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Histoires d’écoute<br />

Préface<br />

L’écrivain Marilynne Robinson disait <strong>de</strong> Raymond Carver : « Ses nouvel<strong>le</strong>s transforment notre<br />

capacité à percevoir. » On pourrait dire cela <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s nouvellistes américains (Hemingway,<br />

John Cheever, Flannery O’Connor, pour n’en citer que quelques-uns).<br />

Ces écrivains transforment notre perception par <strong>le</strong> moyen <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription objective, et<br />

l’évitement <strong>de</strong> tout pathos. Pas <strong>de</strong> sentimentalisme chez eux, et pourtant <strong>le</strong>urs histoires nous<br />

bou<strong>le</strong>versent. Pas <strong>de</strong> chute, la plupart du temps, puisque que la chute se réduit trop souvent<br />

à un inci<strong>de</strong>nt extérieur, une « fermeture ». Alors que <strong>le</strong> propos <strong>de</strong> nouvellistes comme Carver<br />

est, à la suite <strong>de</strong> Tchekhov, d’ouvrir notre perception… De nous faire voir autrement. Pour<br />

l’écrivain, cela veut dire : accepter qu’on ne va trouver <strong>le</strong> sens, <strong>le</strong> motif d’une histoire, qu’en<br />

cours d’<strong>écrit</strong>ure. Accepter <strong>de</strong> se perdre en chemin.<br />

C’est ce que nous avons essayé <strong>de</strong> faire au cours <strong>de</strong> ces ateliers dédiés à la nouvel<strong>le</strong><br />

américaine : nous perdre en chemin, et aboutir à une histoire.<br />

Partagée par tous et relue à l’aune <strong>de</strong>s commentaires <strong>de</strong> chacun.<br />

« Notre histoire », pourrait-on dire. Car si chaque participant a <strong>écrit</strong> seul, il a bénéficié<br />

ensuite <strong>de</strong> l’écoute et <strong>de</strong>s commentaires <strong>de</strong>s autres. Des histoires qui (même si on <strong>le</strong>s fixe<br />

provisoirement dans ce <strong>recueil</strong>) continuent <strong>de</strong> s’écrire, d’être améliorées au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces<br />

ateliers.<br />

Signe qu’el<strong>le</strong>s ont trouvé un écho chez <strong>le</strong>urs auteur(e)s…<br />

Stéphane Michaka<br />

*Photographie <strong>de</strong> la couverture issue <strong>de</strong> « Ciseaux » <strong>de</strong> Stéphane Michaka (Fayard, 2012). Il s’agit d’un<br />

extrait d’un manuscrit <strong>de</strong> Raymond Carver annoté par son éditeur Gordon Lish<br />

