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79 - Vaincre et Convaincre

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Université de Paris VIII<br />

Vincennes<br />

<strong>Convaincre</strong> : Discours de répression<br />

Thèse de doctorat d'État en philosophie présentée par:<br />

SOUHEIL AL KACHE.<br />

sous la direction de M. Le Professeur<br />

FRANÇOIS CHATELET.<br />

Soutenue le 29 Novembre 19<strong>79</strong>.<br />

Jury<br />

LYOTARD Jean-François. Président<br />

CHATELET François. Directeur<br />

ROBIN Maurice. Suffragant<br />

URVOY Dominique. Suffragant<br />

VINCENT Jean-Marie. Suffragant


«La sagesse consiste à m<strong>et</strong>tre les choses à leur place».<br />

Aristote.<br />

Et la folie consiste à s'imaginer <strong>et</strong> à créer des choses <strong>et</strong> des<br />

places inédites.


TABLE DES MATIERES<br />

Introduction<br />

I - TAXINOMIE .<br />

Chapitre 1 - Hegel : l'orientaliste <strong>et</strong> son ombre .<br />

1 - problème politique.<br />

2 - Problème théorique.<br />

A - L'obj<strong>et</strong>.<br />

B _ La théorie.<br />

1 - L'orientaliste ou le droit à 1a nomination.<br />

2 - L'ombre de l'orientaliste ou répétition <strong>et</strong> réaction.<br />

Chapitre 2 - Ni<strong>et</strong>zsche : l'intellectuel islamique traditionnel .<br />

1 - L'impérialisme <strong>et</strong> l'Islam.<br />

2 - De la nécessité de former un gouvernement islamique.<br />

3 - Le régime du gouvernement islamique.<br />

4 - Les moyens de lutte pour former un gouvernement islamique.<br />

Chapitre 3 - Marx : théorie de la production <strong>et</strong> production de<br />

la théorie.<br />

1 - La classification économiste.<br />

A - L'orientaliste russe.<br />

B - L'intellectuel marxiste arabe.<br />

2 _ Ia classification althusserienne.<br />

A - Le discours althusserien orthodoxe.<br />

B - Le discours althusserien maoïste.


II - THEORIE ET HISTOIRE<br />

Chapitre 4 - Le vaincu ou de la Mumâna'a .<br />

1 - Les marxistes <strong>et</strong> le concept d'idéologie.<br />

2 - La théorie althusserierne de l'Idéologie.<br />

3 - Au commencement était la Mumâna'a.<br />

4 - La Mumâna'a se transforme en Mughâlaba.<br />

5 - Ia révolte de l'intellectuel.<br />

Chapitre 5 - Le vainqueur ou de la domination .<br />

1 - Domination du capital.<br />

2 - Domination formelle <strong>et</strong> plus-value absolue.<br />

3 - Domination réelle <strong>et</strong> plus-value relative.<br />

4 - Domination formelle <strong>et</strong> Ghalaba.<br />

5 - Domination réelle <strong>et</strong> hégémonie.<br />

6 - Hégémonie : ou l'homme-singe.<br />

7 - Ghalaba : ou le singe-homme.<br />

Chapitre 6 - L'Osmanli ou l'Un <strong>et</strong> le Multiple .<br />

1 - L'ordre idéologique.<br />

2 - L'ordre militaire.<br />

3 - L'ordre politique <strong>et</strong> administratif.<br />

4 - L'ordre économique.<br />

III - LE HORS-LA-LOI<br />

1 - Entre l'Ottoman <strong>et</strong> l'Anglais.<br />

2 - Entre l'Anglais <strong>et</strong> le Français.<br />

3 - La Grande Révolution Syrienne.<br />

Conclusion.


Introduction<br />

Dans ce qui suit nous n'avons pas cherché à utiliser un «document»<br />

historique remontant à la première guerre mondiale, à savoir les<br />

«Mémoires» d'un Hors-la-loi maronite du Liban du nom de Mikhaël<br />

Bou'inein(l) - pour l'interroger, s'interroger sur lui, lui demander ce qu'il<br />

voulait dire <strong>et</strong> s'il disait bien la vérité afin de reconstituer à partir de<br />

ces «Mémoires» le passé dont elles émanent <strong>et</strong> qui s'est évanoui<br />

maintenant loin derrière elles. Disons que ce «document» n'était pas<br />

pour nous dans c<strong>et</strong>te étude, l'heureux instrument dune histoire qui<br />

serait en elle-même «mémoire» ou «conscience de soi» de la société<br />

ottomane au moment de la première guerre mondiale; conscience qui<br />

serait réalisée, d'après Hegel, après coup <strong>et</strong> qui aurait besoin d'être<br />

précédée d'une esquisse événementielle à même de décrire ses origines<br />

<strong>et</strong> son évolution.<br />

Michel Foucault précise dans son «archéologie du savoir» que:<br />

«L'histoire dans sa forme traditionnelle entreprenait de<br />

«mémoriser» les monuments du passé de les transformer en<br />

documents <strong>et</strong> de faire parler ces traces qui, par elles-mêmes<br />

souvent ne sont point verbales ou disent en silence autre chose que<br />

ce qu'elles disent de nos jours l'histoire c'est ce qui transforme les<br />

documents en monuments» <strong>et</strong> qui, là où on déchiffrait des traces<br />

laissées par les hommes là où on essayait de reconnaître en creux<br />

ce qu'ils avaient été déploie une masse d'éléments qu'il s'agit<br />

d'isoler, de grouper te rendre pertinents de m<strong>et</strong>tre en relations de<br />

constituer en ensembles, Il était un temps où l'archéologie comme<br />

discipline des monuments mu<strong>et</strong>s, des traces inertes des obj<strong>et</strong>s sans<br />

contexte <strong>et</strong> des choses laissées par le passé tendait à l'histoire <strong>et</strong> ne<br />

prenait sens que par la restitution d'un discours historique; on<br />

pourrait dire en jouant un peu sur les mots que l'histoire de nos<br />

jours tend l'archéologie à la description intrinsèque du<br />

monument»(2).<br />

Nous n'avons fait ici, dans un discours venant du dehors de tout<br />

ordre (celui d'un «Hors-la-loi» considéré comme potentiellement<br />

mensonger mais qui ne manque pas pour autant de cohérence interne)


que suivre la trace d'un mouvement <strong>et</strong> organiser autour d'elle les<br />

différents éléments qui nous ont semblé déterminants dans la<br />

constitution de l’ordre à partir duquel un tel discours était devenu<br />

possible <strong>et</strong> significatif.<br />

«Dans toute société, disait à juste titre Michel Foucault, la<br />

production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée,<br />

organisée <strong>et</strong> redistribuée par un certain nombre de procédures qui<br />

ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs <strong>et</strong> les dangers, d'en<br />

maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la<br />

redoutable matérialité»(3).<br />

Le discours qui fait l'obj<strong>et</strong> de notre travail sur l'idéologie arabe<br />

contemporaine, <strong>et</strong> la méthode d'écrire l'histoire de la pensée arabe<br />

moderne, n'a rien de commun avec l'idéologie produite par les<br />

intellectuels arabes de la «Nahda» (renaissance) arabe; c'est plutôt le<br />

discours «sauvage» d'un hors-la-loi connu dans la région de Zahlé - dans<br />

la Béqâ' un hors-la-loi maronite qui surgit jusqu'à maintenant dans les<br />

contes populaires où se mêle le mythe avec la réalité <strong>et</strong> s'enchevêtrent<br />

les actes d'héroïsme <strong>et</strong> de bravoure avec la constitution d'un pouvoir<br />

catholique familial au niveau de la ville de Zahlé sous l'égide <strong>et</strong> en<br />

contradiction avec le pouvoir central Ottoman à l'époque transitoire de<br />

la première guerre mondiale.<br />

C'est dans l'entreprise de centralisation menée; par le pouvoir<br />

central ottoman pour assurer la cohésion de ses différentes parties<br />

disparates que se lit en transparence l'idéologie pratique particulière<br />

d'une de ses multiples minorités, en l'occurrence une idéologie maronite<br />

pratique se constituant en marge d'un pouvoir local chrétien mais<br />

catholique pendant <strong>et</strong> après la première guerre mondiale. faisant partie<br />

de l'Empire ottoman <strong>et</strong> se définissant par différence <strong>et</strong> comme exception<br />

par rapport à la «règle» représentée par le tout ottoman. Elle en désigne<br />

le lieu <strong>et</strong> la fonction <strong>et</strong> fixe ses points d'articulation aux diverses luttes<br />

économiques, politiques <strong>et</strong> idéologiques de l'époque.<br />

Faire l'histoire de la centralisation de l'État ottoman c'est faire<br />

l'histoire du développement inégal des différents appareils d'État <strong>et</strong> du


décalage des systèmes de tensions <strong>et</strong> d'oppositions entre un pouvoir qui<br />

se veut dominant <strong>et</strong> des pouvoirs locaux se voulant autonomes. C'est<br />

aussi faire l'histoire d'un mouvement d'expansion qui ayant élargi ses<br />

frontières au maximum, s'est trouvé dans l'impossibilité de développer<br />

son offensive à partir de la seconde moitié du 16° siècle; durant c<strong>et</strong>te<br />

époque l'affaiblissement de l'autorité centrale ottomane correspondait<br />

en Occident à un processus de renforcement de l'administration centrale<br />

(monarchie autoritaire) au détriment des féodalités autonomes <strong>et</strong><br />

rivales.<br />

La montée ottomane en Orient sur les ruines de l'Empire<br />

Seldjouquide - «Le tombeau de l'Empire Seldjouquide, disait Von<br />

Hammer, devint le berceau de l'Empire Ottoman»(4) - reproduit un<br />

processus courant dans l'histoire, la ruée des tribus «barbares» de la<br />

périphérie sur les centres d'un empire hautement «civilisé» qui connaît<br />

déjà la désintégration de sa cohésion interne. C'est le phénomène des<br />

tribus ayant un «esprit de clan» açabyat- très fort lié à leur mode de vie<br />

bédouin - 'Oumrân Badawi - Ibn Khaldoun considère dans ses<br />

prolégomènes que:<br />

«Lorsqu'un esprit de clan donné a affermi sa domination sur son<br />

peuple, il cherchera naturellement à dominer les autres clans<br />

distincts du sien. S'il les vaut, les uns <strong>et</strong> les autres s'équilibrent.<br />

Dans ce cas chaque clan est maître chez soi; c'est le cas des tribus <strong>et</strong><br />

des nations sur toute la terre. Cependant, si l'un de ces clans<br />

domine, les deux esprits de clans s'interpénètrent <strong>et</strong> le vaincu<br />

accroît la force du vainqueur lequel dresse encore plus haut son<br />

objectif de domination <strong>et</strong> de supériorité. Et ainsi de suite jusqu'à ce<br />

que le pouvoir du clan triomphant égale celui de la dynastie<br />

régnante. Alors, quand celle-ci vieillit <strong>et</strong> que nul des siens ne vient<br />

la défendre, le clan rival lui ravit le pouvoir <strong>et</strong> règne à son tour»(5).<br />

C'est principalement dans les activités guerrières que c<strong>et</strong> esprit de<br />

clan traduit la cohésion du groupe tribal; c<strong>et</strong> esprit de clan implique une<br />

forte hiérarchisation <strong>et</strong> a pour autre condition nécessaire l'action<br />

dirigeante d'un chef appuyé par la famille. S'il est vrai qu'aucune<br />

idéologie religieuse ne parvient à s'imposer sans le soutien <strong>et</strong> le<br />

fonctionnement d'un fort esprit de clan, il est tout aussi vrai qu'aucun


esprit de clan, d'autant plus celui de la dynastie ottomane, ne peut<br />

l'emporter durablement qu'à condition que sa force soit augmentée par<br />

une mission - Da'wat - politico-religieuse institutionnalisée. La présence<br />

chez le pouvoir central d'un proj<strong>et</strong> unificateur de la Maison de l'Islam -<br />

Dar-al-Islam - fait que ce proj<strong>et</strong> était contrecarré par la diversité des<br />

pouvoirs locaux se voulant autonomes. D'où le développement par la<br />

suite avec la pénétration occidentale, d'un mouvement contradictoire<br />

fonctionnant sur la désintégration des structures traditionnelles <strong>et</strong> leur<br />

recentrement par rapport au nouveau pouvoir. Mouvement dont le<br />

cours se recoupe d'ailleurs avec un mouvement parallèle en Occident<br />

des féodalités dispersées <strong>et</strong> rivales, monarchie centralisée, capitalistes<br />

concurrents <strong>et</strong> capitalisme des monopoles.<br />

C'est ce double mouvement au sein de l'empire ottoman -<br />

désintégration <strong>et</strong> recentrement - <strong>et</strong> les facteurs qui s'y rattachent qui<br />

nous perm<strong>et</strong>tra de situer les conditions de possibilité d'une idéologie<br />

pratique à l'oeuvre, non celle d'un suj<strong>et</strong> mais celle d'un «intellectuel<br />

organique» au sens Gramscien - d'un hors-la-loi ill<strong>et</strong>tré «intellectuel<br />

organique ill<strong>et</strong>tré» - dans laquelle se lit le fonctionnement d'un appareil<br />

idéologique d'une communauté à la marge d'un pouvoir local se<br />

constituant en contradiction avec le pouvoir central; c'est une idéologie<br />

pratique à l'état d'exception sur plus d'un point de vue :<br />

Quelles sont les limites «maxima» pour l'acception du terme<br />

«intellectuel»? peut-on trouver un critère unitaire pour caractériser<br />

également toutes les activités intellectuelles diverses <strong>et</strong> disparates, <strong>et</strong><br />

en même temps pour distinguer celles-ci, <strong>et</strong> de façon essentielle, des<br />

autres groupements sociaux? l'erreur de méthode la plus répandue me<br />

paraît être d'avoir recherché ce critère de distinction dans ce qui est<br />

intrinsèque aux activités intellectuelles <strong>et</strong> non pas dans l'ensemble du<br />

système de rapports dans lequel ces activités (<strong>et</strong> par conséquent les<br />

groupes qui les personnifient) viennent à se trouver au sein du<br />

complexe général des rapports sociaux.<br />

«C'est pourquoi l'on pourrait dire que tous les hommes sont des<br />

intellectuels, mais tous les hommes n'exercent pas dans la société la


fonction d'intellectuel... Cela signifie que, si l'on peut parler<br />

d'intellectuels, on ne peut pas parler de non intellectuels, car les<br />

non intellectuels n'existent pas»(6).<br />

La façon d'être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dans<br />

l'éloquence agent moteur extérieur <strong>et</strong> momentané des sentiments <strong>et</strong> des<br />

passions, mais dans le fait qu'il se mêle activement à la vie pratique<br />

comme constructeur organisateur «persuadeur permanent» parce qu'il<br />

n'est plus un simple orateur, <strong>et</strong> qu'il est toutefois supérieur à l'esprit<br />

mathématique abstrait.<br />

- Ce n'est pas le discours d'un intellectuel dont il est courant de se<br />

servir pour dresser la généalogie de la pensée arabe contemporaine;<br />

c'est plutôt le discours d'un ill<strong>et</strong>tré - idéologie pratique vécue:<br />

«Il m'a suggéré d'écrire - disait-il en parlant de son fils sur les<br />

horreurs <strong>et</strong> les catastrophes qu'il a vécues pendant <strong>et</strong> après la<br />

guerre de 1914, c'est grâce à lui que ce livre a vu le jour. Il ne faut<br />

pas que tes efforts n'aient servi à rien; écris pour t'acquitter» me<br />

disait-il. Et moi de lui répondre que je ne connaissais pas les règles<br />

de la langue <strong>et</strong> que je n'avais pas la patience d'écrire. Il m'a dit:<br />

«écris ce que tu connais, à ta façon <strong>et</strong> moi je te corrigerai». C'est<br />

ainsi que j'ai commencé à écrire en racontant les événements que<br />

j'ai vécus <strong>et</strong> à les publier dans les journaux à ma façon sans<br />

philosophie <strong>et</strong> sans les ornements dont se servent les<br />

«professionnels de l'écriture»(7).<br />

Dans ce sens, c'est plutôt le discours du précurseur de l'homme de<br />

main - milice moderne - ou de la «clef électorale» moderne qui est au<br />

service d'un pouvoir local - député, ministre, chef de famille ou de tribu,<br />

leader politique - à une nuance près qu'il s'agit dans ce cas d'un «hors-<br />

la-loi» qui semble être en dehors de tout pouvoir mais qui dans le<br />

discours - idéologie pratique - reflète <strong>et</strong> scandalise la constitution <strong>et</strong><br />

l'enchevêtrement des pouvoirs locaux.<br />

- d'un autre côté, c'est un discours plus proche de la masse de la<br />

communauté maronite que celui du discours de l'intelligentsia maronite<br />

formée à l'Occidental. Dans ce sens, il est le plus représentatif de la


façon de vivre <strong>et</strong> de penser de c<strong>et</strong>te communauté parce qu'il est<br />

Organiquement lié à sa vie quotidienne <strong>et</strong> mêlé de près à ses<br />

préoccupations.<br />

- Enfin, il s'agit d'un état d'exception pour c<strong>et</strong>te communauté<br />

maronite, étant donné que le pouvoir local en question - en l'occurrence<br />

dans la ville de Zahlé - est, d'une part, catholique <strong>et</strong> non pas maronite,<br />

d'autre part il se situe à la périphérie du pouvoir du Mont-Liban, ce qui<br />

fait que ce pouvoir local est inséré dans une autre temporalité<br />

différente de ce qu'on a l'habitude d'appeler la spécificité chrétienne du<br />

Mont-Liban dans le cadre de l'empire Ottoman.<br />

C'est en m<strong>et</strong>tant en relief le fonctionnement de c<strong>et</strong>te idéologie<br />

pratique, révélatrice de la structure communautaire <strong>et</strong> familiale, telle<br />

qu'elle est pratiquée <strong>et</strong> vécue par un pouvoir local dans sa relation avec<br />

l'ensemble de la société Ottomane à un moment privilégié - la fin de la<br />

domination ottomane <strong>et</strong> le début du mandat français - que nous serons<br />

à même de repérer le lieu ou le pôle avec lequel les intellectuels arabes<br />

<strong>et</strong> ottomans se trouvent en rupture, pour pouvoir situer <strong>et</strong> se<br />

représenter leur idéologie abstraite <strong>et</strong> livresque qui a formé pendant<br />

des années le corpus à partir duquel on écrivait - <strong>et</strong> on continue d'écrire<br />

- l'histoire de la pensée arabe contemporaine; c'est c<strong>et</strong>te idéologie<br />

théorique de l'intelligentsia arabe qui s'est avérée être branchée, en fin<br />

de compte, sur d'autres appareils idéologiques étrangers par rapport à<br />

la structure locale en question <strong>et</strong> dominés par l'orientalisme.<br />

Le choix effectué dans ce travail, portant sur un discours non<br />

conforme aux normes en usage dans l'histoire de la pensée arabe<br />

contemporaine, cherche à situer un lieu à partir duquel on pourra faire<br />

une lecture critique <strong>et</strong> trouver un principe taxinomique des différents<br />

courants de la pensée arabe contemporaine.<br />

Selon ce proj<strong>et</strong>, nous avons divisé le travail en trois grandes parties:<br />

La première partie


dite négative traite des différentes lectures <strong>et</strong> classifications de la<br />

pensée arabe contemporaine <strong>et</strong> se divise en trois chapitres:<br />

Le premier chapitre<br />

traite de l'orientaliste <strong>et</strong> de son ombre, l'intellectuel arabe moderne.<br />

Le deuxième chapitre<br />

porte sur l'intellectuel traditionnel, discours islamique.<br />

Le troisième chapitre<br />

traite de l'intellectuel marxiste.<br />

La deuxième partie<br />

traite de la théorie <strong>et</strong> de l'histoire <strong>et</strong> comporte trois chapitres:<br />

Le quatrième chapitre<br />

est méthodologique.<br />

Le cinquième chapitre<br />

avance des éléments théoriques pour une lecture du cadre historique de<br />

la pensée arabe contemporaine.<br />

Le sixième chapitre<br />

dresse le cadre historique de l'empire ottoman.<br />

la troisième partie<br />

dite positive traite le discours du hors-la-loi en question.<br />

Et nous essayerons, à la fin de c<strong>et</strong>te étude, de tirer les conclusions<br />

théoriques <strong>et</strong> méthodologiques qui s'imposent.<br />

Chapitre premier


Hegel ou l'Orientaliste <strong>et</strong> son ombre.<br />

La lecture de la pensée politique arabe contemporaine pose trois<br />

genres de problèmes: politique, théorique <strong>et</strong> historique.<br />

Problème politique.<br />

La lecture de la pensée politique arabe contemporaine n'a jamais<br />

été innocente; d'autant plus que la formulation même de c<strong>et</strong>te pensée<br />

s'est insérée dans le cadre de la résistance contre la domination de<br />

l'Autre - le colon occidental - qui nous a amené, entre autres <strong>et</strong> en plus<br />

de la culture grecque renouvelée, sa propre lecture de l'histoire arabe<br />

ainsi que de l'histoire de la pensée arabe. La partialité de c<strong>et</strong>te lecture<br />

orientaliste transparaît à travers son proj<strong>et</strong> consistant à insérer<br />

l'histoire de notre pensée dans le cadre de la culture «humaine» <strong>et</strong><br />

universelle du colon. C'est ainsi que la formulation de notre pensée<br />

politique est venue accompagner la lecture de notre histoire de la part<br />

de l'autre - le colon - tout en reproduisant c<strong>et</strong>te lecture <strong>et</strong> en imitant, à<br />

la première étape, ses expressions, Ibn Khaldoun l'a bien constaté:<br />

«On voit toujours la perfection (réunie) dans la personne d'un<br />

vainqueur. Celui-ci passe pour parfait, soit sous l'influence du<br />

respect qu'on lui porte, soit parce que ses inférieurs pensent, à tort,<br />

que leur défaite est due à la perfection du vainqueur. C<strong>et</strong>te erreur<br />

de jugement devient un article de foi, le vaincu adopte alors tous<br />

les usages du vainqueur <strong>et</strong> s'assimile à lui: c'est de l'imitation<br />

(iqtidâ') pure <strong>et</strong> simple.<br />

«Or, on pourrait croire que la supériorité du vainqueur tient à ses<br />

usages <strong>et</strong> à ses coutumes, <strong>et</strong> non à son esprit de clan ou à sa grande<br />

force. C'est encore une conception fausse de la supériorité. En<br />

conséquence, on observe toujours que le vaincu s'assimile au<br />

vainqueur dont il copie les vêtements, la monte <strong>et</strong> les armes.». On<br />

peut ainsi comprendre le sens du dicton: « La masse (al-'âmat) suit<br />

la religion de son roi». En eff<strong>et</strong>, le souverain règne sur ses suj<strong>et</strong>s <strong>et</strong><br />

ceux-ci l'imitent, parce qu'ils le prennent pour modèle, comme un<br />

enfant copie ses parents ou un étudiant son maître. Dieu est sage <strong>et</strong><br />

savant»(8).


Nous nous sommes aperçus, par la suite, de l'écart qui sépare le<br />

discours <strong>et</strong> les principes «humains» <strong>et</strong> universels de l'Occident<br />

colonisateur de sa pratique politique «inhumaine» empêchant le vaincu,<br />

qui essaye en vain de s'assimiler au vainqueur, de réaliser son rêve de<br />

s'intégrer au monde magique de la civilisation occidentale du vainqueur.<br />

Le vaincu trouve donc dans les principes mêmes du vainqueur de quoi<br />

condamner les pratiques inhumaines de ce dernier, <strong>et</strong> dans la mesure<br />

où le vainqueur reproduit dans sa pratique la contradiction avec ses<br />

principes, le vaincu commence à m<strong>et</strong>tre le bien fondé de ces principes<br />

en question <strong>et</strong> à chercher dans son vieux patrimoine ses propres<br />

principes qui ont été refoulés par la lecture du vainqueur; principes qui<br />

peuvent lui servir de force de cohésion dans sa lutte politique actuelle<br />

pour se libérer du vainqueur; il cherche donc à réhabiliter dans son<br />

passé la langue refoulée par les tentatives impossibles de s'assimiler au<br />

vainqueur; mais c<strong>et</strong>te langue du passé est réhabilitée d'une façon telle<br />

que le vainqueur puisse la saisir dans sa nouvelle formulation<br />

modernisée, car il parle essentiellement au vainqueur <strong>et</strong> du vainqueur<br />

qui y reste présent par son absence même, jusqu'à ce qu'enfin le vaincu<br />

soit à même, de par son expérience politique de libération, se créer une<br />

langue inédite qui ne cherche plus à s'adresser au vainqueur, <strong>et</strong> si elle<br />

le fait, c'est pour lui annoncer le déclin de sa domination; ce jargon<br />

nouveau n'a pas à se soucier de son manque d'universalisme, car il<br />

saura trouver facilement accès aux victimes du capitalisme occidental<br />

au sein même de l'Occident.<br />

«Quelle déchéance, disait Sartre, pour les pères, nous étions les<br />

uniques interlocuteurs; les fils ne nous tiennent même plus pour<br />

des interlocuteurs valables: nous sommes les obj<strong>et</strong>s du discours.<br />

Bien sûr, Fanon mentionne au passage nos crimes fameux, Sétif,<br />

Hanoi, Madagascar, mais il ne perd pas sa peine à les condamner; il<br />

les utilise. S'il démonte les tactiques du colonialisme, le jeu<br />

complexe des relations qui unissent <strong>et</strong> qui opposent les colons aux<br />

métropolitains» c'est pour ses frères; son but est de leur apprendre<br />

à nous déjouer»(9).


D'où, notre lecture de la pensée politique arabe contemporaine est<br />

déterminée dans le présent par le niveau de formulation atteint par<br />

c<strong>et</strong>te pensée dans le cadre de la lutte contre la domination étrangère; <strong>et</strong><br />

c'est ce qui fait que toute lecture de c<strong>et</strong>te pensée est dépourvue<br />

d'innocence, <strong>et</strong> situe la lecture dans son cadre naturel comme<br />

contribution à la rédaction même, contribution déterminée par les<br />

conditions de la lutte que ce soit par les questions qu'elle pose à c<strong>et</strong>te<br />

pensée ou par les réponses auxquelles elle aboutit.<br />

2 - Problème théoriqu e.<br />

La lecture de l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine<br />

se présente comme problème théorique à trois niveaux: l'obj<strong>et</strong>, la<br />

théorie <strong>et</strong> la méthode.<br />

A. L'obj<strong>et</strong><br />

- La première difficulté que nous envisageons dans la lecture de<br />

l'histoire de la pensée politique arabe se rapporte à la définition de<br />

l'obj<strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te lecture: comment caractériser le politique dans une<br />

pensée? faut-il prendre comme critère la cohérence interne de c<strong>et</strong>te<br />

pensée ou bien son degré de pénétration parmi des couches sociales qui<br />

voient dans c<strong>et</strong>te pensée leurs aspirations à une époque donnée? peut-<br />

on lire l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine comme s'il<br />

s'agissait de l'histoire autonome des idées émises par les intellectuels<br />

arabes à une certaine période de l'époque moderne? n'est-il pas<br />

préférable de choisir parmi eux les intellectuels les plus représentatifs<br />

de couches sociales? Dans ce cas quels seront les critères d'un tel choix?<br />

N'a-t-on pas plutôt intérêt à traiter des idées des mouvements <strong>et</strong> des<br />

révoltes de masse? Dans ce cas, quel sera le rapport qui unit les idées<br />

des intellectuels à celles du mouvement de masse? Est-ce un rapport de<br />

correspondance ou bien de coupure? peut-on lire l'histoire de notre<br />

pensée contemporaine indépendamment de notre histoire sociale,<br />

politique <strong>et</strong> économique? Sinon, quel est le rapport qui lie ces deux<br />

histoires?


Est-ce un rapport de causalité ou pas? par où commence la<br />

contemporanéité dans notre pensée politique? c'est-à-dire quelle est la<br />

période historique dont il faut partir comme point de départ de notre<br />

pensée contemporaine, comme son degré zéro? d'autant plus que la<br />

matière dont on dispose est intense <strong>et</strong> diversifiée que ce soit par les<br />

livres <strong>et</strong> les documents ou bien par les thèmes traités; comment faire la<br />

démarcation, dans ce cas, entre ce qui relève de la pensée politique<br />

proprement dite <strong>et</strong> ce qui appartient à la pensée en général? toutes ces<br />

questions rentrent dans la définition de notre obj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> les réponses<br />

qu'on apporte à ces questions déterminent la façon de traiter ce suj<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />

c'est ce qui nécessite le r<strong>et</strong>our au niveau théorique pour m<strong>et</strong>tre de<br />

l'ordre entre ces différentes questions.<br />

B - La théorie<br />

- Dans son livre «Al-Milal Wal-Nihal» - les doctrines <strong>et</strong> les partis -<br />

Aboul-Fath Al-Chehrestâni part d'un problème central qui est à la tête<br />

des préoccupations actuelles cherchant à sortir l'écriture de l'histoire de<br />

la pensée des classifications arbitraires pour la soum<strong>et</strong>tre à des critères<br />

<strong>et</strong> à des principes fixes <strong>et</strong> approuvés, c'est le problème de «définir une<br />

loi qui nous perm<strong>et</strong>tra de faire la classification des partis islamiques»:<br />

«Sachez que les tenants de discours(9), connaissent des méthodes<br />

pour classer les partis islamiques, méthodes qui ne se basent ni sur<br />

une loi appuyée par une source ou un texte, ni sur une règle<br />

révélatrice de l'existence, je ne suis pas tombé parmi eux sur deux<br />

auteurs qui soient d'accord sur une seule méthode de classer les<br />

partis.<br />

«Il va sans dire que celui qui s'est distingué par une certaine<br />

opinion sur un problème quelconque n'est pas considéré pour<br />

autant comme «tenant d'un discours». Sinon les discours<br />

deviendront innombrables, <strong>et</strong> celui qui s'est distingué par un<br />

problème concernant les données d'essence par exemple sera<br />

considéré parmi les tenants de discours. Il nous est donc<br />

indispensable d'avoir un point de repère régulateur dans les<br />

problèmes considérés comme origines <strong>et</strong> fondements; c'est le débat


sur ces problèmes qui sera considéré comme «Discours», <strong>et</strong> le<br />

participant à ce débat sera considéré comme «tenant de discours».<br />

«J'ai pu constater chez les tenants de discours une négligence de<br />

définir ce point de repère régulateur, ils se sont plutôt mis à classer<br />

les doctrines de la nation d'une façon arbitraire <strong>et</strong> spontanée <strong>et</strong> non<br />

selon une loi stable <strong>et</strong> un fondement constant; J'ai donc travaillé sur<br />

c<strong>et</strong>te question à ma façon <strong>et</strong> j'ai trouvé quatre règles ou<br />

fondements de base:<br />

la première règle<br />

- les qualifications <strong>et</strong> le monothéisme; c<strong>et</strong>te règle comprend des<br />

questions; les qualifications éternelles, approuvées par les uns <strong>et</strong><br />

contestées par les autres, dégager les qualifications du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> celles du<br />

verbe, ainsi que le devoir envers Dieu, <strong>et</strong> les limites de ce devoir. Les<br />

pôles du conflit portant sur ces questions sont: al-Ach'arya, al-Karâmya,<br />

al-Mugassima, al-Mu'tazila.<br />

La seconde règle<br />

- Le destin <strong>et</strong> sa justice. C<strong>et</strong>te règle comporte des questions : le<br />

déterminisme du destin, la liberté <strong>et</strong> l'effort humain, la volonté du bien<br />

<strong>et</strong> du mal, le prédestiné <strong>et</strong> le connu, confirmé par les uns <strong>et</strong> contesté par<br />

les autres. Les pôles du conflit sont les: Al-Qadrya, Al-Naggarya, Al-<br />

Gabrya, Al-Ach'arya, Al-Karâmya.<br />

La troisième règle<br />

- la promesse <strong>et</strong> la sanction, les noms <strong>et</strong> les jugements. C<strong>et</strong>te règle<br />

comporte des questions: la foi, le repentir, la sanction, le sursis, la<br />

pensée, le mensonge, confirmés d'une certaine façon par les uns <strong>et</strong><br />

contestés par les autres. Les pôles du conflit sont: Al-Murji'a, Al-<br />

Wa'idya, Al-Mu'tazila, Al-Ach'arya, Al-Karâmya.<br />

La quatrième règle<br />

- L'ouïe, la raison, la mission, l'imamat, c<strong>et</strong>te règle comporte des<br />

questions: le louange, la critique, le bien <strong>et</strong> le meilleur, la miséricorde,<br />

l'erreur <strong>et</strong> la prophétie, les conditions de l'Imamat selon le texte pour<br />

les uns <strong>et</strong> par consensus pour les autres, <strong>et</strong> le transfert de l'imamat ainsi


que sa confirmation selon les uns <strong>et</strong> les autres, Les pôles du conflit sont<br />

les: Chi'ites, Al-Khawârij, Al-Mu'tazila, Al-Karâmya, Al-Ach'arya.<br />

«Si l'un des chefs de la nation se distingue par un discours,<br />

spécifique sur une de ces règles, on pourra prendre son discours<br />

pour une doctrine <strong>et</strong> ses disciples pour un parti. Dans le cas où<br />

quelqu'un traite d'une de ces questions figurant dans chaque règle,<br />

son discours ne sera pas considéré comme doctrine ni ses disciples<br />

comme parti. Mais il rentrera plutôt sous la rubrique d'un autre<br />

discours plus englobant traitant de la même question comme<br />

«doctrinaire» ou «tenant de discours», <strong>et</strong> les autres questions<br />

traitées seront réparties selon les règles mentionnées. C'est ainsi<br />

qu'on pourra limiter les discours en faisant 1a distinction des<br />

problèmes qui forment les bases du conflit; à partir de ces règles,<br />

les partis islamiques s'avèrent être divisés en quatre grands partis<br />

qui s'entrecroisent:<br />

1 - Al-Qadrya.<br />

2 - Al-Sifâtya.<br />

3 - Al-Khawârij.<br />

4 - Al-Chï'at.<br />

«Les uns s'enchevêtrant sur les autres, <strong>et</strong> chaque parti engendrant<br />

des troupes, on se trouve ainsi devant 73 troupes sur place»(10).<br />

le problème théorique soulevé pas Aboul-Fath Al-Chehrestâni -<br />

celui de trouver une loi qui nous perm<strong>et</strong>tra de faire la généalogie des<br />

partis islamiques - touche au coeur de notre suj<strong>et</strong>, ne serait-ce que par<br />

les questions soulevées, même s'il va sans dire qu'il est hors de notre<br />

propos de prendre les résultats auxquels il a abouti pour les transposer<br />

tels quels dans le présent de la pensée arabe. La portée généalogique de<br />

ce texte consiste dans le fait qu'il m<strong>et</strong> 1a main sur un problème crucial<br />

dans l'histoire des idéologies: celui du principe de classification qui<br />

détermine notre façon d'écrire l'histoire de la pensée.<br />

Michel Foucault les appelle «fondateurs de discursivité» «Mais il me<br />

semble qu'on a vu apparaître, au cours du XIXe siècle en Europe, des<br />

types d'auteurs assez singuliers <strong>et</strong> qu'on ne saurait confondre ni avec


les «grands» auteurs littéraires, ni avec les fondateurs de sciences.<br />

Appelons-les, d'une façon un peu arbitraire, «fondateurs de<br />

discursivité». Ces auteurs ont ceci de particulier qu'ils ne sont pas<br />

seulement les auteurs de leurs œuvres, de leurs livres. Ils ont produit<br />

quelque chose de plus, la possibilité <strong>et</strong> la règle de formation d'autres<br />

textes»(10).<br />

C'est par ce biais que le problème soulevé touche le débat actuel<br />

sur le statut de l'idéologie, sur les deux plans théorique <strong>et</strong> historique,<br />

débat que nous évitons de reproduire d'une façon abstraite <strong>et</strong><br />

scolastique, mais nous nous contentons de rappeler ici que ce principe<br />

de taxinomie constitue une préoccupation centrale de tout un courant de<br />

pensée qui est à la recherche de critères <strong>et</strong> de fondements<br />

généalogiques nous perm<strong>et</strong>tant de libérer l'histoire de la pensée de ses<br />

bavures <strong>et</strong> ses méthodes simplistes <strong>et</strong> faire l'histoire de la pensée<br />

comme classification des auteurs, des œuvres, des courants <strong>et</strong>c... c'est en<br />

rem<strong>et</strong>tant en question les postulats sur lesquels se fondait l'écriture de<br />

l'histoire de la pensée:<br />

1 - L'histoire des idées traite le champs des discours comme un domaine<br />

à deux valeurs; tout élément qu'on y repère peut être caractérisé<br />

comme ancien ou nouveau; inédit ou répété; traditionnel ou<br />

original; conforme à un type moyen ou déviant.<br />

2 - Au discours qu'elle analyse, l'histoire des idées fait d'ordinaire un<br />

crédit de cohérence. Elle se m<strong>et</strong> en devoir de trouver à un niveau<br />

plus ou moins profond, un principe de cohésion qui organise le<br />

discours <strong>et</strong> lui restitue une unité cachée.<br />

3 - L'histoire des idées part du thème de l'expression <strong>et</strong> du refl<strong>et</strong>, elle<br />

voit dans le discours la surface de projection symbolique<br />

d'événements ou de processus situés ailleurs, <strong>et</strong> essaie de r<strong>et</strong>rouver<br />

un enchaînement causal qu'on pourrait décrire point par point <strong>et</strong><br />

qui perm<strong>et</strong>trait de m<strong>et</strong>tre en relation une découverte <strong>et</strong> un<br />

événement; ou un concept <strong>et</strong> une structure sociale.


4 - L'histoire des idées prend pour thème essentiel les phénomènes de<br />

succession <strong>et</strong> d'enchaînement temporels, de les analyser selon les<br />

schémas de l'évolution, <strong>et</strong> de décrire ainsi le déploiement historique<br />

des discours.<br />

C'est en rem<strong>et</strong>tant donc en question ces postulats, sur lesquels s'est<br />

fondée l'histoire des idées, que Michel Foucault repose le problème<br />

généalogique ou «archéologique» comme problème central dans<br />

l'histoire de la pensée:<br />

«Or la description archéologique est précisément abandon de<br />

l'histoire des idées, refus systématique de ses postulats <strong>et</strong> de ses<br />

procédures, tentatives pour faire une toute autre histoire de ce que<br />

les hommes ont dit»(11).<br />

Et en refusant les postulats de l'histoire des idées, il précise plus<br />

loin les différences de sa méthode archéologique:<br />

«Entre analyse archéologique <strong>et</strong> histoire des idées, les points de<br />

partage sont nombreux. J'essaierai d'établir tout à l'heure quatre<br />

différences qui me paraissent capitales:<br />

1 - à propos de l'assignation de nouveauté.<br />

2 - à propos de l'analyse des contradictions.<br />

3 - à propos des descriptions comparatives.<br />

4 - à propos du repérage des transformations.»(l2)<br />

C'est sur ces quatre points que l'archéologie de Foucault essaie de se<br />

démarquer de l'histoire des idées.<br />

1 - Elle ne traite pas le discours comme document, comme signe d'autre<br />

chose; elle s'adresse au discours dans son volume propre, à titre de<br />

monument.


2 - elle ne cherche pas à r<strong>et</strong>rouver la transition continue qui selle les<br />

discours à ce qui les précède, les entoure ou les suit. Son problème,<br />

c'est au contraire de définir les discours dans leur spécificité.<br />

3 - elle n'est point ordonnée par la figure souveraine de l'oeuvre elle<br />

définit plutôt des types <strong>et</strong> des règles de pratiques discursives qui<br />

traversent des oeuvres individuelles <strong>et</strong> les dominent. L'instance du<br />

suj<strong>et</strong> créateur, en tant que raison d'être d'une oeuvre <strong>et</strong> principe de<br />

son unité, lui est étrangère.<br />

4 - Elle n'essaie pas de répéter ce qui a été dit en le rejoignant dans son<br />

identité même. Elle n'est rien de plus <strong>et</strong> rien d'autre qu'une<br />

réécriture. Ce n'est pas le r<strong>et</strong>our au secr<strong>et</strong> même de l'origine; c'est<br />

la description systématique d'un discours-obj<strong>et</strong>.<br />

Quoi qu'il en soit des termes de ce débat «théorique» sur le statut<br />

de l'idéologie comme obj<strong>et</strong> d'histoire dans son rapport avec l'histoire<br />

générale, le problème de fixer un principe de classification sur lequel<br />

nous pourrons bâtir une généalogie de la pensée politique arabe<br />

contemporaine reste le problème central dans c<strong>et</strong>te pensée; ce qui se<br />

dégage d'une description préliminaire des classifications courantes dans<br />

la pensée arabe à partir d'un moment privilégié considéré par la masse<br />

des historiens de la pensée comme le point de départ ou l'origine de<br />

c<strong>et</strong>te pensée est la période de la renaissance -Nahda- qui coïncide avec<br />

le début de notre contact massif avec l'Occident au cours du XIXe siècle.<br />

Il est devenu presque un postulat chez la plupart des historiens de la<br />

pensée arabe contemporaine, de commencer leur lecture ou écriture par<br />

un chapitre sur le début ou l'origine de la renaissance - Nahda qui est<br />

considérée ici comme la conscience de son contraire ou de son<br />

antécédent, la dégénérescence - qui dominait notre histoire à l'arrivée<br />

de l'Autre - l'Occident colonial - pour nous donner un nom par lequel<br />

s'est déclenchée la reconnaissance de nous-mêmes.<br />

1- L' orientaliste ou le droit à la nomination.


«Au nom d'Allah, le Bienfaiteur miséricordieux! Dieu l'Unique qui<br />

n'a ni fils ni associé.<br />

«De la part du peuple français enraciné dans le principe de la<br />

liberté, <strong>et</strong> de 1a part du chef militaire suprême Bonaparte le prince<br />

des armées françaises qui connaît tous les Égyptiens; c'est depuis<br />

déjà longtemps que les gouverneurs qui dominent en Égypte se<br />

comportent avec mépris <strong>et</strong> haine vis à vis de la communauté<br />

française, <strong>et</strong> oppriment ses commerçants avec toute sorte de vols <strong>et</strong><br />

d'atteintes; l'heure de leur punition a déjà sonné malheur à ces<br />

ramassis de Mamâlyks (esclaves ach<strong>et</strong>és dans le Caucase <strong>et</strong> la<br />

Géorgie <strong>et</strong> qui tyrannisent depuis très longtemps la plus belle<br />

patrie du Globe. Mais Dieu, tout-puissant maître de l'univers a<br />

ordonné que leur empire finisse .<br />

«Peuple d'Égypte on vous dira peut-être que je viens dans ce pays<br />

pour détruire votre religion. Ne croyez pas ces mensonges. Et<br />

répondez aux imposteurs que je viens vous restituer vos droits à<br />

l'encontre des usurpateurs que j'adore Dieu le Bienfaiteur plus que<br />

ne le font les Mamâlyks, <strong>et</strong> que je respecte son Prophète ainsi que<br />

l'admirable Coran. Dites-leur que tous les hommes s'égalent devant<br />

Dieu; l'intelligence, la vertu <strong>et</strong> les sciences seules les distinguent les<br />

uns des autres. Or, quelle intelligence, quelle vertu <strong>et</strong> quelles<br />

connaissances distinguent les Mamâlyks pour qu'ils possèdent<br />

exclusivement ce qui rend la vie douce. Partout où se trouve une<br />

terre fertile, elle appartient aux Mamâlyks, ainsi que les plus belles<br />

femmes, les vêtements élégants <strong>et</strong> les maisons les plus luxueuses. Si<br />

la terre d'Égypte est leur ferme qu'ils nous montrent le bail que<br />

Dieu leur en a fait.<br />

«Mais Dieu est juste <strong>et</strong> miséricordieux pour le peuple. Avec son aide<br />

aucun Égyptien ne sera désormais exclu des grandes charges <strong>et</strong> tous<br />

pourront parvenir aux dignités les plus élevées: les plus<br />

intelligents, les plus vertueux, les plus savants dirigeront les<br />

affaires. Par ce moyen l'état de toute la nation s'améliore. Dans le<br />

pays il y avait des grandes villes, des vastes golfes, ainsi que de<br />

nombreux magasins, ils ont tous disparu à cause de l'oppression <strong>et</strong><br />

des visées des Mamâlyks»(13).<br />

C'est le texte intégral du tract arabe adressé par Napoléon<br />

Bonaparte au peuple Égyptien au début du siècle dernier. Ce tract


eprésente le discours politique qui a accompagné le proj<strong>et</strong> de<br />

domination étrangère; il est évident qu'il essaie d'occulter son origine<br />

externe, <strong>et</strong> de fausser le rapport intérieur-extérieur afin de se présenter<br />

comme venant de l'intérieur de l'Islam à l'une des périphéries de<br />

l'empire ottoman. Il tente également de m<strong>et</strong>tre en concordance les<br />

fondements de l'Islam avec les principes de la Révolution française afin<br />

d'expulser le pouvoir Mamelouk local en dehors de l'alliance de la<br />

religion islamique <strong>et</strong> de 1a «Raison» occidentale. En d'autres termes,<br />

c'est une tentative de s'infiltrer au sein de l'interdit <strong>et</strong> des noms<br />

propres, comme le disait Claude Lévi-Strauss dans «Tristes Tropiques»:<br />

«Si faciles que fussent les Nambikwaras - indifférents à la présence<br />

de l'<strong>et</strong>hnographe, à son carn<strong>et</strong> de notes <strong>et</strong> à son appareil<br />

photographique - le travail se trouvait compliqué pour des raisons<br />

linguistiques. D'abord l'emploi des noms propres est chez eux<br />

interdit; pour identifier les personnes, il fallait suivre l'usage des<br />

gens de la ligne, c'est-à-dire convenir avec les indigènes de noms<br />

d'emprunt par lesquels on les désignerait... Un jour que je jouais<br />

avec un groupe d'enfants, une des fill<strong>et</strong>tes fut frappée par une<br />

camarade, elle vint se réfugier auprès de moi, <strong>et</strong> se mit, en grand<br />

mystère, à me murmurer quelque chose à l'oreille que je ne<br />

compris pas, <strong>et</strong> que je fus obligé de lui faire répéter à plusieurs<br />

reprises, si bien que l'adversaire découvrit le manège <strong>et</strong>,<br />

manifestement, arriva à son tour pour livrer ce qui parut être un<br />

secr<strong>et</strong> solennel; après quelques hésitations <strong>et</strong> questions,<br />

l'interprétation de l'incident ne laissa pas de doute. La première<br />

fill<strong>et</strong>te était venue, par vengeance, me donner le nom de son<br />

ennemie, <strong>et</strong> quand celle-ci s'en aperçut, elle communiqua le nom de<br />

l'autre, en guise de représailles. A partir de ce moment, il fut très<br />

facile, bien que peu scrupuleux, d'exciter les enfants les uns contre<br />

les autres, <strong>et</strong> d'obtenir tous leurs noms. Après quoi, une p<strong>et</strong>ite<br />

complicité ainsi créée, ils me donnèrent sans trop de difficulté les<br />

noms des adultes. Lorsque ceux-ci comprirent nos conciliabules, les<br />

enfants furent réprimandés, <strong>et</strong> la source de mes informations<br />

tarie»(14).<br />

L'expression «nom propre» employée ici est impropre. Ce que<br />

frappe l'interdit, c'est l'acte proférant ce qui fonctionne comme nom<br />

propre. Et c<strong>et</strong>te fonction est la conscience elle-même. Le nom propre au<br />

sens courant, au sens de la conscience, n'est que désignation


d'appartenance <strong>et</strong> classification qui trace les limites entre le dedans <strong>et</strong><br />

le dehors, entre les gens de la maison <strong>et</strong> les étrangers. La guerre des<br />

noms propres suit l'arrivée de l'étranger <strong>et</strong> l'on ne s'étonnera pas.<br />

L'étranger chez le Nambikwara était l'<strong>et</strong>hnographe, qui vient déranger<br />

l'ordre <strong>et</strong> la paix naturelles, tandis qu'il s'appelle chez les musulmans, -<br />

dont le nom propre des «adultes» est l'Islam - Napoléon Bonaparte qui<br />

vient, non seulement violer le secr<strong>et</strong> des noms propres qui détermine le<br />

dedans d'une société, <strong>et</strong> situer le propre de ces «noms propres» dans le<br />

cadre impropre <strong>et</strong> universel des «noms communs» de la raison<br />

occidentale; c<strong>et</strong> étranger vient également nouer une complicité avec les<br />

adultes de l'intérieur islamique afin de se donner le droit de nommer, <strong>et</strong><br />

de s'imposer comme lieu interne d'où il peut parler comme les «gens de<br />

la maison», c<strong>et</strong>te complicité avec l'intérieur lui donne également le droit<br />

de m<strong>et</strong>tre à l'écart le pouvoir local des Mamâlyks, <strong>et</strong> de constituer le<br />

point d'équilibre <strong>et</strong> d'arbitrage de ce jeu de complicité <strong>et</strong> de<br />

dénonciation. C'est ce qu'a pu soulever Jacques Derrida en commentant<br />

ce texte:<br />

«L'<strong>et</strong>hnographe se contente d'abord de voir. Regard appuyé <strong>et</strong><br />

présence mu<strong>et</strong>te. Puis les choses se compliquent, elles deviennent<br />

plus tortueuses, plus labyrinthiques quand il se prête au jeu de la<br />

rupture du jeu, quand il prête l'oreille <strong>et</strong> entame une première<br />

complicité avec la victime qui est aussi la tricheuse. Enfin, car ce<br />

qui compte, ce sont les noms des adultes (on pourrait dire les<br />

éponymes <strong>et</strong> le secr<strong>et</strong> n'est violé qu'au lieu où s'attribuent les<br />

noms), l'ultime dénonciation ne peut plus se passer de<br />

l'intervention active de l'étranger. Qui d'ailleurs la revendique <strong>et</strong><br />

s'en accuse. Il a vu, puis il a entendu, mais passif devant ce que<br />

pourtant il savait déjà provoquer, il attendait encore les maîtresnoms.<br />

Le viol n'était pas consommé, le fond nu du propre se<br />

réservait encore. Comme on ne peut ou plutôt ne doit pas<br />

incriminer les p<strong>et</strong>ites filles innocentes, le viol sera accompli par<br />

l'intrusion dès lors active, perfide, rusée, de l'étranger qui, après<br />

avoir vu <strong>et</strong> entendu, va maintenant «exciter» les p<strong>et</strong>ites filles,<br />

délier les langues <strong>et</strong> se faire livrer les noms précieux: ceux des<br />

adultes»(15). Seuls les adultes possèdent un nom qui leur est<br />

propre.


Le secr<strong>et</strong> qui est donc violé dans le cas de Napoléon Bonaparte en<br />

Égypte, c'est l'Islam; c'est vraiment «le lieu où s'attribuent les noms»<br />

aussi bien dans la société civile que dans la société politique de l'État;<br />

c'est le lieu à partir duquel les choses <strong>et</strong> les gens se situent à l'intérieur<br />

ou à l'extérieur du corps social; <strong>et</strong> c'est ce lieu que le discours de<br />

Napoléon vient occuper dans la société civile, avoisinant les gens de la<br />

maison <strong>et</strong> même parlant en leur nom, pour dénoncer le pouvoir<br />

politique des Mamâlyks.<br />

«L'an 1213 marqua le début de combats épiques, d'événements<br />

formidables, de faits désastreux, de calamités épouvantables... de<br />

bouleversements, de renversements de l'ordre des choses, de<br />

révolutions, de terreurs continuelles, de désordres sociaux, de<br />

discordes politiques <strong>et</strong> de dévastations générales.»<br />

C'est en ces termes que le chroniqueur égyptien Abdel-Rahmân Al-<br />

Jabarti entame la relation de l'expédition de 1<strong>79</strong>8. Ce commentaire ne<br />

résume pas l'ensemble des réactions que suscita l'entreprise en Égypte<br />

même. Mais il définit au moins l'état d'esprit dans lequel furent d'abord<br />

accueillies les troupes françaises comme des envahisseurs infidèles,<br />

héritiers des croisés de Dami<strong>et</strong>te(16).<br />

C'est c<strong>et</strong> accueil que Jean Lacouture essaie en vain de saisir:<br />

«Si démuni que fut le peuple égyptien, il lui restait une certitude,<br />

un signe de vie: son attachement à l'Islam. Il est peut-être plus<br />

abruti encore <strong>et</strong> plus aliéné que sous la domination byzantine à la<br />

veille de l'invasion arabe. Mais il n'est pas disposé c<strong>et</strong>te fois-ci à<br />

accueillir en libérateurs des soldats étrangers dont tout portait à<br />

croire qu'ils venaient non seulement en pillards, mais en ennemis<br />

de sa religion. Sa conscience d'appartenir à la communauté<br />

musulmane, d'ailleurs est surtout négative, simple certitude d'une<br />

différence, qui s'affirme contre l'étranger.<br />

«... Si détestés que fussent les beys mamelouks <strong>et</strong> les fonctionnaires<br />

turcs, ils avaient encore en commun avec la masse d'être des<br />

Croyants, le conquérant français ne bénéficie pas, comme son<br />

prédécesseur arabe du VIIe siècle, d'un dégoût de l'autorité plus<br />

fort que la communauté de religion»(16).


Bonaparte s'attaqua au problème avec beaucoup d'audace <strong>et</strong> de<br />

sincérité, <strong>et</strong> constatant que la veine musulmane était ici la seule<br />

irriguée, tenta de se glisser par elle dans la place. Le côté le plus curieux<br />

de sa politique égyptienne fut à coup sûr son suspect proprement<br />

musulman. On a depuis lors appliqué toutes sortes de «politiques<br />

musulmanes» que ce soit par les Anglais, les Espagnols, les Italiens ou<br />

les Russes. Mais si l'on excepte des spécialistes locaux du type Laurence,<br />

on n'a probablement jamais poussé si avant la tentative d'immersion<br />

spirituelle du conquérant dans sa conquête. Bonaparte n'avait pas<br />

débarqué en Égypte qu'il était déjà amoureux de l'Islam. C'est une<br />

inclination qu'il gardera toute sa vie <strong>et</strong> qui l'obsédera; il consacrera la<br />

plus grande partie de son entr<strong>et</strong>ien avec Go<strong>et</strong>he à une discussion sur<br />

Mahom<strong>et</strong>, <strong>et</strong> l'Islam occupera ses pensées <strong>et</strong> peuplera ses conversations<br />

à Sainte-Hélène jusqu'aux dernières heures.<br />

Mais ce discours, en touchant aux assises du pouvoir local dans la<br />

société civile, m<strong>et</strong>tait en question la solidarité qui liait le pouvoir<br />

mamelouk local au pouvoir central qui ne se faisait pas jouer, <strong>et</strong><br />

recourait également à l'Islam pour contrecarrer les eff<strong>et</strong>s de c<strong>et</strong>te<br />

infiltration étrangère <strong>et</strong> sa violation du secr<strong>et</strong> de l'intérieur de l'empire<br />

ottoman:<br />

«Puis arrivèrent à Saint-Jean d'Acre les navires anglais sous le<br />

commandement suprême du capitaine Smith qui portait avec lui un<br />

firman du Sultan Salim disant:<br />

«Au nom d'Allah, le Bienfaiteur Miséricordieux, merci à Dieu maître<br />

de l'Univers, que la prière <strong>et</strong> la paix soient sur le maître des<br />

envoyés ainsi que sur sa famille <strong>et</strong> tous ses compagnons. O<br />

monothéistes <strong>et</strong> musulmans, sachez que la communauté française -<br />

que Dieu détruise leurs maisons <strong>et</strong> casse leurs drapeaux - ce sont<br />

des athées oppresseurs qui ne croient ni à l'unité de Dieu, maître du<br />

ciel <strong>et</strong> de la terre, ni à la mission du Prophète. Ils abandonnèrent<br />

toutes les religions <strong>et</strong> nièrent l'autre monde ainsi que la punition.<br />

Ils ne croient pas au jour du jugement dernier <strong>et</strong> considèrent que la<br />

mort est le fait de ce monde. Ce sont des femmes qui accouchent <strong>et</strong><br />

une terre qui engloutit, <strong>et</strong> il n'y a derrière çà ni résurrection ni


jugement, ni discussion ni sanction, ni question ni réponse. Ils sont<br />

allés même jusqu'à piller l'argent de leurs églises, <strong>et</strong> les ornements<br />

de leurs croix. Ils agressèrent leurs prêtres <strong>et</strong> prétendirent que les<br />

livres saints sont mensongers, <strong>et</strong> que le Coran, les Évangiles <strong>et</strong> la<br />

Bible ne sont que des mythes. Les prophètes comme Moïse, Jésus <strong>et</strong><br />

Mouhammad sont des hommes comme eux, <strong>et</strong> les hommes s'égalent<br />

dans l'humanité, personne n'est meilleur qu'un autre, <strong>et</strong> chacun en<br />

soi se débrouille dans la vie.<br />

«C'est sur c<strong>et</strong>te croyance implicite <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te fausse opinion qu'ils<br />

bâtirent des nouvelles règles ainsi que des lois strictes, inspirées<br />

par le diable, tout en sapant les bases des religions. Ils violèrent<br />

tous les interdits, <strong>et</strong> se livrèrent à leurs désirs, tout en menant vers<br />

le mal les gens du commun. Ils ont séduit les confessions <strong>et</strong> semé le<br />

mal entre les rois <strong>et</strong> les États, tout en s'adressant à chaque<br />

communauté d'une façon qui porte à croire qu'ils sont partie<br />

intégrante de c<strong>et</strong>te communauté <strong>et</strong> qu'ils portent à coeur sa<br />

religion; en leur donnant des fausses promesses ainsi que des<br />

menaces de toutes sortes. Ils se livrèrent au mal <strong>et</strong> à la vanité, ainsi<br />

qu'à la perversion <strong>et</strong> à l'oppression, sous la bannière du diable. Ils<br />

n'ont comme dissuadeur ni juge ni religion. C'est ainsi qu'ils<br />

opprimèrent tous ceux qui refusèrent de se soum<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> de les<br />

suivre, les différentes communautés françaises plongèrent de ce<br />

fait, dans la pagaille. Ce sont des gens qui aboient comme des chiens<br />

<strong>et</strong> dévorent comme des loups. Ils finirent par saper les bases de la<br />

religion de ces communautés <strong>et</strong> par violer leurs femmes <strong>et</strong> piller<br />

leur argent. Le sang coula entre eux comme de l'eau jusqu'à ce<br />

qu'ils finirent par l'emporter <strong>et</strong> imposer leur domination<br />

oppressante. Et maintenant que leur mal est généralisé, ils visent à<br />

disloquer la nation <strong>et</strong> la religion de l'Islam.<br />

«Nous avons pu m<strong>et</strong>tre 1a main, par le biais de quelques espions,<br />

sur certaines l<strong>et</strong>tres écrites par le gouverneur de leur république <strong>et</strong><br />

le tenant de leur constitution - Bonaparte -, dans lesquelles il leur<br />

dit que «le discours a un impact très fort surtout sur la religion;<br />

pour cela, en arrivant en terre de l'Islam <strong>et</strong> en s'emparant des pays<br />

des musulmans, il faut les traiter comme il se doit. Il faut traiter le<br />

faible parmi eux par la guerre, la lutte <strong>et</strong> le pillage, <strong>et</strong> avec le fort il<br />

faut moyenne les pièges <strong>et</strong> la méchanc<strong>et</strong>é, ainsi que l'attentat <strong>et</strong> la<br />

ruse. Il faut également renforcer l'inférieur contre le supérieur, <strong>et</strong><br />

semer la discorde entre eux à tout prix, surtout entre les chrétiens<br />

<strong>et</strong> les ottomans afin que le conflit éclate entre eux <strong>et</strong> les gens se


évoltent contre le pouvoir du Sultan, c'est ainsi que leur régime<br />

viendra à bout <strong>et</strong> vous serez à même de les dominer <strong>et</strong> de les<br />

démolir facilement. En attendant, il faut appuyer les faibles parmi<br />

eux contre les forts, car en affaiblissant les forts, il vous sera facile<br />

d'achever les faibles, après les avoir conquis, nous pourrons<br />

détruire leur «Ka'bat» ainsi que leur ville sainte <strong>et</strong> tous leurs<br />

temples, démolir leurs mosquées, tuer les hommes, que nous<br />

aurons enlevés, <strong>et</strong> partager entre nous leurs maisons, propriétés <strong>et</strong><br />

argent, C'est ainsi que nous pourrons en finir avec l'Islam, atteindre<br />

notre but <strong>et</strong> avoir la paix». leur méchant discours s'arrête 1à. Que<br />

Dieu les comble par le mal pour contrecarrer leur victoire. Si c'était<br />

le but visé par les Français athées, il sera du devoir des musulmans<br />

de les combattre.<br />

«O héros de la guerre <strong>et</strong> hommes de la lutte, O les chefs de la<br />

Chari'a - législation mouhammadienne <strong>et</strong> les bases secrètes de<br />

Dieu, O tous les musulmans croyant en Dieu <strong>et</strong> en son fidèle<br />

prophète, prouvez l'ardeur de votre Islam en menant la guerre<br />

contre c<strong>et</strong>te mauvaise confession, car ils prétendent que la foule<br />

des monothéistes s'égale avec les athées qu'ils ont séduits par leur<br />

pourrissement <strong>et</strong> se sont emparés de leur pays tout en les<br />

convertissant à leur religion: seulement ces malfaiteurs ne savent<br />

pas que l'Islam est enraciné en nous, <strong>et</strong> que la foi est mêlée à notre<br />

sang; faites donc attention à leurs ruses <strong>et</strong> pourrissements, <strong>et</strong><br />

n'ayez pas peur de leurs menaces, car les lions ne craignent pas les<br />

scorpions. Soyez solidaires d'une même unité d'un seul Consensus,<br />

car le croyant ressemble au bâtiment qui se soude par ses<br />

différentes parties; efforcez-vous dans l'amour <strong>et</strong> l'entente, <strong>et</strong><br />

chassez de parmi vous ceux qui sèment la discorde <strong>et</strong> le mensonge.<br />

«Sachez que 1a nation française ne peut détourner <strong>et</strong> ach<strong>et</strong>er, par<br />

son argent <strong>et</strong> ses ruses, que les faibles d'esprit <strong>et</strong> les croyants<br />

hésitants; que votre raison soit donc pertinente, vos épées<br />

brillantes, vos baillonn<strong>et</strong>tes tranchantes, vos flèches visantes, vos<br />

chevaux galopants <strong>et</strong> vos hommes dans la guerre défilants de bon<br />

gré, car l'aide <strong>et</strong> la grâce de Dieu vous sont accordées. Et nous de<br />

notre part, du haut du sultanat, nous avons donné les ordres à tous<br />

les soldats dans tout le pays; <strong>et</strong> grâce à Dieu, se rassembleront<br />

prochainement des soldats nombreux comme les mers pleines, des<br />

navires comme les montagnes, des canons comme l'éclair <strong>et</strong> des<br />

hommes qui ne craignent pas la mort pour Dieu <strong>et</strong> pour la religion,


<strong>et</strong> que Dieu ordonnera peut-être de sacrifier pour décevoir ceux qui<br />

ont plongé dans l'oppression <strong>et</strong> la vanité»(17).<br />

Ce texte reproduit la réponse intégrale du pouvoir central ottoman<br />

au discours orientaliste politique adressé par Napoléon Bonaparte au<br />

peuple musulman d'Égypte. Si le discours orientaliste n'a pas émergé du<br />

néant, mais il s'est plutôt constitué à partir de l'interlocuteur colonisé<br />

qui est l'islam; il s'avère que le discours orientaliste constitué par<br />

l'Islam est lui-même constituant d'une certaine réponse islamique qui<br />

vint ici, de la part du pouvoir central cicatriser 1a «blessure du nom<br />

propre» tracée par le séducteur étranger. C<strong>et</strong>te riposte politico-<br />

idéologique recouvre trois procès complémentaires:<br />

1 - Elle précède 1a lecture de ce discours en r<strong>et</strong>raçant le cadre <strong>et</strong> les<br />

limites entre le dedans <strong>et</strong> le dehors, c'est le cadre de l'Islam à partir<br />

duquel est située la communauté française en dehors de l'Islam;<br />

elle déjoue le discours «islamique» de l'étranger en l'opposant à son<br />

cadre historique dans le contexte de la Révolution française où il<br />

devient athée; <strong>et</strong> c'est par ce biais que le pouvoir central ottoman<br />

r<strong>et</strong>ire à Bonaparte le droit à la nomination au sein de c<strong>et</strong> intérieur;<br />

l'étranger est rappelé à sa vérité qui ôte à son discours, <strong>et</strong> à priori,<br />

toute crédibilité.<br />

2 - La riposte du pouvoir central ottoman s'approprie le discours<br />

orientaliste <strong>et</strong> le dédouble d'une lecture critique <strong>et</strong> démystificatrice;<br />

lecture qui travaille sur l'opacité du discours orientaliste, <strong>et</strong> cherche<br />

à la rendre transparente afin de révéler derrière c<strong>et</strong>te opacité<br />

mensongère ce qui se cache comme intentions <strong>et</strong> visées; les mots<br />

n'ont plus le même sens, ou leur sens ici devient le contraire de ce<br />

qu'ils disent. Le discours orientaliste de Bonaparte, moyennant<br />

l'Islam <strong>et</strong> prom<strong>et</strong>tant le paradis au peuple musulman, vise tout<br />

autre chose que ce qu'il déclare, il ne vise rien moins que 1a<br />

dislocation de l'Islam <strong>et</strong> l'oppression de ceux à qui il prom<strong>et</strong> le<br />

paradis.


3 - Une fois effectuée c<strong>et</strong>te lecture démystificatrice qui a chassé<br />

l'étranger en dehors de l'Islam <strong>et</strong> sauvegardé le nom propre blessé,<br />

le pouvoir central ottoman reprend à son compte la religion<br />

menacée <strong>et</strong> tente de souder la cohésion interne qui était gravement<br />

menacée; ce qui fait que chacun se trouve dans l'obligation de se<br />

défendre en s'identifiant au pouvoir central qui représente les<br />

valeurs à défendre.<br />

C'est ce triple procès, se complétant dans la lecture ottomane du<br />

discours orientaliste, qui nous porte à affirmer que le discours<br />

orientaliste ne s'est pas constitué du néant, <strong>et</strong> ne s'adressait pas au vide.<br />

Nous avons vu comment s'est constitué le discours de Napoléon, à son<br />

arrivée en Égypte, à travers l'ordre de connaissance prévalant chez<br />

l'autre (le colonisé), <strong>et</strong> il est venu habiter le langage du vaincu (l'Islam)<br />

en essayant d'insérer ce langage dans le cadre, plus englobant des<br />

principes au nom desquels le colon se donne le droit de nommer l'autre<br />

<strong>et</strong> de décrire <strong>et</strong> classer ses problèmes. Disons que ce discours<br />

«politique» de l'orientalisme ne colle pas avec la proposition de Roland<br />

Barthes qui peut s'adapter au discours orientaliste plutôt idéologique;<br />

dans son texte consacré à Ignace de Loyola <strong>et</strong> publié sous le titre de<br />

«comment parler à Dieu», Barthes présente les prescriptions des<br />

«Exercices spirituels» comme branchées sur l'élaboration de ce qu'il<br />

appelle «un champ d'exclusion». Il faut, pour parler à Dieu, faire<br />

abstraction de tous les langages antérieurs, en particulier des «paroles<br />

oiseuses» selon le mot de Loyola, <strong>et</strong> les rec<strong>et</strong>tes des «Exercices» s'y<br />

prêtent:<br />

«Tous ces protocoles ont pour fonction d'installer une sorte de vide<br />

linguistique, nécessaire à l'élaboration <strong>et</strong> au triomphe de la langue<br />

nouvelle: le vide est idéalement l'espace antérieur de toute<br />

sémiophanie»(17).<br />

Il paraît, dans notre cas d'un discours plutôt politique, que ce<br />

discours connaissait bien le plein auquel il s'adressait <strong>et</strong> qui formait sa<br />

condition de possibilité; on ne peut donc lire le discours de Bonaparte<br />

sans tenir compte de 1a contradiction qui opposait deux mouvements:


celui de la centralisation que le pouvoir central ottoman cherche à<br />

consolider, <strong>et</strong> celui du décentrement auquel aspiraient les esprits de<br />

clan dans les périphéries où le rapport des forces était en ce moment au<br />

profit du pouvoir local dans sa contradiction avec le pouvoir central.<br />

C'est ainsi qu'avec l'arrivée de Napoléon en Égypte, les Mamâlyks<br />

avaient déjà récupéré le pouvoir <strong>et</strong> sont devenus les maîtres réels sur le<br />

plan régional; ce qui a renforcé l'influence des savants religieux locaux<br />

qui parlaient la langue du peuple, surtout au Caire où la mosquée d'al-<br />

Azhar , ainsi que l'université, jouaient le rôle de centre <strong>et</strong> de point de<br />

rencontre du mouvement de masse.<br />

C'est pour ces raisons que le discours orientaliste était déterminé,<br />

dans son procès de constitution, par des conditions extra-idéologiques,<br />

d'où sa diversité dans la lecture de notre histoire selon le lieu <strong>et</strong> le<br />

moment. Ici il s'approprie la langue de l'Islam, ailleurs, dans d'autres<br />

endroits de l'empire ottoman, il sort de l'Islam pour se vêtir de la<br />

langue des minorités chrétiennes ou autres, leur prêchant une solution<br />

séculière <strong>et</strong> laïque adéquate à ses principes «de lumières» <strong>et</strong> de liberté;<br />

tandis que la riposte, qui faisait le vis-à-vis à c<strong>et</strong>te domination<br />

étrangère dont le discours est diversifié, avait toujours une référence<br />

unique: L'Islam dont se servait le pouvoir central pour maintenir <strong>et</strong><br />

consolider 1a cohésion menacée d'ébranlement entre le peuple <strong>et</strong> le<br />

pouvoir local, ou entre les pouvoirs locaux <strong>et</strong> le pouvoir central.<br />

A partir de 1à, on peut constater la diversité des stratégies<br />

orientalistes dans leur façon de voir notre histoire, <strong>et</strong> saisir à travers<br />

c<strong>et</strong>te diversité les invariantes ou les postulats de c<strong>et</strong>te conception qui en<br />

ont fait une problématique cohérente; c<strong>et</strong>te problématique a commencé<br />

à s'imposer avec les premiers contacts des arabes avec la pensée<br />

occidentale; le concept de «Nahda»- renaissance - dans la pensée arabe<br />

contemporaine va de pair avec les contacts effectués entre les<br />

musulmans <strong>et</strong> l'Occident depuis l'arrivée de Bonaparte en Égypte au<br />

début du siècle dernier, <strong>et</strong> un peu plus tard avec les mouvements<br />

d'intellectuels chrétiens en Syrie <strong>et</strong> au Liban, <strong>et</strong> avec les missionnaires<br />

<strong>et</strong> les écoles étrangères.


«A l'orientaliste, en tout cas - disait Jacques Berque - la<br />

personnalité de l'Islam s'impose d'une évidence reconnaissable sous<br />

les formes les plus diverses dans l'espace <strong>et</strong> dans le temps. Entre<br />

elle <strong>et</strong> lui s'instaure un débat qui va durer toute sa vie. Et de cela<br />

même va naître un trouble, ou du moins une question. Puisque sa<br />

vie est, comme toute vie humaine, pathétiquement bornée par la<br />

mort, il reportera ce pathétique sur son partenaire. Cela n'est que<br />

trop légitime, en un temps où les civilisations se savent mortelles,<br />

<strong>et</strong> où celle-ci au surplus, se voit menacée par la victoire d'un autre<br />

type de civilisation. Un type <strong>et</strong> non plus un suj<strong>et</strong>? C'est 1à en eff<strong>et</strong><br />

une seconde étape du problème, qui pourrait dès lors se formuler<br />

ainsi: le type majeur des civilisations modernes, celui que propage<br />

l'Occident industriel, dans quelle mesure l'Islam va-t-il pouvoir<br />

l'assumer en sauvegardant ce qu'il a de personnel? ... Tel est le<br />

destin de l'orientaliste: il postule, malgré qu'il en ait, pour le<br />

meilleurs <strong>et</strong> pour le pire, l'existence trop humaine de l'Orient, c'està-dire,<br />

inévitablement, de son Orient à lui, <strong>et</strong> de l'Orient en lui»(18).<br />

En eff<strong>et</strong>, «ce type majeur des civilisations modernes, celui que<br />

propage l'Occident industriel», n'a pas attendu le XXe siècle pour tracer<br />

l'image de l'orientaliste tel qu'il est décrit par Berque; l'histoire de<br />

l'orientalisme remonte à beaucoup plus loin dans l'histoire des échanges<br />

<strong>et</strong> des luttes entre deux mondes: l'Orient <strong>et</strong> l'Occident. C'est dans ces<br />

fonds <strong>et</strong> avant la période que Marx appelle «d'accumulation primitive<br />

du capital», entre le concile de Vienne en 1245 <strong>et</strong> le XVIIIe siècle, que<br />

s'est constitué le discours orientaliste pratique ayant comme supports<br />

un amalgame d'hommes d'affaires, de missionnaires, d'aventuriers <strong>et</strong> de<br />

publicistes, de militaires <strong>et</strong> de fonctionnaires coloniaux, d'universitaires,<br />

<strong>et</strong>c... ce discours orientaliste, constitué dans le sillage de «l'accumulation<br />

primitive», précédait la domination coloniale, mais il s'insérait dans le<br />

proj<strong>et</strong> antérieur d'occupation, <strong>et</strong> avait comme objectif unique de<br />

reconnaître le terrain à occuper, d'assurer dans les consciences des<br />

vaincus les assises de la domination européenne. Il est de coutume de<br />

présenter l'orientalisme sous son aspect désintéressé, savant <strong>et</strong> libre,<br />

par exemple le bibliographe libanais Youssef Ass'ad Dâgher distingue<br />

huit éléments positifs en matière d'études arabes <strong>et</strong> islamiques:<br />

- Étude des civilisations anciennes.


- Groupage des manuscrits arabes dans les bibliothèques<br />

européennes.<br />

- Établissement de catalogues de manuscrits.<br />

- Publication de nombreuses œuvres importantes.<br />

- Leçon de méthode ainsi donnée aux savants orientaux.<br />

- Organisation des congrès d'orientalisme.<br />

- Rédaction d'études, souvent déficientes <strong>et</strong> erronées du point de<br />

vue linguistique, mais rigoureuses par la méthode.<br />

- Enfin «ce mouvement a contribué à éveiller la conscience<br />

nationale dans les différents pays de l'Orient <strong>et</strong> à activer le<br />

mouvement de renaissance scientifique <strong>et</strong> d'éveil des idées»(l9).<br />

Mais ce profil du discours orientaliste cache son origine, c'est une<br />

histoire sans archéologie comme diraient certains, car, entre le savoir<br />

orientaliste <strong>et</strong> le pouvoir colonial, s'il est difficile de préciser ce qui est<br />

cause <strong>et</strong> ce qui est eff<strong>et</strong>, - Marx, se trouvant devant la Même difficulté<br />

en traitant de l'émergence du suj<strong>et</strong> avec l'apparition du mode de<br />

production capitaliste, nous renvoie à 1a tautologie non originaire du<br />

Péché - il est impossible de faire deux histoires séparées: celle de<br />

l'implantation du pouvoir colonial d'une part <strong>et</strong> celle de la constitution<br />

du savoir orientaliste d'autre part, étant donné que le pouvoir colonial<br />

de l'Occident déterminait les conditions de constitution du discours<br />

orientaliste, Même si ce dernier était considéré comme élément<br />

constituant de ce Même pouvoir <strong>et</strong> le précédant sur le plan<br />

chronologique. Écrire l'histoire de ce rapport circulaire c'est prendre ce<br />

rapport dans ses eff<strong>et</strong>s sur «l'obj<strong>et</strong> commun - le colonisé - du pouvoir <strong>et</strong><br />

du savoir, <strong>et</strong> ne pas se limiter à la preuve empirique du rapport liant le<br />

discours orientaliste au pouvoir colonial; il importe peu, dans c<strong>et</strong>te<br />

optique, de savoir empiriquement si l'orientaliste qui a servi de scribe


pour Napoléon, en rédigeant le tract qu'on a lu au début, était payé pour<br />

son travail ou s'il le faisait par vocation scientifique; comme il nous<br />

importe peu de savoir la nature de la relation actuelle de Dominique<br />

chevallier avec le Quai d'Orsay.<br />

Ce rapport établi de c<strong>et</strong>te façon, entre le pouvoir colonial <strong>et</strong> le<br />

savoir orientaliste, ne limite pas le discours orientaliste à un seul type<br />

idéal il ouvre plutôt la voie à la diversité: discours orientaliste<br />

directement politique, - comme c'est le cas avec le discours de<br />

Bonaparte - discours idéologique ou «scientifique» accompli au sein des<br />

universités <strong>et</strong> des sociétés savantes, avec la domination du premier<br />

discours. Mais la communauté d'intérêt lie les deux discours face à<br />

l'autre, à ce monde «tiers». Malgré les différences entre les deux<br />

discours, Anouar Abdel-Malek trouve une similarité dans la conception<br />

générale, les méthodes <strong>et</strong> les instruments mis en oeuvre. Pour ce qui est<br />

de la conception générale, <strong>et</strong> sur le plan de la problématique, il adm<strong>et</strong><br />

que les deux discours considèrent L'Orient <strong>et</strong> les Orientaux comme<br />

«obj<strong>et</strong>» d'étude, frappé d'altérité, mais d'une altérité constitutive de<br />

caractère essentialiste. Sur le plan de la thématique, il considère que les<br />

deux discours adoptent une conception essentialiste de L'Orient,<br />

conception qui se traduit par une typologie <strong>et</strong>hniste caractérisée, <strong>et</strong> qui<br />

déborde en racisme dans le premier discours(20).<br />

Quant à la méthode, Anouar Abdel-Malek constate que le passé de<br />

l'Orient constitue le champ d'études privilégié; ce passé lui-même sera<br />

étudié dans ses aspects culturels - notamment la langue <strong>et</strong> la Religion -<br />

détachés de l'évolution sociale. L'histoire, étudiée comme «structure»,<br />

sera proj<strong>et</strong>ée sur le présent récent. Le travail scientifique des savants<br />

orientaux sera passé sous silence(21). Sur le plan des instruments<br />

d'étude, ils sont essentiellement constitués par l'accumulation des<br />

richesses appartenant aux pays de l'Orient dans les grandes métropoles<br />

européennes. En matière d'histoire moderne, l'essentiel des matériaux<br />

ayant trait aux pays coloniaux, qui se trouvent groupés dans les<br />

archives d'État des grandes puissances ex-coloniales, sont le plus<br />

souvent inaccessibles. Les sources secondaires utilisées par les<br />

orientalistes sont teintées de toutes les variantes de l'<strong>et</strong>hnisme <strong>et</strong> du


acisme(22). Louis-Jean Calv<strong>et</strong> a mis l'accent sur l'aspect linguistique de<br />

ce phénomène très général au XVIIIe siècle:<br />

«Il s'agit, dans divers domaines, de conforter la modernité de<br />

l'Europe en l'opposant à la sauvagerie préhistorique du reste du<br />

monde <strong>et</strong> en transformant c<strong>et</strong>te description géographique en<br />

succession historique, en m<strong>et</strong>tant le synchronique en perspective<br />

diachronique. La théorisation du rapport à l'autre, au différent,<br />

passe par sa digestion, l'autre n'étant, ne pouvait être, qu'un état<br />

ancien de notre propre histoire, qu'une forme inachevée de notre<br />

propre perfection(23).<br />

Jean Bion a avancé l'idée que la seule façon, pour le XVIIIe Siècle,<br />

d'adm<strong>et</strong>tre des cultures différentes, était de les introduire dans le<br />

système européen de coordonnées, de les déglutir(24).<br />

«Essayons au moins, pour conclure, de réfléchir à l'opinion générale<br />

que l'Occident sut offrir aux cultures qu'il rencontra: l'assimilation<br />

qui, notre belle âme le déplora souvent, intervint presque toujours<br />

trop tard, lorsque les Indiens, les Noirs ou les Arabes eurent pris<br />

conscience de leur existence séparée ou furent morts. Par sa<br />

connotation biologique, le mot lui-même renvoie à une<br />

anthropophagie réussie. L'idéologie des lumières est cannibale dans<br />

la mesure où elle nie l'autre dans sa différence pour n'en r<strong>et</strong>enir<br />

que ce qu'elle peut faire soi».<br />

«Il s'agit bien sûr, pour nous, d'une partie seulement de ce festin,<br />

de glottophagie: les langues des autres (mais derrière les langues on<br />

vise les cultures, les communautés) n'existent que comme preuves<br />

de la supériorité des nôtres, elles ne vivent que négativement,<br />

fossiles d'un stade révolu de notre propre évolution»(25).<br />

Mais c<strong>et</strong> orientalisme traditionnel ne cadrait plus avec les<br />

nouvelles données survenues après la deuxième guerre mondiale, <strong>et</strong> il<br />

fallait renouveler <strong>et</strong> la conception <strong>et</strong> la méthode de l'orientalisme afin<br />

de l'adapter à la nouvelle situation. Jacques Berque l'a bien signalé:<br />

«Le soulèvement algérien, à partir de 1954, la conférence de<br />

Bandoeng en 1955, l'indépendance obtenue pas la Tunisie <strong>et</strong> le<br />

Maroc en 1956, la nationalisation de Suez c<strong>et</strong>te année-là,


l'indépendance du Ghana, la loi-cadre, <strong>et</strong>c. tous ces éléments nous<br />

invitaient à rompre avec une séculaire tradition, qui n'était pas<br />

seulement politique, mais épistémologique <strong>et</strong>, si je puis dire,<br />

morale. Il fallait de ces grandes étapes tirer l'enseignement.<br />

L'insurrection de l'arabe, coalisée avec toutes celles de la Terre,<br />

transformait son contenu même <strong>et</strong> perturbait toutes les définitions<br />

que nous donnions, <strong>et</strong> qu'il se donnait de lui»(26).<br />

Et il a tiré les conclusions en dressant le nouveau profil de<br />

l'orientaliste nouveau:<br />

«Pour saisir une telle réalité, sans doute fallait-il faire appel à des<br />

disciplines jusque-là pudiquement éludées par l'orientalisme:<br />

l'économique, où l'indépendance trouverait son banc d'épreuve;<br />

l'histoire contemporaine qui délivrait une fois pour toutes ces<br />

peuples de leur linceul de pourpre; la phénoménologie, seule<br />

capable de lire tant d'événements, de gestes, de conjonctures,<br />

comme signalisation de courants des profondeurs, <strong>et</strong> qui requérait<br />

toute observation de fonder sur l'exactitude de l'impression une<br />

quête des logiques souterraines. La sociologie, <strong>et</strong> surtout<br />

l'anthropologie qui replaçaient le débat dans ses perspectives<br />

globales, <strong>et</strong> proposaient des saisies alors nouvelles en ce<br />

domaine»(27).<br />

Ce nouveau profil de l'Orientaliste moderne, tout en prenant en<br />

considération ces différents facteurs <strong>et</strong> disciplines, demeure<br />

essentialiste dans sa nouvelle typologie; tandis que l'approche du<br />

problème est différente avec l'orientalisme anglo-saxon. En 1946 est<br />

fondé à Washington le «Middle Eastern Affairs» à New York. Alors qu'en<br />

Grande-Br<strong>et</strong>agne, <strong>et</strong> selon les conseils de A.-J. Arberry, la commission<br />

Searborough amorce un renouveau de l'orientalisme en Grande-<br />

Br<strong>et</strong>agne: la fin de la guerre commande d'aménager les responsabilités<br />

qu'il lui reste à supporter dans les colonies. Le Rapport Hayter (1961)<br />

formule une critique de «l'européo-centrisme» <strong>et</strong> signale que le r<strong>et</strong>ard<br />

des études orientales en Grande-Br<strong>et</strong>agne par rapport à la France,<br />

l'Allemagne, l'Italie, la Hollande, l'Union Soviétique <strong>et</strong> les États-Unis<br />

(dans l'ordre), «s'accorde mal avec notre situation de grande puissance,<br />

<strong>et</strong> n'est pas adéquat à nos responsabilités impériales». Il s'agira<br />

d'organiser des études modernes, afin d'aider les scientifiques,


médecins, ingénieurs <strong>et</strong> économistes qui entendent faire carrière en<br />

Orient, à s'y insérer valablement(28).<br />

A partir de c<strong>et</strong>te diversité dans les stratégies de l'orientalisme,<br />

aussi bien politique que scientifique <strong>et</strong> idéologique, mis à part pour le<br />

moment l'orientalisme des pays socialistes qui sera abordé plus loin,<br />

nous pouvons constater les invariantes <strong>et</strong> les postulats qui donnent à<br />

ces différents discours leur unité <strong>et</strong> leur cohérence, à partir d'une<br />

problématique centrale qui s'est constituée dans <strong>et</strong> par le discours<br />

orientaliste à partir de l'intensification des contacts de la pensée<br />

occidentale avec l'Islam au courant du XIXe siècle, avec l'établissement<br />

de la domination occidentale. C<strong>et</strong>te problématique centrale peut être<br />

dégagée du concept de «Renaissance» repris de la pensée occidentale du<br />

XVe siècle, <strong>et</strong> inséré par le discours orientaliste dans l'histoire de 1a<br />

pensée arabe contemporaine qui aurait commencé avec l'arrivée de<br />

Bonaparte en Égypte <strong>et</strong> se serait prolongée plus tard avec les<br />

mouvements d'«éveil» déclenchés par l'intelligentsia chrétienne de la<br />

Syrie <strong>et</strong> du Liban dans le sillage des missions culturelles <strong>et</strong> des écoles<br />

étrangères. Engels a bien décrit le processus de la Renaissance en<br />

Europe dans sa reprise au XVe siècle de l'antiquité grecque <strong>et</strong> arabe:<br />

«L'étude moderne de la nature - qui est seule parvenue à un<br />

développement scientifique, systématique <strong>et</strong> compl<strong>et</strong>, à l'opposé<br />

des intuitions géniales des Anciens en philosophie de la nature <strong>et</strong><br />

des découvertes arabes, extrêmement importantes, mais<br />

sporadiques <strong>et</strong> disparues pour la plupart sans résultats - c<strong>et</strong>te<br />

étude moderne de 1a nature date, comme toute l'histoire moderne,<br />

de 1a puissante époque que nous autres allemands nommons la<br />

Réforme d'après le malheur national qui est venu nous frapper en<br />

ce temps, que les Français nomment la Renaissance <strong>et</strong> les Italiens<br />

cinquecento, bien qu'aucun de ces termes n'en donne complètement<br />

l'idée. C'est l'époque qui commence avec la deuxième moitié du XVe<br />

siècle»(29).<br />

Le discours orientaliste, dans sa lecture de la pensée arabe<br />

contemporaine, se considère comme le porteur <strong>et</strong> le continuateur de<br />

c<strong>et</strong>te Renaissance dans l'histoire arabe du XIXe siècle à quatre siècles


d'intervalle. La «Nahda» arabe, provoquée par le contact avec l'Occident,<br />

aurait reproduit le même procès décrit par Engels dans le même texte:<br />

«La royauté, s'appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé la<br />

puissance de la noblesse féodale <strong>et</strong> créé les grandes monarchies,<br />

fondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquelles<br />

se sont développées les nations européennes modernes <strong>et</strong> la société<br />

bourgeoise moderne .. Dans les manuscrits sauvés de la chute de<br />

Byzance, dans les statues antiques r<strong>et</strong>irées des ruines de Rome, un<br />

monde nouveau se révélait à l'Occident étonné: l'antiquité grecque;<br />

ses formes resplendissantes dissipaient les fantômes du Moyen<br />

Age; l'Italie naissait à un épanouissement artistique insoupçonné,<br />

qui sembla un refl<strong>et</strong> de l'antiquité classique <strong>et</strong> n'a plus été r<strong>et</strong>rouvé<br />

En Italie, en France, en Allemagne, apparaissait une littérature<br />

nouvelle, la première littérature moderne; l'Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> l'Espagne<br />

connurent bientôt après leur époque littéraire classique... La<br />

dictature spirituelle de l'Église fut brisée; la majorité des peuples<br />

germaniques la rej<strong>et</strong>a directement en adoptant le protestantisme,<br />

tandis que, chez les peuples romans, une allègre libre pensée,<br />

reprise des Arabes <strong>et</strong> nourrie de la philosophie grecque<br />

fraîchement découverte, s'enracinait de plus en plus <strong>et</strong> préparait le<br />

matérialisme du XVIIIe siècle»(30).<br />

C<strong>et</strong>te description globale faite par Engels éclaircit les aspects<br />

historiques du concept de la Renaissance en tant que découverte de<br />

l'antiquité <strong>et</strong> réconciliation avec le passé refoulé tout au long du Moyen<br />

Age. Ce schéma a l'avantage de nous tracer les contours <strong>et</strong> les<br />

fondements sur lesquels s'est basé le discours orientaliste; ce discours se<br />

considère comme le continuateur <strong>et</strong> le propagateur légal de c<strong>et</strong>te<br />

Renaissance, <strong>et</strong> se définit lui-même en tant que moment inaugural de 1a<br />

période de perfection, de la Renaissance (Nahda) arabe. en eff<strong>et</strong>, ce<br />

contact effectué au XIXe siècle entre l'Occident - héritier de la<br />

Renaissance <strong>et</strong> des lumières - <strong>et</strong> l'Orient islamique plongé dans les<br />

ténèbres du Moyen Age <strong>et</strong> de la décadence (Inhitât) - ce contact r<strong>et</strong>race,<br />

par la même occasion, 1a division classique en trois époques: l'antiquité,<br />

le Moyen Age <strong>et</strong> la Renaissance, où tout dépend de l'antiquité qui<br />

constitue le tronc commun, l'origine unique de toutes les civilisations<br />

humaines; c<strong>et</strong>te antiquité est fondée sur le modèle unique <strong>et</strong> unificateur<br />

du «Miracle grec». Ainsi tout le monde était grec au départ, l'Occident


aussi bien que l'Orient, mais à des degrés différents. Et si les Arabes ont<br />

dégénéré, si leur histoire s'est arrêtée, c'est parce qu'ils ont cessé, à un<br />

moment donné d'être grecs, parce qu'ils ont perdu les traces du modèle<br />

initial qu'ils ont eu l'avantage de propager à un moment donné de<br />

l'histoire:<br />

«Je persiste à croire, disait Ernest Renan, qu'aucun grand parti<br />

dogmatique n'a présidé à la création de c<strong>et</strong>te philosophie (arabe).<br />

Les Arabes ne firent qu'adopter l'ensemble de l'encyclopédie<br />

grecque telle que le monde entier l'avait acceptée vers le VIIe <strong>et</strong> le<br />

VIIIe Siècle. La science grecque jouait à c<strong>et</strong>te époque chez les<br />

Syriens, les Nabatéens, les Harraniens, les Perses Sassanides un rôle<br />

fort analogue à celui que la science européenne joue en Orient<br />

depuis un demi-siècle»(30).<br />

Mais l'argumentation ne reste pas limitée au seul cadre de 1a<br />

raison <strong>et</strong> de l'objectivité, elle annonce sa couleur raciste:<br />

«Ce n'est pas à la race sémitique que nous devons demander des<br />

leçons de philosophie. Par une étrange destinée, c<strong>et</strong>te race, qui a su<br />

imprimer à ses créations religieuses un si haut caractère de<br />

puissance, n'a pas produit le plus p<strong>et</strong>it essai de philosophie qui lui<br />

soit propre. La philosophie, chez les Sémites, n'a jamais été qu'un<br />

emprunt purement extérieur <strong>et</strong> sans grande fécondité, une<br />

imitation de la philosophie grecque»(31).<br />

Parler de la philosophie grecque en général peut laisser la porte<br />

ouverte à des éléments perturbateurs, il lui fallait donc préciser que:<br />

«Tout ce que l'Orient sémitique, tout ce que le Moyen Age ont eu<br />

de philosophie proprement dite, ils le doivent à la Grèce. Si donc il<br />

s'agissait de choisir dans le passé une autorité philosophique, la<br />

Grèce seule aurait le droit de nous donner des leçons; non pas c<strong>et</strong>te<br />

Grèce d'Égypte <strong>et</strong> de Syrie, altérée par le mélange d'éléments<br />

barbares, mais la Grèce originale <strong>et</strong> sincère dans son expression,<br />

pure <strong>et</strong> classique»(32).<br />

La décadence de l'Islam consiste dans le fait que son présent est en<br />

coupure avec son passé grec, par le biais duquel il participait à la


civilisation; l'orientaliste, dans sa lecture de l'histoire de la pansée<br />

arabe, stimule deux mouvements complémentaires:<br />

1 - réconcilier 1a pensée arabe avec son passé grec rénové par le biais<br />

de l'Occident afin de sortir c<strong>et</strong>te pensée de l'époque de décadence<br />

où elle plongeait vers l'époque des lumières, c'est la répétition du<br />

même mouvement effectué en Europe au XVe siècle <strong>et</strong> décrit par<br />

Engels.<br />

2 - briser la domination du dogme de l'Islam qui se défendait contre les<br />

influences étrangères, afin de donner à c<strong>et</strong>te société l'accès au<br />

progrès <strong>et</strong> à la rationalité universelle. C'est ainsi que l'Occident ne<br />

s'est pas présenté au XIXe siècle comme présent en coupure avec le<br />

passé révolu de l'Islam, mais il s'est présenté en tant que parrain<br />

cautionnant notre réconciliation avec l'Islam du passé, <strong>et</strong> pas<br />

n'importe quel passé, mais le passé grec qui avait ses<br />

prolongements au sein de l'Islam par le biais des philosophes -<br />

Falasifa -; c<strong>et</strong>te réconciliation, l'Occident l'a déjà faite pour son<br />

propre compte à l'époque de la Renaissance, il se charge de le<br />

répéter pour nous après la rupture causée par le mauvais Islam<br />

celui de Ghazali <strong>et</strong> des partis de dogme.<br />

C'est à partir de ce lieu où loge le discours orientaliste qu'il lui sera<br />

possible de définir le point de départ <strong>et</strong> le moment inaugural dans notre<br />

pensée politique contemporaine, <strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre sur pied une règle de<br />

classification lui perm<strong>et</strong>tant de désigner les courants de la pensée arabe<br />

<strong>et</strong> de périodiser les étapes traversées par c<strong>et</strong>te pensée depuis le<br />

«début» de la renaissance. C'est le vainqueur qui dispose du droit de<br />

nommer le vaincu, <strong>et</strong> au coeur de la lutte pour la nomination émerge<br />

l'Islam.<br />

La classification orientaliste de la pensée arabe contemporaine part<br />

donc du concept central de 1a «Nahda» - Renaissance - pour faire la<br />

distinction entre les différents courants intellectuels; c<strong>et</strong>te démarcation<br />

suppose un modèle de référence - un certain Occident - qui voit dans le<br />

présent du colonisé les traces de son passé révolu en deçà du présent


occidental, mais évoluant certainement dans le sens du modèle; c'est<br />

ainsi que c<strong>et</strong> orientalisme européo-centrique trace une ligne de<br />

démarcation entre l'ancien <strong>et</strong> le nouveau, l'ancien est représenté par<br />

tout le patrimoine traditionnel du vaincu, tandis que le nouveau relève<br />

de la civilisation occidentale <strong>et</strong> de ses principes universels. C'est à partir<br />

de c<strong>et</strong>te démarcation qu'on a tracé le schéma généalogique de la pensée<br />

arabe contemporaine en faisant la distinction entre conservatisme <strong>et</strong><br />

libéralisme dans les courants de pensée, <strong>et</strong> la périodisation adéquate<br />

commençant au XIXe siècle.<br />

2 - L'ombre de l'orientaliste ou répétition <strong>et</strong> réaction .<br />

Avec la pénétration capitaliste au sein de l'empire ottoman, <strong>et</strong> la<br />

distinction que ce capitalisme a provoquée dans l'ancienne structure, la<br />

couche des intellectuels a été transformée sous l'égide de la domination<br />

étrangère qui s'installait. Le vieux type d'intellectuel traditionnel était<br />

l'élément organisateur dans la société civile dont la structure était basée<br />

essentiellement sur l'agriculture. Pour organiser l'État dans son rapport<br />

avec le nouveau pouvoir en vue, le vainqueur occidental, disposant de<br />

l'appareil de pouvoir de l'orientalisme, éduquait un type particulier<br />

d'intellectuel moderne organiquement lié à c<strong>et</strong> appareil orientaliste du<br />

nouveau pouvoir qui s'installe. Ce rapport orientaliste/intellectuel<br />

indigène, nous en avons un modèle proche tracé par Claude Lévi-Strauss<br />

dans ses «Tristes Tropiques» où - dans la «leçon d'écriture» - le chef<br />

nambikwara apprend l'écriture de l'<strong>et</strong>hnographe, il l'apprend d'abord<br />

sans comprendre, il comprend sa fonction d'asservissement avant de<br />

comprendre son fonctionnement accessoire de communication, de<br />

signification, de tradition d'un signifié:<br />

«On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire; mais ils ne<br />

dessinent pas davantage, à l'exception de quelques pointillés ou<br />

zigzags sur leurs calebasses. Comme chez les caduveo, je distribuais<br />

pourtant des feuilles de papier <strong>et</strong> des crayons dont ils ne firent rien<br />

au début; puis un jour, je les vis tous occupés à tracer sur le papier<br />

des lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire? je<br />

dus me rendre à l'évidence: ils écrivaient, ou plus exactement,<br />

cherchaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul


qu'ils pussent alors concevoir, car je n'avais pas encore essayé de<br />

les distraire par mes dessins. Pour la plupart, l'effort s'arrêtait 1à;<br />

mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait<br />

compris la fonction de l'écriture(33).<br />

Il fait tout seul la découverte de la fonction de l'écriture comme<br />

rapport de pouvoir <strong>et</strong> de domination:<br />

«Aussi m'a-t-il réclamé un bloc-notes <strong>et</strong> nous sommes pareillement<br />

équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique<br />

pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace<br />

sur son papier des lignes sinueuses <strong>et</strong> me Les présente, comme si je<br />

devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie<br />

chaque fois que sa main achève une ligne, il l'examine<br />

anxieusement, comme si la signification devait en jaillir, <strong>et</strong> la même<br />

désillusion se peint sur son visage. Mais il n'en convient pas; <strong>et</strong> il<br />

est tacitement entendu, entre nous, que son grimoire possède un<br />

sens que je feins de déchiffrer, le commentaire verbal suit presque<br />

immédiatement, <strong>et</strong> je me dispense de réclamer les éclaircissements<br />

nécessaires»(34).<br />

A partir de c<strong>et</strong>te découverte, il trouve directement le moyen d'en<br />

profiter pour consolider sa position au sein de la tribu, en tant que<br />

médiateur entre ce pouvoir <strong>et</strong> les siens:<br />

«0r à peine avait-il rassemblé tout son monde qu'il tira d'une hotte<br />

un papier couvert de lignes tortillées qu'il fit semblant de lire où il<br />

cherchait, avec une hésitation affectée, la liste des obj<strong>et</strong>s que je<br />

devais donner en r<strong>et</strong>our des cadeaux offerts: à celui-ci un arc <strong>et</strong> des<br />

flèches, un sabre d'abattis! à tel autre, des perles! pour ses colliers...<br />

C<strong>et</strong>te comédie se prolongea pendant deux heures. Qu'espérait-il? Se<br />

tromper lui-même, peut-être; mais plutôt étonner ses compagnons,<br />

les persuader que les marchandises passaient par son<br />

intermédiaire, qu'il avait obtenu l'alliance du blanc <strong>et</strong> qu'il<br />

participait de ses secr<strong>et</strong>s»(35).<br />

C'est la meilleure description du genre de rapport qui se maintient<br />

entre la domination étrangère <strong>et</strong> l'intellectuel indigène; même s'il était<br />

question ici d'un genre particulier d'intellectuel local: le chef<br />

Nambikwara qui représentait le pouvoir sur place avant l'arrivée de


l'homme blanc, il s'agit donc ici de renforcer un pouvoir établi<br />

moyennant le savoir du vainqueur <strong>et</strong> participant de ses secr<strong>et</strong>s; tandis<br />

que le pouvoir étranger ne se contente pas de renforcer l'intellectuel<br />

traditionnel mais cherche à former un nouveau type d'intellectuel que<br />

représente par son savoir le pouvoir du vainqueur auprès des vaincus.<br />

Nous aurons l'occasion, par la suite de faire une analyse détaillée du<br />

rapport orientaliste/intellectuel indigène, dans ses modalités<br />

historiques; notre préoccupation porte, pour l'instant, sur le discours de<br />

c<strong>et</strong> intellectuel ainsi que sur la lecture de la pensée arabe<br />

contemporaine. Dans la même optique taxinomique de l'orientalisme<br />

traitant des courants de 1a pensée arabe contemporaine, nous trouvons<br />

une multitude de classifications de ces courants faites par des<br />

intellectuels arabes en se basant sur les mêmes postulats du discours<br />

orientaliste en ce qui concerne le point de départ de la contemporanéité<br />

dans notre pensée: le concept de la Nahda - Renaissance - qui suppose<br />

une rupture entre le présent arabe <strong>et</strong> son passé grec, rupture qu'on<br />

appelle décadence; ce modèle généalogique reproduit la même<br />

périodisation: antiquité grecque reproduite par l'Islam des falasifa<br />

(philosophes): les quatre premiers siècles de l'Islam ---> décadence ou<br />

rupture avec le «miracle grec» se prolongeant jusqu'au XIXe siècle ---><br />

Nahda (Renaissance) ou réconciliation avec ce passé grec comme<br />

reproduction tardive de la renaissance européenne; c'est ce modèle de<br />

périodisation qui situe le lieu à partir duquel l'intellectuel arabe<br />

repense les courants de la pensée arabe <strong>et</strong> fait sa classification à<br />

l'intérieur du cadre tracé par l'appareil orientaliste.<br />

C<strong>et</strong>te problématique de Référence, on la r<strong>et</strong>rouve à la base de la<br />

plupart des classifications faites par les intellectuels arabes, que ce soit<br />

en ce qui concerne la pensée islamique dans sa relation avec la<br />

philosophie grecque, ou bien la pensée arabe de la Nahda dans sa<br />

relation avec la pensée occidentale contemporaine:<br />

«L'éveil de la pensée, - disait Abdel Rahman Badawi -, aussi bien<br />

théologique que philosophique, est étroitement lié à la diffusion, au<br />

pays d'Islam, de la pensée grecque. A partir de la deuxième moitié<br />

du VIlIe siècle, les traductions se succèdent à un rythme toujours<br />

plus accéléré»(36).


