontre, il a donné une<br />
réponse bien brève: «Masse de larmes.»<br />
Force de l’humanité<br />
Sans Matej Mináč, l’histoire de N.<br />
Winton aurait pu tomber dans l’oubli. En<br />
exagérant un peu, on peut dire que ce réalisateur<br />
slovaque travaillant à Prague a<br />
fait la gloire de Nicholas Winton en présentant<br />
son histoire au public mondial.<br />
«En tournant le film Tous mes proches,<br />
nous sommes tombés sur l’histoire – presque<br />
inconnue – de Nicholas Winton. Il<br />
n’existait pas un seul livre, pas le moin dre<br />
film à son sujet. Il nous a paru injuste<br />
qu’il reste inconnu au monde, que l’on ne<br />
le remercie pas. Voilà pourquoi nous avons<br />
tourné le documentaire Force de l’hu -<br />
5
6<br />
Octobre 2007: plus de 2 500 étudiants sont venus à la rencontre avec Sir Nicholas Winton au Centre de congrès<br />
de Prague. 30 000 enfants et étudiants tchèques proposent sa nomination pour le Prix Nobel de la paix.<br />
manité et il s’est produit une sorte de<br />
miracle,» affirme M. Mináč. Ce qu’il<br />
considère comme un miracle, c’est tout<br />
d’abord le succès du film dont les réalisateurs<br />
ont remporté en 2002 le prix Emmy<br />
et ensuite – et surtout – son retentissement<br />
profond: il a ému le vaste public et l’a<br />
inspiré. Ce qui a payé, c’était le travail de<br />
fourmi consacré, pendant la préparation<br />
du film, à la recherche des matériaux<br />
d’archives. «Nicholas Winton étant toujours<br />
en vie, il a pu expliquer ce qui<br />
s’était passé à l’époque. Chaque enfant<br />
figurait dans une liste. Cependant, à l’en -<br />
contre des personnes<br />
figurant dans la Liste<br />
de Schindler (Winton<br />
est dorénavant dé sig -<br />
né comme Schindler<br />
bri tannique) qui se<br />
sou venaient de Schind<br />
ler, les enfants sau -<br />
vés par Winton ne sa -<br />
vaient pas du tout<br />
(ils étaient trop pe tits)<br />
comment ils s’é taient<br />
retrouvés en An gle -<br />
ter re. Ce n’est que<br />
grâ ce aux renseignements<br />
fournis par<br />
Winton qu’il a été possible<br />
de les chercher.<br />
Un autre hasard favorable consistait dans<br />
le fait que, en 1942, on avait fait un film<br />
sur l’école d’exilés dans le pays de<br />
Galles, fréquentée par un grand nombre<br />
de ces enfants. J’ai découvert certains<br />
d’entre eux sur de vieux plans de cinéma.<br />
Ensuite, je me suis mis à fouiller dans<br />
les archives fédérales de Washington. Au<br />
bout d’une semaine, j’avais devant mes<br />
yeux ébahis la prise de vue du jeune<br />
Nicholas Winton avec un enfant sur les<br />
bras. C’était un spot des adieux à la gare<br />
Le portrait que les «enfants à Winton» ont<br />
fait peindre pour le 95 e anniversaire de leur<br />
sauveur. Sur la demande de Sir Nicholas,<br />
le portrait a été placé à l’ambassade<br />
de la République tchèque à Londres.<br />
où les parents étaient venus accompagner<br />
les enfants. Il fut pris par les Américains<br />
pour les actualités, mais ne fut jamais<br />
passé, car la guerre éclata avant qu’ils ne<br />
rentrent au pays.»<br />
Grâce aux efforts de Mináč, on a réussi<br />
à retrouver 240 des 669 enfants sauvés.<br />
Un jour, la BBC invite dans un même programme<br />
N. Winton, ainsi qu’un grand<br />
nombre de ceux qu’il a sauvés. Ne se doutant<br />
de rien, Winton est placé au milieu<br />
d’un public composé exclusivement des<br />
enfants sauvés. Au cours de l’émission,<br />
l’assistance apprend un autre fait étonnant.<br />
Věra Gissing<br />
vivant depuis des<br />
années à Londres à<br />
quelques pâtés de<br />
maisons de son sauveur<br />
se souvient très<br />
bien de l’événement:<br />
«Tout d’un coup, j’ai<br />
su que j’étais assise à<br />
côté de lui. Aussitôt je<br />
l’ai embrassé. C’était<br />
beau,» dit-elle.<br />
Trente-deux mille<br />
signatures pour<br />
Sir Nicholas<br />
C’est avec ironie<br />
et détachement que N. Winton, discret<br />
et spirituel, accueille jusqu’ici toutes<br />
les distinctions. Cependant, il n’a pas<br />
«é chap pé» à l’anoblissement par la reine<br />
Elisabeth II, à l’ordre de T.G. Masaryk<br />
que lui a conféré le président Václav<br />
Havel, à la Croix de mérite de 1 er degré<br />
que lui a remis récemment Vlasta Par -<br />
kanová, ministre tchèque de la Défense.<br />
Dans sa résolution N° 583, le Congrès<br />
américain apprécie hautement son exploit<br />
unique. Devant les distinctions que l’on<br />
lui accorde, Sir Nicholas dit en souriant<br />
qu’après tant d’années écoulées, on devrait<br />
les interdire. Au bout de soixante ans,<br />
son exploit «devrait être prescrit», à son<br />
avis. «Il n’a pas besoin de popularité et,<br />
parfois, il est embêté de ce qui se passe<br />
autour de lui. Cela enlève tout le pathé -<br />
tique à son histoire,» ajoute M. Mináč<br />
qui, pendant son séjour en République<br />
tchè que au mois d’octobre 2007, servait à<br />
N. Winton de guide et de porte-parole.<br />
A 98 ans, N. Winton est toujours bien<br />
actif. Il voyage à travers le monde et des<br />
enfants toujours nouveaux se rappellent<br />
à son bon souvenir. A l’heure actuelle,<br />
sa «famille» compte – la descendance<br />
des enfants sauvés y comprise – environ<br />
5 000 membres. Une vingtaine de ses<br />
enfants accompagnés de leurs familles<br />
étaient présents à la rencontre organisée<br />
au Centre de congrès pragois. Mais ce<br />
sont les étudiants et élèves d’écoles élémentaires<br />
tchèques qui lui ont ménagé<br />
la plus grande suprise: dans la campagne<br />
de pétition qu’ils ont organisée dans les<br />
écoles tchèques, ils demandent la nomination<br />
de Winton pour le prix Nobel de la<br />
paix. Dans un délai très court, ils ont re -
Nicholas Winton et Vera Gissing, un des enfants qu’il avait sauvés, avec une partie de sa famille et avec Matej Mináč,<br />
lors du tournage du film La famille de Nicky en 2007.<br />
cueilli plus de trente-deux mille signatures<br />
de jeunes et d’enfants. «C’est une initiative<br />
formidable et je m’en réjouis surtout<br />
pour le fait que les enfants se sont<br />
montrés plus intelligents que moi,» voilà<br />
l’éloge de l’idée par Karel Schwar zen -<br />
berg, ministre tchèque des Affaires étrangères.<br />
Mais celui qui est concerné ne veut<br />
rien savoir d’une telle nomination: «Le<br />
prix Nobel de la paix est accordé aux personnes<br />
appartenant à une tout autre catégorie<br />
que moi,» dit Sir Nicholas.<br />
Cadeau pour le centième anniversaire<br />
Les médias ne sont pas les seuls à avoir<br />
trouvé dans l’histoire de N. Winton une<br />
source d’inspiration inépuisable. Le film<br />
de Mináč Force de l’humanisme est de -<br />
venu élément indispensable du programme<br />
d’écoles secondaires dans de nombreux<br />
pays du monde. Les pédagogues sont<br />
de l’avis que «le film remplace des di -<br />
zaines de le çons d’histoire, d’éthique et<br />
d’autres matières».<br />
Le projet d’instruction distribuant le do -<br />
cumentaire dans les écoles est né en ré -<br />
ponse à la demande des écoles réclamant<br />
Rencontre de Sir Nicholas Winton avec M. Václav<br />
Klaus, Président de la République tchèque.<br />
La Force de l’humanité, documentaire de M. Mináč<br />
sur Sir Winton, a remporté en 2002 le prestigieux<br />
prix Emmy.<br />
les reprises du film à la télévision. Des<br />
dizaines de milliers d’étudiants ont vu le<br />
film en République tchèque. En suite, le<br />
projet s’est propagé en Alle magne, aux<br />
Etats-Unis et en Slovaquie et, à l’heure<br />
actuelle, on négocie sa distribution en<br />
Pologne et en France. «Dans une école de<br />
Los Ageles, par exemple, les enfants qui<br />
ne savent probablement pas du tout qu’il<br />
y avait eu une Seconde Guerre mondiale<br />
fondaient en larmes au bout de la projection,»<br />
dit le réalisateur Mináč et il ajoute:<br />
«Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un spectateur<br />
qui ne peut pas se dérober au puissant<br />
flot d’événements. L’histoire de N.<br />
Winton vit dorénavant sa propre vie et je<br />
ne fais que regarder. Maintenant, je suis<br />
en train de tourner le film La famille de<br />
Nicky avec des reconstructions jouées,<br />
qui raconte l’extra ordinaire influence de<br />
l’histoire sur les jeunes du monde entier.<br />
Le film devrait être projeté en première en<br />
mai 2009, le jour du centième anniver -<br />
saire de Ni cholas. En préparation, il y a<br />
un grand projet international: le tournage<br />
de La Rhapsodie anglaise, film de fic -<br />
tion qui raconte la destinée d’un garçon<br />
à Win ton en Angleterre. Le scénario de<br />
cette his toire du pianiste de génie qui veut<br />
à tout prix préserver son talent est dû à<br />
l’auteur tchèque Jiří Hubač.<br />
Daniel Suchařípa<br />
en collaboration avec Matej Mináč<br />
Photos: Zuzana Mináčová, ambassade de la RT<br />
à Londres, archives.<br />
Avec M. Karel Schwarzenberg, ministre des Affaires<br />
étrangères de la RT.<br />
Rencontre de Matej Mináč et de Sir Nicholas Winton<br />
avec Bill Clinto, ancien président des Etats-Unis.<br />
7
8<br />
Tous de bons Moraves<br />
La Moravie est un pays historique formant<br />
la partie orientale de la Républi -<br />
que tchèque. Jusqu’à la Seconde Guerre<br />
mondiale, la population de ce pays par -<br />
lait tchèque ou allemand. La plupart des<br />
Tchèques savaient l’allemand (langue<br />
officielle du temps d’Autriche-Hongrie),<br />
beaucoup d’Allemands connaissaient le<br />
tchèque. Parmi les innombrables Mo -<br />
raves illustres de langue tchèque, rap -<br />
pelons au moins Jan Amos Komenský-<br />
Co ménius (* 1592 à Nivnice, dans la<br />
Mo ra vie du Sud), savant et philosophe<br />
humaniste universel et fondateur de la<br />
pédagogie, et le philosophe Tomáš Gar -<br />
rigue Ma saryk (*l850 à Hodonín, dans<br />
la Moravie du Sud), créateur de la Ré -<br />
publique tchécoslovaque et son premier<br />
président.<br />
Essayons cependant de présenter en<br />
bref quelques insignes Moraves de langue<br />
alle mande, naturalistes le plus souvent.<br />
Jésuite immortalisé par les fleurs<br />
Joseph Georg Kamel (Camel dans<br />
la transcription latine) naquit en 1661 à<br />
Brno, dans la Moravie du Sud. Son père<br />
était coupeur de drap. Il fit ses étude à<br />
l’école de misionnaires jésuite à Vienne.<br />
A 26 ans, il partit pour les Philippines.<br />
A Manille, il gérait la pharmacie de la<br />
mission, soignait les indigènes et étu diait<br />
la nature du pays. Il entra en correspondance<br />
avec la Royal Society londonienne<br />
et ses dessins et descriptions commencèrent<br />
à paraître dans les publications<br />
de John Raye (telle Historia plantarum,<br />
de 1704) et le rendirent célèbre. Georg<br />
Kamel, auteur du premier inventaire de<br />
la flore philippine, accompagné en plus<br />
d’illustrations parfaites, mourut en 1706.<br />
Le grand botaniste et classificateur Carl<br />
von Linné lui rendit hommage en appelant<br />
un arbuste ornamental de la famille<br />
des théacées Camellia japonica. A l’épo -<br />
La médaille Camel frappée pour l’Université de<br />
médecine vétérinaire et de pharmacie de Brno selon<br />
le dessin de Karel Zeman.<br />
que victorienne, ses fleurs étaient considérées<br />
comme symbole de la beauté et<br />
on s’en parait souvent, la Dame aux ca -<br />
mélias de Dumas y comprise. La famille<br />
Camellia comprend, d’ailleurs, une des<br />
plantes les plus utiles de la planète – le<br />
théier chinois (Camellia sinensis).<br />
Fondateur de l’hydrothérapie<br />
Vinzenz Priessnitz vit le monde en<br />
1799 dans une famille paysanne du ha -<br />
meau de montagne Gräfenberg situé<br />
dans l’extrême Nord de la Moravie. Dès<br />
l’âge de 12 ans, il dirigea l’exploitation<br />
familiale. Quant il avait seize ans, le cheval<br />
emballé le fit tomber sous les roues<br />
du chariot qui lui passa sur le thorax.<br />
On fit venir un rabouteux, mais celui-ci<br />
considérait le jeune homme comme condamné.<br />
Vinzenz redressa donc ses côtes<br />
sur le rebord d’une chaise et fit appli quer<br />
sur son thorax les compresses trempées<br />
dans l’eau froide (il affirma avoir observé<br />
une chevrette qui, encore et toujours,<br />
trempait dans l’eau d’une source sa blessure<br />
causée par une arme à feu). Ayant<br />
guéri par l’eau la servante du voisin,<br />
Priessnitz – docteur d’eau – commença à<br />
recevoir les premiers malades.<br />
Son «établissement de traitement à<br />
l’eau», probablement le premier en son<br />
genre à l’échelle mondiale, comprenait<br />
un local équipé d’un cuvier alimenté en<br />
eau à partir d’une source de maison. En<br />
1839, il inaugura un bâtiment nouveau,<br />
vraiment balnéaire cette fois. La même<br />
année, le nombre des curistes traités<br />
atteignit 1544, dont 120 médecins qui<br />
appliquaient par la suite la méthode de<br />
Priessnitz au traitement de leurs propres<br />
malades. Pendant le traitement, les cu -<br />
ristes faisaient des promenades dans la<br />
nature, buvaient de l’eau de source, prenaient<br />
des bains d’eau froide, mange -<br />
aient de la nourriture campagnarde et<br />
Vues de la station balnéaire Lázně Jeseník à l’époque, portrait de V. Priessnitz en 1879, par Riedel, et gravures de l’époque représentant les méthodes de traitement.
