La Bible illustrée par Marc Chagall - Université Paris-Sorbonne

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Or, le fait que le peintre ait mis tous ces éléments personnels dans cette œuvre nous semble révélateur. Chagall témoigna jadis dans une conférence 106 que l’art religieux orthodoxe russe lui restait étranger. En parlant de la tradition artistique en Russie, il affirma que « l’art raffiné de ce pays était l’art religieux, et que [lui-même] reconnut la qualité de quelques excellentes créations de l’icône, par exemple, des œuvres de Roublev. [Mais il ajouta que] ceci étant essentiellement un art religieux, orthodoxe, il [lui] restait étranger » 107 . En réalité, Saint-Pétersbourg était la première ville étrangère que l’artiste devait affronter après avoir vécu uniquement dans la communauté juive. Il rencontra un nouveau monde, un autre système de pensée et il perçut dans cette vieille ville artistique russe bien d’autres expressions que les siennes. Tout devait lui paraître palpitant, mais aussi perturbant. Comme l’épisode de sa fugue pendant la formation chez Bakst nous l’indique, Chagall était en pleine période de recherche intérieure et de son langage artistique. Il était dans son esprit à la fois à Saint-Pétersbourg et à Vitebsk. Les œuvres religieuses de cette époque, que nous avons étudiées, sont toutes des exemples reflétant l’angoisse de se retrouver entre deux mondes différents. Elles manifestent non seulement la manière dont Chagall réagissait vis-à-vis de cette confrontation culturelle et spirituelle, mais encore l’équilibre qu’il a enfin trouvé entre les deux. Dans chaque œuvre, nous avons constaté les éléments étranges que Chagall glissait par son originalité et son audace. Ces éléments renversèrent l’ordre habituel de la tradition iconographique chrétienne, ainsi qu’ils effacèrent ou modifièrent le sens originel des symboles. Cette approche singulière, ignorant la convention mais la rendant chagallienne par sa propre interprétation, est certainement la façon dont Chagall appréhendait cette nouvelle culture et s’appropriait l’art religieux russe qui lui était toujours étranger. L’enfant Christ sur la Croix Le Christ, figure emblématique de l’art religieux occidental, est aussi paradoxalement le sujet qui relie Chagall à ce monde étranger. L’artiste trouve sa plus grande inspiration sur la question religieuse dans le motif du Christ, plus particulièrement du crucifié. Le premier grand tableau de Chagall sur le thème de la crucifixion, d’abord exposé sous le titre Dédié au Christ et maintenant dénommé Golgotha, fut réalisé en 1912 106 Lecture effectuée le 5 mars 1946 à l’Université de Chicago. 107 « The refined art of my native country was religious art. I recognized the quality of some great creations of the icon tradition – for example, the work of Rublev. But this was essentially a religious, a [Christian] Orthodox, art ; and as such, it remained strange to me ». Le texte traduit en anglais se trouve dans l’ouvrage de Benjamin Harshav, Marc Chagall on Art and Culture, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 66 et s. 42

à Paris. Mais lors de son séjour saint-pétersbourgeois, Chagall réalisa déjà un dessin 108 (ill. 3) qui servit de base au tableau. C’est une œuvre charnière, marquée par les deux périodes, saint-pétersbourgeoise et parisienne. Cette dernière se manifeste essentiellement dans la construction chromatique, comme nous l’étudierons plus loin. Alors qu’il y a de légères modifications entre le dessin réalisé en Russie et le tableau définitif, la conception générale de l’œuvre est déjà présente dans le dessin, qui comprend tous les motifs principaux : le Christ sur la croix, saint Jean et la Vierge au pied du Christ, un homme ramant dans une barque et un porteur d’échelle. La présence de saint Jean et de la Vierge ainsi que le geste de leurs mains rappellent la peinture d’icône, par contre, le rameur et le porteur d’échelle posent plus de questions quant à leur origine et à leur signification. Ces deux personnages font partie des éléments singuliers et symboliques de ce tableau, avec le fait que le Christ sur la croix soit un enfant et que la scène se déroule au bord d’une rivière. Nous nous rappelons que dans la Sainte Famille (1910), Chagall représenta l’enfant Christ comme un adulte en lui ajoutant une barbe. La situation est maintenant inverse, le crucifié étant un enfant. Devant ces interversions, nous pouvons chercher une même logique : à peine né, le Christ est destiné à mourir 109 . Pierre Provoyeur vit ici que le presque-né et le presque-mort étaient résumés en une seule figure et que c’était symbolique du destin du Christ, voire de celui de l’homme 110 . En outre, Franz Meyer 111 voyait en l’enfant crucifié l’expression de l’innocence et de la force juvénile du sacrifice du Christ. Il rappela également que l’on pouvait trouver l’origine des représentations de l’enfant en croix dans des mythes primitifs. Meyer suggère aussi de voir les parents dans les deux personnages au pied de la croix. Est-ce une autre version de la Sainte Famille transposée autour de la croix ? L’idée de Meyer et celle de Provoyeur nous semblent compatibles et complémentaires. Chagall, avec son imagination, n’aurait-il pas ici représenté l’avenir de l’enfant Christ, destiné dès sa naissance à se sacrifier sur la croix, entouré par ses parents ? Néanmoins, il est plus délicat de définir le sens spirituel de la présence du porteur d’échelle et du rameur. En ce qui concerne le porteur d’échelle, on l’associa souvent à la Descente de croix selon l’iconographie traditionnelle, mais Meyer proposa de le voir comme l’un des sbires qui viennent de clouer le Christ, ou bien comme l’incarnation du mauvais esprit opposé à la sainteté de saint Jean. Quant au rameur dans la barque, il nous fait penser au transporteur des âmes des morts dans l’au-delà dans la mythologie grecque, 108 La Crucifixion, 1909-10 ?, Plume sur papier. Cf. Franz Meyer, Marc Chagall, op. cit., p. 90. 109 Marc Chagall : œuvres sur papier, Catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984, p. 75. 110 Ibid. 111 Franz Meyer, Marc Chagall, op. cit., p. 91. 43