C'est 1a version répandue dans presque tous les livres académiques<br />

traitant de la philosophie islamique; ils commencent tous par un<br />

chapitre sur «les sources» de la philosophie islamique, où figure la<br />

philosophie grecque comme étant l'origine des .origines. Au moins Hegel<br />

était plus nuancé à c<strong>et</strong> égard.<br />

«L'histoire universelle va de l'Est à l'Ouest, car l'Europe est<br />

véritablement le terme, <strong>et</strong> l'Asie le commencement de c<strong>et</strong>te<br />

histoire. Pour l'histoire universelle il existe un Est puisque l'Est est<br />

en soi quelque chose de tout relatif».<br />

«Mais ce qui fait que nous sommes en terre natale chez les Grecs,<br />

c'est que nous découvrons qu'ils ont fait de leur monde leur patrie<br />

... Ils ont certes plus ou moins reçu les rudiments de leur religion,<br />

de leur culture, de leur consensus social, d'Asie, de Syrie <strong>et</strong><br />

d'Égypte; mais ils ont effacé, transformé, élaboré, bouleversé ce que<br />

c<strong>et</strong>te origine avait d'étranger, ils l'ont à ce point métamorphosée,<br />

que ce qu'ils en ont comme nous apprécié, reconnu <strong>et</strong> aimé, est<br />

essentiellement leur(37).<br />

C'est pourquoi dans l'histoire de la vie grecque, on peut <strong>et</strong> on doit<br />

certes revenir en arrière, mais on peut tout aussi bien se passer de ce<br />

r<strong>et</strong>our... car leur développement spirituel n'a besoin d'un élément reçu,<br />

d'un élément étranger, qu'à titre de matière dont le choc lui donne<br />

l'impulsion.<br />

C<strong>et</strong>te représentation de la pensée islamique, dans son rapport avec<br />

la philosophale grecque, dégage les postulats sur lesquels va être fondé<br />

la généalogie de la pensée arabe contemporaine dans sa relation avec la<br />

pensée occidentale. Ce modèle généalogique constitue 1a toile de fond<br />

des lectures «modernistes» faites par les intellectuels arabes:<br />

«This is not a general history - disait Albert Hourani - of modern<br />

arabic Thought. It is a study of that stream of political and social<br />

thought wiich began when, in the first half of the nin<strong>et</strong>eenth<br />

century, educated men in the arabic-speaking countries became<br />

aware of the ideas and indtitutions of modern Europe, and. in the<br />

second, started to feel its power. In order to revive the forces of


their own soci<strong>et</strong>y, what should they and what could they take from<br />

the West? Once they began to borrow, in what sense would they<br />

remain Arabs and Muslims? I have tried to show how such<br />

questions became, articulate and some of the answers given to<br />

them. I have not tried to include everything but to select what best<br />

seemed to illustrate my theme: I have dealt more fully with early<br />

than with later formulations, more with what was written in Cairo<br />

and Beirut, the centres of Arabic thought, than elsewhere. I have<br />

laid my main emphasis on the writings of a small number of<br />

thinkers who seemed to me more whorth studiing than the others,<br />

and tried to give enough d<strong>et</strong>ails of their lives and the world in<br />

which they lived to make clear why they posed their problems in<br />

the way they did»(38).<br />

On r<strong>et</strong>rouve 1à, dans le proj<strong>et</strong> de lecture globale de la pensée arabe<br />

contemporaine de 1<strong>79</strong>8 à 1939, le même modèle orientaliste de lecture<br />

qui prend comme point de départ de 1a contemporanéité la découverte<br />

de l'Occident par l'intellectuel arabe du XIXe siècle, découverte qui<br />

coïncide avec la Nahda - Renaissance - arabe, période inaugurale traçant<br />

les limites entre l'ancien <strong>et</strong> le nouveau, le sous-développement <strong>et</strong> le<br />

progrès, l'Islam <strong>et</strong> 1a science, la décadence <strong>et</strong> l'éveil. C<strong>et</strong>te période<br />

inaugurale suscitée par l'autre (l'Occident) reproduit la périodisation<br />

déjà évoquée: le contact des arabes avec la pensée occidentale au XIXe<br />

siècle n'était pas le premier qu'ils ont effectué dans l'histoire; il leur est<br />

déjà arrivé au courant des quatre premiers siècles de l'Hégire, de<br />

connaître les sources de 1a pensée occidentale, à travers la traduction<br />

des oeuvres grecques dans les domaines de la science, la littérature <strong>et</strong> la<br />

philosophie.<br />

C<strong>et</strong>te traduction du modèle grec leur a donné la primauté, dans les<br />

différents domaines de la pensée, sur le reste du monde; primauté qu'ils<br />

ont perdue par la suite à cause de la rupture que l'histoire islamique a<br />

effectué avec le passé grec, <strong>et</strong> qui est due à des raisons politiques,<br />

économiques <strong>et</strong> religieuses. Ce contact avec l'antiquité grecque a été<br />

rentamé c<strong>et</strong>te fois-ci sous l'égide de la domination coloniale européenne;<br />

l'Europe aurait dépassé le monde islamique dans les différents<br />

domaines de la pensée - s'étant réconciliée avec l'antiquité grecque au<br />

XVe siècle - au moment où les Arabes vivaient dans un monde clos, <strong>et</strong>


leur activité culturelle consistait à reproduire, sans créativité, l'ancien<br />

patrimoine. Leur nouveau contact avec l'Occident leur a permis de<br />

connaître, avec leur grand étonnement, les acquis de la pensée<br />

occidentale dans tous les domaines; c<strong>et</strong> étonnement, mêlé d'un<br />

sentiment d'infériorité, les incita à saisir ces nouveautés <strong>et</strong> à les<br />

assimiler. Certains intellectuels arabes n'hésitèrent pas à adopter la<br />

pensée occidentale <strong>et</strong> ses acquis sur les plans théorique, philosophique,<br />

politique <strong>et</strong> artistique; tandis que d'autres, hésitants, cherchèrent à<br />

réconcilier ces acquis scientifiques avec la tradition <strong>et</strong> la religion de<br />

l'Islam. D'autres, enfin, tournèrent le dos à ces acquis, <strong>et</strong> c'est ainsi que<br />

la typologie trilatérale de l'intellectuel arabe est née:<br />

- l'intellectuel arabe libéral, moderniste, laïque <strong>et</strong> progressiste.<br />

- l'intellectuel islamique réformateur essayant de réconcilier l'Islam<br />

avec la raison universelle.<br />

- l'intellectuel traditionaliste se réfugiant dans le passé islamique <strong>et</strong><br />

refusant de s'adapter à l'époque moderne(39).<br />

C'est ce schéma de base, produit par le discours orientaliste sur<br />

notre histoire, qui se r<strong>et</strong>rouve, selon différentes modifications, dans<br />

d'autres classifications faites par divers intellectuels arabes pour les<br />

courants de la pensée arabe contemporaine; même si on constate une<br />

diversité <strong>et</strong> des nuances dans ces classifications, les unes dressant leur<br />

typologie des courants d'idées indépendamment de la structure socio-<br />

économique, les autres m<strong>et</strong>tant plutôt l'accent sur l'évolution sociale <strong>et</strong><br />

politique, d'autres, enfin, essayant d'appliquer une certaine sociologie<br />

culturelle sur l'évolution de l'intelligentsia arabe. C'est dans ce cadre<br />

que s'insère la tentative d'Abdallah Laroui d'établir une problématique<br />

culturaliste à même de résumer 1a pensée de 1a Nahda arabe <strong>et</strong> de<br />

classer 1a typologie <strong>et</strong> l'évolution de ses différents courants. C<strong>et</strong>te<br />

problématique peut se résumer en quatre points:<br />

1 - d'abord une définition de Soi. Mais comme toute définition est une<br />

négation, en face du moi se pose l'Autre, ou plus exactement c'est


par rapport à l'Autre que les Arabes se définissent. C<strong>et</strong> Autre est<br />

l'Occident.<br />

2 - Le deuxième point concerne les relations des Arabes avec leur passé.<br />

Quel sens donner à l'histoire arabe, longue, mal éclairée, peine de<br />

réussites <strong>et</strong> d'échec, d'ombres <strong>et</strong> de lumières? C<strong>et</strong>te question vient<br />

nécessairement à la suite de la première, car le passé est mobilisé<br />

pour donner une consistance au moi présent <strong>et</strong> lui rendre confiance<br />

dans l'avenir.<br />

3 - Le troisième point concerne la méthode, qui doit perm<strong>et</strong>tre aux<br />

Arabes de se connaître <strong>et</strong> d'agir. Méthode d'action, méthode<br />

d'analyse; il s'agit au fond d'une réflexion sur l'universalité de la<br />

raison. Y a-t-il un commun dénominateur entre tous les hommes<br />

d'aujourd'hui, particulièrement entre l'Occident <strong>et</strong> les Arabes? si<br />

oui, c'est un avenir commun qui se profile à l'horizon <strong>et</strong> qui<br />

relativise toutes les questions sur soi <strong>et</strong> le passé. restées souvent<br />

sans réponse.<br />

4 - Le quatrième point, enfin, concerne l'expression de c<strong>et</strong>te situation<br />

transitoire, pleine d'interrogation <strong>et</strong> de doute. Comment acquérir<br />

une forme artistique ou littéraire, capable d'exprimer d'une<br />

manière adéquate, donc valable universellement, l'étape que nous<br />

vivons à l'heure actuelle.<br />

Utilisant une image, on pourrait dire que les Arabes sont depuis<br />

trois quart de siècle à la recherche de quelque chose: d'eux-mêmes, de<br />

leur passé, d'une raison universelle, d'une expression adéquate.<br />

Usant d'une formulation abstraite, disons plutôt que la<br />

problématique arabe se ramène aux notions de:<br />

a - authenticité.<br />

b - continuité.


c - universalité<br />

d - expression(40).<br />

Les postulats de c<strong>et</strong>te problématique culturaliste mènent à une<br />

typologie des courants de la pensée arabe identique à celle qui est déjà<br />

mentionnée:<br />

«On peut distinguer dans l'idéologie arabe contemporaine trois<br />

manières principales de saisir le problème essentiel de la société<br />

arabe: l'une le situe dans la foi religieuse, l'autre dans l'organisation<br />

politique, la dernière enfin dans l'activité scientifique <strong>et</strong> technique<br />

1 - Le clerc: maintient l'opposition Occident-Orient dans le cadre de<br />

l'opposition Christianisme-Islam... Tout finalement, se résout<br />

dans les rapports de la société avec son Dieu.<br />

2 - Le politicien: l'homme nouveau, juriste <strong>et</strong> politicien, va<br />

amalgamer Rousseau <strong>et</strong> Montesquieu <strong>et</strong> comprendre la<br />

démocratie idéale à l'image de l'horlogerie anglaise.<br />

3 - Le technophile: la parole passe alors à un nouveau venu...<br />

considérant que l'Occident ne se définit ni par une religion sans<br />

superstitions, ni par un État sans despotisme, mais simplement<br />

par une force matérielle, acquise par le travail <strong>et</strong> la science<br />

appliquée»(41).<br />

Ce modèle généalogique se reproduit dans une longue série<br />

d'oeuvres traitant de l'histoire de la pensée arabe contemporaine <strong>et</strong> de<br />

sa classification, même si des nuances existent entre des oeuvres<br />

simplifiées où la lecture est élémentaire <strong>et</strong> se fait selon les «sources»<br />

européennes des auteurs arabes: comme c'est le cas de ra'if Khoury dans<br />

son livre sur «la pensée arabe moderne: influence de la révolution<br />

Française sur son orientation politique <strong>et</strong> sociale»(42), où il est question<br />

d'une comparaison <strong>et</strong> d'associations simplifiées entre les idées de<br />

quelques penseurs arabes de l'époque de la Nahda <strong>et</strong> leurs<br />

correspondants parmi les penseurs européens leur servant de maîtres-<br />

penseurs ou de précurseurs; <strong>et</strong> des oeuvres plus sophistiquées dans leur


système de référence invoquant plusieurs disciplines en cours en<br />

Occident pour aboutir à la même typologie soulevée, comme c'est le cas<br />

du Docteur Ghaly Chikry dans son livre sur «la Nahda <strong>et</strong> la chute dans la<br />

pensée égyptienne moderne»(43); le résultat est donc le même, avec des<br />

œuvres qui ne manquent pas de sérieux sur le plan de la recherche<br />

empirique appuyée par le pouvoir documentaire <strong>et</strong> archiviste comme<br />

c'est le cas du livre d'Albert Hourani sur «Arabic Thought in the liberal<br />

age 1<strong>79</strong>8-1939», déjà mentionné(44).<br />

C<strong>et</strong>te règle généalogique laisse une place à des nuances sur le plan<br />

de la périodisation des étapes de la pensée arabe, nuances donnant la<br />

primauté à certaines régions ou à certaines périodes plus qu'à d'autres,<br />

comme c'est le cas du provincialisme libanais développé d'une façon<br />

simplifiée par Gibran Mass'oud dans son livre sur «Le Liban <strong>et</strong> la Nahda<br />

arabe Moderne»:<br />

Les chercheurs considèrent souvent la Nahda comme ayant débuté<br />

au courant du XIXe siècle, sans se préoccuper de la période antérieure,<br />

sous prétexte que les signes de la Nahda ne se sont manifestés qu'à<br />

c<strong>et</strong>te époque. Malgré le bien fondé de c<strong>et</strong> argument, comment peut-on<br />

concevoir la Nahda sans antécédents ni fondements dans la période<br />

précédente? il est donc normal de chercher les sources de la Nahda au<br />

sein même de la période dite de décadence qui a vu naître les premiers<br />

germes de c<strong>et</strong>te renaissance..<br />

«L'époque de la décadence n'a pas connu de mouvements culturels<br />

distingués, mais les fondements de la Nahda s'étaient déjà établis<br />

au Liban dès c<strong>et</strong>te époque, où les missions religieuses se<br />

précipitèrent systématiquement du temps de Fakhr Al-Dine,<br />

portant avec elles 1a science à côté de la propagande religieuse. La<br />

première imprimerie fondée au Liban remonte à 1610; les écoles y<br />

ont connu un certain essor même à l'époque des Mamâlyks; en<br />

dépit du déclin des écoles sous les Ottomans, les missions ont<br />

permis aux Libanais de connaître les écoles de l'Occident surtout<br />

«l'école maronite de Rome»... La Providence a doté 1e Liban de<br />

certains princes qui ont pris la renaissance en charge, à la tête de<br />

ces princes figurait Fakhr Al-Dine II qui s'est aperçu de l'ignorance


totale régnant dans son pays <strong>et</strong> s'est r<strong>et</strong>ourné vers la lumière<br />

surgissant de l'Europe pour y puiser 1a connaissance»(45).<br />

A part les quelques nuances dans la périodisation, se rapportant à<br />

la définition du moment inaugural de la Nahda, ce discours présente<br />

l'avantage d'expliciter, d'une façon claire <strong>et</strong> simplifiée, le modèle<br />

généalogique déjà décrit, sans avoir recours à tout un arsenal de<br />

connaissances encyclopédiques, commençant par la dialectique de Fichte<br />

<strong>et</strong> celle de Hegel, pour aboutir à Ferdinand de Saussure <strong>et</strong> à Roland<br />

Barthes.<br />

Ces deux discours déjà décrits: celui de l'orientaliste <strong>et</strong> celui de<br />

l'intellectuel arabe moderne dans sa tentative de s'identifier à<br />

l'orientaliste, se basent tous deux sur la classification qu'ils font de<br />

l'histoire de notre conscience de soi (arabe) dans sa relation avec la<br />

conscience d'autrui (l'Occident); c<strong>et</strong>te problématique trouve ses<br />

fondements théoriques chez Hegel dans sa dialectique du maître <strong>et</strong> de<br />

l'esclave.<br />

Selon Hegel, l'homme est conscience de soi. Il est conscient de soi,<br />

conscient de sa réalité <strong>et</strong> de sa dignité humaines, <strong>et</strong> c'est en ceci qu'il<br />

diffère essentiellement de l'animal qui ne dépasse pas le niveau du<br />

simple sentiment de soi. L'homme prend conscience de soi au moment<br />

où - pour la première fois - il dit: Moi. Comprendre l'homme par la<br />

compréhension de son origine, c'est donc comprendre l'origine du Moi<br />

révélé par la parole. C'est le désir (conscient) d'un être qui constitue c<strong>et</strong><br />

être en tant que Moi. Étant née du désir, l'action tend à le satisfaire, <strong>et</strong><br />

elle ne peut le faire que par la négation, la destruction ou tout au moins<br />

la transformation de l'obj<strong>et</strong> désiré.<br />

Pour qu'il y ait conscience de soi, il faut que le désir porte sur un<br />

obj<strong>et</strong> non naturel. Or la seule chose qui dépasse ce réel donné est le<br />

désir lui-même. Le désir humain doit donc porter sur un autre désir; <strong>et</strong><br />

l'histoire humaine est l'histoire des désirs désirés. L'homme ne<br />

«s'avère» être humain que s'il risque sa vie (animale) en fonction de son<br />

désir humain. C'est pourquoi, parler de l'origine de la conscience de soi,


c'est nécessairement parler du risque de la vie (en vue d'un but<br />

essentiellement non vital). Or désirer un désir c'est vouloir se substituer<br />

soi-même à la valeur désirée par ce désir; c'est désirer que la valeur<br />

que je représente soit la valeur désirée par c<strong>et</strong> autre: je veux qu'il me<br />

«reconnaisse» comme valeur autonome.<br />

Parler de l'origine de la conscience de soi, c'est donc nécessairement<br />

parler d'une lutte à mort en vue de 1a «reconnaissance». Pour que la<br />

réalité humaine puisse se constituer en tant que réalité «reconnue», il<br />

faut que les deux adversaires restent en vie après la lutte. L'un, sans y<br />

être aucunement «prédestiné», doit avoir peur de l'autre, doit céder à<br />

l'autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la satisfaction de son<br />

désir de «reconnaissance». Il doit abandonner son désir <strong>et</strong> satisfaire le<br />

désir de l'autre: il doit le «reconnaître» sans être «reconnu» par lui. Or,<br />

le «reconnaître» ainsi, c'est le «reconnaître» comme son maître <strong>et</strong> se<br />

reconnaître <strong>et</strong> se faire reconnaître comme Esclave du Maître(46).<br />

Autrement dit, à son état naissant, l'homme n'est jamais homme<br />

tout court. Il est toujours nécessairement <strong>et</strong> essentiellement, soit maître,<br />

soit esclave. C'est pourquoi, parler de l'origine de 1a conscience de soi,<br />

c'est nécessairement parler de l'autonomie <strong>et</strong> de la dépendance de la<br />

conscience de soi, de la maîtrise <strong>et</strong> de 1a servitude.<br />

Ce concept pur de reconnaissance, c'est-à-dire du redoublement de<br />

la conscience de soi à l'intérieur de son unité, doit être aussi considéré<br />

dans l'aspect sous lequel son évolution apparaît à la conscience de soi.<br />

C'est-à-dire non pas au philosophe qui en parle, mais à l'homme<br />

conscient de soi qui reconnaît un autre homme ou se fait reconnaître<br />

par lui(47).<br />

Lorsque deux «premiers» hommes s'affrontent pour la première<br />

fois, l'un ne voit dans l'autre qu'un animal, d'ailleurs dangereux <strong>et</strong><br />

hostile, qu'il s'agit de détruire, <strong>et</strong> non pas un être conscient de soi<br />

représentant une valeur autonome. L'homme, pour être vraiment<br />

«homme» <strong>et</strong> se savoir tel, doit donc imposer l'idée qu'il se fait de lui-<br />

même à d'autres que lui; il doit se faire reconnaître par les autres; ou


ien encore, il doit transformer le monde (naturel <strong>et</strong> humain) où il n'est<br />

pas reconnu, en un monde où c<strong>et</strong>te reconnaissance s'opère. C<strong>et</strong>te<br />

transformation du monde hostile à un proj<strong>et</strong> humain en un monde qui<br />

est en accord avec ce proj<strong>et</strong>, s'appelle «action», «activité»(48).<br />

L'homme n'est humain que dans la mesure où il peut s'imposer à<br />

un autre homme, se faire reconnaître par lui dans une lutte à mort. Si<br />

l'un des deux adversaires reste en vie mais tue l'autre, il ne peut plus<br />

être reconnu par lui; le vaincu mort ne reconnaît pas la victoire du<br />

vainqueur, Il ne sert donc à rien à l'homme de 1a lutte de tuer son<br />

adversaire. Il doit le supprimer «dialectiquement», c'est-à-dire qu'il doit<br />

lui laisser 1a vie <strong>et</strong> la conscience <strong>et</strong> ne détruire que son autonomie. Il ne<br />

doit le supprimer qu'en tant qu'opposé à lui <strong>et</strong> agissant contre lui.<br />

autrement dit il doit l'asservir. Par c<strong>et</strong>te expérience sont posées : une<br />

conscience de soi pure (ou abstraite, ayant fait abstraction de la vie<br />

animale par le risque de la lutte - le vainqueur) <strong>et</strong> une conscience qui<br />

(étant en fait un cadavre vivant - le vaincu épargné) existe comme<br />

choséité. Celle-là est le maître, celle-ci l'esclave. C<strong>et</strong> esclave est<br />

l'adversaire vaincu, qui n'est pas allé jusqu'au bout dans le risque da la<br />

vie, qui n'a pas adopté le principe des maîtres: vaincre ou mourir. Il a<br />

accepté la vie accordée par un autre. Il dépend donc de c<strong>et</strong> autre. Il a<br />

préféré l'esclavage à la mort, <strong>et</strong> c'est pourquoi, en restant en vie, il vit<br />

en esclave(49).<br />

Pour l'esclave, 1a chose est autonome; il ne fait que la transformer<br />

par le travail, il la prépare pour la consommation, mais il ne la<br />

consomme pas lui-même. Tout l'effort étant fait par l'esclave, le maître<br />

n'a plus qu'à jouir de la chose que l'esclave a préparée pour lui, <strong>et</strong> de la<br />

«nier», de la détruire en la «consommant». C'est donc uniquement grâce<br />

au travail d'un autre (de son esclave) que le maître est libre vis-à-vis<br />

de la nature <strong>et</strong>, par conséquent, satisfait de lui-même.<br />

Le rapport entre maître <strong>et</strong> esclave n'est donc pas une<br />

reconnaissance proprement dite. Le maître est reconnu comme tel par<br />

quelqu'un qu'il ne reconnaît pas. C'est 1à le tragique de sa situation car<br />

il ne peut être satisfait que par la reconnaissance de la part de celui


qu'il reconnaît être digne de le reconnaître. Il est reconnu par une<br />

«chose». Le maître a donc fait fausse route <strong>et</strong> n'a pas satisfait son désir.<br />

C'est ainsi que l'homme intégral, absolument libre <strong>et</strong> satisfait sera<br />

l'esclave qui a supprimé sa servitude. Si la maîtrise oisive est une<br />

impasse, la servitude laborieuse est, au contraire, la source de tout<br />

progrès humain, social, historique. L'Histoire est l'histoire de l'esclave<br />

travailleur(50).<br />

Le maître est donc figé dans sa maîtrise où il ne peut pas se<br />

dépasser, changer, progresser. L'esclave, par contre, n'a pas voulu être<br />

esclave. Il l'est devenu parce qu'il n'a pas voulu risquer sa vie pour être<br />

maître. Dans l'angoisse mortelle, il a compris qu'une condition donnée,<br />

fixe <strong>et</strong> stable, serait-ce celle du maître, ne peut pas épuiser l'existence<br />

humaine. Il n'y a rien de fixe en lui. Dans son être même, il est<br />

changement, transcendance, transformation, éducation(51).<br />

Le maître force l'esclave à travailler. Et en travaillant, l'esclave<br />

devient maître de la nature. Or, il n'est devenu l'esclave du maître que<br />

parce que - au prime abord - il était esclave de la nature. En devenant<br />

par le travail maître de 1a nature, le travail le libère aussi de lui-même,<br />

de sa nature d'esclave: il le libère du maître (52).<br />

Après ce bref rappel très schématique de la dialectique du maître<br />

<strong>et</strong> de l'esclave telle qu'elle est conçue par Hegel, on peut dégager les<br />

fondements implicites sur lesquels s'est basée la problématique de<br />

l'orientalisme dans sa façon de traiter l'histoire de la conscience<br />

politique arabe, ainsi que dans sa façon de se donner le droit de<br />

nommer, de classer <strong>et</strong> de périodiser la pensée arabe contemporaine; le<br />

discours orientaliste est, dans c<strong>et</strong>te optique, synonyme du maître<br />

«reconnu» en tant que tel par les intellectuels arabes, au même titre<br />

qu'est reconnue la maîtrise de l'Occident vainqueur par le colonisé arabe<br />

vaincu. Ce schéma hégélien clarifie en même temps la position de<br />

l'intellectuel arabe moderne «vaincu», la position de sa défaite vis-à-vis<br />

de l'autre; c<strong>et</strong>te défaite porte le nom de «décadence» de notre histoire,<br />

car, en dehors de l'histoire du Maître, la «reconnaissance» de la défaite -<br />

décadence comme fondement de périodisation de la renaissance - n'est


que l'indice chez l'intellectuel arabe de la reconnaissance de sa<br />

servitude vis-à-vis du maître occidental, <strong>et</strong> le signe d'acceptation de la<br />

nomination de l'orientaliste <strong>et</strong> de sa classification; c<strong>et</strong>te classification est<br />

basée essentiellement comme on l'a vu, sur la relation Occident-Orient,<br />

Renaissance-Décadence, Maître-Esclave, Orientaliste-Intellectuel arabe...<br />

Chapitre deuxième<br />

Ni<strong>et</strong>zsche ou l'intellectuel islamiste traditionnel.<br />

A l'opposé de c<strong>et</strong>te problématique, on tombe sur une autre lecture<br />

de l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine c<strong>et</strong>te lecture<br />

est critique vis-à-vis des deux lectures précédentes: celle de<br />

l'orientaliste <strong>et</strong> celle de l'intellectuel arabe moderne; elle les considère<br />

toutes deux comme se rapportant à la même problématique; elle réfute<br />

leurs fondements théoriques pour m<strong>et</strong>tre en ordre <strong>et</strong> périodiser les<br />

courants <strong>et</strong> les étapes de la pensée politique arabe; c<strong>et</strong>te lecture<br />

«islamique» refuse le postulat de la défaite du Moi arabe, <strong>et</strong> insiste sur<br />

1a continuité entre ce Moi <strong>et</strong> son passé islamique, continuité nécessaire<br />

pour consolider la cohésion interne <strong>et</strong> dont il faut tenir compte surtout<br />

dans les périodes de désintégration afin de s'attaquer au problème<br />

central: celui de la domination étrangère, surtout sur le plan culturel.<br />

C<strong>et</strong>te lecture islamique considère que la politique coloniale en Orient<br />

islamique avait comme objectif principal de saper les fondements de<br />

l'Islam, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur.<br />

De l'intérieur: Certains penseurs musulmans prêchèrent la réforme<br />

de l'Islam, ce qui veut dire adm<strong>et</strong>tre la domination étrangère <strong>et</strong> lui<br />

donner des assises idéologiques parmi les musulmans; en d'autres<br />

termes, ce mouvement de Réforme ne s'opposait pas à la domination<br />

étrangère. C<strong>et</strong>te tendance réformiste est représentée par deux<br />

mouvements: celui de qadyanyya <strong>et</strong> d'ahmadyya en Inde, <strong>et</strong> celui de<br />

Sayyed Ahmad Khân <strong>et</strong> de Mirza Ghoulam Ahmad, en Inde également,<br />

<strong>et</strong> elle essaie de formuler l'islam en l'adaptant aux nouvelles données de<br />

l'Occident sur des plans différents. Ce mouvement a été critiqué par


Jamal Al-Dine Al-Afghany, ainsi que par le Cheikh Mouhammad<br />

Abdou(l).<br />

De l'extérieur: Certains penseurs, parmi les minorités religieuses, se<br />

sont employés à m<strong>et</strong>tre en relief les conflits doctrinaires, <strong>et</strong> à leur<br />

accorder une primauté au détriment de la cohésion interne; ils<br />

insistèrent sur les contradictions <strong>et</strong> les lacunes entre les confessions <strong>et</strong><br />

les peuples de l'Islam, du point de vue chou'oubyya - minoritaire -,<br />

géographique ou autre, tout en formulant l'Islam de façon à obtenir<br />

l'approbation de l'Occident qui était tenu en haute considération par son<br />

système de valeurs, ainsi que par sa philosophie aussi bien politique<br />

qu'individuelle.<br />

En face de ces deux mouvements, émerge une tendance visant à<br />

résister contre le colonialisme occidental à partir de l'Islam; ce courant<br />

appelé le courant d'Al-Yaqza - Éveil - arabe <strong>et</strong> musulman, est né au<br />

courant du XVIIIe siècle. Ce courant de l'Éveil se considère comme le<br />

prolongement naturel de la pensée <strong>et</strong> de la culture arabe <strong>et</strong> islamique. Il<br />

englobe des penseurs comme Jamal Al-Dine Al-Afghani, Cheikh<br />

Mouhammad Abdou, l'Imam Mouhammad Abdel-Wahab, Rif'at Al-<br />

Tahtawi, Kheir Al-Dine Al-Tounisi, Al-Sanousi, Al-Mahd, Al-Kawakibi,<br />

l'école de «al-'Ourwat al-Wouthqa, <strong>et</strong> l'école de «Al-Manâr» ainsi que les<br />

mouvements fondamentalistes - Salafyya - en Syrie <strong>et</strong> au Maghreb(2).<br />

Le courant de «l'Éveil islamique» s'est développé à 1a même<br />

période où se propageait le courant adversaire représentant la<br />

domination de la pensée occidentale; c'est la période coïncidant avec<br />

l'arrivée de Napoléon Bonaparte en Égypte <strong>et</strong> les mouvements qu'elle a<br />

suscités: les saint-simoniens, les journaux de «Al-Mouqtataf» <strong>et</strong> d'«Al-<br />

Mouqattam», des noms connus tels que Chibly Al-Chemayyel, Cromer,<br />

Dunlop, Sarrouf, Nemr, Gergy Zaydan, Farah Antoun, Salim Sarkis,<br />

Loutfy Al-Sayyed, Sa'd Zaghloul <strong>et</strong> Taha Hussein.<br />

Le courant de «l'Éveil islamique» considère tous ces noms comme<br />

faisant partie d'une même école, laquelle s'est développée sous l'égide<br />

<strong>et</strong> dans le sillage de la domination étrangère, <strong>et</strong> s'est infiltrée à travers


le mouvement de «l'Éveil islamique» qui avait déjà consolidé ses<br />

fondements dans divers domaines: réhabilitation <strong>et</strong> rénovation du<br />

patrimoine traditionnel, reprise de la jurisprudence en matière de<br />

religion <strong>et</strong> de législation, études approfondies sur la Doctrine, la<br />

littérature, l'histoire <strong>et</strong> la Tradition. Le courant de «l'Éveil islamique»<br />

considère donc que son adversaire «moderniste» qu'il traite de «cercle<br />

fermé», est le prolongement idéologique de la domination étrangère. Il<br />

l'accuse de travailler pour déchirer le mouvement de «l'Éveil» par deux<br />

voies:<br />

- Par le biais des Syriens formés dans les écoles des missions<br />

étrangères à Beyrouth, qui sont venus en Égypte se m<strong>et</strong>tre à la<br />

tête du mouvement intellectuel.<br />

- Par le biais des Égyptiens qui soutenaient 1a politique <strong>et</strong> les plans<br />

de Cromer, tels que Sa'd Zaghloul <strong>et</strong> Loutfy Al-Sayyed qui<br />

exploitaient à fond le fait d'avoir été étudiants auprès de Jamal<br />

Al-Dine Al-Afghani <strong>et</strong> du Cheikh Mouhammad Abdou pour<br />

prétendre appartenir au mouvement de «l'Éveil».<br />

C'est ainsi que le mouvement de «l'Éveil» s'est déclenché au XIXe<br />

siècle en faisant face aux arguments <strong>et</strong> prétentions du «cercle fermé»<br />

complice avec la domination étrangère; les arguments du «cercle fermé»<br />

s'appuyaient sur:<br />

1 - La philosophie matérialiste propagée par Chibly Al-Chemayyel<br />

contre la foi religieuse.<br />

2 - L'adoption du dialecte à la place de la langue prêchée par Welkox <strong>et</strong><br />

Loutfy Al-Sayyed.<br />

3 - La presse occidentale dirigée par les responsables d'Al-Ahram, Al-<br />

Mouqattam, Al-Hilal <strong>et</strong> Al-Mouqtataf.<br />

4 - Le provincialisme étroit propagé par Loutfy Al-Sayyed.


5 - Le bilinguisme de l'enseignement propagé par Sa'd Zaghloul <strong>et</strong><br />

Loutfy Al-Sayyed.<br />

6 - La falsification de l'histoire de l'Islam pratiquée par Gergy Zaydan.<br />

7 - M<strong>et</strong>tre en doute la liberté de pensée dans l'Islam Farah Antoun.<br />

8 - L'attaque de l'Islam à travers le despotisme ottoman, attaque dirigée<br />

par Cromer, Farès Nemr, Salim Sarkis, Ya'qoub Sarrouf <strong>et</strong> Loutfy Al-<br />

Sayyed.<br />

9 - Débarrasser l'enseignement de son contenu arabe <strong>et</strong> islamique<br />

Dunlop, Loutfy Al-Sayyed <strong>et</strong> Sa'd Zaghloul.<br />

10- M<strong>et</strong>tre l'arabisme en contradiction avec l'Islam <strong>et</strong> jouer les Arabes<br />

contre l'empire ottoman; les théoriciens du nationalisme arabe sont<br />

tombés dans ce piège.<br />

Les penseurs du mouvement de «l'Éveil» se sont employés à<br />

réfuter ces arguments; ils reprochèrent à leurs adversaires<br />

«modernistes» leur soumission à la domination étrangère - l'Angl<strong>et</strong>erre-<br />

<strong>et</strong> leur appartenance à des mouvements tels que: les missions<br />

étrangères, l'orientalisme, le mouvement des francs-maçons, le<br />

mouvement Pharaonique, le mouvement de propagande religieuse<br />

chrétienne. Tous ces mouvements profitèrent de la prise du pouvoir<br />

dans l'empire ottoman, par les «Unionistes», dont les rapports les liant à<br />

la franc-maçonnerie <strong>et</strong> au sionisme n'étaient pas camouflés. En plus,<br />

l'influence des missions étrangères au Liban <strong>et</strong> en Égypte se multiplia,<br />

<strong>et</strong> les bases de la domination étrangère se consolidèrent dans plusieurs<br />

domaines: prépondérance des lois européennes qui se substituèrent à la<br />

législation islamique - Al-Chari'a -, primauté des dialectes sur la langue<br />

arabe écrite; développement du provincialisme au détriment de<br />

l'appartenance islamique, expulsion de l'Islam en dehors de la société <strong>et</strong><br />

de la culture par le biais de la laïcité, prépondérance du bilinguisme<br />

aussi bien dans l'enseignement que dans la société, mise à l'écart de la<br />

mosquée <strong>et</strong> de l'université d'Al-Azhar.


Avec l'arrivée des «Unionistes» au pouvoir en Turquie en 1908, les<br />

attaques dirigées contre le mouvement de «l'Éveil» se multiplièrent sur<br />

plusieurs fronts; en Irak, Al-Zahrawy s'employa à critiquer la langue<br />

arabe, en Égypte Farah Antoun s'attaqua à la liberté de la pensée dans<br />

l'Islam, au moment où se développa une campagne contre les tentatives<br />

de ressusciter le patrimoine arabe; Taha Hussein dirigea ses critiques<br />

contre l'Islam dans sa thèse de doctorat sur Ibn Khaldoun sous la<br />

direction de Durkheim(3), au moment où se propageaient les idées de<br />

Lutfy Al-Sayyed dans «al-Jarida» à partir de 1907 <strong>et</strong> par le biais du<br />

parti de la Nation lorsque Sa'd Zaghloul s'imposait dans la vie politique.<br />

Tous ces facteurs contribuèrent à isoler l'Égypte de la nation arabe <strong>et</strong> du<br />

monde musulman; tandis que l'Angl<strong>et</strong>erre s'employa à réprimer le<br />

mouvement national dirigé par Moustafa Kamel <strong>et</strong> Mouhammad Farid<br />

qui se trouvèrent, de ce fait, dans l'obligation de quitter l'Égypte, créant<br />

ainsi un vide politique que le parti «al-Wafd» est venu remplir par la<br />

suite.<br />

A cela s'ajoute le mouvement d'occidentalisation qui se développa<br />

au Liban à partir de 1860, par le biais des missions étrangères, <strong>et</strong> se<br />

propagea en Égypte sous Al-Khidéwy Ismaël en prenant comme point<br />

d'appui la désintégration de la cohésion islamique interne provoquée<br />

par les mouvements séparatistes, lesquels ressuscitèrent un<br />

provincialisme ancien pharaonique, assyrien, babylonien, phénicien,<br />

berbère <strong>et</strong> autres(4). Ce mouvement d'occidentalisation exploita à fond<br />

le nationalisme Touranien prêché par les «Unionistes» turcs afin de<br />

saper 1a solidarité islamique liant les Arabes aux Turcs.<br />

«pour mieux situer le mouvement intellectuel du point de vue de<br />

l'évolution idéologique de l'Égypte moderne, il conviendra d'y<br />

reconnaître trois étapes distinctes:<br />

«La première correspond à la période du capitalisme naissant<br />

(l'époque des investissements) qui s'étend jusqu'à la guerre de<br />

1914 <strong>et</strong> qui est dominée intellectuellement par le mouvement de<br />

Mouhammad Abdou à caractère religieux mais au contenu de plus<br />

en plus nationaliste <strong>et</strong> politique.


«La deuxième est la période entre les deux guerres, du capitalisme<br />

en croissance, dominée intellectuellement par des écrivains tels que<br />

Al-Akkad, Taha Hussein, Al-Mazny, Toufiq Al-Hakim, Taymour,<br />

Hussein Hsykal, se réclamant notamment de Mouhammad Abdou.<br />

Elle marquera une prise de conscience n<strong>et</strong>tement politique, <strong>et</strong> sera<br />

presque exclusivement orientée vers la réalisation. des<br />

revendications nationales.<br />

«Enfin 1a troisième période, qui commence vers la fin de la<br />

deuxième guerre mondiale, sera celle du capitalisme en plein<br />

développement avec tous les problèmes <strong>et</strong> les crises qu'il entraîne:<br />

concurrence <strong>et</strong> monopoles, capital national capital international,<br />

organisation syndicale <strong>et</strong> législation sociale, <strong>et</strong>c. C<strong>et</strong>te période verra<br />

à ses débuts - c'est-à-dire dans les années 1945-46 - une prise de<br />

conscience sociale chez les jeunes intellectuels. Dans les années qui<br />

suivront, c<strong>et</strong>te prise de conscience s'étendra aux autres couches de<br />

la population, <strong>et</strong> une lutte idéologique s'engagera sur le plan<br />

littéraire entre les jeunes <strong>et</strong> leurs aînés»(5).<br />

Après la prise du pouvoir en Turquie par les «Unionistes» <strong>et</strong> leur<br />

reniement de l'Islam, <strong>et</strong> après qu'Ataturk rej<strong>et</strong>a le Califat islamique <strong>et</strong><br />

substitua les l<strong>et</strong>tres latines aux l<strong>et</strong>tres arabes dans un processus<br />

d'occidentalisation de la Turquie, le mouvement de l'«Éveil» a reçu un<br />

coup dur, <strong>et</strong> son centre d'activité s'est déplacé vers l'Égypte où il a<br />

trouvé un appui solide dans le patrimoine de la longue résistance<br />

représentée dans le monde arabe par al-Azhar en Égypte, al-Zaytouna<br />

en Tunisie l'école de la pensée islamique en Algérie dirigée par l'Imam<br />

Abdel-Hamid Ibn Badis, l'école fondamentaliste du Maroc dirigée par<br />

Mouhammad Al-Arbi Al-Alawi, l'école de Damas sous la direction de<br />

Jamal Al-Dine Al-Kasimy <strong>et</strong> Abdel-Razik Al-Bitar, l'école monothéiste de<br />

la Mecque en liaison étroite avec la mission dirigée par l'Imam<br />

Mouhammad Ben Abdel-Wahab, <strong>et</strong> enfin les deux écoles d'al-Najaf <strong>et</strong><br />

d'Al-alwasy en Iraq. Ce mouvement devait faire face, entre les deux<br />

guerres mondiales, à des défis énormes, surtout après l'établissement de<br />

la domination colonialiste française <strong>et</strong> anglaise <strong>et</strong> la naissance d'une<br />

génération d'intellectuels «modernistes» qui continuaient l'itinéraire du<br />

«cercle fermé», tels que Mahmoud Azmy, Taha Hussein, Salama Moussa<br />

Ali Abdel-Razzak, Ismaël Mazhar, Abdallah Inan; la faculté des L<strong>et</strong>tres,


le journal «al-Syasa» ainsi que 1a Revue «al-'Ousour» <strong>et</strong> 1a «Nouvelle<br />

Revue» leur servaient de tribunes sous la rubrique du «Renouveau».<br />

Ce nouveau courant traitait ses adversaires de fondamentalistes <strong>et</strong><br />

de réactionnaires; Salama Moussa, par exemple, traitait de<br />

réactionnaires <strong>et</strong> de fondamentalistes des gens comme Chakib Arslan,<br />

Mouhibb Al-Dine Al-Khatib <strong>et</strong> Rachid Rida. C<strong>et</strong>te génération<br />

d'intellectuels modernistes traitaient des suj<strong>et</strong>s divers dans tous les<br />

domaines de la pensée: minimiser <strong>et</strong> même annuler la spécificité de<br />

l'Islam, au nom de l'universalisme de la culture grecque, dont l'Islam<br />

n'est que la traduction, prêcher le provincialisme dans la littérature,<br />

critiquer le texte coranique, insister, dans l'histoire islamique, sur tous<br />

les mouvements d'opposition en Islam, ressusciter la pensée des<br />

minorités, renier le rôle de l'Islam <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ourner aux sources grecques au<br />

nom de la primauté de la Raison sur la foi, séparer la littérature de la<br />

société, s'identifier à 1a littérature occidentale tout en critiquant la<br />

littérature <strong>et</strong> la langue arabes, <strong>et</strong>c....<br />

Malgré qu'il était disciple de Taha Hussein <strong>et</strong> qu'il comptait parmi<br />

ceux qui l'ont défendu face à ceux qui critiquaient son livre sur la poésie<br />

pré-islamique, Zeki Moubarak r<strong>et</strong>raçait le cadre de c<strong>et</strong>te polémique en<br />

critiquant Louis Massignon pour avoir prêché la primauté des dialectes<br />

sur la langue écrite, <strong>et</strong> pour avoir suggéré aux Arabes de substituer les<br />

l<strong>et</strong>tres latines aux l<strong>et</strong>tres arabes:<br />

«les Français veulent aller au plus vite ; ils cherchent à en finir avec<br />

la langue arabe aussi bien qu'avec l'Islam, <strong>et</strong> pour y arriver ils<br />

cherchent à convaincre une ramassis d'orientaux que la langue<br />

arabe est devenue une langue morte, que l'Islam est incompatible<br />

avec la civilisation moderne, <strong>et</strong> qu'il n'est pas à la hauteur de<br />

l'homme moderne de s'attacher à la religion, car les religions ne<br />

sont faites que pour la populace.<br />

«Il est regr<strong>et</strong>table de constater que ceux qui propagent ces idées<br />

sont des gens que nous prenions pour vertueux <strong>et</strong> honorables. Je<br />

comprends qu'un homme puisse avoir la passion du pouvoir <strong>et</strong> de<br />

la domination mais je comprends mal comment un homme qui<br />

dépasse cinquante ans à fréquenter la langue arabe <strong>et</strong> l'Islam


puisse prétendre que la langue arabe n'est pas en mesure<br />

d'assimiler les sciences modernes. L'objectif déclaré d'un tel<br />

discours consiste à sauvegarder les intérêts de leurs suj<strong>et</strong>s dans les<br />

colonies françaises, mais leur but implicite est de détruire les<br />

traditions arabes <strong>et</strong> islamiques afin de faire prévaloir la langue des<br />

colonisateurs partisans de la science <strong>et</strong> de l'homme.<br />

«C'est ainsi qu'un orientaliste français - Louis Massignon - s'est<br />

employé à propager ces Idées parmi la Jeunesse syrienne, en<br />

déclarant que la dignité de la langue arabe implique qu'elle soit<br />

divisée en plusieurs langues comme c'était le cas de la langue<br />

latine.<br />

«Quel bonheur pour l'Orient de voir la langue arabe en train de<br />

suivre le destin de la langue latine, quelle belle amitié nous lie à c<strong>et</strong><br />

orientaliste qui souhaite à notre langue le sort de la langue des<br />

Romains, c'est-à-dire la mort.<br />

«Dans une conférence faite au Collège de France sur les l<strong>et</strong>tres<br />

arabes, c<strong>et</strong> orientaliste essaie de démontrer que la langue arabe<br />

n'est vivable qu'écrite en l<strong>et</strong>tres latines.<br />

«Ces gens disent que les Arabes dégénèrent comme les Turcs<br />

jusqu'à perdre une partie importante de l'identité de leur langue,<br />

afin de couper les liens spirituels qui nous lient à nos ancêtres, ce<br />

qui facilitera 1a tâche aux agents qui cherchent a détruire l'Orient<br />

au nom des sciences <strong>et</strong> des l<strong>et</strong>tres».<br />

Ces polémiques r<strong>et</strong>racent le cadre de la lutte idéologique qui<br />

déterminait les rapports entre ces courants. Nous avons une autre image<br />

de ce cadre de lutte idéologique, tracée par Ahmad Kamrawi à propos<br />

de la polémique suscitée par les deux livres de Taha Hussein sur: la<br />

Poésie pré-islamique «al-Chi'r al-Jahili» <strong>et</strong> la littérature pré-islamique<br />

«al-Adab al-Jahili»:<br />

Le livre «sur la littérature pré-islamique» est le même que le livre<br />

(sur la poésie pré-islamique) tant par son esprit que par son obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> sa<br />

méthode; son auteur n'a pas profité des critiques diverses <strong>et</strong> justes qui


lui ont été adressées; <strong>et</strong> rares sont les livres qui ont mérité autant de<br />

critiques.<br />

«Il est regr<strong>et</strong>table de voir l'auteur du livre ainsi que ceux qui le<br />

soutiennent, pousser la littérature sur une voie qui n'est pas la<br />

sienne, <strong>et</strong> ils l'habillent avec des vêtements français. Ils l'amènent<br />

sur la même voie sur laquelle la littérature allemande s'est perdue<br />

pendant un siècle <strong>et</strong> quelque avant d'être redressée par Heller <strong>et</strong><br />

Lessing. C<strong>et</strong>te voie sur laquelle ils poussent la littérature arabe<br />

n'est que celle consistant à être séduite par la littérature française<br />

en particulier, <strong>et</strong> par la littérature occidentale en général, alors<br />

qu'aucun rapport ne lie tout cela à l'esprit de la littérature<br />

orientale, tout comme il n'y avait, au XVIIe siècle, aucun rapport<br />

entre la littérature française <strong>et</strong> la littérature allemande.<br />

«Ceux qui poussèrent l'Allemagne à imiter la France à c<strong>et</strong>te époque,<br />

comme les singes, sont ceux qu'on appelle les p<strong>et</strong>its princes de la<br />

littérature. Le docteur Taha Hussein <strong>et</strong> ses disciples voulaient être<br />

pour la langue arabe ce qu'étaient ces derniers pour la langue<br />

allemande; ils voulaient la séduire par l'étranger <strong>et</strong> l'aliéner; en les<br />

lisant on s'aperçoit de 1a pure imitation qu'on nous impose au nom<br />

du renouveau, <strong>et</strong> de l'esprit étranger maquillé en arabe.<br />

«Nous ne croyons dans c<strong>et</strong>te imitation aucun renouveau dans la<br />

littérature arabe, car elle détourne notre attention portant sur<br />

nous-mêmes, vers l'étranger <strong>et</strong> nous préoccupe par la littérature<br />

d'autrui à la place de la nôtre».<br />

C'est dans le même ordre d'idées que s'insère l'étude documentaire<br />

de Zein Nourel-Dine Zein sur «la genèse du nationalisme arabe» <strong>et</strong> les<br />

relations liant les Turcs <strong>et</strong> les Arabes pendant 400 ans sur la base de<br />

l'Islam:<br />

«Dans l'histoire arabe à l'époque ottomane, quatre facteurs nous<br />

semblent évidents: l'Islam, les Turcs, l'influence de la civilisation<br />

occidentale, <strong>et</strong> le nationalisme arabe.<br />

«Si les Turcs sont arrivés à gouverner c<strong>et</strong>te région pendant 400 ans,<br />

<strong>et</strong> les Arabes de se soum<strong>et</strong>tre souvent à c<strong>et</strong>te domination, c'est<br />

parce que les Turcs sont Musulmans. En dépit de l'état de<br />

désintégration <strong>et</strong> de décadence dans lequel s'est trouvé l'Islam


après la destruction de Bagdad en 1258 par les armées mongoles de<br />

Houlako, les sultans ottomans s'employèrent à propager l'Islam; ils<br />

ont réussi à conquérir des régions en Europe, centre du<br />

christianisme, <strong>et</strong> d'y planter les drapeaux de l'Islam. ce qui leur a<br />

permis de gagner l'estime <strong>et</strong> l'admiration des Arabes musulmans<br />

qui se considéraient comme ottomans à part entière. Ces données<br />

doivent être prises en considération dans toute étude portant sur<br />

l'histoire des relations turco-arabes, ou sur la position des Arabes<br />

vis-à-vis des États européens. Mais il est regr<strong>et</strong>table constater deux<br />

catégories parmi ceux qui s'occupent de l'histoire arabe<br />

contemporaine:<br />

- une catégorie qui ne connaît pas comme il faut c<strong>et</strong>te histoire,<br />

- <strong>et</strong> une autre catégorie qui regarde c<strong>et</strong>te histoire avec les yeux du<br />

laïcisme <strong>et</strong> du nationalisme; ils sont ainsi incapables de saisir<br />

l'importance du facteur religieux dans c<strong>et</strong>te .histoire, lequel avait<br />

un rôle primordial, <strong>et</strong> pendant des siècles, dans la formation<br />

politique <strong>et</strong> sociale du Proche-Orient, à savoir l'Islam.<br />

«Souvent on dit que les Arabes sont passés par une période d'éveil<br />

<strong>et</strong> de conscience nationale, à la fin du 19e siècle <strong>et</strong> au début du 20°<br />

siècle, alors que leur sentiment national «dormait» pendant 400 ans<br />

sous la domination ottomane. C<strong>et</strong>te affirmation est dépourvue de<br />

preuves historiques. Si l'on entend par éveil arabe l'éveil de<br />

«l'identité» arabe, c'est-à-dire «l'arabisme», alors le terme «éveil»<br />

est erroné <strong>et</strong> nécessite une précision de sens. Car les Arabes<br />

musulmans se sont considérés, au courant des 400 ans de<br />

gouvernement ottoman, comme musulmans <strong>et</strong> arabes. Il n'est pas<br />

nécessaire de rappeler qu'ils ont sauvegardé leur langue arabe. En<br />

fait, la violente résistance qu'ils ont opposée contre la politique de<br />

«turquisation» que la Jeune Turquie tentait d'appliquer dans les<br />

«wilayats» arabes, prouve clairement que «l'arabisme» de l'Arabe<br />

est resté, tout au long de c<strong>et</strong>te période, en état d'éveil. Si les Turcs<br />

avaient vraiment liquidé l'arabisme, <strong>et</strong> si l'arabisme dormait<br />

comme on le prétend, alors il aurait été facile pour 1a Jeune<br />

Turquie de «turquiser» les pays arabes.<br />

«La raison fondamentale de la formation de la nation arabe, ainsi<br />

que du sentiment unitaire national entre les musulmans arabes,<br />

revient à l'Islam; ce nationalisme mélangé à l'Islam, dès sa


naissance, formera longtemps partie intégrante de la mentalité des<br />

Arabes musulmans. La première génération des leaders du<br />

nationalisme arabe, surtout Al-Charif Hussein, prévoyaient,<br />

pendant la première guerre mondiale , la formation d'un État arabe<br />

sur les ruines de l'empire ottoman désintégré; c<strong>et</strong> État aurait un<br />

«roi arabe musulman <strong>et</strong> aurait été fondé sur les principes de<br />

l'Islam»(6).<br />

A partir de ces détails qu'on a évoqués, il nous paraît que<br />

l'ensemble de ce courant - «L'Éveil islamique» - représente le terme de<br />

la contradiction qui l'oppose à l'orientalisme <strong>et</strong> à son ombre,<br />

l'intellectuel arabe «moderniste»; on a tenté de montrer les origines<br />

théoriques de leur relation. A partir de la dialectique hégélienne du<br />

Maître <strong>et</strong> de l'Esclave. La problématique est avant tout politique, ayant<br />

des répercussions théoriques <strong>et</strong> méthodologiques sur la façon de lire <strong>et</strong><br />

de classer l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine:<br />

comment faire face à 1a domination étrangère <strong>et</strong> affirmer l'identité<br />

arabe islamique, non par réaction (l'Esclave s'affranchissant), mais par<br />

action volontaire (l'Islam = Maître se basant sur une époque révolue de<br />

maîtrise <strong>et</strong> de domination); l'action volontaire ici ressuscite<br />

positivement le Moi islamique tout en passant l'autre (l'Occident) sous<br />

silence, c<strong>et</strong> Autre qui voit l'universalisme de sa culture contesté. Le<br />

meilleur développement de c<strong>et</strong>te problématique se trouve dans le cas<br />

de Khomeini dans son livre sur «le Gouvernement islamique ou le<br />

pouvoir du Savant religieux»(7).<br />

Notre lecture des cours de jurisprudence donnés par l'Imam Al-<br />

Khomeini sur le «Gouvernement islamique» ne prend pas une<br />

importance ici, en raison de sa valeur théologique dans la pensée<br />

islamique chi'ite, en comparaison avec ses grands théoriciens, vu que ce<br />

livre ne reflète qu'une prise de position politique anti-impérialiste<br />

moyennant l'idéologie «théorique» islamique pour servir l'idéologie<br />

islamique «pratique» <strong>et</strong> «vécue» (la politique), l'idéologie des gens <strong>et</strong><br />

non celle des philosophes coupés des problèmes du peuple; la lecture de<br />

la pensée de Khomeini sur la base <strong>et</strong> selon les critères de l'histoire de la<br />

pensée chi'ite, dans ses grands courants <strong>et</strong> penseurs: Chéhab-Edine<br />

Yahya Al-Sohrawardi <strong>et</strong> Sadr-Edine Al-Chirazi par exemple, n'ajoute


ien de nouveau à c<strong>et</strong>te histoire théorique; son importance vient plutôt<br />

du fait qu'il essaie de ressouder la cohésion perdue entre l'idéologie<br />

théorique (celle des intellectuels <strong>et</strong> des théoriciens religieux) <strong>et</strong><br />

l'idéologie pratique <strong>et</strong> vécue (celle du peuple à caractère<br />

essentiellement religieux). C<strong>et</strong>te cohésion r<strong>et</strong>rouvée, c'est le moment qui<br />

nous intéresse lorsque le discours «fondamentaliste» - tant critiqué par<br />

les «modernistes», «progressiste» <strong>et</strong> autres - se transforme à travers les<br />

masses en une force matérielle <strong>et</strong> un pouvoir potentiel en coupure avec<br />

le pouvoir politique sur place; le moment où c<strong>et</strong>te force s'apprête à<br />

renverser l'ancien pouvoir avec ses intellectuels occidentalisés; c'est ce<br />

moment qui perm<strong>et</strong> à un discours fondamentaliste <strong>et</strong> intégriste de se<br />

transformer en un programme de bouleversement social que les<br />

systèmes philosophiques les plus achevés <strong>et</strong> les plus «progressistes»<br />

étaient incapables de provoquer.<br />

La lecture de la pensée d'Al-Khomeini a été imposée par la<br />

conjoncture iranienne à partir du lieu qu'occupe Al-Khomeini dans la<br />

lutte opposant son discours religieux <strong>et</strong> fondamentaliste au discours du<br />

Chah renversé.<br />

Politiquement - C<strong>et</strong>te lecture nous intéresse du point de vue<br />

politique, étant donné que ce discours religieux présente une riposte<br />

politique islamique contre le domination étrangère, riposte capable, si<br />

elle réussit, d'annuler la distance séparant l'Islam théorique de l'Islam<br />

pratique, l'idéologie de la politique; à l'avant-garde de c<strong>et</strong>te riposte se<br />

trouve l'appareil idéologique religieux des Savants (Oulémas)<br />

prédominant dans plusieurs pays du Tiers-Monde.<br />

Théoriquement - Ce discours nous intéresse théoriquement par le<br />

défi qu'il représente sur le plan du «programme» de pouvoir nouveau -<br />

Gouvernement islamique - remplaçant le pouvoir ancien. Mais ce<br />

«nouveau» pouvoir n'est pas l'oeuvre de l'initiative révolutionnaire des<br />

masses dans leur soulèvement, comme c'était le cas en France avec la<br />

Commune <strong>et</strong> en Russie avec le Sovi<strong>et</strong>, il est plutôt le r<strong>et</strong>our au modèle<br />

islamique «ancien», modèle répondant à des circonstances différentes.<br />

C'est toute la problématique de la «Re-naissance» posée par la


ationalité ou l'irrationalité de ce modèle transcendantal; ce modèle<br />

islamique ancien tend à contenir les nouveaux rapports sociaux qui ont<br />

émergé à travers un long processus de résistance contre la domination<br />

étrangère; constituera-t-il une répétition du Même ou innovation<br />

modifiée par l'imagination révolutionnaire d'un soulèvement massif? La<br />

Renaissance européenne au 15° siècle a-t-elle répété le modèle grec de<br />

l'antiquité ou bien elle l'a modifié au cours des soulèvements<br />

populaires? Le défi de ce discours pour le problème d'une «Révolution<br />

sans modèle»(8), d'un modèle inédit, sans y répondre jusqu'à<br />

maintenant; ce défi pèche déjà d'un a priorisme livresque s'inspirant de<br />

l'ancien; mais si ce r<strong>et</strong>our à l'ancien a déjà servi de refuge pour résister<br />

négativement contre le vainqueur occidental, dans quelle mesure il sera<br />

capable de formuler positivement les rêves du vaincu <strong>et</strong> son nouveau<br />

pouvoir encore inédit?<br />

Historiquement - Ce discours nous intéresse historiquement dans la<br />

mesure où il concrétise la polémique opposant l'orientaliste <strong>et</strong><br />

l'intellectuel «moderne» au courant de «l'Éveil islamique» représenté<br />

par l'intellectuel traditionnel - en l'occurrence l'Imam -; il reproduit un<br />

ancien débat entre la foi <strong>et</strong> la raison, l'idéologie <strong>et</strong> 1a science, l'ancien <strong>et</strong><br />

le nouveau, le sous-développement oriental <strong>et</strong> le progrès occidental; ce<br />

débat a été imposé, tant par ses questions que par ses termes, par le<br />

discours orientaliste, <strong>et</strong> il n'est pas nouveau dans son contenu car il est<br />

aussi ancien que l'histoire de la pensée islamique qui a vu naître les<br />

premiers conflits politiques <strong>et</strong> religieux, en passant par la science de la<br />

dialectique - al-Kalam -, <strong>et</strong> la philosophie - al-Falsafa - pour aboutir à la<br />

problématique de Décadence/Renaissance:<br />

- L'identité par différence de l'autre représenté par l'Occident.<br />

- Recours au passé triomphant pour effacer «symboliquement»<br />

notre défaite présente vis-à-vis de l'Occident «avancé».<br />

- Concevoir la rupture entre le passé <strong>et</strong> le présent comme tragédie<br />

d'aliénation dans le présent, ou comme comédie d'anachronisme<br />

vivant avec les ancêtres pour refuser le présent.


- S'assimiler au vainqueur dans le présent, en niant le passé:<br />

discours moderniste; r<strong>et</strong>our au passé tout en niant le vainqueur<br />

<strong>et</strong> le présent.<br />

Ce débat englobe également les polémiques entre l'Islam <strong>et</strong> le<br />

laïcisme, le fondamentalisme <strong>et</strong> le modernise tel qu'on le voit formulé<br />

dans les débats opposant Jamal-Edine Al-Afghani à Ernest Renan <strong>et</strong><br />

Chibly Al-Chemayyel, Mouhammad Abdou à Farah Antoun, Ismaël<br />

Mazhar à Ya'qoub Sarrouf; ce débat a continué sous d'autres modalités<br />

entre la pensée nationaliste <strong>et</strong> marxiste dans leurs rapports d'alliance <strong>et</strong><br />

de lutte dans les pays sous-développés.<br />

A la lumière de tout cela, on peut reformuler le livre d'Al-Khomeini<br />

en quatre thèmes formant une problématique représentative du<br />

courant de «L'Éveil islamique» qui nous préoccupe dans c<strong>et</strong>te partie de<br />

notre étude:<br />

1 - L'impérialisme <strong>et</strong> l'Islam.<br />

2 - arguments prouvant la nécessité de former le Gouvernement<br />

islamique.<br />

3 - Le régime de Gouvernement islamique.<br />

4 - Les moyens de lutte pour former le Gouvernement islamique.<br />

1. L'impérialisme <strong>et</strong> l'Islam.<br />

L'intellectuel expulsé de la société civile <strong>et</strong> du pouvoir.<br />

La logique même de la lutte <strong>et</strong> de la résistance contre<br />

l'impérialisme nous a imposé la relecture de l'Islam. En consolidant sa<br />

domination économique en Iran, l'impérialisme s'employa à imposer sa<br />

domination politique <strong>et</strong> idéologique sur le pays, tout en déstructurant sa<br />

cohésion interne basée sur l'Islam; pour cela, il s'est mis à expulser


l'Islam de la société civile au nom de la laïcité, après l'avoir chassé du<br />

pouvoir; d'intellectuel «organique» qu'il était, occupant un lieu<br />

d'équilibre entre le pouvoir <strong>et</strong> le peuple, l'intellectuel traditionnel - le<br />

Savant religieux (Faqih) ou l'appareil Idéologique religieux - devait se<br />

transformer en intellectuel inorganique que les nouveaux rapports<br />

impérialistes ont limité le rôle au pouvoir, <strong>et</strong> l'ont pourchassé au sein de<br />

la société civile en se servant de leur intellectuel «moderne» lui<br />

disputant en vain le pouvoir idéologique auprès du peuple. L'intellectuel<br />

traditionnel (Al-Faqih) s'est trouvé ainsi devant un choix: accepter son<br />

nouveau rôle (réciter le Coran, prier à l'abri de la politique) ou bien se<br />

révolter <strong>et</strong> mener une lutte pour le pouvoir en serrant ses liens au<br />

peuple dans sa vie quotidienne:<br />

«On racontait qu'un responsable britannique en Irak, du temps du<br />

mandat, demanda, en écoutant un cheikh réciter le Coran, en quoi<br />

cela pouvait porter atteinte à la politique britannique, <strong>et</strong> on lui<br />

répondit: en rien, <strong>et</strong> lui de commenter: qu'il récite autant qu'il<br />

voudra tant qu'il ne s'occupe pas de nous. Et toi, si tu ne touches<br />

pas à la politique colonialiste, <strong>et</strong> tant que tu te limite dans tes<br />

études religieuses au seul cadre de l'objectivité, on n'a pas à<br />

s'occuper de toi. Prie autant que tu voudras. Eux, ils veulent ton<br />

pétrole, qu'ont-ils à faire avec ta prière? Ils veulent nos métaux. Ils<br />

veulent ouvrir nos marchés devant leurs marchandises <strong>et</strong> leurs<br />

capitaux»(9).<br />

Ainsi l'intellectuel (Al-Faqih) doit, au prime abord se réintégrer<br />

dans la société, s'il veut vraiment suivre les directives de la religion; il<br />

doit ressouder la cohésion perdue entre son pouvoir idéologique <strong>et</strong> le<br />

pouvoir politique, car la religion lui commande de se révolter contre le<br />

pouvoir injuste qui a séparé la politique de l'idéologie (la religion),<br />

trahissant en cela la religion en le coupant du peuple:<br />

«Ali, citant son père, citant Al-Nawfali, citant Al-Soukouni, citant<br />

Abou Abdallah, la paix soit sur lui, a dit: Le Messager de Dieu, Dieu<br />

prie pour lui <strong>et</strong> pour sa famille, a dit: les intellectuels (faqihs) sont<br />

les confidents des prophètes tant qu'ils ne sont pas entrés dans le<br />

monde. On lui demandait: O Messager de Dieu, que veut dire leur<br />

entrée dans le monde? il répondit: se soum<strong>et</strong>tre au sultan. S'ils font<br />

cela, méfiez-vous d'eux pour votre religion»(10).


Falsification des fondements de l'Islam.<br />

L'expulsion de l'intellectuel en dehors de la société <strong>et</strong> de l'État est<br />

allée de pair avec la falsification des fondements de sa culture<br />

islamique, fondements basés sur la cohésion entre les deux pouvoirs,<br />

politique <strong>et</strong> idéologique, ainsi que sur l'équilibre que représente<br />

l'intellectuel entre le peuple <strong>et</strong> le pouvoir. L'Islam est, dans ce sens,<br />

politisation de l'idéologie avant d'être idéologisation de la politique tel<br />

que le conçoit Michel Foucault avec l'oeil de l'intellectuel occidental qui<br />

voit dans le soulèvement populaire iranien un genre de «spiritualisation<br />

de la politique»(11).<br />

L'Occident domine l'Orient à travers ses institutions.<br />

La falsification des fondements de l'Islam était l'oeuvre de<br />

l'appareil idéologique de l'orientalisme <strong>et</strong> des missionnaires; c<strong>et</strong> appareil<br />

limita le rôle de l'intellectuel (al-faqih) à 1a législation <strong>et</strong> à la<br />

spiritualité, il suspecta la capacité de l'Islam de réorganiser les affaires<br />

de la société <strong>et</strong> de l'État <strong>et</strong> de formuler une conception globale de l'État;<br />

cela est allé de pair avec la tentative d'imposer les institutions<br />

occidentales <strong>et</strong> leurs intellectuels locaux, tentative basée sur la<br />

problématique politique de la «philosophie des Lumières» (Montesquieu<br />

de l'Esprit des lois, <strong>et</strong>c....); ces institutions se sont imposées comme<br />

modèle juridique <strong>et</strong> politique capable de combler l'incapacité de l'Islam<br />

d'organiser les structures de la société:<br />

«... Ils ont dit de l'Islam: il n'a pas les moyens d'organiser la vie <strong>et</strong><br />

la société, ni de fonder n'importe quel genre de gouvernement; il ne<br />

s'occupe que des affaires ménagères, <strong>et</strong> parfois de la morale. A part<br />

ça, il n'est pas à même d'organiser la vie ni la société»(12).<br />

«On dit parfois aux gens: «l'Islam est incompl<strong>et</strong>. Ses prescriptions<br />

en matière de justice ne sont pas valables»; <strong>et</strong>, pour mieux tromper<br />

les gens, les agents des Anglais se sont employés, à l'instigation de<br />

leurs maîtres, à importer les lois positives étrangères, au lendemain<br />

de 1a révolution politique connue <strong>et</strong> 1a formation d'un régime


constitutionnel en Iran. Pour m<strong>et</strong>tre sur pied la constitution du<br />

pays, ces agents empruntèrent les lois belges <strong>et</strong> les copièrent en les<br />

modifiant avec les lois françaises <strong>et</strong> anglaises <strong>et</strong> en y ajoutant, par<br />

camouflage, quelques lois islamiques»(13).<br />

Le vaincu imite toujours le vainqueur.<br />

La domination impérialiste a exigé la soumission de la personnalité<br />

iranienne; son impuissance matérielle <strong>et</strong> technique par rapport à<br />

l'Occident était ainsi considérée comme «conséquence des lacunes de<br />

l'Islam». Ce rapprochement forcé entre le sous-développement <strong>et</strong> l'islam<br />

incita le vaincu à nier son authenticité - cause de son sous-<br />

développement - <strong>et</strong> à imiter le vainqueur (l'Occident) comme étant la<br />

force <strong>et</strong> le pont que traversent nécessairement les peuples pour sortir<br />

des ténèbres vers la lumière, <strong>et</strong> de la décadence vers 1a<br />

renaissance(14).<br />

2 - Arguments prouvant la nécessité de former le<br />

Gouvernement islamique.<br />

On peut démontrer c<strong>et</strong>te nécessité par la législation <strong>et</strong> 1a raison, la<br />

biographie du Prophète <strong>et</strong> par les Hadith.<br />

Nécessité des institutions exécutives.<br />

La loi ne suffit pas, à elle seule, à réformer la société. elle a besoin d'un<br />

pouvoir exécutif, cela est confirmé par la biographie du Prophète qui a<br />

1 - formé, à son tour, un gouvernement capable d'exécuter les lois.<br />

2 - désigné un successeur; c<strong>et</strong>te désignation confirme la nécessité<br />

d'un gouvernement qui continuera son oeuvre après sa mort.<br />

<strong>et</strong> il est évident que l'exécution des lois ne se limite pas à la seule<br />

époque du Prophète, mais sa nécessité continue à s'imposer jusqu'à<br />

maintenant.


La nature des lois de l'Islam.<br />

La nature des lois de l'Islam est une preuve de plus sur la nécessité<br />

de former le gouvernement; elles nous montrent qu'elles sont faites<br />

pour faire un État avec administration, économie <strong>et</strong> culture. A titre<br />

d'exemple: les lois fiscales. Les impôts monétaires prescrits par l'Islam<br />

prouvent qu'ils ont été conçus pour assurer les dépenses d'un grand État<br />

souverain. La preuve en est dans le volume d'al-khoums, al-zakât, al-<br />

jizya <strong>et</strong> d'al-kharaj. Ainsi que les lois de la défense des frontières <strong>et</strong> des<br />

sanctions.<br />

La nécessité de la révolution politique<br />

La foi <strong>et</strong> la Raison nous obligent à ne pas laisser les gouvernements<br />

faire à leur guise. Car si les gouvernements persistaient dans 1a<br />

mauvaise voie, l'ordre islamique sera perturbé. Notre devoir nous<br />

obligera donc à former un gouvernement islamique pour défendre les<br />

opprimés contre les oppresseurs.<br />

3 - Le régime du gouvernement islamique.<br />

Sa distinction des autres régimes Politiques<br />

La différence entre le gouvernement islamique <strong>et</strong> les<br />

gouvernements constitutionnels, monarchiques ou républicains, consiste<br />

dans le fait que, dans ces derniers, les délégués du peuple ou les<br />

chargés du roi légifèrent, alors que le pouvoir législatif revient à Dieu<br />

seul. Le gouvernement en Islam veut dire la soumission aux<br />

prescriptions de 1a loi <strong>et</strong> au pouvoir du Prophète ainsi qu'à ses<br />

successeurs.<br />

Les critères du gouverneur.<br />

Les critères indispensables du gouverneur découlent de 1a nature<br />

même du gouvernement islamique. A part les critères généraux comme


l'intelligence, la maturité <strong>et</strong> le savoir-faire, on a toujours insisté sur<br />

deux critères importants:<br />

1 - connaissance de 1a loi islamique.<br />

2 - La justice.<br />

Ces deux conditions sont les plus importantes parmi les fondements<br />

de l'Imamat: «Les savants religieux (Faqihs) sont les maîtres des rois».<br />

Aujourd'hui _ au temps de l'absence de l'Imam -, <strong>et</strong> en dépit de la non<br />

désignation d'un successeur, faute de texte explicite à ce propos - il est<br />

nécessaire de désigner c<strong>et</strong> Imam.<br />

Le gouvernement est un moyen pour atteindre des buts<br />

élevés.<br />

Le pouvoir n'est pas une fin en soi, il est plutôt un moyen valable<br />

tant que sa fin est digne. Si l'on vise le pouvoir comme fin, <strong>et</strong> pour y<br />

arriver on emploie tous les moyens , le pouvoir devient alors crime.<br />

Sur le concept d'intellectuel (Faqih)<br />

«Car les croyants savants sont les défenseurs de l'Islam»; ce qui<br />

veut dire qu'il est du devoir des savants religieux de sauvegarder<br />

l'Islam dans ses doctrines <strong>et</strong> son organisation; l'intellectuel doit<br />

donc mener la vie du peuple <strong>et</strong> trouver des solutions à ses<br />

problèmes:<br />

«comment peut-on considérer comme rempart de l'Islam le savant<br />

qui s'est mis à l'écart des gens, s'est isolé dans sa maison <strong>et</strong> qui n'a<br />

pas sauvegardé ni diffuser les lois de l'Islam? Celui qui ne s'est pas<br />

préoccupé des problèmes de la société <strong>et</strong> ne s'est pas soucié des<br />

Musulmans?»(15).<br />

Les savants sont les confidents des Messagers de Dieu.


Les savants sont donc les confidents des Messagers, non en les<br />

copiant mais en établissant le régime juste <strong>et</strong> en exécutant les lois dans<br />

toutes les affaires de la société. L'Islam nous interdit de recourir aux<br />

gouverneurs injustes, <strong>et</strong> nous commande de les boycotter <strong>et</strong> de se fier<br />

aux savants de l'Islam qui sont faits pour s'occuper du pouvoir; d'où la<br />

nécessité pour les savants d'avoir le pouvoir <strong>et</strong> leur devoir de:<br />

démystifier les oppresseurs, ébranler leur pouvoir, éduquer les gens <strong>et</strong><br />

détruire le pouvoir oppresseur afin de le remplacer par un pouvoir<br />

islamique légal; le moyen d'y parvenir c'est la lutte sacrée (Al-Jihad).<br />

«Vous ne disposez pas aujourd'hui des moyens de résister contre<br />

les torts des gouverneurs ni de les empêcher totalement, mais<br />

pourquoi garder le silence? Ceux-ci sont en train de nous offenser,<br />

criez au moins devant eux, protestez, dénoncez ...»(16).<br />

4 - Les moyens de lutte pour former un Gouvernement<br />

islamique.<br />

Se rassembler pour propager les principes.<br />

Les idées commencent p<strong>et</strong>ites, puis elles se développent, puis les<br />

gens commencent à se regrouper autour de ces idées qui gagnent ainsi<br />

la force pour prendre finalement les choses en main. C'est ainsi que<br />

l'appareil idéologique des savants s'appuie sur le peuple dans la ville <strong>et</strong><br />

à 1a campagne pour former un tout inséparable. Avec la pénétration<br />

impérialiste, c<strong>et</strong> appareil idéologique se sépare du pouvoir - rupture<br />

entre Wali <strong>et</strong> Faqih: Pouvoir <strong>et</strong> Savoir -, car les rapports impérialistes<br />

engendrent un intellectuel «moderne» qui parle au peuple au nom du<br />

pouvoir, d'où la distance qui le sépare du peuple avec ses problèmes;<br />

cela pousse l'intellectuel traditionnel à s'intégrer plus à la vie du peuple<br />

à partir de sa mission religieuse (Da'wa: Ibn Khaldoun), ce processus<br />

d'intégration liquide chez l'intellectuel traditionnel son rôle d'isolant<br />

entre le pouvoir <strong>et</strong> le peuple (Ibn Khaldoun), ainsi que son rôle de<br />

commissionnaire entre le peuple <strong>et</strong> le pouvoir; les savants misent ainsi<br />

sur les masses comme source du pouvoir de demain <strong>et</strong> s'y intègrent à<br />

travers les institutions islamiques:


«Dans les pays non islamiques, on dépense des millions de la<br />

richesse du pays pour tenir des réunions pareilles (c'est-à-dire la<br />

prière, le rassemblement du pèlerinage, le Vendredi, <strong>et</strong>c.), l'Islam a<br />

tenu compte des motivations implicites qui poussent les gens à<br />

considérer le pèlerinage comme le plus cher souhait de la vie, <strong>et</strong> qui<br />

les poussent à assister, avec spontanéité <strong>et</strong> joie, au Vendredi <strong>et</strong> à la<br />

fête. Nous devons considérer ces rassemblements comme des<br />

occasions propices pour servir la doctrine <strong>et</strong> les principes».<br />

Les savants religieux doivent donc indiquer au peuple la voie de la<br />

lutte; le peuple est disposé à accepter leur direction dans la mesure où il<br />

s'aperçoit de leur sincérité <strong>et</strong> de leur conséquence dans la lutte.<br />

Chasser les intellectuels du Sultan<br />

«Le représentant de Dieu auprès du peuple ne vise rien des joies de<br />

la vie, il ne se soum<strong>et</strong> point aux oppresseurs, <strong>et</strong> ne les encourage<br />

pas dans leurs malfaits, il n'est jamais leur complice, <strong>et</strong> vous savez<br />

bien les mauvaises conséquences de c<strong>et</strong>te complicité sur le peuple.<br />

Je ne dis pas qu'il faut tuer les savants complices de l'oppresseur,<br />

mais au moins, enlevez leurs turbans»(18).<br />

D'où 1a nécessité de détruire le pouvoir oppresseur à travers:<br />

1 - le boycottage de ses institutions.<br />

2 - le refus de sa participation.<br />

3 - s'abstenir de toute action qui peut le servir.<br />

4 - fonder des institutions juridiques, fiscales, économiques,<br />

politiques <strong>et</strong> culturelles nouvelles(19).<br />

C<strong>et</strong>te lecture du discours d'Al-Khomeini nous a dégagé les thèmes<br />

principaux qui forment 1a problématique du courant de «l'Éveil<br />

islamique». L'avantage de ce discours est de se nier comme texte pour<br />

se transformer, dans une conjoncture politique, en un programme de


pouvoir. Il n'est donc pas question, dans une classification des courants<br />

de la pensée islamique de comparer le «contenu idéologique» du<br />

discours fondamentaliste au «contenu scientifique» du discours<br />

moderniste, mais de situer le lieu d'où vient chaque discours, pour saisir<br />

son procès de constitution interne dans sa relation de lutte contre les<br />

autres courants.<br />

Ce discours part d'un problème central, celui de la domination<br />

étrangère dans son rapport avec le pouvoir local oppresseur; c'est, pour<br />

lui, le lieu où s'effectue la démarcation entre vainqueur <strong>et</strong> vaincu à tous<br />

les niveaux, politique, idéologique, économique <strong>et</strong>c. Ce problème central<br />

détermine la réponse islamique: faire face à la domination étrangère <strong>et</strong><br />

affirmer l'identité islamique, non par réaction (l'Esclave se libérant),<br />

mais par action volontaire <strong>et</strong> libre (l'Islam = Maître se basant sur une<br />

époque révolue de Maîtrise <strong>et</strong> de domination); l'action volontaire ici<br />

ressuscite positivement le Moi islamique tout en négligeant l'Autre<br />

(l'Occident); c<strong>et</strong> autre voit ainsi l'universalisme de sa culture contesté <strong>et</strong><br />

le dynamisme de sa domination démystifié.<br />

En lisant le discours de ce courant, les marxistes se sont hâtés de<br />

l'assimiler à «l'idéalisme hégélien»; où il devient facile de lui régler son<br />

compte théorique à partir des critiques déjà formulées par Marx contre<br />

Hegel, il suffisait, pour ces marxistes, «d'appliquer» ces critiques sur le<br />

discours idéaliste islamique, en lui inventant une situation de classe -<br />

celle du féodalisme -, laquelle se sert de la religion comme «opium du<br />

peuple». Pourtant, ce discours pose un problème théorique plus profond<br />

<strong>et</strong> trouve ses origines dans la problématique de Ni<strong>et</strong>zsche <strong>et</strong> sa critique<br />

de la dialectique hégélienne du Maître <strong>et</strong> de l'Esclave; ce rapprochement<br />

entre le courant de «l'Éveil islamique» <strong>et</strong> la pensée de Ni<strong>et</strong>zsche est un<br />

rapprochement de fait chez certains penseurs de ce courant, mais il est<br />

souvent conscient chez d'autres(20).<br />

En considérant le jugement de Martin Heidegger pour qui «tout ce<br />

que Ni<strong>et</strong>zsche a publié lui-même, n'appartient qu'au «hors-d'oeuvre»,<br />

soit également le premier de ses ouvrages, 1a Naissance de la tragédie à


partir de l'esprit de la musique, 1872. La philosophie proprement dite<br />

de Ni<strong>et</strong>zsche, il faudra la chercher dans les écrits posthumes»(21).<br />

L'oeuvre fondamentale de Ni<strong>et</strong>zsche serait ses fragments publiés<br />

sous le titre: «la volonté de puissance: Essai d'une transvaluation de<br />

toutes les valeurs», laquelle se divise en quatre livres:<br />

Livre 1 - Le nihilisme européen.<br />

Livre 2 - Critique des suprêmes valeurs.<br />

Livre 3 - Principe d'une nouvelle institution des valeurs<br />

(généalogie).<br />

Livre 4 - Discipline <strong>et</strong> culture.<br />

La question fondamentale en tant que fondement ou<br />

commencement proprement dit, en tant qu'interrogation sur l'essence<br />

de l'Etre, ne s'est pas déployée en tant que telle dans l'histoire de la<br />

philosophie: Ni<strong>et</strong>zsche à son tour demeure dans la voie tracée par<br />

l'interrogation initiale: Son proj<strong>et</strong> le plus général consiste à introduire en<br />

philosophie les concepts de valeur <strong>et</strong> de sens.<br />

Selon le livre III - «Principe d'une nouvelle institution des<br />

valeurs», il importe à Ni<strong>et</strong>zsche d'instituer en philosophie une échelle de<br />

valeurs, c'est-à-dire de situer la valeur suprême des valeurs d'après<br />

laquelle <strong>et</strong> à partir de laquelle se déterminera comment tout étant doit<br />

être. La valeur suprême est cela qui doit importer à tout étant, dans la<br />

mesure où il doit être un étant. C'est pourquoi une «nouvelle»<br />

institution des valeurs opposera aux valeurs anciennes <strong>et</strong> vieillies une<br />

autre valeur qui devra être déterminante à l'avenir. De ce fait, le second<br />

livre prévoit une critique préalable des valeurs jusqu'alors suprêmes.<br />

-«toute critique commence par une critique des dieux» - sous-<br />

entendues sont: la religion, notamment la religion chrétienne, la morale<br />

<strong>et</strong> la philosophie(22).


