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DISCOURS DE M. JEAN PEYRET Membre d'honneur Un homme d ...

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

<strong>Membre</strong> <strong>d'honneur</strong><br />

<strong>Un</strong> <strong>homme</strong> d'Etat messin : Pierre-Louis ROE<strong>DE</strong>RER<br />

Monsieur le Président,<br />

Mes chers collègues,<br />

Mesdames, Messieurs,<br />

Qui fut Roederer, cet <strong>homme</strong> d'Etat messin dont nos contemporains<br />

ont quelque peu oublié l'illustre carrière ? En ses premières années de<br />

maturité, un brillant conseiller au Parlement de Metz, un <strong>homme</strong> du siècle<br />

des Lumières qui militait pour une société nouvelle plus égalitaire mais en<br />

tout cas libérale. Aux Etats généraux devenus l'Assemblée constituante<br />

l'un des ténors de cette assemblée aux côtés de Mirabeau et Talleyrand. Au<br />

cours des journées des 20 juin et 10 août, celui qui eut la lourde charge<br />

d'assurer seul contre l'émeute la sécurité du roi et celle de l'assemblée. Sous<br />

la Convention et le Directoire le journaliste et l'écrivain qui défendit la<br />

liberté contre de nouvelles tyrannies et de nouveaux abus. Au dix-huit brumaire<br />

celui qui plus que tout autre prépara et obtint la passation des pouvoirs.<br />

Pendant les deux premières années du Consulat l'un des artisans les<br />

plus actifs d'un ordre qui se souvenait de l'acquit de 1789, mais qui prenait<br />

en compte les nécessités du gouvernement en lui donnant les moyens de sa<br />

mission. Sous l'Empire, comblé <strong>d'honneur</strong>s, il se voit confier des missions<br />

importantes tandis qu'après ces 25 années tourmentées ou épiques de la<br />

Révolution, du Consulat et de l'Empire où il joua un rôle de premier plan,<br />

le voici d'abord en disgrâce pendant la Restauration puis enfin rétabli dans<br />

la confiance du pouvoir et dans les faveurs de l'opinion sous la Monarchie<br />

de juillet. Son existence s'achève brusquement en 1835 dans la gloire que<br />

lui ont mérité les derniers de ses écrits.<br />

Tel fut Roederer dont j'ai à retracer la tumultueuse carrière et dont à<br />

travers tant d'événements apparaît l'attachante personnalité.<br />

Roederer messin ? Oui par ses racines. Son père qui avait été successivement<br />

avocat et conseiller au Parlement de Metz avait comme avocat<br />

général requis et obtenu l'expulsion des Jésuites. Sa mère Marguerite Gravelotte<br />

appartenait à une vieille famille du pays messin. De son père dont<br />

on avait pensé qu'il serait maître échevin de la ville de Metz, Roederer nous<br />

dit qu'il fut distingué «au Barreau comme profond jurisconsulte, dans la<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

Magistrature comme ennemi du pouvoir arbitraire et dans la Société<br />

comme <strong>homme</strong> aimable».<br />

Le 15 février 1754 donc Pierre, Louis Roederer naquit à Metz, rue<br />

Chevremont, en face du grenier de la ville, comme sont nés ses treize frères<br />

et sœurs. Au collège de Metz, il fit de brillantes études encore que ce fut à<br />

Paris et à Strasbourg qu'il poursuivit ses études de droit. A Metz, Pierre,<br />

Louis Roederer épousa Eve de Quaita qui était la fille d'un banquier de<br />

Francfort et dont il eut cinq enfants qui tous naquirent à Metz de 1780 à<br />

1790. A Metz aussi Roederer accède très vite et très jeune à la notoriété, en<br />

même temps que toutes ses activités messines le préparent à jouer le rôle<br />

que l'Histoire va lui offrir. C'est à Metz que Roederer s'est préparé, c'est à<br />

Paris qu'il s'est accompli.<br />

Il fut avocat, puis conseiller au Parlement de Metz. Les Parlements<br />

en cette fin du 18e siècle ont adopté les idées nouvelles, frondent plus que<br />

jamais le pouvoir royal et exercent à son encontre le droit de remontrance.<br />