2


Sommaire<br />

HISTOIRES D’ÉCOUTE - PRÉFACE .................................. 2<br />

L’ENVOL DU HÉRON PAR DOMINIQUE AUBRUN ......................... 4<br />

LES ÉPLUCHURES PAR ALINE BAUDU ............................... 9<br />

MIGRATION PAR MATHILDE BENSA................................. 11<br />

MON PETIT TOM PAR NICOLAS CAILLOT ............................ 15<br />

VAISSELLE PAR PIERRE CAMPOS ................................. 19<br />

L’HOMME DE MA VIE PAR FABIENNE CHARLIER ...................... 22<br />

DANS LES BOIS NOIRS PAR ALAIN CROSNIER....................... 24<br />

DÉFAITE 3-0 PAR CHRISTIAN FER................................ 26<br />

WAITING FOR THE RAIN PAR DORIC GABRIELS ...................... 29<br />

TEL EST PRIS…PAR JOCELYNE GUILLERY ......................... 31<br />

CHIEN PERDU AVEC OU SANS COLLIER...PAR CHANTAL LERAÎTRE ...... 34<br />

CLAVELINS D'ARBOIS PAR CHANTAL LESIMPLE ...................... 37<br />

NAUFRAGÉE PAR ANNE LHEUREUX-PIETYRA.......................... 39<br />

C’ÉTAIT MON TRAVAIL PAR ROSE MICHEL .......................... 41<br />

ZAPPING OR NOT ZAPPING,THAT IS THE QUESTION!PAR ROSE MICHEL .. 43<br />

JUSTE UN OUBLI PAR CHRISTIANE NOISETTE....................... 45<br />

SA SIGNATURE PAR RÉGINE PAQUET............................... 48<br />

LE CANAPÉ PAR CHARLOTTE TALEC ................................ 52<br />

ERRANCE PAR ELIANE .......................................... 55<br />

RETOURS EN AVANT PAR GUY VIENNOT ............................. 58<br />

BIBLIOGRAPHIE ............................................... 61<br />

3


L’envol du héron<br />

Par dominique aubrun<br />

Le mari <strong>de</strong> Sandy reste sur <strong>le</strong> canapé <strong>de</strong>puis qu'il a été viré. La télé dialogue avec la radio en<br />

permanence. Bouteil<strong>le</strong>s <strong>de</strong> bière et paquets <strong>de</strong> chips vi<strong>de</strong>s jonchent <strong>le</strong> sol tout autour. Seul,<br />

allongé, la tête reposant sur l'accoudoir dos à la fenêtre, il ne par<strong>le</strong> plus, ne regar<strong>de</strong> rien, et<br />

semb<strong>le</strong> ne rien entendre. L’écran <strong>de</strong> la fenêtre s’ouvre sur un arbre au tronc lisse et aux<br />

branches généreuses. Le chat noir surgit <strong>de</strong> nul<strong>le</strong> part, et regar<strong>de</strong>, tendu comme un arc, la<br />

petite mésange s’envo<strong>le</strong>r dans un furtif battement d’ai<strong>le</strong>s. Raté. Depuis trois ans que <strong>le</strong>s<br />

enfants ont planté cet arbre, c’est un jeu, celui du chat et <strong>de</strong> l’oiseau, à la gran<strong>de</strong> joie <strong>de</strong> la<br />

petite <strong>de</strong>rnière. Sauf à la saison <strong>de</strong>s cerises, où <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>t protège d’abord <strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs<br />

blanches incrustées <strong>de</strong> rose, puis <strong>le</strong>s précieuses bou<strong>le</strong>s rouges.<br />

Quand el<strong>le</strong> rentre du marché, Sandy tente une approche.<br />

- Mais qu’est-ce que tu fais ? Tu a raté la première AG. Tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> te cherche au<br />

piquet. Tu ne peux pas nous faire ça. On a besoin <strong>de</strong> toi. Plus que jamais.<br />

Il ne répond à aucune <strong>de</strong> ses questions, ne bouge pas d'un poil. Et quand el<strong>le</strong> éteint la<br />

radio, il se lève pour la rallumer, aussitôt, sans dire un mot. El<strong>le</strong> poursuit.<br />

- Y'en a un qui serait content s'il te voyait dans ton canapé, à t'enfi<strong>le</strong>r <strong>de</strong>s bières. C'est <strong>le</strong><br />

patron, c'est sûr.<br />

El<strong>le</strong> se penche sur lui, pose sa main sur son bras. El<strong>le</strong> lui glisse dans un souff<strong>le</strong>,<br />

cherchant à accrocher son regard :<br />

- Al<strong>le</strong>z, viens faire un tour dans <strong>le</strong> jardin, ça te fera du bien. Tu verras, <strong>le</strong> cerisier a <strong>de</strong>s<br />

bourgeons. S’il ne gè<strong>le</strong> pas en février, il sera magnifique <strong>cette</strong> année.<br />

L'écran affiche <strong>le</strong>s résultats <strong>de</strong> foot du week-end. La radio crache la chanson <strong>de</strong><br />

Souchon : « J'ai dix ans, t'ares ta gueu<strong>le</strong> à la récré ». Sandy regar<strong>de</strong> son mari. L’oeil terne et<br />

<strong>le</strong>s lèvres serrées. Il n'a même pas sourcillé. Il fixe l'écran. El<strong>le</strong> choisit <strong>de</strong> quitter la pièce<br />

sans autre formalité.<br />

Assise au pied du cerisier, el<strong>le</strong> compose <strong>le</strong> numéro d'E<strong>le</strong>na, son amie <strong>de</strong> vingt ans.<br />