La critique des valeurs, jusqu'alors considérées comme suprêmes,<br />

n'est pas une réfutation de celles-ci en tant qu'elles seraient dépourvues<br />

de vérité, mais elle consiste en une démonstration de leur origine qu'on<br />

r<strong>et</strong>rouve dans les manières d'être, dans les modes d'existence de ceux<br />

qui jugent. C'est pourquoi nous avons toujours les croyances, les<br />

sentiments, les pensées que nous méritons en fonction de notre manière<br />

d'être ou de notre style de vie(23).<br />

La généalogie ni<strong>et</strong>zschéenne veut donc dire, à la fois, valeur de<br />

l'origine <strong>et</strong> origine des valeurs, Généalogie signifie l'élément différentiel<br />

des valeurs dont découle leur valeur elle-même; Généalogie veut donc<br />

dire origine ou naissance, mais aussi différence ou distance dans<br />

l'origine - noblesse <strong>et</strong> bassesse dans l'origine -; mais l'élément<br />

différentiel n'est pas critique de la valeur des valeurs, sans être aussi<br />

l'élément positif d'une création. C'est pourquoi la critique n'est jamais<br />

conçue par Ni<strong>et</strong>zsche comme une réaction, mais comme une action.<br />

Ni<strong>et</strong>zsche oppose l'activité de la critique à la vengeance, à la rancune ou<br />

au ressentiment(24). De c<strong>et</strong>te conception de la généalogie, Ni<strong>et</strong>zsche<br />

attend beaucoup de choses: une nouvelle organisation des sciences, une<br />

nouvelle organisation de la philosophie, une détermination des valeurs<br />

de l'avenir.<br />

C<strong>et</strong>te critique est précédée d'une description du nihilisme européen<br />

que Ni<strong>et</strong>zsche a été le premier à reconnaître comme le fait fondamental<br />

de l'histoire occidentale. Étroitement solidaire de ce mouvement de<br />

l'histoire occidentale <strong>et</strong> consécutive à l'inéluctable critique des<br />

institutions de valeurs jusqu'alors, la nouvelle institution sera<br />

nécessairement une transvaluation de toutes les valeurs.<br />

En situant la valeur suprême des valeurs d'après laquelle <strong>et</strong> à<br />

partir de laquelle se déterminera comment tout étant doit être valeur<br />

suprême qui est transvaluation de toutes les valeurs - Ni<strong>et</strong>zsche définit<br />

la position métaphysique fondamentale par deux propositions:<br />

1 - Le caractère fondamental de l'étant, en tant que tel, est «la<br />

Volonté de puissance».


2 - l'Etre est «l'Éternel R<strong>et</strong>our du Même».<br />

La doctrine de la Volonté de puissance <strong>et</strong> la doctrine de l'Éternel<br />

R<strong>et</strong>our du Même sont étroitement solidaires. L'unité qu'elles forment se<br />

définit en tant que transvaluation de toutes les valeurs ayant prévalu<br />

jusqu'alors.<br />

La question de savoir ce que serait l'étant revient à sonder l'être de<br />

l'étant. Pour Ni<strong>et</strong>zsche, tout être est devenir. Ce devenir se caractérise<br />

cependant par l'action <strong>et</strong> l'activité du vouloir. Or la volonté est, par son<br />

essence, volonté de puissance. La conception de l'être de tout étant en<br />

tant que volonté se trouve dans la ligne de la plus importante tradition<br />

de la philosophie allemande Schopenhauer - le monde comme volonté<br />

<strong>et</strong> comme représentation - Schelling pour qui «il n'y a dans la dernière<br />

<strong>et</strong> suprême instance aucun autre être que le vouloir. Le vouloir est l'Etre<br />

originel». <strong>et</strong> Hegel qui a conçu l'Etre en tant que savoir, savoir identique<br />

au vouloir.<br />

Ce terme «Volonté de puissance» dénomme chez Ni<strong>et</strong>zsche le<br />

caractère fondamental de l'étant; chaque étant est, pour autant qu'il est,<br />

Volonté de puissance. Mais qu'est-ce que la Volonté de puissance <strong>et</strong><br />

comment est c<strong>et</strong>te Volonté elle-même? Réponse: l'Éternel R<strong>et</strong>our du<br />

Même. Ni<strong>et</strong>zsche pense l'Etre, c'est-à-dire la Volonté de puissance en<br />

tant qu'Éternel R<strong>et</strong>our. L'Éternité (du R<strong>et</strong>our) dans le sens du Temps.<br />

L'Etre est devenir mais non dans le sens d'Héraclite, car le devenir est<br />

en même temps Etre, <strong>et</strong> la contradiction entre les deux est contestée.<br />

Quant au concept de sens chez Ni<strong>et</strong>zsche, nous ne trouverons jamais<br />

le sens de quelque chose (phénomène humain, biologique ou même<br />

physique), si nous ne savons pas quelle est la force qui se l'approprie,<br />

qui s'en empare ou s'exprime en elle. Un phénomène n'est pas une<br />

apparence, mais un signe qui trouve son sens dans une force actuelle. A<br />

la dualité métaphysique de l'apparence <strong>et</strong> de l'essence, <strong>et</strong> aussi à la<br />

relation scientifique de l'eff<strong>et</strong> <strong>et</strong> de la cause, Ni<strong>et</strong>zsche substitue la<br />

corrélation du phénomène <strong>et</strong> du sens. Toute force est appropriation,


domination, exploitation d'une quantité de réalité, l'histoire d'une chose,<br />

en général, est la succession des forces qui s'en emparent. Un même<br />

obj<strong>et</strong>, un même phénomène change de sens suivant la force qui se<br />

l'approprie. L'histoire est la variation des sens. Il y a donc toujours une<br />

pluralité de sens. L'idée pluraliste qu'une chose a plusieurs sens<br />

implique l'évaluation de ces sens qui relève de l'art le plus haut de la<br />

philosophie, celui de l'interprétation.<br />

Interpréter c'est peser. L'interprétation révèle sa complexité si l'on<br />

songe qu'une nouvelle force ne peut apparaître <strong>et</strong> s'approprier un obj<strong>et</strong><br />

qu'en prenant, à ses débuts, le masque des forces précédentes qui<br />

l'occupaient déjà. Une force ne survivrait pas, si d'abord elle<br />

n'empruntait le visage des forces précédentes contre lesquelles elle<br />

lutte. L'art d'interpréter doit être donc un art de percer les masques, <strong>et</strong><br />

de découvrir qui se masque <strong>et</strong> pourquoi; c'est dire que la généalogie<br />

n'apparaît pas au début, <strong>et</strong> qu'on risque bien des contresens en<br />

cherchant, dès la naissance, quel est le père de l'enfant. La différence<br />

dans l'origine n'apparaît pas dès l'origine, sauf pour l'oeil qui voit de<br />

loin.<br />

C'est seulement quand la philosophie est devenue grande qu'on<br />

peut en saisir l'essence ou la généalogie, <strong>et</strong> la distinguer de tout ce avec<br />

quoi, au début, elle avait trop d'intérêt à se confondre. «En toute chose,<br />

seuls les degrés supérieurs importent». Nous n'avons pas à nous<br />

demander ce que les Grecs doivent à l'Orient; la philosophie est grecque,<br />

dans la mesure où c'est en Grèce qu'elle atteint pour la première fois sa<br />

forme supérieure(25).<br />

Partant de la position de Ni<strong>et</strong>zsche dans la lignée de la<br />

métaphysique, <strong>et</strong> après avoir développé les concepts de généalogie, de<br />

Volonté de puissance, d'Éternel R<strong>et</strong>our, <strong>et</strong> de sens, dans leur<br />

enchaînement, on aboutit au problème central qui nous préoccupe<br />

directement dans c<strong>et</strong>te étude: celui de la position de Ni<strong>et</strong>zsche vis-à-vis<br />

de la dialectique, <strong>et</strong> la critique qu'il formule contre la dialectique<br />

hégélienne du Maître <strong>et</strong> de l'Esclave telle que nous l'avons exposée en<br />

traitant de l'orientaliste <strong>et</strong> de son ombre, l'intellectuel arabe moderne.


En adm<strong>et</strong>tant, avec François châtel<strong>et</strong>, que «Trois, au moins, des<br />

théoriciens qui sont à la fondation de la recherche contemporaine<br />

prennent l'hégélianisme comme référence principale»: Kierkegaard,<br />

Marx <strong>et</strong> Ni<strong>et</strong>zsche; il va sans dire que les critiques les plus sérieuses<br />

faites à l'hégélianisme, étaient formulées par ces trois; Marx a déjà<br />

abordé ce problème du négatif dans sa critique de la dialectique de<br />

Hegel à partir de Feuerbach :<br />

«...3°- en opposant à la négation de la négation qui prétend être le<br />

positif absolu, le positif fondé positivement sur lui-même <strong>et</strong><br />

reposant sur lui-même. Voici comment Feuerbach explique la<br />

dialectique de Hegel, <strong>et</strong> il fonde ainsi le point de départ du positif<br />

de la certitude sensible». Marx: «critique de la dialectique de Hegel<br />

<strong>et</strong> de sa philosophie en général».<br />

Les manuscrits de 1844 - E.S. P. 127.<br />

«On pourrait dire - d'une façon schématique <strong>et</strong> en utilisant le<br />

vocabulaire même de la Science de la Logique - que l'optique de<br />

Kierkegaard est la négation abstraite de celle de Hegel: ce qu'elle<br />

refuse, elle le fait avec des moyens empruntés à la conception<br />

qu'elle rej<strong>et</strong>te»... <strong>et</strong> François Châtel<strong>et</strong> ajoute: «La négation de<br />

Ni<strong>et</strong>zsche - comme celle que l'oeuvre de Marx implique - est<br />

effective. Elle se situe délibérément à l'extérieur des valeurs qui<br />

sont à l'origine du discours hégélien. Elle constitue ce dernier non<br />

comme erreur ou comme affirmation, mais comme sottise,<br />

aberration ou violence acceptée <strong>et</strong> inacceptable»(27).<br />

C'est l'ensemble de la philosophie de Ni<strong>et</strong>zsche qui reste abstraite <strong>et</strong><br />

peu compréhensible, si l'on ne découvre par contre qui elle est dirigée.<br />

0r «l'anti-hégélianisme traverse l'oeuvre de Ni<strong>et</strong>zsche, comme le fil de<br />

l'agressivité»(28). Nous pouvons s'en apercevoir dans sa critique de la<br />

dialectique hégélienne à partir de sa théorie des forces.<br />

Chez Ni<strong>et</strong>zsche, dans son rapport avec l'autre, la force qui se fait<br />

obéir ne nie pas l'autre ou ce qu'elle n'est pas, elle affirme sa propre<br />

différence <strong>et</strong> jouit de c<strong>et</strong>te différence. Le négatif n'est pas présent dans<br />

l'essence, il est plutôt un produit de l'existence elle-même. A l'élément<br />

spéculatif de la négation, de l'opposition ou de la contradiction,<br />

Ni<strong>et</strong>zsche substitue l'élément pratique de la différence: obj<strong>et</strong>


d'affirmation <strong>et</strong> de jouissance. C'est dans ce sens qu'il y a un empirisme<br />

ni<strong>et</strong>zschéen. A la question si fréquente chez Ni<strong>et</strong>zsche: qu'est-ce que<br />

veut une volonté? il répond: ce que veut une volonté c'est affirmer sa<br />

différence. «Le plaisir de se savoir différent». C'est l'élément conceptuel<br />

nouveau que Ni<strong>et</strong>zsche oppose au non dialectique, l'affirmation à la<br />

négation, la différence à la contradiction, la joie, la jouissance au travail,<br />

la légèr<strong>et</strong>é, la danse à la pesanteur <strong>et</strong> au sérieux.<br />

Ni<strong>et</strong>zsche va plus loin dans sa critique: qu'est-ce qu'elle veut, c<strong>et</strong>te<br />

volonté qui veut la dialectique? C'est une force épuisée qui n'a pas la<br />

force d'affirmer sa différence, une force qui n'agit plus, mais réagit aux<br />

forces qui la dominent: seule une telle force fait passer l'élément négatif<br />

au premier plan dans son rapport avec l'autre;<br />

«Le soulèvement des esclaves dans la morale commence lorsque le<br />

ressentiment devient lui-même créateur <strong>et</strong> engendre des valeurs;<br />

le ressentiment de ces êtres à qui la réaction véritable, celle de<br />

l'action, est interdite, <strong>et</strong> que seule une vengeance imaginaire peut<br />

indemniser»(29).<br />

«Dans le p<strong>et</strong>it nombre des découvertes modernes au suj<strong>et</strong> de la<br />

genèse du jugement de valeur, il faut compter la découverte du<br />

ressentiment par Friedrich Ni<strong>et</strong>zsche; c'est là, à coup sûr, un<br />

approfondissement, quand même on démontrerait 1a fauss<strong>et</strong>é de<br />

l'application qu'il en a fait, notamment à la morale chrétienne,<br />

notamment à l'amour chrétien qu'il tenait pour «la fine fleur du<br />

ressentiment»(30).<br />

Après avoir défini «l'homme du ressentiment»(30), Ni<strong>et</strong>zsche décrit<br />

la réaction dialectique:<br />

«Alors que toute morale aristocratique naît d'un oui triomphant<br />

adressé à soi-même de prime abord, la morale des esclaves dit non<br />

à un «dehors», à un «autre», à un «différent de soi-même», <strong>et</strong> ce<br />

non est son acte créateur: c<strong>et</strong>te inversion du regard posant les<br />

valeurs - la nécessité qui pousse à se tourner vers le dehors plutôt<br />

que vers soi-même - cela relève justement du ressentiment: la<br />

morale des esclaves a toujours <strong>et</strong> avant tout besoin, pour prendre<br />

naissance, d'un monde hostile <strong>et</strong> extérieur, elle a


physiologiquement parlant besoin d'excitations extérieures pour<br />

agir - son action est foncièrement une réaction»(31).<br />

C'est ainsi que Ni<strong>et</strong>zsche présente la dialectique comme la manière<br />

de penser de l'esclave: la pensée abstraite de la contradiction l'emporte<br />

alors sur le sentiment concr<strong>et</strong> de la différence positive, la réaction sur<br />

l'action, la vengeance <strong>et</strong> le ressentiment prennent la place de<br />

l'agressivité. Ni<strong>et</strong>zsche voit, à la différence de Hegel, que ce n'est pas la<br />

relation du Maître à l'Esclave qui, en elle-même, est dialectique. C'est<br />

plutôt l'Esclave qui dialectise c<strong>et</strong>te relation dans l'imaginaire. Le<br />

reproche adressé ici à Hegel, c'est de généraliser le point de vue de<br />

l'Esclave sur la relation, tout en refoulant le point de vue du Maître qui<br />

n'est pas dialectique:<br />

«L'évaluation de type stricto critique procède tout à l'inverse : elle<br />

agit <strong>et</strong> croît spontanément, elle ne recherche son antithèse que pour<br />

se dire oui à elle-même avec plus de joie <strong>et</strong> de reconnaissance<br />

encore, - son concept négatif de «bas», de «commun», de<br />

«mauvais», n'est qu'un tardif <strong>et</strong> pâle contraste au regard de son<br />

concept fondamental, concept positif, pénétré de vie <strong>et</strong> de passion,<br />

«nous les nobles, les bons, les beaux, les heureux... les biens nés»<br />

s'éprouvaient tout simplement comme les «heureux»; ils n'avaient<br />

pas besoin de se comparer avant tout à leurs ennemis pour se<br />

construire artificiellement leur bonheur, <strong>et</strong> le cas échéant, pour se<br />

l'imposer par persuasion <strong>et</strong> mensonge comme ont coutume de le<br />

faire tous les hommes du ressentiment»(32).<br />

La dialectique développée par Hegel pour décrire la relation du<br />

Maître <strong>et</strong> de l'Esclave dépend de ce dernier, car la puissance y est<br />

considérée, non pas comme volonté de puissance, mais comme<br />

reconnaissance par l'un de la supériorité de l'autre.<br />

Il y a là, selon Ni<strong>et</strong>zsche, une conception erronée de la volonté de<br />

puissance, qui est celle de l'esclave, elle est l'image que l'homme du<br />

ressentiment se fait de la puissance.<br />

Si la relation du Maître <strong>et</strong> de l'Esclave emprunte la forme<br />

dialectique, c'est parce que le portrait que Hegel nous propose du Maître


est un portrait fait par l'esclave, un portrait représentant l'esclave, tel<br />

qu'il se rêve, un esclave tel qu'il se rêve, un esclave arrivé. Sous l'image<br />

hégélienne du Maître, c'est toujours l'Esclave qui perce(33).<br />

Après ce bref aperçu de la philosophie de Ni<strong>et</strong>zsche, <strong>et</strong> sa<br />

démarcation <strong>et</strong> son hostilité envers la dialectique hégélienne, on a<br />

constaté un lien théorique profond entre c<strong>et</strong>te attitude ni<strong>et</strong>zschéenne <strong>et</strong><br />

la problématique du courant de «l'Éveil islamique» telle qu'elle a été<br />

décrite dans c<strong>et</strong>te étude.<br />

Comme nous l'avons déjà mentionné, le discours de «l'Éveil<br />

islamique» part d'un problème central: celui de la domination étrangère;<br />

c'est le lieu, pour lui, où s'effectue la démarcation entre Soi-même <strong>et</strong><br />

l'Autre, à tous les niveaux: politique, idéologique, économique, <strong>et</strong>c.. Ce<br />

problème central détermine la réponse islamique: faire face à la<br />

domination étrangère tout en affirmant, symboliquement, l'identité<br />

islamique; c<strong>et</strong>te affirmation n'est pas le fait d'une réaction venant de la<br />

part d'un homme de ressentiment, d'un Esclave; elle est plutôt l'action<br />

libre de celui qui a tous les moyens historiques <strong>et</strong> culturels de jouir de<br />

sa différence: l'Islam ayant connu la gloire de la différence <strong>et</strong> de la<br />

domination à ses époques d'or. L'action volontaire ressuscite<br />

positivement le Moi islamique tout en négligeant l'Autre (l'Occident) ne<br />

serait-ce que sur le plan du symbole <strong>et</strong> des mots <strong>et</strong> non des choses; c<strong>et</strong><br />

Autre voit ainsi l'universalisme de sa culture contestée, <strong>et</strong> le<br />

dynamisme de sa domination démystifié, comme on 1'a vu avec le<br />

discours d'Al-Khomeini.<br />

Or, entre les mots <strong>et</strong> les choses, entre la prétention du discours <strong>et</strong> la<br />

réalité concrète, il y a toute la distance qui sépare le ~u de l'intellectuel<br />

islamique traditionnel de jouir de sa différence envers l'Autre, <strong>et</strong> l'état<br />

dans lequel se trouve le mouvement de masse; ce mouvement n'a pas<br />

donné, dans sa longue histoire de soulèvements, une forme nouvelle de<br />

pouvoir capable de pourvoir le discours de «l'Éveil islamique», se<br />

voulant différent de l'Occident, d'une assise réelle nécessaire à sa<br />

différenciation.


Comme nous l'avons déjà constaté, en traitant du discours d'Al-<br />

Khomeini, il représente, tout comme le discours de«l'Éveil islamique»,<br />

deux aspects, l'un négatif <strong>et</strong> l'autre positif; d'un côté il renie la défaite<br />

du Moi islamique <strong>et</strong> noue ce Moi à son passé dans une continuité<br />

défensive contre l'Autre; le r<strong>et</strong>our à l'Islam représente une riposte face<br />

à l'étranger dominant, <strong>et</strong> un refuge qui le protège de l'intrusion du<br />

vainqueur. C'est l'ancienne structure traditionnelle, envahie par<br />

l'Occident capitaliste, qui se défend <strong>et</strong> résiste à partir des anciens<br />

rapports sociaux. Et tout le problème consiste à savoir si la résistance<br />

qu'opposent ces anciens rapports contre la domination étrangère<br />

peuvent engendrer une nouvelle forme de pouvoir, une forme inédite <strong>et</strong><br />

différente des modèles connus de révolution. C'est toute la distance qui<br />

sépare le négatif du positif, la réaction de l'action , <strong>et</strong> Hegel de Ni<strong>et</strong>zsche.<br />

C'est ce qui donne une assise réelle au discours islamique, il ne s'agit pas<br />

que les intellectuels traditionnels affirment leur différence vis-à-vis de<br />

l'Autre, mais de voir l'imagination des masses, dans leur soulèvement,<br />

organiser le pouvoir <strong>et</strong> la société d'une façon nouvelle, basée sur un<br />

héritage révolutionnaire ancien. Si Lénine avait un oeil sur la commune,<br />

les hommes du printemps 1871 se souvenaient de ceux de 1848 qui se<br />

rappelaient des révolutionnaires de 1789, qui n'oubliaient pas Brutus.<br />

Pas un révolutionnaire qui ne soit hanté par un héritage, même si c'est<br />

pour l'anéantir ou le contredire. Le proj<strong>et</strong> révolutionnaire est à la fois<br />

un héritage <strong>et</strong> un testament.<br />

«Je pense qu'effectivement - disait François Châtel<strong>et</strong> - la fabrication<br />

des modèles est toujours liée à l'existence d'un pouvoir ou d'un<br />

contre- pouvoir naissant, car il ne faut pas nier que le contrepouvoir<br />

soit capable de ressusciter aussi ses modèles; mais si l'on<br />

passe de la sphère de la politique au domaine du politique ou de la<br />

vie quotidienne, je pense que l'idée de modèle est liée au fait que<br />

l'homme parle, <strong>et</strong> qu'on ne peut pas parler sans sécréter, au même<br />

temps que l'on parle des messages affectifs ou directeurs qui sont<br />

entre ce que les linguistes appellent le code <strong>et</strong> le message. Le code<br />

c'est le référant absolu à partir de quoi les choses se disent <strong>et</strong> des<br />

actions s'accomplissent; le message, c'est la phrase que je prononce;<br />

or le modèle se situe très précisément dans l'entre-deux».


Si le discours de «L'Éveil islamique» trouve ses fondements dans<br />

la position anti-dialiectique de Ni<strong>et</strong>zsche, c'est qu'il essaie de partir du<br />

Moi islamique pour confirmer positivement sa continuité <strong>et</strong> ses<br />

principes. C<strong>et</strong>te affirmation de soi restera purement idéologique en<br />

dehors des soulèvements des masses <strong>et</strong> de leur capacité de trouver les<br />

formes positives du nouveau pouvoir. Il ne suffit pas, en réponse à ce<br />

discours, de limiter sa crise interne à la problématique du rapport<br />

Présent/Passé, comme le font certains althusseriens arabes(34), <strong>et</strong> de<br />

l'insérer de force dans le système philosophique de Hegel où il nous sera<br />

facile de lui régler son compte théorique en «appliquant» sur lui les<br />

critiques déjà formulées par Marx contre Hegel. Pour critiquer<br />

l'idéalisme, tout le monde doit être Hégélien. Il ne suffit pas non plus de<br />

limiter la problématique de ce discours au seul problème du «r<strong>et</strong>our aux<br />

sources», <strong>et</strong> de le considérer de ce fait, comme une répétition du<br />

fondamentalisme intégriste de l'Islam ancien; comme le fait Docteur<br />

Tayyeb Tizini:<br />

«Il est à noter que le courant fondamentaliste passéiste - ce qui<br />

apparaît paradoxal - ne s'est pas simplement formé <strong>et</strong> développé<br />

dans le cadre de la pensée réactionnaire, il s'est en plus trouvé un<br />

terrain fertile <strong>et</strong> bien enraciné dans le cadre de la pensée<br />

progressiste, laquelle était plus ou moins expression distinguée, au<br />

moyen âge, des aspirations au progrès social <strong>et</strong> national dans le<br />

monde arabe, <strong>et</strong> d'une manière plus exacte, à partir du XIXe siècle.<br />

«Ce courant est né:<br />

1 - Comme réponse idéologique au mouvement «Chou'oubyya» dans<br />

sa version générale anti-arabe, <strong>et</strong> par conséquent comme<br />

forme de réaction contre le déclin de la civilisation arabomusulmane.<br />

2 - Comme mission idéologique réactionnaire prêchant le r<strong>et</strong>our aux<br />

premiers fondements religieux dans leur version doctrinaire <strong>et</strong><br />

textuelle, <strong>et</strong> le refus ainsi que la condamnation de «l'Ijtihad» <strong>et</strong><br />

l'interprétation de ces textes. C<strong>et</strong>te mission a pris un aspect<br />

déterministe (féodal sur les plans économique, social <strong>et</strong><br />

politique), qui part du «fondement premier» éternel, pour<br />

refuser ensuite <strong>et</strong> condamner le concept de «l'évolution


qualitative» propagé par le courant philosophique <strong>et</strong><br />

scientifique adversaire, à caractère bourgeois <strong>et</strong> commercial.<br />

3 - Le courant fondamentaliste s'est constitué comme l'un des<br />

aspects du développement national arabe hostile à l'intrusion<br />

étrangère féodale <strong>et</strong> du capital impérialiste, ancien <strong>et</strong><br />

nouveau»(35).<br />

Chapitre troisième<br />

Marx: théorie de la production <strong>et</strong> production de 1a théorie<br />

Aux deux classifications déjà exposées de la pensée politique arabe<br />

contemporaine, la classification orientaliste <strong>et</strong> la classification islamique,<br />

vient s'ajouter une troisième classification de c<strong>et</strong>te pensée, elle se base<br />

sur la méthode marxiste mais de deux points de vue différents:<br />

1 - La classification économiste.<br />

2 - La classification althusserienne, s'insérant dans le cadre du<br />

courant de «l'anti-humanisme théorique», <strong>et</strong> que Louis<br />

Althusser représente le penseur principal.<br />

1 - La classification économiste<br />

Nous pouvons r<strong>et</strong>racer les grands traits de la classification marxiste<br />

économiste de 1a pensée arabe contemporaine, à partir d'une longue<br />

série de références, mais nous nous limiterons, dans c<strong>et</strong>te étude, à deux<br />

modèles de classification: l'orientaliste russe, <strong>et</strong> l'intellectuel marxiste<br />

arabe.<br />

A- L'orientaliste russe.<br />

L'Orientaliste russe Z. L. Lévine considère que l'évolution de la<br />

pensée sociale, telle qu'elle est connue, n'est indépendante, dans son<br />

histoire, que relativement: elle dépend organiquement de l'évolution<br />

socio-économique <strong>et</strong> politique. La pensée sociale est le produit de


l'histoire universelle, <strong>et</strong> son évolution doit être traitée du point de vue<br />

des relations internationales <strong>et</strong> de l'interaction des cultures existantes à<br />

un moment historique donné. C'est pour cela que l'histoire de la pensée<br />

socio-politique arabe, telle qu'elle est décrite par Lévine, c'est<br />

principalement l'histoire de la formation <strong>et</strong> de la diffusion de l'idéologie<br />

bourgeoise, l'idéologie de la «lutte de libération nationale», l'histoire<br />

arabe contemporaine est considérée comme étant principalement<br />

l'histoire de la formation de nouveaux rapports sociaux <strong>et</strong> des<br />

mouvements de libération nationale(1).<br />

Dans c<strong>et</strong>te optique, l'orientaliste russe fait la périodisation de<br />

l'évolution de la pensée socio-politique arabe contemporaine,<br />

périodisation coïncidant relativement avec l'histoire événementielle<br />

arabe dans ses grandes lignes:<br />

«1 - La première moitié du XIXe siècle. C'est la période de<br />

décadence de l'empire ottoman qui a vu naître un état national<br />

égyptien réellement indépendant, <strong>et</strong> la première réaction des<br />

peuples arabes vis-à-vis de la culture européenne, <strong>et</strong> leur<br />

tentative d'assimiler les institutions <strong>et</strong> les modes de vie<br />

européenne; c'est le début de la «Nahda» culturelle dans les<br />

pays arabes(2).<br />

2 - La période entre les années cinquante <strong>et</strong> les années soixantedix<br />

du XIXe siècle. C'est la période où se développent, en Syrie<br />

<strong>et</strong> en Égypte, les rapports marchands <strong>et</strong> monétaires, sous<br />

l'impulsion du marché mondial; c'est au cours de c<strong>et</strong>te période<br />

«qu'apparaissent les facteurs favorables à la dissolution du<br />

féodalisme <strong>et</strong> à l'émergence du capitalisme <strong>et</strong> que Je<br />

constituent des groupes sociaux inhérents à la société<br />

capitaliste. La Syrie connaît, au cours de c<strong>et</strong>te période, son<br />

mouvement de Lumière(3).<br />

3 - La période entre les années soixante-dix du XIXe siècle,<br />

jusqu'au début du XXe siècle. C'est la période d'expansion<br />

financière, économique <strong>et</strong> politique des États européens;<br />

l'empire ottoman <strong>et</strong> les pays arabes se transforment, au cours<br />

de c<strong>et</strong>te période, en semi-colonies <strong>et</strong> en colonies, <strong>et</strong> un<br />

mouvement de modernisation se développe dans ces pays en<br />

vue d'en finir avec le sous-développement féodal; la lutte de


libération nationale s'intensifie, au moment où on assiste à la<br />

formation de l'idéologie bourgeoise <strong>et</strong> de la conscience<br />

progressiste, à l'établissement de la philosophie <strong>et</strong> de la<br />

sociologie arabes modernes; on assiste également au<br />

développement du courant de l'Éveil <strong>et</strong> du renouveau<br />

islamiques, <strong>et</strong> à la diffusion des idées du courant nationalitaire<br />

provincial <strong>et</strong> arabe. Nous pouvons considérer c<strong>et</strong>te étape -<br />

entre les années soixante-dix <strong>et</strong> les années quatre-vingts -<br />

comme étant l'étape égyptienne des «Lumières» arabes(4).<br />

4 - Les vingts premières années du XIXe siècle. C'est la période de<br />

«L'Éveil asiatique», de la première guerre mondiale <strong>et</strong> de la<br />

grande révolution d'octobre. C<strong>et</strong>te période se caractérise,<br />

particulièrement, par l'évolution intensive qu'a connue la<br />

conscience nationale des peuples arabes, par l'émergence des<br />

concepts bourgeois <strong>et</strong> p<strong>et</strong>it-bourgeois en matière de politique,<br />

de philosophie <strong>et</strong> de sociologie, ainsi que par l'apparition <strong>et</strong> la<br />

propagation des idées socialistes en Orient arabe»(5).<br />

C<strong>et</strong>te périodisatlon de la pensée politique arabe contemporaine est<br />

basée, dans le discours orientaliste russe, sur une conception de la<br />

structure socio-économique des pays arabes qui tente de l'insérer dans<br />

l'universalité du développement capitaliste occidental:<br />

«Rares sont ceux qui continuent à croire, à notre époque, à<br />

l'ambiguïté de l'Orient <strong>et</strong> à sa voie «spécifique» d'évolution. Il va<br />

donc sans dire que l'évolution sociale <strong>et</strong> économique de l'Orient suit<br />

en général les mêmes lois qui ont régi l'évolution de l'Occident. S'il<br />

n'est pas acceptable de parler d'une spécificité absolue de l'histoire<br />

arabe, nous devons, par contre, tenir compte de ses caractéristiques<br />

relatives, chose qui s'avère être d'une grande importance, surtout<br />

dans l'étude de la pensée arabe»(6).<br />

En essayant de dégager les traits qui spécifient le monde arabe,<br />

Lévine constate que la spécificité de la transition, de la Syrie <strong>et</strong> de<br />

l'Égypte, du féodalisme au capitalisme, consiste dans le fait que c<strong>et</strong>te<br />

transition s'effectuait au moment où le développement du capitalisme<br />

pré monopoliste en Europe Occidentale avait abouti à sa fin, c'est-à-dire<br />

au début de l'époque impérialiste.


L'intrusion de l'Europe capitaliste en Asie <strong>et</strong> en Afrique y a suscité<br />

la dissolution du mode de vie dominant, <strong>et</strong> l'accélération du procès de<br />

développement capitaliste; c<strong>et</strong>te intrusion a objectivement joué le rôle<br />

de stimulant du renversement du féodalisme, elle a également suscité<br />

partout des mouvements de libération nationale qui ont constitué - avec<br />

l'élargissement de leur domaine, surtout depuis l'Éveil de l'Asie -<br />

l'aspect le plus distingué de l'histoire contemporaine(7).<br />

Dans 1a même optique européo-centrique, Lévine s'appuie sur la<br />

position de Marx à propos de l'Inde, pour la m<strong>et</strong>tre en parallèle avec la<br />

situation arabe:<br />

«Au cours de son analyse des répercussions engendrées par le<br />

renforcement de la domination anglaise sur l'Inde, Karl Marx a écrit<br />

qu'en dépit des visées de l'Angl<strong>et</strong>erre dans ce pays (l'Inde), <strong>et</strong><br />

malgré ses divers crimes, l'Angl<strong>et</strong>erre était l'instrument inconscient<br />

de l'histoire, <strong>et</strong> elle avait à assumer un double rôle, destructif <strong>et</strong><br />

constructif - à savoir la démolition de l'ancienne société asiatique<br />

d'une part, <strong>et</strong> la mise sur pied d'un fondement matériel pour une<br />

société occidentale en Asie, d'autre part»(8).<br />

Toute c<strong>et</strong>te perspective d'étude nous autorise à conclure que le<br />

discours de l'Orientaliste russe, dans sa lecture de l'histoire de la pensée<br />

arabe contemporaine se distingue du discours orientaliste occidental par<br />

son souci méthodologique de faire le lien entre l'évolution des courants<br />

de la pensée arabe <strong>et</strong> l'histoire socio-économique des pays arabes dans<br />

le cadre du développement capitaliste; ce souci méthodologique n'était<br />

pas aussi systématique chez certains orientalistes occidentaux, tandis<br />

qu'il était absent chez d'autres. Mais la problématique de base qui<br />

détermine la vision globale de l'orientaliste russe, <strong>et</strong> la règle selon<br />

laquelle il fait la classification <strong>et</strong> l'histoire des courants de la pensée<br />

arabe contemporaine, sont identiques <strong>et</strong> s'appuient sur les mêmes<br />

postulats européo-centriques.<br />

En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te classification part du couple conceptuel:<br />

Nahda/décadence, sans le critiquer; ce postulat est admis à partir d'un<br />

modèle de développement qui s'appelle ici «mode de production


capitaliste», synonyme de la «civilisation occidentale» dans le discours<br />

orientaliste occidental. Ce postulat perm<strong>et</strong> à l'orientaliste russe de faire<br />

la périodisation de l'histoire de la pensée arabe à partir de son moment<br />

inaugural, celui de la rencontre avec le «mode de production<br />

capitaliste», - sous-entendu l'Occident dans un autre Jargon - moment<br />

coïncidant avec le début du XIXe siècle; ce mode de production est<br />

apprécié ici comme «supérieur» à la société locale en question, <strong>et</strong> les<br />

courants de pensée se rapprochant de ce mode supérieur sont<br />

considérés plus progressistes que les courants qui s'en éloignent <strong>et</strong> lui<br />

opposent une résistance.<br />

C<strong>et</strong>te lecture privilégie la période allant du XIXe siècle jusqu'à la<br />

première guerre mondiale. Le début de c<strong>et</strong>te période, coïncidant avec la<br />

pénétration du capitalisme occidental dans les pays arabes, nous<br />

imposerait l'examen de la relation existant entre deux ordres de faits<br />

culturels dont l'un (l'Occident) a prouvé sa suprématie historique sur<br />

l'autre (l'Orient); on aboutit ainsi, d'après ce discours, à la conclusion<br />

logique selon laquelle l'Occident «développé» est à même de considérer<br />

les formes «sous-développées» caractérisant le monde arabe<br />

contemporain, comme étant des étapes inférieures menant<br />

nécessairement à son propre degré d'évolution. D'où «le rôle constructif<br />

de l'Angl<strong>et</strong>erre de fonder en Asie une société occidentale». La distance<br />

théorique entre l'orientaliste russe <strong>et</strong> l'orientaliste occidental, dans leur<br />

lecture de la pensée arabe contemporaine, n'est pas aussi longue que ne<br />

le fait croire la différence de terminologie, étant donné que les postulats<br />

sont les mêmes.<br />

B - L'intellectuel marxiste arabe.<br />

Dans la même perspective de travail se situe l'intellectuel marxiste<br />

arabe appartenant au marxisme économiste. C<strong>et</strong>te vision est illustrée,<br />

comme modèle de lecture économiste, par le Docteur Abdallah Hanna<br />

dans son livre sur «les courants de la pensée en Syrie <strong>et</strong> au Liban 1920-<br />

1945.


Ce modèle de lecture s'appuie, dans son étude des courants de la<br />

pensée arabe, sur les concepts d'infrastructure <strong>et</strong> de superstructure,<br />

tout en se référant aux deux orientalistes russes: F. Kelly <strong>et</strong> M. Kovalzon<br />

dans leur livre sur «le matérialisme historique».<br />

La base c'est l'ensemble des rapports de production, c'est-à-dire<br />

l'ensemble des rapports existants dans le champ de la production, de<br />

l'échange <strong>et</strong> de la circulation constituant la structure économique de la<br />

formation sociale. La superstructure c'est l'ensemble des rapports<br />

idéologiques <strong>et</strong> des institutions qui se développent sur une base donnée,<br />

<strong>et</strong> qui ne tardent pas à réagir sur c<strong>et</strong>te base. C'est ce qu'on appelle<br />

interaction entre la base (la cause) <strong>et</strong> la superstructure (l'eff<strong>et</strong>)(9).<br />

Ce qui veut dire, selon ce discours, que les idées ne viennent pas de<br />

huis clos, mais elles sont le fruit des rapports économiques <strong>et</strong> matériels,<br />

<strong>et</strong> le résultat de la lutte de classes dans le société; elles reflètent les<br />

intérêts matériels de telle classe ou de telle autre. Mais ces idées ne<br />

tardent pas à avoir une influence, positive ou négative, sur les rapports<br />

économiques <strong>et</strong> sociaux qui ont produit ces idées. Les idées existent<br />

dans la conscience des gens comme refl<strong>et</strong> d'une réalité concrète, puis<br />

elles jouent un rôle d'influence <strong>et</strong> de changement dans c<strong>et</strong>te réalité.<br />

La société arabe de Syrie que ce discours essaie d'étudier les<br />

courants d'idées entre les deux guerres mondiales, s'est caractérisée par<br />

un ensemble de phénomènes donnés, <strong>et</strong> elle a subi l'influence de trois<br />

cadres qui ont engendré ces idées:<br />

1 - La base ou l'infrastructure de la société.<br />

2 - Les diverses influences mondiales.<br />

3 - Le patrimoine national avec ses nombreux aspects.<br />

C'est ainsi que se forment <strong>et</strong> se développent les courants d'idées en<br />

Syrie <strong>et</strong> au Liban entre les deux guerres mondiales, en subissant les<br />

mêmes eff<strong>et</strong>s que les autres pays sous la domination coloniale. Car la


structure socio-économique, avec ses différentes contradictions, a joué<br />

un rôle essentiel dans la formation, le développement <strong>et</strong> la diffusion de<br />

la vie intellectuelle.<br />

«Nous pourrons résumer ces différents courants intellectuels en<br />

quatre grands courants; tantôt ils se distinguent <strong>et</strong> tantôt ils<br />

s'enchevêtrent. Ces courants sont le produit des contradictions<br />

socio-économiques à l'intérieur de la société arabe locale, ils ont<br />

subi l'influence des courants intellectuels mondiaux, ainsi que<br />

l'influence - <strong>et</strong> c'est très important - du patrimoine intellectuel<br />

islamique avec ses différents aspects <strong>et</strong> ses tendances nombreuses.<br />

Ces quatre grands courants sont:<br />

1 - le courant féodal.<br />

2 - le courant grand bourgeois.<br />

3 - le courant p<strong>et</strong>it-bourgeois.<br />

4 - le courant socialiste (prolétarien)»(10).<br />

C'est de c<strong>et</strong>te façon que les écrivains sont classés, selon leur<br />

situation de classe qui nous donne a priori le discours adéquat: le féodal<br />

engendre un discours fondamentaliste, religieux <strong>et</strong> métaphysique; le<br />

discours grand bourgeois est laïque <strong>et</strong> démocrate d'où transparaît la<br />

philosophie des lumières; le discours p<strong>et</strong>it-bourgeois oscille entre la<br />

démocratie bourgeoise <strong>et</strong> le socialisme prolétarien; tandis que le<br />

prolétariat suivra inévitablement le marxisme.<br />

Il paraît que le prolétariat allemand avait en tête une autre idée de<br />

ce déterminisme lorsque, au lendemain de la crise économique mondiale<br />

de 1929, il s'est dirigé à droite pour appuyer le nazisme <strong>et</strong> donner à<br />

Hitler l'accès au pouvoir en 1933; tandis que les marxistes da l'époque<br />

prévoyaient, à partir de l'aggravation de la situation du prolétariat à la<br />

suite de la crise de 1929, une tendance générale dirigée plutôt vers la<br />

gauche. Il paraît encore que le prolétariat «chrétien» du Liban n'a qu'à<br />

lire c<strong>et</strong>te classification pour qu'il finisse par démystifier ses illusions


idéologiques <strong>et</strong> savoir que sa «place» actuelle, selon ce genre de<br />

marxisme, est dans le camp adverse <strong>et</strong> opposé au Front Libanais.<br />

C'est la place qui coïncide avec son «essence» économique; c<strong>et</strong>te<br />

correspondance n'est faussée que par l'illusion de l'idéologie<br />

confessionnaliste inconsciente, illusion qu'il faut démystifier en<br />

transformant le marxisme en psychanalyse. La sagesse consiste - disait<br />

Aristote - à m<strong>et</strong>tre les choses à leur place. Et il paraît que le problème<br />

essentiel de ce genre de marxisme se trouve résumé dans c<strong>et</strong>te non-<br />

correspondance, - dans la réalité - entre les choses <strong>et</strong> les places, entre la<br />

vie <strong>et</strong> une certaine conception évolutionniste du marxisme.<br />

Ce discours est explicité par un autre biais avec Raoul Makarius:<br />

«Si une comparaison est nécessaire, c'est plutôt avec l'Europe<br />

féodale que la société arabe devrait être comparée... Jusqu'au XIXe<br />

siècle, en eff<strong>et</strong>, la société arabe a conservé sa physionomie féodale:<br />

elle n'a pris la voie d'un rapide développement capitaliste qu'au<br />

cours du XXe siècle... Pour C. E. Von Grunebaum, «L'Occidental ne<br />

doit jamais oublier que les conditions dans lesquelles les récentes<br />

réformes ont eu leur origine témoignent de plus de ressemblance<br />

avec l'Europe de 1789 qu'avec celle de 1918». La révolution<br />

française, ajoute-t-il, «transféra une partie du pouvoir au Tiers-<br />

État. C'est précisément ce qui est en train de se produire au Moyen-<br />

Orient où les classes moyennes sont graduellement en train de<br />

s'affirmer»(11).<br />

La schématisation de ce marxisme dit objectif, selon la terminologie<br />

d'un Abdallah Laroui, résume peut-être c<strong>et</strong>te crise dont elle ne sait pas<br />

sortir:<br />

«Aucun Arabe moderne ne relit la pensée de Descartes ou de<br />

Spinoza comme certains occidentaux la vivent; d'instinct, le<br />

Descartes qu'il saisit est celui qui, étiqu<strong>et</strong>é, a sa place dans le<br />

système hégélo-marxiste; <strong>et</strong> quand l'un de nous, par inadvertance,<br />

se plonge sans guide dans une philosophie moderne, il ne sait plus<br />

penser <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ombe au niveau de l'expression littéraire»(12).


C'est ce marxisme artisanal, taillé à la mesure de la conscience<br />

arabe que Laroui essaie de m<strong>et</strong>tre en relief sa non-correspondance au<br />

vécu arabe:<br />

«Le marxisme, somme de l'Occident, c'est cela que la pensée arabe<br />

contemporaine n'a cessé de chercher depuis trois quarts de siècle.<br />

Dès que la technophilie domine dans l'État national, le choix n'est<br />

qu'entre marxisme <strong>et</strong> éclectisme impuissant. L'Occident arabe ne<br />

peut positivement lire que ce qui a été intégré au registre hégélien.<br />

Quand un arabe est bergsonien, il ne se pense pas, il pense comme<br />

un homme des frontières, c'est-à-dire entièrement tourné vers<br />

l'Occident»(13).<br />

2 - La classification althusserienne.<br />

Jacques Rancière, un scissionnaire du mouvement althusserien au<br />

lendemain du soulèvement de Mai 1968 en France, considère que:<br />

«En février 1968, par la voix d'Althusser, <strong>et</strong> devant le parterre des<br />

membres de le Société française de philosophie, Lénine faisait son<br />

entrée à la Sorbonne(14). Le 13 mai suivant, des milliers<br />

d'étudiants y faisaient une entrée un peu moins respectueuse pour<br />

y planter les drapeaux de leur révolte. Peut-être la proximité de<br />

ces deux interventions de la «lutte des classes» dans l'enceinte<br />

universitaire nous aidera-t-elle à définir l'espace dans lequel s'est<br />

jouée l'histoire politique de l'althusserisme»(15).<br />

En eff<strong>et</strong>, l'année 1968 constitue le dépassement pratique <strong>et</strong><br />

politique de l'althusserisme de la part du mouvement de masse en<br />

France; la révolte de 1968 a donné le coup de grâce à l'entreprise<br />

théorique <strong>et</strong> politique d'Althusser, celle qui commence avec la<br />

publication en 1961 de l'article «sur le jeune Marx», <strong>et</strong> qui reposait sur<br />

un pari: il était possible de produire une transformation dans le P.C. par<br />

un travail théorique de restauration de la pensée de Marx.<br />

Il n'y avait pas, pour Althusser, d'issue politique en dehors du parti<br />

(parce qu'il était le parti de la classe ouvrière), pas d'issue non plus au<br />

sein du parti qui se réclamait de l'exemple du P.C.I. <strong>et</strong> représentait


l'espoir des intellectuels oppositionnels. Le travail théorique de ces<br />

derniers avait pour fonction dernière de r<strong>et</strong>rouver, dans la pratique<br />

scientifique du Capital, ou dans la pratique politique de Lénine, la base<br />

sur laquelle on pourrait poser les problèmes politiques, la place où<br />

chacun pouvait être défini, les instruments avec lesquels on pouvait<br />

essayer de les résoudre. Bref, c<strong>et</strong>te entreprise visait le contrôle de la<br />

politique par la théorie, les philosophes se croyaient plus importants<br />

que les rois.<br />

«C<strong>et</strong>te opération de moralisation <strong>et</strong> de normalisation, disait François<br />

Châtel<strong>et</strong>, ne pouvait manquer de recueillir des adhésions dans la<br />

jeunesse universitaire singulièrement: elle tirait le marxisme de<br />

l'ornière où il était tombé; elle suscitait l'espoir d'une politique<br />

offensive. Cependant, il fallut bientôt s'apercevoir que le sauv<strong>et</strong>age<br />

épistémologique d'Althusser n'était ni plus pertinent ni plus<br />

efficace que le sauv<strong>et</strong>age ontologique tenté par Sartre: l'un <strong>et</strong><br />

l'autre demeurent tributaires d'une conception unitaire de l'Etre (ou<br />

de la Vérité) qui, dans la lecture althusserienne, conduit finalement<br />

sous le couvert de la scientificité à un renforcement de la<br />

compétence <strong>et</strong> du parti»(16).<br />

A mentionner l'étonnement de Châtel<strong>et</strong> devant l'inconséquence<br />

d'Althusser.<br />

«Althusser me paraissait alors m<strong>et</strong>tre le doigt sur une donnée<br />

essentielle qui rendait compte du devenir du marxisme; de<br />

l'écrasement de la révolte de Cronstadt jusqu'au stalinisme <strong>et</strong> à<br />

l'intervention de 1956 en Hongrie, des fautes commises par le<br />

Komintern en Chine jusqu'à la honteuse politique menée par 1e<br />

P.C.F. lors de la guerre d'Algérie. Je suis encore étonné que Louis<br />

Althusser n'ait pas été entraîné par ses analyses lumineuses de<br />

l'Introduction à l'économie politique de 1857, où il présente le<br />

matérialisme historique comme le point de vue matérialiste<br />

critique tourné efficacement contre toutes les Providences, celle de<br />

Dieu, celle de l'État, celle du Parti, celle de l'édification économique,<br />

celle de la Science, qu'il ait tourné court, se contentant de réfuter<br />

John Lewis - qui a peur de John Lewis? a demandé justement<br />

Jacques Rancière - <strong>et</strong> qu'actuellement il entre dans un débat<br />

académique <strong>et</strong> faussé d'avance sur la dictature du prolétariat ou<br />

pas?»(16).


Mais la révolte de 1968 est venue leur rappeler c<strong>et</strong>te vérité<br />

élémentaire: le primat du politique sur l'idéologique. Elle a fait éclater<br />

les contradictions du groupe althusserien qui s'est scindé en deux. D'un<br />

côté, ceux qui ont défendu la position du P.C. contre la révolte étudiante<br />

- Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establ<strong>et</strong>, Pierre Macherey -<br />

l'analyse que donne Althusser dans une l<strong>et</strong>tre à Marie Antoni<strong>et</strong>ta<br />

Macciocchi ne s'écarte pas des thèses de Marchais: les étudiants sont des<br />

p<strong>et</strong>its-bourgeois qui voulaient donner des leçons à la classe ouvrière <strong>et</strong><br />

lui apprendre à faire la révolution. Mais la classe ouvrière n'avait que<br />

faire de leur révolution, elle se battait seulement pour des<br />

revendications économiques <strong>et</strong> elle a su les obtenir par ses propres<br />

forces. Et même si en quelques circonstances elle a eu certains conflits<br />

avec ses dirigeants syndicaux, «ce second problème, en tout cas, c'est sa<br />

propre affaire <strong>et</strong> n'a rien à voir avec les étudiants. Les étudiants<br />

devraient se m<strong>et</strong>tre dans la tête ce simple fait, même s'ils ont du mal à<br />

le comprendre»(18).<br />

D'un autre côté ceux qui interprétaient Mai 68 <strong>et</strong> la révolution<br />

culturelle chinoise d'une manière différente - Alain Badiou, Emmanuel<br />

Terray, Jacques Rancière, Pierre Victor, André Glucksman, <strong>et</strong>c.,.. dont<br />

les choix étaient différents - <strong>et</strong> ils considéraient que la domination<br />

idéologique de la bourgeoisie, c'est d'abord un ensemble d'institutions<br />

contre lesquelles il faut engager un combat politique matériel. Et les<br />

intellectuels y participent pour autant qu'ils brisent pour leur propre<br />

compte ce qui est le fondement même de ce système: le pouvoir de la<br />

«science», la séparation du travail intellectuel <strong>et</strong> du travail manuel, des<br />

intellectuels <strong>et</strong> des masses. Le combat idéologique des intellectuels<br />

révolutionnaires n'est pas de réfuter des livres réactionnaires dans des<br />

livres révolutionnaires, mais d'abandonner leur spécificité<br />

d'intellectuels, de se lier aux masses, d'aider à ce qu'elles prennent<br />

elles-mêmes la parole, de lutter contre tous les appareils - du<br />

syndicalisme à la police - qui entravent c<strong>et</strong>te libre expression.<br />

Ce fut notamment la voie choisie par les intellectuels qui se<br />

groupèrent autour de la Gauche Prolétarienne <strong>et</strong> du Secours Rouge. Ce


mouvement est allé de pair avec un processus similaire qui s'est<br />

manifesté en Italie à la gauche du P.C.I. parmi les différentes<br />

organisations «extraparlementaires». Ses racines théoriques se<br />

r<strong>et</strong>rouvent dans la discussion des années qui précédèrent l'explosion de<br />

l'automne ouvrière: discussion sur le processus de formation de l'avant-<br />

garde <strong>et</strong> du parti révolutionnaire par rapport au développement de la<br />

lutte de masse, la portée européenne de la révolution culturelle chinoise<br />

dans son rapport à la crise des partis communistes occidentaux; ce<br />

processus accomplit un saut avec l'explosion de la lutte étudiante de<br />

1967-1969, laquelle déplace radicalement l'axe du mouvement dans<br />

une direction extra-institutionnelle, <strong>et</strong> il connut son plein<br />

développement dans les luttes ouvrières de 1969, portant la crise à son<br />

point de rupture(19).<br />

«C'est là - selon Lotta continua - la première <strong>et</strong> essentielle ligne de<br />

démarcation qui sépare notre histoire de celle des autres groupes<br />

de la gauche dite extraparlementaire. Schématiquement : parmi les<br />

intellectuels qui se situaient à la gauche du P.C.I... il y en avait qui<br />

voyaient la formation du parti révolutionnaire comme un processus<br />

essentiellement idéologique, fondé sur la continuité avec la<br />

tradition de la Troisième Internationale, <strong>et</strong> du mouvement ouvrier<br />

officiel, <strong>et</strong> il y en avait d'autres qui la voyaient comme un processus<br />

essentiellement pratique, fondé sur la rupture avec c<strong>et</strong>te<br />

tradition»(20).<br />

Et de c<strong>et</strong>te ligne de démarcation se fait la classification des<br />

différentes organisations: «En substance, la première position - avec<br />

toutes sortes de différences de contenu, de style de travail, de choix<br />

organisationnels - est commune à toutes les organisations de type<br />

trotskiste (de la IVe Internationales à Avanguardia Operaia), de type<br />

néostalinien (une bonne partie du P.S.I.U.P., les premières formations<br />

marxistes-léninistes), ou issues de croisements des deux précédents<br />

(Servire il Popolo) ou enfin de type néo-révisionniste «gramscien-<br />

togliattien» (du P.S.I.U.P. au Manifesto).


La seconde position a dominé la formation de Lotta Continua <strong>et</strong> -<br />

avec de grandes différences de contenu, de style de travail, de<br />

conception de l'organisation - de Potere Operaio(21).<br />

Mais si c<strong>et</strong>te histoire parallèle de l'althusserisme maoïste en France<br />

<strong>et</strong> de la «nouvelle gauche» italienne se manifeste à partir de 1968,<br />

l'histoire de l'entreprise althusserienne - ou de «l'antihumanisme<br />

théorique» comme certains aiment bien l'appeler - remonte à plus loin<br />

dans l'histoire. Il faut revenir aux conséquences du XXe Congrès. La<br />

répudiation sans critique véritable du stalinisme ouvrait la voie à un<br />

ensemble de revendications de type libéral ou moderniste s'adaptant à<br />

la nouvelle conjoncture intellectuelle. Les nouvelles thèses avancées sur<br />

la coexistence pacifique <strong>et</strong> le passage pacifique au socialisme<br />

engageaient ceux qui voudraient les fonder sur des théorisations<br />

hasardeuses. Le P.C.F. était d'autant plus exposé à ces errements<br />

théoriques <strong>et</strong> politiques qu'il importait les thèses soviétiques sans<br />

chercher à les approfondir <strong>et</strong> sans vouloir prendre le risque d'un débat.<br />

Ce refus de théoriser ses positions politiques exposait le P.C.F. à un<br />

risque constant de débordement à droite aussi bien qu'à gauche.<br />

Débordement à droite - la direction italienne de l'U.E.C., <strong>et</strong> l'humanisme<br />

de Garaudy - effectué par ceux qui voulaient théoriser le «passage<br />

pacifique au socialisme» <strong>et</strong> en tirer des conséquences politiques. Ce<br />

débordement droitier suscitait un contre-eff<strong>et</strong> de gauche: critique du<br />

révisionnisme qui pouvait s'appuyer sur la critique chinoise désormais<br />

explicite du révisionnisme soviétique. Contre cela le Parti n'avait guère<br />

d'armes théoriques. La vieille orthodoxie jdanovienne n'était plus<br />

utilisable à une période riche par la critique du dogmatisme <strong>et</strong> de<br />

l'orthodoxie marxiste(22):<br />

Des textes comme «la Somme <strong>et</strong> le Reste» d'Henri Lefebvre, «Marx,<br />

penseur de la technique» de Kostas Axelos, «les recherches dialectiques»<br />

de Lucien Goldman, «Logos <strong>et</strong> Praxis» de François Châtel<strong>et</strong>, paraissent<br />

après les années 1960. La problématique qui les traverse <strong>et</strong> qui est à<br />

l'origine de la «Critique de la Raison dialectique» pouvait s'exprimer<br />

brièvement ainsi: que faire avec le marxisme?(23).


Que faire plutôt avec l'orthodoxie marxiste? L'orthodoxie était donc<br />

à réinventer. C<strong>et</strong>te situation offrait une place à l'althusserisme: celle<br />

d'une orthodoxie neuve, appuyée non plus sur la parole de Staline, mais<br />

sur le texte de Marx. Le détour althusserien interdisait de fonder en<br />

théorie la politique du Parti. Il s'agissait, non pas de fonder c<strong>et</strong>te<br />

politique, mais plutôt d'empêcher qu'on le contestât. Et c'est là que la<br />

tentative althusserienne pouvait servir le Parti.<br />

Elle montrait le danger des théorisations hâtives, la nécessité<br />

d'apprendre, épistémologiquement, à poser les problèmes, avant de<br />

tirer les conclusions; elle faisait un point d'équilibre, au niveau du<br />

concept, entre la dissolution de droite <strong>et</strong> de gauche, elle se servait d'un<br />

certain discours qui flattait <strong>et</strong> contenait ceux parmi les intellectuels qui<br />

se révoltaient contre l'hégémonie idéologique du Parti: réhabiliter la<br />

philosophie marxiste par le r<strong>et</strong>our à Marx pour critiquer l'économisme<br />

<strong>et</strong> l'humanisme, dégager le statut théorique de la science marxiste à<br />

partir de la pratique politique de Lénine <strong>et</strong> la pratique théorique de<br />

Marx, étudier objectivement la crise du mouvement communiste<br />

international <strong>et</strong> la révolution culturelle chinoise, établir le rapport<br />

Science/Idéologie à partir du concept de coupure épistémologique,<br />

produire une théorie de l'idéologie <strong>et</strong> des superstructures, en critiquant<br />

la notion de Suj<strong>et</strong>; <strong>et</strong>c.(24).<br />

En se servant de ce discours «de gauche», l'althusserisme défendait<br />

une politique de droite par un jeu d'équilibre bien efficace; <strong>et</strong> c'est c<strong>et</strong><br />

équilibre qui a éclaté en 1968; <strong>et</strong> l'althusserisme s'est trouvé scindé,<br />

comme on l'a vu, en deux fractions: althussérisme orthodoxe de droite <strong>et</strong><br />

althussérisme maoïste de gauche.<br />

Si l'althusserisme en France - avec son prolongement européen - se<br />

fondait sur un pari sur la possibilité de transformer la politique du Parti<br />

de l'intérieur par la pratique théorique, <strong>et</strong> l'échec de ce pari comme<br />

échoue d'habitude le philosophe, avec son illusion de pouvoir, à devenir<br />

roi <strong>et</strong> découvre dans la pratique le primat de la politique sur l'idéologie;<br />

l'althusserisme ne s'est pas limité au seul cadre européen; il a eu une


influence théorique <strong>et</strong> politique sur la pensée politique arabe de gauche<br />

à partir de 1967, surtout dans les milieux intellectuels d'Égypte <strong>et</strong> du<br />

Liban.<br />

Le tableau rapide <strong>et</strong> schématique de l'histoire des partis<br />

communistes arabes révèle la différence dans leur formation historique,<br />

ce qui explique leurs divergences sur le plan des conceptions théoriques<br />

<strong>et</strong> des modalités d'action. Le parti communiste irakien, soumis à une<br />

très dure persécution, puis aux massacres de 1962-1963, émerge dans<br />

l'unité avec la révolution de 1958, <strong>et</strong> se montre proche du Tudeh<br />

iranien, malgré la carence de sa direction politique. Le Parti communiste<br />

palestinien (<strong>et</strong> jordanien) suit une évolution parallèle à son homologue<br />

irakien, les partis communistes du Maroc, d'Algérie <strong>et</strong> de Tunisie ont<br />

débuté comme sections du parti communiste français; le parti<br />

communiste syro-libanais appartenait à la IIIe Internationale; les<br />

premières tentatives d'implantation du marxisme en Égypte datent du<br />

lendemain de la victoire des bolcheviks, en 1918, <strong>et</strong> le démarrage<br />

décisif de l'action communiste suit immédiatement Stalingrad en 1943:<br />

«Comme les victoires d'octobre avaient créé le communisme chinois,<br />

c'est le canon de Stalingrad qui a fait surgir le communisme<br />

égyptien».<br />

Le rédacteur clandestin d'un bull<strong>et</strong>in du «parti communiste<br />

égyptien unifié» a eu le mérite de formuler ainsi une des données<br />

essentielles du développement marxiste en Égypte. Le parti communiste<br />

soudanais a subi l'influence du mouvement communiste égyptien. C'est<br />

montrer l'hétérogénéité de ces partis dans leur histoire <strong>et</strong> leurs<br />

orientations.<br />

En 1965, une longue discussion établie à tous les niveaux du parti<br />

communiste égyptien conduit la conférence nationale réunie par ce parti<br />

à prononcer, à la majorité des cadres, l'auto-dissolution du parti<br />

communiste égyptien au terme d'une existence qui remonte - envers <strong>et</strong><br />

contre toutes les persécutions <strong>et</strong> les éclipses - à 1918. L'objectif<br />

historique visé est celui de l'unification <strong>et</strong> de la concertation de toutes


les forces socialistes égyptiennes sans distinction d'origine, au sein du<br />

parti unique de l'«Union Socialiste arabe», <strong>et</strong> compte tenu des conditions<br />

spécifiques de la révolution nationale en Égypte, comme aussi de<br />

l'évolution du régime militaire depuis Suez <strong>et</strong> la «Charte d'action<br />

nationale» de 1962. Une minorité d'éléments repousse explicitement<br />

c<strong>et</strong>te attitude.<br />

C'est en 1967, au lendemain de la défaite du régime nasserien <strong>et</strong> de<br />

ses «alliés» ou «conseillers» communistes, que s'est constitué un courant<br />

althusserien parmi les intellectuels égyptiens de gauche; ce courant<br />

reproduisait la même division de l'althusserisme français; un<br />

althussérisme orthodoxe représenté surtout par Mahmoud Amin Al-<br />

Alem <strong>et</strong> un groupe d'intellectuels affiliés au P.C. égyptien; <strong>et</strong> un<br />

althussérisme maoïste qui s'est manifesté à l'étranger - notamment à<br />

Paris par une série d'analyses sur la «bourgeoisie d'État» nasserienne<br />

qui ont été adoptées par la «nouvelle gauche» maoïste arabe comme un<br />

modèle référentiel d'approche des régimes arabes dits p<strong>et</strong>its-bourgeois;<br />

c<strong>et</strong>te analyse était celle de Mahmoud Hussein dans «la lutte de classes<br />

en Égypte: 1945-1970», vulgarisé <strong>et</strong> diffusé par un groupe<br />

d'intellectuels arabes à Paris par la revue «al-Masira» (La Marche),<br />

soutenue par «Fateh» <strong>et</strong> en rapport politique <strong>et</strong> idéologique étroit avec<br />

la «Gauche prolétarienne»(26).<br />

Mahmoud Hussein qui tentaient de maintenir des contacts avec le<br />

mouvement étudiant égyptien au cours de l'année 1972, ont fini par<br />

faire volte-face au lendemain de la guerre d'octobre 1973, en entamant<br />

un dialogue avec un Israélien, Saul Friedlander, <strong>et</strong> en présence de Jean<br />

Lacouture; dialogue prédécesseur de celui entamé récemment par<br />

Sadate:<br />

«Pour conclure, je veux dire qu'en ce qui me concerne, il y a à la<br />

fois continuité <strong>et</strong> renouvellement par rapport aux positions qui<br />

étaient les miennes avant 1973 Jusqu'à la guerre, j'ai fait partie de<br />

ce courant de pensée arabe qui, autour des progressistes<br />

palestiniens, cherchait à préciser une vision d'avenir faisant place à<br />

la communauté israélienne. «... la rencontre des Israéliens <strong>et</strong> des<br />

Arabes devait se faire dans c<strong>et</strong>te perspective sur le terrain même


de la guerre de libération, <strong>et</strong> les problèmes de leurs rapports dans<br />

une Palestine libérée ne se posaient pas concrètement.<br />

«Ce schéma est aujourd'hui dépassé dans la mesure où la guerre<br />

d'Octobre a rendu aux principaux États arabes suffisamment<br />

d'initiative politique pour leur perm<strong>et</strong>tre d'engager le dialogue avec<br />

Israël <strong>et</strong> que, dès lors, les masses arabes commencent à orienter<br />

leurs aspirations dans un autre sens - celui d'une lutte pour la<br />

transformation interne de leur société»(27).<br />

L'époque maoïste de la «contradiction principale» est révolue!<br />

Le même processus se reproduit au Liban au lendemain de la<br />

défaite de 1967, où la gauche libanaise a connu les deux tendances<br />

althusseriennes, orthodoxe <strong>et</strong> maoïste.<br />

La défaite du nasserisme en 1967 a eu des répercussions aussi bien<br />

sur l'équilibre du pouvoir au Liban que sur le mouvement de masse, les<br />

partis <strong>et</strong> les organisations de l'opposition. Le parti communiste libanais<br />

s'est trouvé dans une position critique, étant donné qu'il défendait,<br />

comme les partis communistes arabes, une stratégie de soutien des<br />

bourgeoisies nationales arabes qui étaient à l'avant-garde du<br />

mouvement de libération arabe. Un débat s'est développé au sein du<br />

P.C.L., parmi les étudiants, portant sur les données de la défaite; le débat<br />

rem<strong>et</strong>tait en question la ligne du P.C.L.: la question nationale <strong>et</strong> le<br />

problème palestinien, la nature de classe du nasserisme, la voie<br />

parlementaire vers le pouvoir, la coexistence pacifique; ce courant qui<br />

reprochait au P.C.L. son réformisme, voyait dans la lutte armée<br />

pratiquée par la résistance palestinienne le remplaçant stratégique du<br />

P.C.L.; le courant développé parmi les étudiants renforçait la position<br />

d'une partie de la direction - tendance léniniste - qui menait sa bataille<br />

de démocratisation au sein du P.C.L.(28). Et la convergence de ces deux<br />

tendances aboutit à la création de l'Union des communistes libanais<br />

(U.C.L.) en dehors du P.C.L.<br />

D'un autre côté, la défaite du nasserisme en 1967 suscita au sein du<br />

Mouvement des Nationalistes Arabes, implanté dans plusieurs pays


arabes, une lecture marxiste du nasserisme, lecture qui a poussé ce<br />

mouvement à faire son autocritique <strong>et</strong> à condamner son passé<br />

nationaliste pour adopter le marxisme-léninisme. C<strong>et</strong>te scission au sein<br />

du «Mouvement» a donné naissance au Front Démocratique Populaire<br />

pour la Libération de la Palestine (F.D.P.L.P.) dans la section<br />

palestinienne, <strong>et</strong> à l'Organisation des Socialistes Libanais (O.S.L.) au<br />

niveau Libanais(29). C<strong>et</strong>te organisation était implantée surtout dans le<br />

milieu étudiant.<br />

A côté de ces deux organisations, un troisième groupe s'est<br />

constitué avant 1967 sous le nom du cercle d'études du «Liban<br />

Socialiste». C<strong>et</strong>te organisation groupait des intellectuels de gauche<br />

venant de différents partis: les uns venaient du parti Ba'th, les autres<br />

militaient en France dans le parti communiste français; ils étaient<br />

affiliés, au cours de leur vie étudiante en France, au courant<br />

althusserien au sein du P.C.F., <strong>et</strong> avec la division du mouvement<br />

althusserien en 1968, ce groupe prenait parti pour l'althusserisme<br />

maoïste, <strong>et</strong> le diffusait au Liban par un mouvement de traduction des<br />

oeuvres de ce courant en arabe <strong>et</strong> par un certain nombre d'analyses<br />

abordant la réalité libanaise, en s'inspirant des analyses politiques<br />

althusseriennes. Les oeuvres politiques de Poulantzas, par exemple,<br />

formaient une référence de base pour traiter de «l'instance» politique<br />

libanaise(30).<br />

A côté de ces trois grands groupes on assistait après 1967 à la<br />

naissance de plusieurs autres p<strong>et</strong>its groupes régionaux ou même parfois<br />

nationaux qui se situaient à la gauche du P.C.L. <strong>et</strong> se considéraient<br />

comme les représentants légitimes de 1a lutte armée palestinienne, au<br />

niveau libanais; c<strong>et</strong>te prétention ne s'est concrétisée dans la pratique<br />

que chez une minorité de militants libanais qui ont entrepris une<br />

pratique militaire contre le régime libanais <strong>et</strong> contre Israël, en<br />

collaboration avec la résistance palestinienne. Les autres se sont<br />

contentés de critiquer la voie pacifique suivie par le P.C.L. sans pour<br />

autant concrétiser c<strong>et</strong>te critique dans une pratique différente; l'essentiel<br />

de leur pratique politique, de 1967 à 1970 consistait à fonder des<br />

comités de soutien à la résistance palestinienne, <strong>et</strong> à faire le lien entre


le problème «national» palestinien <strong>et</strong> le problème «social» libanais. Leur<br />

sympathie pour la résistance palestinienne n'était pas unifiée; les uns<br />

soutenaient Fateh, les autres le F.P.L.P. ou le F.D.P.L.P.<br />

Ces trois grands groupes : l'U.C.L., Union des communistes libanais,<br />

l'O.S.L., Organisation des Socialistes Libanais, <strong>et</strong> le L.S., Liban Socialiste,<br />

ont fini par fusionner politiquement en 1970 - une partie de l'U.C.L. a<br />

accepté la fusion - pour former l'Organisation de l'Action Communiste au<br />

Liban O.A.C.L.; parallèlement à ce courant maoïste, on a vu naître , au<br />

sein du parti communiste libanais un courant althusserien orthodoxe<br />

représenté par des intellectuels qui se sont distingués par leur marge<br />

critique vis-à-vis de l'économisme dominant dans le P.C.L.; c<strong>et</strong>te marge<br />

critique leur a permis de jouer le rôle récupérateur par rapport à la<br />

«nouvelle gauche» qui a échoué à trouver le remplaçant révolutionnaire<br />

en dehors du P.C.L.; c'est ainsi que le système conceptuel althusserien<br />

servait à les englober <strong>et</strong> à les rem<strong>et</strong>tre au sein de le vérité marxiste<br />

après des années d'illusions théoriques <strong>et</strong> d'aventures<br />

organisationnelles.<br />

Mehdi Amel est le représentant de ce courant au sein du parti<br />

communiste libanais. Il s'y trouve dans la même impasse dans laquelle<br />

se trouvait Althusser au sein du P.C.F.; c'est l'impasse de l'intellectuel (la<br />

pratique théorique) dans son rapport avec le pouvoir au sein du P.C.L.<br />

(la pratique politique) qui se sert du discours althusserien de Mehdi<br />

Amel pour rétablir son harmonie théorique de plus en plus chancelante<br />

parmi les intellectuels «inqui<strong>et</strong>s», parmi ceux qui ont commencé à se<br />

douter du discours économiste officiel représenté par un autre Garaudy<br />

que 1a direction du P.C.L. n'a pas expulsé comme c'était le cas du P.C.F.<br />

C<strong>et</strong> althussérisme orthodoxe propage, sur le tard, les idées du<br />

courant anti-humaniste théorique; tandis que le courant althusserien<br />

maoïste, représenté par l'O.A.C.L., qui s'est inspiré des althusseriens<br />

mosaïstes français <strong>et</strong> italiens - la Gauche prolétarienne, l'U.J.C.M.L.F.,<br />

Lotta Continua, Il Manifesto, <strong>et</strong>c..... - a fini par changer de proj<strong>et</strong> (la<br />

fondation du parti révolutionnaire au Liban remplaçant le P.C.L.) pour<br />

faire alliance avec le P.C.L. à partir de 1972; alliance qui a suscité une


nouvelle scission en 1973 d'un groupe qui a quitté l'O.A.C.L. sous le nom<br />

du «groupe indépendant», lequel a fini par se dissoudre comme groupe<br />

politique, <strong>et</strong> la majorité de la base a rejoint Fateh, plus précisément le<br />

courant prochinois du Fateh <strong>et</strong> la direction du groupe a cédé le travail<br />

politique pour suivre un itinéraire semblable aux ex-maoïstes français<br />

<strong>et</strong> aux «nouveaux philosophes».<br />

Le discours althusserien orthodoxe d'Al-Nahda.<br />

De tout c<strong>et</strong> historique du développement de l'althussérisme, au<br />

niveau de la gauche libanaise, il nous importe de suivre le discours de<br />

ce courant - orthodoxe <strong>et</strong> maoïste - dans sa lecture de la pensée<br />

politique arabe contemporaine depuis la «Nahda». C<strong>et</strong>te lecture, on la<br />

r<strong>et</strong>rouve chez un représentant de ce courant orthodoxe au sein du P.C.L.,<br />

chez Mehdi Amel, dans son livre sur «crise de la civilisation arabe ou<br />

crise des bourgeoisies arabes?- critique des recherches de la conférence<br />

du Koweït sur le thème s crise de l'évolution culturelle dans le monde<br />

arabe»(31), où il essaie de faire la critique de tous les participants<br />

arabes à c<strong>et</strong>te conférence du point de vue marxiste qui n'était pas<br />

représenté dans c<strong>et</strong>te conférence. Ce discours se distingue du discours<br />

économiste par ses postulats:<br />

1 - Il refuse la problématique de fond de la conférence du Koweït<br />

consistant à décrire la crise comme étant une crise de civilisation<br />

alors qu'en réalité, c'est le crise d'une structure incapable, sous la<br />

direction de la classe bourgeoise coloniale, d'assurer la transition de<br />

la société arabe du mode de production colonial au mode de<br />

production socialiste. Il refuse la problématique du progrès <strong>et</strong> du<br />

développement invoquée dans la conférence du Koweït sur la base<br />

d'une pensée évolutionniste <strong>et</strong> d'une logique positiviste <strong>et</strong><br />

empirique. Ce refus s'appuie sur la littérature althusserienne<br />

concernant l'articulation des modes de production au sein d'une<br />

même formation sociale, <strong>et</strong> l'hégémonie du mode de production<br />

colonial sur tous les autres. Il refuse la problématique du sous-<br />

développement du passé, en s'appuyant sur le principe marxiste du<br />

primat du présent sur le passé, ainsi que sur la nécessité de lire le


passé à la lumière du présent, étant donné que c'est le supérieur<br />

qui explique l'inférieur, le présent qui explique le passé <strong>et</strong> non pas<br />

l'inverse.<br />

2 - Il refuse la problématique du progrès <strong>et</strong> du développement<br />

invoquée à la conférence du Koweït sur la base d'une pensée<br />

évolutionniste <strong>et</strong> d'une logique positiviste <strong>et</strong> empirique. Ce refus<br />

s'appuie sur la littérature althusserienne concernant l'articulation<br />

des modes de production au sein d'une même formation sociale, <strong>et</strong><br />

l'hégémonie du mode de production colonial sur tous les autres.<br />

3 - Il refuse la problématique du sous-développement du passé en<br />

s'appuyant sur le principe marxiste du primat du présent sur le<br />

passé, ainsi que sur la nécessité de lire le passé à la lumière du<br />

présent, étant donné que c'est le supérieur qui explique l'inférieur,<br />

le présent qui explique le passé <strong>et</strong> non pas l'inverse.<br />

4 - Il refuse la problématique du «sous-développement» ou «r<strong>et</strong>ard»<br />

intellectuel, <strong>et</strong> celle du modèle en tant qu'aspects de l'essence<br />

hégélienne identique à soi-même; il refuse également les concepts<br />

d'«aliénation» <strong>et</strong> de «rupture culturelle» comme étant des concepts<br />

hégéliens qui prévalent dans la pensée bourgeoise arabe.<br />

5 - Il critique le concept de «marxisme national» <strong>et</strong> le concept de<br />

««Nahda»» comme étant une pseudo-renaissance différente de la<br />

renaissance occidentale, dans la mesure où elle n'était pas en<br />

coupure rationnelle avec le passé; il critique également la<br />

problématique de «l'authenticité» <strong>et</strong> du modernisme comme étant<br />

une répétition comique de la dialectique du Maître <strong>et</strong> de l'Esclave.<br />

6 - Il pose le problème de la «Nahda» dans la pensée arabe<br />

contemporaine à partir de la critique du concept de «Nahda»<br />

comme étant l'aspect colonial qui distingue la domination de<br />

l'idéologie bourgeoise.


Le problème de la pensée arabe contemporaine se distingue donc<br />

par le fait d'être, par sa définition même, le problème de la libération<br />

nationale de l'idéologie bourgeoise dominante. La question qui se pose<br />

donc est la suivante: Quelles sont les formes de domination de c<strong>et</strong>te<br />

idéologie dans son aspect colonial? c<strong>et</strong>te question pourra être posée<br />

d'une autre façon: quelle est c<strong>et</strong>te forme coloniale qui distingue<br />

l'idéologie bourgeoise dans sa domination sur la pensée arabe? «le<br />

problème est compliqué, son étude nécessite de le traiter en détail<br />

depuis l'époque dite de ««Nahda»» jusqu'à maintenant(32).<br />

C'est donc la bourgeoisie arabe qui s'est servie du concept «Nahda»<br />

pour désigner le mouvement intellectuel qui a pris naissance dans la<br />

seconde moitié du XIXe siècle, c'est-à-dire dans le même cadre<br />

historique qui a vu naître c<strong>et</strong>te même bourgeoisie dominante. Ce<br />

mouvement intellectuel n'est que celui de c<strong>et</strong>te bourgeoisie même qui<br />

l'a voulu identique au mouvement intellectuel de la bourgeoisie<br />

européenne au début de sa renaissance au XVIe siècle. La renaissance<br />

intellectuelle en Europe - sur laquelle vit la renaissance intellectuelle de<br />

la bourgeoisie coloniale dans le monde arabe - est 1a naissance de la<br />

pensée de la bourgeoisie européenne montante, c'est-à-dire, en termes<br />

français: c'est la nouvelle ou la seconde naissance (Re-naissance) de la<br />

pensée, qui est la naissance de la pensée bourgeoise. La renaissance<br />

intellectuelle dans le Monde Arabe, est donc la naissance de la pensée<br />

de sa bourgeoisie coloniale. La naissance intellectuelle de c<strong>et</strong>te classe<br />

constituait-elle une nouvelle naissance de la pensée arabe, c'est-à-dire<br />

naissance d'une nouvelle pensée arabe? comment a eu lieu la naissance<br />

de classe de c<strong>et</strong>te pensée?<br />

«En considérant la renaissance européenne, nous constatons que la<br />

pensée de la bourgeoisie a trouvé dans la coupure épistémologique<br />

avec l'ancienne pensée, c'est-à-dire la pensée de la classe féodale<br />

qui était dominante, une condition fondamentale pour sa naissance<br />

de classe, car la bourgeoisie a trouvé, dans la transformation <strong>et</strong> la<br />

liquidation des rapports de production, une condition fondamentale<br />

pour la naissance du mode de production capitaliste; de c<strong>et</strong>te façon,<br />

<strong>et</strong> de par sa naissance de classe, la bourgeoisie européenne était<br />

révolutionnaire dans les domaines de la pensée, la politique,


l'économie, la morale <strong>et</strong> de l'art, <strong>et</strong>c.....; la naissance de sa pensée de<br />

classe était, par conséquent, révolutionnaire, c'est-à-dire nouvelle<br />

naissance de la pensée, <strong>et</strong> la naissance d'une pensée nouvelle»(33).<br />

C'est à partir de c<strong>et</strong>te lecture de la renaissance européenne en<br />

«coupure épistémologique» avec le passé que Mehdi Amel soulève, par<br />

analogie, l'écart qui sépare c<strong>et</strong>te renaissance de la «Nahda» arabe du<br />

XIXe siècle:<br />

«En considérant la «Nahda» arabe» nous trouvons, dans le terme<br />

même, l'indice de sa nature de classe. La différence étymologique<br />

entre «Renaissance» <strong>et</strong> «Nahda» est d'ailleurs significative. Le mot<br />

«Nahda» n'inspire pas la même chose que le mot «Re-naissance» ou<br />

naissance qui est nouvelle, parce que c'est la naissance d'une chose<br />

nouvelle. Le concept est le signe de ce qu'il englobe, c'est-à-dire<br />

que le concept indique, par ce signe, le réel qu'il englobe dans sa<br />

formation comme concept. Dans le concept de «Nahda» disparaît le<br />

sens de la nouvelle naissance, car la «Nahda» n'indique pas la<br />

naissance d'une chose nouvelle, c'est plutôt la «Nahda» de la même<br />

chose qui doit s'éveiller <strong>et</strong> dépasser l'inertie dans laquelle elle se<br />

trouvait... C'est exactement ce qui s'est passé avec la «Nahda» de la<br />

pensée arabe avec la bourgeoisie coloniale»(34).<br />

En débarrassant ce discours de son jeu linguistique formel,<br />

consistant à distinguer les nuances entre ««Nahda»» <strong>et</strong> «Re-naissance»<br />

<strong>et</strong> à doter la bourgeoisie européenne de la «coupure épistémologique»<br />

althusserienne qui manque à 1a bourgeoisie coloniale arabe, nous<br />

trouvons que les choses deviennent tout à fait différentes sur le terrain<br />

de l'histoire concrète, qui est 1a pierre de touche du marxisme d'Engels:<br />

«L'étude moderne de la nature, - qui est seule parvenue à un<br />

développement scientifique, systématique <strong>et</strong> compl<strong>et</strong>, à l'opposé<br />

des intuitions géniales des Anciens en philosophie de la nature <strong>et</strong><br />

des découvertes arabes, extrêmement importantes, mais<br />

sporadiques <strong>et</strong> disparues pour la plupart sans résultats, - c<strong>et</strong>te<br />

étude moderne de la nature date, comme toute l'histoire moderne<br />

de la puissante époque que nous autres Allemands nommons la<br />

Réforme, d'après le malheur national qui est venu nous frapper en<br />

ce temps, que les Français nomment la Renaissance <strong>et</strong> les Italiens<br />

Cinquecento, bien qu'aucun de ces termes n'en donne complètement


l'idée. C'est l'époque qui commence avec la deuxième moitié du XVe<br />

siècle.<br />

«La royauté, s'appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé la<br />

puissance de la noblesse féodale <strong>et</strong> créé les grandes monarchies<br />

fondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquelles<br />

se sont développées les nations européennes modernes <strong>et</strong> la société<br />

bourgeoise moderne. Dans les manuscrits sauvés de la chute de<br />

Byzance, dans les statues antiques r<strong>et</strong>irées des ruines de Rome, un<br />

monde nouveau se révélait à l'Occident étonné: l'Antiquité grecque;<br />

ses formes resplendissantes dissipaient les fantômes du Moyen-<br />

Age; l'Italie naissait à un épanouissement artistique insoupçonné<br />

qui sembla un refl<strong>et</strong> de l'antiquité classique <strong>et</strong> n'a plus été<br />

r<strong>et</strong>rouvé. En Italie, en France, en Allemagne, apparaissait une<br />

littérature nouvelle, la première littérature moderne; l'Angl<strong>et</strong>erre<br />

<strong>et</strong> l'Espagne connurent bientôt après, leur époque littéraire<br />

classique... La dictature spirituelle de l'Église fut brisée; la majorité<br />

des peuples germaniques la rej<strong>et</strong>a directement en adoptant le<br />

protestantisme, tandis que, chez les peuples romans, une allègre<br />

libre pensée, reprise des Arabes <strong>et</strong> nourrie de la philosophie<br />

grecque fraîchement découverte, s'enracinait de plus en plus <strong>et</strong><br />

préparait le matérialisme du XVIIIe siècle»(35).<br />

La «coupure épistémologique» althusserienne fait la loi dans le<br />

monde de la forme où domine la Science n<strong>et</strong>tement en divorce avec son<br />

passé idéologique; c<strong>et</strong>te «coupure épistémologique» se trouve en<br />

impasse sur le terrain de l'histoire concrète qui contredit la<br />

formalisation althusserienne <strong>et</strong> ses modèles logiques; ce qui semblait<br />

être, dans le discours althusserien de Mehdi Amel, comme une nouvelle<br />

naissance (Re-naissance) de 1a bourgeoisie européenne, différente de le<br />

bourgeoisie coloniale arabe, s'est transformé avec l'analyse historique<br />

d'Engels de la Renaissance européenne du XVe siècle en «R<strong>et</strong>our» au<br />

modèle grec <strong>et</strong> arabe, la distinction étymologique faite par Mehdi Amel<br />

entre «Nahda» <strong>et</strong> «Renaissance» s'est avérée n'être qu'un jeu de mots<br />

formel qui ne touche point à la vraie distinction existante entre la<br />

«Nahda» arabe <strong>et</strong> la Renaissance européenne.<br />

A partir de c<strong>et</strong>te comparaison formelle, Mehdi Amel considère que<br />

la pensée arabe féodale, faute de «coupure», est restée dominante dans


les nouveaux rapports coloniaux de production. La bourgeoisie coloniale<br />

arabe, dans sa formation historique de classe - ce sont les anciennes<br />

classes aristocrates <strong>et</strong> féodales dominantes dans le mode de production<br />

pré capitaliste qui ont formé la nouvelle bourgeoisie - a porté avec elle<br />

l'ancienne pensée. La bourgeoisie coloniale ne s'est pas formée en<br />

contradiction antagonique avec l'ancienne classe féodale dominante<br />

dans une lutte de classes opposant deux classes antagoniques; elle s'est<br />

plutôt formée par la transformation interne des éléments de l'ancienne<br />

classe dominante pour constituer la nouvelle classe dominante.<br />

L'ancienne idéologie dominante devait donc s'adapter à c<strong>et</strong>te nouvelle<br />

régulation de classe, sans que sa renaissance soit nécessairement en<br />

coupure avec ses origines; sans qu'il y ait une naissance nouvelle, c'est<br />

sur le terrain de c<strong>et</strong>te régulation de classe qu'ont émergé les concepts<br />

d'authenticité <strong>et</strong> de Réforme où l'origine se reproduit <strong>et</strong> s'adapte à la<br />

nouvelle situation sans se nier <strong>et</strong> couper avec son passé.<br />

«C'est de l'échec de c<strong>et</strong>te première «Nahda», <strong>et</strong> non de la répétition<br />

de c<strong>et</strong> échec dans ce qui semble être une «nouvelle Nahda», que la<br />

pensée arabe doit partir dans sa naissance scientifique nécessaire.<br />

La pensée arabe n'est pas ingrate envers les précurseurs de c<strong>et</strong>te<br />

«Nahda»; elle se sert de la science pour déterminer les raisons de<br />

c<strong>et</strong> échec. Une fois qu'elle a découvert les causes de c<strong>et</strong> échec, la<br />

pensée arabe reprend la tentative précédante sur des nouvelles<br />

données, de façon à ne pas répéter le même échec»(36).<br />

C'est à partir d'une certaine formalisation historique du rapport<br />

ancien/nouveau, passé/présent, tirée de la Renaissance européenne, que<br />

l'althussérisme orthodoxe aborde l'histoire de la pensée arabe<br />

contemporaine pour en faire une généalogie qui n'est pas différente de<br />

la généalogie orientaliste, avec les mêmes cibles <strong>et</strong> les mêmes<br />

prédécesseurs.<br />

«... Pour saisir c<strong>et</strong> échec, il faut adopter un point de vue opposé,<br />

celui de la classe ouvrière révolutionnaire. C'est la pensée de c<strong>et</strong>te<br />

classe qui est à même de libérer la pensée arabe de l'échec de sa<br />

«Nahda» bourgeoise. La pensée arabe se libérera par l'idéologie<br />

d'une classe qui a commencé à se constituer, dans sa pratique<br />

révolutionnaire, en classe indépendante; elle ne sera pas libérée par


les idées de la révolution bourgeoise française, dans leur version<br />

coloniale. La vitesse avec laquelle la pensée de la «Nahda» a évolué,<br />

au début du XXe siècle - du libéralisme au radicalisme avec<br />

Abdallah Al-Nadim, <strong>et</strong> puis au socialisme non scientifique avec<br />

Farah Antoun <strong>et</strong> Nicolas Haddad - prouve l'écart qui sépare la<br />

bourgeoisie coloniale arabe de la bourgeoisie européenne, <strong>et</strong><br />

empêche leur pensée de s'identifier... Le courant socialiste non<br />

scientifique de la «Nahda» s'est développé dans la critique de<br />

l'incapacité de la bourgeoisie coloniale de se lever, non seulement<br />

sur le plan de la pensée, mais aussi dans la société. Mais c<strong>et</strong>te<br />

critique n'était pas formulée du point de vue de la classe opposée.<br />

Chose qu'elle ne pouvait faire, étant donné les conditions<br />

historiques - début du XXe siècle - où la formation indépendante de<br />

la classe ouvrière, dans sa pratique révolutionnaire, n'était pas<br />

achevée»(37).<br />

Le discours althusserien maoïste d'Al-Nahda.<br />

Le courant althusserien maoïste était représenté au Liban<br />

essentiellement, comme on l'a vu, par le groupe «Liban Socialiste» qui a<br />

assuré une hégémonie idéologique sur les deux autres groupes: U.C.L. <strong>et</strong><br />

0.S.L. avec lesquelles il a fusionné en 1970 pour former l'Organisation<br />

de l'Action Communiste au Liban O.A.C.L. Ce courant idéologique, tout en<br />

ayant un dénominateur théorique commun avec l'althussérisme libanais<br />

orthodoxe, est plus diversifié <strong>et</strong> plus nuancé; il a suivi de près<br />

l'évolution des althusseriens maoïstes européens qui ont fini par renier<br />

l'althussérisme <strong>et</strong> se répartir dans des directions différentes:<br />

l'historicisme de Gramsci, «l'archéologie» de Michel Foucault,<br />

«l'apolitisme» des nouveaux philosophes, les recherches de Clastres <strong>et</strong><br />

de Castoriadis, <strong>et</strong>c..,<br />

Quoi qu'il en soit, l'itinéraire théorique de ce courant nous intéresse<br />

à un moment de son évolution (1972-1973) où il plongeait encore dans<br />

la problématique althusserienne dans sa lecture de la pensée politique<br />

arabe contemporaine du temps de la «Nahda» arabe; nous prenons, à<br />

titre d'illustration, la thèse de doctorat faite par un représentant de ce<br />

courant - Waddah Chrara - sur «le discours arabe sur l'histoire» sous la<br />

direction de Roger Arnaldez(38).