Le Parlement de Metz charge le plus souvent le talentueux Roederer de<br />

rédiger ces philippiques. Roederer approfondit alors la plupart des questions<br />

qui ont pour objet la liberté des citoyens, l'organisation administrative,<br />

l'assiette de l'impôt et sa perception, et le budget de l'Etat.<br />

Dans le même temps Roederer tenait une grande place dans la vie<br />

messine. Il faisait partie de l'Académie royale de Metz depuis 1782; auparavant<br />

il avait participé aux concours ouverts par cette Académie et remporté<br />

le prix pour 1781 avec le sujet suivant : «La foire qui se tient à Metz,<br />

au mois de Mai de chaque année, est-elle avantageuse au commerce et ne<br />

serait-il pas plus utile pour le bien de cette Ville de donner, à cette foire, les<br />

franchises dont jouissent celles établies dans les villes de grandcommerce<br />

?»<br />

Ainsi l'Académie de Metz par une singulière prémonition envisageait,<br />

avec près de deux siècles d'avance, pour la foire de Metz un destin<br />

international. A l'Académie de Metz Roederer a d'ailleurs prononcé de<br />

1782 à 1789 de nombreux discours, tel l'un «sur l'utilité de la jonction de la<br />

Meuse à l'Aisne et de la Moselle à la Meuse par le moyen des canaux navigables»;<br />

tel autre intitulé «Dialogue sur les avantages et les incovénients du<br />

colportage des marchandises en général et relativement à la Ville de Metz<br />

en particulier». Autre mémoire le plus important pour l'économie locale<br />

intitulé «Avis aux Messins pour le rétablissement du commerce dans la<br />

Ville de Metz et dans la Province». En 1785 lors d'une séance publique de<br />

l'Académie il prononce l'éloge de Pilâtre de Rozier ainsi qu'à la même<br />

séance un «Discours sur la partie du règne de Louis XII qui concerne les<br />

finances, la littérature et les mœurs». Dans les deux années qui précèdent la<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

réunion des Etats généraux, le conseiller Roederer multiplie les brochures<br />

et discours. Il serait oiseux d'en rapporter la liste. J'en détache deux brochures,<br />

l'une «Sur la suppression des douanes intérieures et sur l'intérêt qui<br />

s'y attache pour les Trois Evêchés et la Lorraine en général» et plus prémonitoire<br />

encore une autre brochure éditée en 1788 et intitulée «De la députation<br />

aux Etats Généraux». Ce même ouvrage obtint une diffusion et un<br />

retentissement national. La candidature de Roederer était ainsi posée tant<br />

la notoriété du candidat était grande et tant il paraissait préparé à une<br />

députation.<br />

C'était en 1789 un candidat bien séduisant qui s'offrait aux suffrages<br />

: les traits affirmés et un peu rudes, la démarche martiale, une vaste<br />

culture et d'immenses lectures, un talent inné de debater, la fougue et l'opiniâtreté<br />

dans la discussion, un jaillissement et un renouvellement incessant<br />

dans les idées, une faim de réforme, un enthousiasme vibrant pour les idées<br />

nouvelles, une totale et limpide sincérité dans les convictions. <strong>Un</strong> certain<br />

désintéressement aussi. L'ambition ne dévorait point ce jeune messin qui<br />

toute sa vie a répugné à l'intrigue. Il n'avait rien d'un Rastignac.<br />

Au mois d'octobre 1789, trois mois après la prise de la Bastille, se<br />

déroule à Metz une élection partielle pour désigner un député des Trois<br />

Evêchés à l'Assemblée constituante. Election singulière. D'abord par le<br />

mode de scrutin. Dans le district des Trois Evêchés, les trois ordres au lieu<br />

de voter séparément et d'élire chacun le député de leur choix, sont fondus<br />

en un collège électoral unique pour la désignation d'un unique député.<br />

Election singulière pour la personnalité de l'élu et le triomphe qu'obtint<br />

Pierre, Louis Roederer. Il avait alors 35 ans. Paris le connaissait. Au cours<br />

de ses voyages antérieurs, il entretenait des relations suivies avec Monsieur<br />

de Malesherbes et le Maréchal de Beauvau et surtout avec Sieyès dont les<br />

idées avaient emporté son adhésion et n'ont cessé de l'inspirer. Deux <strong>homme</strong>s<br />

qui dominaient alors l'Assemblée l'adoptèrent et obtinrent sa collaboration,<br />

Mirabeau et Talleyrand; Mirabeau c'était le Forum, l'Opéra, l'éloquence<br />

chaude et tumultueuse; Talleyrand, Versailles, le charme, la duplicité,<br />

l'intrigue, les vues à long terme et le boudoir; tous deux introduisirent<br />

Roederer dans les cercles qui avaient leur préférence. Ensemble ils s'en allèrent<br />

fonder le Club des Feuillants. Il y avait là outre Mirabeau et Talleyrand<br />

ce qui restait de la faction d'Orléans, Louis-Philippe Egalité, le duc<br />

d'Erville, le duc d'Aiguillon, le comte de La Mark, le vicomte de Noailles.<br />