Couvent St.-Thomas de Brno: c’est ici que Mendel procédait à ses expériences de sélection<br />
(photo en bas: restes des serres).<br />
sciaient du bois en été et dénégeaient<br />
les lieux en hiver.<br />
Pendant sa vie, Priessnitz soigna vers<br />
40 000 personnes. Dans les débuts, il se<br />
limita à soigner les blessures, mais plus<br />
tard – obéissant à son intuition et co r -<br />
rigé par l’expérience – il osa progres -<br />
sivement à traiter aussi la goutte, les<br />
rhumatismes, les maux d’estomac et<br />
autres malaises, surtout ceux qui étaient<br />
accompagnés de fièvre. Ses méthodes<br />
de traitement ne con sistaient plus<br />
seulement dans les com presses et ablutions<br />
froids, mais comportaient aussi<br />
douches, enveloppements su dorifiques,<br />
bains froids partiels ou totaux et les<br />
compresses humides d’échauffe ment<br />
(les fameux «priessnitz» que l’on em -<br />
ploie toujours pour soulager les fièvres<br />
et les douleurs locales). Sur l’empla -<br />
cement du Gräfenberg de Priessnitz,<br />
il y a aujourd’hui l’établissement bal -<br />
néaire universellement connu – Lázně<br />
Jeseník – spécialisé dans le traitement<br />
des affec tions des voies respiratoires<br />
supérieures et des maladies mentales.<br />
Selon les critères thérapeutiques ac -<br />
tuels, Priessnitz pourrait être considéré<br />
comme «charlatan». Toujours est-il que<br />
sa méthode était efficace, de toute évidence.<br />
Pourquoi? C’est attribuable (si<br />
l’on laisse de côté l’influence de l’am -<br />
biance splendide des monts Jeseníky,<br />
de l’absence de soucis quotidiens et du<br />
charisme indéniale de Priessnitz) surtout<br />
à l’action du froid. Le contact approprié<br />
du corps avec de l’eau froide entraîne<br />
l’irrigation accrue du tissu, à son meil -<br />
leur ravitaillement et nettoyage.<br />
Johann Gregor Mendel (1822-1884) est considéré<br />
comme fondateur de la génétique.<br />
Connaître l’oeuvre du Créateur<br />
Johann Mendel naquit en 1822 dans<br />
une famille paysanne de Hynčice, dans la<br />
Moravie du Nord. Il aurait dû hériter de la<br />
ferme familiale, mais le curé de la pa rois -<br />
se convainquit ses parents d’envoyer le<br />
garçon éveillé aux écoles. Le profes seur<br />
de physique de l’Ecole philosophique<br />
d’Olomouc lui donna la recommandation<br />
pour le couvent d’augustins St.-Thomas<br />
de Brno. Johann devint frère Gregor et,<br />
au milieu du 19 e siècle, il passa deux ans<br />
à Vienne à étudier les sciences naturelles.<br />
A la demande de son abbé désireux<br />
d’aider les paysans dans la sélection des<br />
Science<br />
«Suivre la nature, ne rien forcer.»<br />
Vinzenz Priessnitz<br />
(1799-1851)<br />
guérisseur<br />
plantes, Gregor se mit, en 1856, à faire<br />
des expériences avec des pois. C’est que<br />
les variétés de cette plante sont faciles à<br />
distinguer les unes des autres selon des<br />
signes extérieurs marqués (Mendel en<br />
définit sept) et la récolte était facile à utiliser<br />
dans les cuisines du couvent. Les<br />
expériences consistèrent à hybrider avec<br />
soin et patience les variétés et hybrides de<br />
générations différentes. En 1865, il rendit<br />
compte des résultats de ses expériences<br />
sur plus de 27 000 plantes de 34 variétés<br />
dans une conférence qu’il publia un an<br />
plus tard. Ils passèrent presque inaperçus.<br />
En 1868, il fut élu abbé de son couvent<br />
et n’eut plus le temps de continuer<br />
ses recherches. Il mourut en 1884 et c’est<br />
Leoš Janáček, un autre géant morave que<br />
Mendel avait nommé maître de chapelle<br />
de l’église de Brno, qui dirigea le Re -<br />
quiem à la messe de son enterrement.<br />
La publication de 1866 où sont énoncées<br />
les lois fondamentales de l’hérédité ne<br />
fut re découverte et appréciée à sa juste<br />
va leur qu’au début du 20 e siècle.<br />
Aujourd’hui, Jo hann Georg Mendel est<br />
considéré comme le fondateur de la gé -<br />
nétique mondiale.<br />
Inspirateur d’Albert Einstein<br />
Ernst Mach naquit en 1838 à Brno<br />
dans la famille d’un précepteur de famille<br />
noble. Deux ans plus tard, cependant,<br />
sa famille s’installa en Autriche, tout près<br />
de la frontière morave. A 23 ans, il fut<br />
admis au grade de maître de conférences<br />
9
10<br />
Projet vainqueur du sculpteur Michal Gabriel pour<br />
le monument de Freud à Prague.<br />
à l’université de Vienne. A partir de<br />
1867, il était professeur de physique<br />
expérimentale à l’Université de Prague.<br />
Après la partition de l’école en 1882,<br />
il devint premier recteur de l’université<br />
allemande. Dans les années 1895-1901,<br />
il donnait des cours de philosophie et<br />
d’his toire à l’université de Vienne. Il<br />
mou rut en 1916.<br />
A Prague, il se rendit célèbre en tant<br />
qu’excellent expérimentateur (très re -<br />
Ernst Mach (1838-1916), physicien de renommée<br />
mondiale.<br />
nom mée est sa photographie de la balle<br />
tirée avec l’onde de choc du milieu),<br />
à Vienne, il s’illustra comme philosophe<br />
et psychologue. Il exerça une influence<br />
notable sur William James, fondateur<br />
du pragmatisme qui vint d’Amérique à<br />
Prague pour le voir, et sur son compa -<br />
triote Burrhus F. Skinner, pionnier du<br />
néo-behaviorisme.<br />
La conviction de Mach de l’existence<br />
du temps et de l’espace absolus et sa conception<br />
de l’inertie constituèrent une<br />
Le fameux divan où s’allongeaient les patients de Freud.<br />
Kurt Gödel (1906-1978), mathématicien et logicien.<br />
inspiration irremplaçable pour A. Ein -<br />
stein dans la formulation de sa théorie<br />
spéciale de la relativité. C’est le nom de<br />
Mach qu’il utilisa pour désigner l’unité<br />
de vitesse (M = vitesse du son dans un<br />
milieu donné).<br />
Découvreur de l’inconscient<br />
Parmi les illustres Moraves de langue<br />
allemande, on ne saurait pas oublier de<br />
nommer Sigmund Freud. Né en 1856 à<br />
Příbor, dans le Nord de la Moravie, dans<br />
la famille d’un commerçant peu prospère,<br />
il vécut dès ses trois ans à Vienne<br />
où il fit ses études de médecine. Vers<br />
la fin du 19 e siècle, il y découvrit l’in -<br />
conscient et son importance pour la santé<br />
de l’homme. Il donna le nom de psy -<br />
chanalyse à la méthode permettant de<br />
découvrir l’inconscient et de le soume ttre<br />
à l’influence de la conscience. Bien que<br />
nombre de ses thèses soient dépasées à<br />
l’heure actuelle, il n’y a pas de doute que<br />
tout progrès obtenu dans la psychologie<br />
moderne et dans les disciplines voisines<br />
ait été inspiré par Freud ou par l’opposi -<br />
tion à sa doctrine.<br />
Le plus grand logicien de l’histoire<br />
Kurt Gödel naquit en 1906 à Brno.<br />
Son père était directeur d’une usine textile.<br />
Après le baccalauréat, il partit faire<br />
ses études a Vienne. En 1930, il présenta<br />
à l’université de Vienne une thèse de<br />
logique mathématique dans laquelle il<br />
formula ses deux théorèmes célébres sur<br />
l’incomplétude en entamant ainsi le concept<br />
de la rationalité à cent pour cent<br />
dans la science et celui de la cognoscibilité<br />
à cent pour cent du monde matériel.<br />
En 1940, il quitta l’université de<br />
Vienne pour les Etats-Unis. Au fameux
Institut d’études avancées, il était un des<br />
amis les plus proches d’Albert Einstein.<br />
Celui-ci était intéressé notamment par sa<br />
solution des équations de gravitation:<br />
comportant la «boucle de temps», cette<br />
solution admettait la possibilité de voyages<br />
dans le passé.<br />
Vers la fin de sa vie, Gödel était<br />
atteint de psychose paranoïaque: peur<br />
panique d’être empoisonné. En 1978, il<br />
mourut de faim à Princetown.<br />
Le seul Tchécoslovaque<br />
de «Manhattan»<br />
Georg Placzek naquit en 1905 à Brno,<br />
dans la famille du propriétaire d’une<br />
usine textile. Il étudia la physique à<br />
Prague et à Vienne où il passa son doctorat<br />
en 1928. Il fit le tour des laboratoires<br />
les plus importants d’Europe. Le plus long<br />
fut son stage chez Niels Bohr: il dura six<br />
ans. A 29 ans, il devait être nommé au<br />
poste de professeur de physique théorique<br />
à l’Université hébraïque récemment<br />
créée à Jérusalem. Cepen dant, le pro jet<br />
ne fut pas réalisé, car ses prétentions<br />
quant à l’équipement de sa chaire étaient<br />
trop grandes. Avant la Seconde Guerre<br />
mondiale il partit pour l’Amérique.<br />
Sigmund Freud (1856-1939) est considéré comme<br />
père de la psychanalyse.<br />
Dans le cadre du projet Manhattan<br />
(dé veloppement de la bombe atomique<br />
américaine), il travailla vers la fin de la<br />
guerre à Los Alamos comme chef de la<br />
section théorique. Il était le seul témoin<br />
tchécoslovaque du premier essai nuclé -<br />
aire américain. Importante fut son in -<br />
fluence sur les collègues. C’est lui qui<br />
amena Otto Frisch à expliquer la fission<br />
de l’uranium et Niels Bohr à découvrir<br />
que les petits neutrons ne divisent que<br />
Deux bons amis: Kurt Gödel et Albert Einstein. Photo unique.<br />
Georg Placzek (1905-1955), physicien qui prit part<br />
au projet Manhattan.<br />
l’isotope uranium 235. C’est aussi grâce<br />
à lui que Robert Oppenheimer revint de<br />
ses illusions communistes et accepta de<br />
diriger les projet Mahattan. G. Placzek<br />
mourut en 1955 à Zurich. Comme cause<br />
officielle de son décès on indiqua l’in -<br />
farctus; il est très vraisemblable, cependant,<br />
qu’il se suicida.<br />
František Houdek<br />
Photos: archives de l’auteur, archives<br />
de Michal Gabriel, www.arikah.net, archives<br />
nationales du district de Jeseník.<br />
11
12<br />
Franz Kafka inconnu<br />
ou En suivant la lumière d’un<br />
soleil reculé<br />
«Franz Kafka, c’est le célèbre écrivain<br />
qui vécut à Prague, n’est-ce pas?» se dit-on<br />
dans la plupart des cas. On se souvien -<br />
dra peut-être encore qu’il travailla comme<br />
fon ctinnaire et que son travail ne l’amusait<br />
pas du tout.<br />
Excursions hors Prague et au-delà<br />
Mais c’est tout le contraire! Cela a été<br />
établi par le photographe tchèque Jan Jin d -<br />
ra, auteur du projet «Voyages de Franz K.»<br />
Comment ce photographe renommé des<br />
troupes soviétiques quittant la Tchéco slo -<br />
vaquie et lauréat du concours Czech Press<br />
Photo est-il arrivé à la décision de démolir<br />
ce mythe? «J’ai commencé à m’intéresser<br />
au personnage de Franz Kafka en 2002. Je<br />
travaillais alors pour une maison d’édition<br />
Escalier central de l’immeuble de la Caisse ouvrière d’assurance-accidents,<br />
second lieu de travail de Kafka.<br />
et je faisais des photos pour les couvertures<br />
de différentes revues. Un des thèmes attribués<br />
était formulé de la façon suivante:<br />
«Kafka un peu autrement». La première<br />
idée était de photographier les endroits<br />
kafkaïens de Prague. Mais des photos de<br />
ce genre, il y en a légion. J’ai donc commencé<br />
à parcourir les livres de Kafka afin<br />
d’y trouver des indications sur d’autres<br />
localités. On sait que, dans l’idée générale,<br />
Kafka égale Prague, Berlin et Vienne.<br />
Cependant, les voyages de Kafka étaient<br />
beaucoup plus variés et lointains. Le plus<br />
souvent, il voyageait par devoir professionnel<br />
mais, quelquefois, il partait simplement<br />
pour prendre congé.»<br />
Le célébre écrivain se rendait surtout<br />
dans des localités de la Bohême centrale<br />
et septentrionale, telles Mělník, Roztoky,<br />
Escalier conduisant à l’appartement de Milena Jesenská et d’Ernst Pollak,<br />
Lerchenfeldstrasse 113, Vienne.