C<strong>et</strong>te étude comporte deux plans, l'un négatif <strong>et</strong> l'autre positif, sur<br />

lesquels voudrait se situer ce travail; la définition du champs<br />

idéologique du discours des intellectuels arabes<br />

1 - Le plan négatif.<br />

Il part d'une lecture critique de l'ensemble des notions qui<br />

prédominent dans l'idéologie arabe contemporaine <strong>et</strong> qui sont fortes de<br />

l'évidence que leur confère «le vécu» arabe lui-même: l'Identité, Soi,<br />

l'Autre, Modernité, Immémorial, Histoire; ces notions plongent dans une<br />

tradition de la perception locale, <strong>et</strong> Chrara relève les commencements<br />

dans ce qui n'est pas encore un savoir dans le discours des idéologues<br />

de la «Nahda» ou de leurs précurseurs immédiats: Kheir Al-Dine Al-<br />

Tunisi, Mouhammad Abdou, Youssef Mrouwwi, Al-Kawakiby, Abbas Al-<br />

Akkad, Al-Tahtawi, <strong>et</strong>c..... Ces notions descriptives qui relatent «le vécu»<br />

idéologique sont souvent utilisées pour classer les courants intellectuels,<br />

dans leur interaction <strong>et</strong> enchevêtrement ainsi que dans leurs<br />

comparaisons qui m<strong>et</strong>tent en vis-à-vis la réalité historique <strong>et</strong><br />

l'expression idéologique adéquate. L'auteur considère ces notions<br />

idéologiques - pré scientifiques - comme étant à l'origine des études<br />

d'Anouar Abdel-Malek, d'Abdallah Laroui, de Maxime Rodinson <strong>et</strong> de<br />

Jacques Berque. Un inventaire fait par Rodinson - Nature <strong>et</strong> fonction des<br />

mythes dans les mouvements socio-politiques, d'après deux exemples<br />

comparés: communisme marxiste <strong>et</strong> nationalisme arabe - lui sert de<br />

point de départ pour confirmer son plan négatif. Rodinson distingue<br />

trois grands groupes d'idéologies dans le monde arabe:<br />

1 - Le premier regroupe des idéologies qui se rattachent à l'idéologie<br />

libérale-humanitaire:<br />

«Ce sont des adaptations locales de c<strong>et</strong>te idéologie libéralehumanitaire<br />

(selon la terminologie de Mannheim) qui domine en<br />

Europe au XIXe siècle. Mais on garde en général le cadre<br />

traditionnel de la religion musulmane qui est ré interprétée dans ce<br />

sens, ou bien l'idéologie se coule dans les cadres politiques<br />

existants. Le mythe central de c<strong>et</strong>te idéologie est le mythe


progressiste bourgeois... Les idéologies locales ainsi forgées, sont<br />

peu élaborées, sans grande cohérence interne. Elles jouent en<br />

général sur plusieurs identifications concurrentes»(39).<br />

En fait partie le nationalisme religieux musulman:<br />

«C'est un effort pour maintenir la solidité du cadre idéologique<br />

formel traditionnel: l'Islam. On le m<strong>et</strong> en accord avec le mythe<br />

progressiste bourgeois par une série d'exégèses hardies, de<br />

réinterprétations. Malgré le ridicule de ce concordisme dans ses<br />

détails, l'objectif poursuivi est très sérieux.... les uns font appel à<br />

l'attachement à l'Islam, religion de la raison <strong>et</strong> du progrès, pour<br />

inciter à aller de l'avant, les autres font appel au même<br />

attachement pour dénoncer les premiers. On est toujours l'impie de<br />

quelqu'un»(40).<br />

En font partie, également, les nationalismes, turc, égyptien <strong>et</strong> arabe.<br />

2 - Le deuxième regroupe les idéologies qui se rattachent à l'idéologie<br />

fascisante de l'État fort <strong>et</strong> autoritaire.<br />

«Des efforts théoriques nouveaux sont tentés pour fonder en raison<br />

le nationalisme arabe... C'est la lignée romantique de Fichte qui<br />

succède à l'utilitarisme positiviste du XIXe siècle. Mais ces<br />

discussions ont peu d'influence sur la politique pratique, peu de<br />

liaison avec la stratégie <strong>et</strong> la tactique des organisations<br />

existantes»(41).<br />

En font partie les nationalismes, syrien <strong>et</strong> musulman fascisant.<br />

3 - Le troisième comprend les idéologies socialisantes qui se rattachent<br />

«au mythe de l'État à dominance prolétarienne en marche vers une<br />

société sans classes»(42).<br />

En font partie le Ba'th, le communisme arabe <strong>et</strong> le nationalisme<br />

prolétarien algérien.<br />

A partir de c<strong>et</strong>te typologie de la pensée arabe contemporaine faite<br />

par Rodinson, Chrara formule des critiques à propos des postulats sur


lesquels se fonde c<strong>et</strong>te typologie. Il lui reproche d'être descriptive, elle<br />

n'aborde pas l'analyse du texte même dans son procès de constitution,<br />

mais elle se contente de définir ses origines d'influence. Il reproche à<br />

c<strong>et</strong>te typologie d'établir un lien forcé entre l'histoire des idéologies <strong>et</strong><br />

les circonstances, en passant sous silence les changements tactiques de<br />

ces idéologies; c<strong>et</strong>te typologie laisse donc de côté la question de la<br />

constitution du champ idéologique. Dans le même ordre d'idées, il<br />

reproche à Abdallah Laroui sa lecture de la pensée de la «Nahda» arabe<br />

selon les sources idéologiques de ces auteurs; c'est la même critique<br />

formulée contre Anouar Abdel-Malek.<br />

Nous pouvons donc constater que les critiques formulées contre<br />

Rodinson <strong>et</strong> Laroui, prennent comme point de départ la critique<br />

d'Althusser, dans son article «sur le jeune Marx», de deux lectures non-<br />

scientifiques: la lecture selon les sources <strong>et</strong> la lecture d'anticipation(43),<br />

menant toutes deux à rendre plus opaque aussi bien la réalité générale<br />

que celle du texte. Une telle lecture engendre une logique analogique où<br />

le réel sera divisé en réel visible <strong>et</strong> réel invisible. Toutes ces critiques<br />

trouvent leur fondement dans la critique althusserienne de la théorie de<br />

l'idéologie:<br />

«Les déplacements relevés, s'il s'avèrent exacts, sont une<br />

conséquence de la cohérence de la problématique adoptée, celle-ci<br />

est fondée sur trois postulats complémentaires:<br />

- L'idéologie est l'acte d'un suj<strong>et</strong> (pensé ou «réel»).<br />

- Le suj<strong>et</strong> de l'acte est pleinement constituant.<br />

- Les «bavures» sont soit quantitatives soit elles proviennent d'une<br />

inadéquation de l'acte au suj<strong>et</strong>»(44).<br />

C'est donc sur le terrain de la problématique althusserienne de<br />

l'idéologie, critiquant 1a notion de suj<strong>et</strong>, que Waddah Chrara formule<br />

son plan négatif consistant à critiquer la lecture faite par Rodinson <strong>et</strong><br />

Laroui de la pensée arabe contemporaine.


2 - Le Plan positif.<br />

Il aborde le champ idéologique en question à partir de deux<br />

œuvres: celles de Djabarti <strong>et</strong> Tahtawi. Elles se situent à deux moments<br />

de la pénétration coloniale qui a détruit la tentative d'un État autonome.<br />

Djabarti rapporte une histoire exemplaire de la construction de c<strong>et</strong> État,<br />

dans ses moindres méandres, <strong>et</strong> réfléchit sur les luttes qui lui ont donné<br />

naissance. La construction de la chronique fait juxtaposer l'histoire<br />

réelle <strong>et</strong> le discours tenu sur elle. Le cas de Tahtawi est différent: il<br />

réfléchit sur la pénétration massive du pouvoir colonial, <strong>et</strong> son discours<br />

en subit les contrecoups. Chrara considère que le «traditionalisme» du<br />

discours idéologique de Djabarti, <strong>et</strong> le «modernisme» relativement<br />

spontané de celui de Tahtawi perm<strong>et</strong>tent de saisir plus clairement les<br />

rapports des courants qui vont s'affronter plus tard. Il ne s'agit pas,<br />

pour lui, de reconnaître dans les deux auteurs cités «l'origine» d'une<br />

situation, ni son modèle, mais de commencer une histoire matérialiste<br />

des luttes de classes <strong>et</strong> de leur composante idéologique dans les pays<br />

arabes.<br />

«Il est sans doute assez hasardeux de conclure en essayant de<br />

montrer en quoi le rapport des deux discours de Djabarti <strong>et</strong> de<br />

Tahtawi est constitutif du champ idéologique dans lequel s'articule<br />

toujours le discours arabe sur l'histoire. Le risque vient de ce que la<br />

situation des pays arabes est très inégale, surtout quand elle est<br />

appréhendée du point de vue qui nous paraît décisif pour esquisser<br />

la définition du champ idéologique: son rapport à l'instance<br />

politique»(45).<br />

Et la théorie althusserienne de l'idéologie va ici de pair avec une<br />

analyse européo-centrique de «l'instance politique» qui ne coupe en<br />

rien avec les analyses marxistes précédentes de la société arabe non<br />

capitaliste ou pré capitaliste dans son rapport avec la pénétration<br />

capitaliste occidentale.<br />

«Or depuis le milieu du XIXe siècle, approximativement, le facteur<br />

dominant de l'histoire des formations arabes est la pénétration<br />

coloniale avec son corollaire intérieur: l'installation d'un mode de<br />

production capitaliste dépendant des métropoles»(46).


Et c<strong>et</strong>te optique européo-centrique, privilégiant le rôle du mode de<br />

production capitaliste occidental, au détriment du mode de production<br />

non capitaliste local, aura des conséquences sur le champ idéologique<br />

ainsi que sur la généalogie de la pensée arabe contemporaine:<br />

«Malgré les différences notables entre les formations arabes, les<br />

fonctions des intellectuels (traditionnels <strong>et</strong> modernes) y sont<br />

analogues. Qu'ils appartiennent aux secteurs traditionnels, pré<br />

capitalistes, ou bien aux secteurs modernes, capitalistes, les<br />

intellectuels de ces formations sont déterminés, quoique<br />

diversement <strong>et</strong> inégalement, d'une part par l'articulation des divers<br />

modes de la formation, <strong>et</strong> par la reproduction de c<strong>et</strong>te articulation<br />

dans laquelle le capitalisme colonial est dominant, <strong>et</strong> d'autre part<br />

par la permanence d'une idéologie religieuse assez uniforme dans<br />

sa version officielle.<br />

«Ce qui amène une situation assez particulière du champ<br />

idéologique: les intellectuels traditionnels identifieront la défense<br />

des formes pré capitalistes à la défense de leur propre «culture»,<br />

tandis que les nouveaux intellectuels opposeront à c<strong>et</strong>te défense<br />

l'idéologie dominante du capitalisme métropolitain. Le croisement<br />

des deux discours se fait en un lieu exclu par les deux à la fois: le<br />

discours des intellectuels traditionnels se tient à partir de<br />

l'identification de la réalité à l'idéologie dont ces intellectuels sont<br />

porteurs, <strong>et</strong> de l'exclusion de la différence de l'autre réalité comme<br />

instance échappant aux prérogatives totalisantes de son discours -<br />

le discours des intellectuels modernes se tient à partir de<br />

l'identification du discours bourgeois (ou plus généralement<br />

européen) à la réalité, <strong>et</strong> de l'exclusion de l'autre réalité comme<br />

pure idéologie entendant à la l<strong>et</strong>tre l'autre discours.<br />

«Les deux discours, on le voit, ne sont pas symétriques: le premier<br />

pose la réalité comme produite adéquatement par l'idéologie; le<br />

second pose l'idéologie comme produite adéquatement par la<br />

réalité - le premier exclut, non pas l'existence de l'autre réalité,<br />

mais élimine imaginairement sa différence par le procédé de la<br />

traduction, <strong>et</strong> de la réduction; le second rej<strong>et</strong>te l'autre réalité dans<br />

l'idéologie <strong>et</strong>, en s'affirmant l'émanation de la seule réalité positive,<br />

liquide, imaginairement la réalité autre. Or l'un <strong>et</strong> l'autre discours<br />

déplacent au plan de l'idéologie le rapport des secteurs, <strong>et</strong> la


éduction de leurs différences. En quoi toute la sphère politique,<br />

dominante dans les formations en transition, est diluée, exclue. Se<br />

situant sur ce plan, les caractéristiques des divers discours arabes<br />

ne manquent pas d'être communes dans une large mesure : c<strong>et</strong>te<br />

mesure est accentuée, sans doute un peu artificiellement, d'abord<br />

par le fait que nous nous en tenons au discours des intellectuels, <strong>et</strong><br />

par le fait, ensuite, que ce qui nous r<strong>et</strong>ient, c'est la structure du<br />

champ idéologique, bien plus que la formation des conjonctures du<br />

même ordre qui y ont lieu...»(46).<br />

Deuxième partie: Théorie <strong>et</strong> Histoire .<br />

Chapitre quatrième<br />

Le vaincu ou de la «Moumana'a» (1).<br />

Nous venons de terminer notre description des différentes lectures<br />

de l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine, lesquelles nous<br />

avons réduites à trois genres d'intellectuels:<br />

- L'orientaliste <strong>et</strong> son ombre, l'intellectuel arabe moderne, le<br />

rapport qui les lie se rapprochant de la dialectique hégélienne du<br />

Maître <strong>et</strong> de l'Esclave.<br />

- L'intellectuel islamique traditionnel dont la problématique trouve<br />

son fondement dans l'hostilité théorique ni<strong>et</strong>zschéenne envers la<br />

dialectique hégélienne <strong>et</strong> le christianisme.<br />

- L'intellectuel marxiste avec ses deux visages, économiste <strong>et</strong><br />

althusserien aussi bien orthodoxe que maoïste...<br />

C<strong>et</strong>te typologie pose plus d'une question en ce qui concerne la<br />

distinction <strong>et</strong> l'enchevêtrement de ces trois lectures; elle se base sur des<br />

critères implicites permutant l'ordre des typologies entre ces différents<br />

discours, à titre d'exemples: il va sans dire que l'intellectuel nationaliste<br />

n'est pas considéré, dans c<strong>et</strong>te typologie, comme «tenant d'un discours»<br />

indépendant, il s'insère plutôt dans le discours de l'intellectuel arabe


moderne comme un moment de la dialectique orientaliste/intellectuel<br />

arabe moderne.<br />

A signaler aussi le rapprochement fait, dans c<strong>et</strong>te typologie, entre<br />

des discours qui étaient apparemment connus pour leur différence, à<br />

savoir l'optique commune établie entre l'intellectuel arabe moderne <strong>et</strong><br />

l'intellectuel marxiste, ainsi qu'entre Ni<strong>et</strong>zsche <strong>et</strong> l'intellectuel islamique<br />

traditionnel qu'on avait l'habitude d'identifier à l'idéalisme hégélien <strong>et</strong><br />

de lui régler son compte sur le terrain de c<strong>et</strong>te identification. C<strong>et</strong>te<br />

permutation pose le problème de la méthode à suivre dans la lecture de<br />

l'histoire de la pensée, c'est le problème de l'état actuel de la théorie <strong>et</strong><br />

de l'histoire de l'idéologie<br />

Les marxismes <strong>et</strong> le concept d'idéologie.<br />

L'idéologie a été un aspect du sensualisme(2), ou du matérialisme<br />

français du XVIIIe siècle, disait Gramsci. A l'origine, le mot signifiait :<br />

«science des idées», <strong>et</strong> puisque l'analyse était la seule méthode<br />

reconnue <strong>et</strong> appliquée par la science, le mot signifiait «analyse des<br />

idées», c'est-à-dire «recherche de l'origine des idées». Les idées<br />

devaient être décomposées en leurs éléments originaires, <strong>et</strong> ceux-ci ne<br />

pouvaient être autre chose que les «sensations». Mais le sensualisme<br />

pouvait sans trop de difficultés s'accorder avec la foi religieuse, avec les<br />

croyances poussées aux dernières limites en la puissance de «l'esprit» <strong>et</strong><br />

dans ses «destinées mortelles»(3).<br />

«Comment le concept d'idéologie, de «science des idées» d'«analyse<br />

portant sur l'origine des idées», a pu prendre le sens d'un «système<br />

d'idées» déterminé, est un problème à examiner historiquement car<br />

logiquement le processus est facile à saisir <strong>et</strong> à comprendre»(4).<br />

Si Gramsci affirme que Freud est, dans ce sens, le dernier des<br />

idéologues, nous pouvons dire, d'un autre côté, que Destutt de Tracy en<br />

est le plus explicite. Il traite de l'histoire de nos moyens de connaître en<br />

les résumant en trois éléments:


1 - De la formation de nos idées, ou idéologie proprement dite Elle se<br />

base sur quatre facultés:<br />

A - La sensibilité <strong>et</strong> les sensations.<br />

B - La mémoire <strong>et</strong> les souvenirs.<br />

C - Le jugement <strong>et</strong> les sensations de rapports.<br />

D - La volonté <strong>et</strong> les sensations de désirs.<br />

2 - De l'expression de nos idées, ou Grammaire.<br />

3 - De la combinaison de nos idées, ou logique(5).<br />

Gramsci considère la philosophie de la praxis comme un dépassement de<br />

l'idéologie, <strong>et</strong> elle s'oppose historiquement à l'idéologie. La signification<br />

même que le terme «idéologie» a prise dans la philosophie de la praxis,<br />

selon Gramsci, contient implicitement un jugement défavorable, <strong>et</strong><br />

exclut que, pour ses fondateurs, l'origine des idées est à rechercher dans<br />

les sensations <strong>et</strong>, par suite, en dernière analyse, dans la physiologie,<br />

pour la philosophie de la praxis, c<strong>et</strong>te même «idéologie» doit être<br />

analysée historiquement, comme superstructure(6).<br />

Un élément d'erreur, quand on considère la valeur des idéologies,<br />

me semble être du au fait (fait qui d'ailleurs n'est pas un hasard) qu'on<br />

donne le nom d'idéologie, soit à 1a superstructure nécessaire d'une<br />

structure déterminée, soit aux élucubrations arbitraires d'individus<br />

déterminés. Ce sens défavorable du mot est devenu extensif, <strong>et</strong> ce fait a<br />

codifié <strong>et</strong> dénaturé l'analyse théorique du concept d'idéologie. Le<br />

processus de c<strong>et</strong>te erreur peut être facilement reconstruit:<br />

1 - on identifie l'idéologie comme distincte de la structure, <strong>et</strong> on affirme<br />

que ce ne sont pas les idéologies qui changent les structures, mais<br />

vice versa.


2 - on affirme qu'une certaine solution politique est «idéologique», c'est-<br />

à-dire insuffisante pour changer la structure, alors qu'elle croit<br />

pouvoir la changer. On affirme qu'elle est inutile, stupide.<br />

3 - on passe à l'affirmation que toute idéologie est «pure» apparence,<br />

inutile, stupide, <strong>et</strong>c.<br />

Il faut donc distinguer entre idéologies historiquement organiques,<br />

qui sont nécessaires à une certaine structure, <strong>et</strong> idéologies arbitraires,<br />

rationalistes, «voulues». En tant qu'historiquement nécessaires, elles ont<br />

une validité qui est une validité «psychologique», elles organisent les<br />

masses humaines, forment le terrain où les hommes se meuvent, où ils<br />

acquièrent conscience de leur position, où ils luttent, <strong>et</strong>c. En tant<br />

qu'arbitraires, elles ne créent rien d'autre que des «mouvements»<br />

individuels, des polémiques, <strong>et</strong>c.. (elles non plus ne sont pas<br />

complètement inutiles parce qu'elles sont comme l'erreur qui s'oppose à<br />

la vérité <strong>et</strong> l'affirme).<br />

Et Gramsci ne manque pas de rappeler la fréquente affirmation que<br />

fait Marx de la «solidité des croyances populaires», de l'idéologie<br />

pratique, vécue, comme élément nécessaire d'une situation déterminée,<br />

ayant la même énergie qu'une force matérielle. Ce qui renforce chez lui<br />

la conception du «bloc historique» soudé par l'idéologie pratique(8).<br />

Ces remarques faites par Gramsci à propos de «l'idéologie»<br />

apportent, d'une part, une critique des fondements sur lesquels se base<br />

la théorie marxiste «économiste» de l'idéologie, à savoir: le sensualisme<br />

repris pour le compte de l'infrastructure «matérielle». Ces remarques<br />

affirment, d'autre part, l'historicité de l'analyse marxiste de l'idéologie.<br />

C<strong>et</strong>te historicité signifie qu'il est inutile de chercher à formuler une<br />

théorie générale de l'Idéologie (avec majuscule), en dehors de la lutte de<br />

classes à l'oeuvre dans une formation sociale déterminée, c'est-à-dire<br />

qu'on ne peut analyser qu'une idéologie donnée dans sa formation,<br />

extension, articulation au politique d'une société donnée.


C<strong>et</strong>te approche de l'idéologie m<strong>et</strong> un terme à l'étonnement de<br />

certains marxistes qui ont regr<strong>et</strong>té le fait que les textes marxistes<br />

classiques n'avaient pas formulé une Théorie générale sur l'Idéologie -<br />

concept qui reste à formuler théoriquement un jour? - <strong>et</strong> le fait que<br />

Marx <strong>et</strong> Engels se soient contentés d'analyser des idéologies données<br />

dans le cadre de leur formation <strong>et</strong> éclatement, à des moments<br />

révolutionnaires donnés. C'est le cas d'Yves Duroux par exemple, dans<br />

son cours théorique sur l'idéologie:<br />

«On est quasiment sûr aujourd'hui que si l'on n'a pas une analyse<br />

matérialiste sur la superstructure, aussi rigoureuse <strong>et</strong> aussi<br />

cohérente que celle que Marx a présentée dans le Capital pour<br />

l'infrastructure, en fait, on n'a aucun moyen de s'orienter dans la<br />

lutte de classes. Donc, il y a une importance pratique fondamentale<br />

de l'analyse de la superstructure, <strong>et</strong> en même temps on peut dire,<br />

relativement très peu d'éléments théoriques. Je vais simplement<br />

énumérer ce à partir de quoi je vais proposer les éléments de<br />

l'analyse de la superstructure:<br />

1 - un certain nombre de textes explicites sur la superstructure qui<br />

sont, d'une part, des textes de Marx dans le «18 Brumaire»;<br />

d'autre part, les textes d'Engels dans «l'Anti-Duhring» <strong>et</strong> dans<br />

«l'Origine de la Famille, de la Propriété privée <strong>et</strong> de l'État», <strong>et</strong><br />

enfin le commentaire de ces textes par Lénine dans «l'État <strong>et</strong> la<br />

Révolution».<br />

2 - On dispose d'analyses qui ne sont pas des analyses positives,<br />

mais des analyses, peut-on dire, par différence, qui sont les<br />

analyses de Marx sur la Commune de Paris, analyses qui ont<br />

l'importance essentielle de proposer des éléments d'analyse de<br />

la superstructure capitaliste à partir de leur destruction.. <strong>et</strong> du<br />

point de vue de leur transformation révolutionnaire pendant la<br />

période de la Commune. Simplement, il faut bien reconnaître<br />

que ces analyses de Marx sur la Commune n'ont quasiment<br />

aucune postérité théorique.


3 - ...Il y a certains analyses d'un marxiste théoricien.. Gramsci n'a<br />

jamais écrit de façon systématique des éléments d'analyse de<br />

la superstructure, mais néanmoins le proj<strong>et</strong> de Gramsci est le<br />

premier proj<strong>et</strong> systématique de la superstructure en tant que<br />

rattachée à la pratique de la lutte de classes.<br />

4- ... c'est la première fois, qu'a l'échelle politique d'ensemble, le<br />

problème de la superstructure a été traité... çà a été<br />

l'expérience historique de la révolution culturelle en Chine(9).<br />

Ce Sont essentiellement ces quatre domaines qui sont ce à partir de<br />

quoi Yves Duroux essaya de formuler une théorie marxiste cohérente de<br />

L'Idéologie. Ce qu'on a appelé «absence» d'une théorie marxiste de la<br />

superstructure <strong>et</strong> de l'Idéologie <strong>et</strong> qu'Althusser qualifie de «métaphore<br />

spatiale d'une topique» - infra-structure <strong>et</strong> super-structure - reflète<br />

une perspective de recherche théorique s'appuyant, dans sa façon<br />

d'aborder les «instances», économique, politique <strong>et</strong> idéologique, sur le<br />

concept synchronique de structure, <strong>et</strong> refoulant le concept diachronique<br />

de «lutte de classes» <strong>et</strong> d'«histoire». Ce problème suppose un<br />

éclaircissement, d'autant plus que ce courant marxiste dit althusserien a<br />

une influence non négligeable sur les études marxistes arabes traitant<br />

de l'histoire de l'idéologie arabe contemporaine.<br />

La Théorie althusserienne de l'Idéologie.<br />

A s'en tenir à l'article «Idéologie <strong>et</strong> appareils idéologiques d'État»,<br />

dernière formulation développée(10) du concept d'idéologie, dont la<br />

critique faite par Jacques Rancière ne tient pas compte, on dégage<br />

aussitôt trois caractéristiques du proj<strong>et</strong> théorique d'Althusser:<br />

1 - Il consiste à produire un concept général de l'Idéologie <strong>et</strong> une<br />

analyse du mode de fonctionnement idéologique qui soient<br />

explicitement indépendants du contenu concr<strong>et</strong>, <strong>et</strong> donc de la<br />

nature de classe de c<strong>et</strong>te idéologie. C<strong>et</strong>te essence éternelle de<br />

l'idéologie s'appuie sur:


A - l'opposition radicale, transhistorique, de la science à l'idéologie,<br />

«La fameuse coupure épistémologique, constatait Châtel<strong>et</strong>, il<br />

est vrai, ne me convenait guère (elle me convient encore moins<br />

maintenant, étant donné le sens qu'elle a pris): je ne voyais<br />

pas, d'une part qu'on puisse couper en deux<br />

chronologiquement les travaux de Marx. Je trouvais, d'autre<br />

part, qu'il était peu dans l'optique de Marx d'isoler le secteur<br />

de la science <strong>et</strong> de lui opposer abstraitement celui de<br />

l'idéologie»(11).<br />

B - La thèse d'une pérennité de la fonction idéologique «dans une<br />

société sans classes autant que dans une société de classes».<br />

2 - Du point de vue de sa fonction, Althusser assigne à l'idéologie en<br />

général la fonction de maintenir les individus à leur place dans les<br />

rapports de production. Il assigne à toute idéologie - Rancière l'a<br />

bien constaté - la fonction qui est celle de l'idéologie de la classe<br />

dominante (12).<br />

3 - Althusser esquisse une analyse de ce qui est pour lui l'essence du<br />

fonctionnement idéologique, <strong>et</strong> qui peut se résumer en deux<br />

propositions:<br />

- L'idéologie est la représentation du rapport imaginaire des<br />

individus aux pratiques sociales.<br />

- L'idéologie interpelle les individus en suj<strong>et</strong>s.<br />

C'est ce proj<strong>et</strong> d'une théorie générale de l'Idéologie qui a servi de<br />

modèle - comme on l'a déjà vu - aux althusseriens arabes aussi bien<br />

orthodoxes que maoïstes. On a vu son application sur l'étude de la<br />

pensée arabe contemporaine; sans que les fondements apparaissent.<br />

Ce proj<strong>et</strong> relèverait, selon Alain Badiou(13), d'une théorie<br />

structurale des instances, <strong>et</strong> non pas d'une théorie dialectique des<br />

contradictions. La théorie marxiste serait, selon le schéma althusserien,


la théorie d'un tout social, articulation d'instances dont chacune peut<br />

être définie en tant que telle comme terme de la combinaison(14). Il<br />

s'agit en fait d'une conception formaliste de la théorie marxiste, qui<br />

produirait des typologies abstraites <strong>et</strong> formalistes de ses obj<strong>et</strong>s, sans<br />

avoir à porter sur les contenus de classe des instances considérées. Telle<br />

n'est pas du tout la démarche de Marx: le Capital n'est nullement, bien<br />

qu'il contienne des concepts généraux, «l'étude des diverses structures<br />

<strong>et</strong> pratiques liées <strong>et</strong> distinctes (économie, politique, idéologie), dont la<br />

combinaison constitue un mode de production <strong>et</strong> une formation<br />

sociale»(15), ce que Poulantzas voudrait bien qu'il soit.<br />

En fait, la théorie marxiste a toujours affaire à une périodisation<br />

historique particulière. Quel que soit le niveau de généralité, la cible <strong>et</strong><br />

le contenu sont toujours fixés dans la situation concrète. La théorie<br />

marxiste se développe toujours par référence à la perspective d'une<br />

intervention pratique dans ces situations, <strong>et</strong> c'est seulement de ce point<br />

de vue qu'elle se développe comme corps théorique. On ne trouvera pas<br />

chez Marx de formes, d'instances, qui puissent être détachées de leur<br />

contenu de classe.<br />

«Il faut bien - disait Jean-François Lyotard - que la relation d'une<br />

théorie à la «réalité» dont elle cherche à construire l'intelligibilité<br />

soit commandée par un double présent: le présent du système qui<br />

est anachronique, mais aussi un présent au sens ordinaire, le<br />

présent du domaine de référence dans lequel apparaissent les<br />

phénomènes dont le système doit rendre raison. Quand le système<br />

est celui qu'expose le Capital, <strong>et</strong> quand la référence est constituée<br />

par les sociétés <strong>et</strong> les économies les plus avancées du XIXe siècle, le<br />

présent théorique se trouve en relation avec un présent<br />

proprement historique. Il me semble que le r<strong>et</strong>ournement marxiste<br />

consiste à déplacer deux fois la relation du présent historique avec<br />

le présent théorique. Il me semble encore que l'interprétation<br />

qu'Althusser donne de Marx repose sur l'intelligence de ce double<br />

déplacement. Mais il me semble aussi qu'elle reconstitue une<br />

nouvelle aliénation, non par ce qu'elle signifie, mais dans sa<br />

position même de discours. Le discours d'Althusser est assurément<br />

critique dans son contenu, mais il est ainsi posé quant à la réalité<br />

historique (notamment politique), que ce discours critique est noncritique<br />

par son lieu, Le refus de faire à l'aliénation sa véritable


place constitue, dans le signifié de ce discours, une lacune, une zone<br />

aveugle qui atteste sa fonction non-critique, édifiante»(16).<br />

L'eff<strong>et</strong> inévitable du proj<strong>et</strong> formaliste d'Althusser, c'est que tout<br />

rapport interne entre l'idéologie <strong>et</strong> sa base matérielle, entre le présent<br />

théorique <strong>et</strong> le présent historique, se trouve rompu. Cela apparaît dans<br />

la définition même de l'idéologie comme «représentation du rapport<br />

imaginaire des individus à la pratique sociale». C<strong>et</strong>te définition replie<br />

l'imaginaire idéologique sur lui-même en le redoublant. L'idéologie n'est<br />

donc pas, d'après Althusser, refl<strong>et</strong> des rapports réels, mais refl<strong>et</strong> de<br />

l'imaginaire social des suj<strong>et</strong>s. Image d'image, forclusion fermée du réel,<br />

l'idéologie est dépourvue de dénotation réelle, <strong>et</strong> elle peut fonctionner<br />

comme mécanisme clos, <strong>et</strong> s'opposer à la science. dans le redoublement<br />

de l'irréel imaginaire, le réel s'évanouit.<br />

Dans la description althusserienne de l'Idéologie, la loi interne du<br />

changement des rapports de forces idéologiques est impensée <strong>et</strong><br />

impensable. Althusser théorise la fonction de l'Idéologie dans les<br />

sociétés de classes aussi bien que dans les sociétés sans classes. La lutte<br />

idéologique, la contradiction <strong>et</strong> la révolution sont absentes. Or c'est cela<br />

l'obj<strong>et</strong> dont part la pensée marxiste pour qui 1a théorie de l'idéologie<br />

est toujours une théorie des transformations idéologiques <strong>et</strong> non des<br />

instances idéologiques, l'idéologie n'est intelligible que comme espace de<br />

lutte, comme processus contradictoire ancré dans l'expression de<br />

rapports matériels eux-mêmes déchirés.<br />

C'est du point de vue des vaincus opprimés que se fait l'expérience<br />

de l'idéologie divisée. Le vainqueur pratique <strong>et</strong> impose sa propre<br />

idéologie comme idéologie dominante unique <strong>et</strong> unifiante. Ce sont les<br />

classes dominées, les vaincus qui m<strong>et</strong>tent en évidence la mystification<br />

de l'idéologie unifiante sur la base de pratique de classes révoltées non<br />

représentables dans l'idéologie dominante. La simplicité totalitaire de<br />

l'idéologie chez Althusser, fonctionnant sur la force de ses mécanismes<br />

imaginaires internes, organisée par l'État comme fonction extérieure aux<br />

contradictions de classe, rend impensable l'existence <strong>et</strong> la spécificité de<br />

l'idéologie des vaincus <strong>et</strong> des révoltés.


Au commencement était la Moumâna'a<br />

En tenant compte de ces remarques critiques à propos des postulats<br />

sur lesquels s'est fondée la théorie althusserienne de l'idéologie, ces<br />

postulats dont se sont servis les althusseriens arabes pour écrire<br />

l'histoire de la pensée politique arabe depuis la Nahda, nous pourrons<br />

récapituler toutes ces remarques en une critique de base: le point de<br />

départ de la théorie althusserienne de l'idéologie est la «structure» <strong>et</strong><br />

non pas la «lutte de classes» ou «l'histoire». Partir de la lutte de classes<br />

pour analyser des idéologies déterminées, au lieu de chercher à<br />

formuler une théorie générale de l'instance idéologique, veut dire qu'on<br />

soit partie prenante dans la lutte de classes, avec le point de vue du<br />

vaincu <strong>et</strong> des exploités. Notre fil conducteur sera le point de vue du<br />

vaincu, <strong>et</strong> d'abord son expérience, sa pratique immédiate, origine de<br />

toute connaissance, y compris la connaissance sur l'idéologie.<br />

Dans ce sens, les rapports d'exploitation <strong>et</strong> d'oppression sont<br />

pratiqués <strong>et</strong> supportés par les individus. Les individus en ont en<br />

permanence la connaissance sensible <strong>et</strong> des représentations<br />

inégalement systématisées, fluctuantes <strong>et</strong> divisées. leur contenu porte<br />

sur la nature divisée des rapports réels. L'espace idéologique se donne<br />

toujours comme représentation divisée d'une division réelle.<br />

Le vaincu est pris dans des rapports réels d'exploitation <strong>et</strong> de<br />

domination, <strong>et</strong> il a l'expérience de c<strong>et</strong>te situation. Mais 1a<br />

représentation qu'il a de c<strong>et</strong>te expérience est variable: ou bien<br />

prédomine l'idée que ces rapports sont nécessaires, ou bien domine la<br />

représentation que ces rapports sont traversés par un rapport de forces<br />

changeant <strong>et</strong> changeable. C<strong>et</strong>te division dans la représentation a une<br />

réalité pratique qui se manifeste dans le degré d'acceptation ou de<br />

révolte dans la pratique immédiate du vaincu. Le refus du vaincu,<br />

comme intelligence immédiate de la domination, constitue la base de la<br />

confiance fondamentale des communistes dans le vaincu, <strong>et</strong> dans sa<br />

capacité de se révolter. C'est ce refus inhérent à toute domination qui


est la base même de la «Moumana'a» (résistance, refus, opposition),<br />

absente du discours du vainqueur.<br />

Le vainqueur propose toujours des représentations systématisées<br />

qui ont pour essence la collaboration entre vainqueur <strong>et</strong> vaincu. Ce n'est<br />

pas que 1e vainqueur ignore le conflit qui l'oppose au vaincu, bien au<br />

contraire, tel est en permanence son principal souci conscient. Mais ce<br />

que le vainqueur entend systématiser est la pérennité légitime de sa<br />

domination : son discours nie donc catégoriquement que sa contradiction<br />

avec le vaincu prépare sa ruine. Ce n'est pas l'existence de la<br />

Moumana'a chez le vaincu que le discours du vainqueur veut annuler de<br />

façon imaginaire. La preuve en est que le discours du vainqueur a<br />

toujours promis au vaincu un certain paradis, mais en dehors des<br />

rapports réels.<br />

En réalité, l'existence d'un enracinement pratique de toute<br />

idéologie, <strong>et</strong> les évidences sensibles qui lui sont liées, en bref, la<br />

«Moumana'a» du vaincu assigne des limites matérielles au discours<br />

mystificateur du vainqueur. Le discours du vainqueur, pour contenir le<br />

vaincu <strong>et</strong> l'apprivoiser, ne peut ignorer son expérience quotidienne de<br />

l'oppression. Tout son effort tend donc à résorber non la «Moumana'a»,<br />

mais son caractère antagonique. Le propos du discours du vainqueur<br />

consiste à présenter 1a contradiction antagonique qui l'oppose au vaincu<br />

comme simple différence naturelle structurant l'identité «éternelle» de<br />

ce qui n'est en vérité qu'un rapport de forces entre vainqueur <strong>et</strong> vaincu.<br />

Mais c<strong>et</strong>te différence «naturelle» ne saurait convaincre le vaincu <strong>et</strong><br />

contenir sa «Moumâna'a». Pour cela, le discours du vainqueur garantit,<br />

qu'au-delà des différences concrètes, fût-ce à titre de promesse, une<br />

égalité abstraite, un mythe de paradis. Même Platon tient à établir que<br />

tout un chacun, y compris l'esclave reconnu dans sa différence, participe<br />

du monde des Idées. Pareillement, le discours du christianisme assortit<br />

la garantie qu'il accorde à l'ordre social hiérarchique (ordre des<br />

différences naturelles venues de la sagesse de Dieu) d'une promesse<br />

égalitaire: celle des âmes au jugement dernier. Le discours bourgeois<br />

complète sa doctrine des arbitrages sociaux entre «partenaires»


différents d'une égalité absolue, toute théorique, devant la loi comme<br />

devant le pouvoir : universalité du suffrage. Enfin, le discours colonial,<br />

en affirmant parfois la spécificité de l'Islam ou en l'insérant dans<br />

l'universalité de sa civilisation bourgeoise, garantit au vaincu<br />

musulman, à titre de promesse, une égalité abstraite avec le vainqueur<br />

occidental aussi bien que la possibilité de participer, à part entière, de la<br />

civilisation universelle, comme on l'a démontré.<br />

Ainsi, pour exorciser <strong>et</strong> contenir l'antagonisme réel, le discours du<br />

vainqueur organise une double postulation d'unité:<br />

A - tout antagonisme apparent est au mieux une différence, une<br />

contradiction non antagonique, conciliable.<br />

B - toute différence est elle-même non essentielle : l'identité est la loi<br />

de l'être, non pas dans les rapports sociaux réels, mais dans le<br />

registre du discours du vainqueur différent au nom du destin, de<br />

Dieu, du suffrage universel ou de la civilisation.<br />

Ce n'est donc pas n'importe quel imaginaire qui fonctionne dans le<br />

discours du vainqueur: c'est un mythe appuyé sur les invariants de la<br />

différence <strong>et</strong> de l'identité, mythe qui dissout l'élément antagonique<br />

opposant le vainqueur au vaincu, <strong>et</strong> qui refoule la «Moumana'a» du<br />

vaincu.<br />

Ce sont ces invariants mêmes qu'attaque la lutte du vaincu : la<br />

«Moumana'a» du vaincu est non représentable pour le vainqueur<br />

puisqu'elle affirme pratiquement l'antagonisme, <strong>et</strong> exige l'égalité<br />

concrète non au paradis mais sur la terre même des rapports sociaux. La<br />

révolte du vaincu se présente, dans le discours du vainqueur, comme<br />

l'exception, le désordre, le hors-la-loi. Pour se penser, elle renverse les<br />

valeurs: pour elle c'est l'identité imaginaire du vainqueur qui est<br />

l'exception, <strong>et</strong> c'est l'antagonisme qui est la règle. Pour elle, l'égalité est<br />

rationnelle <strong>et</strong> concrète, <strong>et</strong> la hiérarchie existante est irrationnelle <strong>et</strong><br />

abstraite.


C'est parce qu'il existe une pratique non représentable dans le<br />

discours du vainqueur, la révolte du vaincu, la «Moumana'a» qui tombe<br />

hors du discours <strong>et</strong> de la loi du vainqueur, que ce discours est<br />

intelligible comme représentation. Au commencement était donc la<br />

«Moumana'a». N'en déplaise à Althusser, la «Moumana'a» est toujours<br />

déjà là, sinon le marxisme sera réduit au formalisme des instances..<br />

«Quand j'ai écrit l'histoire de le Folie - disait Michel Foucault _ Je<br />

me servais au moins implicitement de c<strong>et</strong>te notion de répression,<br />

crois bien que je supposais alors une espèce de folie vive, volubile<br />

<strong>et</strong> anxieuse que la mécanique du pouvoir <strong>et</strong> de la psychiatrie serait<br />

arrivée à réprimer <strong>et</strong> à réduire au silence, Or, il me semble que la<br />

notion de répression est tout à fait inadéquate pour rendre compte<br />

de ce qu'il y a justement de producteur dans le pouvoir. Quand on<br />

définit les eff<strong>et</strong>s de pouvoir par la répression on se donne une<br />

conception purement juridique de ce même pouvoir. on identifie le<br />

pouvoir à une loi qui dit non, il aurait surtout la puissance de<br />

l'interdit. Or, je crois que c'est là une conception toute négative<br />

étroite. squel<strong>et</strong>tique du pouvoir qui a été curieusement partagée. Si<br />

le pouvoir n'était jamais que répressif, il ne faisait jamais rien<br />

d'autre que de dire non, est-ce que vous croyez vraiment qu'on<br />

arriverait à lui obéir? ce qui fait que le pouvoir tient, qu'on<br />

l'accepte, mais c'est tout simplement qu'il ne pèse pas seulement<br />

comme une puissance qui dit non, mais qu'en fait il traverse, il<br />

produit des choses, il induit du plaisir, il forme du savoir, il produit<br />

du discours. Il faut le considérer comme un réseau productif qui<br />

passe à travers tout le corps social beaucoup plus que comme une<br />

instance négative qui a pour fonction de réprimer»(17).<br />

C<strong>et</strong>te conception du rapport établi entre le pouvoir <strong>et</strong> le savoir<br />

ouvre devant la définition de l'État une nouvelle dimension qui ne se<br />

contente plus de sa seule fonction d'appareil de répression comme<br />

l'avait fait Lénine dans «l'État <strong>et</strong> la Révolution». C<strong>et</strong>te nouvelle façon<br />

d'aborder positivement le pouvoir profilait déjà dans les recherches de<br />

Gramsci sur le concept d'«hégémonie» postulant l'unité du savoir <strong>et</strong> du<br />

pouvoir, ou, en termes d'instances, postulant l'unité des deux instances :<br />

idéologique <strong>et</strong> politique. Le problème soulevé par Foucault à propos des<br />

limites de la répression comme définition du pouvoir nous ramène à la<br />

distinction faite par l'Islam entre le domaine de la guerre (Dar al-harb),


<strong>et</strong> celui de l'Islam synonyme de la paix, de l'obéissance <strong>et</strong> de la<br />

capitulation (Dar Al-Islam).<br />

Nous nous sommes déjà servi de c<strong>et</strong>te distinction pour tracer une<br />

démarcation entre le dedans <strong>et</strong> le dehors de l'Islam. Pourtant c<strong>et</strong>te<br />

distinction touche ici a un problème crucial: celui du rapport<br />

pouvoir/savoir d'une part, <strong>et</strong> du rapport pouvoir/révolte d'autre part.<br />

En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te distinction dénote deux genres de pouvoir: l'un, celui du<br />

domaine de la guerre (Dar Al-Harb), celui du dehors est un pouvoir qui<br />

se définit essentiellement comme un pouvoir de répression. Disons que<br />

la répression l'englobe tant que la guerre se prolonge, <strong>et</strong> tant que ce<br />

dehors résiste contre le pouvoir qui s'annonce dans l'horizon. L'autre,<br />

celui du domaine de l'Islam ou de la capitulation (Dar Al-Islam), celui<br />

du dedans est un pouvoir qui trouve son fondement dans le vide de la<br />

«Moumâna'a», dans l'obéissance <strong>et</strong> la capitulation du vaincu, <strong>et</strong> qui<br />

fonctionne essentiellement comme «Da'wa» religieuse organisant<br />

positivement la société. .<br />

L'État, un certain État installe donc son pouvoir sur l'obéissance <strong>et</strong><br />

la capitulation du vaincu. Mais la capitulation n'est pas totale, tout<br />

comme la domination du vainqueur ne l'est guère. Assigner au discours<br />

du vainqueur une place dominante exige donc qu'on détermine sur quoi<br />

s'exerce c<strong>et</strong>te domination. Faute de quoi la pensée même de la<br />

domination est vide de sens. Certes, le discours du vainqueur ne reste<br />

pas extérieur à la vie du vaincu, Ibn Khaldoun l'a bien constaté:<br />

«Les vaincus veulent toujours imiter leur vainqueur dans ses traits<br />

les plus distincts, copient son costume, sa manière d'agir, ses<br />

moeurs <strong>et</strong> tous les autres aspects de sa condition. La raison en est<br />

que l'âme voit toujours la perfection sous les traits de celui qui est<br />

le maître <strong>et</strong> dont elle est l'esclave. L'âme de l'inférieur croit le<br />

supérieur parfait, soit parce que le respect qu'elle éprouve à son<br />

égard l'émeut vraiment, soit parce qu'elle considère à tort que sa<br />

propre servitude est due non à la défaite qu'elle a subie, mais à la<br />

perfection. de son vainqueur. Si c<strong>et</strong>te erreur d'interprétation vient<br />

à s'ancrer dans l'âme du vaincu, elle y devient une ferme croyance.<br />

L'âme alors, adopte toutes les façons d'être du vainqueur <strong>et</strong><br />

s'assimile entièrement à lui. Voici donc ce qu'est l'imitation»(18).


Le discours du vainqueur pénètre donc le champ entier des<br />

pratiques sociales, y compris celles des vaincus. Mais ne r<strong>et</strong>enir du<br />

discours dominant Que la forme de sa domination est unilatéral. Il faut<br />

le référer à ce qui lui est extérieur, <strong>et</strong> s'oppose à son omniprésence. n<br />

n'y a d'idéologie dominante que parce qu'existe en permanence une<br />

«Moumâna'a» à c<strong>et</strong>te domination.. Et c'est du point de vue de c<strong>et</strong>te<br />

«Moumâna'a» que la domination apparaît comme telle. Dans l'étude de<br />

l'histoire de la pensée arabe, nous devons donc partir non de la<br />

domination occidentale? mais plutôt de la «Moumâna'a» qu'éprouve le<br />

vaincu - les masses arabes - envers c<strong>et</strong>te domination, car c'est la forme<br />

aussi bien que le degré de la «Moumâna'a» du langage du vaincu -<br />

l'Islam - qui articule le discours du vainqueur; on l'a déjà vu avec le<br />

discours de Napoléon Bonaparte en Égypte. Il s'agit donc de savoir:<br />

1 - où en est, au moment de l'arrivée du vainqueur occidental, la réalité<br />

révolutionnaire du vaincu, la réalité de la révolte des masses <strong>et</strong> non<br />

celle des intellectuels.<br />

2 - quelles idées révolutionnaires engendre la «Moumâna'a» opposée<br />

par les masses contre la domination étrangère.<br />

3 - en quel sens le discours du vainqueur occidental ajuste sa riposte<br />

idéologique aux idées révolutionnaires nouvelles des masses qui<br />

résistent contre sa domination. Autrement dit: analyser comment la<br />

«nouveauté» du discours du vainqueur s'ajuste, dans le réel, à la<br />

«nouveauté» des idées du vaincu révolté, <strong>et</strong> refoule c<strong>et</strong>te<br />

«nouveauté» pour la présenter, dans son idéologie, comme relevant<br />

de «l'ancien».<br />

C'est c<strong>et</strong> espace d'investigation qui est absent dans les<br />

classifications que nous avons déjà évoquées: celle de l'orientaliste <strong>et</strong> de<br />

son ombre, celle de l'intellectuel islamique traditionnel ainsi que celle<br />

de l'intellectuel marxiste arabe. Ce dernier part, dans sa lecture de la<br />

Nahda arabe, du vainqueur occidental déjà installé, du capitalisme<br />

dominant <strong>et</strong> hégémonique, du présent capitaliste dominant le passé pré


capitaliste <strong>et</strong> l'expliquant. On l'a déjà vu dans l'analyse faite par Mehdi<br />

Amel ainsi que dans celle faite par Waddah Chrara(19). En. fait, la<br />

reproduction élargie, telle qu'elle est développée par Althusser pour<br />

formuler sa théorie de l'idéologie, suppose que la domination du capital<br />

est déjà victorieuse. C<strong>et</strong>te domination dans la «structure» transforme les<br />

vaincus - individus «biologiques», selon le terme d'Yves Duroux repris<br />

per Althusser - en individus sociaux apprivoisés. C<strong>et</strong>te théorie de<br />

l'idéologie aborde la domination en soi, comme le destin du vaincu, tout<br />

en refoulant son contraire inhérent à la «Moumâna'a» <strong>et</strong> la révolte du<br />

vaincu. C'est c<strong>et</strong>te même «Moumâna'a» qui est absente dans le discours<br />

des althusseriens arabes sur la Nahda, elle n'y est présente qu'exclue<br />

sous la nomination de «Décadence». Pourtant c'est la «Moumâna'a» qui<br />

est le secr<strong>et</strong> de la domination étrangère comme la «Décadence» est le<br />

secr<strong>et</strong> de la Nahda.<br />

La «Moumâna'a» négative se transforme en «Moughâlaba»<br />

positive.<br />

A maintes reprises, Luther provoqua Thomas Munzer à la<br />

controverse orale, mais celui-ci, prêt à entreprendre la lutte devant le<br />

peuple, n'avait pas la moindre envie de se laisser entraîner à une<br />

dispute théologique devant un public d'intellectuels.. Il ne voulait pas,<br />

disait Engels, «porter témoignage de l'Esprit uniquement devant<br />

l'université»(20).<br />

En eff<strong>et</strong>, l'activité de Thomas Munzer se servait d'un double<br />

discours: l'un pour le peuple auquel il s'adressait dans le langage du<br />

prophétisme religieux, le langage du passé que le peuple fût capable de<br />

comprendre à l'époque. L'autre pour les initiés, membres de sectes<br />

religieuses(21), avec lesquels il pouvait ouvertement s'entr<strong>et</strong>enir de ses<br />

véritables buts. Sa doctrine théologique <strong>et</strong> philosophique attaquait, non<br />

seulement le catholicisme, mais aussi le christianisme, Il enseignait, sous<br />

des formes chrétiennes, un panthéisme qui frise l'athéisme. Le ciel n'est<br />

pas pour lui quelque chose de l'au-delà, c'est dans notre vie même qu'il<br />

faut le chercher. Et la tâche des croyants est précisément d'établir ce<br />

ciel, le royaume de Dieu sur la terre. Munzer enseignait c<strong>et</strong>te doctrine


en la dissimulant sous la phraséologie chrétienne, discours dominant de<br />

l'époque, sous laquelle la nouvelle philosophie de la révolte a dû se<br />

cacher pendant un certain temps.<br />

«Sa doctrine politique, disait Engels, correspondait exactement à<br />

c<strong>et</strong>te conception religieuse révolutionnaire, <strong>et</strong> dépassait tout autant<br />

les rapports sociaux <strong>et</strong> politiques existants que sa théologie<br />

dépassait les conceptions religieuses de l'époque. De même que la<br />

théologie de Munzer frisait l'athéisme, son programme politique<br />

frisait le communisme, <strong>et</strong> plus d'une secte communiste moderne,<br />

encore à la veille de la révolution de mars, ne disposait pas d'un<br />

arsenal théorique plus riche que celui des sectes «munzériennes»<br />

du XVIe siècle. Ce programme, qui était moins la synthèse des<br />

revendications des plébéiens de l'époque qu'une anticipation<br />

géniale des conditions d'émancipation des éléments prolétariens en<br />

germe parmi ces plébéiens, exigeait l'instauration immédiate sur<br />

terre du royaume de Dieu, du royaume millénaire des prophètes,<br />

par le r<strong>et</strong>our de l'Église à son origine, <strong>et</strong> par la suppression de<br />

toutes les institutions en contradiction avec c<strong>et</strong>te Église soi-disant<br />

primitive, mais en réalité, toute nouvelle. Pour Munzer, le royaume<br />

de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus<br />

aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun<br />

pouvoir d'État étranger autonome, s'opposant aux membres de la<br />

société»(22).<br />

Tandis que Luther se contentait d'exprimer les conceptions <strong>et</strong> les<br />

aspirations de la majorité de la classe bourgeoise, <strong>et</strong> d'acquérir ainsi une<br />

popularité à bon compte, Munzer, au contraire, dépassait de beaucoup<br />

les idées <strong>et</strong> les revendications inédites des paysans <strong>et</strong> des plébéiens. Il<br />

forma, avec l'élite des éléments révolutionnaires, un parti qui, dans la<br />

mesure où il partageait ses idées <strong>et</strong> possédait son énergie, ne représente<br />

jamais qu'une p<strong>et</strong>ite minorité dans la masse des insurgés.<br />

Ce programme peut être rapproché, mais dans un autre contexte <strong>et</strong><br />

à une autre époque, du programme d'Al-Khomeini que nous avons déjà<br />

évoqué en parlant de l'intellectuel islamique traditionnel. Il est à<br />

constater que le programme dont Munzer est porteur, n'est rien d'autre<br />

qu'un programme communiste: disparition de la société de classe, fin de<br />

la propriété privée, dépérissement de l'État. La question qui surgit


aussitôt est de savoir dans quelles conditions historiques la<br />

«Moumâna'a» idéologique des vaincus se donne, non pas seulement<br />

comme pure résistance <strong>et</strong> négation, mais comme affirmation <strong>et</strong><br />

programme d'un nouveau pouvoir.<br />

Nous constatons la justesse de la réponse donnée par Alain Badiou à<br />

c<strong>et</strong>te question: toutes les grandes révoltes de masse des classes<br />

exploitées successives (esclaves, paysans, prolétaires), en un mot tous<br />

les vaincus trouvent leur expression idéologique dans des formulations<br />

égalitaires, antipropriétaires <strong>et</strong> antiétatiques, qui constituent les<br />

linéaments d'un programme communiste.<br />

C'est à travers la pratique de l'antagonisme avec la domination, que<br />

les vaincus de tous les siècles concentrent leur «Moumâna'a»<br />

idéologique en prenant position sur le phénomène de domination en<br />

tant que tel, <strong>et</strong> en proj<strong>et</strong>ant l'anéantissement de ses fondements<br />

objectifs: les différences de classes <strong>et</strong> l'État. Ce sont les éléments de c<strong>et</strong>te<br />

prise de position des vaincus insurgés qu'on appelle les invariants<br />

communistes <strong>et</strong> qui synthétisent l'aspiration universelle des vaincus de<br />

tous les temps au renversement de tout principe d'exploitation <strong>et</strong><br />

d'oppression. Ils naissent sur le terrain de la contradiction entre les<br />

masses <strong>et</strong> l'État.<br />

Sur la base des révoltes de masse, même non prolétariennes, surgit<br />

un certain communisme idéologique de masse qui n'a pas les moyens<br />

historiques de sa réalisation immédiate. Une idéologie surgissant sur la<br />

base de telles révoltes populaires est:<br />

- toujours relativement ancienne dans sa forme: langage religieux.<br />

- invariante dans les éléments généraux du contenu spontané de<br />

son programme.<br />

- nouvelle selon le type de liens qui s'établit entre elle <strong>et</strong> la classe<br />

révolutionnaire du moment.


Dans ce sens, le prolétariat, dernière classe exploitée de l'histoire,<br />

est le seul qui est à même de faire l'histoire en son propre nom, <strong>et</strong> de<br />

réaliser le rêve de tous les vaincus insurgés, la société sans classes <strong>et</strong><br />

sans État. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» idéologique n'est plus<br />

seulement la répétition de l'invariant communiste, mais la maîtrise de<br />

sa réalisation. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» négative de masse se<br />

transforme en «Moughâlaba» positive de classe, affirmant son nouveau<br />

modèle de pouvoir. Le prolétariat est considéré ici comme puissance<br />

logique - point de vue, ou lieu d'où l'on parle - <strong>et</strong> non comme puissance<br />

numérique.<br />

Ce problème nous intéresse de près dans le monde arabe, d'autant<br />

plus qu'entre la «Moumâna'a» idéologique par son côté négatif qui a<br />

teinté le mouvement de masse de l'Islam, lequel lui servait de modèle<br />

tiré du passé pour résister contre la domination étrangère - <strong>et</strong> la<br />

«Moughâlaba» - en tant que proj<strong>et</strong> positif de pouvoir dont se servent les<br />

marxistes comme critère pour apprécier la réussite <strong>et</strong> l'échec de tout<br />

mouvement de masse ayant recours au langage de l'Islam - entre la<br />

«Moumâna'a» <strong>et</strong> la «Moughâlaba» - avons-nous dit _ existe toute une<br />

histoire d'unité <strong>et</strong> de lutte, histoire qui caractérise la pensée politique<br />

arabe contemporaine. Ce qui pose un problème non moins important,<br />

c'est celui du rapport liant deux révoltes: celle des masses <strong>et</strong> celle des<br />

intellectuels, ainsi que les idées <strong>et</strong> des masses <strong>et</strong> des intellectuels, <strong>et</strong> la<br />

façon d'écrire l'histoire des idées des masses dans leur révolte.<br />

la révolte de l'intellectuel<br />

En essayant de démontrer que tous les hommes sont philosophes,<br />

Gramsci disait:<br />

«Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est<br />

quelque chose de très difficile, du fait qu'elle est l'activité<br />

intellectuelle propre d'une catégorie déterminée de savants<br />

spécialisés, ou de philosophes professionnels ayant un système<br />

philosophique. Il faut donc démontrer, en tout premier lieu, que<br />

tous les hommes sont philosophes, en définissant les limites <strong>et</strong> les


caractères de c<strong>et</strong>te «philosophie spontanée» propre à «tout le<br />

monde», c'est-à-dire de la philosophie qui est contenue:<br />

1 - dans le langage même, qui est. un ensemble de notions <strong>et</strong> de<br />

concepts déterminés <strong>et</strong> non certes exclusivement de mots<br />

grammaticalement vides de contenu.<br />

2 - dans le sens commun <strong>et</strong> le bon sens.<br />

3 - dans la religion populaire <strong>et</strong> donc également dans tout le système<br />

de croyances, de superstitions, opinions, façons de voir <strong>et</strong> d'agir qui<br />

sont ramassées généralement dans ce qu'on appelle le<br />

«folklore»(23).<br />

Si c<strong>et</strong>te conception de la philosophie m<strong>et</strong> en relief l'idéologie<br />

pratique <strong>et</strong> vécue des gens simples, elle libère la philosophie de la<br />

pensée de l'élitisme dominant, <strong>et</strong> donne la priorité à l'idéologie pratique<br />

des vaincus, représentée par le langage courant, la sagesse <strong>et</strong> le folklore<br />

populaire. Si, dans c<strong>et</strong>te perspective, la «Moumâna'a» que les masses<br />

arabes ont manifesté contre la domination étrangère s'est appuyée sur<br />

ces éléments, contenus d'ailleurs dans l'Islam vécu pour assurer sa<br />

cohésion interne, c<strong>et</strong>te «Moumâna'a» n'était pas à l'abri de la formation<br />

<strong>et</strong> du développement d'une idéologie théorique produite par différentes<br />

catégories d'intellectuels, dans le cadre de la relation m<strong>et</strong>tant en vis-à-<br />

vis le vainqueur <strong>et</strong> le vaincu, la domination étrangère <strong>et</strong> la<br />

«Moumâna'a» de masse.<br />

Nous avons déjà montré comment la «Moumâna'a» de masse<br />

pratiquée par le vaincu reflète une double division:<br />

1 - une division entre le vainqueur <strong>et</strong> le vaincu,<br />

2 - une division au sein même du camp des vaincus, entre une partie<br />

des vaincus pénétrée par l'idéologie du vainqueur. C<strong>et</strong>te partie<br />

reproduit, dans sa faible «Moumâna'a», <strong>et</strong> dans sa défaite,<br />

l'idéologie du vainqueur tout en l'imitant (Ibn Khaldoun l'a bien<br />

démontré), <strong>et</strong> une autre partie des vaincus qui condense la


«Moumâna'a» sur le terrain de sa propre idéologie pratique <strong>et</strong><br />

vécue.<br />

La «Moumâna'a» islamique de masse s'est caractérisée par la forte<br />

cohésion entre l'idéologie pratique (de masse) <strong>et</strong> l'idéologie théorique<br />

(intellectuelle) - cohésion représentée par le Cheikh - d'une part, <strong>et</strong> par<br />

la cohésion organique entre l'idéologie <strong>et</strong> la politique, le savoir <strong>et</strong> le<br />

pouvoir d'autre part. C<strong>et</strong>te cohésion est inhérente à la religion de<br />

l'Islam, étant donné que le rôle de l'intellectuel religieux (Cheikh) est<br />

étroitement lié au pouvoir, chez les sunnites, <strong>et</strong> pouvoir veut dire ici<br />

pouvoir du domaine de la paix <strong>et</strong> de la capitulation (Dar Al-Islam), qui<br />

est censé être juste (califat), tandis que l'intellectuel religieux de<br />

l'opposition chi'ite (Faqih) consiste à soutenir le pouvoir juste, <strong>et</strong> à se<br />

révolter contre le pouvoir injuste <strong>et</strong> illégal, même si c<strong>et</strong>te révolte<br />

prescrite par la religion était théoriquement ajournée (Irjâ') dans<br />

l'attente du Mahdi prévu.<br />

C<strong>et</strong>te double cohésion, entre l'idéologie pratique populaire <strong>et</strong><br />

l'idéologie théorique de l'intellectuel d'une part, le savoir <strong>et</strong> le pouvoir<br />

d'autre part - pouvoir dans ses deux aspects, pouvoir du vainqueur <strong>et</strong><br />

anti-pouvoir du vaincu - c<strong>et</strong>te double cohésion avait comme suj<strong>et</strong> un<br />

«intellectuel organique» au sens Gramscien: l'intellectuel religieux<br />

(Cheikh ou Faqih); la domination étrangère va de pair, à ce niveau, avec<br />

la dissolution de c<strong>et</strong>te «Moumâna'a» moyennant la désintégration de<br />

c<strong>et</strong>te double cohésion par le principe de la séparation entre la religion <strong>et</strong><br />

l'État, le vainqueur occidental s'employait à dissoudre la cohésion<br />

existante dans l'Islam entre la politique <strong>et</strong> l'idéologie, le pouvoir dans<br />

l'Islam entre la politique <strong>et</strong> l'idéologie, le pouvoir <strong>et</strong> le savoir, <strong>et</strong> ceci, en<br />

marginalisant l'Islam <strong>et</strong> l'intellectuel islamique traditionnel (Cheikh)<br />

aussi bien dans l'État qu'au sein de la société civile; le Cheikh se trouvait<br />

donc pourchassé par le juriste moderne, tout comme le 'orf (droit<br />

coutumier tradition) se trouvait remplacé par des lois copiées des<br />

constitutions <strong>et</strong> législations européennes pour organiser l'État <strong>et</strong> la<br />

Société(24).


En se basant sur le principe de la suprématie de la technique<br />

occidentale <strong>et</strong> la philosophie positiviste sous-jacente, le vainqueur<br />

procédait à la dissolution de la cohésion existante dans l'Islam entre<br />

l'idéologie pratique <strong>et</strong> vécue du vaincu <strong>et</strong> l'idéologie théorique de<br />

l'intellectuel organique, en formant un nouveau type d'intellectuel<br />

«moderne», «spécialisé» dans les nouvelles branches de la connaissance<br />

<strong>et</strong> «élitiste» coupé de la vie du peuple; la condition de formation de ce<br />

type d'intellectuel consiste dans le divorce entre son discours théorique<br />

<strong>et</strong> l'idéologie pratique <strong>et</strong> vécue du vaincu.<br />

L'itinéraire de c<strong>et</strong> intellectuel reflète <strong>et</strong> inscrit le mouvement par<br />

lequel il coupe ses racines populaires <strong>et</strong> se libère de la charge qui<br />

revenait à l'intellectuel organique, celle de représenter, auprès <strong>et</strong> contre<br />

le pouvoir du vainqueur, le point de vue <strong>et</strong> les aspirations du vaincu<br />

(mouvement de masse), c<strong>et</strong> itinéraire le transforme en khawaja<br />

(mandarin) du pouvoir - ou hâjeb (chambellan) du sultan selon Ibn<br />

Khaldoun - qui représente le point de vue du vainqueur auprès du<br />

vaincu. Ainsi il finit par perdre le pouvoir «réel» dont dispose<br />

l'intellectuel organique, pouvoir venant «d'en bas», s'enracinant au sein<br />

des vaincus <strong>et</strong> s'appuyant sur l'adéquation de son discours théorique<br />

avec l'idéologie pratique <strong>et</strong> vécue du vaincu, c<strong>et</strong>te adéquation venait de<br />

son rôle de «donner aux masses avec précision ce qu'il recevait d'elles<br />

en confusion».<br />

Ce nouvel intellectuel s'appuie, dans sa nouvelle situation<br />

d'intermédiaire entre vainqueur <strong>et</strong> vaincu, sur un pouvoir «formel» qui<br />

lui vient «d'en haut», c'est le pouvoir du «savoir» <strong>et</strong> de la «science<br />

moderne» qui cherche à se substituer au pouvoir de l'intellectuel<br />

populaire traditionnel. Le pouvoir de l'intellectuel moderne est<br />

étroitement lié à l'équilibre des forces dans la lutte opposant le<br />

vainqueur au vaincu, il se renforce aux moments où la «Moumâna'a» du<br />

vaincu subit une défaite <strong>et</strong> le vainqueur marque des avances. Ibn<br />

Khaldoun a formulé c<strong>et</strong> équilibre d'une façon remarquable:<br />

«La plume <strong>et</strong> l'épée sont toutes deux des instruments dont le prince<br />

se sert pour conduire ses affaires. Mais au début d'une dynastie,


tant que le pouvoir n'est pas encore établi, l'épée est plus<br />

nécessaire que la plume. La plume est un simple serviteur, un<br />

agent d'exécution, tandis que l'épée poursuit une active assistance.<br />

Il en va de même à la fin d'une dynastie, lorsque les liens du sang<br />

s'affaiblissent <strong>et</strong> que le dépérissement de l'État diminue le nombre<br />

de ses soutiens. Il faut alors faire appel à l'armée. La dynastie en a<br />

besoin pour la protéger <strong>et</strong> la défendre, comme à ses débuts. Dans<br />

les deux cas, l'épée l'emporte ainsi sur la plume, le militaire tient le<br />

haut du pavé, il bénéficie de plus d'avantages <strong>et</strong> de plus riches<br />

apanages»(25).<br />

Il va de soi, dans la terminologie de l'Islam, que l'épée est inhérent<br />

au pouvoir établi dans le domaine de la guerre (Dar Al-Harb), tandis<br />

que la plume est privilégiée dans le domaine de la capitulation, de<br />

l'Islam (Dar Al-Islam):<br />

«Dans le cours ordinaire d'une dynastie, cependant, le souverain<br />

peut, dans quelque mesure, se passer de l'épée. Son autorité est<br />

fortement établie, il ne lui reste plus qu'à récolter les fruits du<br />

pouvoir : l'impôt, les terres, la suprématie <strong>et</strong> l'exécution des lois. La<br />

plume est l'instrument convenable à c<strong>et</strong>te fin, <strong>et</strong> elle devient<br />

indispensable. L'épée reste au fourreau, sauf événement imprévu<br />

<strong>et</strong> nécessité de colmater quelque brèche. Hors ce cas extrême, le<br />

sabre est inutile. Les gens de plume ont donc tout avantage. Ils<br />

occupent le rang le plus élevé. Ils ont plus d'aisance <strong>et</strong> de richesse<br />

que les autres, <strong>et</strong> leurs rapports avec le souverain sont plus intimes<br />

<strong>et</strong> plus fréquents. La plume est alors l'instrument dont se sert le roi<br />

pour recueillir les avantages du pouvoir : c'est-à-dire pour diriger<br />

<strong>et</strong> administrer son royaume <strong>et</strong> pour en faire parade. A c<strong>et</strong>te<br />

époque, on peut fort bien se passer de vizirs <strong>et</strong> de ministres: ceuxci<br />

sont écartés de l'entourage immédiat du souverain <strong>et</strong> doivent se<br />

garder de ses sautes d'humeur.<br />

«C'est tout cela qu'Abou Mouslem(26) exprima en réponse au Calife<br />

Al-Mansour qui l'avait appelé auprès de lui; «Nous avons r<strong>et</strong>enu<br />

c<strong>et</strong>te maxime persane, nul n'est plus épouvanté que les vizirs,<br />

quand le calme s'installe». Telle est la conduite de Dieu vis-à-vis de<br />

ses serviteurs»(27).<br />

Nous pouvons, par conséquent, affirmer que c'est le rapport entre<br />

le vainqueur <strong>et</strong> le vaincu qui détermine la nature aussi bien que le rôle


de l'intellectuel, <strong>et</strong> ajouter à la maxime d'Abou Mouslem: nul n'est plus<br />

épouvanté que l'intellectuel, quand la guerre éclate. On voit ainsi<br />

s'inscrire deux mouvements qui déterminent le rapport du vainqueur<br />

au vaincu: le pouvoir est celui qui inscrit la défaite de la «Moumâna'a»<br />

du vaincu, défaite qui va de pair avec le renforcement <strong>et</strong> l'établissement<br />

du pouvoir du vainqueur, l'intellectuel s'approche alors du vainqueur<br />

pour remplir ce que Ibn Khaldoun appelle l'office de Chambellan<br />

(hijaba):<br />

«On a vu que, sous les Omayyades <strong>et</strong> les Abbasides, le titre de<br />

Chambellan (hâjeb) était réservé au fonctionnaire chargé<br />

d'empêcher l'accès du public auprès du souverain ou, en tout cas,<br />

d'en régler les modalités <strong>et</strong> l'horaire. Ce titre était alors de rang<br />

inférieur <strong>et</strong> subalterne, car le titulaire se trouvait supervisé pas le<br />

vizir. Telle était la situation sous les Abbasides, <strong>et</strong> elle est restée<br />

sans changement jusqu'ici. En Égypte la charge de Chambellan<br />

dépend du plus haut dignitaire que l'on appelle «vice - roi» (nâ'eb).<br />

«chez les Omayyades d'Espagne, le Chambellan devait protéger<br />

l'accès du prince aussi bien contre les particuliers (Al-Khâça) que<br />

contre la foule (Al-Amma). Il servait aussi d'intermédiaire (Wâsita)<br />

entre le souverain, les vizirs <strong>et</strong> les fonctionnaires subalternes»(28).<br />

A ce type d'intellectuel (le chambellan du sultan ou du pouvoir)<br />

inhérent à la domination du vainqueur aussi bien qu'à la défaite de la<br />

«Moumâna'a» du vaincu, s'oppose, dans le second mouvement inscrivant<br />

la montée de la «Moumâna'a» du vaincu qui m<strong>et</strong> la domination du<br />

vainqueur en mauvaise posture, un autre type d'intellectuel, un<br />

intellectuel qui se révolte contre le pouvoir du vainqueur, étant donné<br />

que la porte du Sultan, gardée par le chambellan , est si étroite qu'elle<br />

ne saurait contenir tous les intellectuels, ni satisfaire leur passion de<br />

pouvoir, surtout aux moments de mutation, la révolte de ce type<br />

d'intellectuel (hâjeb) prend alors deux formes:<br />

1 - révolte idéologique culturelle <strong>et</strong> négative m<strong>et</strong>tant l'intellectuel-<br />

Chambellan (hâjeb) sur la voie de la critique <strong>et</strong> de la<br />

démystification du pouvoir, par un mouvement qui le r<strong>et</strong>ire de<br />

l'entourage du pouvoir aussi bien que de la société, après être sorti


de la société des vaincus, <strong>et</strong> après avoir divorcé avec l'idéologie<br />

pratique <strong>et</strong> vécue des vaincus.<br />

«... ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente,<br />

c'est que les masses n'ont pas besoin d'eux pour savoir, elles savant<br />

parfaitement, clairement, beaucoup mieux qu'eux, <strong>et</strong> elles le disent<br />

fort bien. Mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit,<br />

invalide ce discours <strong>et</strong> ce savoir. Pouvoir qui n'est pas seulement<br />

dans les instances supérieures de la censure, mais qui s'enfonce<br />

très profondément, très subtilement dans tout le réseau de la<br />

société. Eux-mêmes intellectuels, font partie de ce système de<br />

pouvoir, l'idée qu'ils sont les agents de la «conscience» <strong>et</strong> du<br />

discours fait elle-même partie de ce système. Le rôle de<br />

l'intellectuel n'est plus de se placer «un peu en avant ou un peu à<br />

côté» pour dire la vérité mu<strong>et</strong>te de tous, c'est plutôt de lutter<br />

contre les forces de pouvoir là où il en est à la fois l'obj<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

l'instrument: dans l'ordre du «savoir», de la «vérité», de la<br />

«conscience», du «discours»(29).<br />

2 - révolte politique positive cherchant à dépasser la critique purement<br />

théorique, dans un mouvement opposé visant à réintégrer<br />

l'intellectuel dans la société la société des vaincus celte fois-ci <strong>et</strong><br />

celle du mouvement de masse qui lutte contre le pouvoir. La<br />

révolte politique de l'intellectuel prend son sens à partir d'une<br />

autre révolte plus englobante: la révolte des masses <strong>et</strong> des vaincus,<br />

la réintégration de l'intellectuel au sein des masses pour ressouder<br />

la cohésion perdue entre son discours théorique <strong>et</strong> l'idéologie<br />

pratique des vaincus, lui pose des problèmes qu'il proj<strong>et</strong>te sur les<br />

masses : La difficulté de se réintégrer qui est due à l'écart déjà<br />

existant entre son idéologie théorique livresque <strong>et</strong> l'idéologie<br />

pratique du mouvement de masse enfoncée dons son passé lointain<br />

d'où il tire les éléments de sa «Moumâna'a» face au vainqueur.<br />

L'itinéraire de la formation de c<strong>et</strong> intellectuel organique insurgé<br />

reflète c<strong>et</strong>te contradiction m<strong>et</strong>tant en vis-à-vis l'idéologie<br />

révolutionnaire «théorique» <strong>et</strong> l'idéologie populaire pratique avec sa<br />

forme religieuse <strong>et</strong> ses invariants communistes. La réintégration de<br />

l'intellectuel ne se contente pas de laisser les gens du commun au même


niveau du bon sens, mais elle vise à les orienter vers une autre<br />

conception du monde plus développée<br />

Mais 1a tendance avant-gardiste de l'intellectuel révolutionnaire à<br />

orienter <strong>et</strong> à diriger les masses pose un problème important qui a<br />

suscité un grand débat au sein de la gauche à la fin des années soixante,<br />

surtout après le soulèvement de mai 1968; ce débat portait sur<br />

l'intellectuel avant-gardiste <strong>et</strong> les masses, ainsi que sur le rapport de la<br />

pensée révolutionnaire tenue par les intellectuels avec la «spontanéité»<br />

des masses, il tournait autour de la théorie du parti de Lénine<br />

développée dans «Que faire?».<br />

En eff<strong>et</strong>, on a souvent affirmé que l'on chercherait en vain chez<br />

Marx une théorie de la classe ou du parti. L'organisation n'est<br />

considérée par Marx que comme un moment essentiellement pratique,<br />

un instrument élastique <strong>et</strong> changeant, une expression du suj<strong>et</strong> réel de la<br />

révolution, le prolétariat. L'organisation l'exprime, elle ne le précède<br />

pas, encore moins en prévoit-elle les objectifs <strong>et</strong> les actions. Ce qui avait<br />

éloigné Marx des conspirations des sociétés secrètes <strong>et</strong> l'avait opposé à<br />

Weitling, ce n'était pas seulement leur caractère restreint <strong>et</strong> secr<strong>et</strong>, mais<br />

la conviction qu'elles avaient de pouvoir diriger elles-mêmes le<br />

processus révolutionnaire pour le compte du prolétariat. Marx est<br />

convaincu que le prolétariat n'a pas besoin d'un mode spécifique <strong>et</strong><br />

autonome d'organisation <strong>et</strong> d'expression, car il crée <strong>et</strong> détruit, dans la<br />

praxis, au fur <strong>et</strong> à mesure ses formes politiques, simples expressions<br />

pratiques, plus ou moins adéquates d'une conscience qui ne fait qu'un<br />

avec la position objective au sein du rapport de production <strong>et</strong> avec la<br />

lutte(30).<br />

Chez Marx, la fusion entre être social <strong>et</strong> conscience passe de toute<br />

évidence par la praxis. Dans le modèle de la commune de Paris,<br />

révolution <strong>et</strong> société révolutionnaire préfiguraient, non seulement le<br />

dépérissement de l'État, mais plus profondément la disparition<br />

progressive de la dimension politique comme dimension séparée de <strong>et</strong><br />

opposée à l'être social, recomposé dans son unité(31).


Mais de c<strong>et</strong>te position marxiste on a tiré des conclusions théoriques<br />

<strong>et</strong> pratiques différentes. Les uns ont considéré que la direction<br />

révolutionnaire naît «spontanément» des masses, <strong>et</strong> qu'elle coïncide<br />

avec le mouvement des masses lui-même. Les autres en ont plutôt<br />

conclu à l'identification avant-garde/masses.<br />

Pour Lénine, la dialectique entre le suj<strong>et</strong> (le prolétariat) <strong>et</strong> l'obj<strong>et</strong><br />

(la société produite par le rapport de production capitaliste) se déplace<br />

vers une dialectique entre classe <strong>et</strong> avant-garde, où la première devient<br />

une «donnée objective», <strong>et</strong> la seconde le suj<strong>et</strong>: siège de «l'initiative<br />

révolutionnaire». Pour lui, la conscience révolutionnaire est produite par<br />

la rencontre entre la lutte économique de la classe ouvrière (en soi<br />

trade-unioniste, immanente au système) - elle serait, par nature,<br />

incapable de saisir le lien entre le moment économique <strong>et</strong> le moment<br />

politique - <strong>et</strong> les intellectuels marxistes, transfuges de leur classe, la<br />

bourgeoisie. La conscience vient à la classe ouvrière «de l'extérieur». Et<br />

c'est le parti, organisation des révolutionnaires dotés des instruments<br />

d'analyse marxiste, qui incarne la conscience révolutionnaire du<br />

prolétariat:<br />

«Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la<br />

conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du<br />

dehors. L'histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces,<br />

la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience tradeunioniste,<br />

c'est-à-dire à la conviction qu'il faut s'unir en syndicats,<br />

mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles<br />

ou telles lois nécessaires aux ouvriers, <strong>et</strong>c. Quant à la doctrine<br />

socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques,<br />

économiques élaborées par les représentants instruits des classes<br />

possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme<br />

scientifique contemporaine, Marx <strong>et</strong> Engels, appartenaient euxmêmes,<br />

par leur situation sociale, aux intellectuels bourgeois. Ainsi<br />

donc, il y avait à la fois un éveil spontané des masses ouvrières,<br />

éveil à la vie consciente <strong>et</strong> à la lutte consciente, <strong>et</strong> une jeunesse<br />

révolutionnaire qui, armée de la théorie social-démocrate, brûlait<br />

de se rapprocher des ouvriers»(32).


S'il convient de faire justice à l'histoire du parti bolchevik, qui est<br />

l'histoire de décennies de lutte héroïque, tenace, systématique pour<br />

nouer des liens avec la classe ouvrière <strong>et</strong> les masses opprimées, à des<br />

circonstances qui rendaient la lutte infiniment cruelle, il n'en reste pas<br />

moins vrai que la définition léniniste de la lutte ouvrière «spontanée»,<br />

comme intrinsèquement trade-unioniste, «économique», nous conduirait<br />

à poser la question du rapport des intellectuels avec la classe ouvrière,<br />

avec le «vaincu», en termes de «conquête» idéologique, «d'introduction<br />

de l'extérieur» de la conscience politique.<br />

«Tout cela ne justifie ni une métaphysique de l'auto-organisation<br />

ouvrière, ni une réduction de la conscience de classe à la sphère des<br />

rapports de travail dans l'usine. Mais nous devons adm<strong>et</strong>tre que la<br />

conscience n'est pas «à l'extérieur» de la masse. D'autre part, on ne<br />

peut plus s'en tenir aujourd'hui à la définition des intellectuels que<br />

donne Lénine (les représentants instruits des classes possédantes)<br />

... S'il est donc toujours vrai que «sans théorie révolutionnaire, il ne<br />

peut y avoir de mouvement révolutionnaire» (Lénine), il est vrai<br />

aussi qu'il ne s'agit pas d'une théorie qui «pénètre» le mouvement<br />

des masses, mais d'une théorie qui se développe dans la lutte des<br />

masses, comme connaissance systématique des besoins des masses,<br />

<strong>et</strong> comme leur généralisation, dans un incessant processus<br />

dialectique»(33).<br />

Quant à Rosa Luxembourg, elle considère que les révoltes des<br />

vaincus, loin d'être un produit conscient des soi-disant «chefs» <strong>et</strong><br />

«partis», sont plutôt des phénomènes sociaux qui ont leur origine dans<br />

le caractère de classe de la société. La naissance du marxisme n'a rien<br />

changé à c<strong>et</strong> état de chose, <strong>et</strong> son rôle ne consiste pas à prescrire des<br />

lois au développement historique de la lutte des classes, mais au<br />

contraire à se soum<strong>et</strong>tre à ces lois <strong>et</strong> à se les soum<strong>et</strong>tre par là-<br />

même(34).<br />

Gramsci a développé les deux positions. Tout le Gramsci des<br />

«Conseils» a un accent luxemburguien fondé sur l'hypothèse de la<br />

croissance de la classe comme suj<strong>et</strong> politique direct, le parti n'étant<br />

qu'un repère idéologique, un centre d'élaboration cohérente, un<br />

instrument, mais non le seul, de l'expression politique. Plus tard, dans


ses notes sur Machiavel, Gramsci déplace l'accent: L'autonomie du<br />

moment politique, qui est précisément la découverte de Machiavel,<br />

détache explicitement le parti révolutionnaire (le prince moderne) de<br />

son être social, <strong>et</strong> situe la dialectique, comme chez Lénine, entre classe<br />

<strong>et</strong> conscience(35).<br />

La question du rapport entre l'intellectuel <strong>et</strong> le mouvement de<br />

masse comporte donc, comme on l'a vu, des conséquences sur la<br />

signification de philosophie <strong>et</strong> d'idéologie, ainsi que sur l'importance ou<br />

la banalité de l'idéologie théorique <strong>et</strong> des doctrines philosophiques à<br />

une époque donnée:<br />

«Que faut-il entendre par philosophie, par philosophie dans une<br />

époque historique, <strong>et</strong> quelle est l'importance <strong>et</strong> la signification des<br />

philosophies <strong>et</strong> des philosophes dans chacune de ces époques<br />

historiques? Si l'on s'en tient à la définition que B. Croce(36) donne<br />

de la religion, c'est-à-dire d'une conception du monde qui serait<br />

devenue norme de vie, <strong>et</strong> si norme de vie n'est pas prise au sens<br />

livresque, mais norme réalisée dans la pratique, la plupart des<br />

hommes sont philosophes dans la mesure où ils agissent<br />

pratiquement <strong>et</strong> où, dans leurs actions pratiques (dans les lignes<br />

directrices de leur conduite), est implicitement contenue une<br />

conception du monde, une philosophie. L'histoire de la philosophie,<br />

telle qu'on l'entend communément, c'est-à-dire comme histoire des<br />

philosophies <strong>et</strong> des philosophes, est l'histoire des tentatives <strong>et</strong> des<br />

initiatives idéologiques d'une classe déterminée de personnes,<br />

visant à changer, corriger, perfectionner les conceptions du monde<br />

existantes, en toute époque donnée, <strong>et</strong> à changer par conséquent les<br />

normes de conduite correspondantes, ou bien à changer l'activité<br />

pratique dans son ensemble»(37).<br />

C'est c<strong>et</strong>te conception du monde, réalisée dans la vie pratique<br />

comme norme de conduite, que nous avons appelée «Moumâna'a» du<br />

vaincu, <strong>et</strong> c'est l'histoire de c<strong>et</strong>te idéologie pratique qu'il faut écrire, en<br />

traitant de la pensée politique arabe contemporaine qui n'était abordée<br />

jusqu'ici que comme l'histoire de quelques intellectuels archétypes<br />

coupés de leur société.


«Du point de vue qui nous préoccupe, ajoute Gramsci, l'étude de<br />

l'histoire <strong>et</strong> de la logique des différentes philosophies des<br />

philosophes n'est pas suffisante. Ne serait-ce que comme<br />

orientation méthodique, il faut attirer l'attention sur les autres<br />

partis de l'histoire de la philosophie, c'est-à-dire sur les conceptions<br />

du monde des grandes masses, sur celles des groupes dirigeants les<br />

plus restreints (les intellectuels) <strong>et</strong> enfin sur les liens unissant ces<br />

différents ensembles culturels avec la philosophie des philosophes.<br />

La philosophie d'une époque n'est pas la philosophie de tel ou tel<br />

philosophe, de tel ou tel groupe d'intellectuels, de tel ou tel<br />

groupement des masses populaires: c'est une combinaison de tous<br />

ces éléments qui a son apogée dans une direction déterminée, où<br />

c<strong>et</strong>te apogée devient norme d'action collective, c'est-à-dire<br />

«histoire» concrète <strong>et</strong> complète (intégrale)»(38).<br />

Chapitre Cinquième<br />

Le vainqueur ou de la domination<br />

Dans le débat politique <strong>et</strong> théorique actuel dans le monde arabe<br />

portant sur le rapport entre l'universel <strong>et</strong> le spécifique, le marxisme <strong>et</strong><br />

l'Islam, en traitant de la société arabe, on constate que les uns affirment<br />

l'universalité de la «science» marxiste <strong>et</strong> son aptitude, dans une bonne<br />

«application» de sa méthode générale, à saisir la spécificité du monde<br />

arabe <strong>et</strong> à l'analyser comme un maillon du système capitaliste mondial,<br />

tandis que les autres rem<strong>et</strong>tent en question la validité du système<br />

conceptuel marxiste en général, tout en constatant les «erreurs»<br />

énormes commises par Marx dans ses analyses portant sur l'Orient:<br />

l'Inde, l'Algérie, I'Empire Ottoman <strong>et</strong> les pays arabes, <strong>et</strong>c. Ces «erreurs»<br />

ne sont plus considérées comme relevant d'une mauvaise analyse<br />

«politique» due à la méconnaissance historique de Marx des données de<br />

l'orient, elles sont plutôt considérées, par ce deuxième point de vue,<br />

comme inhérentes à la théorie marxiste même, critiquée pour son<br />

européo-centrisme, <strong>et</strong> rej<strong>et</strong>ée comme telle au profit d'un système<br />

théorique «authentique» qui trouve ses origines chez Ibn Khaldoun <strong>et</strong><br />

l'héritage théorique de l'Islam.


