La Bible illustrée par Marc Chagall - Université Paris-Sorbonne

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« enthousiasme primitif » à l’encontre du comportement raisonnable. De même, l’esprit de l’artiste s’exprime dans « la mobilité des formes » et « la pulsation du flux coloré » 46 . Les biographes qui lui succédèrent suivirent tous plus ou moins l’idée de Meyer. La revue XX e siècle, dans son numéro spécial Chagall de novembre 1969, approfondit ce lien entre l’univers hassidique et le monde de Chagall. Gilbert Lascault 47 , un des auteurs de cette revue, parlant de la « joie » 48 hassidique, chercha dans cet esprit la vraie source de certaines iconographies typiquement chagalliennes comme les êtres humains, les objets, les maisons ou les montagnes bondissant, dansant et s’envolant. Or, il est désormais devenu banal de commencer l’analyse en mentionnant l’enfance nourrie de hassidisme de Chagall, et de considérer l’artiste comme une sorte de mystique. Jean Cassou, par exemple, identifia l’esprit de Chagall à celui du hassid. Il nous rappela que chez les hassids, c’était l’expérience religieuse individuelle qui primait et que tous les actes de la vie quotidienne concouraient vers la ritualisation voire la sanctification. Il affirma que, dans ce sens, pour Chagall, dont l’enfance fut baignée dans ce « dynamisme » qui est une perpétuelle mise en action de la pensée divine, peindre était une manière de vivre sa vie religieuse qui contribue à la sanctification du monde par ses propres moyens 49 . Pierre Provoyeur, quant à lui, sans préciser les influences concrètes du hassidisme chez l’artiste, mentionna d’abord que ce mouvement mystique était populaire à Vitebsk et il décrivit ensuite l’ambiance générale de Ma vie, l’autobiographie de l’artiste, comme « une synthèse entre la mystique de la nature habitée par Dieu et le caractère éminemment populaire de la communauté » 50 . Ce n’est que très récemment que l’on a commencé à faire attention à ce regard qui met trop l’accent sur le hassidisme pour globaliser la personne de Chagall et son art. Benjamin Harshav 51 conteste les influences du hassidisme sur l’artiste et critique de nombreux écrits qui, à son avis, sont trompeurs. Il affirme qu’alors le hassidisme était effectivement dominant dans la région, mais qu’à part quelques vagues généralisations sur la mentalité et le comportement, aucune influence particulière du hassidisme n’est décelable dans l’art de Chagall. Il atteste que Chagall était plutôt ignorant quant à la 46 Ibid. 47 Gilbert Lascault, « Au pays d’Alice », Hommage à Marc Chagall – numéro spécial de la revue XX e siècle, novembre 1969, pp. 110-112. 48 Il cite Freud parlant de son grand-père qui disait : « Le Juif est fait pour la joie et la joie est faite pour le Juif ». 49 Jean Cassou, « Chagall peintre religieux », dans Chagall, Paris, Éditions Aimery Somogy, 1982, pp. 107- 119. 50 Pierre Provoyeur, Chagall le message biblique, Paris, Éditions Cercle d’Art, 1983, pp. 28-29. 51 Benjamin Harshav, Marc Chagall and His Times – A Documentary Narrative, op. cit., pp. 25-30. 28

question religieuse et qu’il ne savait ni lire ni écrire l’hébreu, qui est la condition préalable pour aborder le hassidisme. En s’appuyant sur le propos d’un érudit, Isaac Deutscher 52 , Harshav avance l’idée que Chagall fût certainement imprégné du folklore juif, mais qu’il fût loin d’être instruit par la Kabbale 53 ou l’héritage théologique juif. D’après lui, ce « mythe » sur le rôle du hassidisme chez l’artiste fut construit à partir d’un romantisme religieux très en vogue parmi quelques populistes juifs et dans la littérature yiddish du début du XX e siècle. Les intellectuels laïques admirèrent l’esprit hassidique car il était optimiste, émotionnel et spirituel, par opposition à la rationalité et à l’enseignement austère rabbiniques. Mais Harshav estime qu’en réalité le monde qui entourait la jeune génération vitebskoise, y compris Chagall, était peu religieux : la question de la religion et du rituel, qui appartenait plutôt à leurs parents, n’avait plus d’intérêt pour ces jeunes qui se tournaient vers le monde extérieur et la culture profane de la Russie et de l’Europe. Au regard de ces nombreuses informations divergentes, il serait intéressant de connaître la position de l’artiste lui-même sur cette question. Dans un entretien qui eut lieu peu avant la mort de Chagall, Edouard Roditi lui demanda ce qu’il pensait de ceux qui voient en son œuvre des influences de la mystique hassidique. L’artiste répondit : « Il est vrai que toute ma famille appartenait à une communauté hassidique. Nous avions même eu, à Vitebsk, un des célèbres Rabbins miraculeux du Hassidisme. Mais je ne crois pas que ma peinture soit essentiellement un acte de foi mystique ou même religieuse. La mystique et la religion ont joué un grand rôle dans le monde de mon enfance et laissent peut-être leur empreinte sur mon œuvre, comme tout ce qui fait partie de ce monde. Enfin, j’ai connu bien d’autres mondes depuis mon premier départ de Vitebsk » 54 . La réponse de Chagall, en effet, est peu satisfaisante selon nous car elle reste ouverte aux différentes interprétations. Elle affirme que le hassidisme était bien présent dans son enfance mais en même temps elle dénie sa primauté. 52 Ce savant marxiste, fils d’un rabbin, écrivit « From Vitebsk to Eternity : The Jewish Vision of Marc Chagall », Jewish Observer and Middle East Review, December 31, 1965. Il y critiqua la biographie de Franz Meyer. 53 Le hassidisme se rattache à la Kabbale, l’interprétation mystique de la Bible. 54 Edouard Roditi, « Entretiens avec Marc Chagall », dans Propos sur l’art, Paris, Librairie José Corti, 1987, pp. 41-60. 29