Vue du Château de Prague depuis le toit de l’immeuble de la compagnie Assicurazioni Generali où Kafka travailla.<br />
Liberec, Jablonec, Frýdlant. En plus, il parcourut<br />
presque toute l’Europe – la Suisse,<br />
l’Italie, l’Autriche et la France. Dans ses<br />
voyages, il fut souvent accompagné par<br />
son ami Max Brod, un autre membre<br />
renommé du groupe allemand d’écrivains<br />
pragois. Les deux amis notaient leurs<br />
impressions dans des cahiers de voyage en<br />
s’intéressant non seulement aux monuments<br />
culturels et techniques, mais aussi<br />
au style de vie sain qui était considéré, au<br />
tournant des siècles, comme une alterna -<br />
tive bienvenues à la vie urbaine. Les notes<br />
de Kafka étant très détaillées, ce sont elles,<br />
les détails qu’elles mentionnent, qui ont<br />
constitué autant de défis pour Jan Jindra.<br />
En effet: en tant que photographe, il sait<br />
très bien imaginer les vues que Kafka<br />
pouvait avoir d’un endroit donné – et les<br />
rendre par la suite.<br />
Un polard d’assuraces<br />
La première exposition des photos kafkaïens<br />
de Jan Jindra a eu lieu en 2003<br />
– symboliquement – dans les locaux de<br />
l’ancienne Caisse ouvrière d’assuranceaccidents<br />
(l’hôtel Mercure actuel) dont,<br />
pendant quatorze ans, Kafka fut l’employé.<br />
Au vernissage de l’exposition, J. Jindra a<br />
rencontré le Dr. Josef Čermák, spécialiste<br />
de Kafka. La collaboration des deux hommes<br />
a abouti à un résultat intéressant: la<br />
découverte du bureau de Kafka dans l’im -<br />
meuble de l’ancienne compagnie d’assu -<br />
ran ce Assicurazioni Generali de la place<br />
Václavské náměstí. C’est un immense<br />
immeuble à plusieurs étages, avec de longs<br />
couloirs et une cour intérieure. En un mot,<br />
il est très «kafkaïen».<br />
J. Jindra désirait beaucoup de trouver le<br />
bureau «perdu» où Kafka avait travaillé<br />
dans les années 1907-1908. Grâce au Dr.<br />
Čermák, il a réussi à percer ce mystère.<br />
Dans la correspondance de Kafka, les deux<br />
hommes ont trouvé certains endroits où<br />
Escalier de la maison de Grünewald Strasse 13, à Berlin, où Kafka habita avec Dora Diamant.<br />
Photographie<br />
«Etre assis dans voiture de chemin<br />
de fer, l’oublier et vivre comme<br />
chez soi, se souvenir d’un coup, sentir<br />
la force porteuse du train, devenir<br />
voyageur, sortir sa casquette de<br />
la valise, se comporter vis-à-vis de<br />
ses compagnons de voyage avec<br />
plus de liberté, plus de cordialité,<br />
plus d’insistance, être emporté sans<br />
aucun mérite vers le but, le sentir<br />
comme un enfant, devenir la coqueluche<br />
des femmes, céder au pouvoir<br />
d’attraction de la fenêtre, avoir tout<br />
le temps au moins une main qui dé -<br />
passe le châssis de fenêtre.»<br />
Franz Kafka<br />
(1883-1924)<br />
écrivain<br />
Journal, le 31 juillet 1917<br />
l’écrivain décrit son voyage au bureau.<br />
Mais cela n’était toujours pas suffisant. La<br />
description pouvait s’appliquer à deux<br />
pièces différentes. La seule indication qui<br />
pouvait aider était celle où Kafka mentionne<br />
que le soleil donne dans son bureau, et<br />
cela dans une lettre écrite au mois de mars.<br />
A cette époque de l’année, le soleil est très<br />
bas et les rayons traversent la cour et ne<br />
tombent directement que dans un seul bu -<br />
reau. La lumière du soleil de mars a donc<br />
confirmé les théories du photographe qui<br />
ajoute: «Il faut dire que les photos ont été<br />
prises à la dernière minute. Quelques se -<br />
maines plus tard, c’est la reconstruction<br />
com plète de l’immeuble qui a commencé.<br />
A l’heure actuelle, il n’y a que de vastes salles-bureaux<br />
à l’américaine. Seule la façade<br />
est restée, mais derrière, il n’y a plus rien<br />
qui appartienne au monde de Kafka.»<br />
Voyage à travers le temps<br />
De longs préparatifs précèdent à chaque<br />
recherche de ce genre. J’y ai pris part en<br />
tant qu’auteur des textes d’accompagne -<br />
ment. Avec J. Jindra, nous cherchons dans<br />
les différentes localités non seulement les<br />
données sur les séjours de Kafka, mais aussi<br />
sur l’atmosphère qui y régnait à l’épo que.<br />
Pourquoi allait-on à Merano, en quoi consistait<br />
l’attrait de l’île Helgoland, qu’est-ce<br />
qu’il y avait d’intéressant à Varns dorf, ville<br />
pleine de fabriques... Dans nos recherches,<br />
13
14<br />
nous coopérons avec des spécialistes de mu -<br />
sées et avec des collectionneurs de photos<br />
et de cartes postales historiques. Au bout<br />
de nos investigations presque policières,<br />
il y a la visite des localités visées. Elle ap -<br />
porte souvent des surprises, quelquefois de<br />
grandes déceptions. C’est la course contre<br />
le temps qui pose le plus de problèmes à<br />
notre projet. Rien qu’au cours de l’année<br />
dernière, deux localités importantes liées à<br />
la vie de Kafka ont été démolies.<br />
La première est la colonie de vacances<br />
de Müritz, station estivale allemande où<br />
Kafka connut Dora Diamant, son dernier<br />
amour. Des pavillons de bois ordinaires,<br />
bons à jeter bas au profit de constructions<br />
nouvelles; pour les amateurs de l’histoire,<br />
un lieu important et inoubliable. Pareil est<br />
le sort du sanatorium de Riva, en Italie. Il<br />
avait été le rendez-vous d’écrivains celèbres,<br />
tels les frères Thomas et Heinrich Mann.<br />
Kafka y séjourna à deux reprises et en<br />
garda un souvenir durable. A l’heure ac -<br />
tuelle, le bel immeuble art nouveau est en<br />
ruine et le moment n’est pas loin où il sera<br />
remplacé par une construction nouvelle.<br />
Cependant, les surprises réservées au photographe<br />
Jindra sont le plus souvent plus<br />
agréables: «J’imaginais souvent l’endroit<br />
donné, je le voyais presque et je me demandais<br />
quelle serait la meilleure façon de le<br />
photographier. Ceci m’est arrivé à Berlin,<br />
dans la rue où avait vécu la famille de<br />
Félice Bauer. Tendu, je marchais dans la<br />
rue où toutes les maisons dataient du tournant<br />
des siècles. Au coin de la rue, je voyais<br />
presque ma maison, mais en y arrivant,<br />
j’avais devant mes yeux une façade flambant<br />
neuve – la seule dans toute cette rue.<br />
J’étais planté là en me demandant si c’était<br />
la peine d’entrer. Je supposais qu’à l’in -<br />
térieur, il n’y aurait certainement plus rien<br />
des choses anciennes. Néanmoins, la question<br />
– où Félice avait bien pu habiter – ne<br />
cessait de me trotter par la tête. Une jeune<br />
maman avec enfant est sortie de la maison<br />
et, me voyant embarrasé, elle m’a demandé<br />
si je cherchais quelque chose. En entendant<br />
ma réponse, elle s’est mise à rire et<br />
m’a dit: „Inutile de chercher plus loin.<br />
C’est moi qui habite maintenant dans<br />
l’appartement et, dans ma famille, on se<br />
rappelle que les Bauer y avaient vécu“»<br />
En préparant les textes complétant les<br />
photos, je me dis que les visiteurs seront<br />
intéressés non seulement par Kafka luimême,<br />
mais aussi par le temps où il avait<br />
vécu. Il suffit de voir différentes localités<br />
pour se rendre compte combien les choses<br />
ont changé. Les stations estivales, jadis élégantes<br />
et renommées, ne sont plus aujourd’hui<br />
que des vestiges muets des temps<br />
anciens. En les visitant, on ne peut s’em -<br />
pêcher de se poser la question: pourquoi<br />
Kafka les avait-il préférées? Ces investigations<br />
sont passionnantes parce qu’elles<br />
vous obligent à être toujours attentif et sur<br />
le qui-vive. On a l’impression qu’il n’y a<br />
plus rien à trouver, et voilà une nouvelle<br />
piste qui apparaît et qui met à leur place<br />
toutes les conjectures et suppositions, telles<br />
les pièces d’un puzzle.<br />
Histoires de photos<br />
A quoi aboutissent, au fond, ces investigations<br />
un peu folles? Pour Jan Jindra, ce<br />
sont tout d’abord les expositions photographiques<br />
organisées avec succès tant en<br />
Tchéquie qu’à l’étranger. C’est la participa-<br />
Nouvel escalier en contrebas du Château de Prague. Vue du paysage près de Siřem, petit village où Kafka<br />
passa quelques mois à la ferme de sa seur Ottla.<br />
Fragment de l’escalier de l’immeuble pragois d’Assicurazioni<br />
Generali où Kafka travailla.<br />
tion au festival «Voyages de Franz K,» –<br />
qui s’est déroulé pendant trois mois à<br />
Berlin – qui a été le point culminant<br />
du projet. Ont suivi les expositions à<br />
Dres de, à Chemnitz ou alors à Buenos<br />
Aires où l’ex position faisait partie du<br />
festival «Kaf ka-Borges». Parmi les autres<br />
pré sentations, signalons les pages Inernet<br />
www.franz kafka.info, dont le design sobre<br />
et élégant trouve un grand retentissement<br />
dans les rangs des internautes. Ceux-ci<br />
peuvent y naviguer sur la carte interactive<br />
des localités liées à Kafka. D’un grand<br />
intérêt jouissent les projections commen -<br />
tées de «l’enquête sur Kafka». En plus,<br />
nous organisons des séances de «lectures<br />
littéraires» de la traductrice Věra Koubová<br />
sur le thème des lettres adressées par Kafka<br />
à Milena Jesenská. La composante mu si -<br />
cale de l’atmosphère magique de ces séances<br />
est assurée par la contribution de la<br />
mezzo-soprano Jana Lewitová qui s’ins pire<br />
d’anciennes chansons anonymes sé farades,<br />
moraves et tchèques.<br />
Notre projet ne serait pas complet sans<br />
l’aide de personnes qui y contribuent. C’est<br />
notamment le Dr. Hans-Gerd Koch, auteur<br />
de l’édition critique de la correspondance<br />
de Kafka. C’est aussi grâce à lui que le<br />
projet a obtenu la subvention du Fonds de<br />
l’avenir tchéco-allemand qui a financé la<br />
publication du catalogue de l’exposition et<br />
les voyages à travers l’Allemagne. L’autre
partenaire du projet, ce sont les Centres<br />
tchèques dont la mission consiste à pré -<br />
senter la culture tchèque à l’étranger et qui<br />
contribuent à l’organisation de certaines<br />
de nos expositions à l’étranger.<br />
On pose souvent à Jan Jindra la question<br />
si ce projet peut aboutir à une conclusion<br />
effective. Sa réponse est la suivante: «Oui,<br />
il est vrai que je pourrais chercher sans fin;<br />
mais mon objectif consiste à réunir les<br />
meilleures photos et les meilleurs textes<br />
dans un livre et de conclure ainsi le travail<br />
sur ce thème. Cela sera une sorte de flâ -<br />
nerie photographique et littéraire par les<br />
endroits où Kafka avait séjourné. C’est<br />
qu’ils sont intéressants par eux-mêmes<br />
et méritent d’être redécouverts. Je veux<br />
croire que j’arriverai à inspirer aux ama -<br />
teurs de l’oeuvre de Kafka le désir de faire<br />
– avec d’autres – des excursions dans un<br />
passé charmant.»<br />
Judita Matyášová<br />
Photos: Jan Jindra, archives.<br />
Franz Kafka naquit le 3 juillet 1883<br />
à Prague au commerçant Herrmann Kafka<br />
et sa femme Julie. Il fit ses études au Lycée<br />
allemand de la place Staroměstské náměstí<br />
et puis à l’Université allemande de Prague.<br />
En 1906, il fut promu docteur en droit<br />
et entra dans la compagnie d’assurances<br />
Assicurazioni generali qu’il quitta au<br />
bout d’un an, passa à la Caisse ouvrière<br />
d’assurance-accidents où il travailla pendant<br />
14 ans. En 1911, il fit son premier<br />
grand voyage à l’étranger. En compagnie<br />
de son ami Max Brod il alla à Paris en traversant<br />
la Suisse et l’Italie. Un an plus tard,<br />
il fit la connaissance de Félice Bauer avec<br />
qui il devait se fiancer à deux reprises.<br />
En 1913, il entreprit un nouveau voyage<br />
à l’étranger: de Vienne au Lago di Garda<br />
Hotel Rebstock de Lucerne où Kafka séjourna<br />
avec son ami Max Brod.<br />
via Venise. En 1917, on diagnostica chez<br />
Kafka la tuberculose et il alla la soigner à<br />
Siřem, petit village près de Žatec, où il aida<br />
sa seur Ottla dans l’exploitation familiale.<br />
Après l’échec du traitement, il partit à<br />
Merano en 1920. De là, il entretenait la<br />
correspondance avec Milena Jesenská,<br />
amour de sa vie, qui vivait avec son mari<br />
à Vienne. Après la rupture avec Milena,<br />
Kafka partit en Slovaquie pour se soigner<br />
à Tatranské Matliare. En 1923, il séjourna<br />
en Allemagne dans la station estivale de<br />
Müritz où il connut son dernier amour –<br />
Dora Diamant. Ils partirent ensemble pour<br />
Berlin et y vécurent jusqu’au printemps<br />
1924. La maladie de Kafka s’étant ag -<br />
gravée, il fut hospitalisé dans une clinique<br />
viennoise, puis subit un traitement dans<br />
un sanatorium privé de Kierling, près de<br />
Vienne. C’est là qu’il mourut le 3 juin<br />
1924. Il est enterré au Nouveau cimetière<br />
juif de Prague.<br />
Kafka est l’auteur de célèbres récits (par<br />
exemple Métamorphose, Colonie pénitentiaire)<br />
et romans Le Procès, Le Château<br />
et Amérique (connu aussi sous le titre du<br />
fragment Porté disparu). Ont été publiées<br />
aussi ses Lettres à Milena, Lettres à Félice<br />
et Lettres à Ottla.<br />
Jan Jindra (*1962) a étudié la pho -<br />
tographie utilitaire à l’Ecole secondaire<br />
d’arts graphiques et la photographie d’art<br />
à l’Ecole nationale des beaux-arts, Fa -<br />
culté du film, à Prague.<br />
Depuis 1989, il travaille comme re por -<br />
ter photographe indépendant. Ses photo -<br />
graphies documentant la chute du communisme<br />
en Tchécoslovaquie figurent dans<br />
de nombreuses publications.<br />
Château de Frýdlant, destination de voyages<br />
de service de Kafka.<br />
15
16<br />
L’histoire commença à Třebíč, avant<br />
la Première Guerre mondiale. Jan Va -<br />
něk, directeur des Ateliers d’arts décoratifs<br />
locaux était un homme à visions<br />
immenses qui désirait ardemment<br />
transformer le monde en le faisant<br />
meil leur. Après la Première Guerre<br />
mondiale, les gens comme lui avaient,<br />
dans la nouvelle République tchécoslovaque,<br />
la possibilité de réaliser leur<br />
rêves. Vaněk unit les ateliers de Třebíč<br />
à l’établissement Karel Slavíček de<br />
Brno et c’est ainsi que naquirent, en<br />
1922, les Usines réunies U.P. Brno<br />
(Umělecko-Průmyslové = d’arts dé co -<br />
ratifs), S.A. Son objectif était de fa -<br />
briquer des meubles simples, pra ti -<br />
ques et fonc tionnels. Cependant, ce<br />
mobilier mo derne ne devait plus être<br />
destiné à de riches mécènes et aux<br />
classes moyennes supérieures. Le<br />
designer moderne le destinait à des<br />
foules de clients.<br />
UP<br />
ou direction en haut<br />
Marque de fabrique primitive que portaient les<br />
articles fabriqués dans les Usines UP réunies.<br />
Nouveau logo des Usines UP.<br />
Tout le monde ne pouvant pas se payer<br />
les meubles exécutés sur commande, l’économie<br />
de la fabrication prenait une im -<br />
portance toujours plus grande. Vaněk comprit<br />
que l’évolution prendrait la direction<br />
de la production de masse. Quant à sa con -<br />
ception du mobilier de formes modernes,<br />
il la présenta dans la re vue Bytová kultura<br />
(=Culture d’ha bi ta tion) qu’il publiait dans<br />
les années 1924-1925. Dans la direction<br />
de la re vue, il y avait Adolf Loos, Bo hu -<br />
mil Mar kalous et Ernst Wiesner et parmi<br />
ses collaborateurs, il y avait les person -<br />
na lités telles que Le Corbusier, Pavel<br />
Ja nák, Josef Gočár, Josef Hoff mann, Karel<br />
Čapek, Josef Čapek, etc. Cepen dant,<br />
l’introduction d’un nouveau type de production<br />
et sa propagation ayant exigé<br />
Jindřich Halabala (1903-1978).<br />
Fauteuil Tulešice, table H-259, lampadaire. Photo publicitaire de l’époque. Appartement du directeur général de la Banque morave de Brno:<br />
parquet de lames en contre-plaqué UP (1937-1938).