L'ancien débat culturaliste opposant le «modernisme» au courant<br />

de «l'authenticité», prend ainsi une nouvelle forme accentuée par la<br />

conjoncture politique du monde arabe qui a toujours joué, dans sa<br />

complexité, le rôle de démystificateur des théories simplistes ne tenant<br />

pas le coup devant la complexité <strong>et</strong> la richesse de la réalité arabe<br />

concrète.<br />

Nous pouvons schématiquement r<strong>et</strong>rouver les origines de ces deux<br />

points de vue dans une double méthode opposant, le premier (déductif)<br />

au second (inductif).<br />

1 - déductif - son point de départ se trouve dans les principes <strong>et</strong> les<br />

concepts généraux du marxisme, qu'il s'emploie à appliquer à la<br />

réalité spécifique du monde arabe.<br />

2 - inductif - qui refuse tout a priori théorique venant du «dehors» de<br />

la réalité spécifique, la spécificité est à analyser à partir de la<br />

production théorique locale trouvant ses fondements chez Ibn<br />

Khaldoun.<br />

C<strong>et</strong>te schématisation ne résume pas tout à fait les deux points de<br />

vue en question, elle ne fait que tracer la ligne de démarcation<br />

méthodique qui les sépare, <strong>et</strong> les situe dans le cadre de l'histoire de la<br />

philosophie: le premier point de vue se rattacherait alors à la tendance<br />

rationaliste sans pour autant s'y identifier, <strong>et</strong> le second point de vue se<br />

rapporterait à la tendance empiriste sans s'y assimiler, étant donné<br />

qu'elle remplace l'a priori théorique marxiste par un autre a priori<br />

théorique: celui d'Ibn Khaldoun ou autre.<br />

Ces deux courants de pensée sont aussi anciens, du point de vue<br />

méthodologique, que l'histoire de la philosophie, ils se rattachent à la<br />

lutte opposant le rationalisme à l'empirisme, laquelle a trouvé un début<br />

d'issue dans la théorie marxiste de la connaissance, qui formule la<br />

synthèse du rapport rationnel/empirique, général/spécifique, sur un<br />

terrain différent:


«Quand nous concidérons un pays donné au point de vue de<br />

l'économie politique, nous commençons par étudier sa population, la<br />

division de celle-ci en classes, sa répartition dans les villes, à la<br />

compagne, au bord de la mer, les différentes branches de<br />

production, l'exportation <strong>et</strong> l'importation, la production <strong>et</strong> la<br />

consommation annuelles, les prix des marchandises, <strong>et</strong>c.»(1)<br />

Marx r<strong>et</strong>race donc la démarche classique de l'économie politique<br />

qui prend l'empirique, le spécifique, le concr<strong>et</strong>, comme point de départ<br />

méthodologique. Il s'emploie par la suite à critiquer c<strong>et</strong>te démarche<br />

empirique coïncidant avec ce que nous avons appelé la méthode<br />

inductive/empirique:<br />

«Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel<br />

<strong>et</strong> le concr<strong>et</strong>, qui constituent la condition préalable effective, donc<br />

en économie politique, par exemple, la population qui est la base <strong>et</strong><br />

le suj<strong>et</strong> de l'acte social de production tout entier. Cependant, à y<br />

regarder de plus près, on s'aperçoit que c'est là une erreur. La<br />

population est une abstraction si l'on néglige par exemple les<br />

classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot<br />

creux si l'on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par<br />

exemple le travail salarié, le capital, <strong>et</strong>c. Ceux-ci supposent<br />

l'échange, la division du travail, les prix, <strong>et</strong>c. Le capital, par<br />

exemple, n'est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l'argent, le<br />

prix, <strong>et</strong>c. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait<br />

une représentation chaotique du tout <strong>et</strong>, par une détermination<br />

plus précise, par l'analyse, on aboutirait à des concepts de plus en<br />

plus simples, du concr<strong>et</strong> figuré on passerait à des abstractions de<br />

plus en plus minces, jusqu'à ce que l'on soit arrivé aux<br />

déterminations les plus simples»(2)<br />

C<strong>et</strong>te description minutieuse de la méthode empirique <strong>et</strong> inductive<br />

montre ses limites <strong>et</strong> son unilatéralité, car:<br />

«Partant de 1à, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu'à ce<br />

qu'enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne<br />

serait pas, c<strong>et</strong>te fois, la représentation chaotique d'un tout, mais<br />

une riche totalité de déterminations <strong>et</strong> de rapports nombreux. La<br />

première voie est celle qu'a prise très historiquement l'économie<br />

politique à sa naissance. Les économistes du XVIIe siècle, par<br />

exemple, commencent toujours par une totalité vivante: population,


nation, État, plusieurs États, mais ils finissent toujours par dégager,<br />

par l'analyse, quelques rapports généraux abstraits déterminants,<br />

tels que la division du travail, l'argent, la valeur, <strong>et</strong>c. Dès que ces<br />

facteurs isolés ont été plus ou moins fixés <strong>et</strong> abstraits, les systèmes<br />

économiques ont commencé, qui portent des notions simples telles<br />

que travail, division du travail, besoin, valeur d'échange, pour<br />

s'élever jusqu'à l'État, les échanges entre nations <strong>et</strong> le marché<br />

mondial»(3).<br />

Mais c<strong>et</strong>te critique de la méthode empirique/inductive n'est pas<br />

faite par Marx pour réhabiliter un certain rationalisme «théoriciste»,<br />

comme voulait nous faire croire Althusser qui a insisté sur ce texte<br />

méthodologique de 1857; Marx s'emploie plutôt, après avoir décrit le<br />

premier mouvement s'élevant du concr<strong>et</strong> à l'abstrait, <strong>et</strong> du spécifique<br />

au général, à l'insérer dans le mouvement opposé allant de la théorie<br />

générale <strong>et</strong> du concept vers le réel concr<strong>et</strong>, dans l'intersection de ces<br />

deux mouvements, il essaie de résoudre un problème très ancien dans<br />

l'histoire de la pensée:<br />

«C<strong>et</strong>te dernière méthode est manifestement la méthode scientifique<br />

correcte. Le concr<strong>et</strong> est concr<strong>et</strong> parce qu'il est la synthèse de<br />

multiples déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi<br />

il apparaît dans la pensée comme point de départ, bien qu'il soit le<br />

véritable point de départ, <strong>et</strong> par suite également le point de départ<br />

de la vue immédiate <strong>et</strong> de la représentation. La première démarche<br />

a réduit la plénitude de la représentation à une détermination<br />

abstraite, avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent<br />

à la reproduction du concr<strong>et</strong> par la voie de la pensée. C'est pourquoi<br />

Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme le<br />

résultat de la pensée, qui se concentre en elle-même, s'approfondit<br />

en elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode qui<br />

consiste à s'élever de l'abstrait au concr<strong>et</strong> n'est pour la pensée que<br />

la manière de s'approprier le concr<strong>et</strong>, <strong>et</strong> de le reproduire sous la<br />

forme d'un concr<strong>et</strong> pensé. Mais ce n'est nullement là le procès de la<br />

genèse du concr<strong>et</strong> lui-même»(4).<br />

Il semble donc, à partir de c<strong>et</strong>te problématique méthodologique,<br />

que nous sommes en présence d'une optique différente du débat<br />

opposant le général au spécifique, c<strong>et</strong>te optique fait la synthèse entre<br />

l'empirique <strong>et</strong> le rationnel de façon telle que chacun des deux points de


vue précédents - déductif <strong>et</strong> inductif - est critiqué dans ses limites, <strong>et</strong> la<br />

théorie générale n'est que le concr<strong>et</strong> reproduit au niveau de la pensée.<br />

Mais si, par c<strong>et</strong>te ruse épistémologique, la façon de poser le<br />

problème du rapport général/spécifique, marxisme/Islam avait changé,<br />

cela ne veut pas dire que le problème est pour autant résolu, nous ne<br />

sommes pas des adeptes des solutions purement épistémologiques <strong>et</strong><br />

formelles, surtout dans le cas qui nous préoccupe.<br />

En eff<strong>et</strong>, dans les analyses courantes dites «marxistes», traitant de<br />

l'empire ottoman en général ou de la société arabe moderne en<br />

particulier, nous constatons que la période allant du XIXe siècle jusqu'à<br />

la première guerre mondiale, occupe une place privilégiée; le début de<br />

c<strong>et</strong>te période coïncidant, selon ces analyses, avec la pénétration du<br />

capitalisme occidental dans les pays arabes dits «sous-développés»,<br />

nous imposerait l'examen de la relation existante entre deux ordres de<br />

faits culturels dont l'un - l'occident - a prouvé sa suprématie historique<br />

sur l'autre - l'Orient - comme on 1'a déjà vu à un autre niveau au<br />

chapitre premier; on aboutit ainsi, d'après c<strong>et</strong>te démarche «marxiste»<br />

déductive, à la conclusion logique selon laquelle l'occident capitaliste est<br />

à même de considérer les formes «sous-développées» caractérisant le<br />

monde arabe actuel, comme des étapes inférieures menant<br />

nécessairement à son propre degré d'évolution, ou bien on livre au<br />

savoir son titre d'appartenance à la «civilisation» la plus «avancée»,<br />

quitte à se dérober par la suite derrière des «conseils épistémologiques»<br />

insistant sur la spécificité des sociétés «en r<strong>et</strong>ard», par leur privation du<br />

savoir occidental; ces pays se trouveraient dépourvus des instruments<br />

théoriques nécessaires pour analyser leurs propres problèmes.<br />

Dominique chevallier l'a bien explicité:<br />

«La science historique est un produit de la civilisation de l'Europe<br />

occidentale; son élaboration a d'abord répondu au besoin<br />

d'expliquer c<strong>et</strong>te civilisation, son développement, son expansion. Ce<br />

n'est donc pas sans une large réflexion épistémologique que ses<br />

méthodes peuvent être appliquées à d'autres civilisations, à celles<br />

qui n'ont inventé, ni ce type de pensée historique, ni le nouveau


ythme de l'histoire, mais qui n'en ont pas moins possédé, pour<br />

s'exprimer, des valeurs spécifiques <strong>et</strong> des concepts originaux»(5).<br />

Et les précautions épistémologiques qu'il recommande à ceux qui<br />

veulent appliquer les méthodes de c<strong>et</strong>te «science occidentale» à d'autres<br />

civilisations, ne le m<strong>et</strong>tent pas pour autant en dehors d'une tradition<br />

d'orientalisme dont nous avons déjà traité.<br />

C'est dire qu'il ne suffit pas d'aborder épistémologiquement les<br />

deux démarches: inductive/déductive, car les analyses faites par ces<br />

deux courants ne se limitent pas à la méthode, mais elles s'appuient sur<br />

des concepts appartenant à des champs théoriques différents. Le<br />

premier point de vue, par exemple, qui suppose le vide théorique du<br />

marxisme en ce qui concerne les sociétés orientales, s'emploie à remplir<br />

ce vide en se référant à la théorie d'Ibn Khaldoun en histoire, tout en se<br />

servant d'un système théorique au centre duquel se trouve le concept<br />

de «Ghalaba» (conquête) en relation avec les deux concepts de<br />

«Açabyya» (esprit de clan) <strong>et</strong> d'État, pour analyser le niveau politique<br />

actuel dans le monde arabe; le second point de vue est parti de la<br />

suprématie du présent sur le passé, <strong>et</strong> de l'universalisme <strong>et</strong> de<br />

l'hégémonie du mode de production capitaliste, ce point de vue s'est<br />

servi d'un concept politico-théorique central, «hégémonie», lié à deux<br />

autres concepts chez les uns (les althusseriens maoïstes): l'État <strong>et</strong> le<br />

bloc historique développés par Gramsci, <strong>et</strong> à deux autres concepts chez<br />

les autres (les althusseriens orthodoxes): le mode de production colonial<br />

<strong>et</strong> la bourgeoisie coloniale.<br />

Il est à constater que ces deux points de vue ont employé le<br />

concept khaldounien de «Ghalaba» <strong>et</strong> le concept Gramscien<br />

d'«hégémonie», comme synonymes désignant la domination, sans<br />

distinction du champ théorique sous-jacent à chacun de ces deux<br />

concepts. Ces deux points de vue forment deux perspectives d'étude du<br />

monde arabe <strong>et</strong> reflètent le débat essentiel portant sur la façon de lier<br />

le marxisme à la réalité islamique.


Notre hypothèse de base est la suivante: le concept khaldounien de<br />

«Ghalaba» <strong>et</strong> le concept grenadine d'«hégémonie» trouvent un terrain<br />

théorique à même de dégager leur distinction aussi bien que leur<br />

croisement, dans la problématique théorique peu connue de Marx<br />

portant sur la domination formelle <strong>et</strong> la domination réelle du capital;<br />

c<strong>et</strong>te problématique, nous avons essayé de la dégager à partir des<br />

«Grandisse«, du «Capital», surtout la section traitant de l'accumulation<br />

primitive, <strong>et</strong> essentiellement à partir du «chapitre inédit du Capital» de<br />

Marx; c<strong>et</strong>te problématique recoupe, sur certains points, les hypothèses<br />

de Rosa Luxembourg sur le colonialisme, hypothèses développées<br />

surtout dans son livre sur «l'accumulation du capital».<br />

Le problème historique <strong>et</strong> méthodologique essentiel qui préoccupe<br />

Marx, dans son étude du mode de production capitaliste, est celui de sa<br />

naissance <strong>et</strong> de son point de départ; après avoir démontré comment<br />

l'argent devient capital, le capital source de plus-value, <strong>et</strong> la plus-value<br />

source de capital additionnel, Marx pose la question du point de départ<br />

de l'accumulation capitaliste : l'accumulation capitaliste présuppose la<br />

présence de la plus-value <strong>et</strong> celle-ci la production capitaliste qui, à son<br />

tour, n'entre en scène qu'au moment où des masses de capitaux <strong>et</strong> de<br />

forces ouvrières assez considérables se trouvent déjà accumulées entre<br />

les mains de producteurs marchands.<br />

«Tout ce mouvement, disait Marx, semble donc tourner dans un<br />

cercle vicieux, dont on ne saurait sortir sans adm<strong>et</strong>tre une<br />

accumulation primitive (prévoies accumulation, dit Adam Sait)<br />

antérieure à l'accumulation capitaliste, <strong>et</strong> servant de point de<br />

départ à la production capitaliste, au lieu de venir d'elle»(6).<br />

En eff<strong>et</strong>, pour devenir capital, une certaine accumulation est<br />

nécessaire, on la trouve sitôt que le travail objectivé <strong>et</strong> le travail vivant<br />

sont devenus des éléments indépendants <strong>et</strong> antagoniques. C<strong>et</strong>te<br />

accumulation nécessaire au devenir du capital est directement incluse<br />

dans celui-ci, en tant que présupposition <strong>et</strong> élément constitutif.


Pour trouver une solution «épistémologique» à ce «cercle vicieux»,<br />

Marx parle de deux conditions historiques du capital aussi bien que du<br />

travail salarié:<br />

1 - la première: c'est le travail libre <strong>et</strong> son échange contre l'argent afin<br />

de reproduire <strong>et</strong> de valoriser l'argent en servant à ce dernier de<br />

valeur d'usage pour lui-même <strong>et</strong> non pour 1a jouissance.<br />

2 - la seconde: c'est 1a séparation du travail libre des conditions<br />

objectives de sa réalisation, c'est-à-dire des moyens <strong>et</strong> de la<br />

manière du travail(7), <strong>et</strong> on r<strong>et</strong>ombe de nouveau dans la même<br />

causalité sphérique <strong>et</strong> non originaire de l'origine du mode de<br />

production capitaliste, se référant à l'accumulation primitive qui<br />

joue dans l'économie politique, selon Marx, à peu près le même rôle<br />

que le péché originel dans la théologie:<br />

Adam mordit la pomme, <strong>et</strong> voilà le péché qui fait son entrée dans le<br />

monde, c'est l'émergence du «Suj<strong>et</strong>» théorique de la philosophie, c'est<br />

l'Etre «général» de la Logique de Hegel - Etre/néant, car tous deux sont<br />

indéfinissables(8) - qui devient être particulier suj<strong>et</strong>. On nous en<br />

explique l'origine par une aventure qui se serait. passée quelques jours<br />

après la création du monde.<br />

Ainsi, en économie politique, la société était à l'origine divisée en<br />

deux camps: ceux qui avaient <strong>et</strong> ceux qui n'avaient pas, les riches <strong>et</strong> les<br />

pauvres, les maîtres <strong>et</strong> les esclaves.<br />

«L'histoire du péché théologal nous fait bien voir, il est vrai, comme<br />

quoi l'homme a été condamné par le Seigneur à gagner son pain à la<br />

sueur de son front, mais celle du péché économique comble une<br />

lacune regr<strong>et</strong>table en nous révélant, comme quoi il y a des hommes<br />

qui échappent à c<strong>et</strong>te ordonnance du seigneur»(9).<br />

Ce péché originel de l'accumulation primitive peut, tout au plus,<br />

éclairer le problème de l'origine de la richesse, origine d'ailleurs<br />

extérieure, fondée sur le pillage <strong>et</strong> le vol d'autres sociétés, c<strong>et</strong>te<br />

accumulation primitive explique l'origine de la classe bourgeoise,


comme disait Max Weber, mais non pas celle du mode de production<br />

capitaliste».<br />

«Par conséquent, dans une histoire universelle de la civilisation, le<br />

problème central - même d'un point de vue purement économique<br />

- ne sera pas pour nous, en dernière analyse, le développement de<br />

l'activité capitaliste en tant que telle, différente de forme suivant<br />

les civilisations: ici aventurière, ailleurs mercantile, ou orientée<br />

vers la guerre, la politique, l'administration, mais bien plutôt le<br />

développement du capitalisme d'entreprise bourgeois, avec son<br />

organisation rationnelle du travail libre. Ou, pour nous exprimer en<br />

termes d'histoire des civilisations, notre problème sera celui de la<br />

naissance de la classe bourgeoise occidentale avec ses traits<br />

distinctifs, problème à coup sûr en rapport étroit avec l'origine de<br />

l'organisation du travail libre capitaliste, mais qui ne lui est pas<br />

simplement identique. Car la bourgeoisie, en tant qu'État, a existé<br />

avant le développement de la forme spécifiquement moderne du<br />

capitalisme - cela, il est vrai, en Occident seulement»(10).<br />

<strong>et</strong> on sait la suite de l'explication Weberienne de ce problème central,<br />

pour lui, le mode de vie capitaliste a pu dominer les autres à partir du<br />

fait qu'il exprimait une conception commune à des groupes humains<br />

dans leur totalité, un certain «esprit capitaliste» lié à l'éthique<br />

protestante qu'il oppose à la doctrine simpliste de Marx(11).<br />

Quoi qu'il en soit du «secr<strong>et</strong>» de l'accumulation primitive, il y a au<br />

fond du système capitaliste la séparation radicale du producteur d'avec<br />

les moyens de production. C<strong>et</strong>te séparation se reproduit sur une échelle<br />

progressive dès que le système capitaliste s'est une fois établi, mais<br />

comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s'établir sans elle,<br />

Pour que le mode de production capitaliste vienne au monde, il faut.<br />

donc que, partiellement eu moins, les moyens de production aient déjà<br />

été arrachés aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propre<br />

travail, <strong>et</strong> qu'ils se trouvent déjà détenus par des producteurs<br />

marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d'autrui.<br />

«Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec ses<br />

conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l'accumulation


appelée «primitive» parce qu'elle appartient à l'âge préhistorique<br />

du monde bourgeois.<br />

«L'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre<br />

économique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les éléments<br />

constitutifs de l'autre»(12).<br />

C'est c<strong>et</strong>te séparation, qui est déjà là, du producteur d'avec ses moyens<br />

de production au profit de bourgeois ayant fait fortune en pillant<br />

l'extérieur, qui fait la spécificité de l'occident en comparaison avec le<br />

monde de l'Islam, c<strong>et</strong>te différence historique inhérente au système<br />

féodal occidental, a suscité l'émergence du mode de production<br />

capitaliste, en Occident <strong>et</strong> non pas en Orient, ni dans le monde<br />

musulman.<br />

En abordant le problème de l'accumulation primitive, du point de<br />

vue «épistémologique», Marx a rigoureusement abouti à un «cercle<br />

vicieux» de la causalité de l'origine, il n'a pu percer ce cercle qu'en<br />

transposant le problème de son cadre «épistémologique» <strong>et</strong> formaliste<br />

pour le traiter sur le terrain de l'histoire; ainsi s'articule toute la<br />

huitième section du Capital intitulée l'accumulation primitive, dans une<br />

optique historique des sociétés occidentales où l'on a assisté à<br />

l'émergence du mode de production capitaliste, c<strong>et</strong>te optique historique<br />

décrit concrètement l'expropriation de la population campagnarde, la<br />

législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XVe<br />

siècle, les lois sur les salaires, 1a genèse du premier capitaliste, le<br />

contrecoup de la révolution agricole sur l'industrie, l'établissement du<br />

marché intérieur pour le capital industriel, ainsi que la genèse du<br />

capitaliste industriel.<br />

Le «présent théorique» - selon la terminologie de Lyotard(13) - ne<br />

se trouve pas seulement en relation avec un «présent proprement<br />

historique», mais il trouve son intelligibilité même sur le terrain de<br />

l'histoire. Ce point sera pour nous d'une importance primordiale pour<br />

voir les limites des schémas formalistes faits par les althusseriens<br />

arabes sur «l'articulation» des modes de production.


Mais le problème de la naissance du mode de production capitaliste<br />

en Occident, si important soit-il, n'est pas le seul qui nécessite un<br />

éclaircissement; en eff<strong>et</strong>, la reproduction du système capitaliste, aussi<br />

bien simple qu'élargi, occupe une place non moins importante dans<br />

l'oeuvre de Marx, <strong>et</strong> suscite un débat théorique qui n'a pas fini de se<br />

clore, se renouvelant à chaque fois qu'on aborde le problème du rapport<br />

que maintient le mode de production capitaliste, aussi bien avec les<br />

modes de productions antérieurs <strong>et</strong> pré capitalistes en Occident même,<br />

qu'avec les modes de production non capitalistes qui se trouvent à<br />

l'extérieur en Orient; ce débat se renouvelle également à chaque fois<br />

qu'on aborde le problème de l'impérialisme <strong>et</strong> la crise du capitalisme<br />

Il sera donc utile de reposer le problème du développement<br />

historique du capitalisme à partir de la problématique marxiste de la<br />

domination du capital, pour pouvoir analyser, par la suite, le rapport du<br />

dedans <strong>et</strong> du dehors du mode de production capitaliste.<br />

La domination du capital<br />

Dans le chapitre inédit du capital (dit chapitre VI: résultats du<br />

procès de production immédiat), Marx examine trois points:<br />

1 - Les marchandises, comme produits du capital <strong>et</strong> de la production<br />

capitaliste.<br />

2 - La production capitaliste, comme création de plus-value.<br />

3 - La production capitaliste comme production <strong>et</strong> reproduction du<br />

rapport de production spécifiquement capitaliste.<br />

Marx reprend à son compte le problème du «cercle vicieux» <strong>et</strong> du<br />

péché originel; en eff<strong>et</strong>, en considérant les sociétés de production<br />

capitaliste développée, il constate que la marchandise <strong>et</strong> la monnaie y<br />

surgissent constamment comme condition d'existence <strong>et</strong> présupposition<br />

élémentaire du capital, en même temps que comme résultat immédiat


du mode de production capitaliste. Marx confirme de nouveau son<br />

hypothèse de base: l'argent - simple figure métamorphosée de la<br />

marchandise - ne devient capital qu'à partir du moment où 1a capacité<br />

de travail de l'ouvrier est transformée en marchandise. C'est ce qui<br />

implique que le commerce ait conquis une sphère où il n'apparaissait<br />

que sporadiquement, la population laborieuse ne doit donc plus faire<br />

partie des conditions objectives du travail, ou se présenter sur le<br />

marché en producteur de marchandise: au lieu de vendre le produit de<br />

son travail, elle doit vendre son travail, ou mieux sa capacité de travail.<br />

C'est alors seulement que 1a production, dans toute son ampleur,<br />

devient production de marchandise. La marchandise ne devient forme<br />

élémentaire générale de la richesse que sur la base de la production<br />

capitaliste.<br />

En bref, Marx insiste sur trois points qui sont pour lui décisifs:<br />

1 - Ce n'est que la production capitaliste qui fait de la marchandise<br />

la forme générale de tous les produits.<br />

2 _ La production de marchandises conduit nécessairement à la<br />

production capitaliste, dès lors que l'ouvrier cesse de faire<br />

partie des conditions de production objectives (esclavage,<br />

servage), ou que la communauté naturelle primitive (Inde)<br />

cesse d'être la base sociale; bref, dès lors que la force de travail<br />

elle-même devient en général marchandise.<br />

3 - La production capitaliste détruit la base de la production<br />

marchande, la production individuelle autonome <strong>et</strong> l'échange<br />

entre possesseurs de marchandises, c'est-à-dire l'échange entre<br />

équivalents. L'échange purement formel entre capital <strong>et</strong> force<br />

de travail devient la règle générale(14).<br />

A partir de là, il analyse les deux phases historiques du<br />

développement du mode de production capitaliste:<br />

1 - soumission formelle du travail au capital.


2 - soumission réelle du travail au capital, ou le mode de<br />

production spécifiquement capitaliste.<br />

C<strong>et</strong>te analyse se fait sous un angle différent de celui des deux<br />

chapitres consacrés à l'accumulation dite «primitive» <strong>et</strong> aux formes de<br />

production antérieures au capitalisme dans les «Grandisse» (t. 1 P. 422-<br />

4<strong>79</strong>). Son analyse faite ici diffère également de celle qu'il a faite dans la<br />

section de «l'accumulation primitive» du premier livre du Capital que<br />

nous avons déjà signalée, <strong>et</strong> enfin de celles - plus politiques - faites sur<br />

les révolutions bourgeoises qui permirent aux capitalistes d'instaurer<br />

leur domination à l'échelle de la société tout entière. La présente<br />

analyse s'inscrit à leurs côtés <strong>et</strong> les complète.<br />

Domination formelle <strong>et</strong> plus-value absolue.<br />

Le concept politique de «soumission formelle du travail au capital»<br />

que nous appelons autrement, la «domination formelle du capital»,<br />

correspond à la première étape de développement du mode de<br />

production capitaliste; en eff<strong>et</strong>, ce dernier n'émerge pas d'un jour au<br />

lendemain en changeant immédiatement le procès de travail antérieur,<br />

mais il traverse un long processus qui commence avec l'instauration de<br />

sa domination «formelle», domination pouvant se prolonger des<br />

décennies avant de se transformer en domination «réelle» avec<br />

l'apparition du capitaliste; le procès de travail devient un simple moyen<br />

de valorisation <strong>et</strong> d'auto-valorisation du capital, simple moyen de<br />

production de la plus-value. Le capitaliste y entre comme dirigeant <strong>et</strong><br />

chef. Il s'agit donc pour lui d'un procès d'exploitation du travail d'autrui.<br />

C'est ce que Marx appelle la «soumission formelle du travail au capital».<br />

C'est une forme de production capitaliste à ses débuts, elle peut aussi<br />

subsister au sein du mode de production capitaliste pleinement<br />

développé: la Br<strong>et</strong>agne en France est un exemple significatif.<br />

A son début, le capital se soum<strong>et</strong> le procès de travail tel qu'il existe,<br />

c'est-à-dire sur la base des procès de travail développés par les<br />

différents modes de production antérieurs. La technique en vigueur ne


change pas du fait que l'intensité <strong>et</strong> la durée du travail augmentent sous<br />

le contrôle du capitaliste, elle est plutôt en contraste frappant avec le<br />

mode de production spécifiquement capitaliste qui révolutionne<br />

progressivement la technique du travail ainsi que les rapports de<br />

production. Dans ce sens, la domination «formelle» du capital n'est pas<br />

porteuse de nouveaux rapports de production plus évolués que les<br />

rapports antérieurs.<br />

«C'est justement par opposition au mode de production capitaliste<br />

pleinement développé que nous appelons soumission formelle du<br />

travail au capital, 1a subordination au capital d'un mode de travail<br />

tel qu'il était développé avant que n'ait surgi le rapport<br />

capitaliste»(15).<br />

Et Marx précise les points communs aux deux formes, à savoir que<br />

le capital est un rapport coercitif visant à extorquer du surtravail, tout<br />

d'abord en prolongeant simplement la durée du temps de travail (plus-<br />

value absolue), la contrainte ne reposant plus sur un rapport personnel<br />

de domination <strong>et</strong> de dépendance, mais uniquement sur les différentes<br />

fonctions économiques. Le mode de production spécifiquement<br />

capitaliste connaît encore d'autres modes d'extorsion de plus-value,<br />

mais sur la base d'un mode de production préexistant, la plus-value ne<br />

peut être extorquée qu'en prolongeant la durée du temps de travail,<br />

sous forme de 1a plus-value absolue.<br />

«La soumission formelle du travail au capital ne connaît donc que<br />

c<strong>et</strong>te seule forme de production de plus-value»(16).<br />

Marx distingue donc entre deux concepts économiques: plus-value<br />

absolue <strong>et</strong> plus value relative en liaison avec deux concepts politiques :<br />

domination formelle <strong>et</strong> domination réelle du capital.<br />

«La prolongation de la journée de travail au-delà du point où<br />

l'ouvrier a produit simplement un équivalent pour la valeur de sa<br />

force de travail, <strong>et</strong> l'appropriation de ce surtravail par le capital :<br />

voilà la production de plus-value absolue. Elle forme la base<br />

générale du système capitaliste <strong>et</strong> le point de départ de 1a<br />

production de plus-value relative. Dans celle-ci, la journée de


travail est d'emblée divisée en deux parties: travail nécessaire <strong>et</strong><br />

surtravail. Pour accroître le surtravail, le travail nécessaire est<br />

raccourci par des méthodes grâce auxquelles on produit<br />

l'équivalent du salaire en moins de temps. La production de plusvalue<br />

absolue est uniquement une question de durée de la journée<br />

de travail: la production de plus-value relative révolutionne de<br />

fond en comble les procédés techniques du travail <strong>et</strong> les<br />

combinaisons sociales.<br />

«1a production de plus-value relative implique donc un mode de<br />

Production spécifiquement capitaliste qui, à son tour, ne surgit <strong>et</strong><br />

ne se développe spontanément, avec ses méthodes, ses moyens <strong>et</strong><br />

ses conditions, qu'à partir de la soumission formelle du travail au<br />

capital. A la soumission formelle travail au capital succède la<br />

soumission réelle»(17).<br />

Pour résumer toute c<strong>et</strong>te analyse de la domination formelle du<br />

capital dans son rapport avec la plus-value absolue, nous r<strong>et</strong>enons c<strong>et</strong>te<br />

définition de Marx:<br />

donc:<br />

«J'appelle soumission formelle de travail au capital 1a forme qui<br />

repose sur la plus-value absolue, parce qu'elle ne se distingue que<br />

formellement des modes de production antérieurs sur la base<br />

desquels elle surgit spontanément (ou est introduite), soit que le<br />

producteur immédiat continue d'être son propre employeur, soit<br />

qu'il doive fournir du surtravail à autrui. Tout ce qui change, c'est<br />

la contrainte exercée ou méthode employée pour extorquer le<br />

surtravail»(18).<br />

Ce qui est essentiel dans la domination formelle du capital c'est<br />

1 - le rapport purement monétaire entre celui qui s'approprie le<br />

surtravail <strong>et</strong> celui qui le fournit. C'est uniquement parce qu'il<br />

détient les conditions du travail que le vendeur place l'ach<strong>et</strong>eur<br />

sous sa dépendance économique: ce n'est plus un rapport politique<br />

<strong>et</strong> social fixe qui assuj<strong>et</strong>tit le travail au capital.


2 - Plus est radicale l'opposition entre le producteur <strong>et</strong> les conditions de<br />

travail devenues propriété d'autrui, plus est élaboré, formellement,<br />

le rapport du capital <strong>et</strong> du travail salarié, <strong>et</strong> donc plus achevée la<br />

domination formelle du capital en tant que condition <strong>et</strong> prémisse de<br />

la domination formelle.<br />

3 - la domination formelle n'est pas porteuse de nouveaux rapports de<br />

production, elle reproduit les anciens rapports sans les<br />

révolutionner.<br />

Domination réelle <strong>et</strong> plus-value relative.<br />

Sur la base de la domination formelle du capital émerge donc le<br />

mode de production capitaliste. Étant donné que l'extorsion de la plus-<br />

value absolue est limitée, dans la lutte de classes, par la lutte des<br />

ouvriers contre la prolongation continue de la durée du temps de<br />

travail, le capitaliste cherche donc à accroître la productivité en<br />

introduisant le machinisme dans le procès de travail, <strong>et</strong> en appliquant<br />

les nouvelles sciences dans l'amélioration de la technique de la<br />

production. La plus-value relative se substitue ainsi à la plus-value<br />

absolue, <strong>et</strong> on s'achemine de plus en plus vers la domination réelle du<br />

capital.<br />

La domination réelle du capital s'accompagne d'une révolution<br />

complète du mode de production antérieur(19), de la productivité du<br />

travail <strong>et</strong> des rapports de production. C'est ainsi que la production<br />

capitaliste tend à conquérir toutes les branches de la production où elle<br />

ne domine pas encore, <strong>et</strong> où ne règne qu'une domination formelle. Si<br />

l'on considère à part chacune des formes de plus-value, absolue <strong>et</strong><br />

relative, celle de la plus-value absolue précède toujours celle de la plus-<br />

value relative. Mais à ces deux formes de plus-value correspondent<br />

deux formes distinctes de soumission du travail au capital, ou deux<br />

formes distinctes de production capitaliste, dont la première ouvre<br />

toujours la voie à la seconde, bien que c<strong>et</strong>te dernière, qui est la plus<br />

développée des deux, puisse ensuite constituer à son tour la base pour


l'introduction de la première dans de nouvelles branches de<br />

production»(20).<br />

Dans ce sens, ce qui distingue essentiellement la domination réelle<br />

du capital, basée sur l'extorsion de la plus-value relative, c'est le fait de<br />

révolutionner les rapports de production antérieurs, <strong>et</strong> d'être porteuse<br />

de nouveaux rapports sociaux supérieurs.<br />

Domination «formelle» <strong>et</strong> «Ghalaba».<br />

Dans la mesure où la domination formelle du capital n'est pas<br />

porteuse de nouveaux rapports sociaux supérieurs aux rapports<br />

antérieurs, <strong>et</strong> dans la mesure où elle reproduit les anciens rapports<br />

sans les révolutionner, elle se rapproche du concept politique de<br />

«Ghalaba» (Conquête) d'Ibn Khaldoun. Ce qui pose le problème de la<br />

place du concept «Ghalaba» dans le système conceptuel d'Ibn Khaldoun,<br />

ainsi que le contenu de ce concept.<br />

«L'histoire a pour obj<strong>et</strong> l'étude de la société humaine, c'est-à-dire<br />

de 1a civilisation universelle. Elle traite de ce qui concerne la<br />

nature de c<strong>et</strong>te civilisation, à savoir: la vie sauvage <strong>et</strong> la vie sociale,<br />

les particularismes dus à l'esprit de clan <strong>et</strong> les modalités par<br />

lesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point<br />

conduit à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties <strong>et</strong> des<br />

classes sociales. Ensuite, l'histoire s'intéresse aux professions<br />

lucratives <strong>et</strong> aux manières de gagner sa vie, qui font partie des<br />

activités <strong>et</strong> des efforts de l'homme, ainsi qu'aux sciences <strong>et</strong> aux arts.<br />

Enfin, elle a pour obj<strong>et</strong> tout ce qui caractérise la civilisation»(21).<br />

L'ampleur <strong>et</strong> la richesse d'une telle définition révèlent le vaste<br />

champ théorique dans lequel se meut Ibn Khaldoun, tant en ce qui<br />

concerne la nature de la science khaldounienne, que les concepts<br />

fondamentaux qu'elle va m<strong>et</strong>tre en oeuvre, <strong>et</strong> les domaines qu'elle va<br />

parcourir.<br />

La Mouqaddima va de la plus grande extension à la moindre <strong>et</strong>,<br />

chaque développement impliquant celui qui le précède immédiatement,


on a affaire, non pas à une répartition horizontale des suj<strong>et</strong>s, mais à une<br />

véritable hiérarchie de concepts; le plan général se présente ainsi:<br />

1 - Du Oumran ou sociologie générale de la civilisation donnant lieu à<br />

quatre caractérisations successives que peuvent qualifier les<br />

thèmes de : théorie de la sociabilité naturelle, géographie physique,<br />

géographie humaine <strong>et</strong> psychosociologie.<br />

2 - De la Bâdya ou sociologie de la bédouinité, dans laquelle on<br />

rencontre les éléments d'une <strong>et</strong>hnologie générale (existence de<br />

deux types de groupements humains), d'une psychologie comparée<br />

(nomades <strong>et</strong> citadins), d'une géopolitique (le désert) <strong>et</strong> d'une<br />

dynamique sociale (Açabyya).<br />

3 - Du Ghalaba ou philosophie politique, analysant les conditions de la<br />

souverain<strong>et</strong>é tant profane (moulk) que spirituelle (califat), <strong>et</strong><br />

proposant une dynamique des États <strong>et</strong> des institutions.<br />

4 - De la Hadâra ou sociologie de la sédentarité qui traite, sous ses<br />

divers aspects, du phénomène urbain.<br />

5 - Des Ma'ach ou Économie politique traitant des modes de vie.<br />

6 - Des Ouloums ou sociologie de la connaissance qui cherche à dresser<br />

la généalogie des sciences(22).<br />

Le concept de Ghalaba s'insère donc dans ce système conceptuel:<br />

«En eff<strong>et</strong>, l'esprit de clan protège, perm<strong>et</strong> la défense commune,<br />

l'expression des droits <strong>et</strong> toute sorte d'activité sociale. Par nature,<br />

les hommes ont besoin d'un frein <strong>et</strong> d'un médiateur en toute<br />

société, pour maintenir l'ordre public. Ce «modérateur» doit,<br />

obligatoirement, les conquérir (Ghalaba) par son esprit de clan.<br />

Sinon, il est impuissant. C<strong>et</strong>te «conquête», c'est le pouvoir royal<br />

(Moulk). C'est plus qu'un simple commandement: un chef est obéi,<br />

mais ne peut contraindre. Le pouvoir royal traduit la «conquête» <strong>et</strong><br />

la soumission de force. Lorsque celui qui participe à l'esprit de clan


arrive au pouvoir <strong>et</strong> demande à être obéi, s'il trouve la voie de la<br />

«conquête» <strong>et</strong> de la force, il la suit parce qu'elle correspond à ses<br />

voeux. Mais il ne peut réussir complètement sans l'aide de l'esprit<br />

de clan, qui oblige les autres à le suivre. Le pouvoir royal est donc<br />

un but que l'esprit de clan perm<strong>et</strong> d'atteindre.<br />

«Même si une seule tribu a plusieurs «Maisons» <strong>et</strong> autant d'esprits<br />

de clan, l'un de ceux-ci est plus fort que tous les autres ensemble, il<br />

les conquérait <strong>et</strong> tous ces autres se fondent en lui, pour ainsi dire,<br />

pour former un «patriotisme supra clanique». S'il en était<br />

autrement, ce serait la rupture <strong>et</strong> les divisions intestines»(23).<br />

La conquête <strong>et</strong> le commandement du royaume perm<strong>et</strong>tant aux<br />

quelques tribus dirigeantes de réaliser des prélèvements sur la masse<br />

de la population des vaincus, <strong>et</strong> de jouir d'importants revenus qu'elles<br />

dépensent en luxe <strong>et</strong> en faste. La description que donne Ibn Khaldoun,<br />

de l'évolution de l'Oumran dans le sens d'une civilisation orientée vers<br />

le seul accroissement des plaisirs <strong>et</strong> du bien-être, ne vise pas le vaincu,<br />

mais plutôt le vainqueur <strong>et</strong> ses clients.<br />

L'évolution cyclique de l'Oumran badawi vers l'Oumran hadari ne<br />

doit donc être envisagée que pour le vainqueur, détenteur du nouveau<br />

pouvoir politique. Pour Ibn Khaldoun, ce qui oppose ces deux formes de<br />

l'Oumran, ce n'est pas tant le genre de vie, l'implantation géographique,<br />

que les rapports sociaux <strong>et</strong> politiques: tous les États qui se sont<br />

successivement constitués, ont été fondés par des tribus, caractérisées<br />

par l'Oumran badawi. C'est l'açabyya la plus proche de l'Oumran badawi<br />

qui est à même de «conquérir» l'açabyya régnante la plus avancée dans<br />

ses rapports sociaux. Ce qui fait, qu'à chaque fois qu'une nouvelle<br />

açabyya l'emporte sur une autre pour 1a remplacer dans le pouvoir,<br />

c<strong>et</strong>te nouvelle «Ghalaba» n'est pas porteuse de nouveaux rapports<br />

sociaux supérieurs à ceux du vaincu, elle hérite plutôt des rapports<br />

antérieurs, les reproduit <strong>et</strong> se contente de les dominer formellement.<br />

C'est sur ce point précis que le concept khaldounien de la «Ghalaba»<br />

peut être rapproché du concept marxiste de la «domination formelle»,<br />

tout en tenant compte de la non-correspondance, <strong>et</strong> dans le temps <strong>et</strong>


dans le référant, entre les deux systèmes théoriques différents auxquels<br />

se rattachent ces deux concepts.<br />

«Sachez que toutes les branches des tribus, même formant un seul<br />

clan du point de vue du lignage général, elles comprennent aussi<br />

d'autres esprits de clan pour des lignages particuliers plus<br />

cohérents que leur lignage général, comme une seule tribu ou les<br />

gens d'une même maison, ou les frères d'un seul père, <strong>et</strong> non<br />

comme les cousins proches ou éloignés. Ceux-ci ont leur propre<br />

lignage tout en participant, avec les autres esprits de clan, du<br />

lignage général. La solidarité apparaît dans leur lignage particulier<br />

aussi bien que dans le lignage général, mais c<strong>et</strong>te solidarité est plus<br />

cohérente dans le lignage particulier dont la cohésion est plus<br />

étroite. Et la domination parmi eux revient à une seule branche, <strong>et</strong><br />

non pas à l'ensemble des branches.<br />

«Étant donné que la domination se réalise par la conquête<br />

«Ghalaba», cela implique que l'esprit de clan de c<strong>et</strong>te branche soit<br />

plus fort que les autres esprits de clan afin que la conquête <strong>et</strong> la<br />

domination lui soient assurées. Sur ce, la domination de c<strong>et</strong>te<br />

branche particulière est liée à sa conquête, car si elle passe de c<strong>et</strong>te<br />

branche aux autres esprits de clan inférieurs du point de vue de la<br />

conquête (Ghalaba), leur domination sera sapée. C<strong>et</strong>te domination<br />

se reproduit dans c<strong>et</strong>te branche en passant d'une partie à une autre<br />

plus forte, <strong>et</strong> cela à cause du secr<strong>et</strong> de la conquête, comme on l'a<br />

expliqué. Car le social <strong>et</strong> l'esprit de clan ressemblent à la matrice du<br />

corps constitué, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te matrice du corps constitué ne se réalise pas<br />

tant que les éléments sont égaux; pour que la constitution ait lieu, il<br />

est nécessaire qu'un de ces éléments l'emporte sur les autres. C'est<br />

le secr<strong>et</strong> de la conquête dans l'esprit de clan. De là découle la<br />

continuité de la domination dans la branche particulière de c<strong>et</strong><br />

esprit de clan, comme on 1'a déjà expliqué»(24).<br />

Domination «réelle» <strong>et</strong> «Hégémonie».<br />

Dans la mesure où la domination réelle du capital est basée sur<br />

l'extorsion de la plus-value relative, <strong>et</strong> dans la mesure où elle<br />

révolutionne les rapports de production sur place, <strong>et</strong> d'être porteuse de<br />

nouveaux rapports sociaux supérieurs <strong>et</strong> englobants, elle se rapproche<br />

du concept politique d'«Hégémonie».


En eff<strong>et</strong>, le concept d'«Hégémonie», en liaison avec le concept de<br />

«bloc historique», apparaît chez Gramsci pour la première fois dans la<br />

«Question méridionale», infrastructure <strong>et</strong> superstructure sont, dans le<br />

«bloc historique», en dépendance étroite où l'hégémonie de la classe<br />

dirigeante en assure la cohésion.<br />

L'hégémonie consiste, pour la classe ouvrière par exemple, à se<br />

faire le porte-parole <strong>et</strong> le défendeur des revendications d'autres<br />

couches socio-économiques en élargissant les perspectives, en vue d'une<br />

solution globale, de façon à réaliser l'union organique de ces couches à<br />

travers une alliance qui est déjà plus qu'une alliance: à travers la<br />

constitution d'un nouveau «bloc historique» opposant la «société civile»<br />

à l'ancien «bloc historique» soudé par l'hégémonie de l'État de plus en<br />

plus isolé.<br />

«Les communistes turinois s'étaient concrètement posés la question<br />

de l'hégémonie du prolétariat, c'est-à-dire de la base sociale de la<br />

dictature prolétarienne <strong>et</strong> de l'État ouvrier. Le prolétariat peut<br />

devenir la classe dirigeante <strong>et</strong> dominante dans la mesure où il<br />

parvient à créer un système d'alliances de classes qui lui perm<strong>et</strong>te<br />

de mobiliser contre le capitalisme <strong>et</strong> l'État bourgeois la majorité de<br />

la population laborieuse, c'est-à-dire dans le mesure où, en Italie,<br />

compte tenu des rapports de classe qui y prédominent<br />

effectivement, il parvient à obtenir le consensus des larges masses<br />

paysannes»(25).<br />

C'est donc par son hégémonie qu'une couche sociale exerce une<br />

double fonction de direction <strong>et</strong> de domination. A ce titre, elle ne cherche<br />

pas seulement à obtenir un consensus général par la persuasion, mais<br />

aussi à réprimer l'adversaire de classe par la force. Le concept<br />

d'hégémonie a donc en lui-même une double détermination - celle de<br />

dictature du prolétariat, avec la référence explicite à Lénine que fera<br />

Gramsci dans les «Cahiers de prison», <strong>et</strong> celle de direction idéologique<br />

du prolétariat, de son aptitude à provoquer le consensus des masses. Le<br />

prolétariat, pour briser la machine étatique <strong>et</strong> bourgeoise qui l'écrase,<br />

doit faire la preuve de sa capacité de s'assurer l'hégémonie de nouvelles


alliances, afin de désagréger le «bloc historique» idéologique de la<br />

bourgeoisie. Parmi les nouvelles alliances, 1a première envisagée est<br />

celle avec les intellectuels.<br />

Pour Gramsci, l'État n'est pas seulement un appareil coercitif<br />

restant en dehors des rapports sociaux de la société civile, mais il est<br />

aussi hégémonique: la bourgeoisie exerce sa domination, non seulement<br />

au moyen de la contrainte policière <strong>et</strong> judiciaire, mais encore au moyen<br />

de son hégémonie (domination idéologique), par laquelle elle neutralise<br />

ou influence de façon déterminante tout un ensemble de forces parmi<br />

les vaincus de la société civile, indispensables à la révolution. C'est c<strong>et</strong>te<br />

puissance hégémonique de l'État bourgeois qu'il faut désagréger au<br />

cours de la période pré révolutionnaire, en expulsant l'État en dehors du<br />

camp des vaincus(26).<br />

Pour Gramsci, une classe dominée, peut, avant la prise du<br />

pouvoir, assurer son hégémonie en se lançant à la conquête de la<br />

«société civile» sur le terrain de la superstructure, pour détruire le bloc<br />

intellectuel du pouvoir avant même que la lutte soit entrée dans sa<br />

phase politique <strong>et</strong> militaire.<br />

«La suprématie d'un groupe social se manifeste de deux manières,<br />

comme «domination» <strong>et</strong> comme «direction intellectuelle <strong>et</strong> morale».<br />

Un groupe social exerce sa domination sur des groupes adverses,<br />

qu'il tend à liquider ou à soum<strong>et</strong>tre même par la force des armes,<br />

<strong>et</strong> il dirige les groupes qui lui sont proches ou alliés. Un groupe<br />

social peut, <strong>et</strong> même doit être dirigeant avant de conquérir le<br />

pouvoir gouvernemental. Et c'est là une des conditions principales<br />

pour la conquête du pouvoir elle-même. Ensuite, quand il exerce le<br />

pouvoir <strong>et</strong> même s'il le tient fortement en main, il devient le<br />

groupe dominant, mais il doit aussi continuer à être le groupe<br />

dirigeant»(27).<br />

On voit par là même, qu'entre les deux notions d'hégémonie de la<br />

classe ouvrière <strong>et</strong> de dictature du prolétariat, Gramsci établit un lien<br />

étroit, en même temps qu'une distinction. L'hégémonie apparaît<br />

essentiellement comme le moment dans lequel se réalisent les alliances,<br />

base sociale nécessaire de la dictature du prolétariat, <strong>et</strong> la dictature du


prolétariat comme la forme politique <strong>et</strong> étatique dans laquelle se réalise<br />

l'hégémonie. Dans ce contexte, l'hégémonie se définit comme capacité de<br />

diriger <strong>et</strong> de dominer réellement, <strong>et</strong> se rapproche de ce côté du concept<br />

marxiste de «domination réelle» du capital. L'hégémonie ne reste pas en<br />

dehors des rapports sociaux, elle est plutôt porteuse de nouveaux<br />

rapports sociaux(28).<br />

Le cas d'exception des Arabes, chez Ibn Khaldoun, qui n'ont pu<br />

assurer la «Ghalaba» <strong>et</strong> aboutir au Moulk qu'au moyen d'une «Da'wa»<br />

religieuse (l'Islam) appuyée par la «açabyya» de Qoreich, ne rapproche<br />

pas, fondamentalement, le concept khaldounien de «Ghalaba» du<br />

concept d'«hégémonie»(29).<br />

Après ce bref rappel des concepts de: domination formelle <strong>et</strong> réelle<br />

du capital, en relation avec la plus-value absolue <strong>et</strong> relative, ainsi que la<br />

Ghalaba <strong>et</strong> l'hégémonie, nous sommes à même de préciser<br />

théoriquement les deux démarches déjà mentionnées: nous avons déjà<br />

considéré qu'il ne suffit pas de les aborder du seul point de vue<br />

épistémologique ni de se contenter de situer les champs théoriques de<br />

leurs concepts: Hégémonie <strong>et</strong> Ghalaba, il faut voir comment ces concepts<br />

sont appliqués sur une matière historique donnée à savoir : l'histoire du<br />

monde arabe <strong>et</strong> musulman.<br />

Première démarche: l'hégémonie ou l'homme/ singe.<br />

Si avec la «Nahda» arabe, le capitalisme occidental avait déjà élargi<br />

depuis un bon nombre d'années son champ d'influence dans les pays<br />

arabes sous la «Ghalaba» Ottomane, on constate également dans ces<br />

pays que les anciens rapports sociaux non capitalistes n'avaient<br />

nullement disparu. De plus, ces rapports non capitalistes eux-mêmes<br />

continuaient à jouer un rôle très important surtout au niveau politique.<br />

La question de savoir quel genre de rapport s'établit entre le mode<br />

de production capitaliste <strong>et</strong> les rapports sociaux non capitalistes<br />

prédominants sur place, c<strong>et</strong>te question a été refoulée par la<br />

problématique de l'intellectuel marxiste arabe qui, partant de


l'hypothèse de la domination <strong>et</strong> de l'hégémonie «évidente» du<br />

capitalisme mondial - celui-ci est considéré comme universel - a conclu<br />

que le problème de la naissance du capitalisme dans les pays arabes se<br />

présente :<br />

- soit de la même façon que la naissance du mode de production<br />

capitaliste en Europe occidentale, naissance qui est allée de pair<br />

avec la destruction des modes de production pré capitalistes: le<br />

discours marxiste économiste <strong>et</strong> évolutionniste.<br />

- soit de façon telle que le capitalisme occidental «déjà<br />

hégémonique» dans la structure empêche le monde arabe<br />

d'évoluer «naturellement», comme il devait nécessairement le<br />

faire vers le capitalisme, <strong>et</strong> reproduit sur place un capitalisme<br />

spécifique: «1e mode de production colonial», qui suppose la<br />

domination déjà réalisée du mode de production capitaliste<br />

occidental <strong>et</strong> universel; le discours althusserien aussi bien<br />

orthodoxe que maoïste.<br />

«L'analyse part donc de la domination impérialiste dans la région<br />

arabe, elle énumère pour cela les motifs de c<strong>et</strong>te domination, décrit<br />

ses fondements internes, <strong>et</strong> définit la situation générale de<br />

l'affrontement entre l'impérialisme <strong>et</strong> 1e mouvement de libération<br />

nationale arabe. Elle considère ensuite le régime libanais établi<br />

comme étant une base pour la domination impérialiste; à c<strong>et</strong>te fin,<br />

elle énumère les institutions de ce régime, décrit les structures<br />

socio-politiques visant à m<strong>et</strong>tre ces instituions en dehors de la lutte<br />

politique, <strong>et</strong> définit la nature de la combinaison adoptée par le<br />

pouvoir politique comme produit de la différence entre ces<br />

structures confessionnelles <strong>et</strong> régionales, <strong>et</strong> ces institutions.<br />

«Le rapport fait ensuite l'historique de c<strong>et</strong>te différence dont les<br />

traits généraux ont commencé à apparaître vers les années<br />

cinquante avec le développement du capitalisme commercialbancaire,<br />

différence ayant été surdéterminée, d'une part, par<br />

l'aggravation de la crise du bloc au pouvoir - aggravation motivée<br />

par c<strong>et</strong>te différence - <strong>et</strong>, d'autre part, par le développement du<br />

mouvement national à la même période <strong>et</strong> qui a mené à la guerre<br />

civile en 1958.


«Le rapport analyse ensuite la naissance du Chéhabisme à partir de<br />

la guerre civile, <strong>et</strong> la régression de l'efficacité du parlement, produit<br />

des structures confessionnelles régionales, comme étant la<br />

conséquence du chéhabisme.<br />

«Ce rapport étudie ensuite les mesures prises par l'équipe<br />

chéhabiste pour organiser le développement capitaliste <strong>et</strong> résoudre<br />

sa crise. Il m<strong>et</strong> l'accent sur le fait que ces mesures n'ont pas<br />

engendré des institutions politiques remplaçant les instituions<br />

établies, ou modifiant leurs fondements....<br />

«Le rapport passe ensuite à la description des conséquences du<br />

chéhabisme sur le mouvement national démocratique, <strong>et</strong> les<br />

mesures d'oppression que ce mouvement a subies, pour conclure<br />

que l'origine de la crise du développement capitaliste se situe au<br />

début de la chute de la banque d'Intra en 1966, <strong>et</strong> dont les eff<strong>et</strong>s<br />

sur le pouvoir sont apparus grâce à la lutte nationale qui a suivi la<br />

défaite de juin 1967...<br />

«La dernière partie du rapport m<strong>et</strong> en relief les traits actuels de<br />

c<strong>et</strong>te crise, <strong>et</strong> étudie les réponses que lui apporte le mouvement<br />

national démocratique, en énumérant les nouveaux aspects de ce<br />

mouvement: de la lutte pour la sécurité sociale à la lutte<br />

estudiantine, <strong>et</strong>c., <strong>et</strong> ses eff<strong>et</strong>s sur la lutte de la classe ouvrière <strong>et</strong><br />

ses futurs alliés.<br />

«Le rapport se termine en traçant les grands traits de c<strong>et</strong>te lutte, <strong>et</strong><br />

en énumérant les conditions nécessaires pour que la classe ouvrière<br />

occupe une nouvelle position, celle de la direction du mouvement<br />

national démocratique au Liban»(30).<br />

C'est le schéma global résumant le discours de l'Organisation de<br />

l'Action Communiste au Liban (O.A.C.L.), discours qui a servi de<br />

référence de base à la majorité des analyses «de gauche» au Liban,<br />

jusqu'à la fin de la guerre civile libanaise.<br />

C<strong>et</strong>te problématique part de la domination du mode de production<br />

capitaliste dans le monde arabe, aussi bien qu'au Liban. Elle assimile le<br />

procès de l'accumulation primitive (par référence au Capital de Marx) <strong>et</strong>


le procès de domination capitaliste - sans distinction entre domination<br />

formelle <strong>et</strong> domination réelle - sur les modes de production non<br />

capitaliste sur place qui restent à étudier.<br />

En fait, ces modes de production non capitalistes ne sont, pour ce<br />

discours, que l'extérieur du mode de production capitaliste; ils<br />

n'apparaissent dans l'analyse qu'en fonction des éléments dont le<br />

capitalisme a besoin <strong>et</strong> qui peuvent lui dérober. C<strong>et</strong>te méthode n'a nul<br />

besoin d'étudier autre chose que le capitalisme lui-même, les autres<br />

modes de production sont repoussés sans cesse par sa marche en<br />

avant(31). On ne peut s'étonner, dans ces conditions, que ces analyses<br />

tombent dans un «européo-centrisme», marxiste c<strong>et</strong>te fois, qui déduit<br />

abstraitement la structure pré capitaliste inférieure du mode de<br />

production capitaliste supérieur, quitte à trouver chez Marx la<br />

justification unilatérale de leur bévue.<br />

«La société bourgeoise est l'organisation historique de la production<br />

la plus développée <strong>et</strong> la plus variée qui soit. De ce fait, les<br />

catégories qui expriment les rapports de c<strong>et</strong>te société, <strong>et</strong> qui<br />

perm<strong>et</strong>tent d'en comprendre la structure, perm<strong>et</strong>tent en même<br />

temps de se rendre compte de la structure <strong>et</strong> des rapports de<br />

production de toutes les formes de société disparues.. L'anatomie de<br />

l'homme est la clef de l'anatomie du singe»(32).<br />

Tout en passant sous silence la nécessité de connaître chaque pôle<br />

en particulier dans l'analyse de leur rapport <strong>et</strong> de la domination de l'un<br />

sur l'autre:<br />

«Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les<br />

signes annonciateurs d'une forme supérieure, que lorsque la forme<br />

supérieure est elle-même déjà connue. Ainsi, l'économie bourgeoise<br />

nous donne la clef de l'économie antique, <strong>et</strong>c. Mais nullement à la<br />

manière des économistes qui effacent toutes les différences<br />

historiques, <strong>et</strong> voient dans toutes les formes de société celles de la<br />

société bourgeoise. On peut comprendre le tribut la dîme, <strong>et</strong>c.<br />

quand on connaît la rente foncière. Mais il ne faut pas les<br />

identifier.. après les avoir étudiés chacun en particulier, il faut<br />

étudier leur rapport réciproque»(33).


C<strong>et</strong>te démarche européo-centrique part d'un principe marxiste<br />

juste : partir du présent pour étudier le passé <strong>et</strong> non pas l'inverse. Mais<br />

le présent est double - non dans le sens de Lyotard - on peut aborder le<br />

présent de deux points de vue différents: à partir de la «structure» <strong>et</strong><br />

de 1a «lutte de classes». Le tort de c<strong>et</strong>te démarche consiste dans le fait<br />

de considérer le présent à partir de la «structure» de domination du<br />

mode de production capitaliste dans le monde arabe, domination est<br />

synonyme ici d'Hégémonie, dans la mesure où elle est porteuse de<br />

nouveaux rapports sociaux (capitalistes) qui se sont déjà substitués aux<br />

anciens rapports dont on ne connaît pas les lois qui les régissent.<br />

L'hégémonie capitaliste étant déjà établie, son vis-à-vis (la<br />

Moumâna'a du vaincu) est complètement absent, l'absent dans une telle<br />

analyse «marxiste» n'est rien moins que le mouvement de masse, ainsi<br />

c<strong>et</strong>te démarche engendre une transposition très grave des pratiques <strong>et</strong><br />

des analyses politiques de l'0ccident capitaliste dans le monde arabe.<br />

Par contre, en abordant le présent à partir de la «lutte de classes»,<br />

on prend nécessairement position dans c<strong>et</strong>te lutte pour le vaincu qui<br />

résiste (Moumâna'a), pour le mouvement de masse qui empêche le<br />

capitaliste de devenir hégémonique. En adoptant donc, dans la lutte de<br />

classes, le point de vue des masses qui résistent, on s'aperçoit que<br />

l'hégémonie du capitaliste n'est pas encore un fait accompli <strong>et</strong><br />

«structuré» comme nous le faisaient croire les «structuralistes» arabes<br />

qui synchronisent l'histoire <strong>et</strong> le figent dans des «structures» achevées.<br />

Deuxième démarche: La Ghalaba ou le singe/homme.<br />

Si la première démarche refoule les rapports antérieurs à 1a<br />

pénétration du capitalisme <strong>et</strong> ne tient pas compte de leur «Moumâna'a»,<br />

il existe une autre démarche qui se trouve, apparemment, en opposition<br />

avec la première, mais qui se situe en fait sur le même terrain en<br />

permutant les termes, c<strong>et</strong>te démarche se présente sous différentes<br />

formules qui convergent toutes vers un «oriento-centrisme» plus ou<br />

moins déclarée.


La première formule suggère que les pays arabes sous-développés<br />

sont tout simplement «en r<strong>et</strong>ard» sur les autres, ceux ci étant d'ailleurs<br />

désignés par l'expression «pays avancés». Elle assimile les pays arabes<br />

«sous-développés» aux pays «développés» considérés à un stade<br />

antérieur de leur développement, <strong>et</strong> tend à masquer le fait que les pays<br />

arabes dits sous-développés ont évolué en même temps que les pays<br />

«développés», mais ils n'ont pas évolué dans le même sens, ni de la<br />

même manière(34), elle masque également le fait mentionné par Marx<br />

que:<br />

«Ce que l'on appelle développement historique repose, somme<br />

toute, sur le fait que la dernière forme considère les formes passées<br />

comme des étapes menant à son propre degré de développement,<br />

<strong>et</strong>, comme elle est rarement capable, <strong>et</strong> ceci seulement dans des<br />

conditions bien déterminées, de faire sa propre critique - il n'est<br />

naturellement pas question ici des périodes historiques qui se<br />

considèrent elles-mêmes comme des époques de décadence - elle<br />

les conçoit toujours sous un aspect unilatéral. La religion chrétienne<br />

n'a été capable d'aider à comprendre objectivement les mythologies<br />

antérieures qu'après avoir achevé jusqu'à un certain degré, pour<br />

ainsi dire virtuellement, sa propre critique. De même, l'économie<br />

politique bourgeoise ne parvint à comprendre les sociétés féodales,<br />

antiques, orientales, que du jour où eut commencé l'autocritique de<br />

la société bourgeoise»(35).<br />

C<strong>et</strong>te théorie du «sous-développement» repose sur un modèle<br />

idéologique d'un temps continu-homogène <strong>et</strong> contemporain à soi (au<br />

sens hégélien). Il s'agit de rapprocher d'un même temps idéologique<br />

référentiel (l'occident) la diversité des différentes temporalités des<br />

structures «sous-développés» <strong>et</strong> de mesurer, sur la même ligne d'un<br />

temps continu linéaire de référence, leur décalage qu'on se contente<br />

alors de penser comme r<strong>et</strong>ard ou avance dans le temps du modèle<br />

occidental «avancé». On aboutit ainsi à des périodisations idéologiques<br />

soulevant des faux problèmes, par exemple: la problématique de la<br />

Nahda arabe déjà étudiée, la notion de la Nahda suppose un antécédent<br />

contraire: La décadence (par rapport a quoi?), <strong>et</strong> on r<strong>et</strong>ombe dans<br />

l'idéologie de l'histoire où l'avance <strong>et</strong> 1e r<strong>et</strong>ard ne sont que des<br />

variantes de la continuité de référence, <strong>et</strong> non des eff<strong>et</strong>s de l'existence


de plusieurs modes de production en lutte, qu'il faut définir <strong>et</strong><br />

étudier(36).<br />

La deuxième formule considère que Marx a commis des erreurs<br />

énormes dans ses analyses traitant des pays arabes, L'Inde, La Russie,<br />

L'Algérie, l'empire Ottoman <strong>et</strong> la «Question d'Orient» (voir les oeuvres<br />

politiques de Marx, T. 3 sur la Question d'Orient), analyses caractérisées<br />

par un «européo-centrisme» déclaré, où il est question d'un choix<br />

méthodologique fait par Marx entre le mode de production capitaliste<br />

occidental <strong>et</strong> les structures archaïques de l'empire ottoman par exemple,<br />

au profit du premier introduit par le colonialisme britannique(37). C<strong>et</strong>te<br />

«erreur» de Marx ne tient aucunement compte du mouvement de masse<br />

au sein de l'empire ottoman, qui verra son rôle réduit, selon une telle<br />

analyse, à soutenir les missionnaires étrangers <strong>et</strong> les Jésuites<br />

annonciateurs de nouveaux rapports sociaux supérieurs dans le sillage<br />

du capitalisme occidental. Mais en traitant des erreurs politiques <strong>et</strong><br />

historiques de Marx, ce courant aboutit à la conclusion que ces erreurs<br />

sont inhérentes au système théorique occidental de Marx, incapable<br />

qu'il est de saisir la spécificité du monde islamique. A ce titre, le<br />

marxisme est à rej<strong>et</strong>er comme produit de l'occident, ce rej<strong>et</strong> est<br />

accompagné d'un r<strong>et</strong>our à Ibn Khaldoun <strong>et</strong> au patrimoine islamique<br />

pour reconstruire le modèle islamique théorique à même de combler les<br />

lacunes du marxisme. Certains vont jusqu'à faire une lecture islamique<br />

du féodalisme occidental, en se servant des travaux historiques d'Henri<br />

Pirenne <strong>et</strong> de Fernand Braudel.<br />

Le modèle islamique reconstruit se caractérise par son formalisme<br />

historique qui ne tient pas compte de sa transformation dans la lutte<br />

contre - <strong>et</strong> sous l'égide - du capitalisme occidental. A l'homme/singe<br />

des premiers, correspond le singe/homme des seconds, sur le terrain du<br />

formalisme <strong>et</strong> du structuralisme des modèles. Pierre-Philippe Rey a déjà<br />

commis c<strong>et</strong>te erreur dans «les alliances de classes» avant de faire son<br />

autocritique:<br />

«Le principal reproche que je fais à ce texte, c'est d'être<br />

structuraliste, donc idéaliste. Il est en fait parcouru par l'idée que


l'on peut construire en bibliothèque, en rassemblant la<br />

documentation suffisante, la théorie d'un mode de production<br />

quelconque, puis celle de l'articulation de ce mode de production<br />

avec le système capitaliste.<br />

«Je ne pense plus cela actuellement : ce n'est pas de c<strong>et</strong>te façon que<br />

le matérialisme historique est né <strong>et</strong> s'est développé...je pense<br />

maintenant que dans la mesure où nous n'avons pas sous les yeux<br />

où nous ne pouvons avoir, où ne pourrons plus jamais avoir sous les<br />

yeux de luttes de classes menées dans le cadre d'un mode de<br />

production lignager dominant, nous ne pouvons pas, nous ne<br />

pourrons jamais faire la théorie directe de mode de production<br />

lignager préalablement à celle de son articulation avec le mode de<br />

production capitaliste (<strong>et</strong>, bien sûr, nous pourrons encore moins<br />

faire la théorie du mode de production antique ou du mode de<br />

production esclavagiste)»(38).<br />

Ainsi se précise notre hypothèse de base dont nous étions partis: Le<br />

concept khaldounien de «Ghalaba» <strong>et</strong> le concept d'«Hégémonie»<br />

trouvent un terrain théorique, à même de dégager aussi bien leur<br />

distinction que leur croisement, dans la problématique théorique de<br />

Marx portant sur la domination formelle <strong>et</strong> la domination réelle du<br />

capital, on a déjà vu comment les deux concepts (Ghalaba <strong>et</strong> Hégémonie)<br />

étaient considérés comme synonymes, tout en reflétant deux discours<br />

opposés dans l'approche du monde arabe.<br />

A partir de tout cela nous avançons une autre hypothèse qui est la<br />

suivante:<br />

Dans son rapport avec son «extérieur» non capitaliste, le mode de<br />

production capitaliste développé passe nécessairement par l'étape de la<br />

«domination formelle» du capital, basée sur la plus-value absolue, sans<br />

révolutionner la procès de travail <strong>et</strong> les rapports de production qui<br />

prédominaient avant sa pénétration dans les formations sociales arabes<br />

dites «sous-développées»; <strong>et</strong> sa tendance à devenir dominant<br />

«réellement», en s'appuyant sur l'extorsion de plus-value relative dans<br />

ces formations sociales, est une supposition théorique qui ne se réalise<br />

concrètement qu'avec la négation même du mode de production


capitaliste. C<strong>et</strong>te hypothèse est basée, d'une part sur le fonctionnement<br />

du mode de production capitaliste à l'intérieur, ainsi que sur la<br />

«Moumâna'a» de son «extérieur» non capitaliste, «Moumâna'a» qui est<br />

toujours déjà là pour empêcher que le capitalisme occidental devienne<br />

hégémonique.<br />

En eff<strong>et</strong>, en traitant du schéma marxiste de la reproduction élargie<br />

du capital, Rosa Luxembourg constate que ce schéma ne répond pas à la<br />

question de savoir pour qui 1a reproduction élargie a lieu en réalité,<br />

l'accumulation s'y effectue sans que l'on puisse s'apercevoir pour quels<br />

consommateurs nouveaux - à part les capitalistes <strong>et</strong> les ouvriers à<br />

l'intérieur du mode de production capitaliste - la production s'élargit de<br />

plus en plus, telle qu'elle a lieu dans la réalité historique. Ce nouveau<br />

cercle vicieux de la reproduction élargie tient aux prémisses du schéma<br />

lui-même. Le schéma décrit le processus de l'accumulation en partant<br />

de l'hypothèse que les capitalistes <strong>et</strong> les salariés sont les seuls<br />

représentants de la consommation sociale. Marx prend pour hypothèse<br />

théorique de son analyse, selon Rosa, la domination générale <strong>et</strong> absolue<br />

de la production capitaliste, <strong>et</strong> il s'y tient avec conséquence tout au long<br />

des trois livres du Capital.<br />

A partir de c<strong>et</strong>te hypothèse, il est évident qu'il n'existe pas,<br />

conformément au schéma d'un mode de production capitaliste<br />

«théorique» <strong>et</strong> «pure» pris comme modèle, d'autres classes sociales que<br />

les capitalistes <strong>et</strong> les ouvriers. Rosa considère que c<strong>et</strong>te hypothèse est<br />

une abstraction théorique commode car, en réalité, il n'a jamais existé <strong>et</strong><br />

il n'existe nulle part de société capitaliste se suffisant à elle-même <strong>et</strong><br />

entièrement régie par le mode de production capitaliste, étant donné<br />

que ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la<br />

partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisation de la<br />

plus-value aux fins d'accumulation se révèle comme une tâche<br />

impossible dans une société composée exclusivement d'ouvriers <strong>et</strong> de<br />

capitalistes.<br />

Le schéma de la reproduction élargie renvoie, même en ce qui<br />

concerne ses rapports internes, à des formations situées hors du


domaine de la production <strong>et</strong> de l'accumulation capitalistes. Si l'on fait<br />

abstraction du fonds de consommation des capitalistes, on constate que<br />

la réalisation de la plus-value implique comme première condition un<br />

cercle d'ach<strong>et</strong>eurs situé en dehors de la société capitaliste, des couches<br />

<strong>et</strong> des sociétés à mode de production non capitaliste. On peut imaginer<br />

ici deux possibilités de réalisation:<br />

L'industrie capitaliste peut produire un excédent, soit de moyens de<br />

consommation, soit de moyens de production au delà de ses propres<br />

besoins - ceux des ouvriers <strong>et</strong> des capitaliste - elle vendra c<strong>et</strong> excédent<br />

à des couches sociales ou à des pays non capitalistes.<br />

«Au moment où la guerre de Sécession avait interrompu<br />

l'importation du coton américain en Angl<strong>et</strong>erre, <strong>et</strong> provoqué dans le<br />

conté de Lancshire la fameuse «crise du coton», on vit surgir,<br />

comme par enchantement en un espace de temps très bref, de<br />

nouvelles plantations de coton en Égypte. C'était ici le despotisme<br />

oriental, joint à la structure féodale ancienne du servage, qui avait<br />

préparé les voies au capital européen. Seul le capital, avec ses<br />

moyens techniques, peut provoquer des bouleversements aussi<br />

miraculeux dans un délai aussi bref. Mais ce n'est que sur un<br />

terrain pré capitaliste à la structure sociale primitive qu'il peut<br />

disposer avec souverain<strong>et</strong>é des forces productives matérielles <strong>et</strong><br />

humaines qui perm<strong>et</strong>tent le miracle»(39).<br />

par conséquent, le développement du capitalisme exige le<br />

recrutement des forces de travail dans les sociétés non capitalistes, il<br />

use de toutes les méthodes pour les soum<strong>et</strong>tre à sa loi, mais il est<br />

erroné de conclure que c<strong>et</strong>te soumission confirme l'hypothèse de la<br />

domination générale <strong>et</strong> absolue du capital: disons de sa domination<br />

«réelle». Le capitalisme a besoin, pour son existence <strong>et</strong> son<br />

développement, de formes de production non capitalistes autour de lui.<br />

Mais cela ne veut pas dire que n'importe laquelle de ces formes puisse<br />

lui être utile, c'est pourquoi il lutte contre les formes qui ne lui sont pas<br />

utiles:<br />

- la lutte du capital contre l'économie naturelle.


- sa lutte contre l'économie marchande<br />

- sa lutte sur la scène mondiale autour de ce qui reste des<br />

conditions d'accumulation.<br />

Voici donc le résultat général auquel aboutit Rosa Luxembourg de<br />

son analyse du rapport du mode de production capitaliste avec<br />

l'extérieur non capitaliste:<br />

Le capital se substitue à l'économie marchande simple, après avoir<br />

installé celle-ci à la place de l'économie naturelle. Si le capitalisme vit<br />

des formations <strong>et</strong> des structures non capitalistes, il vit également de la<br />

ruine de ces structures; <strong>et</strong> s'il a absolument besoin pour accumuler d'un<br />

milieu non capitaliste, c'est qu'il a besoin d'un sol nourricier aux dépens<br />

duquel l'accumulation se poursuit en l'absorbant.<br />

Vue dans une perspective historique, l'accumulation capitaliste est<br />

une sorte de métabolisme entre les modes de production capitaliste <strong>et</strong><br />

pré capitaliste. Sans les formations pré capitalistes, l'accumulation ne<br />

peut se poursuivre, mais en même temps elle consiste dans leur<br />

désintégration <strong>et</strong> leur assimilation. L'accumulation capitaliste ne peut<br />

donc pas plus exister sans les structures non capitalistes que celles-ci<br />

coexister avec l'accumulation. L'accumulation du capital a pour condition<br />

vitale la dissolution progressive <strong>et</strong> continue des formations pré<br />

capitalistes.<br />

L'hypothèse de base du schéma marxien de l'accumulation ne<br />

correspond donc qu'à la tendance historique objective du mouvement<br />

de l'accumulation, <strong>et</strong> à son terme théorique. L'accumulation tend à<br />

substituer à l'économie naturelle l'économie marchande simple, <strong>et</strong><br />

l'économie capitaliste à l'économie marchande simple, elle tend enfin à<br />

établir la domination absolue <strong>et</strong> générale de la production capitaliste<br />

dans tous les pays <strong>et</strong> dans toutes les branches de l'économie. Mais le<br />

capital s'engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois acquis -<br />

en théorie du moins - l'accumulation devient impossible, la réalisation<br />

<strong>et</strong> la capitalisation de la plus-value deviennent des problèmes


insolubles. Au moment où le schéma marxien de la reproduction élargie<br />

correspond à la réalité, il marque les limites historiques du processus de<br />

l'accumulation, donc la fin de la production capitaliste. L'impossibilité de<br />

l'accumulation signifie, du point de vue capitaliste, l'impossibilité du<br />

développement ultérieur des forces de production, <strong>et</strong> donc la nécessité<br />

historique objective de l'effondrement du capitalisme. D'où le<br />

comportement contradictoire du capitalisme dans la phase ultime de sa<br />

carrière historique: l' impérialisme.<br />

Le schéma marxien de l'accumulation n'est que l'expression<br />

théorique du moment précis où la domination capitaliste a atteint, ou va<br />

atteindre sa dernière limite, <strong>et</strong> en ce sens il a le même caractère de<br />

fiction scientifique que le schéma de la reproduction simple qui<br />

formulait théoriquement le point de départ de la production capitaliste.<br />

L'analyse exacte de l'accumulation capitaliste <strong>et</strong> de ses lois se trouve<br />

quelque part entre ces deux fictions(40).<br />

C'est c<strong>et</strong>te contradiction du capitalisme avec son «dehors» qui<br />

confirme notre hypothèse selon laquelle le capital étranger passe, dans<br />

son rapport avec les sociétés arabes non capitalistes, par la phase de la<br />

domination «formelle» tout en ayant une tendance historique ne serait-<br />

ce que théoriquement - à établir sa domination «réelle» <strong>et</strong> désintégrer<br />

les structures non capitalistes; mais c<strong>et</strong>te tendance théorique ne se<br />

trouve réalisée concrètement qu'à la fin du mode de production<br />

capitaliste comme forme historique agonisante, c<strong>et</strong>te tendance est<br />

également contrecarrée par la «Moumâna'a» de ces structures non<br />

capitalistes empêchant le capital étranger de transformer sa domination<br />

formelle en domination réelle.<br />

Dans sa théorie de mode de la colonisation, Marx a bien soulevé<br />

le problème, mais d'un autre point de vue:<br />

«Tout d'abord Wakefield découvrit dans les colonies que la<br />

possession d'argent, de subsistance, de machines <strong>et</strong> d'autres<br />

moyens de production ne fait point d'un homme un capitaliste, à<br />

moins d'un certain complément, qui est le salarié? un autre homme,<br />

en un mot, forcé de se vendre volontairement. Il découvrit ainsi


qu'au lieu d'être une chose, le capital est un rapport social entre<br />

personnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaire des choses.<br />

M. Peel nous raconte-t-il d'un ton lamentable, emporta avec lui<br />

d'Angl<strong>et</strong>erre pour Swan River, Nouvelle Hollande, des vivres <strong>et</strong> des<br />

moyens de production d'une valeur de cinquante mille Livres St-<br />

Peel eut en outre la prévoyance d'emmener trois mille individus de<br />

la classe ouvrière, hommes, femmes <strong>et</strong> enfants. Une fois arrivé à<br />

destination, M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit ou<br />

lui puiser de l'eau à la rivière. Infortuné, M. Peel qui avait tout<br />

prévu! Il n'avait oublié que d'exporter au Swan River les rapports<br />

de production anglais»(41) .<br />

Notre hypothèse n'est pas d'ordre formel, elle constituera notre<br />

point de départ <strong>et</strong> de liaison des concepts utilisés: Ghalaba, Hégémonie,<br />

domination formelle <strong>et</strong> domination réelle du capital, concepts qui seront<br />

confrontés à une lecture historique de l'empire ottoman, une telle<br />

lecture est indispensable pour situer le cadre dans lequel s'est constitué<br />

le discours du Hors-la-loi Michaël Bou'inein.<br />

Chapitre 6<br />

L'Osmanli ou l'Un <strong>et</strong> le Multiple.<br />

A partir de tout ce qui précède, nous avons pu constater que le<br />

problème central qui nous a servi de point de départ dans l'analyse de<br />

l'histoire de la pensée arabe contemporaine, - à savoir le problème de la<br />

règle à suivre pour dresser la généalogie <strong>et</strong> la périodisation de c<strong>et</strong>te<br />

pensée - nous a renvoyés à l'étude de plusieurs niveaux: politique,<br />

théorique <strong>et</strong> surtout historique; le problème historique est à. la base de<br />

toute généalogie de la pensée politique arabe: Il détermine la plupart<br />

des classifications faites de la pensée arabe, car toute classification<br />

implique, dans sa problématique, une position implicite ou explicite vis-<br />

à-vis de l'histoire récente. Nous avons également constaté, dans toutes<br />

les classifications étudiées, l'existence d'invariants <strong>et</strong> d'aprioris qui<br />

déterminent leur lecture du cadre historique dans lequel la pensée<br />

arabe contemporaine s'est enracinée, <strong>et</strong> au coeur de ce cadre historique<br />

figure la position à prendre vis-à-vis de l'empire ottoman. Disons que


chaque classification de la pensée arabe contemporaine avait son<br />

«empire ottoman».<br />

Traiter de l'Empire ottoman implique de faire face à des préjugés<br />

multiples, le premier de ces préjugés on le trouve dans le discours<br />

idéologique maronite sur l'histoire:<br />

1 - A la chute de l'Empire Ottoman, les Libanais jubilent. Leurs<br />

émigrés qui avaient formés en Égypte, en France <strong>et</strong> dans les deux<br />

Amériques, des ligues <strong>et</strong> des partis politiques, rivalisent d'activité, avec<br />

les résidents, pour la proclamation de leur indépendance <strong>et</strong><br />

l'organisation de leur État. Beaucoup de chrétiens, de druzes <strong>et</strong> de<br />

chi'ites de Wadi-Al-Taym, de Jabal Amel, du Akkar <strong>et</strong> de la Béqâ', se<br />

joignent aux habitants du Liban d'alors pour réclamer le rattachement<br />

de leurs régions au Liban agrandi, afin de bénéficier de ce qu'on était<br />

convenu d'appeler les «Privilèges» du Liban, sa «particularité», c'est-à-<br />

dire la liberté, la dignité, la non-discrimination religieuse <strong>et</strong> l'égalité de<br />

tous les citoyens. Les Libanais de la montagne <strong>et</strong> les Émigrés en Europe<br />

<strong>et</strong> en Amérique, familiers de ces concepts, ne pouvaient plus penser à la<br />

possibilité d'un r<strong>et</strong>our à l'État théocratique, <strong>et</strong> partant à la suprématie<br />

de l'Islam avec toutes les conséquences connues, même si les<br />

musulmans devenaient un jour majoritaires dans le nouveau Liban(1).<br />

Et c'est ainsi que le Conseil Représentatif du Liban prend la<br />

décision, en mai 1919, de réclamer au Congrès de la Paix réuni à<br />

Versailles «l'indépendance du Liban dans ses frontières naturelles», <strong>et</strong><br />

sollicite le vénérable patriarche Howayyek de présider la délégation<br />

libanaise au dit Congrès.<br />

A noter cependant que la grande masse des sunnites, une bonne<br />

partie des chi'ites <strong>et</strong> quelques rares druzes <strong>et</strong> chrétiens avaient<br />

combattu l'idée du grand Liban <strong>et</strong> réclamé leur rattachement à la Syrie.<br />

A Paris, un éminent homme d'État maronite rompu à la politique de<br />

l'Empire musulman, attire l'attention de sa Béatitude sur le danger<br />

d'étendre les frontières libanaises au-delà des régions chrétiennes <strong>et</strong>


d'englober, dans le Liban, des populations qui risqueraient d'en rompre<br />

l'équilibre. Les musulmans de ce nouveau Liban, se considérant un jour<br />

majoritaires, n'auront de cesse, soutenus par leurs frères des États<br />

voisins, de transformer le Liban en État islamique forcément<br />

théocratique, qu'ils placeraient sous le protectorat d'un gland État<br />

musulman. Sa Béatitude passa outre à ces conseils, confiant qu'il était<br />

dans la pérennité de l'amitié <strong>et</strong> de la protection de la France.<br />

«Personne ne pouvait imaginer en eff<strong>et</strong>, qu'un jour viendrait où un<br />

certain Michel Jobert, muni d'un torchon imprégné d'essence<br />

essayerait d'effacer, dans l'histoire des relations franco-libanaises<br />

les noms de Saint-Louis, de François ler, de Louis XIV, de Napoléon<br />

III, de Clémenceau <strong>et</strong> du général de Gaule»(2).<br />

Le premier septembre 1920, le général Gouraud proclame donc,<br />

envers <strong>et</strong> contre tous les mécontents, l'État du Grand Liban. «Ce fût, aux<br />

yeux des musulmans, le triomphe des chrétiens qui ne tardèrent pas à<br />

constater amèrement que ce fût un triste triomphe»(3).<br />

Ce discours «idéologique» sur l'histoire du Liban trouve ses<br />

fondements dans l'idée principale de la «particularité», la «spécificité»<br />

du Mont-Liban au sein de l'empire ottoman; c<strong>et</strong>te particularité<br />

relèverait, selon ce discours, de «l'état d'exception», de «Privilèges» par<br />

rapport à ce qui prévalait dans la région. Nous proposons de lire ce «cas<br />

d'exception», le Liban, à partir de sa règle générale qui est le système<br />

ottoman global, car on ne peut vérifier le degré de «particularité» de la<br />

partie (Le Liban) qu'en ayant une vision globale de tout le système<br />

ottoman dans son ensemble, afin de situer le «cas particulier» - qui<br />

s'avère n'en être pas un - par rapport à la règle générale, surtout que<br />

l'empire ottoman comportait une multitude de «cas particuliers» <strong>et</strong> de<br />

pouvoirs locaux: l'Un était basé sur le Multiple, le pouvoir central<br />

s'appuyant sur des pouvoirs locaux de nature différente.<br />

On ne peut couper avec le discours «libaniste» sur l'histoire du<br />

Liban qu'en renversant le point de départ de 1a lecture: au lieu de<br />

partir d'une périphérie de l'empire ottoman (Le Mont-Liban, l'Égypte,<br />

<strong>et</strong>c..), il faut plutôt partir de l'ensemble du système ottoman qui a été


efoulé par le régionalisme du discours historiquement dominant, afin<br />

de pouvoir insérer l'exception dans 1a règle, <strong>et</strong> le «Multiple» dans<br />

«l'Un», voilà notre hypothèse de base. Il est à constater que sur ce point,<br />

le discours marxiste arabe n'est pas en coupure avec le discours<br />

régionaliste de droite sur l'histoire.<br />

2 - Le deuxième préjugé est celui du «colonialisme» ottoman; c'est<br />

une façon de voir l'empire ottoman comme une occupation étrangère<br />

s'égalant avec l'occupation anglaise ou française. Ce préjugé fait<br />

prévaloir les arguments du discours de l'intellectuel arabe «moderne»<br />

de la Nahda, <strong>et</strong> son prolongement dans le discours nationaliste arabe qui<br />

s'est constitué après le coup d'État des jeunes turcs (Union <strong>et</strong> Progrès),<br />

<strong>et</strong> par réaction à l'anti-arabisme <strong>et</strong> au «modernisme» de ce dernier.<br />

C'est le point de vue généralisé de certaines minorités, point de vue<br />

s'appuyant sur la révolte arabe du Chérif Hussein pour prouver que les<br />

minorités même musulmanes - <strong>et</strong> non seulement chrétiennes - ne<br />

s'identifiaient pas au pouvoir ottoman se réclamant de l'Islam(4).<br />

Pourtant nous avons l'exemple des tribus chi'ites de l'Irak qui ont<br />

combattu au nom d'Al-Jihad, à côté de l'empire ottoman contre les<br />

britanniques <strong>et</strong> leur allié Le Chérif Hussein. (La révolte d'Al-Najaf).<br />

Ce préjugé du discours minoritaire sur l'empire ottoman a suscité<br />

un autre préjugé apologétique qui s'insère dans le cadre du discours<br />

intellectuel islamique voyant dans l'empire ottoman le dernier rempart<br />

fort de l'Islam contre l'occident, <strong>et</strong> passant sous silence la politique<br />

tyrannique du sultan Abdel-Hamid, tyrannie qui servait pourtant de<br />

prétexte à la pénétration occidentale au nom du principe du droit des<br />

minorités à l'autodétermination <strong>et</strong> à la séparation. Le préjugé du<br />

«colonialisme» ottoman est adopté également par le discours de<br />

l'intellectuel marxiste arabe sur l'histoire, comme on l'a déjà vu dans sa<br />

façon d'analyser la problématique de la «Nahda» dans la pensée<br />

politique arabe contemporaine. «Colonialisme» ottoman est, selon ce<br />

préjugé, synonyme de sous-développement, de décadence <strong>et</strong> surtout de<br />

«despotisme» oriental. La période de le fin de l'empire ottoman est<br />

généralisée sur les quatre siècles de domination ottomane; on ne r<strong>et</strong>ient<br />

dans ces analyses que la période qui commence avec le XIXe siècle.


3 - Le troisième préjugé est justement celui qui part, dans son<br />

analyse de l'empire ottoman, de son agonie - le discours orientaliste l'a<br />

d'ailleurs nommé «Homme malade» ou «agonisant» - au cours du XIXe<br />

siècle. C'est l'image d'un mode de production archaïque <strong>et</strong> inférieur, ne<br />

pouvant faire l'obj<strong>et</strong> d'une analyse qu'à partir du mode de production<br />

capitaliste qui lui est supérieur. Ce n'est donc pas pour rien que le XIXe<br />

siècle serve de point de départ pour l'analyse, étant donné que c'est au<br />

cours de ce siècle que la pénétration capitaliste occidentale s'est<br />

intensifiée, surtout dans les périphéries de c<strong>et</strong> empire.<br />

En refusant ces préjugés, nous pourrons tenter une lecture<br />

historique de la «Nahda» arabe à partir de son contraire conceptuel<br />

qu'on a pris l'habitude, selon ces préjugés, d'appeler «décadence»; cela<br />

nous perm<strong>et</strong>, pensons-nous, de tracer le cadre historique qui a<br />

déterminé la formation du discours des intellectuels arabes de la Nahda;<br />

cela nous perm<strong>et</strong> également de m<strong>et</strong>tre l'accent sur les idéologies<br />

populaires pratiques, <strong>et</strong> de leur donner la priorité sur celles théorisées<br />

des intellectuels. En d'autres termes, nous essayerons de m<strong>et</strong>tre la<br />

«Moumâna'a» populaire <strong>et</strong> islamique sous l'empire ottoman dans son<br />

cadre historique, <strong>et</strong> de repérer l'expression idéologique de c<strong>et</strong>te<br />

«Moumâna'a» comme une histoire effective de la pensée politique<br />

arabe, différente <strong>et</strong> en rupture avec le discours de la majorité des<br />

intellectuels arabes qu'on a l'habitude d'étudier.<br />

Pour cela, notre question de départ est la suivante: comment<br />

s'effectuait le procès de reproduction de l'empire ottoman à travers son<br />

intersection avec l'occident capitaliste? la réponse historique donnée à<br />

c<strong>et</strong>te question nous perm<strong>et</strong>tra de délimiter le cadre de la «Moumâna'a»<br />

populaire dans son rapport, d'une part avec la «Ghalaba» du pouvoir<br />

central ottoman <strong>et</strong> les pouvoirs locaux, <strong>et</strong> d'autre part avec la<br />

«domination formelle» du capital étranger ne pouvant être «réelle» ni<br />

«hégémonique».<br />

Notre hypothèse de base considère que le procès de reproduction<br />

de l'empire ottoman n'est ni unitaire ni homogène, étant donné que c<strong>et</strong>


empire ne constitue pas une seule formation sociale, <strong>et</strong> du fait que c<strong>et</strong><br />

empire Connaît deux mouvements de reproduction:<br />

- Celui du pouvoir central, «Ghalaba» ottoman: l'Un(5).<br />

- Celui des pouvoirs locaux: fonctionnaires ottomans ou açabyya de<br />

notables locaux ( famille, tribu, communauté): le Multiple.<br />

Ces pouvoirs locaux jouant le rôle essentiel de contenir la «Moumâna'a»<br />

populaire <strong>et</strong> de la représenter auprès du pouvoir central qui se trouve<br />

débordé par ces pouvoirs locaux, à chaque fois que sa «Ghalaba»<br />

s'affaiblit dans sa lutte contre l'extérieur, à chaque fois que «Dar Al-<br />

Silm» l'emporte sur «Dar Al-Harb».<br />

La puissance de l'Empire ottoman, à ses moments d'apogée, était<br />

concentrée sur les deux rivages l'un en Europe l'autre en Asie qui<br />

s'étendent le long du Bosphore, de la mer Marmara <strong>et</strong> du détroit des<br />

Dardanelles. Ainsi, l'élément turc de l'Europe est solidement appuyé sur<br />

son ancienne patrie, l'Asie Mineure, avec laquelle il peut communiquer<br />

facilement, grâce au peu de largeur des bras de mer qui l'en séparent.<br />

Maison voit la cohésion des diverses parties de l'empire avec c<strong>et</strong>te<br />

région centrale diminuer rapidement à mesure qu'on s'approche des<br />

frontières. Ainsi, elle est très faible sur les bords du Danube <strong>et</strong> sur les<br />

côtes de l'Adriatique, aussi bien que sur le rivage méridional de la mer<br />

Noire, le long de la frontière russe vers les confins méridionaux de la<br />

Mésopotamie, <strong>et</strong> plus encore sur les côtes de la Méditerranée en Syrie,<br />

en Palestine, en Égypte, dans les régences de Tunis, de Tripoli <strong>et</strong><br />

d'Alger(6). Tout c<strong>et</strong> ensemble disparate constituait l'empire Ottoman; on<br />

est en droit de se demander comment le pouvoir central a pu les<br />

maintenir sous sa domination pendant plusieurs siècles, <strong>et</strong> de se<br />

demander si la force centrifuge qui éloigne les populations de ces<br />

contrées lointaines du centre de l'Empire, Constantinople, n'était pas<br />

bien supérieure à la force d'attraction qui les a fait toujours se serrer<br />

autour de lui. L'empire se composait en gros de trois parties distinctes :<br />

la Turquie d'Europe, la Turquie d'Asie <strong>et</strong> les États vassaux d'Afrique.