- E<strong>le</strong>na ? C'est moi, Sandy.<br />

- Alors ? Comment ça se passe ? Raconte.<br />

La voix est rapi<strong>de</strong> et saccadée.<br />

- Que veux-tu que je te dise ? On est tous mobilisés à la boîte, sauf lui. Il n'a pas bougé.<br />

Il ne par<strong>le</strong> pas. Il ne quitte pas son canapé. Il boit bière sur bière et mange tous <strong>le</strong>s<br />

paquets <strong>de</strong> chips <strong>le</strong>s uns après <strong>le</strong>s autres.<br />

- Ça durera pas.<br />

- Tu crois ? Je sais plus quoi faire, moi. Je lui par<strong>le</strong>. Il ne me répond pas. C'est comme<br />

ça <strong>de</strong>puis hier soir. On dirait qu'il est installé là pour toujours. Je ne l'ai jamais vu<br />

comme ça.<br />

4


* * * * *<br />

Depuis la veil<strong>le</strong> au soir, dès l'annonce <strong>de</strong> la fermeture, l'usine est occupée. Une<br />

gran<strong>de</strong> tab<strong>le</strong> est installée dans la cour, face à la gril<strong>le</strong>. Autour d'el<strong>le</strong> s'agite une fou<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />

gens, en b<strong>le</strong>u <strong>de</strong> travail ou en jeans, en manches <strong>de</strong> chemise ou en tee-shirt. Les dossiers<br />

s'empi<strong>le</strong>nt à côté <strong>de</strong> la feuil<strong>le</strong> <strong>de</strong> présence tenue par <strong>de</strong>ux militants, un <strong>de</strong> chaque syndicat.<br />

Un gars, <strong>le</strong>s cheveux gominés et crantés en banane, fait une croix à chaque fois qu'un<br />

gréviste se présente <strong>de</strong>vant lui. Deux autres notent <strong>le</strong>s noms, en plus, <strong>de</strong> chaque côté sur une<br />

feuil<strong>le</strong> à part pour vérifier. La feuil<strong>le</strong> <strong>de</strong> présence servira à la répartition <strong>de</strong> la caisse <strong>de</strong> grève<br />

installée sur <strong>le</strong> seuil <strong>de</strong> l'usine. Autour <strong>de</strong> la caisse, un groupe distribue <strong>de</strong>s tracts pour <strong>le</strong><br />

prochain meeting <strong>de</strong> soutien organisé par la mairie.<br />

- Tu y vas <strong>de</strong>main ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>le</strong> petit blond qui vient <strong>de</strong> prendre la feuil<strong>le</strong>.<br />

- J'sais pas. Faut qu'je voie avec <strong>le</strong>s horaires d'E<strong>le</strong>na. C'est toujours compliqué, à cause<br />

<strong>de</strong>s gosses. J'espère qu'el<strong>le</strong> est du matin.<br />

- Toi au moins, t'es tranquil<strong>le</strong>. T'as une paye d'assurée, avec ta femme qui bosse à<br />

l'hosto. Regar<strong>de</strong> Isa et moi, on est verts, 20 ans qu'on bosse ici, la baraque sur <strong>le</strong> dos,<br />

<strong>le</strong>s gosses qui grandissent. Ça m'fout en colère, putain.<br />

- T'as raison. D'toute façon, ils ont intérêt à cracher au bassinet... Mais au fait, t'as pas<br />

vu <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy ? El<strong>le</strong> <strong>le</strong> cherche, je viens d' la voir.<br />

- Non, l'est p't -êt' chez Simone. Il est très pote avec Régis, <strong>le</strong> patron.<br />

Le troquet en face <strong>de</strong> l'usine s'appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> Tramway. Tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> dit Chez Simone à<br />

cause <strong>de</strong> la patronne, une large femme brune qui a sillonné la France pour suivre Régis,<br />

accordéoniste qui a joué avec <strong>le</strong>s plus grands, avant d'ouvrir ce bar, <strong>de</strong>venue une <strong>de</strong>uxième<br />

maison pour nombre d'ouvriers <strong>de</strong> l'usine et bien d'autres encore. À huit heures, c’est <strong>le</strong><br />

casse-croûte, avec ses larges assiettes <strong>de</strong> charcuterie – fromage et son canon <strong>de</strong> rouge. À<br />