question religieuse et qu’il ne savait ni lire ni écrire l’hébreu, qui est la condition préalable<br />

pour aborder le hassidisme. En s’appuyant sur le propos d’un érudit, Isaac Deutscher 52 ,<br />

Harshav avance l’idée que <strong>Chagall</strong> fût certainement imprégné du folklore juif, mais qu’il<br />

fût loin d’être instruit <strong>par</strong> la Kabbale 53 ou l’héritage théologique juif. D’après lui, ce<br />

« mythe » sur le rôle du hassidisme chez l’artiste fut construit à <strong>par</strong>tir d’un romantisme<br />

religieux très en vogue <strong>par</strong>mi quelques populistes juifs et dans la littérature yiddish du<br />

début du XX e siècle. Les intellectuels laïques admirèrent l’esprit hassidique car il était<br />

optimiste, émotionnel et spirituel, <strong>par</strong> opposition à la rationalité et à l’enseignement austère<br />

rabbiniques. Mais Harshav estime qu’en réalité le monde qui entourait la jeune génération<br />

vitebskoise, y compris <strong>Chagall</strong>, était peu religieux : la question de la religion et du rituel,<br />

qui ap<strong>par</strong>tenait plutôt à leurs <strong>par</strong>ents, n’avait plus d’intérêt pour ces jeunes qui se<br />

tournaient vers le monde extérieur et la culture profane de la Russie et de l’Europe.<br />

Au regard de ces nombreuses informations divergentes, il serait intéressant de<br />

connaître la position de l’artiste lui-même sur cette question. Dans un entretien qui eut lieu<br />

peu avant la mort de <strong>Chagall</strong>, Edouard Roditi lui demanda ce qu’il pensait de ceux qui<br />

voient en son œuvre des influences de la mystique hassidique. L’artiste répondit :<br />

« Il est vrai que toute ma famille ap<strong>par</strong>tenait à une communauté hassidique. Nous<br />

avions même eu, à Vitebsk, un des célèbres Rabbins miraculeux du Hassidisme. Mais<br />

je ne crois pas que ma peinture soit essentiellement un acte de foi mystique ou même<br />

religieuse. <strong>La</strong> mystique et la religion ont joué un grand rôle dans le monde de mon<br />

enfance et laissent peut-être leur empreinte sur mon œuvre, comme tout ce qui fait<br />

<strong>par</strong>tie de ce monde. Enfin, j’ai connu bien d’autres mondes depuis mon premier dé<strong>par</strong>t<br />

de Vitebsk » 54 .<br />

<strong>La</strong> réponse de <strong>Chagall</strong>, en effet, est peu satisfaisante selon nous car elle reste ouverte aux<br />

différentes interprétations. Elle affirme que le hassidisme était bien présent dans son<br />

enfance mais en même temps elle dénie sa primauté.<br />

52<br />

Ce savant marxiste, fils d’un rabbin, écrivit « From Vitebsk to Eternity : The Jewish Vision of <strong>Marc</strong><br />

<strong>Chagall</strong> », Jewish Observer and Middle East Review, December 31, 1965. Il y critiqua la biographie de Franz<br />

Meyer.<br />

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Le hassidisme se rattache à la Kabbale, l’interprétation mystique de la <strong>Bible</strong>.<br />

54<br />

Edouard Roditi, « Entretiens avec <strong>Marc</strong> <strong>Chagall</strong> », dans Propos sur l’art, <strong>Paris</strong>, Librairie José Corti, 1987,<br />

pp. 41-60.<br />

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