Le progressisme en 1789 n'était pas très plébéien. Il y avait là aussi<br />

l'abbé Sieyès, l'abbé Grégoire, puis des économistes et des juristes Merlin<br />

de Douai, Garât le Bayonnais, Roederer, Duport et Dupont de Nemours. Il<br />

y avait encore André Chénier mais aussi Choderlos de Laclos, l'auteur des<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

«Liaisons dangereuses» et qui était presque aussi dangereux qu'elles.<br />

En ce monde brillant, que la «douceur de vivre» avait quelque peu<br />

contaminé, Roederer incarne par contraste ce qu'ailleurs et plus tard<br />

Robespierre et tant d'autres vont représenter et ce que ce siècle finissant<br />

nommait «la vertu», cet héritage complexe de la Rome républicaine personnifié<br />

par Brutus et de la Rome des stoïciens, mais aussi des «Confessions»<br />

de Jean-Jacques Rousseau. A cette «vertu» Roederer ajoute la compétence,<br />

une compétence qui procédait de ses lectures et de ses méditations<br />

sur les problèmes administratifs et financiers. C'est vers eux que le portaient<br />

les penchants de sa nature.<br />

Analyser par le détail les travaux de Roederer, député de l'Assemblée<br />

constituante, ce serait en grande partie retracer toute l'histoire de cette<br />

assemblée. Roederer ne fut absent d'aucun grand débat. Il monta sans<br />

cesse à la tribune. Il multiplia les rapports, il déposa de nombreux projets<br />

de décrets dont beaucoup furent approuvés, en un mot ce jeune député<br />

exerça avec bien du talent une influence considérable sur les décisions de<br />

l'assemblée. A l'occasion d'un incident qui les avait un instant séparés,<br />

Mirabeau lui écrivait : «Il suffit que l'abbé Sieyès et vous soyez d'un avis<br />

pour que je sois sûr, même sans examen, que l'on peut honnêtement et raisonnablement<br />

avoir cet avis. L'abbé Sieyès est un <strong>homme</strong> de génie que je<br />

révère et que j'aime tendrement. Je ne puis pas vous parler de vous, mais<br />

j'espère qu'il est connu combien je vous estime et vous aime et combien je<br />

m'en honore. Croyez mon cher Roederer que sous tous les rapports, dans<br />

l'Assemblée nationale mon amitié sera plus sévère en votre faveur que la<br />

vôtre ne l'exigerait de moi». Talleyrand ne sera pas en reste. Dans une lettre<br />

de la même époque, il écrit à Roederer : «Vos réflexions, Monsieur,<br />

sont excellentes. Elles appartiennent à un <strong>homme</strong> qui médite avec l'esprit le<br />

plus et le mieux philosophique».<br />

Je laisse à Roederer parvenu en sa robuste vieillesse le soin de juger ce<br />

qu'étaient ses convictions en 1789. «Mon esprit était fixé sur les principes<br />

absolus. Et quand je fus à l'Assemblée nationale j'en voulus toutes les<br />

applications avec toute la rigidité d'une logique opiniâtre qui est je crois un<br />

trait de mon esprit et peut-être avec la raideur qui est dans mon caractère.<br />

Je soutins alors que pour que la constitution de la France fut représentative<br />

il fallait que toutes les fonctions île la France furent déclarées électives.»<br />

Roederer et ceux très nombreux qui, au sein de l'assemblée, menaient<br />

avec lui le même combat ne furent que trop entendus. Les contribuables<br />

furent appelés à élire leurs contrôleurs et leurs percepteurs, les justiciables<br />

leurs juges, les administrés leurs administrateurs. L'armée ne dépendait<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

que de la Nation et non plus du pouvoir. Ainsi «la tyrannie», le «despotisme»<br />

ou du moins ce que les constituants dénommaient ainsi, étaient à ce<br />

point par eux abhorrés que les <strong>homme</strong>s de 89 avaient voué le pouvoir à<br />

l'impuissance, inorganisé ou désorganisé le gouvernement et liquidé<br />

l'administration en lui retirant la stabilité et la continuité. Demain les septembriseurs,<br />

ce peuple cruel des bas-fonds, ne trouveront personne pour<br />

s'opposer à eux. La Commune de Paris va se dresser contre le Gouvernement<br />

affaibli et va tenter de le dominer.<br />

Ecoutons encore un Roederer repenti : «Je me détrompai de mon<br />

opinion de 1789 par l'expérience que j'acquis comme procureur général<br />

syndic du département de Paris. Dans mes rapports avec la Commune de<br />

Paris je reconnus que c'avait été un énorme contre-sens de faire conférer<br />

par le peuple aux administrateurs l'investiture de fonctions destinées par<br />

nature à exécuter les ordres du Gouvernement comme si on avait voulu que<br />

les ordres, venant du centre à leur extrémité, se heurtassent au cours de leur<br />

exécution aux oppositions que suscitaient les extrémités contre le centre».<br />