midi, ça sent plutôt <strong>le</strong>s mijotés <strong>de</strong> Simone pour <strong>le</strong>s gars en journée et <strong>le</strong>s routiers <strong>de</strong><br />

passage. Vers 16 heures, à la sortie <strong>de</strong>s équipes, <strong>le</strong>s <strong>de</strong>mis s'alignent sur <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s et <strong>le</strong><br />

comptoir. Le ton monte, on échange <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la journée, on discute affaires, chantiers<br />

au noir, sorties du week-end.<br />

Les <strong>de</strong>ux copains se retrouvent vite entourés. On veut <strong>de</strong>s nouvel<strong>le</strong>s. Ils échangent<br />

quelques mots, boivent une pinte, peut-être <strong>de</strong>ux. Jacky attrape <strong>le</strong> bras <strong>de</strong> Régis au passage.<br />

- T'aurais pas vu <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy par hasard ?<br />

- Non, pas aujourd'hui. Ni hier d'ail<strong>le</strong>urs. Justement, j'me disais qu'j'allais l'appe<strong>le</strong>r. Et<br />

vous ?<br />

- On l'cherche. Sa femme aussi. Ça va pas fort paraît. Enfin, comme tout l' mon<strong>de</strong>.<br />

Régis hoche la tête et repart sur ces mots que Jacky a prononcés d'une voix sour<strong>de</strong>.<br />

* * * * *<br />

Sandy conduit vite, ses yeux balayent la rue et <strong>le</strong>s trottoirs qui défi<strong>le</strong>nt comme<br />

d'immenses tapis roulants. C'est bientôt Noël. Il y a du mon<strong>de</strong> partout. Sauf chez el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong><br />

sort <strong>de</strong> chez E<strong>le</strong>na à qui el<strong>le</strong> a confié <strong>le</strong>s enfants pour <strong>cette</strong> nuit. Son amie pose la main sur la<br />

poche avant <strong>de</strong> son pantalon.<br />

!Je gar<strong>de</strong> mon portab<strong>le</strong> ouvert à portée <strong>de</strong> main... toute la nuit. Sois pru<strong>de</strong>nte. Et tiens-moi au<br />

courant.<br />

5


Sandy hoche à peine la tête, paupières mi-closes.<br />

!Merci, E<strong>le</strong>na.<br />

!<br />

La portière <strong>de</strong> la voiture claque. El<strong>le</strong> repart, <strong>le</strong>s yeux embués. El<strong>le</strong> est seu<strong>le</strong>, face à<br />

<strong>cette</strong> nuit noire et profon<strong>de</strong>, percée <strong>de</strong> temps à autre par <strong>le</strong>s lampadaires qui défi<strong>le</strong>nt sur <strong>le</strong><br />

côté. Quand el<strong>le</strong> était revenue du jardin, il n'était plus sur <strong>le</strong> canapé, ni dans <strong>le</strong> reste <strong>de</strong> la<br />

maison. Disparu, envolé. Il n'avait rien emporté, el<strong>le</strong> avait retrouvé son portab<strong>le</strong>, ses clés <strong>de</strong><br />

voiture et même son portefeuil<strong>le</strong> sur la tab<strong>le</strong> basse du salon. Au milieu <strong>de</strong>s détritus.<br />

Après l'usine, el<strong>le</strong> s'était rendue chez Simone. Régis l'a regardée, <strong>le</strong>s yeux fixes,<br />

l'éponge dans une main, <strong>le</strong>s verres dans l'autre, penché au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> que <strong>de</strong>s clients<br />

venaient d'abandonner. Mais il ne lui a rien dit <strong>de</strong> plus. Il ne sait rien, c'est sûr. Mais il<br />

comprend tout, Régis. Il <strong>le</strong>s a connus au tout début, quand ils venaient boire un verre après <strong>le</strong><br />

travail, ou quand ils restaient <strong>le</strong> soir jouer aux cartes entre copains. C'étaient <strong>de</strong>s discussions<br />