- La Turquie d'Asie: L'Anatolie, la Transcaucasie <strong>et</strong> la chaîne du<br />

Caucase, la Syrie, la Palestine, une partie de l'Irak, l'Arabie,<br />

- La Turquie d'Europe: le nord du Caucase, le Kouban, la Crimée <strong>et</strong><br />

l'Ukraine du sud, la Transylvanie, la Bessarabie, la Moldavie, la<br />

Valachie (ces quatre dernières en suzerain<strong>et</strong>é seulement), la plus<br />

grande partie de la Hongrie, <strong>et</strong> les pays qui forment aujourd'hui<br />

la Yougoslavie, la Bulgarie <strong>et</strong> la Grèce.<br />

- La Turquie d'Afrique: l'Égypte, la Tripolitaine <strong>et</strong> la Cyrénaïque, la<br />

Tunisie <strong>et</strong> l'Algérie (tout au moins les régions côtières de ces<br />

pays).<br />

La Turquie d'Asie constituait le noyau central autour duquel est<br />

venu se construire un conglomérat de nationalités <strong>et</strong> de communautés<br />

les plus disparates.<br />

L'empire ottoman se présente avec des traits orignaux, ceux d'un<br />

État superposé à plusieurs communautés en opposition. Certes, c'est un<br />

empire turc, avec une dynastie turque, mais c<strong>et</strong> empire représente une<br />

structure laissant subsister sous elle tous les éléments de modes de vie<br />

différents: des religions variées, des groupements <strong>et</strong>hniques intacts, une<br />

multitude de cultures <strong>et</strong> de langues. Ce n'est pas un État qui se<br />

superpose à une nation regroupant des idéaux <strong>et</strong> des caractères<br />

communs selon un «contrat social» à l'occidental(7); dans ce grand<br />

complexe ottoman, les turcs jouent le premier rôle, mais les autres<br />

peuples ont une place considérable: Le «clergé» est arabe, le commerce<br />

<strong>et</strong> les finances grecs, arméniens <strong>et</strong> juifs, l'armée en partie albanaise(8).<br />

Mais il convient avant de schématiser, de ne pas généraliser<br />

rétrospectivement des constations tirées du XIXe siècle, en les<br />

appliquant à tout le système ottoman dès le début, comme le faisait<br />

Marx dans ses écrits politiques à la New York Tribune:<br />

«La force principale de la population turque en Europe, disait Marx,<br />

abstraction faite des réserves toujours prêtes en Asie, est<br />

représentée par la populace de Constantinople <strong>et</strong> quelques autres


grandes villes. C<strong>et</strong>te populace est essentiellement d'origine turque :<br />

<strong>et</strong> bien qu'elle gagne sa vie surtout en travaillant pour des<br />

capitalistes chrétiens, elle tient jalousement à sa prétendue<br />

supériorité <strong>et</strong> à l'impunité effective de tous les excès que le<br />

privilège de l'Islam lui perm<strong>et</strong> d'exercer à l'égard des chrétiens»(9).<br />

La communauté des conquérants se juxtapose à d'autres<br />

communautés raciales ou culturelles <strong>et</strong> s'estompe même devant la<br />

communauté musulmane, vigoureusement soutenue par le pouvoir<br />

central. La «juxtaposition communautaire» subsista tant que le pouvoir<br />

central fut fort, son esprit de corps cohérent, son armée victorieuse <strong>et</strong><br />

son économie prospère(10). Qu'est-ce qui faisait donc l'unité de ces<br />

mondes dispersés? Quel était le système autonome qui faisait<br />

fonctionner c<strong>et</strong>te diversité sociale d'un même dynamisme interne qui<br />

résista longtemps à la domination capitaliste venant de l'extérieur? Quel<br />

est le secr<strong>et</strong> de la «Ghalaba» ottomane qui faisait face à la «domination<br />

formelle» du capital occidental longtemps déjà avant le XIXe siècle?<br />

L'ampleur de c<strong>et</strong>te conquête ne peut se comprendre que si l'on<br />

imagine, après elle, une administration qui l'assoit en liant la partie au<br />

tout, <strong>et</strong> une idéologie qui soude sa cohésion. Le succès de l'Empire<br />

ottoman est en même temps celui d'une armée liée à un appareil<br />

idéologique religieux, <strong>et</strong> celui d'une politique des nationalités dotée<br />

d'une administration adéquate.<br />

L'ordre idéologique: religion, justice, instruction.<br />

«Sur le tard, disait Mohammed Essad Bey, l'homme épouse<br />

volontiers une femme jeune. La veuve avancée en âge choisit de<br />

préférence un compagnon en pleine verdeur. Tel un parvenu<br />

conscient de ses infériorités, un conquérant remplit sa cour<br />

d'artistes <strong>et</strong> de savants, ses ministères d'aristocrates. Mais quand le<br />

conquérant s'éduque peu à peu, acquiert du goût <strong>et</strong> de la finesse, il<br />

prend, comme la veuve mûre, des barbares costauds à son service<br />

Alors commence d'abord le règne des esclaves, puis des prétoriens,<br />

<strong>et</strong> finalement, des maires du palais Jusqu'à ce que, la boucle étant<br />

bouclée, les barbares, les guerriers du désert-, soient de nouveau<br />

les maîtres du pays renversent le roi - fantôme s'approprient - la


couronne <strong>et</strong> se sentent alors des parvenus qui attirent l'ancienne<br />

aristocratie e recommencent le jeu(11).<br />

En eff<strong>et</strong>, c'est au moment où l'Islam, né en Arabie <strong>et</strong> débordant<br />

avec le peuple arabe de toutes parts des frontières naturelles de la<br />

péninsule, s'étendit sur le monde méditerranéen <strong>et</strong> proche-oriental,<br />

s'emparant entre autres de l'Iran, que le premier contact s'est fait entre<br />

les Turcs <strong>et</strong> les Arabes. C'était un contact militaire. Mais l'entrée des<br />

Turcs dans le monde musulman ne se fit pas par la seule force de la<br />

conquête. Ils ne furent donc pas islamisés uniquement en vaincus, mais<br />

plutôt en mercenaires <strong>et</strong> en prisonniers. Dès que le «khalife» abbasside<br />

fut solidement installé, les Turcs vinrent s'engager dans les troupes du<br />

«khalife» arabe. Ces esclaves furent des soldats: ils se vendaient au<br />

«khalife» pour devenir mercenaires dans ses armées, <strong>et</strong> rapidement<br />

officiers <strong>et</strong> commandants de forces importantes à la hauteur de leur<br />

qualités guerrières remarquables. Une fois admis le principe de leur<br />

donner de hautes fonctions ils ne tardèrent pas à devenir de grands<br />

dignitaires de l'Empire abbasside, <strong>et</strong> gouverneurs de provinces avant de<br />

remplacer presque partout les gouverneurs arabes eux- mêmes(12).<br />

Ces turcs indifférents en matière religieuse n'avaient aucune raison<br />

de ne pas adopter; la religion de leurs maîtres <strong>et</strong> d'excellentes, au<br />

contraire de le faire: ils le savaient, il fallait ou combattre l'Islam ou le<br />

servir.<br />

Entre le IXe <strong>et</strong> le XIIe siècle les Turcs arrivèrent de plus en plus<br />

nombreux dans les terres de l'Islam. Les «Khalifes» abbassides les<br />

envoyaient en terre contre la Grèce infidèle, où des places riches étaient<br />

à prendre <strong>et</strong>, quand ils étaient vainqueurs, ils leur accordaient des<br />

fiefs(13).<br />

Les Turcs arrivaient en Anatolie en nomades; c'étaient des soldats<br />

<strong>et</strong> des bergers. Ils méprisaient les citadins <strong>et</strong> les paysans. Ils avaient<br />

comme cadre social la tribu. théoriquement, la tribu était musulmane,<br />

mais en fait, seuls les chefs avaient quelque culture coranique.<br />

Cependant très vite, une élite ne tarda pas à se dégager de la masse


turque élite issue au début des conquérants <strong>et</strong> non prise comme par la<br />

suite dans les rangs des peuples vaincus(14).<br />

Les Ottomans sont ainsi nés à la vie politique en Anatolie au sein de<br />

l'Empire Seldjouqide de Roum. Ils appartenaient à une tribu Oguz du<br />

Turkestan. Le souverain Seldjouqide 'Alâ' Al-Din accorda à leur chef<br />

Ethrogrul un premier fief en 1231 que celui-ci s'employa par la suite,<br />

avec son fils 'Othman, à agrandir au détriment des Grecs(15)<br />

L'invasion mongole des années 1300 vint servir le prince Othman.<br />

Genkis-Khan, détruisant l'empire seldjouqide d'Anatolie, encouragea les<br />

beys à former de p<strong>et</strong>its États indépendants plus facile pour lui à<br />

surveiller dans son vaste empire <strong>et</strong> ne nécessitant pas la présence de<br />

troupes d'occupation. Othman, se trouvant en Asie Mineure devant des<br />

principautés rivales, faibles <strong>et</strong> déchirées entre elles, ne chercha pas à<br />

épuiser ses forces en guerroyant contre ses voisins turcs: il attaqua<br />

directement Byzance en adoptant la loi de l'Islam qui recommande la<br />

Djihad (Guerre Sainte)(16).<br />

Orkhan, fils <strong>et</strong> successeur d'Othman, fut le seul souverain ottoman à<br />

porter un nom turc, <strong>et</strong> cela est bien caractéristique des tendances<br />

fondamentales de c<strong>et</strong>te dynastie faisant tout à fait sienne l'idéologie de<br />

l'Islam: tous ses princes devaient avoir des noms arabes; l'esprit de clan<br />

(açabyya) de la dynastie ottomane s'est trouvé une idéologie religieuse<br />

(Da'wa, selon Ibn Khaldoun) dans l'orthodoxie musulmane du sunnisme<br />

hanafite qui tolérait l'existence de différents sectes <strong>et</strong> ordres religieux.<br />

C'était surtout le soufisme, la mystique venue de Perse, qui se<br />

manifestait. Les deux plus grands ordres religieux turcs s'affirmèrent<br />

dès c<strong>et</strong>te époque. Ce sont les ordres des Bektashis, fondés par l'ermite<br />

saint, Hadj Bektash, <strong>et</strong> en rapport étroit avec le corps des janissaires, <strong>et</strong><br />

les ordres des Mevlevis (derviches tourneurs, ou plutôt danseurs),<br />

adeptes du grand saint <strong>et</strong> poète mystique de langue iranienne, installé à<br />

Konia : Mevlana Djalal Al-Dine Al-Roumi(17).<br />

Dans l'empire ottoman, la religion, la justice, l'instruction sont une<br />

même branche de la vie publique dot la direction <strong>et</strong> l'exécution sont


confiées au même appareil idéologique d'État: le corps des 'oulémas<br />

(pluriel de 'alem, savant), anciens élèves des écoles de théologie <strong>et</strong> de<br />

droit musulmans (madares pluriel de madrassa). Ces écoles son établies<br />

auprès des mosquées. Souvent elles étaient accompagnées de cellules où<br />

les étudiants étaient logés <strong>et</strong> nourris gratuitement. Ces établissements<br />

étaient entr<strong>et</strong>enus par les revenus des awqafs (pluriel de waqf), c'est-à-<br />

dire des biens voués à des oeuvres de piété ou de charité(18) .<br />

Les élèves (softas) choisissaient à la fin de leurs études la carrière<br />

religieuse ou la carrière judiciaire qui, d'ailleurs, n'étaient pas<br />

rigoureusement séparées<br />

A la tête du corps des 'oulémas est placé, dans chaque province, le<br />

mufti, interprète de la loi, qui ne rend pas lui-même de jugement, mais<br />

délivre des consultations juridico-religieuses (fatwa), d'après lesquelles<br />

les juges règlent leurs sentences(19).<br />

Le mufti de la capitale a une prééminence effective sur les muftis<br />

des provinces, il a le titre de Cheikh Al-Islam. Ce haut dignitaire était<br />

appelé à donner son avis dans les circonstances graves, par exemple lors<br />

des déclarations de guerre, pour la punition d'un ministre, <strong>et</strong> ses<br />

décisions sont sans appel. Son avis était assez respecté pour légaliser<br />

même la déposition d'un sultan(20). Il possède, entre autres privilèges,<br />

celui de ceindre le sabre d'Othman au nouveau sultan, dans la<br />

cérémonie qui remplace le couronnement, <strong>et</strong> de remplir l'office d'imam<br />

aux obsèques du souverain décédé(21).<br />

Quoique le Cheikh Al-Islam soit, en théorie, nommé à vie, sa<br />

dignité, en raison même de son élévation, est en réalité, comme celle du<br />

Grand Vizir, très précaire. S'il est destitué, il doit vivre dans une r<strong>et</strong>raite<br />

complète, presque toujours loin de la capitale. En temps normal, il<br />

prenait place au Conseil des ministres. Tout musulman pouvait<br />

s'adresser au mufti pour obtenir une consultation juridique(22) .


Au premier rang de la hiérarchie judiciaire proprement dite, se<br />

trouvaient les deux kadi askier de Roumélie <strong>et</strong> d'Anatolie, juges d'appel<br />

des tribunaux de droit coranique. C<strong>et</strong> emploi, créé par Murad ler, était<br />

d'abord unique, <strong>et</strong> correspondait réellement au titre de juge de l'armée<br />

(kadi al-askar). Ce fut Mouhammad II qui, après la conquête de<br />

Constantinople, divisa c<strong>et</strong>te magistrature en deux, pour l'Europe <strong>et</strong> pour<br />

l'Asie(23).<br />

Au dessous des kadi-askier sont les mollahs, juges des villes les<br />

plus importantes, les principaux d'entre ces magistrats sont : le kadi<br />

d'Istanbul, les mollahs de la Mecque <strong>et</strong> de la Médina, ceux d'Andrinople,<br />

de Brousse, du Caire <strong>et</strong> de Damas, appelés les magistrats des Quatre<br />

Villes.<br />

Tous ces magistrats sont à la nomination du Cheikh Al-Islam. A<br />

l'origine, ils étaient nommés à vie, mais dans la suite leurs fonctions<br />

devinrent seulement annuelles.<br />

Au dernier rang viennent les kadis, juges ordinaires (hâkem)<br />

préposé à un kaza (arrondissement) <strong>et</strong> les nâëbs, leurs suppléants. Ils<br />

sont nommés par les kadi askiers, <strong>et</strong> leurs fonctions ne durent que dix-<br />

huit mois.<br />

Leur jurisprudence est basée exclusivement sur la loi religieuse,<br />

chari'a dont les éléments sont le Coran, les traditions, les commentaires<br />

des quatre principaux imams (principalement de l'Imam Abu Hanifa) <strong>et</strong><br />

les Hadith. Les sentences judiciaires sont fondées sur une consultation<br />

(fatwa) du mufti, d'où le caractère religieux de la justice ottomane. Les<br />

villes de quelque importance possèdent un mufti, nommé à vie par le<br />

Cheikh Al-Islam <strong>et</strong> dont la fonction consiste exclusivement à délivrer<br />

des fatwas(24).<br />

L'Islam n'a pas à proprement parler de clergé, les ministres du<br />

culte n'ont qu'une fonction d'enseignement, ou parfois un service<br />

matériel, <strong>et</strong> sont confondus avec ceux de la justice dans le corps des<br />

'oulémas. Pour l'instruction chez les Ottomans, une difficulté spéciale


provenait de la complication que présentait l'écriture arabe à la masse<br />

du peuple(25).<br />

Les khodjas (instituteurs) qui existaient dans certaines localités,<br />

faisaient apprendre par coeur aux écoliers des vers<strong>et</strong>s du Coran en<br />

arabe. L'enseignement supérieur donné dans les (madares) ne<br />

comprenait que l'étude des langues arabe <strong>et</strong> persane, de la théologie <strong>et</strong><br />

du droit musulman(26).<br />

L'ordre militaire<br />

La plus célèbre formation militaire ottomane <strong>et</strong> l'une des plus<br />

remarquables de l'histoire est, sans doute, le corps des Janissaires (Yeni-<br />

tcheri). C'est lui, en eff<strong>et</strong>, qui fit la gloire des sultans <strong>et</strong> décida maintes<br />

fois de la victoire. C'est lui qui assura essentiellement la conquête <strong>et</strong> la<br />

création du vaste empire. Sa force était la force de l'empire. Son déclin<br />

amena le démembrement de l'État qui, après sa chute, ne put jamais<br />

plus se rétablir dans son ancienne magnificence. Le corps n'était pas<br />

uniquement une formation militaire; les Janissaires, liés à un ordre<br />

religieux, étaient devenus une sorte de caste dont l'importance politique<br />

était considérable. Dans une large mesure, l'histoire du corps des<br />

Janissaires est aussi l'histoire de l'empire ottoman dans ce qui constitue<br />

essentiellement son originalité(27).<br />

L'idée qui anima les créateurs des Janissaires était de former un<br />

corps composé exclusivement d'étrangers. Étrangers qui, enlevés à leurs<br />

parents chrétiens dès leur tendre enfance, furent convertis à l'Islam,<br />

élevés en turcs <strong>et</strong> destinés à devenir les soldats fidèles des sultans. Ce<br />

fut au cours de l'histoire ottomane, l'opération la plus importante pour<br />

turquiser des minorités . Elle fut d'ailleurs très efficace. Les Janissaires<br />

oublièrent complètement leur origine, se turquisèrent, s'islamisèrent <strong>et</strong><br />

se caractérisèrent par leur fidélité au sultan qui les avait choisis. C<strong>et</strong>te<br />

fidélité est due à la position qu'ils avaient dans l'empire <strong>et</strong> qui les<br />

forçait à ne voir leur salut que dans l'existence de la famille impériale.<br />

Ils n'ont, pendant toute leur existence, jamais fléchi dans c<strong>et</strong>te fidélité<br />

envers la dynastie d'Othman, <strong>et</strong> l'ont gardée intacte pendant cinq


siècles. Ils n'ont jamais voulu détrôner les sultans ottomans, aucune de<br />

leurs révoltes n'avait ce but, <strong>et</strong> elles ne visaient généralement que<br />

quelque chef ou ministre auquel ils s'opposaient. Et même si une révolte<br />

éclatait contre un souverain, elle n'était dirigée que contre sa personne,<br />

<strong>et</strong> non contre sa dynastie(28).<br />

Le commencement du déclin des Janissaires coïncide avec l'époque<br />

où l'on admit des soldats d'origine turque dans le corps <strong>et</strong> quand, le<br />

recrutement ne s'effectuant plus suivant l'idée des créateurs, le corps<br />

cessa d'être une troupe étrangère, Le corps n'était donc plus au début<br />

du XIXe siècle une troupe qui, étrangère au peuple turc, devait tout à la<br />

dynastie des Ottomans. Lié au peuple <strong>et</strong> soutenu par lui, il devient de<br />

plus en plus dangereux pour les sultans, <strong>et</strong> ce n'est que par un coup de<br />

force hardi, que le dernier sultan de «l'ère des Janissaires» arriva à s'en<br />

débarrasser. Quelle est donc l'origine historique de c<strong>et</strong>te particularité<br />

institutionnelle originale?(29).<br />

Orkhan décida de former un corps de fantassins soumis<br />

directement au souverain, (yaya pyadé). C'étaient des jeunes ottomans<br />

armés par les soins du régent, <strong>et</strong> recevant une solde chaque fois qu'ils<br />

étaient en campagne. L'essai n'eut pas le succès attendu. Il aboutit<br />

même à la dissolution de la troupe qui se rendit insupportable par sa<br />

turbulence.<br />

Le vizir (ministre) 'Ala Al-Din, frère d'Orkhan <strong>et</strong> le Pacha Khalil<br />

Cendereli auraient été alors les inspirateurs de la formation d'un<br />

nouveau corps composé de soldats étrangers d'origine chrétienne, pris<br />

parmi les prisonniers de guerre. Ces soldats allaient remplir le rôle<br />

auquel les yayas avaient été destinés auparavant. Convertis à l'Islam,<br />

mais n'ayant pourtant aucun lien avec le peuple ottoman, ils devaient<br />

être aussi un rempart pour la personne du souverain contre des<br />

révoltes individuelles de l'armée. Le droit du souverain au cinquième<br />

du butin de guerre fournit des esclaves en bon nombre(30).<br />

Plus tard les guerres nombreuses demandèrent toujours de<br />

nouveaux soldats, <strong>et</strong> le nombre de prisonniers n'étant plus suffisant, le


juriste Kara Roustem aurait eu l'idée d'effectuer le recrutement, non<br />

seulement parmi les captifs adultes, mais aussi parmi les enfants. On<br />

aurait ainsi des soldats plus sûrs qui, sans faille, sans lien de parenté, ni<br />

entre eux, ni avec le peuple ottoman (le célibat étant de rigueur),<br />

appartiendraient entièrement au sultan dont ils tiendraient tout. Il fut<br />

donc décidé de faire des levées périodiques parmi la population<br />

chrétienne des pays soumis à la domination ottomane, c<strong>et</strong>te conception<br />

du recrutement <strong>et</strong> la création d'un corps semblable constituent un fait<br />

unique dans l'histoire. C'était une troupe sortie du sang des peuples<br />

mêmes qu'elle allait combattre <strong>et</strong> soum<strong>et</strong>tre; on faisait combattre les<br />

jeunes gens contre leurs propres frères <strong>et</strong> parents qu'ils ne<br />

connaissaient plus, qu'on leur avait fait oublier. C<strong>et</strong>te institution serait<br />

due, historiquement, à Mourad ler, premier chef ottoman à adopter le<br />

titre de Sultan, <strong>et</strong> la date de l'organisation du corps est fixée à l'année<br />

1362. Le nouveau corps de fantassins fut appelé: «La nouvelle troupe»<br />

(yeni - tcheri)(31).<br />

Sous Salim ler, ce mode de recrutement ou Devchirmé (cueill<strong>et</strong>te),<br />

la «Levée» périodique était devenue une coutume acquise. Les levées<br />

périodiques se faisaient généralement par contingents de 1000 enfants<br />

tous les 5 ou 7 ans au début, <strong>et</strong> annuellement par la suite. Le devchirmé<br />

s'effectuait surtout en Turquie d'Europe(32).<br />

Dès qu'un Firman (rescrit impérial) ordonnait la levée, les officiers<br />

des janissaires, désignés à c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong>, se rendaient avec un certain<br />

nombre de «rabatteurs» dans le district qui leur avait été assigné. Le<br />

chef de la commune rassemblait, sur l'ordre de l'officier, tous les pères<br />

de famille chrétiens avec leur fils. De l'âge de 5 à 20 ans, les plus beaux<br />

<strong>et</strong> les plus forts de ces garçons étaient engagés de force. Les officiers<br />

enlevaient souvent plus d'enfants qu'il ne leur avait été ordonné de<br />

prendre par le firman, <strong>et</strong> se les faisaient rach<strong>et</strong>er par leurs parents.<br />

Certains chrétiens essayaient de détourner par tous les moyens le sort<br />

qui menaçait leurs enfants. Les non-mariés seuls pouvaient être pris, on<br />

mariait les garçons en bas âge. La règle était de ne prendre que des<br />

enfants chrétiens, on les convertissait parfois à l'Islam pour les<br />

soustraire à c<strong>et</strong>te levée, mais beaucoup se soum<strong>et</strong>taient sans résistance


à l'enlèvement. La facilité qu'avaient les jeunes recrues d'accéder, après<br />

avoir passé par des écoles spéciales, aux plus hautes fonctions aussi bien<br />

militaires qu'administratives <strong>et</strong> politiques explique c<strong>et</strong>te docilité, <strong>et</strong> les<br />

Osmanlis essayaient même souvent de substituer leurs enfants à ceux<br />

des chrétiens, pour les faire profiter des avantages <strong>et</strong> des privilèges<br />

qu'avaient les Janissaires(33).<br />

Le corps des Janissaires était intimement lié à l'ordre des derviches<br />

Bektachis. Des représentants officiels de l'ordre résidaient dans les<br />

casernes des Janissaires. Leur importance politique reposait d'ailleurs<br />

sur une étroite union avec les soldats janissaires. Ils étaient les<br />

aumôniers du corps, <strong>et</strong> l'accompagnaient dans les batailles, chantant des<br />

hymnes à sa gloire. Ils ont pris part aussi à de nombreuses révoltes. Le<br />

Chef des Bektach était en même temps chef d'un régiment de<br />

soldats(34).<br />

La plupart des enfants des prisonniers de guerre <strong>et</strong> ceux qui<br />

venaient d'un devchirmé (cueill<strong>et</strong>te) étaient envoyés à la capitale. On<br />

confiait le reste à la garde de hauts dignitaires de la Cour <strong>et</strong> de<br />

gouverneurs des provinces. Les autres, les adjemis-Oghlans «garçons<br />

sans expérience» ou «novices», on les préparait physiquement <strong>et</strong><br />

idéologiquement à leur profession future après un stage de plusieurs<br />

années; ils avaient des demeures spéciales dans les jardins du palais du<br />

sultan. Une partie des adjemi-oghlans était affectée au service<br />

personnel du sultan. Les plus doués d'entre eux passaient par une sorte<br />

d'école de quatre classes, l'enseignement que leur donnaient les khodjas<br />

les rendaient aptes à accéder aux hautes fonctions auxquelles on les<br />

avait prédestinés. C'est surtout parmi ces Iteh-oghlans (garçons de<br />

l'intérieur) que furent choisis les vizirs (ministres) <strong>et</strong> les aghas (chefs<br />

militaires). De 1453 à 1623, parmi les 49 Grands Vizirs qui se<br />

succédèrent pendant c<strong>et</strong>te période, il n'y en eut que 5 d'origine turque.<br />

Le reste a été choisi, par le sultan parmi les «garçons de l'intérieur», du<br />

corps des Janissaires. C'est dire l'importance de ce corps dans le<br />

fonctionnement du pouvoir(35).


La solde était payée par trimestre. Les Janissaires avaient le<br />

privilège de recevoir la solde dans le divan impérial. Depuis Soleiman,<br />

les sultans portant l'uniforme de l'Agha, se rendaient le lendemain de la<br />

paie au divan <strong>et</strong> recevaient à leur tour la solde d'un simple Janissaire,<br />

témoignant ainsi du lien étroit qui les unissait au corps(36).<br />

Le chef suprême du corps des Janissaires était généralissime de<br />

toute l'infanterie, ministre de la guerre <strong>et</strong> un des plus hauts dignitaires<br />

de la cour. A la suite de la sédition qui l'empêcha de terminer<br />

l'expédition contre la Perse, le sultan Salim ler fit exécuter le Segman<br />

Bachi jusqu'alors commandant en chef de l'odjak, <strong>et</strong> nomma de son<br />

propre chef le premier Agha. Les sultans dès lors suivirent c<strong>et</strong> exemple,<br />

en prenant le plus souvent un ancien Iteh-Oghlan. A la fin du XVIe<br />

siècle, les Janissaires forcèrent le Sultan à leur accorder de nouveau le<br />

droit de choisir leur chef eux-mêmes. C'est ainsi que le choix de l'Agha<br />

devint un suj<strong>et</strong> de querelles entre le sultan <strong>et</strong> ses soldats(37).<br />

L'Agha avait droit de vie <strong>et</strong> de mort sur ses hommes. Il avait<br />

également droit à la succession d'un Janissaire mort. L'Agha avait la<br />

garde des princes du sang <strong>et</strong> veillait à leur sécurité, il avait aussi le<br />

droit de «vérifier» la mort du Sultan(38).<br />

En 1582, le Sultan Murad III donna la permission à quelques<br />

Osmanlis d'entrer dans l'odjak. Depuis commença la transformation<br />

lente, mais progressive du corps. Corps d'armée d'étrangers, il devint<br />

par la suite une armée turque toujours plus nombreuse; plus tard,<br />

presque tout le monde pouvait devenir Janissaire, le contrôle étant de<br />

moins en moins rigoureusement exercé. D'une troupe de guerriers<br />

entraînés, sélectionnés <strong>et</strong> observant une discipline quasi-religieuse, le<br />

corps devint un amas de gens de toutes les professions qui souvent se<br />

faisaient remplacer dans les rangs pour ne pas faire le service actif,<br />

gardant le titre de Janissaire à cause des avantages qu'il pouvait encore<br />

conférer(39).<br />

Sous Soleiman, les vétérans obtinrent l'autorisation de se marier.<br />

Sous ses successeurs, c<strong>et</strong>te faveur devint un droit pour tous les


Janissaires. Les mariés ne voulaient plus habiter les casernes. Le<br />

contrôle des registres devint de plus en plus défectueux. Les officiers se<br />

faisaient payer la solde des Janissaires morts depuis longtemps, qu'on<br />

avait omis de rayer des rôles, les bill<strong>et</strong>s donnant droit à la solde furent<br />

mis en circulation comme des bill<strong>et</strong>s de banque(40).<br />

Les jeunes chrétiens, les Adjemis-oghlans n'avaient appris qu'un<br />

seul métier : celui de soldat, <strong>et</strong> ne savaient que faire la guerre. Avec<br />

l'entrée ces turcs dans le corps, tout cela devait changer. Le corps des<br />

Janissaires devient une sorte d'organisation corporative pouvant,<br />

comme «force politique», contrecarrer la volonté du Sultan(41).<br />

C<strong>et</strong>te nouvelle organisation s'opposait à toute réforme de l'armée,<br />

comme c'était le cas sous Salim III où les Janissaires anéantirent, en<br />

1806, la nouvelle armée «Nizami Djédid» formée à l'européenne, pour<br />

être liquidés à leur tour vingt ans plus tard par le Sultan Mahmoud<br />

II(42).<br />

L'ordre politique <strong>et</strong> administratif.<br />

Dans un chapitre de son livre «Le Prince», s'intitulant: «Pourquoi le<br />

royaume de Darius, occupé par Alexandre, ne se révolta point contre ses<br />

successeurs après sa mort?», Machiavel distinguait deux types de<br />

régimes politiques qui existaient à son époque:<br />

«Les principautés connues dans l'histoire se trouvent gouvernées<br />

de deux manières diverses: soit par un prince, avec l'aide de<br />

quelques serviteurs que par grâce particulière il nomme ministres,<br />

soit par un prince <strong>et</strong> ses barons qui détiennent ce titre, non par<br />

faveur du prince, mais par ancienn<strong>et</strong>é de sang. Ces barons ont des<br />

domaines <strong>et</strong> des suj<strong>et</strong>s propres qui les reconnaissent pour<br />

seigneurs, <strong>et</strong> leur portent une affection naturelle(43).<br />

A partir de c<strong>et</strong>te distinction, Machiavel essaie d'aller plus loin dans<br />

sa comparaison, en soulignant les caractéristiques de chacun des deux<br />

modèles d'État illustrés, à savoir: le royaume de France <strong>et</strong> l'empire<br />

ottoman:


«Les exemples de ces deux sortes de gouvernement sont, à notre<br />

époque, le Grand Turc <strong>et</strong> le Roi de France. Toute la monarchie du<br />

Grand Turc est gouvernée par un seul maître; les autres sont ses<br />

serviteurs. Divisant son royaume en Sandjacs, il y envoie divers<br />

administrateurs, les mute, les change selon son bon plaisir. Le roi<br />

de France, au contraire, vit parmi une multitude de grands<br />

seigneurs de race très ancienne, reconnus <strong>et</strong> aimés de leurs propres<br />

suj<strong>et</strong>s. Chacun a ses privilèges héréditaires auxquels le roi ne peut<br />

toucher sans péril»(44).<br />

Machiavel constate que les deux systèmes de pouvoir, oriental <strong>et</strong><br />

occidental, englobent deux genres de cohésion interne, <strong>et</strong> d'articulation<br />

entre le tout <strong>et</strong> les partis:<br />

«Qui donc considérera ces deux façons de gouverner verra la<br />

difficulté de conquérir le domaine du Grand Turc; mais, une fois<br />

conquis, la grande facilité de s'y maintenir. Inversement, vous<br />

trouverez à certains égards plus de facilité à occuper le domaine du<br />

roi de France, mais une difficulté plus grande à en rester le<br />

maître».... (45), alors que dans l'empire ottoman «tu ne peux y être<br />

appelé par les princes de ce royaume, ni, pour faciliter ton<br />

entreprise, espérer en la révolte de ceux qui entourent le<br />

souverain. A cause des liens existants entre eux <strong>et</strong> précédemment<br />

exposés - ce sont ses créatures <strong>et</strong> obligés - ils sont plus difficiles à<br />

corrompre, <strong>et</strong> même si l'on y parvenait, on n'en tirerait pas grand<br />

profit, puisqu'ils ne peuvent entraîner le peuple derrière eux, pour<br />

les raisons déjà dites»(46).<br />

En eff<strong>et</strong>, on a déjà vu c<strong>et</strong> édifice original constitué par l'ordre<br />

religieux <strong>et</strong> l'ordre militaire, <strong>et</strong> selon quel principe fonctionne<br />

l'institution de l'armée (janissaires), pour défendre la classe au pouvoir,<br />

<strong>et</strong> lui être totalement attachée. Si l'essentiel de la spécificité politique<br />

ottomane a été décrit plus par Machiavel, il nous reste à préciser<br />

l'articulation du pouvoir entre ces différents appareils en rapport avec<br />

l'appareil administratif central <strong>et</strong> régional.<br />

Le pouvoir central de l'empire ottoman est absolu; il est limité par<br />

le Coran <strong>et</strong> par ses interprètes. Le vrai titre du sultan est Padichah des


Ottomans; il est le chef spirituel <strong>et</strong> temporel de l'empire. D'après l'ordre<br />

de succession établi pour l'empire, le trône revient à l'aîné des princes<br />

du sang, de sorte que le fils ne succède à son père que s'il n'a pas un<br />

oncle ou un cousin qui soit plus âgé que lui(47).<br />

Tous les suj<strong>et</strong>s, jusqu'aux plus hauts dignitaires, étaient réputés les<br />

esclaves du sultan, <strong>et</strong> le terme «koul» (esclave) était même employé<br />

d'une façon officielle, aussi bien par le sultan pour désigner ses<br />

fonctionnaires, que par ces derniers pour se désigner eux-mêmes(48).<br />

La position des membres de la classe politique dominante, à<br />

commencer par les Grands Vizirs, était très précaire. Les services les<br />

plus éminents n'étaient pas toujours une garantie contre la disgrâce. Au<br />

contraire, ils accéléraient parfois la chute d'un ministre dont le<br />

souverain, jaloux de son pouvoir absolu, craignait la popularité. Plus un<br />

fonctionnaire se trouvait, par sa fonction, près du Sultan, plus il était<br />

exposé aux eff<strong>et</strong>s de se colère ou de son caprice. La description de<br />

Machiavel est pertinemment adéquate, d'autant plus que ces hauts<br />

fonctionnaires étaient dépourvus de toute assise sociale ou politique en<br />

dehors du Sultan: on a déjà vu comment ils sont produits par la machine<br />

des Janissaires(49).<br />

Immédiatement au dessous du Sultan, chef suprême de l'empire,<br />

deux ministres d'État sont placés à la tête de toutes les affaires. C'est<br />

d'abord le Grand Vizir (premier ministre) qui est chargé de toute<br />

l'administration civile, <strong>et</strong> qui, sous le nom de sérasquier, commande à<br />

toutes les forces militaires. Puis vient le Cheikh Al-Islam ou Grand<br />

Mufti, qui est chef des 'oulémas' <strong>et</strong> auquel sont confiées, comme on l'a<br />

déjà vu, l'administration civile <strong>et</strong> religieuse, ainsi que l'interprétation de<br />

la loi(50).<br />

Le Grand Vizir était assisté d'un certain nombre de Vizirs<br />

révocables à tout moment, des deux juges de l'armée (Kadi-Asker), du<br />

chancelier (nichandji), du responsable des finances (Defterdar), du<br />

grand Amiral (Kapoudan Pacha) <strong>et</strong> de l'Agha des Janissaires. Quelques<br />

ministres sans portefeuille <strong>et</strong> les conseillers des principaux ministres


forment, avec les ministres proprement dit, le Conseil d'État ou<br />

ministère d'État. Quand le Grand-Vizir, le Cheikh Al-Islam <strong>et</strong> le Conseil<br />

d'État se réunissent pour délibérer, ils forment ce qu'on appelle le<br />

Divan. Cependant, le divan proprement dit comprend tous les emplois<br />

supérieurs <strong>et</strong> inférieurs désignés sous le nom d'emplois de Kalamié<br />

(emplois de la plume). Il se compose de cinq catégories de<br />

fonctionnaires, dont la plus élevée correspond au grade de férik (chef de<br />

division). Outre le divan, il existe divers autres conseils tels que ceux de<br />

l'instruction publique, de la guerre, de l'artillerie, de l'amirauté, des<br />

travaux publics, de la police, des travaux militaires <strong>et</strong> la cour des<br />

comptes(51).<br />

L'administration des différentes parties de l'empire.<br />

L'Empire ottoman se composait de possessions immédiates <strong>et</strong> d'États<br />

vassaux. Les possessions immédiates se divisent en Eyal<strong>et</strong>s (Provinces),<br />

à la tête desquels sont placés des gouverneurs nommés par le Sultan.<br />

Les États vassaux se distinguent en territoires administrés par des<br />

princes héréditaires sous la direction de la Sublime Porte, <strong>et</strong> en pays<br />

tributaires, qui ont leurs chefs héréditaires <strong>et</strong> s'administrent librement.<br />

Les Eyal<strong>et</strong>s ont à leur tête un gouverneur général, appelé<br />

ordinairement pacha, <strong>et</strong> qui porte le titre de Wali. Celui-ci a auprès de<br />

lui un conseil composé de: un président, deux secrétaires, le mufti(52),<br />

le receveur général des contributions, le métropolitain chrétien ou le<br />

grand rabbin de la province, <strong>et</strong> enfin, les délégués des villes chrétiennes<br />

ou musulmanes.<br />

Eyal<strong>et</strong>s <strong>et</strong> provinces se divisent à leur tour en sandjaks ou livahs,<br />

administrés par des gouverneurs (moutaçarrifs), puis les sandjaks sont<br />

subdivisés en Kayem-Makamliks que des lieutenants-gouverneurs<br />

(Kayem-Makams) administrent, aidés d'un conseil composé<br />

généralement de six membres. Les Kayem-Makamliks comprennent<br />

plusieurs Kazas (Cantons) qui obéissent à un mudir (directeur) <strong>et</strong> à un<br />

conseil administratif de quatre membres. Enfin, les Kazas se composent


de nahiés (communes) dont la direclion est confiée à des moukhtars, qui<br />

sont choisis par les notables(53).<br />

Pour la Syrie, par exemple, à la suite de la victoire remportée à<br />

Mardj Dabek sur le Sultan Mamelouk en 1516 le Sultan Salim ler s'est<br />

occupé à récompenser ceux qui ont su deviner à temps de quel côté se<br />

déclarerait la victoire, il a rendu à Ghazâli son ancien niaba (selon<br />

l'administration Mamelouk) de Damas, <strong>et</strong> renvoya l'allié de ce dernier, le<br />

Ma'nide Fakhr-Edin I, au Liban avec un accroissement d'autorité <strong>et</strong> de<br />

prestige au détriment des Buhtorides, ses rivaux locaux qui s'étaient<br />

rangés dans le camp des Mamâlyks(54).<br />

Sur le plan administratif, les anciennes circonscriptions<br />

territoriales, les six niabas des Mamâlyks, furent au début conservées :<br />

Damas, Alep, Tripoli, Hama, Safad <strong>et</strong> Karak. Mais, après la révolte de<br />

Ghazâli, le Sultan Soleiman I s'employa à établir en Syrie un nouvel<br />

ordre administratif selon les critères suivants:<br />

1 - remplacer les gouverneurs qui ont servi sous les Mamâlyks par des<br />

nouveaux gouverneurs ottomans, les Ma'nides, entre autres, furent<br />

épargnés.<br />

2 - conserver la structure administrative traditionnelle qui était<br />

adaptée aux données tribales <strong>et</strong> familiales sur place.<br />

La Syrie fut ainsi divisée en trois unités administratives ou Eyal<strong>et</strong>s<br />

(Pachaliks): Damas, Alep <strong>et</strong> Tripoli, gouvernés par des beylerbeys. Ces<br />

trois grandes circonscriptions formeront longtemps les principales<br />

divisions administratives de la Syrie ottomane. La première, ou Damas,<br />

comprenait dix sandjaks ou livahs, les plus considérables étaient:<br />

Jérusalem, Gaza, Naplouse, Tadmor, Beyrouth, Sayda. Alep, avec ses neuf<br />

sandjaks, englobait toute la Syrie septentrionale, à l'exclusion de Aintab,<br />

relevant de l'Eyal<strong>et</strong> de Ma'reh. L'Eyal<strong>et</strong> de Tripoli comptait cinq<br />

sandjaks: Tripoli, Hama, Homs, Salamia, Djabala(55).


En 1660, sous le règne de Mouhammad IV (1648-1687), un nouvel<br />

Eyal<strong>et</strong> , celui de Saïda, fut créé pour surveiller la montagne du Liban à<br />

la suite de la révolte du Ma'nide Fakhr-Edin II.<br />

Étant donné son importance religieuse, Jérusalem fut attaché<br />

directement à la capitale en tant que moutaçarrifya, ainsi que d'autres<br />

régions ayant acquis pratiquement une spécificité administrative qui<br />

sera consacrée avec le temps en se rapprochant de plus en plus du<br />

statut d'États vassaux(56).<br />

Pour récapituler, en évitant de se perdre dans les rouages de la<br />

machine administrative, aux niveaux central <strong>et</strong> régional, on est déjà en<br />

mesure d'essayer une approche des lois qui régissent l'instance<br />

politique <strong>et</strong> le dynamisme du pouvoir.<br />

«L'esprit de clan» (açabiyya) ottoman avait pour première<br />

condition l'existence à la naissance de l'empire de structures tribales;<br />

puis, c'est principalement dans les activités guerrières que c<strong>et</strong> esprit de<br />

clan traduisit la cohésion du groupe tribal ottoman, c<strong>et</strong> esprit de clan<br />

n'était pas égalitaire, il impliquait une forte hiérarchisation qui s'est<br />

développée par la suite par une architecture administrative<br />

perfectionnée, <strong>et</strong> il avait pour autre condition l'action dirigeante d'un<br />

chef unique spirituel <strong>et</strong> temporel (le Sultan) appuyé au départ par sa<br />

famille.<br />

L'esprit de clan ottoman ne constituait pas avant Murad ler un État,<br />

mais une force politique. susceptible d'accoucher d'un État; s'il est vrai<br />

que l'Islam ne serait pas parvenu à triompher de Byzance sans le<br />

soutien d'un fort esprit de clan ottoman, il est tout aussi vrai que ce<br />

dernier ne pouvait l'emporter durablement qu'à condition que sa force<br />

soit augmentée par une (Da'wa) idéologie politico-religieuse, en<br />

l'occurrence, l'Islam. Pour exister <strong>et</strong> se développer, l'esprit de clan<br />

ottoman s'est basé au départ sur le fait qu'au sein de la tribu s'est<br />

implantée la puissance tacite de la famille Ottomane.


«Le chef disait Ibn Khaldoun doit avoir un fort parti qui le<br />

soutienne.. le droit de commander ne réside pas dans chacune des<br />

branches de la tribu, mais il n'appartient qu'à une seule famille qui<br />

doit surpasser les autres en force <strong>et</strong> en esprit de clan.. il faut qu'un<br />

des membres ait le pouvoir d'imposer sa volonté aux autres»(57).<br />

C'est c<strong>et</strong>te tribu ottomane qui n'est plus égalitaire <strong>et</strong> ayant un fort<br />

esprit de clan qui a porté son chef à la tête d'un État.<br />

La solidarité basée sur les liens du sang n'était donc pas l'esprit de<br />

clan ottoman, mais une condition pour que c<strong>et</strong> esprit de clan puisse se<br />

développer. Le Sultan de la dynastie ottomane établit son autorité sur<br />

sa tribu, pour une part en tirant des profits du commerce, mais ce sont<br />

surtout les guerres qui lui perm<strong>et</strong>taient de s'octroyer les pièces<br />

majeures du butin, <strong>et</strong> d'acquérir une autorité de moins en moins<br />

contestée sur ses contribuables. Maintenu en théorie, l'égalitarisme<br />

prévalant au temps des ancêtres disparaît au fur <strong>et</strong> à mesure que les<br />

richesses sont de moins en moins mises en commun, pour se limiter par<br />

la suite aux seuls appareils d'État militaire, administratif <strong>et</strong> religieux. La<br />

démocratie militaire de départ a vu se renforcer le pouvoir de<br />

l'aristocratie tribale, à mesure que l'État s'est élargi pour atteindre les<br />

dimensions d'un empire comprenant une multitude de nationalités <strong>et</strong> de<br />

tribus hétérogènes.<br />

C<strong>et</strong>te fortune de guerre <strong>et</strong> de commerce attira autour du sultan les<br />

membres de sa famille, mais aussi une masse de clients <strong>et</strong> de vassaux;<br />

on a déjà vu c<strong>et</strong>te formidable institution milliaire des janissaires qui<br />

recrutait ses membres chez les ennemis chrétiens du sultan, comme si la<br />

condition primordiale pour le développement de «l'esprit de clan»<br />

ottomano-musulman consistait à anéantir son contraire «l'esprit de<br />

clan» de l'ennemi. Ainsi, les liens de sang ont fait place à des rapports<br />

de vassalité, ce qui n'empêchait pas le sultan de s'en servir<br />

idéologiquement dans le cadre de l'Islam, d'autant plus qu'il spéculait<br />

sur le principe de leur maintien symbolique, afin qu'il puisse y faire<br />

appel à chaque opération militaire, en évoquant la guerre sainte (al<br />

djihad).


Pour maintenir c<strong>et</strong>te cohésion, doublée c<strong>et</strong>te fois d'une solidarité<br />

islamique plus englobante (Da'wa selon Ibn Khaldoun), la tribu ou plutôt<br />

l'empire est continuellement opposé à d'autres groupes. Le Sultan est<br />

devenu le défenseur de l'Islam contre les hérésies, aussi bien à<br />

l'intérieur qu'à l'extérieur de l'empire. Aussi, dans l'exaltation des<br />

combats permanents, s'entr<strong>et</strong>enait l'union sacrée de c<strong>et</strong> immense<br />

empire devant l'illusion d'un danger commun. La puissance du sultan,<br />

grâce à «l'esprit de clan», était grande comme l'a d'ailleurs constaté<br />

Machiavel, mais elle est ambiguë. Elle a pris racine dans la tribu des<br />

Osmanlis pour en saper l'égalitarisme qui faisait sa cohésion, <strong>et</strong> ériger<br />

l'exclusion de ses membres du pouvoir en loi, prenant la forme d'une<br />

pratique institutionnelle: les janissaires.<br />

Si en Europe, comme disait Marc Bloch, «deux facteurs semblent<br />

avoir été indispensables à tout régime féodal achevé: le quasi-monopole<br />

professionnel du vassal chevalier, <strong>et</strong> l'effacement plus ou moins<br />

volontaire devant l'attache vassal des autres moyens d'action de<br />

l'autorité publique»(58). Dans l'empire ottoman, le système était<br />

différent. Une fois l'empire constitué par la dynastie ottomane<br />

conquérante, «l'esprit de clan» qui était alors à son apogée au XVIe<br />

siècle, ne tarda pas à se désintégrer puis à disparaître, ce qui provoqua<br />

1a désintégration inéluctable de l'État dont il avait constitué la véritable<br />

puissance.<br />

L'apparition de l'État, grâce à la victoire de la dynastie ottomane<br />

conquérante, implique dans ses nouvelles institutions militaires <strong>et</strong><br />

administratives la dislocation de sa structure tribale. Moteur du devenir<br />

de l'État, «l'esprit de clan» est ruiné par la réalisation de l'État. La<br />

décomposition des structures tribales dans l'empire ottoman est, dans<br />

une certaine mesure, le commencement du passage d'un mode de<br />

production pré capitaliste à un mode de production plus évolué <strong>et</strong> plus<br />

adéquat au niveau de développement des forces productives. Mais ce<br />

passage se trouve bloqué par le fait que la désintégration des structures<br />

tribales provoque l'affaiblissement de la tribu dirigeante,<br />

affaiblissement devenu assez grave d'ailleurs, par le fait qu'il n'existait


pas dans le pays d'autres forces guerrières, <strong>et</strong> la classe dirigeante<br />

dominait des populations presque désarmées, <strong>et</strong> sa force militaire s'est<br />

trouvée désintégrée.<br />

Le système ottoman reproduisait donc sa crise interne, c'était le<br />

signe qu'il lui manquait les forces internes susceptibles de le remplacer<br />

par un autre mode de production plus avancé. Mouhammad Ali<br />

essayera de s'emparer du pouvoir central pour réunifier l'empire<br />

contre la domination étrangère. On verra par la suite, selon l'ordre<br />

économique, pourquoi c<strong>et</strong> «équilibre catastrophique» - selon la<br />

terminologie de Gramsci - ne pouvait pas, par son propre<br />

développement interne, accoucher d'un mode ce production capitaliste,<br />

comme c'était le cas en Europe féodale.<br />

L'ordre économique<br />

L'analyse de toutes ces composantes de la superstructure ottomane<br />

est d'une importance indéniable pour notre propos, du fait que c<strong>et</strong><br />

édifice idéologique, militaire <strong>et</strong> politique remonte à une époque où les<br />

structures internes de la société Ottomane «orientale» présentaient un<br />

dynamisme <strong>et</strong> un mouvement propres, entre le centre <strong>et</strong> les<br />

périphéries, mouvement qu'on ne saurait expliquer par la négation, à<br />

partir de l'impact du mode de production capitaliste occidental qui ne<br />

viendrait s'imposer, d'après certaines analyses se réclamant du<br />

marxisme, qu'au milieu du XIXe siècle. D'autant plus que tout c<strong>et</strong> édifice<br />

superstructure originel reposait sur une particularité non moins<br />

paradoxale du système économique sur place à l'époque ancienne.<br />

En commentant, dans le Capital, la reproduction du système<br />

ottoman à une époque plus récente, Marx m<strong>et</strong> en relief c<strong>et</strong>te spécificité,<br />

tout en essayant d'en dégager les fondements matériels:<br />

«En Asie, disait-il, la rente foncière constitue l'élément principal des<br />

impôts <strong>et</strong> se paye en nature. C<strong>et</strong>te forme de rente, qui repose là sur<br />

des rapports de production stationnaires, entr<strong>et</strong>ient par contrecoup<br />

l'ancien mode de production. C'est un des secr<strong>et</strong> de la conservation<br />

de l'empire turc»(59).


Mais Marx ne précise pas le sens qu'il donne au terme «ancien<br />

mode de production», essayons de tracer, dans ses grandes lignes, le<br />

fonctionnement <strong>et</strong> la logique du système économique de l'empire<br />

ottoman, système qui va être reproduit pendant une longue période, <strong>et</strong><br />

qui va résister par la suite contre l'hégémonie du mode de production<br />

capitaliste.<br />

On a déjà vu que dans l'Empire ottoman, l'armée, l'État <strong>et</strong> le clergé<br />

ne font qu'un, <strong>et</strong> jouent un rôle primordial dans le développement des<br />

forces productives. Ce qui fait qu'après l'analyse que nous avons faite de<br />

la superstructure, la répartition des terres constitue un point d'approche<br />

dont l'analyse est indispensable pour comprendre le dynamisme interne<br />

de l'Empire.<br />

Le Sultan de la dynastie ottomane monopolisait tous les pouvoirs<br />

spirituels <strong>et</strong> militaires d'une société essentiellement militaire. Le<br />

pouvoir central s'étendait jusqu'aux régions périphériques par le biais<br />

d'une administration militaire basée sur la permanence des guerres.<br />

Tant que les conquêtes se poursuivaient, le trésor du pouvoir central est<br />

alimenté par:<br />

1 - Les butins de guerre.<br />

2 - Les impôts fixes ou professionnels perçus sur les terres des<br />

tributaires, les dîmes sur les terres des musulmans <strong>et</strong> la<br />

capitation imposée aux non musulmans.<br />

3 - Les impôts perçus une fois par an, <strong>et</strong> les pots de vin pris dans<br />

les pays étrangers.<br />

4 - Les revenus des douanes <strong>et</strong> des taxes extraordinaires<br />

5 - Les contributions locales <strong>et</strong> les tributs payés par certaines<br />

provinces(60).


Sencer Divitçioglu considère que le régime agraire de la société<br />

ottomane possède une constante, la terre appartient à l'État. Mais les<br />

particularités de l'Empire Ottoman, à ce niveau, apparaissent également,<br />

à part l'absence de la propriété privée, dans le fait que les forces de<br />

production sont sous le contrôle du pouvoir central, la plus-value de la<br />

production est perçue en impôts, une part réglementée de la production<br />

va à l'État; le Sultan, propriétaire souverain des terres, a également<br />

droit de prélever la rente foncière. toute l'autorité économique se<br />

trouve donc concentrée entre ses mains. Étant l'unique propriétaire de<br />

la terre, il détient aussi les surproduits des terres cultivées(61). Le<br />

propos de Marx à c<strong>et</strong> égard m<strong>et</strong> en relief la raison déterminante de<br />

c<strong>et</strong>te particularité «orientale».<br />

«... En ce qui concerne la religion, la question se ramène à une<br />

question générale, à laquelle il est donc facile de répondre:<br />

pourquoi l'histoire de l'Orient se présente-t-elle comme une histoire<br />

des religions ? Bernier décèle très justement la forme fondamentale<br />

de tous les phénomènes de l'Orient; il parle de la Turquie, de la<br />

Perse, de l'Hindoustan, dans le fait qu'il n'existait pas de propriété<br />

foncière privée. Et c'est là la véritable clef même du ciel<br />

oriental...»(62).<br />

C<strong>et</strong>te particularité de la forme de propriété en Orient <strong>et</strong> dans le<br />

monde musulman a suscité un débat plus ou moins ambigu, se servant<br />

de comparaisons historiques entre une institution de l'organisation<br />

politique <strong>et</strong> sociale du monde musulman (l'Iqtâ') <strong>et</strong> le fief dans l'Europe<br />

féodale; Claude Cahen considère que ce qui a été écrit jusqu'ici au suj<strong>et</strong><br />

de l'Iqtâ' reste sommaire <strong>et</strong>, surtout, tient insuffisamment compte des<br />

différences de temps <strong>et</strong> de lieu(63), mais surtout des différences de<br />

modes de production pourrons-nous dire. D'ailleurs, il nous fournit, dans<br />

le même article, des éléments qui j<strong>et</strong>tent un peu de lumière sur ce<br />

système oriental mystérieux.<br />

«Quelqu'en soit le mode de propriété, toute terre peut être r<strong>et</strong>irée à<br />

son ancien détenteur s'il ne la m<strong>et</strong> pas en valeur. Mais il va de soi<br />

que, dans les premiers temps, avec le manque de traditions<br />

agricoles de l'Arabe <strong>et</strong> sa constante absence pour la guerre, mise en<br />

valeur ne signifie pas, en général, travail personnel. Les terres


étaient louées à des paysans sous des formes variées, perm<strong>et</strong>tant<br />

au propriétaire, une fois sa dîme payée, de conserver un notable<br />

bénéfice. Fréquemment, la concession d'un qati'a avait été liée à la<br />

structure tribale nomade du peuple conquérant. Plutôt que de<br />

subsides en argent, l'Arabe avait besoin de terres où faire paître<br />

ses troupeaux, l'utilisation de la terre étant alors collective. Mais la<br />

concession n'en était pas moins faite, dès le début semble-t-il,<br />

individuellement au chef du groupe social considéré»( 64).<br />

Ces éléments militent en faveur de ceux qui insistent sur la<br />

nécessité, dans l'étude des formes de propriété prévalantes en Orient,<br />

de ne pas identifier ces catégories <strong>et</strong> ces notions avec celles du système<br />

féodal européen. Le système économique musulman, débarrassé de sa<br />

version abstraite <strong>et</strong> analogique de certains chercheurs, englobe<br />

plusieurs genres de concessions faites par l'État central à des groupes<br />

sociaux :<br />

Qudâma, qui combine à des traditions antérieures son expérience<br />

de c<strong>et</strong>te période, distingue alors plusieurs espèces de concessions:<br />

a - L'Iqtâ' - concession usufruitière assuj<strong>et</strong>tie à la dîme comme<br />

toute propriété musulmane, <strong>et</strong> transmise héréditairement, <strong>et</strong> la<br />

tu'ma identique mais non héréditaire, récupérée par l'État à la<br />

mort du titulaire, ils sont constitués hors des terres Kharaj, <strong>et</strong><br />

dépendent du divan des diya' (divan des villages).<br />

b - L'Ighar - territoire immunitaire, sur lequel ne doit pénétrer<br />

aucun agent du fisc, <strong>et</strong> qui verse au trésor une somme<br />

déterminée par abonnement fixe, <strong>et</strong> le taswigh, domaine<br />

exempté d'impôt pour un an renouvelable, à rapprocher de la<br />

hatita (remise) <strong>et</strong> de la tariqa (friche dispensée d'impôt pour ré<br />

exploitation?), ils sont constitués sur des terres de kharaj, <strong>et</strong><br />

dépendent du divan du Kharaj.<br />

c - Les dons mobiliers; versés par le trésor (beit al-mâl), les<br />

pensions versées par le divan al-nafaqât (des dépenses), les


soldes militaires (rizq), versées par le divan al-Jaysh (de<br />

l'armée)(65).<br />

Quoi qu'il en soit du système musulman qui garde ses traces à une<br />

époque récente, les particularités caractérisant le système musulman<br />

ottoman sont explicitées, selon Kamuran Bekir Harputla, par la<br />

répartition des terres <strong>et</strong> l'organisation militaire, les terres sont divisées<br />

selon les besoins de l'organisation militaire :<br />

1 - Les «Khas» - revenu annuel de 80.000 à 100.000 pièces d'or.<br />

2 - Les «Zeam<strong>et</strong>» - terre dont le revenu annuel est de 20.000 <strong>et</strong><br />

80.000 pièces d'or.<br />

3 - Les «Timar» - terre dont le revenu annuel s'élève jusqu'à<br />

20.000 pièces d'or (66).<br />

C'est l'ordre militaire qui détermine aux gens qui vivent sur ces<br />

grandes étendues leur façon de s'organiser en fonction des conquêtes.<br />

C'est en quelque sorte une répartition du butin de guerre qui s'effectue<br />

à chaque conquête, on recense la population <strong>et</strong> les familles de la terre<br />

conquise, ainsi que l'étendue des terres que l'on distribue à ceux qui ont<br />

été les plus efficaces pendant la guerre. C<strong>et</strong>te récompense se fait en<br />

fonction de la hiérarchie de l'ordre militaire:<br />

Les «Khas» vont au Sultan <strong>et</strong> aux Généraux, le Sultan dispose,<br />

comme on l'a déjà vu, du 1/5 du butin de la guerre.<br />

Les «zeam<strong>et</strong>» aux chefs militaires moins importants.<br />

Les «timar» aux cavaliers.<br />

Le système du «Dirlik» ne donne que le droit de se servir de ces<br />

terres. En résumé les particularités du système «Dirlik» sont les<br />

suivantes:


1 - La propriété de la terre du «Dirlik» revient à l'État<br />

2 - Le «reaya» paie ses impôts en nature au propriétaire du<br />

«Dirlik».<br />

3 - Le Sultan est libre de donner ou de reprendre la terre(67).<br />

L'État est ainsi l'unique propriétaire des moyens de production (la<br />

terre) <strong>et</strong> assume, par conséquent, le rôle de classe dominante<br />

comprenant: le Sultan, l'appareil militaire-administratif <strong>et</strong> l'appareil<br />

religieux au profit desquels le surproduit créé est accaparé <strong>et</strong> distribué.<br />

D'autre part, l'organisation militaire <strong>et</strong> administrative de la société<br />

ottomane favorise la répartition des terres à quelques individus<br />

privilégiés, en octroyant ainsi aux éléments qui composent l'État le droit<br />

de gérer la terre. C'est ainsi que se reproduit, dans les rouages de l'État,<br />

le système économique de «Sipahi». Le «reaya» cultive la terre qui ne<br />

lui appartient pas, avec ses propres instruments de travail <strong>et</strong> loue à un<br />

prix presque égal à sa valeur réelle la terre du «Sipahi». Le «reaya»<br />

peut transm<strong>et</strong>tre la terre de père en fils, mais ne peut jamais en être le<br />

propriétaire; il peut en être le possesseur, non en tant qu' individu, mais<br />

plutôt comme membre d'une communauté (tribu, famille). Il lui est<br />

interdit de vendre la terre, la donner, la laisser à ses héritiers, s'en<br />

servir comme il l'entend, <strong>et</strong> avoir le libre choix de ses cultures(68).<br />

Possession<br />

------------------------------------<br />

Terres Paysan (Communauté) État<br />

----------------------------------------------------------------------<br />

Propriété<br />

«Al-Moulk lillah» ---> La propriété revient à Dieu ---> Le Sultan.


«Il se peut, disait Marx, que la propriété soit concédée à l'individu<br />

au travers d'une commune déterminée par l'unité suprême,<br />

incarnée dans le despote, père des innombrables communautés....<br />

au coeur du despotisme oriental où, juridiquement, la propriété<br />

semble absente, on trouve en réalité comme fondement la propriété<br />

tribale ou collective, produite essentiellement par une combinaison<br />

de la manufacture <strong>et</strong> de l'agriculture au sein de la p<strong>et</strong>ite<br />

communauté qui subvient ainsi à la totalité de ses besoins... une<br />

partie de son surtravail revient à la collectivité suprême qui, en fin<br />

de compte, a l'aspect d'une personne. Ce surtravail prend la forme<br />

soit de tribut, <strong>et</strong>c.. soit de travaux collectifs conçus pour exalter<br />

l'unité incarnée en la personne du despote ou en l'être tribal<br />

imaginaire qu'est le Dieu»(69).<br />

Le «reaya» qui cultive sa terre ne peut l'abandonner si, au cours de<br />

3 années consécutives la terre n'est pas cultivée, non seulement le loyer<br />

payé est sans valeur, mais le droit du paysan à cultiver sa terre lui est<br />

r<strong>et</strong>iré. Le «reaya» a l'obligation de payer de nombreux impôts: il paie un<br />

impôt sur les revenus qu'il obtient de sa production, <strong>et</strong> un impôt fixe<br />

sans rapport avec son revenu. Il est dans l'obligation d'aller travailler<br />

sur les champs du «Sipahi». Ceux qui ne peuvent pas remplir ces<br />

corvées sont punis arbitrairement par le «Sipahi». Le «reaya» est inscrit<br />

au registre du «Sipahi» avec sa famille(70).<br />

Le «Sipahi» peut ramener de force un «reaya» en faite. Toutefois,<br />

un délai de dix ans perm<strong>et</strong> au fugitif de bénéficier d'une prescription;<br />

néanmoins, la terre n'ayant pas été cultivée durant son absence, il doit<br />

payer des dommages au «Sipahi».<br />

A partir de l'existence du despote propriétaire à la tête d'un<br />

appareil d'État centralisé, Karl Wittfogel nous fournit des données de<br />

comparaison allant dans le même sens:<br />

«Les sultans turcs établirent l'hégémonie de la terre d'État en<br />

abolissant officiellement la propriété privée pour l'ensemble de la<br />

terre. Il semble que, dès le début, aient existé des «propriétaires<br />

fonciers proprement dits», <strong>et</strong> des «notables» (a'yans) locaux<br />

acquirent le moulk peut-être grâce à des conversions de la terre


administrative <strong>et</strong> autre. Mais jusqu'à la récente période de<br />

transition, la plus grande partie de la terre était sous le contrôle du<br />

gouvernement qui en assignait une partie comme terre<br />

administrative ou Waqf, <strong>et</strong> taxait le reste par l'intermédiaire de ses<br />

fermiers de l'impôt»(71).<br />

Mais il affirme également que ce système traditionnel ne<br />

perm<strong>et</strong>tait pas le développement de la propriété privée, jusqu'au point<br />

où les propriétaires auraient pu se détacher de l'État pour constituer<br />

politiquement une classe indépendante <strong>et</strong> rivale.<br />

«Les prorogations des fermiers de l'impôt <strong>et</strong> des possesseurs de<br />

terres attribuées, posent des problèmes importants mais tous se<br />

posent dans un contexte qui implique que le gouvernement a le<br />

contrôle de la terre. Étant donné que la terre ainsi réglementée<br />

représentait l'ensemble de la surface cultivée, nous pouvons dire<br />

que le Proche-Orient islamique jusqu'au XIXe siècle était caractérisé<br />

par un type semi-complexe de propriété <strong>et</strong> de société<br />

orientales»(72).<br />

Dans la société ottomane, le principal moyen de production est donc<br />

la terre dont la propriété revient à l'État qui représente l'ensemble de la<br />

classe dirigeante, à savoir : le Sultan, l'appareil militaire-administratif <strong>et</strong><br />

l'appareil religieux des «Oulémas» (savants religieux). Les deux classes<br />

de base dans la société ottomane sont donc: la classe militaire-<br />

religieuse ayant à sa tête le Sultan, <strong>et</strong> la classe constituée du reste du<br />

peuple - les «reaya» - en dehors des soldats. C<strong>et</strong>te structure de classe se<br />

modifie plus tard, mais il n'y a pas de changement fondamental entre la<br />

classe dominante <strong>et</strong> les couches exploitées.<br />

lère médiation<br />

C /Base de<br />

l'exploitation<br />

t ( Communauté supérieure)<br />

T


Ce schéma emprunté à Maurice Godelier(73), tout en signalant qu'il<br />

n'est nullement question ici d'appliquer le concept de mode de<br />

production asiatique à la société ottomane, montre que l'apparition de<br />

l'État <strong>et</strong> l'exploitation des communautés ne modifient pas la forme<br />

générale des rapports de propriété dans un mode de production<br />

asiatique, puisque celle-ci reste propriété communautaire, propriété de<br />

la communauté supérieure c<strong>et</strong>te fois, tandis que l'individu reste<br />

possesseur du sol en tant que membre de sa communauté. Il y a donc<br />

passage à l'État <strong>et</strong> à une forme embryonnaire d'exploitation de classe<br />

sans développement de la propriété privée du sol.<br />

Les dignitaires administratifs ou militaires étaient, comme on l'a<br />

déjà vu, coupés de leur milieu d'origine. Ils n'étaient que des Kouls<br />

redevables en tout au Sultan, ils jouaient le rôle d'équilibrer le conflit<br />

entre les différentes catégories sociales au sein de l'État <strong>et</strong> prenaient la<br />

place des hauts responsables destitués<br />

En tant que possesseur <strong>et</strong> producteur direct des terres cultivées, le<br />

«reaya» n'est pas séparé des conditions objectives de la production. Il se<br />

trouve dans une situation où le moyen <strong>et</strong> le but de la production sont<br />

unis dans sa personne, car il est en possession de la terre cultivée <strong>et</strong> du<br />

produit agricole fourni. Il est objectivement parmi ceux qui sont<br />

exploités dans le processus de reproduction sociale, mais parce qu'il a la<br />

possession des terres cultivées, il se trouve subjectivement avec un<br />

statut de paysan libre. Il n'avait pas la perception de son exploitation.<br />

Séparation dans la relation de propriété, mais union dans la relation<br />

d'appropriation réelle. Ce dualisme dans le rapport de production<br />

dominant la formation sociale ottomane implique que l'exploitation de<br />

l'homme par l'homme se transforme en exploitation directe de la classe<br />

par la classe(74).


La forme de production en communauté rurale était de valeur<br />

d'usage <strong>et</strong>, à part l'emploi de la monnaie dans les villes, le caractère<br />

d'autosubsistance était prédominant. La validité généralisée de la<br />

production à caractère d'autosubsistance diminue au fur <strong>et</strong> à mesure<br />

que l'on se rapproche géographiquement de certaines villes. Il s'ensuit<br />

qu'il s'agit d'une économie agricole couplée d'une production marchande<br />

(la production de valeur d'échange), où la circulation de la monnaie est<br />

la forme dominante.<br />

Dans la production de la société ottomane, les deux économies<br />

différenciées qui lui donnent un caractère d'économie double peuvent<br />

coexister: l'une monétaire, l'autre naturelle. C<strong>et</strong>te coexistence découle du<br />

fait que les terres appartenaient à l'État qui s'appropriait le surproduit.<br />

L'État est représenté par la classe exploitante constituée d'hommes<br />

d'État sélectionnés, exerçant les foncions administratives, militaires <strong>et</strong><br />

religieuses. Ces suj<strong>et</strong>s demeuraient tans les villes où dominait l'appareil<br />

d'État dans la capitale de l'Empire, ou dans certains centres urbains<br />

importants.<br />

Le surproduit prélevé sur une région donnée est orienté<br />

directement vers les nouveaux possesseurs ne résidant pas<br />

obligatoirement là où il est créé. Il s'ensuit que le surproduit créé dans<br />

une région déterminée ne peut se transformer en marchandise dans sa<br />

région d'origine, il est dirigé vers la capitale de l'Empire vers les grands<br />

centres où l'appareil étatique est rétabli. D'où l'existence d'une économie<br />

double qui empêchait la création des conditions d'une accumulation du<br />

capital. Récapitulons avec un schéma emprunté à Sencer Divitcioglu(75)<br />

Possession<br />

I Terre<br />

Produit


travaux publics Consommation<br />

!<br />

Surproduit<br />

Cependant, ce droit de prélever la rente foncière n'était toujours<br />

pas justifié par les travaux publics au profit des périphéries qui<br />

reproduisaient leur «stagnation» <strong>et</strong> leur système d'autosubsistance.<br />

L'analyse des sociétés agro-directionales faite par Karl Wittfogel nous<br />

fournit des données à r<strong>et</strong>enir:<br />

«Les Turcs n'étaient pas non plus sans connaître des civilisations<br />

agraires évoluées de type hydraulique; en fait, ils vivaient sur la<br />

frange du monde hydraulique depuis l'aube de l'histoire mais peutêtre<br />

en raison de leur origine pastorale, s'intéressaient-ils moins au<br />

développement de l'agriculture qu'aux entreprises militaires, <strong>et</strong> ils<br />

préférèrent étendre la zone marginale non hydraulique plutôt que<br />

de renforcer la zone centrale hydraulique. Les Turcs ne rompirent<br />

pas avec la tradition agro-directoriale en Égypte <strong>et</strong> en Syrie, mais<br />

ils ne firent aucune reconstruction importante en Irak. En général<br />

ils ne montrèrent guère de goût pour les travaux hydrauliques. En<br />

leur qualité de despotes orientaux organisateurs en matière de<br />

guerre, de paix <strong>et</strong> d'exploitation fiscale, ils remportèrent de grands<br />

succès, <strong>et</strong> dans quelques centres administratifs majeurs ils<br />

employèrent de nombreux fonctionnaires(76).<br />

En comparant la Turquie ottomane à Byzance <strong>et</strong> à la Russie, Karl<br />

Wittfogel conclut que le développement de la Turquie ottomane<br />

emprunte des traits à ces deux modèles. Il considère que l'Empire turc<br />

ressemblait à Byzance, dont il recouvrait pour une large part le<br />

domaine, en ceci qu'à l'origine il comprenait aussi des zones classiques


d'économie hydraulique, <strong>et</strong> en ce que l'extension de la propriété privée<br />

par la suite ne donna pas naissance, contrairement à ce qui se passa en<br />

Occident, à une société nouvelle; elle ne parvint qu'à paralyser la société<br />

ancienne. Et il ressemblait à la Russie tsariste, étant aussi profondément<br />

qu'elle influencé par la société industrielle de l'Europe moderne. Il<br />

différait, selon Wittfogel, de Byzance en ceci que la perte de ses<br />

provinces hydrauliques coïncide pratiquement avec le déclin de sa<br />

prééminence politique, <strong>et</strong> il différait de la Russie en ceci que l'influence<br />

économique <strong>et</strong> culturelle grandissante de l'Occident industriel fut<br />

accompagnée, <strong>et</strong> en partie précédée d'une tentative réussie<br />

d'empiétement sur la souverain<strong>et</strong>é turque(77). C'est ainsi que la<br />

connaissance de la structure propre à une société «ancienne» - agro-<br />

directoriale selon Wittfogel - nous perm<strong>et</strong> de réfléchir sur l'articulation<br />

d'une telle formation sociale à dominance de rapports de production <strong>et</strong><br />

sociaux non capitalises, avec le mode de production capitaliste imposé<br />

par l'Occident.<br />

«Ce fut sous l'influence européenne occidentale que la Turquie<br />

entreprit d'importantes réformes constitutionnelles. A cause du peu<br />

d'importance de la propriété privée, tant en terre qu'en capital, les<br />

réformes turques furent au début encore plus superficielles que les<br />

réformes accomplies dans l'empire tsariste, malgré l'instauration<br />

d'un parlement en Turquie dès 1876-77. Mais la faiblesse des<br />

forces internes indépendantes était, dans une certaine mesure,<br />

compensée par le déclin continu de l'appareil d'État traditionnel<br />

qui, finalement s'effondra après les défaites subies au cours de la<br />

seconde guerre des Balkans <strong>et</strong> de la première guerre<br />

mondiale»(78).<br />

En tenant compte des conditions historiques qui déterminent la<br />

naissance des rapports de production capitalistes, nous constatons que<br />

ces conditions consistent, dans les analyses faites par Marx à ce suj<strong>et</strong>, en<br />

deux facteurs essentiels:<br />

1 - Le travail libre <strong>et</strong> son échange contre l'argent, afin de<br />

reproduire <strong>et</strong> de valoriser l'argent en servant à ce dernier de<br />

valeur d'usage pour lui-même <strong>et</strong> non pour la jouissance.


2 - La séparation du travail libre des conditions objectives de sa<br />

réalisation, c'est-à-dire des moyens <strong>et</strong> de la matière du<br />

travail(<strong>79</strong>).<br />

Or nous constatons également, dans le système ottoman dont nous<br />

avons essayé de tracer les grandes lignes, l'absence de ces conditions<br />

historiques mentionnées par Marx. En conséquence, le système ottoman<br />

non capitaliste était en rapport direct (commerce, guerre, instruction <strong>et</strong><br />

autres selon les grands axes de l'Empire) avec le capitalisme naissant de<br />

l'Europe, <strong>et</strong> ceci dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, <strong>et</strong> non au milieu<br />

du XIXe siècle comme il est de coutume d'adm<strong>et</strong>tre, selon certaines<br />

analyses; en eff<strong>et</strong>, c'est à partir de c<strong>et</strong>te époque qu'on assiste également<br />

au processus de constitution du nouveau «savoir»: l'orientalisme<br />

européen essayant d'expliquer, à partir de son système de référence<br />

occidental, les choses spécifiques au système ottoman oriental. Ce<br />

système non capitaliste ne pouvait donc pas reproduire, à partir de sa<br />

structure propre telle qu'elle a été analysée, un nouveau système tel<br />

que le mode de production capitaliste qui est sorti des entrailles du<br />

régime féodal européen <strong>et</strong> qui en constituait l'aboutissement historique<br />

nécessaire.<br />

En faisant l'histoire de la centralisation de l'État ottoman, nous<br />

étions amenés à analyser le développement inégal des différents<br />

appareils d'État - militaire, administratif <strong>et</strong> religieux - ainsi que le<br />

décalage des systèmes de tension <strong>et</strong> d'opposition entre un pouvoir qui<br />

se veut dominant <strong>et</strong> monopolisant les moyens de production - on a déjà<br />

vu cela dans l'analyse de la forme de propriété du système économique<br />

- <strong>et</strong> des nationalités, des groupes sociaux, des tribus, des familles, des<br />

communautés <strong>et</strong> confessions se voulant autonomes.<br />

C<strong>et</strong>te entreprise de centralisation s'accompagnait d'un mouvement<br />

d'expansion qui, ayant élargi ses frontières au maximum, s'est trouvé<br />

dans l'impossibilité de développer son offensive à partir de la seconde<br />

moitié du XVIe siècle; durant c<strong>et</strong>te époque, l'affaiblissement de<br />

l'autorité centrale ottomane, ainsi que la désintégration de la cohésion<br />

interne qui, maintenant l'unité des différentes niveaux des formations


sociales, correspondait en Occident à un processus de consolidation de<br />

l'administration centrale <strong>et</strong> de l'État (monarchie autoritaire) au<br />

détriment des féodalités autonomes <strong>et</strong> rivales.<br />

Ce processus de consolidation de l'administration en Occident se<br />

doublait d'un mouvement d'expansion se voulant dominant par rapport<br />

aux autres formations sociales, notamment par rapport à l'Empire<br />

ottoman qui s'est trouvé c<strong>et</strong>te fois-ci, non devant le danger habituel<br />

d'une tribu da la périphérie dotée d'un fort «esprit de clan» <strong>et</strong><br />

cherchant à s'emparer du pouvoir central déjà affaibli, mais en présence<br />

d'un autre mode de production venant du dehors <strong>et</strong> se voulant<br />

universel, exclusif <strong>et</strong> supérieur, car se voulant porteur de nouvelles<br />

institutions plus «efficaces» <strong>et</strong> plus «rationnelles» que celles du système<br />

ottomano-musulman. La confrontation militaire opposa la nouvelle<br />

Europe de la révolution industrielle se doubla de l'attaque du système<br />

ottoman de l'intérieur dans son maillon faible: les nationalités<br />

minoritaires ou autres (familles confessions) qui étaient en perpétuelle<br />

lutte contre l'entreprise de centralisation du pouvoir <strong>et</strong> contre la<br />

Ghalaba de l'État musulman central.<br />

Le nom de Mouhammad II s'attacha au premier code de lois<br />

turques le Kanan Hane, instrument juridique qui devait être complété le<br />

siècle suivant par les codifications de Soleiman. Il est à noter que dans<br />

c<strong>et</strong> État musulman que constituait l'Empire Ottoman, dès le XVe siècle<br />

on éprouve le besoin de promulguer des lois qui n'étaient pas celles que<br />

le Coran avait littéralement imposées, mais qui ne s'opposaient pas pour<br />

autant aux lois coraniques.<br />

Il est important de constater également, en regardant l'ensemble<br />

des opérations militaires de Mouhammad II al-Fâteh, que les soldats<br />

ottomans furent vaincus dans la plupart des cas où ils se trouvèrent en<br />

face de solides armées européennes. Au XVIe siècle, leur technique<br />

militaire s'améliorera <strong>et</strong> fera prime, fait d'ailleurs significatif qui m<strong>et</strong> en<br />

relief la capacité de l'Empire d'adapter les techniques occidentales à son<br />

système particulier, ce fait confirme, par la même occasion, la continuité


des contacts profonds entre ces deux genres d'institutions, longtemps<br />

avant le XIXe siècle, <strong>et</strong> ceci sans se limiter au seul cadre militaire.<br />

Déjà, depuis 1538, l'Empire ottoman resserra ses relations avec la<br />

France. L'ambassadeur La Forest, envoyé par François ler auprès du<br />

Grand Sultan, put signer un pacte de commerce, puis un traité d'alliance.<br />

Le pacte commercial eut une portée plus vaste. Soleiman était un<br />

souverain omnipuissant. Il ne vit aucune objection à accorder à 1a<br />

France le monopole du commerce avec l'Empire ottoman, <strong>et</strong> à accorder à<br />

François 1er la protection des lieux saints de Palestine que nul ne<br />

songeait à menacer. C<strong>et</strong> accord est connu sous le nom de «Capitulations».<br />

Ce n'est qu'avec la désintégration de l'Empire ottoman que ce traité, qui<br />

ne sera jamais dénoué par ce dernier, deviendra une restriction réelle à<br />

la souverain<strong>et</strong>é turque, <strong>et</strong> un biais qui perm<strong>et</strong>tra à la domination<br />

européenne de contrôler <strong>et</strong> de hâter la désintégration du système<br />

ottoman.<br />

A la fin du XVIe siècle, les revers militaires que connut l'Empire<br />

ottoman (Ghalaba centrale), allaient de pair avec les grandes révoltes<br />

qui éclatèrent un peu partout à la même époque (pouvoirs locaux). Ce<br />

qui poussa les ottomans à tenter à plusieurs reprises la réorganisation<br />

de l'Empire. Mais c'est au XIXe siècle que les efforts les plus prolongés<br />

furent déployés à «réformer» complètement l'Empire. Ce fut les<br />

Tanzimats (Réformes) du XIXe siècle; l'industrie <strong>et</strong> la production<br />

augmentent en Europe, <strong>et</strong> un besoin grandissant de sources de matières<br />

premières <strong>et</strong> de nouveaux marchés se fit sentir. Le problème des<br />

communications se pose avec la circulation des marchandises,<br />

l'installation des voies de communication allant vers l'Asie <strong>et</strong> l'Arabie,<br />

en traversant l'Empire ottoman, commencent à faire l'obj<strong>et</strong> de la rivalité<br />

des capitalistes. Mais c'est du même danger extérieur, de l'Europe<br />

capitaliste qui menaçait l'Empire ottoman au XIXe siècle, que naquirent<br />

les raisons du maintien de son intégrité pendant quelques cent ans<br />

encore. Les convoitises des puissances ne savaient pas s'harmoniser,<br />

Le danger intérieur que présentait la tendance des nationalités au<br />

séparatisme <strong>et</strong> à l'autonomie fut autrement grave. L'Empire se trouve


donc à c<strong>et</strong>te époque dans une impasse. L'Europe soutient les<br />

mouvements de libération nationale qui se développent dans les<br />

Balkans. L'Eflak <strong>et</strong> le Bugdan deviennent ainsi autonomes en 1829,<br />

tandis que la Serbie obtient son indépendance en 1830, la Grèce en<br />

1830 <strong>et</strong> la Roumanie en 1862.<br />

C'est dans ce contexte que les intellectuels ottomans cherchaient<br />

à s'inspirer des institutions européennes, sans étudier les causes<br />

fondamentales de la différence qui existait entre les institutions<br />

ottomanes <strong>et</strong> les institutions européennes. Au XIXe siècle, <strong>et</strong> avant<br />

l'apparition des mouvements de réforme de 1839, un traité de<br />

commerce est signé avec l'Angl<strong>et</strong>erre. Ce traité reconnaît des privilèges<br />

très importants aux Anglais; pour protéger ses intérêts, l'Angl<strong>et</strong>erre<br />

cherche une alliance à l'intérieur du pays, alliance qu'elle trouve<br />

d'abord avec les commerçants des villes maritimes qui, pour la plupart,<br />

appartiennent aux minorités. Il est ainsi devenu indispensable de<br />

passer à un autre système économique qui m<strong>et</strong>tait de l'argent entre les<br />

mains des paysans. Sous l'influence accrue des étrangers privilégiés <strong>et</strong><br />

de leurs interprètes locaux, les commerçants indigènes, on tente de<br />

remédier à c<strong>et</strong>te situation avec les «Tanzimats». C'est ainsi qu'avec<br />

l'entrée de l'argent au village, le paysan commence à s'end<strong>et</strong>ter en<br />

hypothéquant sa production, à la suite de quoi apparaît l'usurier. Ainsi<br />

s'amorce l'accumulation des richesses<br />

Le renouvellement du commerce à l'ère industrielle appela un<br />

nouveau type de circulation du capital. Les succursales des banques<br />

européennes, <strong>et</strong> les établissements bancaires qui furent créés dans les<br />

principales villes de l'Empire ottoman, fournirent le capital <strong>et</strong> les<br />

moyens d'échange nécessaires à l'expansion commerciale européenne, à<br />

ses investissements <strong>et</strong> aux besoins du commerce local <strong>et</strong> à ceux de l'État<br />

ottoman. la circulation des monnaies européennes théoriquement<br />

illégale d'abord, puis tolérée, fut plus que jamais le signe de la<br />

dépendance économique de l'Empire ottoman à un moment où le<br />

rythme <strong>et</strong> le volume des échanges s'accroissaient rapidement.


Ce processus se heurta essentiellement au statut foncier de l'Empire<br />

ottoman, statut qui était très complexe: mélange de prescriptions<br />

religieuses relevant du Coran, de la Chari'a, de la tradition (sunna) <strong>et</strong><br />

des Khatti-Chérifs des prédécesseurs de Soleiman le Magnifique qui les<br />

fit réunir en une sorte de code appelé Kanon Nameh.<br />

Ce ne fut qu'en 1858 que le gouvernement ottoman se décida à<br />

créer un service de l'enregistrement foncier le «Defterkhané», chargé de<br />

m<strong>et</strong>tre au clair la situation foncière de l'Empire <strong>et</strong> de distribuer à<br />

chaque propriétaire de terre «moulk» ou «amirié» un titre de propriété<br />

officiel le sened tabou, système qui favorisa en fait l'extension de la<br />

grande propriété. Ce qui domine donc le droit foncier traditionnel<br />

ottoman, c'est la précarité de la propriété foncière rurale, par opposition<br />

à la propriété citadine. C'est le signe de l'opposition absolue avec<br />

l'Occident. En fait, le statut réel d'une terre rurale compte assez peu,<br />

c'est le statut de son propriétaire qui importe: le statut politique du<br />

maître influe sur celui du bien <strong>et</strong> peut même le déterminer.<br />

Le changement essentiel apporté par les «Tanzimats» du XIXe siècle<br />

était celui de m<strong>et</strong>tre fin en 1839 au système du «Dirlik» qui faisait la<br />

spécificité du régime ottoman de propriété. L'Empire Ottoman est entré<br />

dans le processus de changement imposé par l'extension du marché<br />

capitaliste qui tend à devenir mondial. Ainsi le «Khatti-Chérif de<br />

Gulkhané» de 1839, confirmé de tous points par le «Khatti-Hamayon»<br />

de 1856, annonçait les décisions suivantes:<br />

Aucune religion, race ou langue ne doit être l'obj<strong>et</strong> de lois spéciales<br />

qui entraîneraient la sujétion d'une classe de suj<strong>et</strong>s turcs à une<br />

autre classe.<br />

Les anciens droits ecclésiastiques des églises arménienne <strong>et</strong><br />

grecque sont de nouveau confirmés.<br />

Les patriarcats <strong>et</strong> les synodes ne sont soumis ni au pouvoir civil ni<br />

à la juridiction des tribunaux.


Les patriarches sont nommés pour la vie.<br />

Le salaire des membres du clergé est assuré.<br />

Une commission administrative importante sera nommée pour<br />

régler les rapports des «reaya» grecs <strong>et</strong> arméniens avec le<br />

gouvernement.<br />

Toutes les confessions, toutes les nationalités seront traitées d'une<br />

manière égale; les chrétiens pourront parvenir à tous les emplois de<br />

l'État y compris le conseil d'État.<br />

Des écoles publiques seront créées.<br />

Une juridiction civile pour les «reaya» sera instituée.<br />

Les lois civiles <strong>et</strong> criminelles existantes seront codifiées <strong>et</strong> traduites<br />

dans les diverses langues de l'Empire.<br />

Le système des prisons sera modifié ainsi que celui de la police<br />

Les «reaya» seront requis pour le service militaire <strong>et</strong> pourront<br />

parvenir a tous les grades de l'armée.<br />

L'administration des provinces sera réorganisée.<br />

Tout étranger pourra posséder des terres en Turquie aussi<br />

longtemps qu'il obéira aux lois du pays <strong>et</strong> payera les impôts.<br />

Les Francs (étrangers) auront le droit d'acquérir.<br />

Les dépenses de l'État seront discutées d'avance.<br />

Des établissements de crédit pour le commerce seront créés.<br />

Le système monétaire sera modifié.


Les résultats de ces mesures qualifiées de réformes sont :<br />

1 - Le sultan est lié à l'Occident.<br />

2 - L'économie monétaire est entrée au village, le changement du<br />

système fiscal visait à insérer les paysans dans le marché<br />

capitaliste.<br />

3 - Les groupes d'intérêts sont devenus plus puissants.<br />

4 - Des mesures prises dans le secteur commercial ont donné libre<br />

cour aux profits des impérialistes.<br />

5 - L'empire est plus soumis que jamais à l'impérialisme culturel<br />

occidental qui a séduit les intellectuels ottomans par c<strong>et</strong>te<br />

nouvelle forme d'éducation.<br />

A la suite ce ces mesures, la politique de l'Occident consiste à<br />

end<strong>et</strong>ter l'empire. Le premier emprunt est accordé en 1852, par la suite<br />

les emprunts des ottomans augmentent sans cesse. Le «Douyoun<br />

Oumoumiyé» (d<strong>et</strong>tes publiques) est créé dans le but de contrôler <strong>et</strong> de<br />

diriger les finances ottomanes. Grâce au «Douyoun Oumoumiyé» les<br />

d<strong>et</strong>tes extérieures augmentent, le capital étranger s'assure une garantie<br />

au niveau de l'État ottoman, on verse ainsi les impôts d'une région<br />

déterminée au «Douyoun Oumoumiyé», le capital peut donc entrer sans<br />

aucun risque. C'est le peuple qui paie les impôts, ce sont les pays<br />

étrangers qui ramassent les gains <strong>et</strong> c'est la Sublime Porte qui touche sa<br />

commission(80).<br />

En 1858, on voit pour la première fois la loi sur la terre, celle-ci est<br />

divisée en cinq parties<br />

1 - Terre «Memluk», terre pouvant devenir propriété privée.<br />

2 - Terre «Miri», terre appartenant à l'État.