Bureau de l’immeuble de la Première caisse d’épargne morave de Brno, architectes Josef Polášek,<br />
Heinrich Blum, Otakar Oplatek, 1939.<br />
des frais considérables, les usines se<br />
trouvèrent dans une situation financière<br />
difficile et Jan Vaněk dut quitter<br />
l’établissement qu’il avait fondé.<br />
La direction passa à Vladimír<br />
Mareček, hommes aux idées<br />
économiques bien claires, qui<br />
sortit l’établissement de la crise<br />
financière. Mais quant aux conceptions<br />
de Vaněk, le nouveau<br />
directeur ne les quitta pas. Tout<br />
au contraire: il encouragea leur<br />
développement. Il créa une équipe<br />
de collaborateurs qui devaient<br />
élaborer le design moderne de l’étab -<br />
lissement. Avec le temps, c’est Jin -<br />
dřich Halabala qui devint la figure<br />
majeure des Usines réunis U.P. Il<br />
y entra comme dessinateur après<br />
avoir fini ses études à l’Ecole des Arts<br />
décoratifs pragoise pour devenir, en<br />
1930, l’architecte-chef de l’établis se -<br />
ment. Les dessins de Halabala se situent<br />
à la pointe même du design européen de<br />
l’époque. On ne peut ne pas admirer les<br />
très élégantes formes intemporelles de<br />
ses meubles, leur fonctionnalité parfaite,<br />
leur commodité. Toutes ces qualités réunies<br />
composent la figure du créateur réunissant<br />
le talent d’artiste-designer avec<br />
un sens aigu des besoins de l’homme et<br />
réussissant à merveille à aller au devant<br />
de ces besoins. Dans les annales du de -<br />
sign mondial, il figure gràce à son dessin<br />
Fauteuil faisant ressort, avec appuie-bras.<br />
Jindřich Halabala, avant 1930.<br />
de chaise tubulaire (les tubes métalliques<br />
chromés étaient un matériel populaire à<br />
l’époque) dont l’assise – contrairement<br />
aux chaises analogues de Marcel Breuer<br />
ou de Ludwig Mies van der Rohe –<br />
n’était pas portée par les pieds avant,<br />
mais par les pieds arrière.<br />
Les meubles de Jindřich Halabala se<br />
caractérisent non seulement par leurs<br />
formes modernes, mais encore par des<br />
Design<br />
«Dans leur période la plus heureuse,<br />
les Usines UP étaient l’entreprise<br />
la plus importante en Europe centrale.<br />
Leurs produits avaient une influence<br />
positive sur des centaines de milliers<br />
de personnes en cultivant leur sens<br />
esthétique et, aussi, leur sentiment de<br />
participer à une oeuvre commune.»<br />
Maxim Velčovský<br />
(*1976)<br />
directeur artistique du projet UP<br />
matériaux soigneusement choisis.<br />
Les meubles de formes<br />
simples acquièrent ainsi une<br />
expressivité intérieure puis -<br />
sante grâce au bois utilisé. Pour<br />
le placage, on se servait de bois<br />
de hickory, d’acajou; recherché<br />
était aussi le chêne et les bois au<br />
dessin marqué. La composition<br />
de feuilles de placage, soigneu -<br />
sement étudiée dès le début dans<br />
les moindres détails, faisait ap -<br />
parître des figures toutes proches<br />
de l’art surréaliste.<br />
En 1947, Halabala fut chargé<br />
de concevoir et de diriger l’ex -<br />
position des meubles tchèques à<br />
l’Ex position mondiale de New York.<br />
Jouissant d’une renommée exceptionnelle,<br />
les Usines réunies trouvèrent très<br />
bien la place sur l’immense marché de<br />
l’après-guerre. «Rien qu’en Angleterre,<br />
les Usines livraient 70 chambres à coucher<br />
par jour. Compte tenu de la qualité<br />
de pointe des meubles, c’est une quan -<br />
tité impressionnante,» dit Ivan Halabala,<br />
fils de Jindřich. «Les meubles étaient<br />
tout noyer, lustre de haut degré. Le bois<br />
de placage était importé de Turquie. En<br />
Agleterre, ils jouissaient d’une popularité<br />
incroyable. UP – c’était le synonyme<br />
de grand luxe.»<br />
17
18<br />
Bâtiment de Usines réunies UP dans la rue Cimburkova de Brno (avant 1938). Sofa Couple, bois, métal chromé, tissu.<br />
Jiří Padrnos, 2005.<br />
L’expansion prometteuse de l’établis -<br />
sement fut malheureusement inter rom -<br />
pue par la guerre. Après la guerre et, surtout,<br />
après 1948, il y eut en Tché co slo -<br />
vaquie des changements considéra bles<br />
quant aux possibilités d’entreprise. A<br />
l’inverse des nombreuses autres firmes,<br />
la marque UP ne fut pas abolie. Au contraire:<br />
les Usines réunies UP devinrent<br />
le noyau de la nouvelle entreprise nationale<br />
qui, sous le nom UP závody (Usines<br />
UP), devait progressivement ab sorber<br />
tous les producteurs de moindre importance.<br />
La production renoua avec le programme<br />
de production d’avant-guerre et<br />
c’est notamment le développement des<br />
meubles d’assemblage qui s’intensifia.<br />
Cependant, les changements dans le do -<br />
maine du design de meubles fut attribuable<br />
aussi à la transformation intervenue<br />
après la guerre dans la construction des<br />
logements. Les appartements construits<br />
dans la période des plans biennal et puis<br />
quinquennal étaient de dimensions mo -<br />
destes, ce qui imposa la création de meubles<br />
conçus de façon plus efficace: do -<br />
rénavant, les armoires s’assemblaient<br />
non seulement les unes à côté des autres,<br />
donc horizontalement, mais aussi verticalement.<br />
Les intérieurs de la seconde<br />
moitié du 20 e siècle avaient comme élément<br />
dominant la paroi de meubles as -<br />
semblés. Le mobilier Universal, la plus<br />
célèbre série d’éléments standard, fut<br />
créé en 1970. Il comportait 96 éléments,<br />
dont 44 étaient armoires de types différents,<br />
le reste étant des accessoires. Le<br />
système fonctionnait selon les principes<br />
analogues à ceux qu’utilise aujourd’hui<br />
l’IKEA: le client achète les éléments de<br />
son choix et les assemble lui même chez<br />
lui. Cependant, le bon projet pâtit de la<br />
mauvaise qualité des produits et du mé -<br />
contentement de la clientèle, qui en ré -<br />
sulta. En plus, le marché étant centralement<br />
dirigé, on avait peu de possibilités<br />
de touver ailleurs les meubles pour son<br />
appartement. La «révolution de ve lours»,<br />
Maison de week-end: séjour avec salle à manger. Josef Polášek, 1937.<br />
en 1989, apporta des changements tant<br />
dans la politique que pour l’industrie.<br />
Très vite, l’immense entreprise nationale<br />
Usines UP se désintégra en une quan -<br />
tité de petits établissements. La nouvelle<br />
en tre prise d’Etat – Usines UP réunies –<br />
garda la marque UP. Privatisé, l’éta -<br />
blissement ne sut résister au milieu brutal<br />
des années 1990 et, pendant quelque<br />
temps, il sembla que la République<br />
tchè que ait définitivement perdu la prestigieuse<br />
marque.<br />
Cependant, la marque UP, invitant<br />
de façon permanente à se diriger vers<br />
le haut, ne pouvait pas cesser d’agir. Il y<br />
a deux ans, les représentants des sociétés<br />
Expandia, S.A. et Reforma, S.A. se sont<br />
mis à cultiver l’idée de la renaissance de<br />
la marque UP. Leur objectif était de<br />
créer une entreprise indépendante qui<br />
fabriquerait les meubles modernes selon<br />
le design des meilleurs designers tchè -
ques. Les premiers prototypes dûs à Jan<br />
Padrnos, Jiří Pelcl et au studio Olgoj<br />
Chorchoj ont été prêts dès 2006 et présentés<br />
au public dans le cadre du De signblok<br />
pragois. Un an plus tard, on pouvait<br />
trouver dans le Superstudio du Design -<br />
blok une grande collection des Usines UP,<br />
S.A.R.L. Elle comportait tant des prototypes<br />
que des articles produits in dustriel -<br />
lement et représentait un riche assortiment<br />
typologiquement différencié comportant<br />
des sièges rembourrés aussi bien<br />
que des tables et des armoires à livres.<br />
L’équipe de designers s’est agrandie en<br />
adoptant Maxim Veličkov et la collabora -<br />
tion externe de Martin Hašek, Klára Šíp -<br />
ková et de membres du Studio Koncern.<br />
Digne d’attention sont notamment les<br />
sièges. En 2006 déjà ont été présentés<br />
deux ensembles dessinés par Jan Padr -<br />
nos – Couple et Urbano. Comme le nom<br />
suggère, Couple se compose de deux<br />
pièces monolithiques flottant au-dessus<br />
d’un support métallique très subtile.<br />
Cette solution, très simple à première<br />
vue, est chargée de contradiction entre<br />
la pesanteur et la légèreté. L’ensemble<br />
Urbano, par contre, inspire un sentiment<br />
de sécurité. Ici encore, le nom Urbano<br />
suggère qu’il s’agit d’un meuble urbanisé:<br />
il se compose de plusieurs éléments<br />
que l’on peut assembler de façons diverses<br />
et évoluer entre eux comme dans un<br />
paysage. Les sièges ne sont pas prévus<br />
seulement pour que l’on puisse s’asseoir<br />
sur l’assise, mais leurs dossiers sont tendus<br />
dans l’espace et invitent à s’asseoir<br />
sur même le sol, ce qui peut s’avérer très<br />
agréable très souvent. L’inspiration par<br />
le paysage apparaît également dans le<br />
projet Ma patrie dû au Studio Koncern.<br />
Chaise H79, acier chromé, ratanh.<br />
Jindřich Halabala, réédition<br />
en collaboration avec le magasin<br />
Modernista, 1931.<br />
Dans ce cas, il s’agit<br />
d’un retour au projet<br />
datant de 2002. Les designers<br />
Jiří Přibyl et Martin<br />
Imrich ont entrepris alors<br />
de rechercher les possibilités<br />
de transformer le paysage réel (milieu le<br />
plus naturel pour s’asseoir ou pour<br />
s’étendre) en formes de meubles fabriqués.<br />
C’est la carte qui a servi de moyen<br />
de transformation: l’ensemble de meubles<br />
de couleurs verte et brune portait le<br />
nom Courbes de niveau. Au Designblok<br />
07 pragois, l’ensemble Ma patrie a été<br />
présenté comme prototype.<br />
En s’inspirant des designers du Studio<br />
Koncern, Martin Hašek s’est occupé lui<br />
aussi du problème de la trasfor mation<br />
d’un objet fortuitement utilisé comme<br />
siège en un meuble professionnellement<br />
confectionné. Les réflexions de Hašek<br />
avaient comme racine profonde le motif<br />
de caissettes de transport: on peut bien<br />
s’assoir dessus et, en disposant de deux<br />
Fauteuil Little Big Box, bois, mousse de polyuréthane,<br />
tissu ou cuir. Martin Hašek, 2006.<br />
caisses de grandeur différente,<br />
on peut même appuyer son dos.<br />
Martin Velčovský a choisi une ap -<br />
proche juste opposée: en dessinant le<br />
sofa Mosaïc, ce n’est pas la recherche de<br />
la forme qui l’intéressait, mais plutôt son<br />
habillage. Dans le design du casier Fa -<br />
brika par contre, on voit qu’il a bien goûté<br />
le jeu de la forme en s’inspirant des jeux<br />
de construction de son enfance.<br />
«En respectant la marque UP, nous<br />
mi sons sur le professionnalisme de nos<br />
partenaires, sur les technologies de pro -<br />
duc tion et sur les matériaux,» dit Vel -<br />
čov ský. «Avant deux ans, les produits<br />
UP se vendront dans des studios pres ti -<br />
gieux en Tché quie et à l’étranger. Il<br />
s’agira de caprices ambitionnant de<br />
s’imposer sur un marché relativement<br />
vaste,» ajoute-t-il en visionnaire.<br />
Martina Straková<br />
Photos: UP závody (www.upzavody.cz),<br />
archives de l’auteur, archives de la Galerie<br />
morave de Brno.<br />
Fauteuil de la série Ma patrie, bois, mousse<br />
de polyuréthane, tissu, Studio Koncern, 2006.<br />
19
20<br />
1 2<br />
3 4<br />
6<br />
5
7<br />
Galerie<br />
Oeuvres du sculpteur tchèque<br />
Quido Kocián<br />
(1874-1928)<br />
1. Šárka, albâtre et deux variétés de marbre,<br />
1897.<br />
2. Sentiment maternel, bronze, 1900.<br />
3. Portrait du virtuose Jaroslav Kocián,<br />
bronze, 1900.<br />
4. Portrait de Jaroslav Vrchlický, bronze,<br />
1913.<br />
5. Sort de l’artiste, bronze, 1900.<br />
8. Femme de géant, bronze, 1914.<br />
7. Tsigane, bronze, 1899.<br />
Photos: Martin Hlaváček<br />
21
22<br />
Jan Švankmajer<br />
sceptique clairvoyant<br />
L’artiste et réalisateur tchèque Jan<br />
Švankmajer (*1934) compte, avec Mi -<br />
loš Forman, parmi les cinéastes tchè -<br />
ques les plus connus à l’étranger. Dans<br />
les années 1950, il fit les études de<br />
théâtre de marionettes à l’Académie<br />
DAMU qu’il termina par la mise en<br />
scène du spectacle Le Roi cerf. Il y combina<br />
les marionettes classiques avec le<br />
jeu des acteurs masqués. Il fut attiré au<br />
cinéma grâce à la collaboration avec<br />
Emil Radok, co-auteur de la légendaire<br />
Lanterne magique, premier théâtre qui,<br />
en Tchécoslovaquie, donnait des spectacles<br />
combinant le jeu sur la scène avec<br />
les projections cinématographiques. Son<br />
début de réalisateur de cinéma, c’est<br />
le court métrage Le dernier truc de<br />
M. Schwarzwalde et de M. Edgar (1964)<br />
A la cave, 1983. Appartement, 1968.<br />
ayant pour sujet un obscure duel de deux<br />
illusionnistes.<br />
La Leçon Faust, 1994. Quelque chose d’Alice, 1987.<br />
L’oeuvre de Jan Švankmajer est<br />
marquée par les racines surréalistes de<br />
l’artiste et on y perçoit des échos de Hie -<br />
ronymus Bosch, de Sigmund Freud, de<br />
Salvador Dalí et d’autres artistes et penseurs.<br />
«Au milieu des années 1960 où j’ai<br />
commencé à tourner les films, Buňuel<br />
était déjà assis au bord de l’étang, tandis<br />
que Fellini pêchait dans l’une de ses<br />
baies. Mais il y avait aussi Méliès, Char -<br />
les Bowers et quelques autres; à part<br />
cela, les côtes étaient assez désertes. En -<br />
Jan Švankmajer au tournage de son dernier<br />
film Délire.