à n'en plus finir, on refaisait <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>, on rêvait, mais surtout, on parlait, on racontait, on<br />

s'amusait. Ce café avait été tout <strong>le</strong>ur univers, <strong>pendant</strong> une époque. S'y retrouver, même<br />

l'espace d'un instant, avait été douloureux, <strong>le</strong> lieu rendant l'absence encore plus tangib<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> ne sait plus où el<strong>le</strong> va. La voiture rou<strong>le</strong> toute seu<strong>le</strong>, se dirige vers la Loire. El<strong>le</strong><br />

s'arrête en contrebas du pont. Malgré la montée <strong>de</strong>s eaux en <strong>cette</strong> saison, il reste quelques<br />

places. La nuit a noyé <strong>le</strong>s î<strong>le</strong>s, mais <strong>le</strong>s lumières <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong>ssinent la silhouette <strong>de</strong>s arbres<br />

sur <strong>le</strong> ciel dégagé et scintillant d'étoi<strong>le</strong>s. Le calme gagne <strong>le</strong>s passants qui traversent sans<br />

hâte <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve royal, <strong>le</strong>s oiseaux qui ont déjà la tête sous l'ai<strong>le</strong>, jusqu'aux pavés, si<strong>le</strong>ncieux,<br />

sous ses pieds.<br />

El<strong>le</strong> se rappel<strong>le</strong>. Il lui a raconté une fois <strong>cette</strong> histoire - son mari, c'est pas un bavard,<br />

surtout quand il s'agit <strong>de</strong> lui. A la mort <strong>de</strong> son père, il avait 20 ans, il avait dû se mettre à<br />

bosser, tout <strong>de</strong> suite, sa mère ne pouvait plus payer ses étu<strong>de</strong>s. Il était venu ici, à cet endroit,<br />

il y avait passé toute une journée et toute une nuit, à écouter <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve. Au petit matin, il était<br />

rentré se doucher et se changer, il avait embrassé sa mère, et il était allé se faire embaucher<br />

à l'usine. El<strong>le</strong> restait là, se rappelant, la main crispée sur <strong>le</strong> parapet. Que reste-t-il <strong>de</strong> <strong>cette</strong><br />

époque ? Qu'est-il <strong>de</strong>venu ? Que <strong>le</strong>ur arrive-t-il ? L'eau est d'un noir d'encre sous la nuit.<br />

Le moteur fait un bruit très doux quand el<strong>le</strong> redémarre. El<strong>le</strong> s'enfonce à nouveau dans<br />

la nuit, entre dans la vil<strong>le</strong>, à la recherche d'une silhouette longue et maigre et d'un cuir noir<br />

un peu fatigué. Les rues s'animent au fur et à mesure qu'el<strong>le</strong> s'approche du centre, <strong>le</strong>s<br />

cinémas affichent fièrement <strong>le</strong>urs queues pour la <strong>de</strong>rnière séance, <strong>le</strong>s coup<strong>le</strong>s se tiennent<br />

serrés <strong>le</strong>s uns contre <strong>le</strong>s autres, c'est la séance <strong>de</strong>s amoureux. Ils sont nombreux en ce<br />

<strong>de</strong>rnier week-end avant <strong>le</strong>s fêtes. Rien n'arrête son regard, el<strong>le</strong> poursuit sa route, <strong>le</strong>s yeux<br />

brûlants à force <strong>de</strong> rechercher un indice dans toutes <strong>le</strong>s directions.<br />

El<strong>le</strong> passe <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> foyer <strong>de</strong> jeunes travail<strong>le</strong>urs où ils avaient vécu quelques mois<br />

avant <strong>de</strong> prendre un appartement. Malgré l'heure tardive, il y a encore du mon<strong>de</strong> à l'accueil,<br />

autour <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> <strong>de</strong>s journaux. El<strong>le</strong> distingue à travers la vitre une jeune fil<strong>le</strong> blon<strong>de</strong>, très<br />

gran<strong>de</strong>, un pichet à la main. Cel<strong>le</strong>-ci <strong>le</strong> pose en équilibre sur la tranche <strong>de</strong> la porte<br />

entrouverte sous l'oeil amusé <strong>de</strong>s autres. Pas besoin d'attendre longtemps avant que n'arrive<br />

un gars habillé et coiffé pour sortir en boîte. Il se retrouve trempé, et furieux. Sandy entend<br />

ses : " Putain ! Les cons ! Z'al<strong>le</strong>z m'<strong>le</strong> payer ! " jusqu'à sa voiture, ainsi que <strong>le</strong>s rires <strong>de</strong> toute<br />

la ban<strong>de</strong> et <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions : "De quoi tu t'plains. T'es super sexy. On voit tout à travers ta<br />

chemise ! Ça va être du tonnerre ce soir sur la piste. " El<strong>le</strong> se surprend à rire el<strong>le</strong>-même <strong>de</strong><br />

