La Bible illustrée par Marc Chagall - Université Paris-Sorbonne

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l’iconographie traditionnelle en renversant l’ordre et effaçant le sens originel des symboles : l’enfant Jésus barbu, l’emplacement du cochon à la place de l’agneau, et l’enfant crucifié sur la croix sont des exemples typiques de ce détournement du sujet par l’artiste. Par cette attitude Chagall montrait sa position – étranger – par rapport au monde chrétien. En effet, Chagall témoigna plus tard qu’il avait « reconnu la qualité des créations dans la tradition de l’icône, mais cet art religieux orthodoxe [lui] restait étranger » 389 . Ce dernier terme semble décrire justement le positionnement de Chagall vis-à-vis de l’art chrétien à Saint-Pétersbourg. L’artiste l’aborda comme un jeune peintre ambitieux, mais en tant qu’étranger, il l’interpréta à sa manière. Ses représentations comme l’emplacement de la Sainte Famille dans un cadre vitebskois et l’évocation du proverbe yiddish étaient un moyen de s’approprier l’art religieux chrétien – le monde nouveau, extérieur et étranger. Par ailleurs, à Paris, ses œuvres au sujet religieux furent réalisées comme des études picturales expérimentales. Elles traitent les personnages bibliques traditionnels comme à Saint-Pétersbourg, mais cette fois-ci le travail sur les formes et les couleurs est plus recherché que l’interprétation des récits. Les thèmes religieux n’étaient, très probablement, que des prétextes, et l’intérêt principal de l’artiste était d’essayer les différents styles des mouvements artistiques en vogue. En comparaison de l’étrangeté qu’il exprimait vis-à-vis du monde extérieur, Chagall aborda différemment le sujet relatif au monde juif. Lorsqu’en 1914 Chagall rentra à Vitebsk, étant obligé d’y rester involontairement, il peignit principalement son entourage. L’artiste plongea le regard dans son propre monde, et les sujets de ses œuvres à caractère religieux furent ainsi essentiellement juifs. En représentant des vieux Juifs avec des éléments traditionnels, il construisit une sorte d’archétype de son peuple. Par des fêtes religieuses, il rappela la mémoire collective des Juifs. À travers ses peintures sur la synagogue et le cimetière, lieux emblématiques de leur communauté, il exprima ses sentiments patriotiques à l’égard de sa tradition. L’ensemble de ces peintures révèle ainsi ses réflexions personnelles profondes sur le peuple juif, leur culture et leur identité qui constituent son monde intérieur. Chagall retrouva ensuite les mêmes sentiments lorsqu’il se rendit à la Terre Sainte en 1931. Il confia qu’il y était allé comme un Juif pour « vérifier 389 Cf. « The refined art of my native country was religious art. I recognized the quality of some great creations of the icon tradition – for example, the work of Rublev. But this was essentially a religious, a [Christian] Orthodox, art ; and as such, it remained strange to me ». Lecture de Chagall dans une conférence effectuée le 5 mars 1946 à l’Université de Chicago. Le texte traduit en anglais se trouve dans l’ouvrage de Benjamin Harshav, Marc Chagall on Art and Culture, op. cit., p. 66 et s. 116

certains sentiments » 390 plutôt qu’en artiste. Les tableaux des sites et des monuments qu’il y peignit directement en extérieur, exceptionnellement à son habitude, témoignent de ses grandes émotions ressenties sur place. En outre, ces peintures, d’un style étonnamment réaliste, sont très fidèles à la vue, comme si elles avaient été créées pour être préservées intactes dans la mémoire de l’artiste. Nous retrouvons d’ailleurs le même style naturaliste dans son tableau de la synagogue de Vilna qu’il visita en 1935. Après le voyage en Palestine, Chagall plongea complètement dans le sujet du monde juif avec ses illustrations sur la Bible et sur les poèmes de Lyesin. Or, dans ces ouvrages ainsi que dans les tableaux ayant trait à la judaïté, l’angoisse et l’inquiétude apparaissent peu à peu. Elles deviennent dominantes au fur et à mesure que la situation politique s’aggrave en Europe. L’anxiété de l’artiste sur le sort des Juifs se reflète dans ses portraits de Juifs solitaires, ainsi que dans ses anges chutant du ciel qui figurent le danger imminent. Au seuil de la catastrophe, Chagall s’exprima d’une manière plus grave et plus directe : en peignant la Crucifixion, il adopte le sujet chrétien pour déplorer la mort innocente du peuple juif. Le tableau emblématique de cette période, La Crucifixion blanche est une lamentation de l’artiste sur la souffrance des Juifs, y compris la sienne. Nous n’y trouvons aucun détournement du sujet – comme dans ses tableaux bibliques à Saint-Pétersbourg et à Paris –, que ce soit sur le plan théologique ou sur le plan plastique. En revanche, en représentant le Christ juif, il s’approprie le sujet pour lui et son peuple. Complètement intégré à l’œuvre, l’artiste démontre ainsi sa propre douleur, incarnée par la Crucifixion. Pour résumer, nous dirons donc que Chagall en tant que jeune artiste cosmopolite réagit fort différemment au monde extérieur et à son monde intérieur. D’un côté, il se montre clairement comme étranger, en traitant les sujets religieux des autres comme des tentatives expérimentales. De l’autre, concernant le monde juif, il dépeint fidèlement ses éléments – personnes, fêtes, temples, monuments etc. – sans détourner les sujets et leurs significations. Sa prise de position s’avère nette – il prend de la distance ou non selon la nature du monde qu’il représente –, et à partir de cet indice nous allons voir dans la partie suivante comment cette dialectique du monde intérieur et extérieur compose une base de ses illustrations bibliques. 390 « Je suis venu vérifier certains sentiments, sans appareil photographique, sans pinceau même ». Charles Sorlier, Marc Chagall et Ambroise Vollard, op. cit., p. 18 ; « Vous savez, j’y suis allé comme un Juif. Je voulais tout voir de mes propres yeux – comment ils ont construit le pays. Chez moi c’est toujours pareil – l’homme précède l’artiste ». Benjamin Harshav, Marc Chagall and His Times – A Documentary Narrative, op. cit., p. 375. 117