Possibilités de dialogue, 1982.<br />
suite, c’est David Lynch qui est venu,<br />
et d’autres à sa suite, et je crains que,<br />
bientôt, il y aura de la bousculade au<br />
bord de l’étang,» dit-il dans un entretien.<br />
Il tourne ses burlesques noires sur le<br />
monde moderne dégradé en utilisant des<br />
techniques uniques. Il anime pâte à mo -<br />
deler, objets naturels, aliments, déchets<br />
et vieux jouets. Il combine les mouvements<br />
de marionettes avec le jeu d’ac -<br />
teurs, les séquences stylisées avec des<br />
plans documentaires.<br />
Anatomie de la peur et pièges<br />
de consommation<br />
On peut désigner les courts métrages<br />
de Švankmajer comme des films d’épou -<br />
vante absurdes, dont les protagonistes<br />
tombent dans des pièges les plus divers.<br />
C’est le film A la cave (1983), où une<br />
petite fille vit une aventure angoissante,<br />
qu’il considère comme son témoignage<br />
le plus personnel. «C’est dans mon imagination<br />
que j’ai éprouvé les sentiments<br />
de peur les plus intenses. Je la situais<br />
toujours dans l’obscurité profonde, im -<br />
pénétrable...la plus terrible pour moi est<br />
celle où je dois entrer. Pour moi, l’ob -<br />
scurité est un espace qui n’est jamais<br />
vide, mais – tout au contraire – condensé<br />
en quelque sorte où le danger guette à<br />
chaque pas. Elle regorge de gouffres où<br />
l’on peut tomber, de bêtes féroces prêtes<br />
à me sauter dessus, de diables, de dé -<br />
mons, de mauvaises gens qui tentent de<br />
m’étrangler. La cave, c’est pour moi une<br />
sorte de cimetière, la porte de la cave –<br />
une cloison entre le monde des vivants et<br />
l’au-delà,» précise le réalisateur.<br />
Dans la burlesque noire Appartement,<br />
les objets conçus pour servir l’homme<br />
s’animent et «punissent» ingénieusement<br />
Fin du stalinisme en Tchéquie 1990.<br />
Film<br />
«Les mages anciens disaient:<br />
Pour chasser le démon, il faut l’ap -<br />
peler de son vrai nom. Et c’est ce<br />
que j’essaie de faire. C’est là le sens<br />
libérateur de mes films.»<br />
Jan Švankmajer<br />
(*1934)<br />
réalisateur<br />
le protagoniste désorienté. Dans Jardin<br />
(1968), la haie vive entourant la villa<br />
d’un gros bonnet arrogant est composée<br />
de personnes manipulées qui n’arrivent<br />
pas à sortir de leur dégradation... Les<br />
accents politiques – qui étaient à la base<br />
de certains problèmes avec la censure<br />
communiste – marquent d’autres films de<br />
Švankmajer encore. La splendide plaisanterie<br />
arcimboldesque Possibilités de<br />
dialogue (1982) montrent en caricature<br />
l’impossibilité d’entente entre partenaires<br />
et dans la société. Elle a été créée à une<br />
époque où le pouvoir officiel réclamait,<br />
non sans hypocrsie, un dialogue public<br />
tout en réprimant durement toute manifestation<br />
libre. Dans Fin du stalinisme en<br />
Tchéquie, une autre allégorie accablante,<br />
Švankmajer a présenté l’histoire de la<br />
Tchécoslovaquie après la guerre comme<br />
une monstrueuse machinerie servant à<br />
massacrer les innocents.<br />
L’ironie cruelle des tableaux de l’in -<br />
satiable gloutonnerie de consommation<br />
traverse, tel un fil rouge, toute l’oeuvre<br />
de Švankmajer. L’une de ses miniatures<br />
suggestives s’appelle Manger (1992).<br />
Au premier épisode (Petit déjeuner), les<br />
consommateurs se transforment en auto -<br />
mates déglingués pour saucisses et bière.<br />
Au deuxième épisode (Déjeuner), deux<br />
gloutons avalent progressivement la vais-<br />
23
24<br />
Otesánek, 2000. Otesánek, 2000.<br />
selle, les vêtements et les meubles; le plus<br />
rusé des deux finit par attaquer l’autre à<br />
coup de couvert de table. Dans la troi -<br />
sième micro-histoire (dîner), l’auteur<br />
développe le thème de l’entre-dévoration<br />
jusqu’à des conséquences monstrueuses:<br />
comme «morceaux fins», on y propose<br />
des parties de corps humains...<br />
Liberté dans l’asile de fous<br />
de la civilisation<br />
Même dans ses cinq longs métrages,<br />
Švankmajer a donné libre cours à la fantaisie<br />
originale, à une mise en scène peu<br />
conventionnelle et à un savoir technique<br />
extraordinaire. Quelque chose d’Alice<br />
(1987), premier des cinq, s’inspire du<br />
fameux conte de Lewis Carroll. La Leçon<br />
Faust (1994) est une variation originale<br />
sur le texte de Goethe et sur d’autres<br />
récits sur ce thème célèbre. Le protagoniste<br />
(joué par Petr Čepek) traverse la<br />
Prague de nos jours comme un labyrinthe<br />
mystérieux. Il pénètre dans les coulisses<br />
Délire, le dernier film de Švankmajer (2005)...<br />
de différents théâtres et se transforme en<br />
marionette dominée par le diable toutpuissant...<br />
Les conjurés du plaisir (1996),<br />
film suivant du réalisateur, présentent les<br />
formes perverties de l’érotisme. Pour<br />
satisfaire leur libido, six hommes et femmes<br />
cherchent des succédanés bizarres.<br />
Leurs créations et procédés sont des caricatures<br />
de fétiches modernes. Le film est<br />
la satire de la turpitude du monde des<br />
films porno et des sex-shops.<br />
Le protagoniste du film Otesánek (2000)<br />
inspiré par un conte populaire est la figurine<br />
– apparemment anodine – qu’un couple<br />
sans enfants taille en bois en remplacement<br />
du rejeton tant désiré. Par miracle, l’objet<br />
fabriqué s’anime et se transforme en un<br />
monstre insatiable représentant une grave<br />
menace pour son entourage. Cette histoire<br />
terrifiante dénonce l’égoïsme de nos descendants<br />
et la goinfrerie de la civilisation<br />
moderne. C’est également une mise en<br />
garde contre la violation de la nature...<br />
Le délire (2005), dernier film de Švankmajer,<br />
est inspiré par les contes de Edgar<br />
«Seule une création authentique peut agir sur l’âme soeur du<br />
spectateur,» dit le cinéaste Jan Švankmajer (au milieu)<br />
Allan Poe et par les textes du marquis de<br />
Sade. L’auteur qui apparaît en personne<br />
au début du film donne l’armature de<br />
l’histoire en comparant le monde contemporain<br />
à un asile d’aliénés. Le protago -<br />
niste de ce film provocateur est un jeune<br />
homme qui fait la connaissance d’un aristocrate<br />
jouisseur et devient témoin de ses<br />
rituels pervers. La seconde moitié de cette<br />
polémique passionnée avec la dominance<br />
technocratique se déroule dans un asile<br />
d’aliénés. L’auteur pose la question si les<br />
pupilles de l’asile doivent jouir d’une<br />
liberté confinant à l’anarchie ou s’il doivent<br />
être soumis à «l’ordre» reposant sur<br />
une terreur inhumaine...<br />
«Plus je vieillis et plus je suis convaincu<br />
que la liberté en tant que telle n’existe<br />
pas, que seules les libérations existent. Et<br />
c’est à quoi doit tendre toute création
digne de ce nom, tant pour ce qui est de<br />
l’auteur qu’en ce qui concerne le spectateur.<br />
C’est pourquoi l’auteur ne doit pas<br />
tenir compte du spectateur en créant.<br />
Cela peut paraître paradoxal, mais seule<br />
une création authentique peut agir sur<br />
l’âme soeur du spectateur. La culture<br />
de masse – et surtout dans le cinéma –<br />
prend une attitude exactement inverse,»<br />
dit Jan Švankmajer sur le thème-clé<br />
de son eouvre.<br />
Four d’alchymie du chaman tchèque<br />
Depuis trente ans déjà, Jan Švankmajer<br />
collabore avec le producteur Jaromír<br />
Kallista (*1939): «Nous avons fait connaissance<br />
dans la seconde moitié des<br />
années 1970. Le scénographe Josef Svo -<br />
boda nous invita alors, Evald Schorm et<br />
moi, à Laterna Magica où il était direc -<br />
teur artistique. Et c’est moi qui y attirai<br />
Jan Švankmajer qui devait participer par<br />
la suite au célèbre spectacle Kouzelný<br />
cirkus (le Cirque magique), par exemple,»<br />
se souvient Kallista. «Nous avons<br />
pratiqué l’entreprise privée dès avant le<br />
novembre 1989. Le film Quelque chose<br />
d’Alice avait été complètement financé<br />
par des producteurs étrangers. Après<br />
1989, nous avons créé la société Atha -<br />
nor, dont le nom est l’appelation ancienne<br />
du four d’alchymie. En 1992, nous<br />
avons acheté une vieille auberge avec<br />
ciné à Knovíz, village aux environs de<br />
Prague. Nous l’avons transformée en<br />
studio et c’est là qu’à commencer par les<br />
Con jurés du plaisir, nous avons tourné<br />
tous nos films,» ajoute le producteur<br />
de Švankmajer.<br />
«Švakmajer a de nombreux admira -<br />
teurs à travers le monde. Avec le soutien<br />
de fondations diverses ou avec leur propre<br />
argent, ils viennent le rejoindre, aident au<br />
tournage, le regardent travailler. Souvent,<br />
ils s’acquittent par leur travail. C’est que,<br />
chez nous, tous font tout, car nous ne pouvons<br />
pas nous payer des équipes d’as -<br />
sistants. Je me rappelle un jeune Amé -<br />
ricain qui, au tournage d’Otesánek, arrachait<br />
des racines d’arbres dans un froid<br />
rigoureux en essayant de trouver les formes<br />
de petits corps...Au Japon, c’est un<br />
Monsieur Kasu, homme aux principes<br />
de samouraï, qui était le propagateur des<br />
films de Švankmajer. Tout d’abord, il<br />
adressait à ce dernier des lettres composées<br />
de mots tchèques. Et quand il devint<br />
possible de voyager, il l’invita au Japon.»<br />
Selon Kallista, l’oeuvre de Švankmajer<br />
a une transcendance inouïe: «A la présentation<br />
d’Otesánek à Tel Aviv, une audience<br />
de Juifs venus de tous les pays possi -<br />
bles était présente. Dans le film, il y a un<br />
personnage qui délibère à haute voix si,<br />
pour échapper au danger, il valait mieux<br />
se barricader ou quitter les lieux. Et on<br />
nous a dit qu’à l’époque de l’holocauste,<br />
ils avaient été dans la même situation et<br />
que le film était sur eux. Et voici une autre<br />
histoire bizarre, de l’autre bout du monde<br />
cette fois. Un entomologiste tchèque<br />
emporta Otesánek en Nouvelle Guinée<br />
pour le faire voir aux aborigènes. Ceux-ci<br />
ont déclaré qu’il voudraient absolument<br />
connaître le chaman capable d’animer un<br />
bout de bois et le rendre capable de boire<br />
le lait maternel. Et il paraît que Jan<br />
Švankmajer s’y rendra pour le leur montrer,»<br />
dit Jaromír Kallista pour finir.<br />
Jan Foll<br />
Photos: Athanor, agence Kirké.<br />
... prend son inspiration dans les récits d’Edgar<br />
Alan Poe et dans les textes du marquis de Sade.<br />
25
26<br />
František Xaver Thuri<br />
dernier compositeur<br />
baroque vivant<br />
Compositeur du genre traditionna -<br />
liste, il porte dans son nom même la<br />
lueur du monde révolu. Il est l’auteur<br />
d’une musique dont la beauté réside<br />
dans la simplicité, l’humilité et dans le<br />
naturel qu’il met à poursuivre les formes<br />
baroques. Maître restaurateur, qui<br />
reconstruit et met en parties avec une<br />
facilité inouïe la musique ancienne.<br />
C’est son ami, le compositeur Zdeněk<br />
Zahradník qui a donné sa caractéris -<br />
tique la mieux rendue peut-être: «C’est<br />
un de ceux qui sont venus au monde hors<br />
de saison – telle un pissenlit d’automne –<br />
pour aider une oeuvre musicale à survivre<br />
pour les générations futures.»<br />
František Thuri, baptisé Xaver, est<br />
compositeur, pédagogue et artiste de concert<br />
connu comme «dernier compositeur<br />
baroque». Il est restaurateur renommé qui<br />
sait rendre la vie aux fragments de musique<br />
conservés en complétant avec brio les<br />
parties instrumentales. Il déclare que son<br />
grand modèle est Jan Dismas Zelenka,<br />
com positeur baroque tchèque. Il paraît que,<br />
Musiciens pendant le banquet, gravure de Johann<br />
Jacob Kürner, 1712.<br />
Cornistes, hautboïstes. flutiste et bassoniste dans<br />
le cortège célébrant la naissance du prince héritier<br />
Joseph, gravure anonyme, Prague 1741.<br />
s’il se décidait un jour à écrire son biogra -<br />
phie, un des titres possibles serait «Au service<br />
de Jan Dismas Zelenka».<br />
Vous dites que le monde entier découvre<br />
aujourd’hui Jan Dismas Zelenka. Qu’estce<br />
qu’il a de si extraordinaire?<br />
En une phrase? Johann Sebastian Bach<br />
se procurait les copies des compositions de<br />
Zelenka. Le fait que Bach fût un grand<br />
admirateur de son oeuvre est, à mon avis,<br />
une grande satisfaction pour le compositeur<br />
Zelenka. Je ne suis pas le seul à avoir travaillé<br />
à la popularisation de son oeuvre.<br />
Ce qui en est conservé avait été découvert<br />
par de nombreux chercheurs indépendamment<br />
de moi. A l’époque où la situation<br />
politique n’était pas favorable à la musique<br />
sacrée, je cherchais à la reconstruire,<br />
interpréter et promouvoir. Le premier disque<br />
à longue durée porteur du profil de la<br />
musique de Zelenka est né sous le patro -<br />
nage du grand chef d’orchestre Václav<br />
Neumann. Rappelons Jaroslav Smolka qui<br />
vient de publier une grande monographie<br />
sur Zelenka et Jiří Pilát, grand mélomane
Au tournage de la Messe de Noël tchèque de Jan Jakub Rypa pour la Télévision tchèque, F.X. Thuri a tenu l’orgue.<br />
de Poříčí nad Sázavou: à l’époque<br />
où Zelenka était absolument<br />
inconnu, il ne ménageait<br />
pas ses moyens modestes et<br />
allait à Dresde pour copier ses<br />
compositions. Avec des ensembles<br />
d’amateurs, il les jouait à<br />
la tribune d’orgue de l’église<br />
de Poříčí.<br />
Pour ma part, je peux dire que la musique<br />
de Zelenka a un puissant caractère<br />
méditatif et qu’elle est plus individualisée<br />
peut-être que celle de Bach. Quant aux<br />
qualités de composition et à l’envergure<br />
intellectuelle, les oeuvres des deux com -<br />
positeurs se situent au même niveau, pour<br />
le moins. Dommage que l’on ne possède<br />
aucun portrait de Zelenka. Certains spé -<br />
cialistes affirment qu’il ne permit pas que<br />
l’on fasse son portrait à cause de sa mo -<br />
destie et son humilité foncières...<br />
Quelles sont les personnes concrètes qui,<br />
à travers le monde, travaillent à faire<br />
connaître Zelenka?<br />
Ce qui, du temps de Zelenka déjà,<br />
fut déposé à la cour de Dresde dans une<br />
armoire portant l’inscription «vieux et dé -<br />
modé», soulève aujourd’hui une vague<br />
d’intérêt mondiale. Dans la plupart des<br />
F.X. Thuri avec l’Harmonie de chambre Pachta.<br />
Musique<br />
«Un homme sensible est capable d’entendre<br />
dans la musique de Ze len ka le fré -<br />
missement des couches les plus profondes<br />
de l’âme humaine, écho de fautes, douleurs,<br />
désespoirs et espoirs partagés.»<br />
Jaroslav Smolka<br />
(1933)<br />
musicologue et compositeur<br />
cas, les oeuvres de Zelenka<br />
sont publiées par les maisons<br />
d’édition occidentales. Elles<br />
apparaissent dans les fameux<br />
«recueils de Bach» et, parmi<br />
les personnalités concrètes de<br />
la vie musicale, c’est le chef<br />
Helmuth Rilling qui recherche<br />
Zelenka et exécute ses com -<br />
positions. Le monde se rend aujourd’hui<br />
très bien compte de ses qualités de com -<br />
positeur et voue une grande considération<br />
à notre grand musicien.<br />
La musique baroque tchèque et l’oeuvre<br />
de ses grands créateurs constituent,<br />
pour ainsi dire, le contenu de votre vie.<br />
Comment êtes-vous arrivé à surmonter<br />
le gouffre de temps qui vous en sépare?<br />
Permettez-moi de vous répondre par<br />
une courte histoire. J’allais souvent à Lou -<br />
ňovice pod Blaníkem, lieu de naissance de<br />
Zelenka. Je connaissais bien le curé de l’en -<br />
droit, le père Oktábec, qui contribua aussi<br />
à la popularisation de l’héritage de Zelenka.<br />
C’est ainsi que j’ai été invité à assister<br />
à l’ouverture de la crypte de l’église locale<br />
où était déposée, entre autres, la dépouille<br />
de Jiří Zelenka Bavorský, père du compositeur,<br />
et celle du curé de l’époque Ignace<br />
27
28<br />
Koménius (neveu de Jan Ámos Komenský)<br />
et d’autres. Etant descendu dans la crypte,<br />
j’ai vu sur le sol les os éparpillés, tombés<br />
des cercueils peints fendillés et déglingués<br />
par l’âge. Quand je me suis approché du<br />
cercueil avec l’inscription Jirzi Zelenka,<br />
j’ai eu le sentiment intense que Dieu me<br />
faisait un geste de grâce (car j’aime profondément<br />