6


ce grand classique <strong>de</strong>s samedis soirs au foyer.<br />

* * * * *<br />

El<strong>le</strong> gare la voiture <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> pub à côté du foyer. Un beau pub anglais, avec ses<br />

banquettes en cuir vert foncé et ses lour<strong>de</strong>s tab<strong>le</strong>s en chêne vernis. La lumière est douce. Le<br />

bar à l'entrée est tenu par Denis, vieil ami qui en a vu <strong>de</strong>s parties <strong>de</strong> billards si<strong>le</strong>ncieuses et<br />

acharnées. Aujourd'hui, il accueil<strong>le</strong> Sandy avec un regard sans joie. Il sait, pour l'usine.<br />

!Comment ça va, Sandy ? Qu'est-ce tu bois ? C'est pour moi.<br />

!Un café bien fort, Denis, je te remercie.<br />

!Tout <strong>de</strong> suite. T'es tout' seu<strong>le</strong>, ce soir ? Il est où, ton grand échalas ?<br />

!Justement, je venais te poser la même question. Il a disparu, <strong>de</strong>puis cet après-midi.<br />

!<br />

!Mer<strong>de</strong> ! Je suis là <strong>de</strong>puis cinq heures, alors tu penses, s'il était passé, j'm'en souviendrais. On<br />

serait peut-être encore en train <strong>de</strong> causer, ou lui <strong>de</strong> jouer, tu l' connais, quand il est parti, on<br />

n' l'arrête plus.<br />

!Justement...<br />

!Tu t’rappel<strong>le</strong>s, la fois où il a cassé la canne sur son genou, <strong>de</strong> rage d’avoir raté son <strong>de</strong>rnier<br />

coup. C’qu’on avait rigolé.<br />

!Oui, c’est justement ça qui m’inquiète. Je sais qu’il peut être impulsif, très rarement, mais<br />

quand ça <strong>le</strong> prend...<br />

!…Arrête <strong>de</strong> gamberger. Ça sert à rien. J’aurais pas dû te rappe<strong>le</strong>r ça.<br />

!Oui mais…<br />

Les mots lui restent sur <strong>le</strong>s lèvres. El<strong>le</strong> baisse la tête, la surface du café se ri<strong>de</strong> tout<br />

doucement.<br />

!Sandy, tu es crevée. Passe dans la petite sal<strong>le</strong>, <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong> bar. Il n'y a personne ce soir. Tu te<br />

reposes un peu et tu repars. Si j'ai du nouveau, je te réveil<strong>le</strong>. Il viendra peut-être dans la nuit.<br />

Il est peut-être en train d'arpenter la vil<strong>le</strong> à pied, ça fait du bien d'être seul, quand on a pris<br />

un coup sur la cafetière.<br />

El<strong>le</strong> n'a même pas <strong>le</strong> courage <strong>de</strong> lui répondre. El<strong>le</strong> se laisse faire, s'allonge sur la<br />

gran<strong>de</strong> banquette et s'endort aussitôt, profondément. Denis la regar<strong>de</strong> un moment, éteint la<br />

lumière et sort. Sandy reste dans la pénombre <strong>de</strong> la veil<strong>le</strong>use indiquant la sortie <strong>de</strong> secours.<br />

Quand el<strong>le</strong> émerge, il est huit heures. Le jour se lève, pénib<strong>le</strong>ment. Denis est à côté<br />

d'el<strong>le</strong>, il lit un journal en buvant un café noir.<br />

!Pourquoi je suis là ? Qu'est-ce qui s'est...<br />

El<strong>le</strong> ne finit pas sa phrase. El<strong>le</strong> se souvient. Denis quitte la sal<strong>le</strong> et revient aussitôt<br />

avec du café, du lait et <strong>de</strong>s tartines. El<strong>le</strong> ne sait pas quoi dire.<br />