à <strong>Paris</strong>. Mais lors de son séjour saint-pétersbourgeois, <strong>Chagall</strong> réalisa déjà un dessin 108 (ill.<br />

3) qui servit de base au tableau. C’est une œuvre charnière, marquée <strong>par</strong> les deux périodes,<br />

saint-pétersbourgeoise et <strong>par</strong>isienne. Cette dernière se manifeste essentiellement dans la<br />

construction chromatique, comme nous l’étudierons plus loin. Alors qu’il y a de légères<br />

modifications entre le dessin réalisé en Russie et le tableau définitif, la conception générale<br />

de l’œuvre est déjà présente dans le dessin, qui comprend tous les motifs principaux : le<br />

Christ sur la croix, saint Jean et la Vierge au pied du Christ, un homme ramant dans une<br />

barque et un porteur d’échelle. <strong>La</strong> présence de saint Jean et de la Vierge ainsi que le geste<br />

de leurs mains rappellent la peinture d’icône, <strong>par</strong> contre, le rameur et le porteur d’échelle<br />

posent plus de questions quant à leur origine et à leur signification. Ces deux personnages<br />

font <strong>par</strong>tie des éléments singuliers et symboliques de ce tableau, avec le fait que le Christ<br />

sur la croix soit un enfant et que la scène se déroule au bord d’une rivière.<br />

Nous nous rappelons que dans la Sainte Famille (1910), <strong>Chagall</strong> représenta<br />

l’enfant Christ comme un adulte en lui ajoutant une barbe. <strong>La</strong> situation est maintenant<br />

inverse, le crucifié étant un enfant. Devant ces interversions, nous pouvons chercher une<br />

même logique : à peine né, le Christ est destiné à mourir 109 . Pierre Provoyeur vit ici que le<br />

presque-né et le presque-mort étaient résumés en une seule figure et que c’était symbolique<br />

du destin du Christ, voire de celui de l’homme 110 . En outre, Franz Meyer 111 voyait en<br />

l’enfant crucifié l’expression de l’innocence et de la force juvénile du sacrifice du Christ. Il<br />

rappela également que l’on pouvait trouver l’origine des représentations de l’enfant en<br />

croix dans des mythes primitifs. Meyer suggère aussi de voir les <strong>par</strong>ents dans les deux<br />

personnages au pied de la croix. Est-ce une autre version de la Sainte Famille transposée<br />

autour de la croix ? L’idée de Meyer et celle de Provoyeur nous semblent compatibles et<br />

complémentaires. <strong>Chagall</strong>, avec son imagination, n’aurait-il pas ici représenté l’avenir de<br />

l’enfant Christ, destiné dès sa naissance à se sacrifier sur la croix, entouré <strong>par</strong> ses <strong>par</strong>ents ?<br />

Néanmoins, il est plus délicat de définir le sens spirituel de la présence du porteur<br />

d’échelle et du rameur. En ce qui concerne le porteur d’échelle, on l’associa souvent à la<br />

Descente de croix selon l’iconographie traditionnelle, mais Meyer proposa de le voir<br />

comme l’un des sbires qui viennent de clouer le Christ, ou bien comme l’incarnation du<br />

mauvais esprit opposé à la sainteté de saint Jean. Quant au rameur dans la barque, il nous<br />

fait penser au transporteur des âmes des morts dans l’au-delà dans la mythologie grecque,<br />

108<br />

<strong>La</strong> Crucifixion, 1909-10 ?, Plume sur papier. Cf. Franz Meyer, <strong>Marc</strong> <strong>Chagall</strong>, op. cit., p. 90.<br />

109<br />

<strong>Marc</strong> <strong>Chagall</strong> : œuvres sur papier, Catalogue d’exposition, <strong>Paris</strong>, Centre Georges Pompidou, 1984, p. 75.<br />

110<br />

Ibid.<br />

111<br />

Franz Meyer, <strong>Marc</strong> <strong>Chagall</strong>, op. cit., p. 91.<br />

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