3 - Terre «Wakf», terre de réserve.<br />

4 - Terre «M<strong>et</strong>ruk», terre abandonnée.<br />

5 - Terre «Mevat», terre inculte.<br />

On ne peut mesurer la portée de ces changements qu'en se<br />

représentant clairement les principes sur lesquels s'est fondée la<br />

relation du producteur direct avec le moyen de production principal : la<br />

terre, <strong>et</strong> comment toutes les catégories de c<strong>et</strong>te nouvelle division des<br />

terres se ramenaient pratiquement à consolider la propriété privée, <strong>et</strong> à<br />

assurer les conditions historiques indispensables à la désintégration de<br />

l'ancienne économie, <strong>et</strong> sa subordination au marché mondial dominé par<br />

les puissances capitalistes occidentales.<br />

En eff<strong>et</strong>, le point capital dans le statut juridique de la propriété<br />

dans l'Empire Ottoman ne devient compréhensible qu'à partir du<br />

principe religieux de l'Islam auquel il se réfère. Ce principe fait la<br />

distinction entre deux catégories de terres, c<strong>et</strong>te distinction remonte à<br />

l'époque même de la conquête arabe . Claude Cahen fait un exposé clair<br />

à ce suj<strong>et</strong> dans un article éminent sur : «L'évolution de l'iqta' du IXe au<br />

XIIIe siècle». Il distingue :<br />

terres:<br />

En gros, au nomment de la conquête arabe, il y a deux blocs de<br />

Le premier constitué par toutes celles qui, auparavant,<br />

appartenaient à des particuliers, évidemment non musulmans, <strong>et</strong> qui<br />

n'ont pas été abandonnées par eux. Elles sont, en fait, laissées à leurs<br />

détenteurs, le droit éminent de la communauté musulmane étant<br />

affirmé par un impôt foncier, le «Kharaj». Mais les héritiers de ces<br />

possesseurs se sont ensuite souvent convertis à l'Islam. Comme cela<br />

aurai ruiné le trésor de les dispenser pour autant du «Kharaj», on a fini<br />

par établir que le statut de la terre ne changerait pas avec celui du


possesseur, une capitation personnelle, la «Jizya», s'ajoutant seulement,<br />

ou non, au Kharaj, selon la confession du contribuable.<br />

Le second groupe de terres est celui que la communauté<br />

musulmane a hérité des anciens domaines des États romano-byzantin <strong>et</strong><br />

Sassanide, ou des Églises liées à eux, des grands domaines de<br />

propriétaires disparus par la fuite ou la mort sans héritier exploitant,<br />

enfin des territoires n'ayant jamais fait l'obj<strong>et</strong> d'appropriation par des<br />

individus ou des collectivités locales, déserts, <strong>et</strong>c.... Ces domaines ne<br />

présentaient évidemment d'intérêt pour le conquérant que s'ils étaient<br />

mis en valeur. A côté de ceux qui étaient conservés par l'État <strong>et</strong> souvent<br />

affermés par lui, il était en général plus simple de les concéder à des<br />

particuliers ou à des groupes de manière à les m<strong>et</strong>tre en situation de<br />

rendre à la communauté les services qu'elle attendait d'eux. Ces terres,<br />

en quelque sorte r<strong>et</strong>ranchées du domaine public, étaient appelées d'un<br />

nom qui, étymologiquement, évoquait c<strong>et</strong>te idée: «qati'a», auquel plus<br />

tard on devait préférer le terme abstrait signifiant r<strong>et</strong>ranchement<br />

«iqtâ'».<br />

Ces terres n'étaient concédées, qu'à des musulmans <strong>et</strong> comme telles<br />

assimilées à maints égards aux propriétés des premiers musulmans<br />

d'Arabie; il était d'ailleurs arrivé qu'elles eussent été acquises du trésor<br />

par achat. Elles n'étaient donc pas frappées de l'impôt du «Kharaj»<br />

marque de sujétion, mais seulement de la «Dîme», «Oushr», bien plus<br />

faible à laquelle était tarifée l'aumône, considérée comme volontaire, du<br />

croyant(81).<br />

A ce moment, seules les propriétés bâties dans les villes <strong>et</strong> les<br />

bourgs furent considérées comme biens privés <strong>et</strong> comme telles, laissées<br />

en pleine propriété à leurs maîtres: ce sont les terres «Moulk» ou<br />

«Melk», les seules à jouir du droit compl<strong>et</strong> de propriété.<br />

tout le reste du pays fut considéré comme butin de guerre <strong>et</strong><br />

comme revenant à ce titre à l'ensemble de la communauté musulmane.<br />

Mais il ne pouvait être question pour celle-ci de l'exploiter directement,<br />

elle en laissa donc la jouissance aux possesseurs effectifs contre


certaines redevances ou servitudes, de là la distinction d'un double droit<br />

sur les terres: le «Rekaba» ou domaine éminent appartenant à la<br />

communauté musulmane, c'est-à-dire à l'État musulman représenté par<br />

son chef légitime spirituel <strong>et</strong> temporel, le Sultan; <strong>et</strong> le «Tesarrouf», droit<br />

de jouissance laissé aux possesseurs. Ces terres portent en Syrie, comme<br />

dans le reste de l'empire le nom de terres «amirié» ou terres «miri»,<br />

c'est-à-dire «Terres du prince» déjà signalées(82).<br />

Au cours des siècles, le principe de c<strong>et</strong>te distinction fut toujours<br />

soigneusement maintenu, mais le «Tesarrouf» tendit à s'affirmer de plus<br />

en plus, <strong>et</strong> à se rapprocher de la pleine propriété. Pareille évolution est<br />

manifeste, comme on le verra plus loin, dans le code civil ou «Mejellé»<br />

de 1858, <strong>et</strong> à partir des «Tanzimats» de 1839 <strong>et</strong> 1856. En fin de compte,<br />

le «Tesarrouf» tendait à donner aux possesseurs l'entière <strong>et</strong> libre<br />

disposition de leurs biens avec droit d'exploiter, louer, vendre<br />

hypothéquer <strong>et</strong> léguer. Le domaine éminent de l'État se manifestait par<br />

quelques servitudes importantes: l'obligation de mise en valeur;<br />

d'abord, toute terre amirié, non cultivée, pouvait au bout d'un court<br />

espace de temps - trois ou cinq ans - être revendiquée par l'État, enfin,<br />

celle-ci ne pouvait sans autorisation spéciale de l'État être constituée<br />

par son possesseur en «Waqf».<br />

Le «Waqf» est une des originalités du droit coranique; il consiste en<br />

l'affectation, par acte précis, dune terre ou d'un bâtiment déterminé à la<br />

fondation ou l'entr<strong>et</strong>ien d'une oeuvre pieuse. L'affectation est<br />

irrévocable <strong>et</strong> le «Waqf», échappant à la législation civile, n'est plus<br />

désormais régi que par le droit coranique. Consacré au service de Dieu,<br />

le «Waqf» est, par définition, inaliénable, <strong>et</strong> la défense des «Waqfs» est<br />

un des premiers devoirs du Sultan; le ministère des «Waqfs» ou<br />

«Evqafs» était l'une des plus puissantes administrations de l'Empire<br />

ottoman. Leur spoliation fut à peu près de règle sous tous les régimes; la<br />

plupart des «Walis» utilisaient sans vergogne leurs pouvoirs politiques<br />

<strong>et</strong> administratifs <strong>et</strong> s'enrichissaient rapidement, mais le pouvoir central<br />

y veillait scrupuleusement; sitôt que le Sultan en était discrètement<br />

renseigné sur l'importance du magot, il ordonnait de tuer le «Wali» <strong>et</strong><br />

de réquisitionner ses biens ou de le transférer. Les «Walis» avaient


aussi leur police secrète <strong>et</strong> étaient souvent prévenus à temps de la<br />

mesure draconienne qui les frappait. Ils se rendaient alors au tribunal<br />

de la «Chari'a» <strong>et</strong> déclaraient leurs biens «Waqfs», en stipulant leurs<br />

conditions:<br />

1 - Une partie des revenus était consacrée aux oeuvres pieuses.<br />

2 - L'usufruit qui restait était la propriété du «Wali» jusqu'à sa<br />

mort.<br />

3 - C<strong>et</strong> usufruit, après la mort du donateur, devait revenir à ses<br />

héritiers(83).<br />

C<strong>et</strong>te astuce qui faisait partiellement l'affaire des oeuvres pieuses<br />

<strong>et</strong> qui préservait la fortune de la dilapidation possible des héritiers,<br />

sauvait ainsi le «Wali» <strong>et</strong> de la ruine e de la mort: l'ordre du Sultan<br />

s'arrêtait devant l'ordre religieux sacré du «Waqf» comme devant un<br />

lieu d'asile.<br />

Ainsi, l'obj<strong>et</strong> primitif du «Waqf» évolua. Il est certain que<br />

l'administration des «Waqfs», qui était une sorte de service sacré,<br />

devenait un service économique pour protéger la sécurité des familles.<br />

Devant c<strong>et</strong>te déviation, l'orthodoxie musulmane ne dit rien; les deux<br />

sortes de «Waqfs» allaient de pair:<br />

Ceux qui ont pour but de conserver pour le culte <strong>et</strong> la postérité<br />

indigente le nom <strong>et</strong> les rentes d'un bienfaiteur sont appelés «Waqf<br />

khayrié».<br />

Ceux qui, sous l'Empire ottoman, se sont greffés sur les premiers <strong>et</strong><br />

demeurent des placements sûrs pour familles, sont nommés «Waqf<br />

Zorrié».<br />

Le «Waqf» n'est pas exclusivement musulman; par une<br />

contamination sociale, il s'est étendu aux autres communautés<br />

religieuses vivant à l'intérieur de l'Empire. Églises <strong>et</strong> couvents de toutes


sortes ont profité de c<strong>et</strong>te législation, <strong>et</strong> certains clergés sont devenus<br />

de puissants propriétaires terriens: tels ceux du Liban qui possèdent<br />

une part notable des terres cultivées.<br />

D'une façon générale, la pratique du «Waqf» a développé la grande<br />

propriété privée rurale <strong>et</strong> l'a consolidée. Cela peut paraître paradoxal,<br />

puisqu'en théorie le «Waqf» ne peut s'appliquer qu'aux biens «Moulk»,<br />

c'est-à-dire aux biens urbains. Mais en fait, au cours de l'histoire, il s'est<br />

largement étendu sur les terres «Amirié» avec le consentement explicite<br />

ou supposé de l'État. De là la constitution de vastes domaines<br />

inaliénables <strong>et</strong> indivis(84).<br />

«Moulk», «Amirié» <strong>et</strong> «Waqf» constituent les trois catégories<br />

juridiques essentielles; en dehors d'elles, le domaine public de l'État:<br />

routes rivières <strong>et</strong>c. une catégorie spéciale était faite dans le droit<br />

ottoman à la partie du domaine public abandonnée à des collectivités:<br />

les terres «Métrouké», «Mouréféké», qui jouent un rôle important dans<br />

la vie villageoise: les espaces libres, les places <strong>et</strong> les pâturages.<br />

Quant au domaine privé de l'État, comprenant les biens domaniaux<br />

du Sultan, il était particulièrement étendu en Syrie, où le Sultan Abdel-<br />

Hamid avait réussi à se constituer, aux lisières de la steppe, d'immenses<br />

propriétés d'un seul tenant comptant plusieurs centaines de villages.<br />

Enfin, les terres libres ou mortes - «Moubâh» ou «Mevat» - non<br />

appropriées de mémoire d'homme, relevaient du domaine éminent de<br />

l'État. Mais elles devenaient terres «Amirié» au profit de qui les<br />

vivifiait. Seulement l'extension de ces terres était extrêmement difficile<br />

à fixer, étant donné l'imprécision des droits collectifs des tribus <strong>et</strong> le<br />

caractère précaire <strong>et</strong> sporadique des cultures dans les zones<br />

steppiques(85).<br />

Jusqu'au XIXe siècle, l'Empire ottoman a donc ignoré, comme on l'a<br />

vu, toute immatriculation foncière; ce ne fut qu'en 1858, après le vote<br />

de la loi sur la terre, que le gouvernement ottoman se décida à créer un<br />

service d'enregistrement foncier, le «Defterkhané», chargé de m<strong>et</strong>tre au


clair la situation foncière de l'Empire, <strong>et</strong> de distribuer à chaque<br />

propriétaire de terre «Moulk» ou «Amirié» un titre de propriété officiel<br />

le «Sened Tabou», système qui favorisa en fait l'extension de la grande<br />

propriété privée.<br />

Ce qui domine donc le droit foncier traditionnel ottoman, c'est la<br />

précarité de la propriété foncière rurale par opposition à la propriété<br />

citadine privée. C'est le signe de l'opposition absolue avec l'Occident. En<br />

fait, le statut réel d'une terre rurale compte assez peu; c'est le statut<br />

politique de son propriétaire qui importe. C'est c<strong>et</strong> ordre de faits que la<br />

loi de 1858 est venue bouleverser de fond en comble; par c<strong>et</strong>te loi, la<br />

propriété étatique des terres n'a plus aucune réalité <strong>et</strong>, dans la pratique,<br />

tout se passe comme s'il s'agissait d'une propriété privée. En peu de<br />

temps apparaissent les résultats d'une telle mesure:<br />

1 - Apparition des «Aghas», c'est-à-dire des riches propriétaires de<br />

fermes.<br />

2 - Apparition d'une catégorie d'ouvriers agricoles qui travaillent<br />

auprès de l'«Agha».<br />

3 - Le «Reaya» se détache de son moyen de production, la terre, <strong>et</strong><br />

commence à émigrer vers la ville à la recherche d'un marché<br />

pour vendre sa force de travail.<br />

Le capitalisme occidental a créé, de c<strong>et</strong>te manière, les bases locales<br />

nécessaires pour la reproduction de sa domination(86). Reprenons<br />

brièvement c<strong>et</strong> itinéraire:<br />

Vers la seconde moitié du XVIe siècle, l'Empire ottoman, ayant<br />

élargi ses frontières au maximum, se trouve dans l'impossibilité de<br />

continuer ses conquêtes. Le pillage, le butin de guerre <strong>et</strong> les impôts<br />

perçus dans les pays conquis, <strong>et</strong> qui représentent les ressources des<br />

finances de l'État, ont diminué alors que les frais ont augmenté. Dans la<br />

société ottomane, le commerce est méprisé <strong>et</strong>, dès le début, ce secteur<br />

avait été abandonné avec des privilèges aux étrangers. l'État se trouve


donc dans l'obligation de trouver de nouvelles sources de revenus. A<br />

partir de la seconde moitié du XVIe siècle, les paysans représentent la<br />

principale source de revenus de l'État, les impôts perçus du «Reaya»<br />

sont augmentés.<br />

On commence donc à vendre des terres appartenant à l'État, <strong>et</strong> qui<br />

deviennent propriété privée; il est question pour la première fois de<br />

«propriété privée». Les nouvelles méthodes pour percevoir les impôts<br />

font apparaître les «Moultezim» c'est-à-dire les percepteurs. C<strong>et</strong>te<br />

transformation s'opère aussi sous l'influence des pays étrangers. La vie<br />

économique commence à se développer dans les villes, <strong>et</strong> l'économie<br />

monétaire devient dominante. Les «Sipahi», les propriétaires des<br />

«Timar», des «Zeam<strong>et</strong>» <strong>et</strong> des «Khas» commencent à s'occuper de<br />

commerce <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ournent vers les grandes villes. L'influence s'en fit<br />

sentir sur la structure de l'État <strong>et</strong> la répartition des terres. Les «Dirlik»<br />

commencent à être distribués en échange de «pots de vin». Au cours de<br />

c<strong>et</strong>te transformation, les terres administrées par les «Beys» <strong>et</strong> les<br />

«Pachas» - dont la propriété revenait à l'État - passent entre leurs<br />

mains <strong>et</strong> deviennent leur propriété privée. La terre devenant un obj<strong>et</strong><br />

de spéculation, le capital commercial s'étend jusqu'au village.<br />

Les privilèges accordés aux pays étrangers, d'abord à la France,<br />

perm<strong>et</strong>tent aux produits étrangers d'affluer vers les ports, <strong>et</strong> font<br />

péricliter la production indigène déjà restreinte <strong>et</strong> peu productive. Ceux<br />

qui vivent de la production indigène forment une couche sociale qui fait<br />

du commerce en vendant les produits étrangers. Le paysan commence à<br />

prendre contact avec l'argent <strong>et</strong> à suivre la métamorphose de la<br />

marchandise dans le marché.<br />

Quoi qu'il en soit, c<strong>et</strong>te optique globale qui essaie de tracer le<br />

mouvement de l'ensemble du système ottoman, nous perm<strong>et</strong> de j<strong>et</strong>er<br />

une lumière nouvelle sur un certain nombre de démarches <strong>et</strong> de<br />

systèmes d'idées traitant des pays arabes sous l'Empire ottoman.<br />

TROISIEME PARTIE:


LE HORS - LA - LOI<br />

Le discours du hors-la-loi - Mikhaël Bou'inein - s'insère dans le<br />

procès de constitution d'un pouvoir local à Zahlé à la fin de la «Ghalaba»<br />

ottomane, <strong>et</strong> avec l'installation du nouveau pouvoir français au Liban,<br />

(le Mandat). C'est Mikhaël lui-même qui s'emploie, au début de son<br />

livre, à nous situer avec une narration moralisante, le cadre historique<br />

de son discours au cours de la première guerre mondiale:<br />

«Je te remercie, O Dieu mon généreux créateur, de m'avoir gardé la<br />

vie sauve, <strong>et</strong> de m'avoir accordé la santé <strong>et</strong> la raison nécessaire<br />

pour raconter les horreurs que j'ai endurées <strong>et</strong> celles dont j'ai été<br />

témoin pendant la Guerre, <strong>et</strong> pour décrire l'oppression <strong>et</strong> la<br />

tyrannie atroces dont les Turcs ont fait preuve durant les années<br />

1914 - 1918, ainsi que jusqu'en 1930, date à laquelle j'ai quitté ma<br />

patrie bien aimée, le Liban, pour le Brésil. Me voici maintenant en<br />

train d'écrire pour l'histoire afin que le proche, au même titre que<br />

l'étranger, s'aperçoive que Zahlé, la reine des villes libanaises<br />

connue depuis longtemps pour son hospitalité envers le voisin fûtce<br />

même injuste, n'a pas faibli pendant c<strong>et</strong>te période difficile, à son<br />

devoir de protéger les victimes de la tyrannie exercée par les Turcs<br />

dans les pays arabes. C'est dans c<strong>et</strong>te ville hospitalière <strong>et</strong> prospère<br />

que je suis né en 1888»(1).<br />

Le premier acte de constitution de ce discours s'insère donc dans le<br />

cadre de la réaction contre le «Turc» assimilé à l'oppression <strong>et</strong> à la<br />

tyrannie. C'est un invariable du discours minoritaire, le vis-à-vis de<br />

c<strong>et</strong>te oppression est conçu à travers l'hospitalité, le courage <strong>et</strong> la bonté<br />

des gens dans sa ville natale, bonté s'enracinant dans les rapports<br />

sociaux qui caractérisent c<strong>et</strong>te ville:<br />

«La population de Zahlé est composée de trois communautés<br />

religieuses connues pour leur courage dans les guerres <strong>et</strong> les<br />

conflits. L'histoire de nos ancêtres est toujours suj<strong>et</strong> de discussion<br />

dans les réunions des gens. Mais ceux qui ont traité des<br />

événements historiques de 1860 se sont sciemment employés à<br />

négliger <strong>et</strong> à faire oublier c<strong>et</strong>te histoire afin d'éteindre la haine qui<br />

anime les esprits; que Dieu leur pardonne»(2).


La conscience immédiate du réel saisit le réel comme réparti en<br />

communautés religieuses. L'histoire «pratique», celle vécue <strong>et</strong> racontée<br />

par les gens dans leurs réunions, est doublée <strong>et</strong> cachée par une histoire<br />

écrite <strong>et</strong> idéologique faite par des professionnels de l'écriture, voulant<br />

faire oublier l'histoire réelle de la haine qui détermine les rapports de<br />

ces communautés entre elles. Le tournant historique auquel se réfère<br />

c<strong>et</strong>te histoire réelle <strong>et</strong> spontanée est l'année 1860.<br />

En eff<strong>et</strong>, la formation du pouvoir au Liban comme «Ghalaba»<br />

maronite unifiant l'entité libanaise sous l'égide de la «Ghalaba»<br />

ottomane centrale, est un long processus qui est passé par le transfert<br />

de la «Ghalaba» des Druzes aux Maronites.<br />

A la lumière de notre problématique développée dans le cinquième<br />

chapitre : le système liant les concepts de domination formelle <strong>et</strong><br />

domination réelle du capital, de «Ghalaba» <strong>et</strong> d'hégémonie - système qui<br />

n'a de sens que dans une lecture historique - nous avançons l'hypothèse<br />

historique suivante:<br />

Avec l'intensification de la pénétration capitaliste occidentale dans<br />

l'Empire ottoman au début du XIXe siècle, le pouvoir central ottoman<br />

s'est de plus en plus affaibli, surtout à l'époque du Sultan Mahmoud II,<br />

<strong>et</strong> est tombé sous la domination formelle du capital occidental; ce<br />

mouvement a suscité la constitution d'un pouvoir local - celui de<br />

Mouhammad Ali en Égypte - pouvoir visant à réformer le pouvoir<br />

central ottoman afin de lui donner les moyens de résister contre la<br />

domination occidentale <strong>et</strong> contre la désintégration interne(3); ce proj<strong>et</strong><br />

profitant d'une conjoncture internationale favorable, s'est employé à<br />

unifier l'intérieur de l'Empire en assurant sa «Ghalaba» sur les pouvoirs<br />

locaux, tout en faisant jouer à l'Égypte le rôle de pôle d'unité dans le<br />

cadre de l'Empire ottoman. Ce mouvement coïncide <strong>et</strong> s'entremêle avec<br />

le passage de l'entité libanaise - dont le pouvoir ne peut être lu de<br />

l'intérieur de c<strong>et</strong>te entité qui ne constitue pas une formation sociale - de<br />

la «Ghalaba» Druze à la «Ghalaba» maronite sous le règne de l'émir<br />

Bachir II.


Le passage de la «Ghalaba» Druze à la «Ghalaba» maronite décrit un<br />

mouvement de l'histoire libanaise qui débute au XIXe siècle avec les fils<br />

de l'émir Melhem Chéhab convertis au christianisme <strong>et</strong>, par la suite,<br />

avec l'émir maronite Youssef Chéhab (1770)(4). Ce passage se consolide<br />

avec l'émir Bachir II qui s'est emparé du pouvoir sans obtenir<br />

l'unanimité <strong>et</strong> la solidarité des familles druzes dominantes, solidarité<br />

qui lui était indispensable pour légaliser sa «Ghalaba», son «illégalité<br />

anthropologique» lui a value l'hostilité des notables druzes - Émirs <strong>et</strong><br />

Cheikhs réunis sous la direction de Bachir Junblat <strong>et</strong> le soutien des<br />

familles maronites d'une part <strong>et</strong> l'alliance avec Mouhammad Ali d'autre<br />

part; il est difficile de considérer la présence égyptienne d'Ibrahim<br />

Pacha en Syrie <strong>et</strong> au Liban comme un élément «externe» par rapport à<br />

l'entité libanaise(5).<br />

«Le souverain ne peut régner qu'avec l'appui de son clan. C'est là<br />

son groupe d'agnats qui l'aide dans ses entreprises. Il se sert d'eux<br />

pour combattre les rebelles. Il puise dans leurs rangs pour occuper<br />

les postes officiels, désigner les vizirs <strong>et</strong> les collecteurs d'impôts. Ils<br />

l'aident a régner, particulièrement au gouvernement <strong>et</strong> à toutes les<br />

affaires importantes.<br />

«C'est du moins, disait Ibn Khaldoun, le cas pendant la première<br />

phase de la dynastie. A l'approche de la seconde, le souverain se<br />

montre indépendant de son peuple, confisque la gloire à son profit<br />

<strong>et</strong> en éloigne son peuple de ses propres mains. En conséquence, ses<br />

propres agnats deviennent ses ennemis. Pour les écarter du pouvoir<br />

ou de la prise du pouvoir, il faut au roi d'autres amis, des étrangers,<br />

qu'il peut utiliser contre les siens <strong>et</strong> qui deviendront ses amis, des<br />

amis plus intimes que quiconque. Ils méritent d'ailleurs, plus que<br />

tout autre, d'être ses proches <strong>et</strong> ses clients, d'être ses élus <strong>et</strong> de<br />

recevoir de hautes charges, parce qu'ils sont prêts à donner leur vie<br />

pour lui, en empêchant les siens de reprendre le pouvoir <strong>et</strong> leur<br />

ancienne place.<br />

«Ainsi le souverain ne se soucie plus que de ses nouveaux favoris.<br />

Il les comble de bienfaits <strong>et</strong> d'honneurs. Il leur distribue les<br />

emplois principaux : les charges de vizir, de commandant en chef <strong>et</strong><br />

de collecteur d'impôts, ainsi que les titres honorifiques qui ne<br />

reviennent qu'à lui seul <strong>et</strong> qu'il ne partage même pas avec ceux de<br />

son sang. C'est parce que ces gens sont devenus ses meilleurs amis


<strong>et</strong> ses conseillers les plus sincères. Mais c'est là l'annonce de la fin<br />

de la dynastie <strong>et</strong> de la maladie chronique qui l'atteint : résultat de<br />

la perte de l'esprit de clan, fondement de la supériorité dynastique.<br />

Les sentiments des gens de la tribu dont la dynastie est issue se<br />

détériorent, par suite du mépris dans lequel ils sont tenus <strong>et</strong> de<br />

l'hostilité que le souverain leur témoigne. Ils le haïssent <strong>et</strong><br />

attendent l'occasion d'un changement de fortune. Le grand danger<br />

de c<strong>et</strong>te situation r<strong>et</strong>ombe sur la dynastie. Celle-ci est frappée d'un<br />

mal incurable. Les erreurs du passé s'accroissent à chaque<br />

génération <strong>et</strong> finissent par entraîner la chute de la dynastie»(6).<br />

En eff<strong>et</strong>, l'occasion n'a pas tardé à se présenter. La «Ghalaba» de<br />

Bachir II <strong>et</strong> de ses clients maronites est mise en question en 1840, lors<br />

de la défaite subie par Mouhammad Ali <strong>et</strong> par son allié Bachir II; à la<br />

suite de c<strong>et</strong>te défaite les notables druzes expulsés par ce dernier au<br />

Djabal druze en Syrie, se rem<strong>et</strong>tent à revendiquer leur «Ghalaba»<br />

perdue; leur revendication est devenue impossible dans le nouvel ordre<br />

international où les puissances occidentales ont commencé à intervenir<br />

directement dans l'équilibre libanais ébranlé par une guerre civile qui<br />

s'est prolongée une vingtaine d'années (1840-1860).<br />

C<strong>et</strong>te guerre civile a donné lieu à un nouvel équilibre entre les deux<br />

communautés dont la «Ghalaba» est devenue externe: l'installation de la<br />

moutaçarrifyya est venue consacrer la chrétienté du gouverneur aussi<br />

bien que son origine non libanaise. Le mouvement de Tanios Chahine<br />

s'insère dans le cadre de la contradiction opposant la communauté<br />

maronite représentée par l'Église, aux familles de notables aussi bien<br />

maronites que druzes. C<strong>et</strong>te lecture historique va à l'encontre d'une<br />

certaine analyse «marxiste» qui identifie le mouvement de Tanios<br />

Chahine - où l'influence jésuite est manifeste - à la Commune de Paris;<br />

elle va également à l'encontre d'une certaine lecture faisant de l'Église<br />

maronite un «intellectuel organique» assurant l'unité <strong>et</strong> l'hégémonie au<br />

sein de la communauté maronite; c<strong>et</strong>te dernière lecture transpose au<br />

Liban l'analyse faite par Gramsci de l'Église en Italie(7).<br />

D'un autre côté, la riposte de Youssef Karam contre le Moutaçarref<br />

ne fait qu'illustrer l'impossibilité de la «Ghalaba» maronite à l'époque,


«Ghalaba» qui n'a pu se réaliser que longtemps après, avec<br />

l'établissement du mandat français après la première guerre mondiale.<br />

C'est dans ce cadre historique que s'est constitué le pouvoir familial<br />

local à Zahlé. En eff<strong>et</strong>, le pouvoir local des familles catholiques à Zahlé<br />

est formé au début du XIXe siècle, à l'époque où la ville faisait partie<br />

des propriétés (Iqta') des émirs druzes Abou Al-Lam'(8); ces derniers<br />

étaient considérés comme les plus importants dans la hiérarchie des<br />

familles druzes après la famille Chéhab, <strong>et</strong> ils soutenaient à ce titre<br />

l'opposition druze contre Bachir II dirigée par Bachir Junblat (9); c'est<br />

ainsi que, après la mort d'Ahmad Pacha Al-Jazzar en 1804, Bachir II<br />

s'est employé à se débarrasser de l'opposition des notables druzes (10),<br />

<strong>et</strong> à ce titre il a soutenu les chrétiens de Zahlé <strong>et</strong> les a encouragés à se<br />

soulever contre la «Ghalaba» druze des Abou Al-Lam': la bataille des<br />

Zahliotes contre la famille druze dominante Al-Qontar en 1825 (11).<br />

C'est dans ce contexte que la nouvelle «Ghalaba» des familles<br />

catholiques de Zahlé _ au nombre de sept selon un mythe généalogique<br />

local - émerge en opposition contre l'ancienne «Ghalaba» druze soutenue<br />

par le pouvoir de Bachir II. Ce pouvoir familial local se reproduit au<br />

cours du XIXe siècle, pour se diviser en deux camps familiaux se<br />

disputant le pouvoir local : la famille Braydi <strong>et</strong> la famille Abou Khâter,<br />

toutes deux catholiques, les maronites étant minoritaires(12); ce n'est<br />

qu'avec le mandat français que ces deux «partis» familiaux se<br />

regroupent en un seul parti pour s'opposer au nouveau courant qui se<br />

constituait en dehors des «sept familles», <strong>et</strong> qui s'appuyait sur le<br />

soutien du pouvoir mandataire français; le chef de fil de ce nouveau<br />

«parti» pro-français était Elias To'mi Skaf, le père de Joseph Skaf,<br />

député actuel de la ville de Zahlé(13).<br />

A partir de ce bref aperçu historique du rapport entre le pouvoir<br />

local de Zahlé <strong>et</strong> le pouvoir au niveau du Liban, l'itinéraire de notre<br />

hors-la-loi prend toute sa signification. Son itinéraire commence au<br />

Mexique, entre 1908 <strong>et</strong> 1913, où une ruée des émigrés libanais<br />

s'intensifia.


«.. En 1910, le Mexique célébrait le centenaire de son indépendance,<br />

c'était une occasion, aussi bien pour le peuple que pour le<br />

gouvernement, de manifester leur hostilité envers les États-Unis; de<br />

tous les consuls présents, ils ont porté sur les épaules le Consul du<br />

Japon, ennemi des États-Unis. Une vingtaine de jours après c<strong>et</strong>te<br />

manifestation, la révolution éclata au Mexique...»(14)<br />

La révolution mexicaine, dirigée en 1910 par don Francisco I.<br />

Madero, <strong>et</strong> dont le nom d'Emiliano Zapata était parmi les plus<br />

brillants(15), joua un rôle essentiel dans la formation de notre hors-la-<br />

loi maronite.<br />

«Un jour je traversais le département de Wahaca, muni de quatre<br />

mul<strong>et</strong>s sur lesquels je transportais des marchandises à vendre. Aux<br />

confins du village de Boutla, nous avons rencontré - mes deux<br />

compagnons <strong>et</strong> moi - un groupe de mille révolutionnaires armés,<br />

qui nous ont arrêtés <strong>et</strong> m'ont demandé mon nom; je leur ai répondu<br />

Mikhaël Bou'inein, un arabe de la Montagne Libanaise. Je parlais<br />

d'ailleurs bien l'Espagnol. Ne m'ayant pas cru, ils ont pris les mul<strong>et</strong>s,<br />

<strong>et</strong> m'ont arrêté pendant huit heures où je m'attendais au pire. Sur<br />

ce, je leur ai proposé de prendre les mul<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de me libérer, <strong>et</strong> ma<br />

proposition les a mis en colère en m'expliquant qu'ils sont des<br />

révolutionnaires <strong>et</strong> non des hors-la-loi, <strong>et</strong> qu'il faut attendre leur<br />

chef pour examiner mon cas; ce dernier n'a pas tardé à venir <strong>et</strong> m'a<br />

demandé qui j'étais, <strong>et</strong> je lui ai répondu que je suis arabe...il m'a<br />

gardé deux jours pour vendre les marchandises aux<br />

révolutionnaires qui m'ont accompagné après chez mon compatriote<br />

que je cherchais. Le chef qui m'a ménagé s'appelle Eltorato De<br />

Morallis, un des camarades du grand chef Emiliano Zapata»(16).<br />

L'étape mexicaine de Bou'inein l'a bien marqué; elle révèle en<br />

même temps la position d'un maronite se définissant comme arabe à<br />

l'étranger, <strong>et</strong> distinguant le révolutionnaire du hors-la-loi. A c<strong>et</strong>te même<br />

période, un autre événement est venu consolider sa foi dans la<br />

révolution mexicaine qu'il tenait en haute estime comme modèle à<br />

suivre au Liban. C'est l'assassinat au tribunal même du magistrat qui<br />

venait de condamner à mort le père de Zapata que le gouvernement<br />

tenait en otage. Ce modèle de révolution a trouvé son occasion


d'application au Liban avec le déclenchement de la première guerre<br />

mondiale.<br />

Avec le déclenchement de la première guerre mondiale en 1914,<br />

les Turcs augmentèrent leur oppression au Liban, ce qui m'a décidé<br />

à rassembler autour de moi les jeunes de ma communauté maronite<br />

à Zahlé, <strong>et</strong> notre décision fût prise de plaire à Dieu ainsi qu'à ses<br />

prophètes en assumant la défense des droits de tous les opprimés.<br />

Nous étions à la disposition de ceux qui avaient besoin de notre<br />

protection, <strong>et</strong> nous défendions notre patrie au péril de notre vie <strong>et</strong><br />

de tout notre avoir.<br />

«Nous avons opposé à la tyrannie des Turcs une résistance<br />

acharnée, <strong>et</strong> nous volions dans leurs dépôts tout ce qui était à notre<br />

portée: munitions <strong>et</strong> armes qui compensaient ce qu'ils détenaient<br />

de nos concitoyens par inquisition. Ce pays est le nôtre, <strong>et</strong> nous<br />

sommes ses défenseurs. De tous temps, toutes les histoires du<br />

monde ont admiré le courage <strong>et</strong> la noblesse des Libanais. Il est<br />

honteux <strong>et</strong> ridicule de voir les gens de basse extraction nous<br />

injurier au moment où nous sommes loués par nos savants <strong>et</strong> par<br />

les personnes haut placées»(17).<br />

Le modèle de la révolution mexicaine s'habille avec des vêtements<br />

confessionnels, <strong>et</strong> se réduit à un groupe de miliciens illégal en<br />

contradiction avec le pouvoir ottoman; c<strong>et</strong>te milice qui est apparemment<br />

en coupure avec l'ordre existant, constitue en fait un élément de poids<br />

dans l'équilibre entre les familles catholiques de Zahlé au profit de la<br />

communauté maronite exclue de c<strong>et</strong> équilibre. Plusieurs événements<br />

nous le révèlent:<br />

«Le 26 octobre 1914, les soldats turcs arrivèrent à Zahlé, vers<br />

minuit les rues se remplirent de soldats. Ils convoquèrent le<br />

Kayem-Makam Ibrahim Bey Abou Khater, ainsi que le chef de la<br />

municipalité <strong>et</strong> les cheikhs de la ville, <strong>et</strong> leur réclamèrent des<br />

maisons pour leur hébergement; leur demande fut satisfaite sur le<br />

champ(l8).<br />

En quittant Zahlé sous la neige, les soldats meurent de froid par<br />

dizaines, <strong>et</strong> les hors-la-loi sautent sur l'occasion pour se procurer des<br />

armes. Les conséquences de c<strong>et</strong> acte révèlent, dans la structure du


pouvoir familial local, le lieu de 1a décision <strong>et</strong> la place tenue par la<br />

communauté maronite <strong>et</strong> sa milice par rapport à ce lieu.<br />

«En j<strong>et</strong>ant un coup d'oeil sur les cadavres dépourvus de fusils, le<br />

chef turc revint le lendemain matin à Zahlé <strong>et</strong> mit en prison dix des<br />

cheikhs, afin qu'on lui r<strong>et</strong>rouve les armes volées. Les cheikhs<br />

réclamèrent deux jours pour découvrir les voleurs, <strong>et</strong> tinrent à<br />

l'évêché une réunion au cours de laquelle on décida de nous<br />

dénoncer au chef turc; mais l'arrivée de Soleiman Farah Al-Ma'louf,<br />

Aziz Diab, Khalil Harawi <strong>et</strong> de Youssef Nammour changea le cours<br />

de la discussion, <strong>et</strong> Ibrahim Abou Khater déclara: écoutez, nous<br />

sommes aujourd'hui en pleine guerre <strong>et</strong> nous ne savons pas ce que<br />

nous réserve c<strong>et</strong> État. Dieu soit remercié pour nous avoir envoyé les<br />

armes à Zahlé, peu importe si c'est par le biais de Mikhaël Bou'inein<br />

ou d'un autre, <strong>et</strong> la réunion fut terminée. Le lendemain j'ai refusé<br />

d'aller voir Ibrahim Abou Khater qui me convoqua chez lui, mais<br />

Khalil Harawi est venu me demander où étaient les armes, <strong>et</strong> m'a<br />

confirmé qu'Ibrahim Bey avait seulement l'intention de se rassurer<br />

sur l'existence des armes à Zahlé, <strong>et</strong> que rien ne m'empêchait d'aller<br />

le voir pour en discuter»(19).<br />

Le lieu de la décision est donc du côté du «parti familial» dominant,<br />

représenté par Ibrahim Abou Khater. Bou'inein refuse de répondre à<br />

l'interpellation directe de ce pouvoir, il est représenté auprès de ce<br />

pouvoir par Khalil Harawi qui vient l'autoriser à négocier avec le<br />

pouvoir, étant donné que l'absence de la milice maronite était présente<br />

dans la réunion en sa personne.<br />

«Le lendemain, <strong>et</strong> à la demande de Khalil Harawi, je suis allé voir<br />

Ibrahim Abou Khater qui faisait ses courses à Souk-el-blat. En le<br />

voyant, je me suis efforcé d'être gentil en disant : bon jour Bey, je<br />

suis venu solliciter votre grâce; quant à lui, sans me répondre, il<br />

m'a fait signe de le suivre chez lui»(20).<br />

En lui demandant de lui ramener les armes, Bou'inein répondit avec<br />

la réserve qu'on garde envers les étrangers <strong>et</strong> les pions du pouvoir<br />

ottoman:<br />

«je ferai de mon mieux pour r<strong>et</strong>rouver le voleur des armes de notre<br />

Sultan; <strong>et</strong> si jamais je réussis, grâce à Dieu, à savoir qui les a volées


- <strong>et</strong> je le saurais grâce à vous - je vous enverrai une vingtaine de<br />

fusils; <strong>et</strong> le bey s'écria les armes étant chez toi, fais-en donc cadeau<br />

à ton ami, vous les maronites, Youssef bey Braydi qui aime tant<br />

Mar-Maroun (St-Maron), <strong>et</strong> qui va bientôt devenir Kayem-Makam.<br />

Désormais, ne m'adresse plus la parole dans le marché, <strong>et</strong> ne viens<br />

jamais chez moi; va plutôt chez ton ami. rappelle-toi que la corde de<br />

la pendaison t'attend, je ne veux plus te revoir, <strong>et</strong> moi j'ai répondu:<br />

- O Bey, Dieu est grand il ne m'arrivera, grâce à vous, que du bien.<br />

- le bien consiste à ce que tu sois loin de moi.<br />

- à vos ordres bey »(21).<br />

Le hors-la-loi traite avec le représentant du pouvoir local avec<br />

réserve, il n'est pas des siens comme Harawi, Abou Khater nous révèle<br />

le jeu de la minorité maronite entre les deux «partis familiaux»<br />

catholiques. Le hors-la-loi maronite est accusé d'être l'ami de son rival<br />

catholique Braydi, il nous révèle la nature du rapport existant entre le<br />

pouvoir <strong>et</strong> la milice des hors-la-loi, entre «l'ordre» <strong>et</strong> le «désordre»,<br />

c'est un rapport secr<strong>et</strong> <strong>et</strong> officieux qui passe par des intermédiaires<br />

«légaux» comme Harawi. Les «légaux» discutent entre eux, <strong>et</strong> chacun<br />

tient son illégalité de la société civile à l'écart de la société politique du<br />

pouvoir. La réserve du hors-la-loi maronite envers les autres<br />

communautés trouve ses raisons dans la conscience communautaire:<br />

«. . Tout ce que je possède dans 1a vie, c'est la foi que je sois<br />

libanais, <strong>et</strong> que je m'appelle M. Bou'inein de Zahlé; je remercie Dieu<br />

pour m'avoir créé dans c<strong>et</strong>te communauté religieuse qui est à la<br />

merci de l'oppression turque, au moment où beaucoup niaient leur<br />

patrie <strong>et</strong> leur communauté religieuse afin d'échapper à la tyrannie<br />

des Turcs. La population de Zahlé était composée de trois<br />

communautés: les Grec-Orthodoxes, accusés d'avoir une sympathie<br />

pour la Russie, les Maronites amis de la France, <strong>et</strong> tous deux sont<br />

les ennemis naturels de la Turquie, <strong>et</strong> les Grec-Catholiques qui<br />

appartiennent à l'Autriche, l'alliée de la Turquie, leur sécurité est<br />

donc assurée. Un comité a été désigné pour recenser les membres<br />

de chaque communauté, <strong>et</strong> on m'a fait savoir que mon nom figurait<br />

sur la liste des Grec-Catholiques, ce qui m'aurait épargné la<br />

pendaison ou l'exil. Je suis allé voir le chef du comité turc pour<br />

protester contre c<strong>et</strong>te erreur, en lui disant que j'étais purement<br />

maronite; mes camarades ont fait de même»(22).


L'affirmation de l'identité communautaire est érigée en programme<br />

d'action: «adorer Dieu, la famille <strong>et</strong> la patrie, ce sont là trois voies<br />

uniques»(23). Ses anciens amis qui l'avaient aidé à ramasser les armes<br />

se sauvèrent. Ils se sentent mal à leur aise lorsqu'ils le rencontraient en<br />

public; quant à lui il a fini par éviter leur rencontre <strong>et</strong> par leur donner<br />

parfois de l'argent. Sa décision est prise de mener une vie de lutte; il a<br />

donc enlevé son costume «occidental» pour porter les armes <strong>et</strong> le<br />

costume «arabe», ce qui a attiré à son égard l'attention des gens qui lui<br />

demandaient:<br />

«Comptes-tu voyager à Mossul? <strong>et</strong> je leur répondais que ces<br />

vêtements étaient plus convenables, <strong>et</strong> que, si je survivais après la<br />

guerre, je reviendrai au costume occidental que j'ai porté de 1908 à<br />

1914»(24).<br />

Ainsi il envoya ses enfants <strong>et</strong> sa femme chez ses parents, pour<br />

mieux s'adapter au genre de vie qu'il a choisi en dehors de 1a société;<br />

mais il n'est pas pour autant en dehors des rapports sociaux lorsqu'il est<br />

désigné par le pouvoir comme contrôleur des récoltes: «Fils du Sultan<br />

pendant la journée, je devenais le fils de Zahlé la nuit... les commerçants<br />

pouvaient ainsi faire des grandes affaires en comptant sur ma<br />

protection pour la libre circulation de leurs marchandises, protection<br />

d'ailleurs bien payée»(25); c'est la «Himaya» moderne.<br />

Sa fonction officielle r<strong>et</strong>race le mouvement économique de la ville<br />

de Zahlé dans son rapport avec l'extérieur, au cours de la première<br />

guerre mondiale:<br />

«J'ai abandonné la fonction de contrôleur après le départ de Gibran<br />

Massamiri pour Damas, <strong>et</strong> ma seule préoccupation consistait à faire<br />

le trafic du blé vers Zahlé qui fournissait l'approvisionnement à<br />

ceux qui venaient de toutes les régions libanaises. Le pouvoir<br />

militaire turc ordonne la réquisition du blé dans toutes les maisons<br />

au profit de l'État. Le voyage nocturne comportait désarmais des<br />

risques, il était à la merci des soldats du gouvernement d'une part,<br />

<strong>et</strong> des nombreux bandits chi'ites de Ba'albek <strong>et</strong> de ses alentours<br />

d'autre part. Les commerçants de Zahlé ach<strong>et</strong>aient le blé des casas


de Nabek, de Yabroud, de Damas <strong>et</strong> de Homs... je partais avec les<br />

chameaux que je louais à Ba'albek, nous ne voyagions que la nuit, <strong>et</strong><br />

nous évitions de nous approcher des routes. En revenant, <strong>et</strong> aux<br />

confins de Ba'albek, nous prenions des précautions aussi bien<br />

contre le gouvernement que contre les bandits. Nous avions parmi<br />

les chi'ites des amis qui nous venaient en aide, ainsi que des<br />

ennemis avec lesquels on ne pouvait que se battre. C<strong>et</strong> état de<br />

choses se prolongea jusqu'à la fin de la guerre»(26).<br />

En plus de sa fonction d'élément indispensable à l'équilibre du<br />

pouvoir local, le hors-la-loi a une certaine légalité auprès du pouvoir<br />

ottoman qui se sert de lui pour la poursuite d'autres hors-la-loi en le<br />

nommant «officier de l'ordre»; la nomination est bien r<strong>et</strong>enue par son<br />

discours pour r<strong>et</strong>racer le rapport existant entre le pouvoir ottoman <strong>et</strong><br />

les pouvoirs locaux pendant la guerre. En eff<strong>et</strong>, lorsque Youssef Braydi,<br />

le rival politique d'Abou Khater, fut nommé Kayem-Makam de Zahlé, il<br />

avait mis sa maison à la disposition de Djamal Pacha <strong>et</strong> des officiers<br />

turcs; on lui demanda d'arrêter ceux qui étaient poursuivis pour leur<br />

hostilité contre les Turcs <strong>et</strong> qui pourraient se réfugier à Zahlé. Youssef<br />

Braydi présenta alors Bou'inein à Rida pacha, chef du conseil de guerre,<br />

comme étant le seul capable d'accomplir c<strong>et</strong>te tâche, <strong>et</strong> il aura comme<br />

récompense le titre d'officier avec, à sa disposition, douze soldats<br />

turcs(27). La fonction est de nouveau détournée contre l'État au profit<br />

des patriotes libanais.<br />

«je partis donc avec les soldats sans rien connaître à leur propos,<br />

mais je n'ai pas tardé à savoir qu'il y en avait parmi eux un<br />

arménien du nom de Sadek, celui-ci m'a avoué s'être déguisé en<br />

Turc; il y avait aussi trois afghans, un sergent <strong>et</strong> un soldat<br />

originaires d'Albanie. Ils étaient tous prisonniers à Istanbul, <strong>et</strong> se<br />

sont engagés dans l'armée pour sortir de la prison. J'ai également<br />

constaté qu'ils aimaient fumer le hachisch, alors je leur en ai<br />

amené, <strong>et</strong> nous nous sommes dirigés vers Kesrwan. Youssef Braydi<br />

avait entre-temps prévenu Ibrahim Al-Râ'i, un des recherchés, de<br />

notre mission; quant à moi, j'ai chargé Khalil Harawi de m<strong>et</strong>tre<br />

Na'oum Labaki au courant.<br />

«J'ai rendu visite à Habib Bey Al-Bitar, le Kayem-Maqam de<br />

Kesrwan qui m'a chargé d'assurer le sécurité des mul<strong>et</strong>iers qui


prenaient la route de Zahlé-Biskinta-Sannine tous les lundis <strong>et</strong> qui,<br />

de r<strong>et</strong>our le mardi, tombaient sur les bandits de Ba'albek qui leur<br />

volaient les marchandises»(28).<br />

La fonction d'État est donc exploitée au profit de la lutte<br />

«nationale», étant donné que les hors-la-loi qu'on poursuivait étaient<br />

des patriotes luttant contre les Turcs, <strong>et</strong> avaient des bons rapports avec<br />

la France. C<strong>et</strong>te fonction est également exploitée dans un autre sens : le<br />

sergent albanais (Rida) déteste le gouvernement turc, il s'est engagé<br />

contre son gré dans l'armée pour échapper à la prison d'Istanbul, il<br />

injuriait les Turcs devant Bou'inein en lui proposant l'évasion pour<br />

former une troupe de Bandits <strong>et</strong> lutter contre le gouvernement turc.<br />

Bou'inein, qui évitait au début ce genre de conversation avec lui, <strong>et</strong><br />

après s'être rassuré de sa sincérité, s'est mis d'accord avec lui pour se<br />

diriger à Aley <strong>et</strong> ramener les soldats afin d'entreprendre le<br />

soulèvement prévu.<br />

«Nous donnions signe de vie à Aley tous les vingt jours. Ainsi j'ai pu<br />

voir de près toutes les horreurs qui ont valu à Aley sa réputation<br />

pendant la première guerre mondiale. Un jour, j'y ai assisté à un<br />

grand rassemblement, on se préparait - d'après ce qu'on m'a<br />

expliqué - à accueillir Jamal Pacha .. l'émir Chakib Arslan, prince de<br />

la rhétorique, arrive à la tête d'une délégation druze. Ensuite arrive<br />

Salim Bey Thab<strong>et</strong>, à la tête d'une délégation de notables avec<br />

Michel Sursok. Tout le monde attendait l'arrivée de Jamal pacha...<br />

l'émir Chakib Arslan <strong>et</strong> Salim bey Thab<strong>et</strong> étaient les premiers à le<br />

saluer, ensuite les délégations défilaient devant lui en baissant la<br />

tête...<br />

«Ce spectacle m'a fait penser à ces gens comme l'émir Chakib, d'une<br />

grande famille druze, <strong>et</strong> Salim Thab<strong>et</strong>, prince de la tribune,<br />

comment ils acceptent de se soum<strong>et</strong>tre à un homme tatar comme<br />

Jamal le tyran, dont on ne connaît pas l'ascendance... ma dignité<br />

s'est alors révoltée, <strong>et</strong> il m'a semblé qu'il était plus commode <strong>et</strong><br />

même préférable de mourir honnêtement plutôt que de voir les<br />

chefs du pays intimidés par c<strong>et</strong>te affreuse créature.. Si les chefs du<br />

pays s'abaissent devant les tyrans, je ne serai donc bon à rien; les<br />

voilà les uns en prison, les autres en exil, laissons ces idées<br />

inquiétantes <strong>et</strong> fatigantes de côté, <strong>et</strong> poursuivons notre chemin<br />

prédestiné, puisse Dieu délivrer ses suj<strong>et</strong>s...»(29).


C'est ainsi que l'idée du soulèvement commença à mûrir dans sa<br />

tête, surtout en faisant la comparaison avec la révolution mexicaine qu'il<br />

a vue à l'oeuvre. Pourquoi ne pas suivre la voie des révolutionnaires<br />

mexicains? Le sergent albanais Rida présenta au conseil d'Aley le<br />

rapport médical de Bou'inein; quant aux soldats albanais qui devaient<br />

former une bande contre le gouvernement, on les a envoyés au canal de<br />

suez avec l'armée turque qui s'apprêtait à attaquer les Anglais, <strong>et</strong> le<br />

Sergent Rida a été chargé, avec des soldats turcs qu'il ne connaît pas,<br />

d'assurer la protection du Charif Haydar, convoqué d'Istanbul pour<br />

remplacer le Charif Hussein, complice des Anglais. Le proj<strong>et</strong> de<br />

«révolution» a donc échoué, <strong>et</strong> Bou'inein s'emploie à reformer sa bande<br />

maronite de Zahlé.<br />

«J'ai demandé alors à Sem'an de régler ses affaires de famille, <strong>et</strong> je<br />

lui ai donné dix livres d'or pour louer une p<strong>et</strong>ite boutique qui nous<br />

servira de lieu de rencontre, <strong>et</strong> je me suis mis à apparaître<br />

fréquemment dans la ville de Zahlé pour donner l'impression que je<br />

suis en r<strong>et</strong>raite».<br />

Le choix de ce genre de vie n'est que le refl<strong>et</strong> d'une division réelle<br />

dans sa situation sociale, refus de la vie normale de tous les gens car,<br />

«normalité» est synonyme de capitulation <strong>et</strong> de soumission au pouvoir<br />

ottoman; mais d'un autre côté, ce refus n'est pas radical dans la mesure<br />

où il a sa place <strong>et</strong> sa fonction dans la structure du pouvoir local qui<br />

traite - mais officieusement - avec le hors-la-loi pour régler ses propres<br />

contradictions; c<strong>et</strong>te division est reproduite dans le discours du hors-la-<br />

loi à tous les niveaux des événements:<br />

«Le 10 Janvier l916, Ibrahim Pacha Na'man Al-Ma'louf me<br />

convoqua; je suis donc allé le voir à la banque, <strong>et</strong> je l'ai salué à la<br />

manière des pachas, moi qui étais expert en la matière vu la<br />

fréquence des Pachas à l'époque. C<strong>et</strong>te manière de saluer était<br />

distinguée des autres, eu égard à la noblesse du titre, surtout celui<br />

accompagné de la grade de Mirmiran : on lève la main droite, on<br />

incline la tête en avant avec un mouvement du corps indiquant<br />

l'obéissance <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tant en relief le prestige de la personne<br />

saluée»(30).


C'est le même hors-la-loi révolté qui s'indignait à Aley à la vue des<br />

notables libanais saluant Jamal Pacha en baissant la tête, c<strong>et</strong>te division<br />

transparaît à travers le moindre contact avec le pouvoir familial local:<br />

«.. <strong>et</strong> nous nous sommes dirigés tous les quatre - Sem'an, Giryus<br />

Hanna <strong>et</strong> moi - vers le quartier où Ibrahim bey Abou Khater<br />

donnait des ordres à ses hommes. Il n'a même pas répondu à notre<br />

salutation. Giryus dit alors : vous ne répondez pas? il nous regarde<br />

<strong>et</strong> dit: comment vous amenez Bou'inein chez moi? rentrez chez vous<br />

avant que les passants disent que j'approuve tous ses actes. C<strong>et</strong><br />

individu ne vivra pas longtemps»(31).<br />

Mais ce reniement n'est pas effectif de la part du pouvoir local qui<br />

s'intéresse de près à ses actes. Bou'inein est bien placé pour le savoir, <strong>et</strong><br />

pour ne pas prendre au sérieux son discours explicite de dédain:<br />

«... Il me regarde alors en disant : raconte-moi ton voyage avec le<br />

Pacha, ainsi que les autres aventures par lesquelles tu es passé.<br />

Quel est le secr<strong>et</strong> de ta réussite? Comment t'es-tu comporté envers<br />

Enkidar? <strong>et</strong> j'ai nié d'être au courant de toutes ces histoires en<br />

disant que, de nos jours, tout homme courageux doit faire autant<br />

alors il me dit:<br />

- tu n'es pas sincère avec moi car tu rends service aux autres;<br />

quand j'étais Kayem-Maqam je t'ai demandé un service d'arrêter<br />

Amin Boumhaya <strong>et</strong> de le livrer à l'État, mais tu m'as menti en le<br />

laissant fuir, lui qui a tué un homme du côté de Kferselwan.<br />

- C'est vrai, mais perm<strong>et</strong>tez-moi à présent de tout clarifier.<br />

Rappelez-vous le jour où vous m'avez convoqué au Sérail en<br />

menaçant de me m<strong>et</strong>tre en prison si je ne vous livrais pas Amin<br />

Boumhaya dans deux jours «tu n'en sortiras jamais, me disiez-vous,<br />

même si votre Mar-Maroun venait en personne, <strong>et</strong> à pied me le<br />

demander»(32).<br />

Sur ce, je suis donc allé raconter cela à Farès Gédéon - rival<br />

maronite d'Abou Khater - qui est parti sur le champ à B'abda<br />

(centre du gouvernement), à la tête d'une délégation, pour vous<br />

accuser auprès de Habib Pacha Al-Sa'd - deuxième président de


épublique au Liban - d'anti-maronite, en présence <strong>et</strong> avec<br />

l'approbation d'Abou-Wadi' Al-Ma'louf, notable catholique de Zahlé.<br />

- Abou Wadi' s'est donc converti au rite maronite pour s'indigner<br />

de l'arrivée à pied de Mar-Maroun?<br />

- Ce n'est pas ma faute.<br />

- Il l'a pris comme prétexte devant Farès Gédéon. Mais toi, quelle<br />

naïv<strong>et</strong>é de ta part d'aller raconter à mes adversaires ce que je<br />

vous avais dit?<br />

- Perm<strong>et</strong>tez-moi Bey de vous raconter la suite: Farès Gédéon m'a<br />

toujours dit que vous n'arrêtez pas d'injurier Mar-Maroun. Et à<br />

vous écouter, j'ai réalisé que c'était vrai; c'est pour cela que je<br />

suis allé lui raconter, <strong>et</strong> il a fait le nécessaire avec ses amis.<br />

Ibrahim Abou Khater demanda alors à son cousin Giryus Al-Haj<br />

Chahine de s'en aller avec ses amis <strong>et</strong> nous sommes partis»(33).<br />

Ce discours révèle l'écart <strong>et</strong> la faiblesse de l'État devant la société<br />

civile, société de la tribu, de la famille <strong>et</strong> de la communauté. C'est c<strong>et</strong><br />

écart qui est l'acte constituant du hors-la-loi «rendant des services» à<br />

l'État; c<strong>et</strong>te fonction lui perm<strong>et</strong> de jouer sur les contradictions au sein du<br />

pouvoir local - contradictions familiales <strong>et</strong> confessionnelles - d'une part,<br />

<strong>et</strong> sur la contradiction opposant le pouvoir familial local au pouvoir<br />

central.<br />

Ces «services» rendus par un hors-la-loi maronite à l'État -<br />

représenté par les familles catholiques - rentrent dans le compte de la<br />

communauté maronite, qui a ses «vrais représentants», dans l'équilibre<br />

du pouvoir local. Le discours du hors-la-loi vient contester c<strong>et</strong> équilibre<br />

de fait:<br />

«... Puis Khalil Harawi me convoqua pour m'annoncer que les<br />

notables de Zahlé, de toutes les communautés, ont tenus une<br />

réunion à l'évêché à la fin de laquelle la décision était prise de<br />

ramener à Zahlé les orphelins arméniens se trouvant à Ryak.<br />

- Il n'y a que toi pour assumer c<strong>et</strong>te tâche.


- Pourquoi on ne me le demande pas directement ?<br />

- Parce qu'ils ne sont pas en rapport avec toi.<br />

- Comment Pourrai-je rendre service à des gens qui ne me<br />

prennent pas au sérieux?<br />

- Tout le monde t'estime, mais on craint tes activités contre le<br />

Gouvernement <strong>et</strong> puis chacun d'eux a peur pour sa famille.<br />

- Et moi ? n'ai-je pas une famille?<br />

- Ils ne peuvent pas agir comme toi. Ils souhaiteraient te voir<br />

demain, alors à toi de réfléchir si tu peux leur rendre ce service.<br />

- A c<strong>et</strong> égard, je ne rends service qu'à moi-même, car il s'agit d'un<br />

acte de charité»(34).<br />

C'est c<strong>et</strong>te division dans sa situation qui pouvait évoluer dans deux<br />

directions opposées: celle de la coupure radicale avec le pouvoir local <strong>et</strong><br />

son jeu, cela supposait un autre programme d'action <strong>et</strong> une dimension<br />

idéologique différente de celle du pouvoir local, c<strong>et</strong>te division pouvait,<br />

d'autre part évoluer dans le sens de se m<strong>et</strong>tre au service du pouvoir<br />

établi, la fonction de hors-la-loi étant une nécessité rémunérée<br />

inhérente à la faiblesse de l'État vis-à-vis de la société civile, ce qui était<br />

le cas de Bou'inein:<br />

«... à ceux qui me précipitent à écrire tout ce que je connais de la<br />

période de jeunesse qui a duré dix sept ans - de la fin de la période<br />

ottomane jusqu'au début du mandat français - je réponds que je ne<br />

pourrais pas aller vite, car je tiens à préciser les noms, les lieux <strong>et</strong><br />

les dates afin que ce livre devienne une référence pour les<br />

historiens <strong>et</strong> les chercheurs.<br />

«En pensant aux horreurs perpétrées par les Turcs au cours de<br />

c<strong>et</strong>te période critique, je sens comme un courant électrique passer<br />

dans mes veines. Les blessures du corps se cicatrisent toutes seules,<br />

tandis que celles de l'âme ne se cicatrisent que par la vengeance<br />

qui caractérise les Arabes authentiques.. c'est en prenant la part de<br />

la vérité <strong>et</strong> de la franchise que j'ai vaincu les criminels, <strong>et</strong> qu'avec


l'installation de tout nouveau gouvernement au Mont-Liban, le<br />

pouvoir avait recours à mes services.<br />

«A leur arrivée en 1914, les Turcs m'ont désigné à leur service;<br />

mais, ayant découvert leurs intentions ainsi que leurs pratiques<br />

criminelles, j'ai fait volte-face pour sauver les patriotes qu'on<br />

m'avait chargé d'arrêter. Ensuite arrivèrent les armées anglaises en<br />

1918, On a mis sous mes ordres une cinquantaine de soldats<br />

hindous; ma tâche consistant à diriger des patrouilles dans la Béqâ'<br />

aussi bien qu'à Zahlé; les livres anglaises que je touchais témoignant<br />

de la haute place que j'occupais parmi les gens. Les vêtements<br />

anglais que j'ai portés n'ont réussi ni à fléchir mon patriotisme ni à<br />

me rendre dupe des visées anglaises au Liban. Je n'ai pas tardé à<br />

quitter mon poste <strong>et</strong> à lutter contre eux. Tout le monde est au<br />

courant comment j'ai arraché la pétition à celui qui la faisait signer,<br />

<strong>et</strong> comment j'ai organisé une manifestation devant le comité<br />

américain qui était venu enquêter à Zahlé; mon libanisme<br />

intransigeant m'a donc valu les menaces <strong>et</strong> les tortures.<br />

«Au départ des Anglais, arrivèrent les Français; ils m'ont désigné<br />

membre de la première brigade de la milice nationale. L'un des<br />

chefs libanais qui m'a demandé un jour quelle était pour moi la<br />

différence entre les autorités qui se succédèrent au Liban, j'ai<br />

répondu: les Turcs ne sont honnêtes, ni envers eux-mêmes ni<br />

envers leurs suj<strong>et</strong>s, les Anglais sont honnêtes envers eux-mêmes <strong>et</strong><br />

non envers les gens, c'est dans leur seul intérêt qu'ils défendent la<br />

justice <strong>et</strong> non au profit des autres. Quant aux Français, ils nous<br />

donnent beaucoup de conseils, nous en prenons beaucoup plus qu'il<br />

nous est possible de leur rendre; de tous les gouverneurs que j'ai<br />

pu fréquenter, ce sont les moins mauvais»(35).<br />

Entre l'Ottoman <strong>et</strong> l'Anglais.<br />

Fin 1917, début 1918 la famine s'intensifia, les maladies se<br />

répandirent dans les rangs de l'armée turque, l'épidémie se propagea<br />

parmi la population. La chute de la neige commença, les routes se<br />

bloquèrent, le froid redoubla de façon inhabituelle, le nombre des morts<br />

sur les routes de Zahlé <strong>et</strong> aux alentours augmenta parmi les gens qui<br />

quittaient les villages du Mont-Liban.


Zahlé grouillait de gens qui venaient de toute part. La période de<br />

froid commença <strong>et</strong> frappa durement les soldats turcs délaissés par leurs<br />

commandants <strong>et</strong> leurs officiers; ils mourraient par dizaines tous les<br />

jours, <strong>et</strong> leurs camarades les enterraient dans les plantations de Zahlé.<br />

La municipalité se chargeait de n<strong>et</strong>toyer les rues des cadavres <strong>et</strong> les<br />

enterrait. Les enfants erraient, sans familles pour se préoccuper de leur<br />

sort, ils se nourrissaient de ce qu'ils trouvaient, <strong>et</strong> la nuit ils dormaient<br />

dans des huttes sous la pluie, n'importe comment.<br />

Le 15 septembre 1918, Bou'inein se promenant au somm<strong>et</strong> du mont<br />

Zeina, une hauteur surplombant Ryak base de l'armée turque <strong>et</strong><br />

allemande, <strong>et</strong> entrepôt de munitions. Muni de jumelles, il se rendait tous<br />

les matins sur ces hauteurs pour observer les mouvements de l'armée<br />

autour <strong>et</strong> à l'intérieur de la gare. Il lui était habituel de voir tous les<br />

matins un avion aller en reconnaissance, depuis Ryak, observer les<br />

mouvements de l'ennemi qui était déjà en Palestine, <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ourner à Ryak<br />

au bout de trois heures; ce jour là, il a vu l'avion décoller <strong>et</strong> revenir<br />

rapidement contrairement à son habitude. Après son atterrissage, on<br />

entendit le canon, comme le grondement continu de tonnerre, mais on<br />

ignorait son point d'origine; quelques instants plus tard, un énorme<br />

incendie se déclara dans la gare, il vit de son poste éloigné le feu<br />

s'étendre de toutes parts <strong>et</strong> atteindre les dépôts de munitions.. les<br />

explosions se succédaient, la terre tremblait «comme au jour du<br />

jugement dernier».<br />

A l'aide de ses jumelles allemandes, il vit l'armée turque courir de<br />

partout en direction des trains qui les emmenaient vers le nord.<br />

L'après-midi de c<strong>et</strong>te journée historique, Bou'inein a appris que les<br />

troupes anglaises avaient pénétré <strong>et</strong> occupé Damas, <strong>et</strong> que l'aviation<br />

avait bombardé Ryak en prévision de l'occupation de ces régions. Il était<br />

connu que Ryak était la base du commandement, ainsi qu'un vaste<br />

entrepôt de munitions de la quatrième armée turque commandée par<br />

Jamal Pacha.<br />

Le lendemain, Tahsin Bey, Kayem-Maqam turc de Zahlé, quitta la<br />

ville <strong>et</strong> se rendit à Istanbul. Les troupes turques commencèrent à se


<strong>et</strong>irer de Zahlé <strong>et</strong> de ses environs avec leurs officiers. Les avions<br />

bombardèrent la voie ferrée <strong>et</strong> l'endommagèrent. Lorsque la population<br />

réalisa la défaite des Turcs <strong>et</strong> leur débâcle, elle se précipita, «sans<br />

distinction de religion», prit les armes <strong>et</strong> décida d'attaquer la gare de<br />

Ryak <strong>et</strong> de voler ce que le feu avait épargné. En voyant cela, Bou'inein<br />

se dirigea vers la maison de l'avocat Melhem Bey Khalaf, qui avait ses<br />

entrées au gouvernement <strong>et</strong> connaissait les nouvelles mieux que<br />

quiconque, quand il vit Bou'inein il lui dit : Dieu t'a épargné <strong>et</strong> t'a libéré<br />

des Turcs. Il lui explique que les Turcs ont été vaincus, ils ont quitté ces<br />

terres <strong>et</strong> ont abandonné provisions, armes, munitions <strong>et</strong> tout ce qu'ils<br />

possèdent sur les routes <strong>et</strong> dans des endroits que personne n'ignore.<br />

«Des biens sans propriétaires, va <strong>et</strong> profites-en c'est une occasions qui<br />

ne se reproduira pas».<br />

Il décida alors d'aller chercher les vaches laitières de Damas, sur<br />

lesquelles il se morfondait depuis leur arrivée à Zahlé, au début de la<br />

guerre, alors qu'il les voyait passer par les marchés de la ville allant<br />

vers les pâturages, leur lait allait exclusivement aux officiers. A chaque<br />

fois qu'il les voyait, il se disait que ces vaches étaient à lui, les Turcs les<br />

avaient volées <strong>et</strong> Dieu rendait les biens à ceux à qui ils appartenaient.<br />

Deux jours après sa main mise sur les vaches de Damas, il fut<br />

convoqué par les nouvelles autorités de Zahlé représentées par les<br />

notables des familles. Ibrahim Abou Khater le menaça, en lui faisant<br />

comprendre que le vieux temps des Turcs a changé, <strong>et</strong> qu'il ne pourra<br />

plus jouer avec le gouvernement militaire britannique. On lui expliqua<br />

qu'il devra ramener les vaches, étant donné que les entrepôts des Turcs<br />

à Zahlé devront être remis au commandant anglais, <strong>et</strong> que leur instance<br />

au pouvoir est responsable de tout cela <strong>et</strong> doit rendre des comptes au<br />

commandant général dès son arrivée à Zahlé. Derrière tout ce discours, il<br />

a appris en quittant «leur tribunal» qu'ils voulaient récupérer les<br />

vaches pour leur usage personnels.<br />

«je restais perplexe en pensant à ces gens <strong>et</strong> à la façon dont ils<br />

m'avaient parlé au Sérail, me menaçant des Anglais qui allaient<br />

démolir Zahlé si les vaches restaient en ma possession, mais les


Anglais ne feraient pas un geste si ces vaches étaient distribuées à<br />

ces notables exemplaires. Celui-ci veut la vache grise, l'autre la<br />

noire. Ils ont oublié les termes dans lesquels ils m'ont parlé, <strong>et</strong><br />

maintenant chacun d'eux veut avoir la vache qui lui plaît. Comme si<br />

moi j'avais bravé tous les dangers pour ramener ces vaches d'entre<br />

les griffes des lions uniquement pour les distribuer à ces héros qui<br />

s'adressent à moi dans un langage de gens instruits <strong>et</strong><br />

conscients»(36).<br />

Sur ce, il décida alors de vendre les vaches pour son propre compte.<br />

Le hors-la-loi s'habille à l'européenne <strong>et</strong> s'apprête à accueillir les<br />

premières troupes britanniques qui arrivèrent à Zahlé le 3 octobre<br />

1918; l'événement est alors décrit en détail:<br />

Au grondement des tambours les officiers avançaient, leurs<br />

décorations brillants sur leurs uniformes, <strong>et</strong> tous avaient un air de<br />

bonne santé; même leurs chevaux avaient le poil brillant, signe de leur<br />

bonne nutrition, leurs armes aussi brillaient de mille feux.<br />

Un attroupement se forma autour de l'un des prédicateurs sur la<br />

terrasse de la maison de Chéhadé Chéhadé:<br />

«suivez-moi, disait-il, que l'on rende grâce à Dieu qui nous a<br />

délivrés de la présence des Turcs <strong>et</strong> de leur despotisme, <strong>et</strong> nous a<br />

envoyé les Anglais. C'est un jour de joie que nous a accordé Dieu<br />

afin qu'on le bénisse»(37).<br />

Il descendit de la terrasse suivant les soldats <strong>et</strong> suivi par la foule.<br />

Quand ils arrivèrent devant le Sérail, les soldats étaient déjà en place la<br />

musique militaire éclata, le drapeau britannique fut hissé sur le dôme<br />

du Sérail, <strong>et</strong> le commandant s'adressa à la population en disant:<br />

«ce drapeau britannique n'a jamais flotté au-dessus d'une ville<br />

pour en redescendre un jour»(38).<br />

les gens s'interrogeaient sur ce que disait le commandant, de même<br />

que sur ce que lui répondait Chéhadé Chéhadé, car ils ne comprenaient<br />

pas l'anglais. L'un d'eux traduisit les paroles de Chéhadé :


C'est Dieu qui vous a envoyés vers nous pour nous gouverner, alors<br />

les gens abandonnèrent le commandant <strong>et</strong> Chéhadé à leurs discours, <strong>et</strong><br />

chacun rentra chez lui. Les gens disaient entre eux:<br />

«qui est-ce qui a confié à Chéhadé la tâche de tenir ces propos. Les<br />

Turcs sont entrés au Liban au début de la guerre avec les<br />

Allemands, ils sont entrés par la force des armes <strong>et</strong> ont envahi<br />

toutes les régions qu'ils voulaient; aujourd'hui les anglais arrivent<br />

chassant les Turcs: un violeur qui chasse un autre violeur <strong>et</strong> avec<br />

un discours c<strong>et</strong> homme les rend propriétaires comme si c<strong>et</strong>te terre<br />

lui appartenait»(39).<br />

C<strong>et</strong>te nouvelle se répandit dans Zahlé <strong>et</strong> dans tous les alentours, Les<br />

gens se révoltèrent <strong>et</strong> se réunirent secrètement par peur de<br />

l'envahisseur. Le sort du pays demeurant sombre, personne ne savait ce<br />

qui allait advenir, ni comment allait se stabiliser la situation,<br />

propos:<br />

Un des notables de Zahlé, représentant le pouvoir familial, tint ces<br />

«Les gens insultent Chéhadé, son acolyte Ibrahim Khoury <strong>et</strong> sa<br />

clique. Ils ont encaissé le prix du pays d'avance, <strong>et</strong> ont payé des<br />

hommes qu'ils ont lâchés dans les marchés, laissez-les à leur sort.<br />

.Notre indépendance est garantie par sept nations, nous<br />

n'accepterons ni les Anglais ni d'autres».<br />

«... Chéhadé est un pasteur protestant <strong>et</strong> n'a rien à voir avec la<br />

politique du Liban. Celui qui l'écoute est un étranger à Zahlé. Nous<br />

n'acceptons pas le Royaume de Dieu qu'annonce ce prédicateur<br />

payé <strong>et</strong> non inspiré du ciel».<br />

Entre l'Anglais <strong>et</strong> le Français<br />

Bou'inein avait ses sources d'information auprès des représentants<br />

de la communauté maronite qui sont renseignés mieux que quiconque<br />

de ce qui allait advenir. En passant par le village de 'Achkout, il rend<br />

visite à son ami le Père Abdallah Mass'ad qui le m<strong>et</strong> au courant de la


situation politique <strong>et</strong> de ce qu'il faut faire pour défendre l'indépendance<br />

du Liban.<br />

«- Nous prions tous Dieu de tout notre coeur pour qu'il vienne en<br />

aide aux Anglais <strong>et</strong> les éloigne. Chez nous l'on dit : le démon que tu<br />

connais vaut mieux que l'ange que tu ne connais pas. Nous<br />

n'abandonnerons pas les Français pour créer des liens d'amitié avec<br />

d'autres sans raisons valables, trahissant ainsi les promesses<br />

historiques. Telle est la situation dans le Mont-Liban. Quant à vous,<br />

les Zahliotes, vous êtes aux frontières du Liban, <strong>et</strong> nous comptons<br />

sur vous pour le défendre si besoin est.<br />

- Mon révérend père, lui dis-je, à Zahlé nous portons tous les armes<br />

sans être appelés à l'armée, <strong>et</strong> vous le savez .<br />

- Mais, dit-il, nous entendons parler de partis chez vous travaillant<br />

contre l'État Libanais. Est-ce vrai?<br />

- je lui répondais que nous avions un parti dissident, comme dans<br />

tous les autres pays, mais c'est un parti qui ne s'affiche pas par<br />

peur de la majorité existante à Zahlé. Ils appairent en secr<strong>et</strong> pour<br />

encaisser de l'or qu'ils redépensent dans les marchés de Zahlé. Ils<br />

profitent <strong>et</strong> font profiter les gens. Il n'y a là aucun mal, mais ils<br />

n'osent pas se montrer. Tous ceux qui ont droit à la parole à Zahlé<br />

sont des Libanais authentiques» (40).<br />

Après la défaite des Turcs <strong>et</strong> l'arrivée des Anglais à Zahlé, une<br />

délégation maronite menée par Khalil Harawi <strong>et</strong> Nagib Cham'oun se<br />

rendit à Bkerki pour féliciter le Patriarche Maronite de la fin de la<br />

guerre, Bou'inein se joignit à eux. Il entendit les mêmes propos tenus<br />

par le Père Mass'ad, <strong>et</strong> c'est dans ce sens qu'il va oeuvrer à Zahlé contre<br />

les Anglais <strong>et</strong> contre le parti arabe de Fayçal. Ses activités lui ont valu la<br />

poursuite judiciaire <strong>et</strong> la clandestinité.<br />

En passant par Khalil Harawi à Hoche Al-Omara avec ses camarades,<br />

il rencontre chez lui les notables maronites de Zahlé en réunion avec le<br />

conseiller français; ce dernier en accord avec les notables maronites,<br />

délivra à la bande de Bou'inein des papiers personnels afin que


personne n'entrave leur chemin à l'intérieur des frontières du Liban. Il<br />

leur demanda de ne pas se rendre dans le «vilay<strong>et</strong>», <strong>et</strong> de ne pas<br />

pénétrer à M'allaqa. En bref le hors-la-loi s'est mis avec sa bande au<br />

service du nouveau pouvoir qui s'annonce, avec l'approbation des<br />

notables maronites misant sur le proj<strong>et</strong> français au Liban; la mise en<br />

application commence au cours de l'année 1919. Bou'inein nous dresse<br />

le tableau du nouvel équilibre du pouvoir local tiraillé entre les Anglais<br />

les Français <strong>et</strong> les partisans de l'émir Fayçal.<br />

L'année qui se présentait était accueillie avec l'espoir de voir les<br />

jours à venir bien plus fastes que ceux qui les avaient précédés, mais<br />

l'espoir a été vain. Comment donc r<strong>et</strong>rouver la quiétude d'esprit lorsqu'à<br />

Zahlé de nouveaux «Za'amats» (leadership) apparaissent. Ces za'amats se<br />

manifestent dans les souks de la ville, <strong>et</strong> une main agissant dans<br />

l'ombre les dirige <strong>et</strong> les alimente en livres d'or «frappées d'un cheval».<br />

C<strong>et</strong>te catégorie de gens porte les armes <strong>et</strong> menace les simples <strong>et</strong> les<br />

besogneux. Personne ne peut rien affirmer de l'avenir. Les gens font des<br />

supputations. Certains parlent d'un mandat britannique sur le pays,<br />

d'autres affirment que ce mandat sera français. D'autres encore disent :<br />

un mandat arabe, auquel cas le gouverneur sera son Excellence l'émir<br />

Fayçal Ben Hussein Al-Hachimi. Voilà tout ce que disent les gens<br />

lorsqu'ils se réunissent. Ils sont également nombreux ceux qui disent :<br />

nous sommes libanais. En vérité, les gens sont perdus.<br />

Tous ceux qui, tambour <strong>et</strong> tromp<strong>et</strong>te au vent, font des discours<br />

dans les rues en faveur des Anglais sont des honnêtes gens. Leur chef<br />

est Chéhadé Chéhadé. Quant à ceux qui portent les armes aux côtés de ce<br />

dernier, ce sont tous des mercenaires vils menés par Aziz Hourani. C'est<br />

un étranger à Zahlé, <strong>et</strong> Dieu seul sait qui sont son père <strong>et</strong> sa mère... Les<br />

conditions nées de la fin de la première guerre mondiale ont mené ces<br />

gens vers Zahlé, où ils se sont installés. Ces mêmes conditions leur ont<br />

permis de porter des armes.<br />

C<strong>et</strong>te situation s'en est trouvée renforcée grâce au «blanc-seing» à<br />

eux donné par les Anglais. C'est ainsi qu'ils ont commencé leurs<br />

agissements <strong>et</strong> leurs manoeuvres dans les souks <strong>et</strong> les rues de Zahlé,


s'attaquant à tout homme incapable de leur faire face. L'objectif de ces<br />

individus de bas étage est de provoquer des problèmes <strong>et</strong> des incidents<br />

contre le gouvernement du Liban, lequel avait été constitué par Habib<br />

Pacha Al-Sa'd. En c<strong>et</strong>te année Zahlé est devenue un champ de bataille.<br />

Toutes les nuits les balles ne cessent de siffler. Les agressions contre<br />

tout un chacun se multiplient.<br />

L'objectif est d'humilier les gens <strong>et</strong> de briser chez eux toute velléité<br />

de résistance <strong>et</strong> tout esprit indépendant afin de contrôler la population,<br />

avant l'arrivée de la commission américaine qui, selon la rumeur, était<br />

attendue au Liban afin de mener un référendum dans le cadre duquel<br />

les indigènes devaient s'exprimer sur l'identité du mandataire qui<br />

devait prendre le pays sous sa houl<strong>et</strong>te: anglais ou français? tel était<br />

l'objectif fixé par ceux qui ont armé ces mercenaires de bas étage, <strong>et</strong> qui<br />

«fermaient les yeux» sur leurs agissements, leurs vols <strong>et</strong> leurs crimes.<br />

Ainsi donc tout cela se produisait à Zahlé sous les yeux de monsieur le<br />

Kayem-Makam Ibrahim Bey Abou Khater, lequel observait les choses de<br />

loin, <strong>et</strong> opposait une fin de non-recevoir à toutes les plaintes présentées<br />

contre ces mercenaires. Le gouvernement local faisait donner les ordres<br />

à partir de B'abda, mais toutes ses décisions avaient un caractère<br />

provisoire.<br />

Après avoir longuement réfléchi à toutes ces questions, Bou'inein <strong>et</strong><br />

ses camarades se sont réunis au domicile du «Moukhtar» des Maronites,<br />

cheikh Ass'ad Abi Rached, <strong>et</strong> avaient décidé - «nous maronites» - de<br />

défendre leurs droits particuliers. Ou bien nous serions éliminés de<br />

Zahlé que nous abandonnerons si les mercenaires <strong>et</strong> ceux qui les<br />

appuient tentent de s'opposer à la politique libanaise générale. Ou alors<br />

nous mourrons <strong>et</strong> nous brûlerons tout opposant. Ceci décidé, nous<br />

primes nos armes <strong>et</strong> refimes notre apparition dans les souks. Notre<br />

centre de ralliement était souk-el-blat au café de Mikhaël Chnouni.<br />

les soldats anglais cantonnés à Zahlé n'intervenaient pas dans les<br />

affaires de la population; pour leur part, ils évitaient de circuler à<br />

proximité de leurs centres de cantonnement. Quant à la force militaire<br />

libanaise présente à Zahlé, elle se trouvait composée de deux officiers


maronites; ils n'avaient donc rien à craindre d'eux, parce qu'ils sont<br />

conscients de l'attitude tyrannique du Kayem-Makam <strong>et</strong> du procureur<br />

général à leur égard, <strong>et</strong> qu'ils savent ce qui se trame dans l'ombre<br />

contre la politique du Liban. Bou'inein <strong>et</strong> ses camarades commencèrent<br />

à prendre la parole publiquement, <strong>et</strong> à menacer tous ceux qui se<br />

manifestaient contre le gouvernement du Liban <strong>et</strong> contre sa politique.<br />

«Mikhaël Boutakka dit: l'heure approche, Abou Salim, je lui<br />

répondais: nous sommes prêts. Nous commencerons par la «tête» <strong>et</strong><br />

nous laisserons les mercenaires, puis nous verrons ce qu'ils feront.<br />

Il me dit: qu'entends-tu par la tête? je répondais: le Kayem-Makam<br />

de Zahlé, Ibrahim Bey Abou Khater. Nous nous rendrons chez lui,<br />

nous ouvrirons le feu, nous briserons <strong>et</strong> détruirons tout ce que nous<br />

serons en mesure de détruire, puis nous nous dirigerons auprès du<br />

procureur général, Amin Alouf, <strong>et</strong> nous lui exprimerons nos voeux<br />

les plus chers à coups de balles de Manser, type Ottoman<br />

amélioré»(41).<br />

C'est ainsi qu'avec l'établissement du nouveau pouvoir - La France -<br />

l'activité de notre hors-la-loi prend une plus grande dimension. Pour<br />

contrecarrer la «Moumâna'a» musulmane rassemblée en 1920 autour de<br />

l'émir Fayçal appuyé puis lâché par les Anglais, le pouvoir français,<br />

appuyé par les notables <strong>et</strong> les intellectuels maronites, avait besoin pour<br />

se consolider d'hommes à tout faire, de hors-la-loi comme Bou'inein qui<br />

sont à même de mener les gens sous la bannière d'un discours<br />

«libaniste» <strong>et</strong> «confessionnel». «l'intellectuel organique ill<strong>et</strong>tré», le hors-<br />

la-loi est toujours l'obj<strong>et</strong> d'une division: d'un côté nous trouvons<br />

Bou'inein, le maronite, se soum<strong>et</strong>tre au nouveau pouvoir <strong>et</strong> servir les<br />

Français, tellement il est convaincu par un certain discours idéologique<br />

qu'il a fini par démystifier, une fois le pouvoir consolidé <strong>et</strong> n'ayant plus<br />

besoin de gens ill<strong>et</strong>trés comme lui.<br />

D'un autre côté, nous trouvons un autre hors-la-loi chi'ite - Melhem<br />

Kassem - s'opposer à ce nouveau pouvoir, en menant une lutte armée<br />

contre le mandat français en 1920 <strong>et</strong> au cours de la Grande Révolution<br />

Syrienne de 1925-1927.


Le genre de «Moumâna'a» auquel appartenaient ces deux catégories<br />

de hors-la-loi est le même: les anciens rapports sociaux (tribu, famille,<br />

communauté) qui se défendent contre le pouvoir qui s'annonce. Mais<br />

l'un - Bou'inein - est imprégné d'un contenu idéologique qui se constitue<br />

dans le cadre de la montée de la Ghalaba maronite appuyée par le<br />

mandataire; la «Ghalaba» naissante de la communauté maronite se<br />

servait de la révolte des déshérités, comme Bou'inein, pour consolider<br />

son pouvoir contre les familles <strong>et</strong> les tribus qui s'appuyaient sur l'ancien<br />

pouvoir ottoman. Tandis que l'autre - Melhem Kassem - est imprégné<br />

d'un contenu idéologique constitué dans le cadre de la «Ghalaba»<br />

musulmane menacée par le nouveau pouvoir qui s'installe, la «Ghalaba»<br />

musulmane chancelante se servait des hors-la-loi, comme Melhem<br />

Kassem, pour défendre son pouvoir familial <strong>et</strong> tribal contre la nouvelle<br />

«Ghalaba» maronite soutenue par la domination étrangère; l'Émir Fayçal<br />

n'est pas dépourvu du soutien anglais.<br />

Les deux hors-la-loi qui ont combattu ensemble contre la tyrannie<br />

des jeunes Turcs pendant la première guerre mondiale, se r<strong>et</strong>rouvent<br />

dans deux camps politiques différents à la veille du mandat français;<br />

mais, avec la consolidation du nouvel État, leurs services «officieux»<br />

n'ont plus d'assises, ils sont donc rej<strong>et</strong>é par le nouveau pouvoir en<br />

dehors de l'État hégélien (mandataire) qui se coupe de plus en plus de la<br />

société civile <strong>et</strong> de ses hors-la-loi. L'itinéraire de notre «intellectuel<br />

ill<strong>et</strong>tré» illustre ce procès constitutif du nouvel intellectuel moderne se<br />

trouvant en coupure avec l'idéologie pratique divisée.<br />

Au cours de l'année 1920, des membres du Conseil d'administration<br />

du Liban - dont Youssef Bey Braydi - furent arrêtés à cause des<br />

rapports étroits qu'ils avaient maintenu avec le gouvernement arabe de<br />

l'émir Fayçal à Damas. Bou'inein rapporte que c'était à cause des<br />

sommes d'argent qu'ils ont dû toucher du Charif Fayçal; c'est à l'époque<br />

où des troupes françaises s'apprêtaient à marcher sur Damas. Bou'inein<br />

décida de combattre à côté des Français. Il se rendit auprès du<br />

conseiller Français siégeant à Zahlé pour le lui proposer, <strong>et</strong> le conseiller<br />

lui demande de l'accompagner, avec une vingtaine de sa bande, dans la<br />

campagne qui sera entreprise pour occuper la Syrie.