le compositeur Zelenka) en me<br />
laissant venir jusqu’ici, comme dans le<br />
rôle du membre de famille le plus proche.<br />
C’est que Zelenka, étant lié de façon permanente<br />
par son travail à Dresde, n’avait<br />
pas pu assister à l’enterrement de son<br />
père. En réaction à sa mort, il composa<br />
l’oeuvre De profundis qu’il fit jouer à<br />
Dresde. Je me suis donc respectueusement<br />
incliné devant la dépouille du père de<br />
Zelenka et j’ai dit, également pour Jan<br />
Dismas: «Papa, nous sommes là.»<br />
Mais vous découvrez pour le public d’au -<br />
tres maîtres de la musique ancienne...<br />
Je suis propagateur du vaste ensemble<br />
de compositions de Jan Evangelista<br />
Kypta, et notamment de sa splendide<br />
Missa pastoralis. Le texte de cette messe<br />
est tchèque et, à l’époque, elle était<br />
l’analogie morave de la Messe de Noël<br />
tchèque de Jan Jakub Ryba. La tradition<br />
de Kypta est toujours puissante à Telč,<br />
lieu où il avait exercé sa fonction. Tout<br />
récemment, les résidents tchèques en<br />
Suède se sont procuré sa Messe pastorale,<br />
l’ont préparée et, dorénavant, ils sont<br />
prêts de l’exécuter à Noël.<br />
Vous dites «qu’il ne vous est pas difficile»<br />
de restaurer la musique ancienne. On<br />
vous connaît comme restaurateur des<br />
Concerts d’orgue de Jan Václav Stamic.<br />
Vous les avez restaurés en collaboration<br />
avec le compositeur Antonín Myslík...<br />
Les matériaux publiés du vivant de<br />
Stamic se sont conservés à l’état très<br />
fragmentaire. Il y manquait presque tout:<br />
violon, viole, violoncelle, basse, in -<br />
struments à vent... Ce travail avait été<br />
commencé par le compositeur Antonín<br />
Myslík qui n’a pas pu le finir, car il<br />
est mort. Il a fini six concerts, moi – les<br />
six autres.<br />
F.X. Thuri dirige son concert pour cornemuse qui lui a valu Premier prix au Festival de cornemuseurs<br />
à Strakonice.<br />
L’armoire baroque dans l’appartement de Thuri est bondée de partitions de musique baroque.<br />
Est-ce que vous pouvez dire quelque<br />
chose sur votre propre «musique ba -<br />
roque»?<br />
Il y a des gens qui ne comprennent<br />
pas que je compose dans le style baroque.<br />
Je ne m’y force pas, je n’imite rien. Je ne<br />
vole pas les idées aux autres; seulement,<br />
ma musique est influencée par une époque<br />
révolue depuis longtemps. Quelquefois,<br />
j’ai l’impression que c’est par inadver -<br />
tance que je me trouve dans ce siècle: en<br />
effet, le style baroque jaillit de mon<br />
coeur. Ainsi donc, quand il s’agit de reconstruire<br />
les instruments manquants dans<br />
une composition de l’époque, cela ne me<br />
pose vraiment pas de problème.<br />
Qu’est-ce que vous considérez comme<br />
votre plus grand succès dans votre mé -<br />
tier de musicien?<br />
C’est quand on joue une composition<br />
pour laquelle la partie de clavecin ne s’est<br />
pas conservée et moi, je m’oriente si bien<br />
dans l’oeuvre que je suis à même d’im -<br />
proviser toute la partie, et cela même pour
l’enregistrement. Il paraît que, parmi les<br />
musiciens pragois, on dit: «La partie de<br />
clavecin manque? Eh bien, faites venir<br />
Franta (=František), il va vous le jouer.»<br />
Peu de gens savent que, quant au style,<br />
l’improvisation au piano dans le jazz est<br />
analogue à l’improvisation au clavecin en<br />
musique baroque.<br />
A vrai dire, je m’attendais à vous trouver<br />
installé dans un bâtiment de ferme<br />
à façade baroque. En réalité, je vois<br />
un cabinet de travail bien simple dans<br />
un appartement de cité, où seule une<br />
armoire ancienne et le crucifix au mur<br />
rappellent l’époque de votre musique<br />
préférée.<br />
Vous venez de nommer les sources de<br />
mon inspiration. Le soir, je m’assois, je<br />
regarde un moment le crucifix, un moment<br />
l’armoire baroque ornée de beaux motifs<br />
populaires et je ne sais plus rien du monde<br />
qui nous entoure. Ce n’est pas la technique<br />
omniprésente qui me gène – je suis un<br />
mordu d’aviation. C’est plutôt que je me<br />
demande où est passée la bonté humaine...<br />
Ecriture du compositeur.<br />
Comment votre musique est-elle re -<br />
munérée?<br />
Moi, voyez-vous, je compose pour la<br />
bonne parole et pour la joie au coeur. J’écris<br />
mes compositions, parce que je sens le<br />
besoin de les écrire (il rit). Par ailleurs,<br />
il a été démontré que, dans la musique de<br />
Dresde, Zelenka touchait les gages les plus<br />
bas. Bien que... cette armoire baroque, je<br />
l’ai eue en tant qu’honoraires en échange<br />
de l’une de mes compositions.<br />
Merci de l’entretien et souhaits d’une<br />
riche inspiration et d’un beau style pour<br />
votre musique.<br />
Rédaction<br />
Photos: Zdeněk Zahradník, archive de F.X.<br />
Thuri, archives de a rédaction.<br />
Jan Nepomuk Thuri, fils du compositeur et continuateur compétent de la tradition familiale,<br />
interprète avec succès la musique de son père (hautbois).<br />
29
30<br />
Jára Cimrman<br />
le plus grand des Tchèques<br />
Dans l’enquête sur le plus grand des<br />
Tchèques, c’est Jára Cimrman qui a re -<br />
cueilli le plus grand nombre des voix – avec<br />
une grande longueur d’avance.<br />
Certains média étrangers sont<br />
restés ahuris devant un tel ré -<br />
sultat: un personnage inventé<br />
qui n’a jamais existé a été choi -<br />
si Tchèque le plus insigne.<br />
Inouï... En République tchè -<br />
que, on n’en a été guère étonné.<br />
Au bout des quarante ans<br />
de son existence fictive, Jára<br />
Cimr man est devenu un phénomène<br />
national.<br />
Tout commença le 23 dé -<br />
cembre 1966: le docteur Hed -<br />
váb ný, savant tchèque, annonça<br />
dans une retransmission radio -<br />
phonique en direct du «Débit de<br />
La maîtrise de Cimrman dans les jeux de cartes plonge par ses racines dans son enfance.<br />
En effet, il passait souvent ses dimanches comme arbitre des jeux de brisque de son père avec<br />
son irascible beau-frère Fritz Hübner (à droite) appelé dans la famille Marmite de Papin.<br />
Photographie fatale que Cimrman prit par déclancheur automatique pendant l’excursion<br />
secrète au château fort Křivoklát, qu’il entreprit en compagnie de M me Schmoranz. Son mari,<br />
qui était inspecteur des eaux et forêts, découvrit la photo et arracha Cimrman de son épouse.<br />
vin sans alcool A l’araignée» la trouvaille<br />
d’une huche de la succession d’un génie<br />
tchèque oublié. Personne de se doutait à<br />
La troisième scène du deuxième acte de la pièce Blaník, par Jára Cimrman, fut<br />
préparée par les Sokols de la ligue de Benešov pour les fêtes préliminaires de la<br />
Grande fête des Sokols. Sur la demande du frère éducateur Jandera, Cimrman avait<br />
ajouté des rôles de gnomes, de sorte que même les écoliers purent y participer.<br />
l’époque que venait de naître un personnage<br />
qui, quatre décennies plus tard, dépasserait<br />
d’une belle longueur d’avance tous les pré -<br />
sidents, rois et empereurs dans la<br />
prestigieuse enquête sur la personnalité<br />
la plus remarquable de<br />
l’histoire tchèque. Les circon -<br />
stances de la naissance étaient significatives:<br />
Le Débit A l’Araig -<br />
née n’a jamais existé et Dr.<br />
Hedvábný n’était que pseudonyme<br />
de Karel Velebný, excellent<br />
jazzman tchèque. Le programme<br />
radiophonique était un drôle ca -<br />
nular dont s’amusait une bande<br />
de collaborateurs de la Radio.<br />
Jára Cimrman n’y jouait qu’un<br />
rôle secondaire au début – une<br />
figure marginale à un seul usage.<br />
Cependant, les créateurs le si -<br />
tuèrent au tournant du 19 e et 20 e<br />
siècles et le transformèrent en<br />
Stade olympique de Londres. S’étant payé le plaisir de monter sur le<br />
belvédère-balançoire «Flip-flap», Cimrman eut l’idée des sachets-nausée en papier<br />
ciré que l’on devait utiliser par la suite dans les transports aériens.<br />
Atelier photographique de la police viennoise - voilà un lieu de travail rêvé dans<br />
l’idée de Cimrman. Du service «Fixateur» du laboratoire voisin, il ne pouvait qu’y<br />
jeter des coups d’oeil envieux. Il s’en souvient dans le manuel «Voie humide».
Le ballon «Praha» décolle du parc des expositions de Holešovice pour se poser, deux heures plus tard à peine,<br />
dans un pré près de Poděbrady. Dans la nacelle, on voit l’ingénieur Stoupa de Čáslav. Cimrman lui prêta le compas<br />
aéronautique, ce que Stoupa devait nier plus tard.<br />
promoteur universel qui avait assisté à la naissance<br />
de la plupart d’inventions mo dernes, de<br />
mouvements artistiques et de disciplines scientifiques.<br />
Ces mystifications ra diophoniques<br />
avaient un retentissement considérable parmi<br />
les auditeurs. Il y en avait qui hochaient la tête<br />
avec méfiance en écoutant ce qu’on leur présentait<br />
avec le plus grand sérieux, mais le<br />
reste d’audience le goûtait énormément. En -<br />
couragé par cet ac cueil favorable, Jiří Še -<br />
bánek rédigea le ma nifeste anonçant la créa -<br />
tion du Théâtre de Jára Cimrman, dont les<br />
autres membres fondateurs furent Miloň Če -<br />
pelka, Ladislav Smoljak et Zdeněk Svěrák.<br />
Porter Jára Cimrman sous les feux de la<br />
rampe était une décision extrêmement hardie.<br />
D’autant plus que pas un des fondateurs<br />
n’avait une expérience pratique du théâtre.<br />
L’ensemble qui devait monter sur la scène<br />
n’avait pas d’acteurs, pas de répertoire et,<br />
même, pas de salle. Et pour couronner le<br />
tout: peu avant la première annoncée depuis<br />
longtemps, il apparut que la pièce qui devait<br />
être jouée n’était écrite que partiellement.<br />
Il avait été prévu que le programme<br />
d’ouverture serait composé de deux pièces<br />
en un acte. Bernique! Zdeněk Svěrák arriva<br />
à terminer sa pièce, mais Jan Šebánek, au teur<br />
du manifeste, n’y réussit pas. Heureusement,<br />
on fit de nécessité vertu, les créateurs ayant<br />
décidé de remplacer la pièce qui faisait dé -<br />
faut par un séminaire sur la vie et l’oeuvre du<br />
Zdeněk Svěrák.<br />
Ladislav Smoljak.<br />
Société<br />
Grâce à Franz Huschka, officier<br />
d’état civil de la VI e paroisse de Vienne<br />
qui faisait la plupart des inscriptions<br />
en état d’ivresse, il n’est toujours pas<br />
possible de dire avec certitude si le<br />
garçon des époux Marlen et Léopold<br />
Cimrman naquit dans une nuit de<br />
février glaciale de l’an 1856, 1864,<br />
1868, 1883 ou 1884. Nous célèbrerons<br />
donc même l’année prochaine le centquarantième<br />
anniversaire de la naissance<br />
de Jára Cimrman.<br />
génie fictif. Ils montèrent donc sur la scène<br />
en tant que spécialistes qui essaient, devant<br />
les yeux des spectateurs, de procéder à la re -<br />
construction de l’oeuvre du Maître. Ce choix<br />
original permit aux membres du théâtre nouvellement<br />
créé de se dispenser de tentatives<br />
d’un jeu d’acteurs traditionnel. Ils pouvaient<br />
donc rester fidèles à leur expression natu -<br />
relle, ce qui voulait dire en pratique, qu’ils<br />
étaient un peu raides, mais paraissaient en<br />
revanche sérieux, objectifs et authentiques...<br />
Le public – tant professionnel que profane<br />
– réserva au Théâtre de Jára Cimrman un ac -<br />
cueil enthousiaste. La critique appréciait sa<br />
conception originale, les spectateurs étaient<br />
charmés de ses mystifications drôlatiques. Les<br />
performances d’amateur des membres de l’en -<br />
semble furent accueillies avec une affabilité<br />
pleine de compréhension par la presse de l’époque<br />
qui appréciait significa tivement «l’entrain<br />
d’amateurs des acteurs» avec un clin d’oeil<br />
sur la conception ama teuriste du spectacle. Ce<br />
sont les séminaires consacrés à l’analyse de<br />
la vie et de l’oeuvre du Maître que l’on goûtait<br />
le plus. La personnalité de l’homme-orchestre<br />
universel que de malheureux concours de circonstances<br />
empêchèrent à d’in nombrables re -<br />
prises de faire reconnaître par le monde entier<br />
ses talents et son incomparable ingéniosité<br />
allait droit au coeur du spectateur riche de l’expérience<br />
du Centre-Européen injustement tenu<br />
à l’écart. Comme si le sens caché des confé -<br />
Les deux sont connus non seulement comme pères spirituels de Jára Cimrman, mais aussi comme d’excellents scénaristes, metteurs en scène et acteurs.<br />
31
32<br />
rences cimrmanologiques se résumait comme il<br />
suit: «On est brillants, doués et extrêmement<br />
compétents, sauf qu’en fin de compte il y a toujours<br />
quelque chose qui foire...» Le jeu du<br />
génie méconnu fonctionnait à merveille. Ce -<br />
pendant, on était gé néralement de l’avis que<br />
l’on ne peut pas dé velopper à l’infini une<br />
mystification, quel qu’ingénieuse qu’elle soit.<br />
Les plus optimistes estimaient que le théâtre<br />
durerait deux-trois ans. Après la première<br />
de Akt, première pièce cimrmanienne, un des<br />
membres de l’en semble proposa que, pour la<br />
prochaine représentation, les acteurs achètent<br />
des costumes. A quoi l’épouse de Zdeněk<br />
Svěrák réagit tout étonnée:«Comment! Vous<br />
voulez le jouer encore une fois?»<br />
Quatre décennies sont passées. Le Théâtre<br />
de Jára Cimrman a donné dans cet intervalle<br />
plus de 11 000 représentations et en Tchéquie<br />
– qui compte dans les dix millions d’ha -<br />
bitants – un million de disques audionumériques<br />
ont été vendus. Pas une seule des quatorze<br />
pièces du tandem d’auteurs Ladislav<br />
Smoljak et Zdeněk Svěrák n’a pas été retirée<br />
du répertoire, ce qui donne au théâtre un<br />
caractère d’exception à l’échelle mondiale.<br />
Ces performances imposantes ont été réa li -<br />
sées par des voies bien embrouillées, car la byrocratie<br />
communiste se méfiait de ce théâtre<br />
extraordinaire. L’action des pièces était si -<br />
tuée, il est vrai, dans les temps lointains de<br />
l’Autriche-Hongrie (de sorte qu’elle ne pouvait<br />
faire des allusion inopportues aux succès<br />
L’acteur Jan Hraběta se déplace en fauteuil roulant. Son rôle dans la pièce<br />
Remplacement est celui d’un retraité curieux qui sort des coulisses toutes les fois<br />
que quelque chose se coince sur la scène.<br />
Dans l’opéra Succès d’un ingénieur tchèque en Inde, les acteurs ne craignent<br />
pas de s’attaquer à des airs d’opéra.<br />
de la révolution socialiste), mais les éclats de<br />
rires dont la salle réagissait aux endroits<br />
qu’ils jugeait obscurs rendaient nerveux les<br />
censeurs. Leur défaveur explique les fré -<br />
quents déménagements obligés du théâtre<br />
dans la banlieue pragoise toujours plus éloignée,<br />
ce qui, par ailleurs, n’a pas empêché les<br />
spectateurs de l’y suivre...<br />
L’existence quotidienne du Théâtre de Jára<br />
Cimrman aux temps du socialisme, le chipotage<br />
de ses membres avec la censure sont<br />
rendus dans le film de fiction intitulé Nejistá<br />
sezóna (Saison incertaine). Même la figure<br />
de Cimrman a fini par apparaître sur la bande<br />
de celluloïd. Ne voulant pas rompre le tabou<br />
de la représentation de Cimrman par cette<br />
mise à l’écran, les deux auteurs ont eu primitivement<br />
l’idée que le protagoniste ne serait<br />
jamais bien visible dans le film. Cependant,<br />
ils finirent par opter pour une solution plus<br />
sobre: dans le film Jára Cimrman ležící spící<br />
(J.C. couché endormi), c’est Zdeněk Svěrák<br />
qui a joué le rôle du Maître et a permis aux<br />
spectateurs d’accepter la convention présentée<br />
préalablement au théâtre: celle du chercheur<br />
dévoué qui, sans épargner sa peine, fait<br />
connaître aux spectateurs l’héritage du Maître.<br />
Le tabou primitif n’a pas été rompu...<br />
Après la chute du régime communiste, le<br />
théâtre a effectué – de sa propre iniciative<br />
cette fois – le dernier déménagement. Dans<br />
ses propres locaux et dans une situation libre,<br />
il a commencé la période la plus réussie de son<br />
Dans la pièce Blaník apparaissent les chevaliers<br />
de la mythologie nationale tchèque.<br />
(De gauche à droite) Ladislav Smoljak, Zdeněk Svěrák et Miloň Čepelka dans<br />
l’opérette Auberge de la Petite clairière.<br />
Dans L’Averse, l’action et Cimrman lui-même sont situés dans<br />
un refuge de voyageurs.