Mais là où Roederer ne se trompa point, ce fut dans les questions économiques<br />

et financières et dans celles notamment qui se rapportaient à<br />

l'impôt. Nommé au Comité des impositions avec Talleyrand, le duc de<br />

Rochefoucauld, Dupont de Nemours, Adrien Duport et Ginou de Fermon,<br />

il se distingue entre tous par ses connaissances positives, l'étendue de ses<br />

vues, la fertilité ingénieuse de son esprit. Il s'agissait alors de remplacer une<br />

quantité d'impôts ou de taxes très divers, parfois abusifs, souvent arbitraires<br />

et d'une comptabilité compliquée par un système nouveau de contribution,<br />

de manière à en distribuer le poids le plus équitablement possible.<br />

Roederer fut le rédacteur de la plupart des lois qui substituaient le nouveau<br />

régime à l'ancien et notamment celles qui instituaient la contribution foncière<br />

et la contribution mobilière. Il fut le rapporteur ordinaire du Comité<br />

des impositions et soutint ainsi avec vigueur devant l'assemblée la discussion<br />

de tous les projets issus des travaux du Comité.<br />

Lorsque l'Assemblée constituante se sépara, sa mission achevée,<br />

Roederer brigua près des électeurs de Paris les très importantes fonctions<br />

de procureur général syndic du département de la Seine. Ces fonctions correspondaient<br />

à celles qui seront plus tard celles réunies du préfet de la<br />

Seine, du préfet de Police et du Trésorier payeur général, mais avec une différence<br />

essentielle : si les missions sont les mêmes, celui qui en était investi<br />

ne disposait que d'infimes pouvoirs. Pour son malheur Roederer est élu et<br />

la suite de sa carrière en sera indélébilement marquée. Sur ce que fut l'attitude<br />

de Roederer pendant cette période, nous disposons des renseignements<br />

les plus précis, les plus vérifiables et les plus vérifiés. Pour sa<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

défense, Roederer s'est raconté minute par minute et avec la dernière précision;<br />

son action en ces heures historiques où basculait la vieille monarchie<br />

capétienne, se développa en présence de mille et mille témoins. Nul ne l'a<br />

démenti. Il serait trop long de rapporter ici les péripéties de cette journée<br />

du 20 juin où, malgré les efforts de Roederer, les émeutiers envahirent les<br />

Tuileries, couvrirent le roi d'injures, le malmenèrent et le molestèrent.<br />

Selon la Constitution, la personne du roi était inviolable et il appartenait au<br />

procureur général syndic de la préserver. Mais au cours de cette journée du<br />

10 août qui scella le destin de la Monarchie et en même temps le sort de<br />

Louis XVI et des siens l'attitude de Roederer déplut aux deux camps opposés.<br />

Dans les journées qui précédèrent le 10 août une Commune insurrectionnelle<br />

s'était établie à l'Hôtel de Ville; elle était animée par Robespierre,<br />

Collot d'Herbois et Hébert. La Commune, comme les Clubs qui se stimulaient<br />

mutuellement dans la surenchère, exigeaient la mise en accusation de<br />

Louis XVI, sa destitution et la proclamation de la République. Chaque<br />

jour l'agitation croissait et parvenait à son paroxisme. Le 10 août 40 000<br />

<strong>homme</strong>s en armes se massèrent au faubourg Saint-Antoine et dévalèrent<br />

vers les Tuileries par la rue Saint-Honoré et par les quais de la Seine. Les<br />

fédérés, qui avaient reçu des munitions, prirent positions sur la place du<br />

Carrousel, leurs quatre canons dirigés vers le château. Paris et la Commune<br />

se disposaient à assiéger les Tuileries, c'est-à-dire le roi et l'assemblée. Pour<br />

défendre le château, sont rangés dans la cour des gardes nationaux et les<br />

gardes suisses que le roi passe en revue. Sur place les pouvoirs sont fortuitement<br />