l’iconographie traditionnelle en renversant l’ordre et effaçant le sens originel des<br />

symboles : l’enfant Jésus barbu, l’emplacement du cochon à la place de l’agneau, et<br />

l’enfant crucifié sur la croix sont des exemples typiques de ce détournement du sujet <strong>par</strong><br />

l’artiste. Par cette attitude <strong>Chagall</strong> montrait sa position – étranger – <strong>par</strong> rapport au monde<br />

chrétien. En effet, <strong>Chagall</strong> témoigna plus tard qu’il avait « reconnu la qualité des créations<br />

dans la tradition de l’icône, mais cet art religieux orthodoxe [lui] restait étranger » 389 . Ce<br />

dernier terme semble décrire justement le positionnement de <strong>Chagall</strong> vis-à-vis de l’art<br />

chrétien à Saint-Pétersbourg. L’artiste l’aborda comme un jeune peintre ambitieux, mais en<br />

tant qu’étranger, il l’interpréta à sa manière. Ses représentations comme l’emplacement de<br />

la Sainte Famille dans un cadre vitebskois et l’évocation du proverbe yiddish étaient un<br />

moyen de s’approprier l’art religieux chrétien – le monde nouveau, extérieur et étranger.<br />

Par ailleurs, à <strong>Paris</strong>, ses œuvres au sujet religieux furent réalisées comme des études<br />

picturales expérimentales. Elles traitent les personnages bibliques traditionnels comme à<br />

Saint-Pétersbourg, mais cette fois-ci le travail sur les formes et les couleurs est plus<br />

recherché que l’interprétation des récits. Les thèmes religieux n’étaient, très probablement,<br />

que des prétextes, et l’intérêt principal de l’artiste était d’essayer les différents styles des<br />

mouvements artistiques en vogue.<br />

En com<strong>par</strong>aison de l’étrangeté qu’il exprimait vis-à-vis du monde extérieur,<br />

<strong>Chagall</strong> aborda différemment le sujet relatif au monde juif. Lorsqu’en 1914 <strong>Chagall</strong> rentra<br />

à Vitebsk, étant obligé d’y rester involontairement, il peignit principalement son entourage.<br />

L’artiste plongea le regard dans son propre monde, et les sujets de ses œuvres à caractère<br />

religieux furent ainsi essentiellement juifs. En représentant des vieux Juifs avec des<br />

éléments traditionnels, il construisit une sorte d’archétype de son peuple. Par des fêtes<br />

religieuses, il rappela la mémoire collective des Juifs. À travers ses peintures sur la<br />

synagogue et le cimetière, lieux emblématiques de leur communauté, il exprima ses<br />

sentiments patriotiques à l’égard de sa tradition. L’ensemble de ces peintures révèle ainsi<br />

ses réflexions personnelles profondes sur le peuple juif, leur culture et leur identité qui<br />

constituent son monde intérieur. <strong>Chagall</strong> retrouva ensuite les mêmes sentiments lorsqu’il se<br />

rendit à la Terre Sainte en 1931. Il confia qu’il y était allé comme un Juif pour « vérifier<br />

389 Cf. « The refined art of my native country was religious art. I recognized the quality of some great<br />

creations of the icon tradition – for example, the work of Rublev. But this was essentially a religious, a<br />

[Christian] Orthodox, art ; and as such, it remained strange to me ». Lecture de <strong>Chagall</strong> dans une conférence<br />

effectuée le 5 mars 1946 à l’<strong>Université</strong> de Chicago. Le texte traduit en anglais se trouve dans l’ouvrage de<br />

Benjamin Harshav, <strong>Marc</strong> <strong>Chagall</strong> on Art and Culture, op. cit., p. 66 et s.<br />

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