existence. Depuis quarante ans, il joue constamment<br />
aux guichets fermés et le jour de la<br />
location, il y a devant les guichets des queues<br />
interminables. De nouvelles généra tions viennent<br />
agrandir l’armée de spectateurs et dans la<br />
file d’attente, on trouve non seulement les fervents<br />
de longue date, mais encore leurs enfants<br />
et leurs petits enfants. Le site web Cimrman<br />
reçoit des réactions enthou siastes toujours plus<br />
nombreuses de la part des spectateurs à peine<br />
adultes. Il est diffi cile à croire combien d’en -<br />
fants s’endorment en République tchèque<br />
non pas aux sons de contes de fée, mais en<br />
écoutant les séminaires composés d’exposés<br />
scientifiques arides de vieux messieurs. C’est<br />
peut-être le mythe du génie méconnu perdant<br />
infailliblement sa lutte pour la reconnaissance<br />
du public qui attire les enfants, ou la lueur du<br />
monde révolu de leurs grands parents...<br />
Jára Cimrman est en Tchéquie un phénomène<br />
comparable à ce que représente dans le<br />
monde Yeti ou le monstre du Loch Ness. Ils<br />
ont en commun le fait que personne ne les a<br />
jamais vus et que tout le monde les connaît.<br />
Et les traces qu’ils laissent sont pareilles...<br />
Pour Nessie, il s’agit souvent de photos des<br />
endroits d’où le monstre venait de disparaître<br />
au moment de leur prise, pour l’homme des<br />
neiges c’est la trace proprement dite.<br />
Ladislav Smoljak et Zdeněk Svěrák dans l’Auberge<br />
de la Petite clairière.<br />
L’empreinte dans le béton du pied de<br />
Cimrman embellit le trottoir devant la représentation<br />
tchèque à Bruxelles, une autre trace<br />
du génie se trouve dans les locaux de<br />
l’ambassade tchèque à Londres avec une<br />
plaque commémorative portant l’inscription<br />
éloquente qui suit: «Dans l’escalier de cette<br />
maison, le génie tchèque Jára Cimrman se<br />
contusionna le genou en 1908. Pour cette<br />
raison, T.A. Edison le devança à l’Office de<br />
la propriété industrielle avec l’invention de<br />
l’hélicoptère; pour cette raison encore, les<br />
athlètes d’autres nations le devancèrent au<br />
Dans L’Afrique, dernière pièce des deux auteurs pour<br />
le moment, une expédition tchèque sur le continent<br />
noir tombe sur des indigènes futés.<br />
marathon aux Jeux olympiques de Londres.»<br />
La popularité de Cimrman tranche avec<br />
les habitudes du monde moderne. A une époque<br />
où règnent les agences de R.P. et les<br />
mages médiatiques, les membres du théâtre<br />
s’en tiennent à la discrétion d’une autre époque.<br />
Ils refusent de paraître dans des shows<br />
télévisés, ils ne se prêtent pas aux activités<br />
publicitaires et leur souci le plus grand consiste<br />
à limiter l’intérêt des médias. Mais ils<br />
ont beau faire... Le phénomène Cimrman se<br />
répand spontanément dans des domaines<br />
hier encore inimaginables. On donne son<br />
nom aux cafés, aux rues, aux sentiers didactiques,<br />
aux coléoptères, aux pics de montagne<br />
et, même, aux objets extraterrestres! Une<br />
montagne dans le massif de l’Altaï porte le<br />
nom de Cimrman, ainsi qu’une planète nouvellement<br />
découverte dans le ciel. Cimrman<br />
est entré aussi dans la langue parlée.<br />
N’importe où on peut entendre des fragments<br />
de pièces cimrmaniennes: à l’école<br />
comme dans les émissions radiophoniques<br />
ou à la Chambre. Même notre actuel premier<br />
ministre agrémente de temps en temps son<br />
discours d’une citation cimrmanienne. Dans<br />
la presse, on trouve des titres du genre:<br />
«Cimrman lui-même ne saurait inventer une<br />
chose pareille!» ou, dans les débats télévisés<br />
d’hommes politiques, on parle de «un pas de<br />
côté cimrmanien que vous avez fait là!»<br />
Pour le thème „Cimrman“, le moteur de re -<br />
cherche Google vous propose 213 000 réfé -<br />
rences contextuelles... Mais pourquoi faire?<br />
En République tchèque, on sait tout sur Cimr -<br />
man. Et si un étranger désire apprendre quelque<br />
chose sur Cimrman, il n’a qu’à s’adresser à<br />
l’un des dix millions de spécialistes tchèques.<br />
Bref, le phénomène Cimrman prend des di -<br />
mensions globales. Pour citer les «inventeurs»:<br />
«On peut le désapprouver, on peut polémi -<br />
quer à ce sujet, mais c’est à peu près tout ce<br />
que l’on peut y faire...»<br />
David Smoljak<br />
Photos: archives du Théâtre de Jára Cimrman.<br />
33
34<br />
Quido Kocián<br />
retour du fils perdu<br />
Le sculpteur Quido Kocián (dont les<br />
sculptures sont présentées dans la Galerie<br />
des pages 20 – 21) naquit le 7 mars 1874<br />
à Ústí nad Orlicí dans la famille du drapier<br />
Roman Kocián et de sa femme Amélie.<br />
Il termina l’école primaire et l’école primaire<br />
supérieure et, sur la recommanda -<br />
tion de son instituteur, il partit étudier, en<br />
1889, à l’Ecole de taillerie de pierre et de<br />
sculpture de Hořice v Podkrkonoší. Sorti<br />
de l’école en 1893, Kocián entra à l’Ecole<br />
des arts décoratifs de Prague, dans la classe<br />
du professeur Celda Klouček. En 1896,<br />
il passa dans la classe du professeur Josef<br />
Václav Myslbek qu’il accompagna, en<br />
1897, à l’Ecole supérieure des beaux-arts.<br />
C’est là qu’il remporta bientôt une pre -<br />
mière distinction importante: sa statue de<br />
Šárka, figure mythologique, gagna en 1898<br />
le prix annuel de l’Ecole. Des critiques<br />
spécialisés de l’époque estimèrent même<br />
que l’élève avait surpassé son maître, ce<br />
dont Myslbek prit ombrage. D’un tem -<br />
pérament très sentimental, Kocián ne sut<br />
assumer sa disgrâce. Il quitta l’Ecole su -<br />
périeure des beaux-arts et créa un atelier<br />
indépendant. En 1901, il modela une de<br />
ses meilleures statues – Abel mort – qui fut<br />
réalisée en bronze et installée devant l’Ecole<br />
de taillerie et de sculpture de Hořice.<br />
Cette sculpture eut un grand retentissement<br />
et le reconcilia avec Myslbek. En<br />
Ame malade (détail), bronze, 1903.<br />
1902, elle gagna à Kocián le Prix romain<br />
de Klár et le Prix de Rome, ce qui lui permit<br />
de réaliser un séjour d’études en Italie.<br />
En 1904, Kocián visite Paris où il fait la<br />
connaissance d’Auguste Rodin et d’Emi -<br />
le Antoine Bourdelle. En 1906, il quitte<br />
définitivement Prague et devient professeur<br />
à l’Ecole de taillerie et de sculpture<br />
de Hořice v Podkrkonoší. Il y enseigne<br />
sans interruption jusqu’au 3 janvier 1928,<br />
où il meurt foudroyé par un infarctus.<br />
L’oeuvre sculptural de Kocián – qui fait<br />
partie des réalisations artistiques les plus<br />
remarquables de la première moitié du<br />
20 e siècle dans notre pays – a été injustement<br />
négligé pendant plusieurs dizaines<br />
d’années. Ce n’est que tout récemment<br />
que la majeure partie de son oeuvre a pu<br />
être réalisé en bronze – matériel final en -<br />
visagé par le sculpteur. A l’heure actuelle,<br />
la ville natale de Kocián vient de concevoir<br />
un projet grandiose portant le titre<br />
«Retour du fils perdu». Dans son cadre, la<br />
plupart des oeuvres du sculpteur devraient<br />
devenir parties intégrantes de plus beaux<br />
espaces extérieurs et intérieurs de la ville.<br />
La réalisation réussie du projet serait<br />
certainement la meilleure glorification de<br />
l’ex traordinaire oeuvre illustrant les qualités<br />
des arts plastiques tchèques.<br />
Année de Joseph Hlávka<br />
vient de commencer<br />
Par un concert de la Philharmonie tchè que,<br />
l’Académie des sciences de la Répu bli que<br />
tchèque a inauguré, le 4 janvier 2008, l’année<br />
jubilaire de Josef Hlávka. En mars de cette<br />
année, cent ans se seront écoulés depuis la<br />
mort de cet insigne architecte, constructeur<br />
et mécène des sciences et des arts et un des<br />
entrepreneurs tchèques les plus prospères de<br />
la seconde moitié du 19 e siècle qui fut aussi<br />
président de l’Académie tchèque de sciences,<br />
de littérature et d’art, correspondant à l’Aca -<br />
démie des sciences actuelle. Josef Hlávka<br />
enrichit par son activité le patrimoine culturel<br />
des peuples de la République tchèque, de<br />
l’Autriche et de l’Ucraine.<br />
L’UNESCO a mis ce jour sur la liste des<br />
anniversaires culturels mondiaux de cette<br />
année. Le programme de l’année de Josef<br />
Hláv ka comporte des colloques sur l’archi -<br />
tecture en République tchèque, des con fé -<br />
rences sur Josef Hlávka, l’inau guration so -<br />
lennelle de son buste au Musée national,<br />
des concerts, des expositions et des ateliers.<br />
La Banque nationale tchèque émettra à cette<br />
occasion une monnaie d’argent commémorative.<br />
Au programme de l’année jubilaire, préparé<br />
par l’Académie des sciences de la RT et<br />
la fondation Nadání Josefa, Marie a Zdeňky<br />
Hlávkových, prendront part les institutions<br />
culturelles insignes, telles la Philharmonie<br />
tchèque, la Galerie nationale, les écoles supérieures,<br />
en premier lieu l’Université Charles<br />
ou l’Ecole des Hautes Etudes Techniques.<br />
Frontières d’Etat disparues<br />
au bout de 700 ans<br />
Le 21 décembre 2007, la République<br />
tchè que est entrée dans «l’espace de<br />
Schen gen». Ce jour, les contrôles de frontière<br />
ont pris fin. Ce qui, avant 1989, au -<br />
rait eu l’air d’une utopie irréalisable, est<br />
devenu réalité: les frontières avec l’Alle -<br />
magne, Autriche, Pologne ou Slovaquie<br />
peuvent être franchies n’importe quand et<br />
n’importe où, sans tenir compte des passages<br />
frontières. A partir de mars 2008,<br />
même les contrôles aux aéroports inter -<br />
nationaux prendront fin pour les voyages<br />
d’un pays «de Schengen» à l’autre. Cer -<br />
tains règlements, tels ceux qui limitent<br />
le transport de tabacs et d’alcools ou qui<br />
régissent le déplacement des animaux,<br />
restent naturellement en vigueur.<br />
Pendant les quatre décennies du so -<br />
cialisme, la visite d’un pays d’Europe<br />
occidentale était difficile à réaliser pour<br />
les citoyens tchécoslovaques. La zone<br />
fron tière était gardée, les soldats armés<br />
jusqu’aux dents avaient l’ordre de tirer<br />
sur ceux qui voudraient passer «illégalement»<br />
de l’autre côté de la frontière. Les<br />
autorités officielles suprêmes décidèrent<br />
de faire passer le courant dans les fils de<br />
fer tendus sur la frontière. Celui qui dé -<br />
La porte séparant Habartice tchèque et Zawidow<br />
polonais est tombée à minuit du 20 au 21 décembre<br />
2007, au moment de l’entrée de la RT dans l’espace<br />
de Schengen. Photo ČTK.<br />
sirait voyager dans un pays occidental<br />
avait des procédures compliquées à surmonter,<br />
à moins qu’il ne soit considéré<br />
comme personne «non fiable»: dans ce<br />
cas, on lui retirait son passeport et il ne<br />
pouvait pas sortir du pays. La chute du<br />
régime communiste en novembre 1989<br />
apporta un premier grand changement:<br />
dès le 23 décembre, on coupait solen -<br />
nellement les barbelés aux frontières.<br />
L’entrée de la République tchèque dans<br />
l’Union européenne en 2004 apporta un<br />
autre soulagement; l’intégration récente<br />
de la République tchèque dans l’espace de<br />
Schengen représente le point culminant<br />
du processus.