rassemblés entre les mains de Roederer, le commandant de la Garde<br />

nationale et le maire de Paris ayant été convoqués devant la Commune<br />

insurrectionnelle. Les émeutiers se font menaçants et exigent que l'Assemblée<br />

législative obtempère. Roederer se porte à leur devant, face aux<br />

canons. Il les invite à respecter un domicile, une assemblée et un roi dont la<br />

loi consacre l'inviolabilité. Puis il revient vers la Garde nationale et vers les<br />

gardes suisses. Légiste et juriste jusqu'en ces instants où la tension avait<br />

atteint son degré le plus extrême, il lit à ces soldats l'article 15 de la loi du 3<br />

octobre 1790 et le commente en ces termes : «Ne dirigez pas vos canons<br />

contre vos concitoyens. A Dieu ne plaise que vous trempiez vos armes dans<br />

leur sang. Mais je vous demande votre juste défense. Je la requiers au nom<br />

de la loi, au nom de la sûreté que la loi garantit à la maison devant laquelle<br />

vous êtes placé. La loi vous autorise à maintenir votre poste quand vous<br />

serez attaqués». Les gardes nationaux restent indifférents à de telles considérations.<br />

Pis encore, les canonniers de la garde débourrent leurs canons.<br />

<strong>Un</strong> autre canonnier interpelle Roederer : «Et vous, resterez-vous là, s'ils<br />

nous attaquent ?» - «Non, pas derrière vos canons mais devant, pour périr<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

le premier si quelqu'un doit périr» réplique Roederer. A vrai dire les gardes<br />

nationaux, ce jour là comme auparavant à Varennes les dragons messins du<br />

marquis de Bouille, pactisaient avec la Révolution.<br />

Mais l'émeute se fait menaçante. Roederer revient vers le roi qu'il<br />

trouve entouré de sa famille, de quelques courtisans et de ses serviteurs.<br />

Roederer conseille au roi de se rendre à l'assemblée qui lui accordera asile<br />

et protection. Le roi hésite et va vers Marie-Antoinette qui rejette formellement<br />

ce projet; l'émeute gronde plus fort. Après un long silence le roi<br />

obtempère d'un seul mot : «Allons». Roederer ceint de son écharpe prend<br />

la tête du cortège. La cour du palais est traversée sous les huées d'une foule<br />

en délire. Roederer protège la famille royale. Tous enfin accèdent à<br />

l'assemblée. <strong>Un</strong>e délégation des députés vient les recevoir. Le roi et sa<br />

famille prennent place dans la loge du logographe. La séance continue tandis<br />

que la fusillade crépite et que les gardes suisses sont massacrés. Séance<br />

tenante et sous la pression de l'émeute, l'assemblée, en la présence du roi,<br />

vote sa destitution. Ce soir du 10 août la monarchie avait vécu. Roederer<br />

avait conduit son ultime démarche et présidé aux dernières convulsions de<br />

son agonie. A ce partisan d'une monarchie constitutionnelle, ni les jacobins,<br />

ni les royalistes ne pardonneront son attitude.<br />

Les jacobins encore que Roederer, dans les jours qui suivront, ait sur<br />

les explications qu'il donna obtenu les honneurs de la séance, le firent<br />

décréter d'accusation et saisir ses papiers. N'avait-il pas invité les gardes<br />

nationaux à user de leurs armes pour résister aux émeutiers ? Les royalistes<br />

ou les plus ultras d'entre eux ont toujours pensé que le conseil que Roederer<br />

avait donné au roi était dicté par une hypocrite perfidie. Ce conseil pressant<br />

n'était-il pas à l'origine immédiate de l'ultime processus qui avait conduit<br />

le roi à l'échafaud ?<br />

J'extrais des «Causeries du lundi» et j'emprunte à Sainte-Beuve cette<br />

appréciation qui m'apparaît la meilleure : «Pour tout lecteur impartial il<br />

est aujourd'hui évident que du 20 juin au 10 août Roederer se conduisit en<br />

magistrat probe, exact, peu royaliste sans doute d'affection, mais honnête,<br />

strict et consciencieux. Dénué de pouvoirs et chargé de responsabilités, il<br />

usa des faibles moyens légaux qu'il détenait et que, les trouvant souverainement<br />

inefficaces, il prit le seul parti, pour éviter en cette dernière journée<br />

un malheur immédiat. Il conduisit, en les assistant et en les protégeant de sa<br />

personne le roi et sa famille, du château déjà envahi, au sein de l'assemblée<br />

désormais responsable». Mis en accusation Roederer se terre dans l'immédiat<br />

pour échapper à la mort tandis que ses amis Talleyrand, Dupont de<br />

Nemours, Lafayette ne trouvent leur salut que dans l'émigration. Les massacres<br />

de septembre ensanglantent la capitale. La patrie est en danger.<br />

134


<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

Cependant, parti de Metz avec son armée, le 19 septembre 1792, Kellermann<br />

triomphe à Valmy.<br />

La Convention fait alors ses débuts. Roederer se cache, demeure «en<br />

prudence» selon l'expression de l'époque, mais son ardeur et sa pugnacité<br />

l'amènent à se manifester. Il est propriétaire d'un journal qui s'intitule «Le<br />