!Tu manges, et puis après, je te ramène chez toi. J'habite dans l'quartier, tu sais. J'ai pas<br />

bougé moi, <strong>de</strong>puis l'temps. Tu verras, quand t'ouvriras la porte, il sera là, ton grand beugnot.<br />

!Tu crois ? Si ça pouvait être vrai. De toute façon, j'ai envie <strong>de</strong> rentrer à pied. Je n'en peux plus<br />

<strong>de</strong> <strong>cette</strong> course sans fin.<br />

7


El<strong>le</strong> est sur pied en quelques minutes, vérifie son portab<strong>le</strong> et ses messages. Rien,<br />

sauf un appel d'E<strong>le</strong>na. El<strong>le</strong> lui envoie un SMS pour lui dire quel<strong>le</strong> rentre bredouil<strong>le</strong> et qu'el<strong>le</strong><br />

passera prendre <strong>le</strong>s enfants dans la matinée.<br />

Ils restent avec moi jusqu'à ce que tu l'aies retrouvé. Pas la peine que tu <strong>le</strong>s<br />

aies dans <strong>le</strong>s pattes. Je gère.<br />

El<strong>le</strong> sourit. Et renvoie aussitôt :<br />

Gros bisous à mes petits chéris ! Gros câlins. Tout va bien.<br />

Denis la rejoint dans <strong>le</strong> hall. Il prend son parapluie d'une main et son bras <strong>de</strong> l'autre.<br />

Sans un mot, <strong>le</strong>s voilà partis dans <strong>le</strong>s rues mouillées. La vil<strong>le</strong> au matin a perdu son faste<br />

nocturne. El<strong>le</strong> aurait bien besoin d'un bon coup <strong>de</strong> pinceau. La lumière blanche <strong>de</strong> décembre<br />

manque terrib<strong>le</strong>ment d'éclat ; <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s entoure. Ils prennent <strong>le</strong> pont. Leurs yeux<br />

s’habituent peu à peu à la brume qui enveloppe <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve. On <strong>le</strong> <strong>de</strong>vine <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong> voi<strong>le</strong>,<br />

comme une masse qui se déplace, en sourdine, dans un bruit qui se mê<strong>le</strong> à la rumeur <strong>de</strong>s<br />

voitures. De-ci <strong>de</strong>-là émerge la cime nue d’un peuplier, décoré d’un corbeau ou d’une<br />

mouette.<br />

Soudain, el<strong>le</strong> se fige. En contrebas du pont, à quelques mètres <strong>de</strong> l’endroit où el<strong>le</strong> est<br />

venue, quelques heures plus tôt, son mari est là, appuyé sur <strong>le</strong> parapet du parking, scrutant<br />

la brume. La route <strong>de</strong>ssine un serpentin <strong>de</strong>vant lui. Il a <strong>le</strong> regard rivé sur la ligne d'horizon.<br />

Le vert <strong>de</strong>s îlots se reflète dans l'eau du f<strong>le</strong>uve, se déformant puis se reformant, au gré du<br />

clapot. La solitu<strong>de</strong> du héron, à la pointe du <strong>de</strong>rnier îlot, droit comme un I sur ses pattes, sa<br />

tête pivotant mécaniquement <strong>de</strong> droite et <strong>de</strong> gauche, l'intrigue. Il est au seuil <strong>de</strong> quelque<br />

chose. Le héron s'envo<strong>le</strong>.<br />

Il ne l’entend pas arriver.<br />

8


Les épluchures<br />

Par Aline Baudu<br />

Quand el<strong>le</strong> prépare <strong>le</strong> repas, el<strong>le</strong> met <strong>le</strong>s épluchures dans un grand saladier en plastique<br />

posé à côté <strong>de</strong> l’évier. Puis, el<strong>le</strong> prend <strong>le</strong> récipient, met ses vieux chaussons pour <strong>le</strong> <strong>de</strong>hors et<br />

vient jeter <strong>le</strong>s déchets sur <strong>le</strong> tas <strong>de</strong> fumier. Je sais alors que c’est l’heure <strong>de</strong> déjeuner.<br />