«Vers la fin du mois de juill<strong>et</strong> de l'année 1920 - c'était un vendredi<br />

- les soldats français commencèrent à se regrouper dans la région<br />

des aires de battage à Zahlé en vue de marcher sur Damas <strong>et</strong><br />

l'occuper. Le conseiller nous donna pour instructions de nous<br />

m<strong>et</strong>tre en route à minuit avec les soldats. Ils nous donnèrent des<br />

chevaux. Nous nous rendimes sur les aires de battage en attendant<br />

l'heure fixée. Le conseiller me dit: Écoutez Bou'inein, vous Zahliotes,<br />

vous ne me quitterez pas. Suivez-moi. Partout où je vais, suivezmoi.<br />

A minuit, les armées s'ébranlèrent: Toufik Ariane <strong>et</strong> ses gens<br />

accompagnèrent la brigade qui se rendait à Wadi Al-Taym,<br />

Mouhammad Chamdine Dandache <strong>et</strong> Ibrahim Hajj Soleiman<br />

(Chaman de Boudaï), accompagnèrent la brigade qui se dirigea vers<br />

le pays de Ba'albek. Cheikh Chéhab Chmat de Serghaya se rendit<br />

avec ses gens avec la brigade constituée en vue de conquérir<br />

Damas»(42).<br />

Au cours de c<strong>et</strong>te campagne, Melhem Kassem se trouvait dans le<br />

camp adverse; <strong>et</strong> chacun des chefs de tribus ou de familles, musulmans<br />

<strong>et</strong> druzes, faisant partie de la campagne française contre Damas, avait<br />

des parents dans le camp adverse dirigé par l'émir Fayçal.<br />

La Grande Révolution Syrienne.<br />

Un autre événement vient illustrer c<strong>et</strong> itinéraire d'une façon<br />

remarquable: c'est la Grande Révolution Syrienne de 1925 - 1927 qui<br />

est réduite par le discours de Bou'inein, devenu officier de la<br />

gendarmerie, à l'oeuvre «irresponsable» de hors-la-loi <strong>et</strong> de bandits<br />

contre lesquels Bou'inein lutta à la tête d'une troupe de 500 Zahliotes<br />

qu'il a formée <strong>et</strong> mise au service des Français:<br />

«J'abandonnais ma fonction au sein de la gendarmerie. J'ôtais mon<br />

uniforme <strong>et</strong> je m'installais chez moi, attendant les nouvelles de la<br />

révolution de Houran. Peu après, c<strong>et</strong>te révolution s'étendit <strong>et</strong><br />

engloba toute la Syrie, <strong>et</strong> toucha certaines parties du Liban à Wadi<br />

Al-Taym. Quant aux causes de ce mouvement, elles étaient<br />

nombreuses. Ceux qui écrivent dans les journaux sont tous des<br />

docteurs. Ils ont des connaissances dans le domaine scientifique, <strong>et</strong><br />

ils possèdent l'art d'écrire <strong>et</strong> d'enjoliver les mots bien frappés, mots<br />

qui satisfont les gens <strong>et</strong> les éloignent de la vérité réelle que nous


apercevions de nos propres yeux. Chacun de ces journalistes ne<br />

décrivait pas suffisamment les atrocités que ces révolutionnaires<br />

avaient commises dans les cazas de Hasbaya <strong>et</strong> de Rachaya. Comme<br />

je suis libanais, il m'importe de faire le récit des événements<br />

auxquels j'ai assisté en personne, <strong>et</strong> au cours desquels j'avais été<br />

placé dans une situation de défenseur.<br />

Le «Zaïm» de c<strong>et</strong>te bande criminelle était Zeid Al-Atrache, frère de<br />

Sultan Pacha. Originaire de Krayyi, dans le Djabal Druze, il était<br />

secondé par Hamzé Darwiche, au dire des gens. Ils avaient quitté le<br />

Houran <strong>et</strong> s'étaient dirigés vers Wadi Al-Taym. En route, ils avaient<br />

pillé tous les villages de leurs compatriotes chrétiens, <strong>et</strong> ils avaient<br />

tué tous ceux d'entre eux qu'ils avaient rencontré, hommes, femmes<br />

<strong>et</strong> enfants. En arrivant à Hasbaya, sans rencontrer une résistance<br />

notable, ils pénétrèrent dans la localité <strong>et</strong> se mirent à brûler les<br />

maisons des chrétiens après les avoir pillées, <strong>et</strong> ils tuèrent tous<br />

ceux qui avaient été incapables de prendre la fuite ou ceux qui<br />

étaient restés chez eux, en croyant que la révolution avait été<br />

déclenché seulement contre le mandat français. C'est ainsi que la<br />

population chrétienne se mit à fuir avant l'arrivée des<br />

révolutionnaires»(43).<br />

Lui qui a l'habitude de décrire une situation politique avec ses<br />

moindres détails, en r<strong>et</strong>raçant l'enjeu d'une conjoncture <strong>et</strong> les<br />

motivations des parties en lutte, il réussit ici, par son discours<br />

«catastrophique» sur les chrétiens «victimes» des massacres, à cacher le<br />

véritable enjeu:<br />

En eff<strong>et</strong>, le comité syro-palestinien publia, le 15 juin 1916, un<br />

opuscule rem<strong>et</strong>tant au point toutes les affaires, réfutant les accusations<br />

portées contre lui, <strong>et</strong> donnant le programme du gouvernement syrien<br />

réclamé par tous les habitants.<br />

C'est à ce moment que commencèrent des pourparlers entre la<br />

délégation syrienne à Genève <strong>et</strong> le ministère des affaires étrangères.<br />

Voici les revendications de la délégation syrienne, composée de l'émir<br />

Chakib Arslan, du prince Michel Lotfallah, d'Ihsan Djabri <strong>et</strong> de Riad Al-<br />

Solh, avec les observations de M. de Jouvenel, Haut Commissaire à<br />

l'époque:


Juill<strong>et</strong> 1926.<br />

1 - Reconnaissance de l'indépendance de la Syrie. Dans les mêmes<br />

conditions que l'Irak.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

2 - La France, vu l'amitié <strong>et</strong> l'alliance qui la lièrent à la Syrie, prend<br />

l'engagement de proposer l'admission de la Syrie comme membre<br />

de la S.D.N. Dans le même genre que les engagements de<br />

l'Angl<strong>et</strong>erre envers l'Irak.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

3 - Les différents États Syriens ne devront former qu'un seul; en un<br />

mot, on doit reconstituer l'unité territoriale syrienne, y compris le<br />

pays des Alaouites. Exception faite du Liban. S'ils y consentent <strong>et</strong><br />

par voie de négociations.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

4 - Un plébiscite doit avoir lieu dans les territoires annexés au Liban.<br />

Les populations de ces régions auront le droit de se prononcer<br />

librement sur le choix de l'État auquel elles voudront appartenir.<br />

Arbitrage de la France <strong>et</strong> appel devant la S.D.N.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

5 - Une assemblée constituante devra être élue en toute liberté pour<br />

élaborer la constitution du pays <strong>et</strong> l'institution des lois. Mais après<br />

la cessation des troubles.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

6 - L'armée française évacuera le territoire syrien au fur <strong>et</strong> à mesure<br />

qu'une armée nationale sera constituée avec l'aide d'instructeurs


français qui seront demandés par le gouvernement établi, libre à<br />

l'armée française de tenir garnison au Liban.<br />

7 - La France voudra bien consacrer une certaine somme pour la<br />

reconstruction des régions dévastées par les bombardements.<br />

8 - Une amnistie générale sans conditions sera promulguée par le<br />

gouvernement établi sans aucune exigence de la part du<br />

gouvernement français. Après la cessation des troubles.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

9 - La Syrie aura le droit d'avoir des représentants diplomatiques à<br />

l'étranger. Toutefois, 1à où elle ne sera pas représentée par des<br />

agents directs, ce sont les agents diplomatiques français qui la<br />

représenteront. A Paris <strong>et</strong> à l'étranger après son admission à la<br />

S.D.N.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

10 - La Syrie acceptera, dans le sein de son gouvernement <strong>et</strong> dans ses<br />

administrations des conseillers techniques français qui dépendront<br />

du gouvernement syrien par contrat librement accepté.<br />

11 - Pour toutes entreprises commerciales ou industrielles, ainsi que<br />

pour l'exploitation des ressources naturelles du pays, un droit de<br />

priorité sera accordé à l'industrie <strong>et</strong> au capital français, dans le cas<br />

où les Syriens ne pourront pas le faire eux-mêmes. Je n'en veux<br />

pas.<br />

(Notes de M. de Jouvenel).<br />

12 - Les emprunts en général seront émis en France ou par<br />

l'intermédiaire du gouvernement français.<br />

13 - Une alliance sera conclue entre la France <strong>et</strong> la Syrie, contre toute<br />

invasion étrangère. Par contre, en cas de guerre contre la France, la<br />

Syrie s'engage à m<strong>et</strong>tre un effectif à la disposition de la France,


lequel sera à fixer <strong>et</strong> qui sera armé <strong>et</strong> équipé par le gouvernement<br />

français(44).<br />

Tel était l'enjeu des affrontements de 1925 à 1927, c<strong>et</strong> enjeu est<br />

camouflé par le discours «civilisé» de notre hors-la-loi qui s'est soumis<br />

au pouvoir du mandat français.<br />

Après la grande Révolution Syrienne, les Français s'employèrent à<br />

établir les institutions de leur pouvoir; c'est ainsi que s'effectua la<br />

sélection parmi les camarades de Bou'inein; les plus instruits ont été<br />

choisis pour servir dans l'armée récemment mise sur pied. Notre hors-<br />

la-loi étant dépourvu des critères requis, s'est trouvé dans l'obligation<br />

d'émigrer au Brésil où il a passé le reste de sa vie.<br />

«Le tome 2 est déjà terminé. Il sera suivi par le tome 3 qui sera<br />

suffisamment clair <strong>et</strong> détaillé; s'il comporte des fautes, c'est dû à<br />

l'injustice de la nature qui m'a privé de la science au cours de mon<br />

enfance; j'ai appris à lire à l'âge de 40 ans, <strong>et</strong> ce n'est qu'à l'âge de<br />

70 ans que j'ai appris à écrire»(45).<br />

C'est avec ce discours - pris à l'état d'exception d'une «Moumâna'a»<br />

divisée - que se manifeste le lieu de constitution de l'idéologie pratique<br />

révélatrice d'un certain ordre; ce lieu révèle l'acte constituant de<br />

l'intellectuel arabe, aussi bien de droite que de gauche, dont la condition<br />

de possibilité de son discours théorique consiste dans la rupture qu'il<br />

effectue avec c<strong>et</strong>te idéologie pratique du hors-la-loi, précurseur du<br />

milicien de la guerre civile; ce précurseur révèle l'impuissance de l'État<br />

de se constituer à l'intérieur de la société civile; c'est c<strong>et</strong>te idéologie<br />

pratique qui nous montre les limites de la taxinomie de la pensée arabe<br />

contemporaine qui se base essentiellement sur la production<br />

intellectuelle de l'intelligentsia étrangère à la vie des gens.<br />

Conclusion<br />

Nous n'avons fait dans c<strong>et</strong>te étude, dans un discours venant du<br />

dehors de tout ordre - celui d'un «hors-la-loi» considéré comme<br />

potentiellement mensonger mais qui ne manque pas pour autant de


cohérence interne - que suivre la trace d'un mouvement, <strong>et</strong> organiser<br />

autour d'elle les différents éléments qui nous ont semblé déterminants<br />

dans la constitution de l'ordre à partir duquel un tel discours était<br />

devenu possible <strong>et</strong> significatif.<br />

Le discours qui a fait l'obj<strong>et</strong> de notre travail sur l'idéologie arabe<br />

contemporaine est en coupure avec l'idéologie théorisée produite par les<br />

intellectuels arabes aussi bien «de droite» que «de gauche». C'est plutôt<br />

le discours «sauvage», «primitif» d'un hors-la-loi maronite qui survit<br />

jusqu'à maintenant dans les contes populaires où se mêle le mythe avec<br />

la réalité, <strong>et</strong> s'enchevêtrent les actes «officieux» avec la constitution<br />

«officielle» d'un pouvoir local familial <strong>et</strong> communautaire, sous l'égide <strong>et</strong><br />

en contradiction avec le pouvoir central ottoman à l'époque transitoire<br />

de la première guerre mondiale.<br />

Ce n'est pas le discours d'un intellectuel dont il est devenu courant<br />

de se servir pour dresser la généalogie de la pensée politique arabe<br />

contemporaine. C'est plutôt le discours d'un «intellectuel organique<br />

ill<strong>et</strong>tré» - idéologie pratique vécue - divisé dans sa «Moumâna'a» entre<br />

le proj<strong>et</strong> inachevé de «révolution» <strong>et</strong> le proj<strong>et</strong> de constitution du<br />

pouvoir d'une communauté .<br />

Dans ce sens, c'est plutôt le discours du précurseur de l'homme de<br />

main - milicien moderne de la guerre civile - ou de la «clef électorale»<br />

moderne qui est au service d'un pouvoir local: député, ministre, chef de<br />

famille ou de tribu, «zaïm», leader politique, à une nuance près, qu'il<br />

s'agit dans notre cas d'un hors-la-loi qui semble être en dehors de tout<br />

pouvoir, mais qui en fait reflète <strong>et</strong> scandalise l'acte de constitution des<br />

pouvoirs locaux ainsi que du pouvoir de l'État moderne.<br />

C'est en m<strong>et</strong>tant en relief le fonctionnement de c<strong>et</strong>te idéologie<br />

pratique révélatrice de la structure communautaire, familiale <strong>et</strong> tribale,<br />

telle qu'elle est vécue <strong>et</strong> pratiquée par un pouvoir local dans sa relation<br />

avec l'ensemble de la société ottomane à un moment privilégié <strong>et</strong><br />

transitoire - la fin de la domination ottomane <strong>et</strong> le début du mandat<br />

français constituant la «Ghalaba» maronite -, que nous avons essayé de


epérer le lieu avec lequel les intellectuels arabes <strong>et</strong> ottomans se<br />

trouvent en rupture dans la constitution de leur discours. Ce discours<br />

abstrait <strong>et</strong> livresque a formé, pendant des années, le corpus à partir<br />

duquel on continue à écrire l'histoire <strong>et</strong> la généalogie de la pensée arabe<br />

contemporaine. C'est ce discours théorique de l'intelligentsia arabe qui<br />

s'est avéré être branché, dans sa condition de possibilité , sur le discours<br />

orientaliste inhérent à l'État moderne, <strong>et</strong> étranger à la structure du<br />

pouvoir sur place.<br />

Le choix effectué dans c<strong>et</strong>te étude, portant sur un discours non<br />

conforme aux normes en usage dans l'histoire de la pensée arabe<br />

contemporaine, nous a permis de situer un lieu à partir duquel nous<br />

avons essayé de trouver un principe généalogique des différents<br />

courants de la pensée arabe contemporaine. Ce qui nous a mis en face<br />

des classifications connues de c<strong>et</strong>te pensée, dont la lecture soulève une<br />

triple difficulté:<br />

La lecture de la pensée politique arabe contemporaine n'a jamais<br />

été innocente, d'autant plus que la formulation même de c<strong>et</strong>te pensée<br />

s'est insérée dans le cadre de la résistance «Moumâna'a» contre la<br />

domination de l'Autre: le colonialisme occidental qui nous a amené,<br />

entre autres, <strong>et</strong> en plus de la culture grecque renouvelée, sa propre<br />

lecture de l'histoire de la pensée arabe. C'est ce qui a fait que notre<br />

lecture de c<strong>et</strong>te pensée n'était pas innocente. Elle a situé la lecture dans<br />

son cadre naturel comme contribution à la rédaction même, contribution<br />

déterminée par les conditions de la «Moumâna'a», que ce soit par le<br />

genre de questions qu'elle a posé à c<strong>et</strong>te pensée ou par les réponses<br />

auxquelles elle a abouti.<br />

La lecture de l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine<br />

présente une difficulté théorique au niveau de l'obj<strong>et</strong>, de la théorie <strong>et</strong><br />

de la méthode de c<strong>et</strong>te lecture.<br />

La première difficulté à envisager dans la lecture de la pensée<br />

arabe est celle de son obj<strong>et</strong>: le corpus sur lequel il faut travailler.


La seconde difficulté concerne la théorie: c'est le problème du<br />

principe de classification qui détermine notre façon d'écrire l'histoire de<br />

la pensée. C'est le problème central dont dépend toute généalogie de<br />

c<strong>et</strong>te pensée. Ce qui se dégage d'une description préliminaire des<br />

classifications courantes dans la pensée arabe, à partir d'un moment<br />

privilégié considéré par les historiens de la pensée comme le point de<br />

départ ou le degré zéro de c<strong>et</strong>te pensée: la période de la Nahda<br />

coïncidant avec le début de notre contact avec l'Occident au cours du<br />

XIXe siècle.<br />

La première classification de la pensée arabe est faite par<br />

l'orientaliste. Le discours orientaliste qui a accompagné le proj<strong>et</strong> de la<br />

domination étrangère essaie de nier son origine externe <strong>et</strong> de fausser le<br />

rapport extérieur/intérieur, afin de se présenter comme venant de<br />

l'intérieur de l'Islam. Il tente de m<strong>et</strong>tre en concordance les fondements<br />

de l'Islam avec les principes laïcs de la Révolution Française, afin<br />

d'expulser le pouvoir local en dehors de l'alliance de l'Islam avec la<br />

«Raison» occidentale. C'est une tentative de s'infiltrer au sein de<br />

l'interdit <strong>et</strong> du nom propre.<br />

Le discours politique de Bonaparte en Égypte illustre la violation du<br />

secr<strong>et</strong> de l'indigène : l'Islam. L'Islam est le lieu où s'attribuent les noms,<br />

aussi bien dans la société civile que dans la société politique de l'État.<br />

C'est le lieu à partir duquel les choses <strong>et</strong> les gens se situent à l'intérieur<br />

ou à l'extérieur du corps social, <strong>et</strong> c'est ce lieu que le discours<br />

orientaliste vient occuper dans la société civile, avoisinant les «gens de<br />

la maison», <strong>et</strong> même parlant en leur nom.<br />

Si le discours orientaliste est constitué à partir de l'Islam, il est lui-<br />

même constituant d'une certaine réponse islamique qui vient de la part<br />

du pouvoir sur place cicatriser la blessure du nom propre.<br />

Le discours orientaliste ne s'est pas constitué du néant, <strong>et</strong> ne<br />

s'adressait pas au vide. Il s'est constitué à travers l'ordre de<br />

connaissance prévalant chez l'Autre - le vaincu - <strong>et</strong> il est venu habiter<br />

le langage du vaincu - l'Islam - en essayant d'insérer ce langage dans le


cadre plus englobant des principes au nom desquels le colon se donne le<br />

droit de nommer le vaincu <strong>et</strong> de classer ses problèmes.<br />

Le rapport ainsi établi entre le pouvoir colonial <strong>et</strong> le savoir<br />

orientaliste ne limite pas le discours orientaliste à un seul type idéal; il<br />

ouvre plutôt la voie à la diversité: discours politique allant de pair avec<br />

un discours idéologique ou scientifique. A partir de c<strong>et</strong>te diversité dans<br />

les stratégies de l'orientalisme, aussi bien politique que scientifique <strong>et</strong><br />

idéologique, nous pouvons constater les invariantes <strong>et</strong> les postulats qui<br />

donnent à ces différents discours leur unité <strong>et</strong> leur cohérence, à partir<br />

d'une problématique centrale qui peut être dégagée du concept de<br />

«Renaissance» repris de la pensée occidentale du XVe siècle, <strong>et</strong> inséré<br />

par le discours orientaliste dans l'histoire de la pensée arabe<br />

contemporaine qui aurait commencé avec l'expédition de Bonaparte en<br />

Égypte, <strong>et</strong> se serait prolongée plus tard dans les mouvements<br />

intellectuels de la Syrie <strong>et</strong> du Liban , dans le cadre des missions <strong>et</strong> des<br />

écoles étrangères.<br />

Le discours orientaliste se considère comme le continuateur <strong>et</strong> le<br />

propagateur légal de c<strong>et</strong>te Renaissance, <strong>et</strong> se définit lui-même comme<br />

moment inaugural de la Nahda arabe du XIXe siècle. Dans sa lecture de<br />

l'histoire de la pensée arabe, l'orientaliste stimule deux mouvements<br />

complémentaires:<br />

1 - réconcilier la pensée arabe avec son passé grec, rénové par le biais<br />

de l'Occident, afin de sortir c<strong>et</strong>te pensée de la décadence <strong>et</strong> des<br />

ténèbres où elle plongeait, vers les lumières. C'est la répétition<br />

tardive du même mouvement effectué en Europe au XVe siècle.<br />

2 - briser la domination du dogme de l'Islam se défendant contre les<br />

influences étrangères, afin de donner à c<strong>et</strong>te société l'accès au<br />

progrès <strong>et</strong> à la rationalité universelle.<br />

C'est à partir de ce lieu où loge le discours orientaliste qu'il est en<br />

mesure de définir le point de départ <strong>et</strong> le moment inaugural dans notre<br />

pensée politique contemporaine, <strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre sur pied une règle de


classification lui perm<strong>et</strong>tant de distinguer les différents courants de la<br />

pensée arabe, <strong>et</strong> de périodiser les étapes traversées par c<strong>et</strong>te pensée<br />

depuis le début de sa «Renaissance». C'est le vainqueur qui dispose du<br />

droit de nommer le vaincu, <strong>et</strong> au coeur de la lutte pour la nomination<br />

émerge l'Islam.<br />

Avec la pénétration capitaliste au sein de l'Empire ottoman, <strong>et</strong> la<br />

désintégration provoquée par c<strong>et</strong>te pénétration, la couche des<br />

intellectuels a été transformée sous l'égide de la domination étrangère<br />

qui s'installait. Pour organiser l'État moderne dans son rapport avec le<br />

nouveau pouvoir qui s'annonce, le vainqueur occidental, disposant de<br />

l'appareil de pouvoir de l'orientalisme, s'est mis à éduquer un type<br />

particulier d'intellectuel moderne, organiquement lié à c<strong>et</strong> appareil<br />

orientaliste. Le nouveau pouvoir cherche à former un nouveau type<br />

d'intellectuel représentant, par son savoir, le pouvoir du vainqueur<br />

auprès du vaincu.<br />

Dans la même optique taxinomique de l'orientalisme, traitant des<br />

courants de la pensée arabe contemporaine, nous trouvons une<br />

multitude de classifications de ces courants faites par des intellectuels<br />

arabes en se basant sur les mêmes postulats du discours orientaliste en<br />

ce qui concerne le point de départ de la contemporanéité dans notre<br />

pensée: le concept de la Nahda (Renaissance) qui suppose une rupture<br />

entre le présent arabe <strong>et</strong> son passé grec - tout le monde, à l'origine, était<br />

grec -, rupture qu'on appelle décadence. Ce modèle généalogique<br />

reproduit la même périodisation orientaliste:<br />

Antiquité grecque reproduite par l'Islam des Falasifas (Philosophes)<br />

au cours des quatre premiers siècles de l'Islam ---> décadence ou<br />

rupture avec le «Miracle Grec» se prolongeant jusqu'au XIXe siècle ---><br />

Nahda (Renaissance) ou réconciliation avec le passé grec comme<br />

répétition tardive de la Renaissance européenne du XVe siècle.<br />

C'est ce modèle de périodisation qui situe le lieu à partir duquel<br />

l'intellectuel arabe moderne repense les courants de la pensée arabe, <strong>et</strong>


fait sa classification à l'intérieur du cadre tracé par le discours<br />

orientaliste.<br />

Ce modèle de référence, on le r<strong>et</strong>rouve à la base de la plupart des<br />

classifications faites par les intellectuels arabes, que ce soit en ce qui<br />

concerne la pensée islamique dans sa relation avec la philosophie<br />

grecque, ou bien la pensée arabe de la Nahda dans sa relation avec la<br />

pensée occidentale contemporaine.<br />

Le contact des Arabes avec la pensée occidentale au XIXe siècle leur<br />

a permis de connaître, à leur grand étonnement, les acquis de l'Occident<br />

dans tous les domaines. C<strong>et</strong> étonnement, mêlé d'un sentiment<br />

d'infériorité, les incita à saisir ces nouveautés <strong>et</strong> à les assimiler. C'est<br />

ainsi que naquit la typologie trilatérale de l'intellectuel arabe:<br />

- L'intellectuel arabe libéral, moderniste, laïc <strong>et</strong> progressiste.<br />

- L'intellectuel islamique réformateur cherchant à m<strong>et</strong>tre l'Islam en<br />

concordance avec la Raison universelle.<br />

- L'intellectuel traditionaliste se réfugiant dans le passé islamique<br />

<strong>et</strong> refusant de s'adapter à l'époque moderne.<br />

C'est ce schéma de base, produit du discours orientaliste, qui se<br />

r<strong>et</strong>rouve, selon différentes modifications, dans les différentes<br />

classifications faites par les intellectuels arabes pour les courants de la<br />

pensée arabe contemporaine.<br />

La problématique de ces deux discours - orientaliste/intellectuel<br />

arabe moderne, trouve ses fondements théoriques chez Hegel dans sa<br />

dialectique du Maître <strong>et</strong> de l'Esclave.<br />

A l'opposé de c<strong>et</strong>te problématique, on trouve une autre lecture de<br />

la pensée politique arabe contemporaine. C<strong>et</strong>te lecture est critique vis-<br />

à-vis de l'orientaliste ainsi que de l'intellectuel arabe moderne. Elle les<br />

considère tous deux comme appartenant au même cadre théorique. Elle


éfute leurs fondements théoriques pour rem<strong>et</strong>tre en ordre <strong>et</strong><br />

périodiser les courants <strong>et</strong> les étapes de la pensée politique arabe. C<strong>et</strong>te<br />

lecture islamique refuse le postulat de la défaite du Moi arabe <strong>et</strong><br />

islamique, <strong>et</strong> insiste sur la continuité entre le Moi <strong>et</strong> son passé<br />

islamique, continuité d'ailleurs nécessaire pour consolider la cohésion<br />

interne, <strong>et</strong> dont il faut tenir compte surtout dans les périodes de<br />

désintégration, afin de s'attaquer au problème central: celui de la<br />

domination étrangère, surtout sur le plan culturel.<br />

Ce discours islamique considère que la politique coloniale en Orient<br />

islamique avait comme objectif principal de saper les fondements de<br />

l'Islam, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur, que ce soit par le<br />

biais de certains intellectuels musulmans prêchant la réforme de<br />

l'Islam, ou bien par le biais de penseurs minoritaires accordant la<br />

primauté aux conflits doctrinaires <strong>et</strong> religieux, au détriment de la<br />

cohésion interne <strong>et</strong> de l'unité du monde musulman.<br />

Le discours islamique d'«Al-Yaqza» ( Éveil) s'est dressé contre ces<br />

deux mouvements pour défendre l'Islam menacé par la domination<br />

étrangère. Il se considère comme le prolongement naturel de la pensée<br />

<strong>et</strong> de la culture arabes <strong>et</strong> islamiques.<br />

Les penseurs du mouvement de l'Éveil se sont employés à démentir<br />

les arguments des intellectuels arabes modernistes, élèves des<br />

orientalistes. Ils leur reprochèrent leur soumission à la domination<br />

étrangère <strong>et</strong> leur affiliation à des mouvements tels que: les missions<br />

étrangères, l'orientalisme, la franc-maçonnerie, les mouvements<br />

pharaonique <strong>et</strong> phénicien, le mouvement de propagande religieuse<br />

chrétienne.<br />

Le discours de l'Éveil islamique représente le terme de la<br />

contradiction qui s'oppose à l'orientalisme <strong>et</strong> à son ombre, l'intellectuel<br />

arabe moderniste. La problématique de fond de ce discours hostile à<br />

l'orientalisme est, avant tout, politique ayant des répercussions aussi<br />

bien théoriques que méthodologiques sur la façon de lire <strong>et</strong> de classer<br />

l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine: comment faire


face à la domination étrangère <strong>et</strong> affirmer l'identité arabe <strong>et</strong> islamique,<br />

non par réaction - l'esclave s'affranchissant par le négatif - mais par<br />

une action volontaire - l'Islam, maître s'appuyant sur une époque<br />

révolue de maîtrise <strong>et</strong> de domination? L'action volontaire ressuscite ici<br />

positivement le Moi islamique, tout en passant l'Autre (l'Occident) sous<br />

silence. C<strong>et</strong> Autre voit l'universalisme de sa culture contesté. Al-<br />

Khomeini est la meilleure illustration de ce discours.<br />

En abordant ce discours, les marxistes se sont hâtés à l'assimiler à<br />

l'idéalisme hégélien où il devient facile de lui régler son compte<br />

théorique à partir des critiques déjà formulées par Marx contre Hegel. Il<br />

suffirait, pour ces marxistes, d'appliquer ces critiques sur le discours<br />

islamique «idéaliste», en lui inventant une situation de classe - celle du<br />

féodalisme réactionnaire - se servant de la religion comme «opium du<br />

peuple». Pourtant, ce discours pose un problème théorique plus profond<br />

qui trouve ses fondements dans la problématique de Ni<strong>et</strong>zsche <strong>et</strong> sa<br />

critique de la dialectique hégélienne du Maître <strong>et</strong> de l'Esclave. Ce<br />

rapprochement entre le discours de l'Éveil islamique <strong>et</strong> la pensée de<br />

Ni<strong>et</strong>zsche est un rapprochement de fait chez certains penseurs de ce<br />

courant, mais c'est un rapprochement souvent conscient chez la majorité<br />

d'entre eux.<br />

A ces deux discours - l'orientaliste <strong>et</strong> l'intellectuel islamique _ vient<br />

s'ajouter le discours marxiste aussi bien économiste qu'althusserien.<br />

Dans sa lecture de l'histoire de la pensée arabe contemporaine, le<br />

discours économiste de l'orientalisme russe, avec son double _<br />

l'intellectuel marxiste arabe -, se distingue par son souci<br />

méthodologique de faire le lien entre l'évolution des courants de la<br />

pensée arabe <strong>et</strong> l'histoire socio-économique des pays arabes, <strong>et</strong> cela<br />

dans le cadre du développement capitaliste. Ce souci méthodologique<br />

n'était pas aussi systématique chez la plupart des orientalistes<br />

occidentaux; mais la problématique de base qui détermine la vision<br />

globale de l'orientaliste russe, <strong>et</strong> la règle générale selon laquelle il fait la<br />

classification <strong>et</strong> l'histoire des courants de la pensée arabe


contemporaine, sont identiques chez les deux <strong>et</strong> s'appuient sur les<br />

mêmes postulats européo-centriques.<br />

En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te classification part du couple conceptuel: Nahda/<br />

décadence sans le critiquer. Ce postulat est admis à partir d'un modèle<br />

de développement qui s'appelle ici «mode de production capitaliste»,<br />

synonyme de «civilisation occidentale» dans le discours orientaliste<br />

occidental. Ce postulat perm<strong>et</strong> à l'orientaliste russe de faire la<br />

périodisation de l'histoire de la pensée arabe à partir de son moment<br />

inaugural, celui de sa rencontre avec le «mode de production<br />

capitaliste» - sous-entendu l'Occident dans un autre jargon -, moment<br />

coïncidant avec le début du XIXe siècle. Ce mode de production est<br />

considéré ici comme «supérieur» historiquement à la société locale en<br />

question, <strong>et</strong> les courants de pensée se rapprochant de ce mode<br />

supérieur sont considérés plus progressistes que ceux qui s'en éloignent<br />

<strong>et</strong> lui opposent une résistance.<br />

C<strong>et</strong>te lecture privilégie la période allant du XIXe siècle jusqu'à la<br />

première guerre mondiale. Le début de c<strong>et</strong>te période, coïncidant avec la<br />

pénétration du capitalisme occidental dans les pays arabes, nous<br />

imposerait l'examen de la relation qui existe entre deux ordres de faits<br />

culturels dont l'un (l'Occident) a prouvé sa suprématie historique sur<br />

l'autre (l'Orient). On aboutit ainsi, d'après ce discours, à la conclusion<br />

logique selon laquelle l'Occident «développé» est à même de considérer<br />

les formes «sous-développées» caractérisant le monde arabe<br />

contemporain, comme étant des étapes «inférieures» menant<br />

nécessairement à son propre degré d'évolution. d'où «le rôle constructif<br />

de l'Angl<strong>et</strong>erre de fonder en Asie une société occidentale». La distance<br />

théorique entre l'orientaliste russe <strong>et</strong> l'orientaliste occidental, dans leur<br />

lecture de la pensée arabe contemporaine, n'est pas aussi longue que ne<br />

le fait croire la différence terminologique, étant donné que les postulats<br />

sont les mêmes.<br />

Quant au discours althusserien arabe, il n'est pas dépourvu d'un<br />

modèle théorique de référence s'inspirant du marxisme français <strong>et</strong><br />

italien. Sa constitution dans le monde arabe répète l'histoire de


l'althusserisme européen <strong>et</strong> ses divergences aggravées au lendemain de<br />

mai 1968, surtout en Égypte <strong>et</strong> au Liban où on a assisté au<br />

développement de l'althusserisme aussi bien orthodoxe que maoïste. Le<br />

discours orthodoxe se distingue du discours économiste par le fait qu'il<br />

considère que la pensée arabe féodale, faute de «coupure», est restée<br />

dominante dans les nouveaux rapports coloniaux de production, étant<br />

donné que la bourgeoisie «coloniale» ne s'est pas formée en<br />

contradiction antagonique avec l'ancienne classe féodale, dans une lutte<br />

de classes opposant deux classes antagoniques. L'ancienne idéologie<br />

dominante devait donc s'adapter à c<strong>et</strong>te nouvelle régulation de classe,<br />

sans que sa «Nahda» soit nécessairement en coupure avec ses origines,<br />

comme c'était le cas de la Renaissance en Europe.<br />

Tandis que le discours althusserien maoïste part d'une lecture<br />

critique de l'ensemble des notions prédominantes dans l'idéologie arabe<br />

contemporaine, notions fortes de l'évidence que leur confère le «vécu»<br />

arabe lui-même: l'Identité, Soi, l'Autre, Modernité, Immémorial,<br />

Histoire. Ces notions plongent dans la tradition d'une perception locale,<br />

dont les commencements ne relèvent pas encore du savoir. On les<br />

repère dans le discours des idéologues de la «Nahda» ou de leurs<br />

précurseurs immédiats. Et c'est en partant de la théorie althusserienne<br />

de l'Idéologie que ce discours formule ses critiques contre les<br />

classifications des courants de la pensée arabe faites par Rodinson<br />

Laroui <strong>et</strong> Berque.<br />

Devant la typologie de ces trois discours, nous avons essayé dans<br />

c<strong>et</strong>te étude de prouver quelques hypothèses théoriques <strong>et</strong> historiques<br />

pour l'étude de l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine.<br />

1 - Le point de départ de la théorie althusserienne de l'Idéologie est la<br />

«structure» <strong>et</strong> non «l'histoire». Partir de l'histoire pour analyser des<br />

idéologies déterminées, au lieu de chercher à formuler une théorie<br />

générale de «l'instance idéologique», veut dire qu'on soit<br />

méthodologiquement orienté de façon à considérer la théorie de<br />

l'idéologie comme étant toujours une théorie des transformations<br />

idéologiques. L'idéologie n'est intelligible que comme espace de


lutte où le point de départ méthodologique doit s'appuyer sur le<br />

point de vue du vaincu <strong>et</strong> sur sa «Moumâna'a» qui est toujours déjà<br />

là.<br />

2 - Le prolétariat, dernière classe exploitée de l'histoire - selon le<br />

marxisme - est le seul qui est à même de faire l'histoire en son<br />

propre nom, <strong>et</strong> de réaliser le rêve de tous les vaincus insurgés: la<br />

société sans État. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» idéologique<br />

n'est plus seulement la répétition de l'invariant communiste<br />

inhérent à toute révolte des vaincus, mais elle devient la maîtrise<br />

de sa réalisation. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» négative de<br />

masse se transforme en «Moughâlaba» positive de classe affirmant<br />

son nouveau modèle inédit de pouvoir. Le prolétariat est considéré<br />

comme puissance logique - point de vue ou lieu de constitution d'un<br />

discours - <strong>et</strong> non comme puissance numérique.<br />

Par son aspect négatif qui a caractérisé l'Islam comme<br />

mouvement de masse s'appuyant sur le modèle du passé pour<br />

résister contre la domination étrangère, la «Moumâna'a» est en-<br />

deçà de la «Moughâlaba» qui forme plutôt un proj<strong>et</strong> positif de<br />

pouvoir. Entre la «Moumâna'a» <strong>et</strong> la «Moughâlaba» du mouvement<br />

de masse islamique dans le monde arabe se trace toute l'histoire de<br />

la pensée politique arabe comme histoire d'une «Moumâna'a» de<br />

masse ne pouvant pas se transformer en «Moughâlaba» de classe.<br />

3 - Le rapport entre le vainqueur <strong>et</strong> le vaincu détermine la nature aussi<br />

bien que le rôle de l'intellectuel, «nul n'est plus épouvanté que<br />

l'intellectuel quand la guerre éclate». On voit ainsi s'inscrire deux<br />

mouvements qui déterminent le rapport du vainqueur au vaincu :<br />

le premier est celui qui relate la défaite de la «Moumâna'a» du<br />

vaincu, défaite qui va de pair avec le renforcement de la<br />

domination du vainqueur. L'intellectuel se rapproche alors du<br />

vainqueur pour remplir la fonction qu'Ibn Khaldoun appelle la<br />

fonction de chambellan (hijâba). A ce type d'intellectuel - le<br />

chambellan (hâjeb) du sultan ou du pouvoir qui émerge avec la<br />

défaite de la «Moumâna'a» - s'oppose, à travers le second


mouvement - la montée de la «Moumâna'a» du vaincu m<strong>et</strong>tant la<br />

domination du vainqueur en mauvaise posture - un autre type<br />

d'intellectuel. C'est celui qui se révolte contre le pouvoir du<br />

vainqueur «la porte du sultan gardée par son intellectuel est si<br />

étroite qu'elle ne peut s'ouvrir à tous les intellectuels». La révolte<br />

de c<strong>et</strong> intellectuel prend alors deux formes:<br />

- Révolte idéologique, culturelle <strong>et</strong> négative m<strong>et</strong>tant<br />

l'intellectuel/chambellan (hâjeb) sur la voie de la critique <strong>et</strong> de la<br />

démystification du pouvoir, par un mouvement qui le r<strong>et</strong>ire de<br />

l'entourage du pouvoir, après être sorti de la société des vaincus,<br />

<strong>et</strong> après avoir divorcé avec l'idéologie pratique <strong>et</strong> vécue des<br />

vaincus.<br />

- Révolte politique positive cherchant à dépasser la critique<br />

purement théorique, dans un mouvement opposé visant à<br />

réintégrer l'intellectuel dans la société, la société des vaincus<br />

c<strong>et</strong>te fois <strong>et</strong> celle du mouvement de masse luttant contre le<br />

pouvoir. La révolte politique de l'intellectuel prend une<br />

signification à partir d'une autre révolte plus englobante: celle<br />

des masses <strong>et</strong> des vaincus. L'itinéraire de c<strong>et</strong> intellectuel<br />

organique révolté reflète la contradiction m<strong>et</strong>tant en vis-à-vis<br />

l'idéologie «théorique» <strong>et</strong> l'idéologie populaire «pratique», avec sa<br />

forme religieuse <strong>et</strong> ses invariants communistes.<br />

4 - Le concept khaldounien de «Ghalaba» <strong>et</strong> le concept gramscien<br />

d'«Hégémonie» recoupent deux problématiques qui s'opposent dans<br />

le monde arabe: l'une remplaçant Marx par Ibn Khaldoun, l'autre -<br />

au nom de l'universalisme du mode de production capitaliste -<br />

r<strong>et</strong>ombant dans l'européo-centrisme. Ces deux concepts trouvent un<br />

terrain théorique à même de dégager, aussi bien leur distinction<br />

que leur croisement, dans la problématique théorique de Marx<br />

traitant de la domination formelle <strong>et</strong> réelle du capital.<br />

5 - Dans son rapport avec son «extérieur» non capitaliste, le mode de<br />

production capitaliste développé passe nécessairement par l'étape


d'une domination formelle du capital, basée sur la plus-value<br />

absolue, sans révolutionner le procès de travail ou les rapports de<br />

production qui prédominaient dans le monde arabe avant la<br />

pénétration capitaliste. Sa tendance à devenir dominant réellement,<br />

en s'appuyant sur l'extorsion de la plus-value relative, est une<br />

supposition théorique qui ne se réalise historiquement qu'avec la<br />

négation même du mode de production capitaliste.<br />

C<strong>et</strong>te hypothèse s'appuie, d'une part, sur le fait qu'à l'extérieur<br />

du mode de production capitaliste, la «Moumâna'a» des structures<br />

non capitalistes est toujours déjà là pour empêcher que le<br />

capitalisme occidental devienne hégémonique; <strong>et</strong> d'autre part,<br />

l'hypothèse de base du schéma marxien de l'accumulation ne<br />

correspond qu'à la tendance historique objective du mouvement de<br />

l'accumulation, <strong>et</strong> non à son terme théorique. L'accumulation tend à<br />

établir la domination réelle <strong>et</strong> générale de la production capitaliste<br />

dans tous les pays <strong>et</strong> dans toutes les branches de l'économie. Mais<br />

le capital s'engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois<br />

acquis, en théorie du moins, l'accumulation devient impossible. Au<br />

moment où le schéma marxien de la reproduction élargie<br />

correspond à la réalité, il marque les limites historiques du<br />

processus de l'accumulation, donc la fin de la production capitaliste.<br />

6 - Le procès de reproduction de l'Empire ottoman n'est ni unitaire ni<br />

homogène, étant donné que c<strong>et</strong> Empire ne constitue pas une seule<br />

formation sociale, <strong>et</strong> du fait que c<strong>et</strong> Empire connaît deux<br />

mouvements de reproduction:<br />

- Celui du pouvoir central, «Ghalaba» ottomane: L'Un.<br />

- Celui des pouvoirs locaux représentés par l'esprit de clan local des<br />

familles, tribus <strong>et</strong> communautés: le Multiple.<br />

Ces pouvoirs locaux jouent le rôle essentiel de contenir la<br />

«Moumâna'a» populaire, <strong>et</strong> de la représenter auprès du pouvoir<br />

central. Le pouvoir central se trouve débordé par les pouvoirs


locaux à chaque fois que sa «Ghalaba» faiblit dans sa lutte contre la<br />

domination du capital étranger.<br />

7 - Avec l'intensification de la pénétration capitaliste occidentale dans<br />

l'Empire ottoman au début du XIXe siècle, le pouvoir central<br />

ottoman s'est affaibli <strong>et</strong> est tombé sous la domination formelle du<br />

capital occidental. Ce mouvement a suscité la constitution d'un<br />

pouvoir local - celui de Mouhammad Ali en Égypte _ visant à<br />

réformer le pouvoir central afin de lui donner les moyens de<br />

résister contre la domination externe <strong>et</strong> contre la désintégration<br />

interne. Ce proj<strong>et</strong>, profitant d'une conjoncture internationale<br />

favorable, s'est employé à unifier l'intérieur de l'Empire en<br />

assurant sa «Ghalaba» sur les pouvoirs locaux, tout en faisant jouer<br />

à l'Égypte le rôle de pôle d'unité dans le cadre de l'Empire Ottoman.<br />

Ce mouvement coïncide <strong>et</strong> s'enchevêtre avec le passage de l'entité<br />

libanaise, dont le pouvoir ne peut être lu de l'intérieur de c<strong>et</strong>te<br />

entité, car elle ne constitue pas une formation sociale achevée dans<br />

sa transition de la «Ghalaba» druze à la «Ghalaba» maronite sous le<br />

règne de l'émir Bachir II.<br />

Ce transfert de la «Ghalaba» décrit un mouvement de l'histoire<br />

libanaise qui débute au XIXe siècle, <strong>et</strong> se consolide avec Bachir II qui<br />

s'est emparé du pouvoir sans obtenir l'unanimité des familles druzes,<br />

unanimité nécessaire pour légaliser sa «Ghalaba». C<strong>et</strong>te non-<br />

correspondance entre le politique <strong>et</strong> l'anthropologique lui a valu<br />

l'hostilité des notables druzes <strong>et</strong> le soutien des familles maronites d'une<br />

part, <strong>et</strong> la dépendance vis-à-vis de Mouhammad Ali d'autre part. C'est à<br />

travers ce mouvement que naquit le pouvoir familial à Zahlé, lequel a<br />

tracé le lieu de constitution du discours de notre hors-la-loi.<br />

Notes<br />

l - Bou'inein Mikhaël - Sirâ'u lhazmi Wazzulm (la lutte de la ferm<strong>et</strong>é <strong>et</strong><br />

de l'oppression) Édition Safadi - Sao Paolo 1961. 2 tomes en arabe.<br />

2 - Foucault Michel - L'archéologie du savoir. NRF 1969.<br />

3 - Foucault Michel - L'Ordre du discours. NRF 1971.


4 - P<strong>et</strong>ers Richard F. - Histoire des Turcs, de l'Empire à la démocratie.<br />

Payot 1966.<br />

5 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddimat. op. cit.<br />

6 -<br />

7 - Bou'inein Mikhaël - op. cit.<br />

9 - Sartre Jean-Paul - «Les damnés de la terre». in Situations. T. V,<br />

9 - Foucault Michel - «Qu'est-ce qu'un auteur». in Bull<strong>et</strong>in de la Société<br />

française de Philosophie. No. 3, juill<strong>et</strong>-Septembre 1969.<br />

10 - Al-Chehrestâni Aboul-Fath (4<strong>79</strong> -548 H.) - Al-Milal Wal-Nihal (les<br />

doctrines <strong>et</strong> les partis). T. 1 P. 14-15. Éd. Dar al-Ma'rifa. Beyrouth<br />

1975.<br />

11 - Foucault Michel - L'archéologie du Savoir. P. 181. Gallimard 1969.<br />

12 - Ibid. P. 181.<br />

12 - Ibid.<br />

13 - Texte tiré de «l'Histoire de l'Émir Haydar Ahmad Al-Chehâbi».<br />

14 - Lévi-Strauss Claude - Tristes Tropiques. «Sur la ligne».<br />

15 - Derrida Jacques - «Nature, culture, écriture. La violence de la l<strong>et</strong>tre<br />

de Lévi-Strauss à Rousseau». in Cahiers pour l'Analyse N° 4 sur:<br />

«Lévi-Strauss dans le 18° siècle».<br />

16 - Lacouture Jean <strong>et</strong> Simone: L'Égypte en mouvement. Seuil. 196? P.<br />

39<br />

17 - C'est le texte intégral du firman du Sultan en réponse au discours<br />

adressé par Napoléon Bonaparte au peuple égyptien, ce texte est<br />

tiré du livre «L'histoire de l'émir Haydar Ahmad Al-Chehâbi» déjà<br />

mentionné.<br />

17 - Barthes Roland - Sade, Fourrier, Loyola. Seuil 1971.<br />

18 - Berque Jacques - Préface au Livre de G.E. Von Grunebaum:<br />

L'identité culturelle de l'Islam. P. VII-VIII. Gallimard 1973.<br />

19 - Dâgher Youssef Ass'ad - Maçâder al-dirâsat al-adabiyya (Sources<br />

de l'étude littéraire). Beyrouth 1955. P. 7<strong>79</strong>-780.<br />

20 - Abdel-Malek Anouar - La dialectique sociale. l'orientalisme en<br />

crise. Seuil 1972.<br />

21 - Ibid.<br />

22 - Ibid.<br />

23 - Calv<strong>et</strong> Louis-Jean - Linguistique <strong>et</strong> colonialisme; p<strong>et</strong>it traité de<br />

glottophagie. Payot 1974.


24 - Bion Jean - «Lumières <strong>et</strong> anthropophagie». in Revue des sciences<br />

humaines. juin 1972.<br />

25 - Calv<strong>et</strong> Louis-Jean - Ibid. P. 31.<br />

26 - Berque Jacques - Les Arabes d'hier à demain. Seuil 1969.<br />

27 - Ibid. P. 8-9.<br />

28 - Abdel-Malek Anouar - «L'orientalisme en crise». op. cit. P. 93. Voir<br />

également la réponse de Francesco Gabrieli apologie de<br />

l'orientalisme. in Diogène No. 50, l'année 1965.<br />

29 - Engels F. - Dialectique de la Nature. P. 29. Éd. Sociales 1968.<br />

30 - Renan Ernest - Averroès <strong>et</strong> l'Averroïsme. P. II - M. Lévy 1866.<br />

31 - Ibid. P. VIII.<br />

32 - Ibid. P. IX.<br />

33 - Lévi-Strauss Claude - Tristes Tropiques. Plon 1973.<br />

34 - Lévi-Strauss Claude - Ibid.<br />

35 - Lévi-Strauss Claude - Ibid.<br />

36 - Badawi Abdel-Rahman - «Philosophie <strong>et</strong> Théologie de l'Islam à<br />

l'époque classique». Histoire de la philosophie (sous la direction de<br />

François Châtel<strong>et</strong>). t. 2 La philosophie médiévale, du ler siècle au<br />

XVe siècle, P. 120. Hach<strong>et</strong>te 1972.<br />

37 - Hegel G.W.F. - Leçons sur l'histoire de la philosophie. Vrin 1971.<br />

38 - Hourani Albert - Arabic thought in the liberal age 1<strong>79</strong>8-1939<br />

Oxford University Press 1962.<br />

39 - Al-Muhafaza Ali - les tendances dans la pensée arabe à l'époque de<br />

la Nahda 1<strong>79</strong>8-1914. Éditions Al-Ahlyya, 1975.<br />

40 - Laroui Abdallah - L'idéologie arabe contemporaine. Maspéro. 1970.<br />

Voir également son livre: Crise des intellectuels arabes. Maspéro<br />

41 - Laroui Abdallah - Ibid. P. 19.<br />

42 - Khoury Ra'if - La pensée arabe moderne: influence de la Révolution<br />

Française sur son orientation politique <strong>et</strong> sociale. en arabe, Éditions<br />

Dar al-Makchouf, Beyrouth 1973.<br />

43 - Chikry Ghaly - La Nahda <strong>et</strong> 1a chute dans la pensée égyptienne<br />

moderne. en arabe, Éditions Dar al-Tali'a, Beyrouth 1978.<br />

44 - op. cit. voir également: Magid Khaddoury: Les tendances politiques<br />

dans le monde arabe. en arabe Al-Dar Al-Mouttahida lilnachr.<br />

Beyrouth 1972. <strong>et</strong> la liste est longue.


45 - Mass'oud Gibran - Le Liban <strong>et</strong> la Nahda arabe moderne. Éditions<br />

Beit Al-Hikmat, Beyrouth 1967. en arabe.<br />

46 - Hegel G.W.F. - La phénoménologie de l'Esprit. Chapitre:<br />

Indépendance <strong>et</strong> dépendance de 1a conscience de soi; Domination <strong>et</strong><br />

Servitude. Éditions Aubier-Montaigne.<br />

47 - Kojève Alexandre - Introduction à la lecture de Hegel. Gallimard<br />

1947.<br />

48 - Voir la Même idée développée économiquement par Marx en<br />

termes de «besoin» au lieu de «conscience» dans son article: «Vol<br />

réciproque». in Manuscrits Parisiens 1844. K. Marx oeuvres -<br />

Économie II Éditions NRF, La Pléiade.<br />

49 - Châtel<strong>et</strong> François - Hegel. Seuil. l969.<br />

50 - voir l'article de Karl Marx sur la «critique de le dialectique de Hegel<br />

<strong>et</strong> de sa philosophie en général». in Manuscrits Parisiens de 1844 -<br />

Éditions sociales 1972.<br />

51 - Kojève Alexandre - Introduction à la lecture de Hegel. Gallimard<br />

1947.<br />

52 - Hyppolyte Jean - Genèse <strong>et</strong> structure de la phénoménologie de<br />

l'Esprit de Hegel - Éditions Aubier-Montaigne 1966.<br />

------------------------------------------------<br />

1 - Voir la Revue «Al-'Ourwat Al-Wouthqat». 1884 tenue par les deux.<br />

2 - Al-Bahi Dr. Mouhammad - la pensée islamique moderne <strong>et</strong> sa<br />

relation avec le colonialisme occidental, en arabe. 6ème édition, Dar<br />

Al-Fikr Beyrouth 1973.<br />

3 - Hussein Taha - La philosophie sociale d'Ibn Khaldoun.<br />

4 - Al-Jundi Anouar - L'Éveil de la pensée arabe, le mouvement de<br />

«l'Éveil» face à l'occidentalisation - en arabe, (1972), voir aussi son<br />

livre: Les aspects de la pensée arabe contemporaine.<br />

5 - Makarius Raoul - La jeunesse intellectuelle d'Égypte au lendemain<br />

de la deuxième guerre mondiale. Mouton & Co, 1960 P. 21.<br />

6 - Zein Nouredine Zein - La genèse du nationalisme arabe.<br />

7 - Al-Khomeini Ayatollah Al-Imam - le Gouvernement islamique ou le<br />

pouvoir du Savant religieux (Faqih) - cours de jurisprudence<br />

islamique donnés à Al-Najaf, en Irak, pour des étudiants en Islam.


8 - Châtel<strong>et</strong> F., Lapouge G. <strong>et</strong> d'Allonnes O.-R. - La révolution sans<br />

modèle. Mouton 1975.<br />

9 - Al-Khomeini - Le Gouvernement islamique; en arabe, P. 21.<br />

10 - Al-Kâfi - Kitab Fadl Al-'Ilm (le livre du mérite de la science).<br />

11 - Foucault Michel - «De quoi rêvent les Iraniens»? Le Nouvel<br />

Observateur du 16-10-1978.<br />

12 - Al-Khomeini - op. cit. p. 8-9.<br />

13 - Al-Khomeini - op. cit. P. 11-12.<br />

14 - Al-Khomeini - op. cit. P. 17-18.<br />

15 - Al-Khomeini - op. cit. P. 63.<br />

16 - Al-Khomeini - op. cit. P. 108.<br />

17 - Al-Khomeini - op. cit. P. 125.<br />

18 - Ibid.... P. 141.<br />

19 - Al-Kache Souheil - «Les Ayatollahs s'abattent sur l'impérialisme,<br />

lecture dans la pensée d'Al-Khomeini». Al-Safir du 3/1/19<strong>79</strong>.<br />

20 - Le déclin de l'Occident d'Oswald Spengler a été traduit en arabe <strong>et</strong><br />

avait une influence considérable sur ce courant, ainsi que d'autres<br />

ouvrages dans la même optique.<br />

21 - Heidegger Martin - Ni<strong>et</strong>zsche. Gallimard, 1971, P. 18.<br />

22 - Ibid.<br />

23 - Deleuze Gilles - Ni<strong>et</strong>zsche <strong>et</strong> la philosophie. PUF 1962.<br />

24 - Ibid.<br />

25 - Ibid. P. 4-6.<br />

26 - Châtel<strong>et</strong> François - Hegel. Seuil 1968, P. 12.<br />

27 - Ibid. P. 12.<br />

28 - Deleuze Gilles - Ni<strong>et</strong>zsche <strong>et</strong> la philosophie. PUF 1970, P. 9.<br />

29 - Ni<strong>et</strong>zsche Friedrich - La Généalogie de la Morale. Gallimard, P. 234.<br />

30 - Scheller Max - L'homme du ressentiment. NRF P. 13.<br />

31 - Ni<strong>et</strong>zsche F. - op. cit. P. 234.<br />

32 - Ibid. P. 235.<br />

33 - Châtel<strong>et</strong> F., Lapouge G. & d'Allonnes O.-R - La révolution sans<br />

modèle. Mouton 1975, P. 55.<br />

34 - Amel Mehdi - Crise de la civilisation arabe ou crise des<br />

bourgeoisies arabes. en arabe - Dar Al-Farabi, P. 74.<br />

35 - Tizini Dr. Tayyeb - du patrimoine à la révolution: sur une théorie<br />

proposée du patrimoine arabe. T.1. Dar Ibn Khaldoun 1976.


------------------------------------<br />

1 - Lévine Z. L. - La pensée sociale <strong>et</strong> politique moderne au Liban, en<br />

Syrie <strong>et</strong> en Égypte. Dar Ibn Khaldoun 1976.<br />

2 - Lévine Z. L. - op. cit. P. 6.<br />

3 - Ibid. P. 6.<br />

4 - Ibid. P. 6.<br />

5 - Ibid. P. 7.<br />

6 - Ibid. P. 7.<br />

7 - Ibid. P. 8.<br />

8 - Ibid. P. 8.<br />

9 - Hanna Dr. Abdallah - Les courants intellectuels en Syrie <strong>et</strong> au Liban<br />

1920-1945. en arabe. Dar al-taqaddom al arabi. Damas 1973.<br />

10 - Ibid. ... P. 13-14.<br />

11 - Makarius Raoul - La jeunesse intellectuelle d'Égypte au lendemain<br />

de la deuxième guerre mondiale. Mouton 1960, P. 16.<br />

12 - Laroui Abdallah - l'idéologie crabe contemporaine. Maspéro 1970.<br />

P. 152.<br />

13 - Ibid. ... P. 153.<br />

14 - Althusser Louis - Lénine <strong>et</strong> la philosophie. Maspéro l968.<br />

15 - Rancière Jacques - Leçon d'Althusser: comment les philosophes ne<br />

devinrent pas rois. Gallimard 1974.<br />

16 - Châtel<strong>et</strong> François - «Récit». in l'Arc N0 70: la crise dans la tête.<br />

Châtel<strong>et</strong> François - Chronique des idées perdues. Stock 1977, P.<br />

118.<br />

17 - Althusser Louis - A propos de l'article de Michel Verr<strong>et</strong> sur «Mai<br />

étudiant». la Pensée N° 145 - juin 1969.<br />

18 - Macciocchi M. A. - L<strong>et</strong>ters from inside the Italian Communist Party<br />

to Louis Althusser - N L. B. Londres. 1973.<br />

19 - Il Manifesto - Pour le communisme. octobre 1970.<br />

20 - Lotta continua - Qui sommes-nous? Les Temps Modernes, N° 335<br />

juin 1974: Lotta Continua: la leçon italienne.<br />

21 - Ibid. Voir pour c<strong>et</strong>te polémique: Lucio Magri «Sur les événements<br />

de mai». Les Temps Modernes N° 277-278, août-septembre 1969 <strong>et</strong><br />

les N° 2<strong>79</strong>, octobre 1969, 280, novembre 1969; Rossana Rossanda;<br />

«De Marx à Marx», Les Temps Modernes N° 282 janvier 1970, <strong>et</strong>


dans le même numéro, Sartre/Il Manifesto: Masses, spontanéité,<br />

parti; Il Manifesto: pour faire l'unité de la gauche de classe, Les<br />

Temps Modernes N° 296, mars 1971; Rossana Rossanda: «Les<br />

intellectuels révolutionnaires <strong>et</strong> l'Union Soviétique, Les Temps<br />

Modernes N° 332 mars 1974; Adriano Sofri <strong>et</strong> Romano Luperini:<br />

«Quelle avant-garde? Quelle organisation? Les Temps Modernes N°<br />

2<strong>79</strong>, octobre 1969; Edoarda Masi: «Le marxisme de Mao <strong>et</strong> la<br />

gauche européenne», Les Temps Modernes N° 284 mars 1970; Lotta<br />

Continua: «prenons la ville» Les Temps Modernes N° 303 octobre<br />

1971. «Nouveau fascisme, nouvelle démocratie» Les Temps<br />

Modernes N° 310 bis, mai 1972; Jean-Paul Sartre: «Les<br />

communistes ont peur de la révolution». Situations VIII, autour de<br />

68, NRF 1972.<br />

22 - Rancière Jacques - op. cit.<br />

23 - Châtel<strong>et</strong> François - «Récit». op. cit.<br />

24 - Althusser Louis - Montesquieu. La politique <strong>et</strong> l'histoire. PUF 1959<br />

- Pour Marx. Maspéro 1965. Lire le Capital Maspéro 1965. Marx <strong>et</strong><br />

Lénine devant Hegel. Maspéro 1969. Réponse à John Lewis.<br />

Maspéro 1973. Philosophie <strong>et</strong> Philosophie spontanée des savants.<br />

Maspéro 1974. Éléments d'autocritique. Hach<strong>et</strong>te 1974. Positions.<br />

Éditions sociales 1976. 22ème congrès. Maspéro 1977. Ce qui ne<br />

peut plus durer dans le parti communiste. Maspéro 1978. Note du<br />

traducteur. in L. Feuerbach: Manifestes philosophiques. PUF 1960.<br />

«Philosophie <strong>et</strong> sciences humaines». in Revue de l'enseignement<br />

philosophique N° 5 - 1963. «Problèmes étudiants». in La Nouvelle<br />

Critique N° 152 1964. Théorie, pratique théorique <strong>et</strong> formation<br />

théorique. Idéologie <strong>et</strong> lutte idéologique. Ronéotypé. avril 1965.<br />

«Matérialisme historique <strong>et</strong> matérialisme dialectique». in Cahiers<br />

marxistes-léninistes N° 11 - 1966. «Sur le Contrat Social- les<br />

décalges». in Cahiers pour l'Analyse N° 8 - 1966. «Une l<strong>et</strong>tre sur<br />

l'art à André Dapre». in La Nouvelle Critique. avril 1966.<br />

«Creminini, peintre de l'sbstraction». in Démocratie Nouvelle, aout<br />

1966). «Sur le travail théorique. Difficultés <strong>et</strong> ressources. in La<br />

Pensée N° 132 - 1967. «Comment lire le Capital». in l'Humanité, 23<br />

mars 1969. Avertissement; le Capital livre I, Flammarion 1969. «A<br />

propos de l'article de M. Verr<strong>et</strong> sur Mai Étudiant». in La Pensée N°


145 _ 1969. Lenin and philosophy, and other essays. Avant-propos<br />

inédit en français, 1970. «Une erreur politique». in France Nouvelle,<br />

31 juill<strong>et</strong> 1972. «On the Condition of Marx's scientific Discovery: on<br />

the new definition of philosophy». in Theor<strong>et</strong>ical Practice Nos 7-8.<br />

1973. «Intervention dans la discussion sur «les communistes, les<br />

intellectuels <strong>et</strong> la culture». Fête de l'Humanité, reprise dans France<br />

Nouvelle, N° 1453, 1973.<br />

25 - Sur l'histoire des partis communistes du Moyen-Orient nous<br />

signalons des références incomplètes, notamment: Walter Z.<br />

Laqueur- Communism and Nationalism in the Meaddle East.<br />

London, Routledge and Kegan Paul, 1956; S. Ayyoub - le parti<br />

communiste en Syrie <strong>et</strong> au Liban 1922-1958, en arabe, Beyrouth,<br />

Dar al-Hurrya Lil-tiba'a wal-nachr 1959; Al-Hakam Darwaza - Le<br />

communisme local <strong>et</strong> la bataille nationale des Arabes, en arabe,<br />

Beyrouth, Dar al-Fajr, l961. Elias Morqos - Histoire des partis<br />

communistes dans le monde arabe, en arabe, Beyrouth, Dar al-tali'a,<br />

1964; M.S. Agwani - communism in the Arab East, London, Asia<br />

Publishing House, 1969; Jacques Couland - Le Mouvement syndical<br />

au Liban (1919-1946). son évolution pendant le mandat français de<br />

l'occupation à l'évacuation <strong>et</strong> au Code du travail, Paris, Éditions<br />

Sociales, 1970. Jean <strong>et</strong> Simone Lacouture - l'Égypte en mouvement,<br />

Paris, Seuil, 1962. Anouar Abdel-Malek - Problématique du<br />

«Socialisme dans le monde arabe». in L'Homme <strong>et</strong> la Société, N° 2,<br />

1966; Mahmoud Hussein - La lutte de classes en Egypte 1945-1970,<br />

Maspéro, 1971. Maxime Rodinson - «Le développement du<br />

socialisme <strong>et</strong> du marxisme au Moyen-Orient». in Marxisme <strong>et</strong><br />

monde musulman. Seuil, 1972; <strong>et</strong> dans le même livre - «Les<br />

problèmes des partis communistes en Syrie <strong>et</strong> en Egypte»; «Le<br />

marxisme <strong>et</strong> le nationalisme arabe». Hélène Carrère d'Encausse - La<br />

politique soviétique au Moyen-Orient, 1955-1975, Paris, Presses de<br />

la F.N.S.P., 1975; en plus des documents officiels de ces partis.<br />

26 - Hussein Mahmoud est le pseudonyme de deux intellectuels<br />

égyptiens: Bahjat Elnadi <strong>et</strong> Adel Rifaat dont le premier, juif arabe,<br />

est le frère de Pierre Victor, leader de la «Gauche prolétarienne» <strong>et</strong><br />

théoricien althusséricn maoïste qui a été accusé par son groupe de<br />

sionisme <strong>et</strong> d'avoir sciemment œuvré à disloquer l'organisation en


complicité avec Alain Geismar. Voir à ce propos les nouveaux<br />

numéros de «La Cause du peuple» parus après son éclipse<br />

momentannée.<br />

27 - Hussein Mahmoud, Friedlander Saul, Lacouture Jean - Arabes <strong>et</strong><br />

Israéliens, un premier dialogue - Seuil, 1974, P. 88-89.<br />

28 - En eff<strong>et</strong>, le promier Congrès du parti communiste libanais remonte<br />

à décembre 1943 - Janvier 1944, Le second Congrès s'est tenu vingt<br />

quatre ans plus tard en juill<strong>et</strong> 1968 l'U.C.L. sortait une revue e<br />

mensuelle intitulée: Al Fikr al-Jadid (la Pensée Nouvelle).<br />

29 - Voir leur bilan autocritique dans: «Limaza Mounazzamat al-<br />

Ichtirakyin Al-Lubnanyin»? (Pourquoi l'Organisation des Socialistes<br />

Libanais?) <strong>et</strong> leur Revue hebdomadaire Al-Hourryya.<br />

30 - Voir cercle d'études du «Liban «Socialiste» - L'Action Socialiste <strong>et</strong><br />

les contradictions au Liban. Dar Al-tali'a, Beyrouth 1969.<br />

31 - Amel Mehdi - Crise de la civilisation arabe ou crise des<br />

bourgeoisies arabes? en arabe. Dar Al-Farabi, Beyrouth 1974.<br />

32 - Ibid.<br />

33 - Ibid. P. 166.<br />

34 - Ibid. P. 167.<br />

35 - Engels F. - Dialectique de la Nature. Éditions sociales 1968.<br />

36 - Ibid. P. 180.<br />

37 - Ibid. P. 181.<br />

38 - ChraraWaddah - Le Discours arabe sur l'histoire, thèse de doctorat,<br />

3ème cycle philosophie, présentée sous la direction du professeur<br />

Roger Arnaldez.<br />

39 - Rodinson Maxime - «Nature <strong>et</strong> fonction des mythes dans les<br />

mouvements socio-politiques, d'après deux exemples comparés:<br />

communisme marxiste <strong>et</strong> nationalisme arabe. in Marxisme <strong>et</strong><br />

monde musulman. Seuil, P. 253.<br />

40 - Ibid. P. 254-255.<br />

41 - Ibid. P. 259.<br />

42 - Ibid. P. 261.<br />

43 - Althusser Louis - «Sur le jeune Marx». in Pour Marx. Maspéro<br />

44 - Chrara Waddah op. cit. P. 16.<br />

45 - Chrara Waddah - op. cit...P. 227.


-------------------------------<br />

1 - Nous employons, dans c<strong>et</strong>te étude, le couple conceptuel khaldounien<br />

de Moumana'a/Moughâlaba dans un sens précis; l'un (Moumana'a =<br />

résistance, opposition refus) négatif, l'autre (Moughâlaba= triomphe,<br />

affirmation, différence) positif. Le premier se limitant à la réaction,<br />

le second implique l'action. L'un est hégélien <strong>et</strong> l'autre ni<strong>et</strong>zschéen.<br />

2 - doctrine philosophique défendue par Condillac (17I5 - 17 ), selon<br />

laquelle les opérations intellectuelles se reposent exclusivement sur<br />

les sensations.<br />

3 - Gramsci dans le texte - Éd. Sociales 1975. «Concept d'idéologie» P.<br />

205-206.<br />

4 - Gramsci . Op. cit. P. 207.<br />

5 - Ibid. P. 206.<br />

6 - Tracy Destutt de - Éléments d'idéologie. Vrin 1970 .<br />

7 _ Ibid. P. 207-208.<br />

8 - Ibid. P. 208...<br />

9 - Duroux Yves - L'analyse de la superstructure. Cours donné à<br />

Vincennes, avril 1970.<br />

10 - Althusser Louis - «Idéologie <strong>et</strong> appareils idéologiques d'État». in La<br />

Pensée N° 151 - juin 1970 .<br />

11 - Châtel<strong>et</strong> François - Chronique des idées perdues. Stock, 1977 - P.<br />

117.<br />

12 - Rancière Jacques - «Pour mémoire: sur la théorie de l'idéologie». in<br />

L'Homme <strong>et</strong> la Société, N° 27 - janvier-mars 1973 .<br />

13 - Badiou Alain - Théorie de la Contradiction. Maspéro 1975; <strong>et</strong><br />

Badiou Alain <strong>et</strong> Balmès François: De l'idéologie. Maspéro 1976 .<br />

14 - Al-Kach Souheil - La dialectique entre Marx <strong>et</strong> Hegel. mémoire de<br />

philosophie dirigé par J. Desanti , Paris I - 1972 .<br />

15 - Poulantzas Nicos - Pouvoir politique <strong>et</strong> classes sociales. Maspéro<br />

1968.<br />

16 - Lyotard Jean-François - «La place de l'aliénation dans le<br />

r<strong>et</strong>ournement marxiste». in Les Temps Modernes N° 277-278 -<br />

août-septembre 1969 - P. 92 .<br />

17 - Foucault Michel - «Vérité <strong>et</strong> pouvoir». Entr<strong>et</strong>ien avec M. Fontana. in<br />

L'Arc - N° 70 : «la Crise dans la tête» P. 21


18 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. Éditions Quatremètre, I858<br />

traduction de F. Rosenthal.<br />

19 - voir le troisième chapitre.<br />

20 - Engels F. - La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, la<br />

guerre des paysans - Éditions Sociales, Paris 1951, P. 51<br />

21 - La contestation prenait la forme d'hérésie. Les Picards par exemple<br />

prêchaient le r<strong>et</strong>our à l'état d'innocence <strong>et</strong> la suppression de toute<br />

loi civile <strong>et</strong> religieuse . Ils constituaient, comme les Bézards <strong>et</strong> les<br />

Lollards, une hérésie adamite proche des Qaramita en Islam, ils<br />

pratiquaient la communauté des femmes <strong>et</strong> des biens, <strong>et</strong><br />

représentaient un véritable communisme utopique.<br />

22 - Engels F. - La guerre des paysans en Allemagne. Éd. Sociales. P. 48-<br />

49.<br />

23 - Gramsci dans le texte - Quelques points de référence préliminaires.<br />

Éditions Sociales 1975, P. 13<br />

24 - Voir Chelhod Joseph - Le droit dans la société bédouine: recherches<br />

<strong>et</strong>hnologiques sur le 'orf ou droit coutumier des bédouins. Marcel<br />

rivière, 1971.<br />

25 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima - «Entre la plume <strong>et</strong> l'épée».<br />

traduction Vincent Monteil - P. 526.<br />

26 - Abou Mouslem, général du calife abbasside, fut assassiné par ordre<br />

<strong>et</strong> sous les yeux d'Al-Mansour en 755.<br />

27 - Ibn Khaldoun - op. cit. P. 527<br />

28 - Ibn Khaldoun - op. cit. l'office de chambellan (hijâba) P. 492-493.<br />

29 - Deleuze Gilles - «Les intellectuels <strong>et</strong> le pouvoir», entr<strong>et</strong>ien avec<br />

Michel Foucault in L'Arc No 49.<br />

30 - Rossanda Rossana - «De Marx à Marx». in Les Temps Modernes. No<br />

282, janvier 1970.<br />

31 - Ibid.<br />

32 - Lénine - Que faire? dans «oeuvres complètes» T.5 - P. 382-383.<br />

33 - Sofri Adriano <strong>et</strong> Luperini Romano - «Quelle avant-garde? Quelle<br />

organisation»? in Les Temps Modernes. No 2<strong>79</strong> - octobre 1969. P.<br />

437.<br />

34 - Luxembourg Rosa - La crise de la social-démocratie.<br />

35 - Gramsci - «L'ordine Nuovo» <strong>et</strong> «Notes sur Machiavel».


36 - «... La religion est, <strong>et</strong> ne peut être autre chose qu'une conception de<br />

la vie, laquelle correspond à une attitude éthique...».<br />

37 - Gramsci dans le texte - «philosophie <strong>et</strong> histoire». P. 164-165. E.S.<br />

38 - Ibid. P. 165.<br />

--------------------------------------<br />

1 - Marx Karl - Introduction à la critique de l'économie politique. Éd.<br />

Sociales, P. 164.<br />

2 - Ibid. P. 164.<br />

3 -<br />

4 - Ibid. P. 165.<br />

5 - Chevallier Dominique - La société du Mont-Liban à l'époque de la<br />

révolution industrielle en Europe. Paul Geuthner. 1971, P. IX..<br />

6 - Marx K. - Le Capital. Livre premier, T.3, «1e secr<strong>et</strong> de l'accumulation<br />

primitive» - Éd. Sociales, P. 153.<br />

7 - Marx Karl - Fondements de la critique de l'économie politique. T. 1,<br />

Anthropos, P. 435.<br />

8 - Hegel G.W.F. - Science de la logique, T.1, «Logique de l'Etre». Aubier.<br />

9 - Marx K. - Le capital, livre premier - T.3 «Le secr<strong>et</strong> de l'accumulation<br />

primitive». Éd. Sociales, P. 154.<br />

10 - Weber Max - L'Éthique protestante <strong>et</strong> l'esprit du capitalisme. Plon<br />

1964, P. 21-22.<br />

11 - Voir la tentative de Maxime Rodinson - Islam <strong>et</strong> capitalisme. Seuil<br />

1966, allant dans le même sens.<br />

12 - Marx K. - Le Capital - Livre I, T.3 - Ibid. P. 155.<br />

13 - Lyotard Jean-François - «La place de l'aliénation dans le<br />

r<strong>et</strong>ournement marxiste» - op. cit. Les Temps Modernes. Nos<br />

277/278 août-septembre 1969.<br />

14 - Marx K. - Chapitre inédit du Capital. - 10/18 - 1971. P. 77<br />

15 - Ibid. P. 194-195.<br />

16 - Ibid. P. 195<br />

17 - c<strong>et</strong>te partie du livre premier du Capital manque dans la traduction<br />

Roy (Éd. Soc. T.2 P. 184); nous avons reproduit le texte traduit par<br />

Roger Dangeville dans une note du Chapitre inédit du Capital...P.<br />

195 - 196.<br />

18 - Marx K. - Chapitre inédit du Capital - P. 202.


19 - Marx K. <strong>et</strong> F. Engels - Le Manifeste communiste.<br />

20 - Marx K. - Chapitre inédit du Capital. op. cit. P. 201<br />

21 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima, traduction Vincent Monteil, T. 1 P.<br />

69.<br />

22 - Labica Georges - Politique <strong>et</strong> religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur<br />

l'idéologie musulmane. SNED. P. 39.<br />

23 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. Traduction Vincent Monteil. T.1 P.<br />

276-277.<br />

23 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. - traduction Vincent Monteil T.I p.<br />

276-277.<br />

24 - Ce chapitre de la Mouqaddima est d'une grande portée théorique<br />

dans la pensée d'Ibn Khaldoun; pourtant il ne figure<br />

malheureusement pas dans la traduction française d'Al-<br />

Mouqaddima faite par Vincent Monteil. Il s'agit du chapitre 2 de la<br />

deuxième partie d'Al-Mouqaddima selon le texte original en arabe,<br />

chapitre s'intitulant: «La direction d'un esprit de clan revient à une<br />

partie particulière» <strong>et</strong> que nous avons traduit ici intégralement.<br />

25 - cité par Maria-Antoni<strong>et</strong>ta Macciocchi dans son livre: Pour Gramsci.<br />

Seuil. 1974.<br />

26 - Ibid...<br />

27 - Gramsci A. - Cahiers de prison. NRF<br />

28 - Luciano Gruppi - «Le concept d'hégémonie chez Antonio Gramsci».<br />

La Revue Dialectique No. 4-5. «Gramsci».<br />

29 - Voir le livre de Georges Labica - Politique <strong>et</strong> religion chez Ibn<br />

Khaldoun. op. cit. <strong>et</strong> Yves Lacoste - Ibn Khaldoun: Naissance de<br />

l'histoire. Passé du tiers- monde. Maspéro 1973.<br />

30 - Rapport politique du premier congrès de l'Organisation de l'Action<br />

Communiste au Liban (O.A.C.L.) - 1971. La Revue Al-Hourrya Nos.<br />

591-592-592-593-594 en arabe.<br />

31 - Rey Pierre-Philippe - Les alliances de classes, sur l'articulation des<br />

modes de production - Maspéro 1973.<br />

32 - Marx K. - Introduction à la critique de l'économie politique. Éd.<br />

Sociales. P. 169<br />

33 - Ibid. P. 169


34 - Voir la critique faite par Amin Samir du «sous-développement»<br />

dans son accumulation à l'échelle mondiale, <strong>et</strong> le développement<br />

inégal.<br />

35 - Marx K. - Introduction à la critique de l'économie politique. Éd.<br />

Sociales. P. 170.<br />

36 - Althusser Louis - Lire le Capital. Maspéro, T. 1 - P. 131<br />

37 - MarxVoir K. : Œuvres politiques 8 tomes. Paris, Alfred Costes<br />

Éditeur. 1928, surtout le tome 3, s'intitulant «La Question d'orient».<br />

Voir également François Châtel<strong>et</strong>, à propos des «erreurs de Marx»,<br />

article publié dans En partant du Capital. Anthropos. 1968, P. 81-<br />

96.<br />

38 - Rey Pierre-Philippe - Les alliances de classes: sur l'articulation des<br />

modes de production - Postface de novembre 1972 P. 171-172.<br />

Maspéro 1973<br />

39 - Luxembourg Rosa - L'accumulation du capital. T. 2. Maspéro 1969,<br />

P. 31<br />

40 _ Ibid. P. 48-86.<br />

41 - Marx K. - Le Capital - Livre premier, T. 3, Éd. sociales. P. 207.<br />

---------------------------<br />

1 - Le Front Libanais - Études du Kaslik. collection «Question Libanaise»<br />

2 -<br />

3 -<br />

No. 3. Lumières franches sur la Question Libanaise.<br />

4 - Le discours de l'orientaliste <strong>et</strong> celui de son ombre, l'intellectuel<br />

arabe moderne, correspond exactement à c<strong>et</strong>te façon de voir.<br />

5 - Voir une description minutieuse de la généalogie du despote faite<br />

par Alain Grosrichard dans son livr<strong>et</strong> Structure du Sérail. Seuil<br />

19<strong>79</strong>.<br />

6 - Kellner W. - L'empire Ottoman, étude géographique <strong>et</strong> statistique.<br />

Traduit de l'allemand par Léon Clugn<strong>et</strong>. Lyon, Librairie générale de<br />

H. Georg. 1877 P. 9.<br />

7 - Roux Jean-Paul - La Turquie, géographie, économie, histoire,<br />

civilisation <strong>et</strong> culture. Payot. Paris 1953. P. 81-82<br />

8 - Ibid. P. 83.


9 - Marx Karl - Œuvres politiques. T.3. «La Question d'Orient», P. 11,<br />

article intitulé «Les nationalités en Turquie». Éditions Alfred Costes<br />

Paris, 1929. C'est nous qui soulignons capitalistes <strong>et</strong> prétendue<br />

supériorité, termes qui n'ont pas été rigoureusement employés par<br />

Marx qui reconnaît, dans une l<strong>et</strong>tre à Engels: «Il me faut<br />

nécessairement, pour ne pas laisser refroidir Dana, écrire<br />

maintenant un article assez long sur la «haute politique». Il me faut<br />

donc aborder la «détestable question d'Orient» avec laquelle un<br />

misérable Yankee d'ici essaie de me faire concurrence dans la<br />

tribune. Mais c<strong>et</strong>te question est avant tout militaire <strong>et</strong><br />

géographique, <strong>et</strong> ne ressortit donc pas à mon département. Te voilà<br />

donc forcé de t'exécuter une fois de plus. Qu'adviendra-t-il de<br />

l'empire turc? Pour moi, c'est de l'hébreu. Je ne pourrai donc<br />

exposer de point de vue historique général». Oeuvres politiques. P.<br />

139-140.<br />

10 - Roux Jean-Paul - op. cit. P. 83.<br />

11 - Essad Bey Mouhammad - Allah est grand. P. 33. Payot 1937.<br />

12 - RouxJean-Paul . op. cit. P. 69.<br />

13 - Ibid. P. 70. Voir aussi Richard F. P<strong>et</strong>ers - Histoire des Turcs de<br />

l'Empire à la démocratie. Payot 1966.<br />

14 - Ibid.. P. 73-74. voir aussi F. Babinger: Mahom<strong>et</strong> II le Conquérant <strong>et</strong><br />

son temps. Payot 1954.<br />

15 - Ibid. P. 83-84.<br />

16 - Ibid. P. 84.<br />

17 - Ibid. P. 85.<br />

18 - Lamouche Colonel - Histoire de la Turquie. P.186, Payot. Paris<br />

1953. voir également Claude Cahen - «réflexions sur le Waqf<br />

ancien». in Studia Islamica, fasc. XIV, 1961.<br />

19 - Ibid. P. 186.<br />

20 - Ibid. P. l86.<br />

21 - «Le souverain est obligé de prendre conseil auprès de ses<br />

conseillers avant toute action, car.. c'est une loi que Dieu a imposé<br />

même à Mouhammad qui agissait pourtant sous l'inspiration de<br />

Dieu, <strong>et</strong> n'avait donc pas besoin de conseils humains. Mais il dut se<br />

plier à c<strong>et</strong>te nécessité pour faire un devoir à ses successeurs de


s'entourer de conseillers» (Ibn Khaldoun), c<strong>et</strong>te disposition a passé<br />

dans le droit canon.<br />

22 - Lamouche Colonel - op. cit. P.187.<br />

23 - Ibid. P. 187<br />

24 - Ibid. P. 188.<br />

25 - Ibid. P. 189.<br />

26 - Ibid. P. l19<br />

27 - Weissmann Naham - Les Janissaires, étude de l'organisation<br />

militaire des Ottomans. P. 1 (thèse pour le doctorat d'université<br />

présentée à la faculté des L<strong>et</strong>tres de Paris 1938. Paris Librairie<br />

«Orient» Édition, 1964.<br />

28 - Ibid. P.4<br />

29 - Ibid - P. 9. voir aussi Georges Young - Constantinople, des origines<br />

à nos jours. Payot 1948.<br />

30 - Ibid. P. 10<br />

31 - Ibid. P. 11<br />

32 - Ibid. P. 12<br />

33 - Ibid. P. 13<br />

34 - Ibid. P. 15<br />

35 - Ibid. P. 23<br />

36 - Ibid. P. 33.<br />

37 - Ibid. p. 37<br />

38 - Ibid. P. 38<br />

39 - Ibid. P. 82.<br />

40 - Ibid. P. 83<br />

41 - Ibid. P. 96<br />

42 - Ibid. P. 97<br />

43 - Machiavel - Le Prince. Librairie générale française. 1972. P. 19.<br />

44 - Ibid.... P. 20. Voir aussi Gilles Roy - Abdel-Hamid, le sultan rouge.<br />

Payot 1936.<br />

45 - Ibid. P. 20.<br />

46 - Ibid. P. 21.<br />

47 - Lamouche Colonel - Histoire de la Turquie. op. cit. P. 166.<br />

48 - Ibid.... P. 166. Voir aussi Jean-Paul Roux - L'Islam en Asie. Payot<br />

1958.<br />

49 - Ibid. P. 167


50 - Ibid. P. 174<br />

51 - Ibid. P. 175-176<br />

52 - tandis que le Cheikh Al-Islam ou Grand Mufti est placé à côté du<br />

Sultan <strong>et</strong> des hauts dignitaires de l'empire pour veiller à ce que les<br />

lois fondamentales soient toujours bien interprétées, de même dans<br />

tous les conseils spéciaux du gouvernement, ainsi que dans tous les<br />

conseils des provinces, des arrondissements, des villes, <strong>et</strong>c.., il<br />

existe un mufti chargé de remplir un rôle analogue. Tous les<br />

magistrats <strong>et</strong> tous les fonctionnaires des chancelleries portent le<br />

titre d'«effendi», les fils des pachas <strong>et</strong> les officiers supérieurs<br />

reçoivent celui de «bey»; enfin, tous les officiers de la 2e classe <strong>et</strong><br />

au dessous, ainsi que ceux de l'administration au-dessous de la 2e<br />

classe sont désignés par le titre de «Agha».<br />

53 - LamoucheColonel . op. cit. P. 178<br />

54 - Lammens H. S. J. - La Syrie. Précis historique. Imprimerie<br />

catholique Beyrouth 1921. T.2. P. 57.<br />

55 - Ibid. P. 60. Voir aussi Sâte' Al-Houçari - Les pays arabes <strong>et</strong> l'État<br />

ottoman (en arabe 1957).<br />

56 - Ibid. P. 60. Voir aussi D. Layla Al-Sabbagh - La société arabe<br />

syrienne au début de l'époque ottomane (en arabe 1973); Abdel-<br />

Aziz M. Awad - L'administration ottomane au Wilayat de Syrie<br />

1864-1914 (en arabe l969); Soleiman Al-Boustani - L'État ottoman<br />

avant <strong>et</strong> après la Constitution. (en arabe 1908); Sultan Abdel-Hamid<br />

- Mémoires 1891 - 1908. (en arabe 1977); D. M. Al-Dsouki - L'État<br />

ottoman <strong>et</strong> la Question d'Orient. (en arabe 1976); M. Farid Bey -<br />

Histoire de l'État ottoman. (en arabe 1977).<br />

57 - Ibn Khaldoun - Al-Muqaddima.<br />

58 - Bloch Marc - La Société Féodale, la formation des liens de<br />

dépendance.<br />

59 - Marx K. - Le Capital.<br />

60 - Harputlu Kamuran Bekir - La Turquie dans l'impasse. Anthropos<br />

1974.<br />

61 - Divitçioglu Sencer -<br />

62 - Marx K. -<br />

63 - Cahen Claude - L'évolution de l'Iqtâ' du IXe au XIIIe siècle. in<br />

Annales 1953.


64 - Ibid.<br />

65 - Ibid.<br />

65 - Ibid.<br />

66 - Harputlu Kamuran Bekir - op. cit.<br />

67 - Gibb H.A.R. & Bowen Harold - Islamic Soci<strong>et</strong>y and the West.<br />

London. 1950.<br />

68 - Cuisenier Jean - Économie <strong>et</strong> parenté. Leurs affinités de structure<br />

dans le domaine turc <strong>et</strong> dans le domaine arabe. Mouton 1975.<br />

69 - Marx K. - Grundrisse.<br />

70 - Mantran Robert <strong>et</strong> Sauvag<strong>et</strong> Jean - Règlements fiscaux ottomans.<br />

Les provinces syriennes. Adrien. Maisonneuve 1951,<br />

71 - Wittfogel Karl - Le despotisme oriental. Minuit 1964.<br />

72 - Ibid.<br />

73 - Godelier Maurice - «La notion de «mode de production asiatique»<br />

<strong>et</strong> les schémas marxistes d'évolution de la société». in Le mode de<br />

production asiatique. C E.R.M.É.S. 1969.<br />

74 - Sencer Divitçioglu - op. cit. .. voir aussi Abdel-Aziz Al-Douri -<br />

Introduction à l'histoire économique arabe (en arabe) 1969.<br />

75 - Divitçioglu Sencer - op. cit.<br />

76 - Wittfogel K. - op. cit.<br />

77 - Ibid.<br />

78 - Ibid.<br />

<strong>79</strong> - Marx K. - Grundisse.<br />

80 - Alphand Hervé - Le partage de la D<strong>et</strong>te Ottomane <strong>et</strong> son Règlement.<br />

Éditions internationales 1928.<br />

81 - Cahen Claude - «L'évolution de l'iqtâ' du IXe au XIIIe siècle.<br />

Contribution à une histoire comparée des sociétés médiévales».<br />

Annales Économies - Sociétés - civilisations VIII, 1953. P. 25-26.<br />

Voir aussi son article - «Notes pour l'histoire de la «Himaya»<br />

(protection). Mélanges L. Massignon 1956.<br />

82 - Latron André - La vie rurale en Syrie <strong>et</strong> au Liban. Imprimerie<br />

Catholique, Beyrouth 1936.<br />

83 - Weulersse Jacques - Les paysans de Syrie <strong>et</strong> du Proche-Orient.<br />

Gallimard 1946.<br />

84 - Ibid.<br />

85 - Ibid.


86 - Thobie Jacques - Intérêts <strong>et</strong> impérialisme français dans l'Empire<br />

ottoman 1895-1914. Imprimerie nationale 1977.<br />

---------------------<br />

1 - Bou'inein Mikhaël - op. cit.. T. l en arabe P. 5<br />

2 - Ibid. P. 5.<br />

3 - Voir à ce propos, <strong>et</strong> contrairement à l'hypothèse répandue qui<br />

considère Mouhammad Ali comme allant dans le sens de la<br />

consolidation de la domination capitaliste française, le livre de J.<br />

Hajjar - L'Europe <strong>et</strong> les destinées du Proche-Orient (1815 - 1848).<br />

Bloud <strong>et</strong> Gay 1970.<br />

4 - Voir l'analyse «libaniste» de Dominique Chevallier - La société du<br />

Mont-Liban ... op. cit.<br />

5 - Voir notre étude Souheil Al-Kach - critique de l'orientalisme: le cas<br />

de Dominique Chevallier (ronéotypée). Voir également Souheil Al-<br />

Kach <strong>et</strong> Youssef Mourtada - Le discours d'Antoun Sa'adé. Rapport<br />

pour une thèse de doctorat de 3ème cycle présenté à Mr. Pierre<br />

Vilar à l'École Pratique des Hautes Études 1972.<br />

6 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. «Le souverain s'appuie contre son<br />

clan sur ses affranchis <strong>et</strong> ses clients». (Chap.III, 17, Vincent<br />

Monteil).<br />

7 - Chrara Waddah - Des origines du Liban confessionnel. La ligne<br />

droitière de masses. (en arabe) Dar Al-Tali'a 1975.<br />

8 - Al-Salibi Kamal - Histoire du Liban moderne. (en arabe) Dar Al-<br />

Nahar - 1969. Voir également Cheikh Tannous Al-Chidyak - Kitab<br />

Akhbar al-A'yan Fi Jabal Loubnan.1859. Publications de L'U.L.<br />

1970.<br />

9 - L'histoire des émirs Chéhab écrite par un de ces émirs de Wadi Al-<br />

Taym; manuscrit (en arabe) réalisé par Dr. Salim Hassan Hachi.<br />

1971.<br />

10 - Al-Chéhabi l'Émir Haydar Ahmad - Histoire de l'émir Bachir le<br />

Grand. (en arabe).<br />

11 - Al-Ma'louf Issa Iskandar - Histoire de Zahlé. (en arabe) 1911.<br />

12 - Al-Hakim Youssef - La Syrie <strong>et</strong> l'époque ottomane. (en arabe) 1966.<br />

13 - Awad Walid - Les présidents du Liban. (en arabe) 1977.<br />

14 - Bou'inein M. - op. cit. T.1. P.10.


15 - Jésus Silva - La révolution mexicaine. Maspéro 1968.<br />

16 - Bou'inein M. - op. cit. T.1 P. 10-11<br />

17 - Ibid. P. 6<br />

18 - Ibid. P. 13<br />

19 - Ibid. P. 15<br />

20 - Ibid. P. 16<br />

21 - Ibid. P. 17-18<br />

22 - Ibid. P. 29<br />

23 - Ibid. P. 18<br />

24 - Ibid. P. l9-21.<br />

25 - Ibid. P. 22-26.<br />

26 - Ibid. P. 30-31.<br />

27 - Ibid. P. 32-33.<br />

28 - Ibid. P. 56-57<br />

29 - Ibid. P. 82<br />

30 - Ibid. P. 100<br />

31 - Ibid. P. 139<br />

32 - Bou'inein se constitue en partie concerné par les injures adressées<br />

à l'encontre de la communauté maronite.<br />

33 - Bou'inein - op. cit. P. 140-141.<br />

34 - Ibid. P. 152.<br />

35 - Ibid. P. 228<br />

36 - Ibid. T.2. P. 32<br />

37 - Ibid. P. 34<br />

38 - Ibid. p. 35<br />

39 - Ibid. P. 35<br />

40 - Ibid. p. 70<br />

41 - Ibid. P. 83<br />

42 - Ibid. P. 345.<br />

43 - Ibid. P. 759<br />

44 - Voir à ce suj<strong>et</strong>:<br />

- Yung Eugène - L'Islam <strong>et</strong> l'Asie devant l'impérialisme (suite de<br />

l'Islam sous le joug). Éditions Marpon 1927.<br />

- Andréa Général - La Révolte Druze <strong>et</strong> l'insurrection de Damas<br />

1925-1926. Payot 1937.


- Sorel Jean-Albert - Le mandat français <strong>et</strong> l'expansion économique<br />

de la Syrie <strong>et</strong> du Liban. Marcel Giard 1929.<br />

- Sorel Jean-Albert - La Syrie <strong>et</strong> le Liban sous l'occupation <strong>et</strong> le<br />

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- Rabbath Edmond - L'évolution politique de la Syrie sous mandat.<br />

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- Rabbath Edmond - Les États-Unis de Syrie. La Renaissance Alep,<br />

1925.<br />

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(en arabe) 1961.<br />

- Al-Rayes Mounir - La Grande Révolution Syrienne. (en arabe)<br />

1969.<br />

45 - Ibid. P. 897.<br />

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