Journal de Paris» et qu'il fit reparaître dès la fin de l'année 1792. Le voici<br />

chroniqueur de l'actualité la plus brûlante, celle de la Convention. Mais à<br />

travers ces articles quotidiens d'abord anonymes puis suivis de sa signature<br />

il laisse percer, avec toutes les restrictions et les gênes que la liberté républicaine<br />

comportait alors, son opinion sur les événements de ces années tragiques,<br />

tel le procès du roi où il appuie les propositions qui ouvraient les<br />

voies à une solution d'humanité, le procès des Girondins où il comptait des<br />

amis. Ses articles le rendent suspect. La chute de la Gironde le réduit à un<br />

total silence. Il s'ensevelit plus avant dans une retraite profonde. Sous un<br />

nom d'emprunt il vit «au Pecq sous Saint-Germain». Il y traduit les œuvres<br />

de Hobbes, ce philosophe anglais qui écrivait en latin. En cette retraite<br />

méditative Roederer fait retour sur lui-même et soumet à sa propre censure<br />

le corps de ses idées politiques. Il ne brûle pas totalement ce qu'il a adoré; il<br />

demeure toujours le citoyen résolu d'une société sans privilège comme le<br />

partisan sincère d'un régime parlementaire. Mais il sait maintenant que<br />

cette Assemblée constituante dont il fut l'un des inspirateurs, à forme de<br />

mutiler un pouvoir dont elle redoutait l'arbitraire, avait laissé grandir<br />

autour d'elle et en dehors d'elle une puissance formidable d'une toute autre<br />

nature tout aussi arbitraire et mille fois plus tyrannique. Que n'avait-il<br />

médité Pascal ? : «La Justice sans la force est toujours impuissante et toujours<br />

contrainte car il y aura toujours des méchants».<br />

Thermidor ! Roederer reparaît et s'exprime à nouveau chaque jour<br />

dans son journal sur les sujets les plus divers : littéraires, politiques, économiques.<br />

Il n'appartient pas aux assemblées du Directoire mais il demeure<br />

vigilant et actif. Il mettra son influence de journaliste et ses relations au service<br />

de ses idées mais tout autant au service de ses amis. Il vouait à Talleyrand<br />

une amitié fidèle à laquelle cet <strong>homme</strong> le plus inconstant demeura luimême<br />

fidèle et il obtint que Talleyrand fut rayé de la liste des émigrés. Il<br />

facilita par une campagne de presse le retour de Madame de Staël qui se<br />

languissait à Coppet.<br />

Il fut élu membre de l'Institut dès sa création en 1796. Il multiplia<br />

écrits et brochures et soutint alors une vive polémique qui l'opposait à<br />

Rivarol.<br />

Grandissait le discrédit du Directoire qui élevait l'inflation et le<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

désordre à la hauteur d'une institution et qui ne se survivait que par les<br />

proscriptions.<br />

Bonaparte revient. Il veut accéder au pouvoir par les voies qui franchiront<br />

peut-être les limites du coup d'état mais qu'on voudrait exemptes<br />

de violences et de proscriptions. Ah ! que les Directeurs d'eux mêmes en<br />

viennent à s'effacer. Pour mener à bien la chose, Bonaparte va ourdir un<br />

complot avec deux <strong>homme</strong>s qui se connaissent bien Talleyrand et Roederer<br />

et à qui curieusement il fait prêter serment devant un crucifix de ne rien<br />

révéler des préparatifs. Bonaparte s'était d'abord enquis de l'opinion de<br />

Roederer quant à la réussite de l'opération; Roederer lui répondit : «Ce que<br />

je crois difficile et même impossible, c'est que la chose ne se fasse pas, car<br />

elle est déjà aux trois-quarts faite». Il fallait donc que les conjurés fassent<br />

le reste. Le reste c'était la démission de Barras, ce directeur qui était<br />

l'<strong>homme</strong> fort de ce régime et l'adhésion de Sieyès le seul directeur qui ne<br />

fût pas déconsidéré et qui devait assurer la transition. La démission de Barras<br />

fut enlevée par Talleyrand. L'adhésion de Sieyès fut négociée par Roederer.<br />

