79 - Vaincre et Convaincre

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26.06.2013 Views

est la base même de la «Moumana'a» (résistance, refus, opposition), absente du discours du vainqueur. Le vainqueur propose toujours des représentations systématisées qui ont pour essence la collaboration entre vainqueur et vaincu. Ce n'est pas que 1e vainqueur ignore le conflit qui l'oppose au vaincu, bien au contraire, tel est en permanence son principal souci conscient. Mais ce que le vainqueur entend systématiser est la pérennité légitime de sa domination : son discours nie donc catégoriquement que sa contradiction avec le vaincu prépare sa ruine. Ce n'est pas l'existence de la Moumana'a chez le vaincu que le discours du vainqueur veut annuler de façon imaginaire. La preuve en est que le discours du vainqueur a toujours promis au vaincu un certain paradis, mais en dehors des rapports réels. En réalité, l'existence d'un enracinement pratique de toute idéologie, et les évidences sensibles qui lui sont liées, en bref, la «Moumana'a» du vaincu assigne des limites matérielles au discours mystificateur du vainqueur. Le discours du vainqueur, pour contenir le vaincu et l'apprivoiser, ne peut ignorer son expérience quotidienne de l'oppression. Tout son effort tend donc à résorber non la «Moumana'a», mais son caractère antagonique. Le propos du discours du vainqueur consiste à présenter 1a contradiction antagonique qui l'oppose au vaincu comme simple différence naturelle structurant l'identité «éternelle» de ce qui n'est en vérité qu'un rapport de forces entre vainqueur et vaincu. Mais cette différence «naturelle» ne saurait convaincre le vaincu et contenir sa «Moumâna'a». Pour cela, le discours du vainqueur garantit, qu'au-delà des différences concrètes, fût-ce à titre de promesse, une égalité abstraite, un mythe de paradis. Même Platon tient à établir que tout un chacun, y compris l'esclave reconnu dans sa différence, participe du monde des Idées. Pareillement, le discours du christianisme assortit la garantie qu'il accorde à l'ordre social hiérarchique (ordre des différences naturelles venues de la sagesse de Dieu) d'une promesse égalitaire: celle des âmes au jugement dernier. Le discours bourgeois complète sa doctrine des arbitrages sociaux entre «partenaires»

différents d'une égalité absolue, toute théorique, devant la loi comme devant le pouvoir : universalité du suffrage. Enfin, le discours colonial, en affirmant parfois la spécificité de l'Islam ou en l'insérant dans l'universalité de sa civilisation bourgeoise, garantit au vaincu musulman, à titre de promesse, une égalité abstraite avec le vainqueur occidental aussi bien que la possibilité de participer, à part entière, de la civilisation universelle, comme on l'a démontré. Ainsi, pour exorciser et contenir l'antagonisme réel, le discours du vainqueur organise une double postulation d'unité: A - tout antagonisme apparent est au mieux une différence, une contradiction non antagonique, conciliable. B - toute différence est elle-même non essentielle : l'identité est la loi de l'être, non pas dans les rapports sociaux réels, mais dans le registre du discours du vainqueur différent au nom du destin, de Dieu, du suffrage universel ou de la civilisation. Ce n'est donc pas n'importe quel imaginaire qui fonctionne dans le discours du vainqueur: c'est un mythe appuyé sur les invariants de la différence et de l'identité, mythe qui dissout l'élément antagonique opposant le vainqueur au vaincu, et qui refoule la «Moumana'a» du vaincu. Ce sont ces invariants mêmes qu'attaque la lutte du vaincu : la «Moumana'a» du vaincu est non représentable pour le vainqueur puisqu'elle affirme pratiquement l'antagonisme, et exige l'égalité concrète non au paradis mais sur la terre même des rapports sociaux. La révolte du vaincu se présente, dans le discours du vainqueur, comme l'exception, le désordre, le hors-la-loi. Pour se penser, elle renverse les valeurs: pour elle c'est l'identité imaginaire du vainqueur qui est l'exception, et c'est l'antagonisme qui est la règle. Pour elle, l'égalité est rationnelle et concrète, et la hiérarchie existante est irrationnelle et abstraite.

est la base même de la «Moumana'a» (résistance, refus, opposition),<br />

absente du discours du vainqueur.<br />

Le vainqueur propose toujours des représentations systématisées<br />

qui ont pour essence la collaboration entre vainqueur <strong>et</strong> vaincu. Ce n'est<br />

pas que 1e vainqueur ignore le conflit qui l'oppose au vaincu, bien au<br />

contraire, tel est en permanence son principal souci conscient. Mais ce<br />

que le vainqueur entend systématiser est la pérennité légitime de sa<br />

domination : son discours nie donc catégoriquement que sa contradiction<br />

avec le vaincu prépare sa ruine. Ce n'est pas l'existence de la<br />

Moumana'a chez le vaincu que le discours du vainqueur veut annuler de<br />

façon imaginaire. La preuve en est que le discours du vainqueur a<br />

toujours promis au vaincu un certain paradis, mais en dehors des<br />

rapports réels.<br />

En réalité, l'existence d'un enracinement pratique de toute<br />

idéologie, <strong>et</strong> les évidences sensibles qui lui sont liées, en bref, la<br />

«Moumana'a» du vaincu assigne des limites matérielles au discours<br />

mystificateur du vainqueur. Le discours du vainqueur, pour contenir le<br />

vaincu <strong>et</strong> l'apprivoiser, ne peut ignorer son expérience quotidienne de<br />

l'oppression. Tout son effort tend donc à résorber non la «Moumana'a»,<br />

mais son caractère antagonique. Le propos du discours du vainqueur<br />

consiste à présenter 1a contradiction antagonique qui l'oppose au vaincu<br />

comme simple différence naturelle structurant l'identité «éternelle» de<br />

ce qui n'est en vérité qu'un rapport de forces entre vainqueur <strong>et</strong> vaincu.<br />

Mais c<strong>et</strong>te différence «naturelle» ne saurait convaincre le vaincu <strong>et</strong><br />

contenir sa «Moumâna'a». Pour cela, le discours du vainqueur garantit,<br />

qu'au-delà des différences concrètes, fût-ce à titre de promesse, une<br />

égalité abstraite, un mythe de paradis. Même Platon tient à établir que<br />

tout un chacun, y compris l'esclave reconnu dans sa différence, participe<br />

du monde des Idées. Pareillement, le discours du christianisme assortit<br />

la garantie qu'il accorde à l'ordre social hiérarchique (ordre des<br />

différences naturelles venues de la sagesse de Dieu) d'une promesse<br />

égalitaire: celle des âmes au jugement dernier. Le discours bourgeois<br />

complète sa doctrine des arbitrages sociaux entre «partenaires»

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