Le «cordier» a remporté le<br />
prix pour jeunes chercheurs<br />
Photo: Lidové noviny.<br />
Selon la théorie des cordes, il existe –<br />
en dehors des trois dimensions reconnues<br />
– six autres dimensions. Nous ne les vo -<br />
yons pas, mais elles existent autour de<br />
nous. La théorie des cordes passionne les<br />
talents mathématiques et elle est consi -<br />
dérée comme un défi intellectuel lancé<br />
à l’humanité. Elle a captivé aussi Martin<br />
Schnabl et, grâce à elle, il est aujourd’hui<br />
millionnaire: c’est que ce physicien a remporté<br />
(comme premier Tchèque) le Prix<br />
européen pour jeunes chercheurs qui re -<br />
présente une récompense financière pouvant<br />
atteindre un million d’euros. Le jeune<br />
lauréat, qui illustre la thèse qu’il faut re -<br />
compenser ceux qui savent s’y prendre,<br />
doit utiliser le montant du prix pour la<br />
recherche de son choix, à condition qu’il<br />
la fasse dans le cadre de l’UE.<br />
Si donc l’univers est composé de cordes<br />
miniatures dont les vibrations déterminent<br />
la naissance de telle ou telle autre<br />
particule élémentaire, qui ou quoi fait<br />
vibrer les cordes. Qu’est qui a donné la<br />
première impulsion à leur vibration.<br />
Pour le moment, la physique n’a pas de<br />
réponse à cette question.<br />
Excursion au<br />
micro-monde<br />
C’est ainsi que l’on pourrait désigner<br />
la méthode d’identification des éléments<br />
chimique à partir d’un seul atome présent.<br />
Cette méthode a été mise au point<br />
par une équipe de recherche interna -<br />
tionale dont fait partie Pavel Jelínek de<br />
l’Institut de physique de l’Académie des<br />
sciences de la RT. Le numéro de mars de<br />
la revue Nature a annoncé sur la couverture<br />
le rapport de recherche à ce sujet.<br />
Selon Pavel Jelínek, la méthode peut<br />
être utilisée dans l’étude de la surface de<br />
matières solides. Son application peut<br />
être envisagée aussi dans les nanotechnologies<br />
et dans la recherche de systèmes<br />
biologiques. Jusqu’ici on discernait<br />
les atomes à l’aide d’un microscope<br />
à balayage. Mais celui-ci représente tous<br />
les atomes sans distinction détaillée. Le<br />
chercheur détermine intuitivement, à la<br />
base de son expérience, les éléments pré -<br />
sents sur la surface donnée. Apprendre à<br />
un microscope «à demi aveugle» à dis tinguer<br />
la position de différents éléments<br />
chimique – voilà à quoi travaillaient de<br />
nombreux postes de recherche à travers<br />
le monde depuis plus de 25 ans. Cette<br />
année on y a réussi (grâce aussi à des<br />
chercheurs tchèques).<br />
Parmi les inventeurs du «microscope chimique» compte<br />
Pavel Jelínek de l’Institut de physique de l’Académie des<br />
sciences de la RT. Montage: Lidové noviny<br />
Insigne femme tchèque<br />
dans le monde<br />
Cette distinction prestigieuse a pour but<br />
de remercier les femmes récompensées<br />
pour ce qu’elles ont fait pour la Ré pub -<br />
lique tchèque. Elle est attribuée par le Co -<br />
mité international de coordination des<br />
Tchèques vivant à l’étranger en coopéra -<br />
tion avec la Commission pour Tchèques<br />
à l’étranger du Sénat de la RT. En 2007,<br />
les distinctions ont été accordées pour<br />
la troisième fois. La première est allée à la<br />
comtesse Margarete Waldstein-Warten berg<br />
résidant en Autriche où elle avait été pré -<br />
sidente de l’Aide maltaise tchèque. Elle<br />
avait organisé une aide importante pendant<br />
les inondations catastrophiques en Mo ra vie.<br />
La deuxième candidate de l’année pas sée<br />
est Eva Jiřičná, architecte de renommée<br />
mondiale vivant en Grande-Bretagne, dont<br />
l’oeuvre avait été distingué aussi par l’As -<br />
sociation d’architectes américaine. Après<br />
1989, elle a créé quelques constructions<br />
aussi en République tchèque. Dolores Bata<br />
Arambasic, petite-fille d’Antonín Baťa<br />
vivant au Brésil, a été distinguée pour sa<br />
contribution au développement des rela -<br />
Mosaïque<br />
tions tchéco-brésiliennes et pour la pro -<br />
pagation de la culture tchèque. En outre,<br />
elle envisage l’édition de quelques-uns des<br />
livres que son grand-père a écrits pendant<br />
les 23 ans qu’il a passés au Brésil. La qua -<br />
trième distinguée est la chorégraphe Zora<br />
Šemberová qui a émigré en Australie dans<br />
les années 1960. Le Comité international<br />
de coordination a accordé une distinction<br />
in memoriam, en récompensant ainsi<br />
Vlasta Kálalová Di Lotti, fondatrice de<br />
l’Hôpital tchécoslovaque à Bagdad. Dans<br />
les années 1930, elle aidait à soigner surtout<br />
les femmes iraquiennes, ce qui n’allait<br />
pas sans difficultés dans le monde musulman.<br />
De retour de l’Iraq, elle soutenait les<br />
relations tchéco-iraquiennes.<br />
Les distinctions ont été remises dans les<br />
locaux du Sénat de la RT.<br />
Médaille en tant<br />
que calendrier<br />
L’Hôtel de la Monnaie tchèque continue<br />
la tradition des médailles-calendriers<br />
en confectionnant le Calendrier 2008. Le<br />
caractère exceptionnel de cette médaille<br />
d’argent consiste notamment dans le fait<br />
que, sur ses deux faces, sont indiqués tous<br />
les jours de l’année prochaine, les jours<br />
fériés y compris. En plus, il y a les signes<br />
du zodiaque. La fabriquation de la mé -<br />
daille était très difficile, car il est extrêmement<br />
ardu de rendre tous les détails sur<br />
une surface aussi réduite. Elle a prouvé la<br />
maîtrise des graveurs et autres ouvriers de<br />
Jablonec, qui ont participé à la prépara -<br />
tion des coins. l’Hôtel de la Monnaie a<br />
renoué ainsi avec une ancienne tradition<br />
glorieuse établie dans les années 1745 –<br />
1812 par Antonín Guillemard, graveur<br />
et médailleur pragois. L’auteur de la mé -<br />
daille est le sculpteur Vladislav Oppl. Son<br />
diamètre est de 50 millimètres, son poids<br />
est de 42 grammes et elle est faite en<br />
argent pur. Elle a été tirée à 500 exem -<br />
plaires en argent, mais on peut l’avoir<br />
aussi en laiton.<br />
35
36<br />
Destinée<br />
d’Ema Destinnová<br />
Elle adorait les rôles des opéras de<br />
Bedřich Smetana – La Fiancée vendue,<br />
Dalibor et Libuše, mais elle fut, en 1901,<br />
la première Senta du Vaisseau fantôme au<br />
Festival de Richard Wagner à Bayreuth;<br />
Ruggiero Leoncavallo composa pour elle<br />
l’opéra Roland berlinois et Richard<br />
Strauss la présenta comme Salomé à Pa -<br />
ris. Dans Madame Butterfly, elle éclipsa à<br />
Londres Enrico Caruso, considéré comme<br />
le chanteur le plus célèbre du monde. Dès<br />
1908, elle fit enregistrer par des sociétés<br />
phonographiques deux opéras complètes<br />
– Faust et Carmen -, acte d’avant-garde à<br />
l’époque. Elle chanta dans quatre pre -<br />
mières américaines et dans six premières<br />
mondiales. Elle entra à l’Opéra métro -<br />
politain de New York le même soir que le<br />
chef d’orchestre Arturo Toscanini, et cela<br />
dans Aïda de Verdi. Giacomo Puccini<br />
écrivit pour elle le rôle principal dans son<br />
opéra américain La fanciulla del West.<br />
A deux cent cinquante reprises elle chan-<br />
ta avec l’ensemble du premier théâtre<br />
d’opéra du monde, dont plus de cent fois<br />
avec Enrico Caruso.<br />
Ema Destinnová (* 26 février 1878<br />
à Prague, + 28 janvier 1930 à České Bu -<br />
dějovice) aurait pu être virtuose du violon<br />
ou compositrice, mais c’est le théâtre qui<br />
l’attirait le plus.<br />
Elle se dédiait à l’étude des langues<br />
et à la littérature. Dès l’âge de 14 ans, elle<br />
écrivait des vers et des drames. Sa mère<br />
Jin dřiška, née Šrutová, était cantatrice<br />
d’opé ra, son père Emanuel Kittl était mé -<br />
cène de poètes et artistes tchèques. A sa<br />
fille Emilie il ménagea les leçons d’art<br />
dramatique chez Otilie Sklenářová-Ma -<br />
lá et l’étude du chant avec les meilleurs<br />
maîtres de Prague – Thomas Loewe et<br />
Ema Destinnová dans le rôle de Mařenka<br />
(La Fiancée vendue), 1903.<br />
De l’engagement londonien de la cantatrice, 1919. Dans le rôle de Madame Butterfly, Londres 1908.
De grandioses célébrations du 130 e anniversaire de la cantatrice seront inaugurées le 15 mars 2008 au château<br />
Stráž nad Nežárkou, jadis résidence d’Ema Destinnová.<br />
Marie von Dreger qui avait jadis chanté<br />
en Italie pour Giuseppe Verdi sous le<br />
pseu donyme de Destinn. A cause de son<br />
tempérament indomptable, le Théâtre<br />
national refusa d’engager la jeune fille<br />
talentueuse qui ne monta sur scène<br />
qu’après trois échecs. L’Opéra de cour de<br />
Dresde ayant su apprécier la couleur<br />
extraordinaire de sa voix, lui fit chanter le<br />
rôle de Santuzza dans la Cavalleria rusticana.<br />
Avec autorisation de sa professeur,<br />
Ema utilisa alors le pseudonyme Destinn.<br />
Talents multiples, préparation parfaite<br />
et assiduité de fer permettaient à Ema<br />
Destinnová de chanter sur la scène les<br />
rôles les plus difficiles, et cela même sans<br />
répétition. Très vite, elle commença a<br />
choisir les rôles qui lui permettaient de<br />
s’y identifier complètement. Elle était<br />
de ces artistes qui fascinent le public par<br />
le vécu personnel, par le jeu suggestif et<br />
par la beauté souveraine du chant. Pen -<br />
dant la décennie de son engagement berlinois,<br />
elle créa quarante-trois rôles dans<br />
plus de sept cent représentations.<br />
Son nom artistique s’imposa rapi -<br />
dement à Prague, à Mayence, à Paris, à<br />
Fran cfort et à Londres. Les journalistes<br />
l’ayant qualifée de «divine Ema», elle<br />
chanta le 2 mai 1904 le rôle de Donna<br />
Anna à l’Opéra royal Covent Garden de<br />
Londres. Pendant les onze saisons suivantes<br />
que dura son engagement con tractuel,<br />
elle y chanta 230 fois dans dix-huit opéras,<br />
dont 63 fois dans Madame Butterfly,<br />
47 fois comme partenaire d’Enrico Ca -<br />
ruso. En juin 1911, elle chanta Aïda dans<br />
la soirée de gala donnée à l’occasion du<br />
couronnement du roi Georges V.<br />
Dans le rôle de Libuše (princesse légendaire de la mythologie tchèque) avec le duc Přemysl le Laboureur, 1913.<br />
Personnalité<br />
«Des solistes de l’Opéra royal de<br />
Londres, de l’Opéra de Vienne, les violonistes<br />
Hudeček, Šporcl et autres désirent<br />
jouer chez nous. Dans la plupart<br />
des cas, ils n’exigent pas d’honoraires;<br />
ils veulent tout simplement chanter ou<br />
jouer dans l’ancienne résidence d’Ema<br />
Destinnová. C’est beau.»<br />
Vítězslav Doubrava<br />
manager de la société Stráž<br />
d’Ema Destinnová<br />
A l’Opéra métropolitain de New York,<br />
elle inaugura avec Caruso et Toscanini<br />
les saisons 1908 et 1911 avec Aïda, celles<br />
de 1909 et 1913 avec Gioconda et celle<br />
de 1914 avec le Bal masqué. Elle chanta<br />
à travers tous les Etats-Unis et au Canada.<br />
Elle éblouissait notamment dans les rôles<br />
de Santuzza, de Joconde et de Tosca. Sur<br />
la scène, elle ne se ménagait jamais. Les<br />
critiques étaient d’accord pour constater<br />
qu’elle arrivait à entraîner ses partenaires<br />
à des performances qu’ils n’avaient ja -<br />
mais réalisées auparavant. Aussi les ovations<br />
et les louanges de la critique, ainsi<br />
que ses honoraires, atteignaient un niveau<br />
vertigineux. Et pourtant, elle garda une<br />
sorte d’humilité en refusant de chanter en<br />
Italie, berceau de l’opéra.<br />
Le retour en Europe au milieu de la<br />
guerre après la saison 1915-1916 devait<br />
s’avérer fatal pour la carrière future<br />
d’Ema Destinnová. A cause de ses contacts<br />
avec la résistence patriotique, les<br />
autorités autrichiennes ont confisqué son<br />
passeport et l’assignèrent à résidence<br />
dans sa demeure d’été de Stráž nad<br />
Nežárkou, dans la Bohême du Sud. Le<br />
baryton Dinh Gilly, soliste lui aussi de<br />
l’Opéra métropolitain, partagea son sort<br />
37
38<br />
Dans le rôle de Santuzza, New York, 1921. New York, 1921.<br />
de prisonnière pendant toute une année.<br />
Elle meublait le vide de son attente de<br />
liberté par le travail d’écrivain, de compositeur<br />
et de pédagogue. Cependant, ab -<br />
sente des scènes mondiales pendant deux<br />
ans, Destinnová ouvrit en plein le passage<br />
aux cantatrices d’une génération nouvelle<br />
– à Maria Jeritza, Claudia Mu zio et<br />
Rosa Ponselle. Vers la fin de la guerre, on<br />
l’autorisa de chanter au moins en Bo hê -<br />
me: au Théâtre national de Prague et dans<br />
d’autres villes tchèques. Le public accompagnait<br />
ses apparitions d’ovations enthousiastes,<br />
car il attachait à la personnalité de<br />
Destinnová une ferveur patriotique in -<br />
défectible. Pendant la première tournée<br />
d’après-guerre qu’elle fit avec le Qua ttuor<br />
tchèque, le violoniste Jaroslav Kocian et<br />
une chorale et qui passa par Londres, Pa -<br />
ris, Genève, Berne et Zurich, elle chanta<br />
un répertoire exclusivement tchèque.<br />
C’est en automne 1921 qu’elle termina<br />
son activité artistique suivie en partant –<br />
un quart de siècle après son début – pour<br />
les Etats-Unis, en réalisant une tournée<br />
de concert à Copenhague, à Stockholm et<br />
à Oslo et en chantant, dans des amphi -<br />
théâtres pragois de Šárka et de Vyšehrad,<br />
des airs de Madame Butterfly et de Li -<br />
buše, princesse tchèque mythique, pour<br />
des centaines de milliers de spectateurs.<br />
Elle était superstitieuse et croyait au<br />
destin. En septembre 1923, elle épousa<br />
à Stráž nad Nežárkou Josef Halsbach,<br />
Enregistrement de l’hymne national tchèque.<br />
Ema Destinnová, Dinh Gilly, 1914.<br />
jeune lieutenat d’aviation. Son mariage<br />
était peu heureux. Depuis, elle vivait en -<br />
fermée dans ses vastes collections d’an -<br />
tiquités, de tableaux, de livres et de souvenirs<br />
napoléoniens. Dans la vie privée,<br />
elle ne manquait pas de détachement et<br />
de sens de l’humour. Ce n’est qu’irré gu -<br />
lièrement que, abandonnant sa création<br />
li ttéraire et la pêche, elle revenait sur<br />
les estrades. En janvier 1925, elle fit une<br />
tournée d’opéra à Osiek, Belgrade et<br />
Ljublana et, en 1927, elle retourna à Ber -<br />
lin pour quelques concerts. Elle acheva sa<br />
carrière de cantatrice à Queen’s Hall de<br />
Londres, en octobre 1928, en chantant au<br />
concert donné à l’occasion du 10 e anniversaire<br />
de l’indépendance de la Tché -<br />
coslovaquie, à laquelle elle a grandement<br />
contribué. Elle avait cinquante ans et il ne<br />
lui restait que deux années à vivre.<br />
130 ans déjà nous séparent, en 2008, de<br />
la naissance d’Ema Destinnová. Cepen -<br />
dant, elle est toujours très présente dans<br />
la conscience collective des Tchèques.<br />
Son nom est une sorte de critère de qua -<br />
lité en matière de chant et d’amour du pays<br />
natal. Lui ont été consacrées des monographies,<br />
de vastes études biographiques,<br />
des textes de fiction, un film de long mé -<br />
trage et de petits portraits radiophoniques<br />
et télévisés. Ont été publiés en nouvelle<br />
édition ses contes et ses recueils de poè -<br />
mes. Son héritage phonographique complet<br />
a paru sur douze disques compacts.<br />
Le portrait de la cantatrice figure sur<br />
les timbres-poste et même sur un billet<br />
de ban que tchèque. Le nom d’Ema Des -<br />
tin nová fait partie des appellations d’éco -<br />
les, de cours de chant, du festival de mu -<br />
sique de České Budějovice et du château<br />
de Stráž nad Nežárkou... A travers le<br />
monde, ce sont les CD porteurs de ses<br />
récitals qui la rappellent, publiés aux<br />
Etats-Unis, en Italie, en Allemagne et<br />
en Angleterre, une fondation créée à<br />
Londres, un café de New York et même<br />
un astéroïde dont l’orbite se situe entre<br />
celles de Mars et de Jupiter.<br />
Jan Králík<br />
Photos: archives de l’auteur,<br />
www.zamekstraz.cz