79 - Vaincre et Convaincre

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Le secret qui est donc violé dans le cas de Napoléon Bonaparte en Égypte, c'est l'Islam; c'est vraiment «le lieu où s'attribuent les noms» aussi bien dans la société civile que dans la société politique de l'État; c'est le lieu à partir duquel les choses et les gens se situent à l'intérieur ou à l'extérieur du corps social; et c'est ce lieu que le discours de Napoléon vient occuper dans la société civile, avoisinant les gens de la maison et même parlant en leur nom, pour dénoncer le pouvoir politique des Mamâlyks. «L'an 1213 marqua le début de combats épiques, d'événements formidables, de faits désastreux, de calamités épouvantables... de bouleversements, de renversements de l'ordre des choses, de révolutions, de terreurs continuelles, de désordres sociaux, de discordes politiques et de dévastations générales.» C'est en ces termes que le chroniqueur égyptien Abdel-Rahmân Al- Jabarti entame la relation de l'expédition de 1798. Ce commentaire ne résume pas l'ensemble des réactions que suscita l'entreprise en Égypte même. Mais il définit au moins l'état d'esprit dans lequel furent d'abord accueillies les troupes françaises comme des envahisseurs infidèles, héritiers des croisés de Damiette(16). C'est cet accueil que Jean Lacouture essaie en vain de saisir: «Si démuni que fut le peuple égyptien, il lui restait une certitude, un signe de vie: son attachement à l'Islam. Il est peut-être plus abruti encore et plus aliéné que sous la domination byzantine à la veille de l'invasion arabe. Mais il n'est pas disposé cette fois-ci à accueillir en libérateurs des soldats étrangers dont tout portait à croire qu'ils venaient non seulement en pillards, mais en ennemis de sa religion. Sa conscience d'appartenir à la communauté musulmane, d'ailleurs est surtout négative, simple certitude d'une différence, qui s'affirme contre l'étranger. «... Si détestés que fussent les beys mamelouks et les fonctionnaires turcs, ils avaient encore en commun avec la masse d'être des Croyants, le conquérant français ne bénéficie pas, comme son prédécesseur arabe du VIIe siècle, d'un dégoût de l'autorité plus fort que la communauté de religion»(16).

Bonaparte s'attaqua au problème avec beaucoup d'audace et de sincérité, et constatant que la veine musulmane était ici la seule irriguée, tenta de se glisser par elle dans la place. Le côté le plus curieux de sa politique égyptienne fut à coup sûr son suspect proprement musulman. On a depuis lors appliqué toutes sortes de «politiques musulmanes» que ce soit par les Anglais, les Espagnols, les Italiens ou les Russes. Mais si l'on excepte des spécialistes locaux du type Laurence, on n'a probablement jamais poussé si avant la tentative d'immersion spirituelle du conquérant dans sa conquête. Bonaparte n'avait pas débarqué en Égypte qu'il était déjà amoureux de l'Islam. C'est une inclination qu'il gardera toute sa vie et qui l'obsédera; il consacrera la plus grande partie de son entretien avec Goethe à une discussion sur Mahomet, et l'Islam occupera ses pensées et peuplera ses conversations à Sainte-Hélène jusqu'aux dernières heures. Mais ce discours, en touchant aux assises du pouvoir local dans la société civile, mettait en question la solidarité qui liait le pouvoir mamelouk local au pouvoir central qui ne se faisait pas jouer, et recourait également à l'Islam pour contrecarrer les effets de cette infiltration étrangère et sa violation du secret de l'intérieur de l'empire ottoman: «Puis arrivèrent à Saint-Jean d'Acre les navires anglais sous le commandement suprême du capitaine Smith qui portait avec lui un firman du Sultan Salim disant: «Au nom d'Allah, le Bienfaiteur Miséricordieux, merci à Dieu maître de l'Univers, que la prière et la paix soient sur le maître des envoyés ainsi que sur sa famille et tous ses compagnons. O monothéistes et musulmans, sachez que la communauté française - que Dieu détruise leurs maisons et casse leurs drapeaux - ce sont des athées oppresseurs qui ne croient ni à l'unité de Dieu, maître du ciel et de la terre, ni à la mission du Prophète. Ils abandonnèrent toutes les religions et nièrent l'autre monde ainsi que la punition. Ils ne croient pas au jour du jugement dernier et considèrent que la mort est le fait de ce monde. Ce sont des femmes qui accouchent et une terre qui engloutit, et il n'y a derrière çà ni résurrection ni

Le secr<strong>et</strong> qui est donc violé dans le cas de Napoléon Bonaparte en<br />

Égypte, c'est l'Islam; c'est vraiment «le lieu où s'attribuent les noms»<br />

aussi bien dans la société civile que dans la société politique de l'État;<br />

c'est le lieu à partir duquel les choses <strong>et</strong> les gens se situent à l'intérieur<br />

ou à l'extérieur du corps social; <strong>et</strong> c'est ce lieu que le discours de<br />

Napoléon vient occuper dans la société civile, avoisinant les gens de la<br />

maison <strong>et</strong> même parlant en leur nom, pour dénoncer le pouvoir<br />

politique des Mamâlyks.<br />

«L'an 1213 marqua le début de combats épiques, d'événements<br />

formidables, de faits désastreux, de calamités épouvantables... de<br />

bouleversements, de renversements de l'ordre des choses, de<br />

révolutions, de terreurs continuelles, de désordres sociaux, de<br />

discordes politiques <strong>et</strong> de dévastations générales.»<br />

C'est en ces termes que le chroniqueur égyptien Abdel-Rahmân Al-<br />

Jabarti entame la relation de l'expédition de 1<strong>79</strong>8. Ce commentaire ne<br />

résume pas l'ensemble des réactions que suscita l'entreprise en Égypte<br />

même. Mais il définit au moins l'état d'esprit dans lequel furent d'abord<br />

accueillies les troupes françaises comme des envahisseurs infidèles,<br />

héritiers des croisés de Dami<strong>et</strong>te(16).<br />

C'est c<strong>et</strong> accueil que Jean Lacouture essaie en vain de saisir:<br />

«Si démuni que fut le peuple égyptien, il lui restait une certitude,<br />

un signe de vie: son attachement à l'Islam. Il est peut-être plus<br />

abruti encore <strong>et</strong> plus aliéné que sous la domination byzantine à la<br />

veille de l'invasion arabe. Mais il n'est pas disposé c<strong>et</strong>te fois-ci à<br />

accueillir en libérateurs des soldats étrangers dont tout portait à<br />

croire qu'ils venaient non seulement en pillards, mais en ennemis<br />

de sa religion. Sa conscience d'appartenir à la communauté<br />

musulmane, d'ailleurs est surtout négative, simple certitude d'une<br />

différence, qui s'affirme contre l'étranger.<br />

«... Si détestés que fussent les beys mamelouks <strong>et</strong> les fonctionnaires<br />

turcs, ils avaient encore en commun avec la masse d'être des<br />

Croyants, le conquérant français ne bénéficie pas, comme son<br />

prédécesseur arabe du VIIe siècle, d'un dégoût de l'autorité plus<br />

fort que la communauté de religion»(16).

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