Le reste c'était encore l'adhésion de la population de Paris; Roederer<br />

fut chargé de la rédaction d'une «Adresse aux Parisiens» que Bonaparte<br />

modifia quelque peu, que le fils de Roederer fit imprimer en grand secret et<br />

qui devait être placardée sitôt la prise de pouvoir. Le 19 brumaire à Saint-<br />

Cloud les soldats de Murât et de Leclerc forcèrent des résistances inattendues.<br />

Le soir même un dîner intime réunissait autour de Bonaparte les trois<br />

protagonistes de ces journées décisives : Talleyrand, Roederer et Volney.<br />

Roederer avait présidé à l'agonie de la monarchie de droit divin et en<br />

avait recueilli le dernier soupir. Il venait de tenir sur les fonts baptismaux le<br />

Consulat naissant encore que cette métaphore ne fut point du goût de<br />

l'autre parrain, l'ancien évêque d'Autun.<br />

Commençait alors pour Roederer la période la plus féconde et la plus<br />

constructive de sa carrière d'<strong>homme</strong> d'Etat. Bonaparte réunissait chaque<br />

soir autour de lui une sorte de conseil privé où étaient arrêtées les mesures<br />

qui illustrèrent cette période prodigieuse : la victoire sur la coalition, la paix<br />

à l'extérieur, la réconciliation des Français, la paix religieuse, les institutions<br />

nouvelles et les monuments législatifs qui les faisaient surgir.<br />

L'échange de vue vespéral entre Bonaparte et ses conseillers se terminait<br />

invariablement par la phrase rituelle : «Roederer, écrivez» et l'on passait<br />

aux décisions.<br />

Et puis très vite Bonaparte institutionalisa ce conseil privé. Ce fut le<br />

Conseil d'Etat à qui était dévolu un rôle législatif important. Roederer y<br />

fut désigné comme président de la section de l'intérieur. Dans le même<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

temps il fallait expliquer aux Français les réformes et Tordre nouveau qui<br />

se construisait. Il fallait répondre aux détracteurs. Roederer fut encore<br />

chargé de cette défense et de cette illustration. Il tenait quotidiennement la<br />

plume dans ce «Journal de Paris» qui était sa chose. Au Tribunat lorsqu'il<br />

y fallait défendre les projets de loi il eut à affronter une opposition animée<br />

le plus souvent par Benjamin Constant. Puis il fut le premier ministre de<br />

l'Instruction publique avant de céder la place à Fontanes. Deux années<br />

s'écoulèrent ainsi dans les labeurs, dans l'enthousiasme et dans l'euphorie.<br />

Ah ! que la France était belle au grand soleil du Consulat naissant.<br />

Et puis, sans qu'on ait jamais su pourquoi, Bonaparte éloigna Roederer<br />

jusque là attaché à la discussion de tous les projets. Roederer est<br />

nommé sénateur., peut-être pour préparer les Sénatus-consultes qui feront<br />

de Bonaparte un empereur. Si Roederer s'éloigne, Bonaparte ne cesse de lui<br />

manifester son estime. Il le reçoit souvent. Il le comble de dignités : la sénatorerie<br />

d'Orléans, l'Institut, le grade de grand officier de la Légion <strong>d'honneur</strong>.<br />

Il fait de Roederer un comte de l'Empire. Il lui confie d'importantes<br />

missions : un traité avec les Etats-<strong>Un</strong>is, le rattachement du Valais à la<br />

France, la nouvelle constitution de la République helvétique. Quand<br />

Joseph est promu roi de Naples et des Deux-Siciles avant de devenir roi<br />

d'Espagne, il prend Roederer comme ministre des Finances. Près de ce roi<br />

philosophe Roederer rétablit avec courage et compétence une situation<br />

financière compromise. Puis voici Roederer administrateur tout-puissant<br />

du Grand-Duché de Berg, lorsque Murât le quitte.<br />

1814, l'Empereur aux abois confie encore à son fidèle lieutenant des<br />

missions importantes dans la France envahie et notamment le gouvernement<br />

de Strasbourg.<br />

Première abdication, retour de l'île d'Elbe, les Cent-Jours. Roederer<br />

revient au premier rang et reçoit d'importantes missions. Il est nommé pair<br />

de France.<br />

Deuxième Restauration. On estime perfide le conseil donné le 10 août<br />

par Roederer à Louis XVI. On pardonnera bien vite à plusieurs régicides<br />

ou à des politiques tortueux, jamais à l'honnête Roederer. Peut-être parce<br />

qu'il était trop fier pour demander à ceux de ses amis qui étaient toujours<br />

en faveur d'en solliciter une à son avantage. Peut-être parce que le nouveau<br />

régime ne lui convenait pas.<br />

En tout cas il sera privé de ses titres et de ses dignités. Il cessera par<br />

exemple de faire partie de l'Institut, alors qu'il y avait été élu en 1796. Cet<br />

ostracisme l'affligea-t-il ? Nul ne l'a su.<br />

Retiré des affaires, parvenu au seuil d'une robuste vieillesse, vivant<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

de préférence en sa propriété de Bois-Roussel, au milieu des libertés champêtres<br />

et des joies de la famille, il se livre à ses goûts pour Tétude.<br />

Le démon de récriture l'avait toujours tourmenté, il y succombe<br />

encore avec passion.<br />

Louis XII, François 1er tentent chez lui l'historien qui sommeille.<br />

Parmi tous les thèmes alors abordés, en voici un fort singulier qui fait le<br />

titre et l'objet de l'un de ses ouvrages, la «Société polie». Roederer entend<br />

celle qui par sa bienséance et sa civilité contraste avec celle dont il a suivi les<br />

convulsions. Dans cette «Société polie», il retrouve les modèles successifs<br />

dans la cour d'Anne de Bretagne, à l'hôtel de Rambouillet et enfin et surtout<br />

chez Madame de Maintenon qui, par le ton, la raison ornée, la justesse<br />

du langage et le sens des convenances, faisait asseoir sur le trône tous les<br />

genres d'esprit et de mérite qui composent aux yeux de Roederer, la société<br />

française en son temps, le meilleur, et en son suprême achèvement.<br />

1830, voici la monarchie de Juillet; voici que va se manifester la fidèle<br />

amitié du roi Louis-Philippe; voici d'un coup Roederer rétabli dans ses<br />

dignités perdues, la pairie et l'Institut.<br />

Il ne reviendra à la vie politique que par sa plume toujours ingénieuse<br />

et prodigue. Il écrit «L'Esprit de la Révolution» et «Lettre d'un Constitutionnel<br />

aux Constitutionnels», deux brochures qui firent grand bruit et suscitèrent<br />

bien des polémiques. Roederer demeurera jusqu'au bout un signe<br />

de contradiction.<br />

Sainte-Beuve apprécie en ces termes l'œuvre écrite de Roederer qui<br />

compte huit gros volumes : «L'histoire politique le nommera et, sans être<br />

précisément un écrivain et en ne paraissant qu'un amateur, il a marqué par<br />

ses idées originales et ses vues pertinentes sa place dans la littérature et dans<br />

la société française».<br />

Dans la nuit du 17 au 18 décembre 1835 Roederer expira sans maladie<br />

et comme par accident à l'âge de 82 ans. Il avait gardé jusqu'au dernier instant<br />

quelque chose de robuste. Ainsi s'éteignit cette vie qui s'était mêlée<br />

aux grandeurs et aux vicissitudes de son temps.<br />

Roederer a été remarquable par l'extrême diversité de ses aptitudes,<br />

le nombre infini et la diversité de ses œuvres. S'il n'a pas eu le génie qui<br />

découvre, il a eu au plus haut degré celui qui applique. Economiste plus<br />

vigoureux qu'original, historien plus original que sûr, il a été un organisateur<br />

de premier ordre par la part qu'il a prise sous la Constituante à l'organisation<br />

des finances publiques, sous le Consulat à l'organisation de la<br />

fonction administrative, sous l'Empire à la mise en ordre du royaume de<br />

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<strong>DISCOURS</strong> <strong>DE</strong> M. <strong>JEAN</strong> <strong>PEYRET</strong><br />

Naples ou à l'acte constitutif de la République helvétique.<br />

Dans les temps de violence humaine, <strong>homme</strong> de justice et de paix;<br />

dans le maniement des deniers publics, honnête; dans le commerce de la<br />

vie, aimable; il est parvenu à unir le mérite de la pensée et la sincérité dans<br />

les idées professées, à la célébrité des actes et à la fécondité de l'action. La<br />

ville de Metz, berceau de sa famille et lieu de sa naissance, le Parlement de<br />

Metz où il s'est formé aux affaires, l'Académie royale de Metz où il manifesta<br />

les prémices de son talent, peuvent être fiers de Roederer.<br />

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