J’arrête <strong>de</strong> jardiner, je rince mes mains dans <strong>le</strong> seau en fer et nous retournons vers la<br />

maison. Je quitte mes sabots que je pose à côté <strong>de</strong> ses chaussons abîmés, j’accroche mon<br />

b<strong>le</strong>u sur <strong>le</strong> portemanteau. Dans la cuisine, la tab<strong>le</strong> est mise : au bout ma place, sur <strong>le</strong> côté du<br />

tiroir sa place. En mangeant, nous nous racontons nos matinées. El<strong>le</strong> a discuté avec Mme<br />

Chevrier, la voisine, qui vient <strong>de</strong> perdre son mari. El<strong>le</strong> me lit <strong>le</strong> courrier qu’el<strong>le</strong> a déjà ouvert.<br />

Je lui dis que l’on pourra bientôt cueillir <strong>le</strong>s haricots verts et que <strong>le</strong>s mer<strong>le</strong>s ont attaqué <strong>le</strong>s<br />

cerises.<br />

El<strong>le</strong> fait chauffer <strong>de</strong> l’eau dans une petite cassero<strong>le</strong>, prends nos <strong>de</strong>ux tasses, y verse une<br />

cuillère <strong>de</strong> Ricoré.<br />

Mon domaine à moi : c’est <strong>le</strong> jardin ! J’étais maraîcher plus jeune. Comme mes parents. J’ai<br />

continué l’activité, je n’avais pas <strong>le</strong> choix. Du moins je ne me suis pas posé la question. Je l’ai<br />

rencontrée au bal, il y a 52 ans. Lisette voulait être institutrice et fréquentait alors <strong>le</strong> c<strong>le</strong>rc <strong>de</strong><br />

notaire. El<strong>le</strong> l’a quitté pour moi. Moi, <strong>le</strong> fils et petit-fils <strong>de</strong> paysans aux oreil<strong>le</strong>s décollées et<br />

aux mains cal<strong>le</strong>uses. El<strong>le</strong> a abandonné ses rêves <strong>de</strong> savoirs et m’a rejoint à la ferme. Chez<br />

nous, el<strong>le</strong> s’est toujours occupée <strong>de</strong> tout : <strong>de</strong>s employés, <strong>de</strong> l’éducation <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>ux garçons,<br />

<strong>de</strong>s papiers.<br />

À la retraite, on a pris une petite maison. Avec un grand jardin. Je ne sais faire que ça : biner,<br />

planter, arroser. Je lui ai arrangé un massif <strong>de</strong> f<strong>le</strong>urs. El<strong>le</strong> vient <strong>le</strong> matin regar<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s roses<br />

et <strong>le</strong>s tulipes nées dans la nuit. El<strong>le</strong> en choisit quelques-unes qui vont rejoindre <strong>le</strong> vase sur la<br />

tab<strong>le</strong> <strong>de</strong> sal<strong>le</strong> à manger. Un jardin, ça occupe, je suis tout <strong>le</strong> temps <strong>de</strong>hors. Un peu trop el<strong>le</strong><br />

trouve. Sauf l’été, l’après-midi, il fait trop chaud.<br />

Alors je regar<strong>de</strong> <strong>le</strong> tour <strong>de</strong> France. Cela me fait voyager. El<strong>le</strong> s’assoit à mes côtés dans <strong>le</strong><br />

canapé. Le crayon à papier vert dans une main, <strong>le</strong> carnet <strong>de</strong> jeux dans l’autre, la gomme sur<br />

la tab<strong>le</strong> basse. El<strong>le</strong> a toujours aimé <strong>le</strong>s mots croisés, <strong>le</strong>s mots mêlés, <strong>le</strong>s mots fléchés. Tous<br />

ces jeux qui font réfléchir.<br />

Enfin, tout cela c’était avant.<br />

Avant son attaque.<br />

Le docteur Richard m’a prévenu : votre femme a <strong>le</strong> cerveau qui part en miettes.<br />

Depuis, petit à petit el<strong>le</strong> oublie.<br />

Le lait sur <strong>le</strong> feu,<br />

<strong>le</strong> fonctionnement <strong>de</strong> l’aspirateur,<br />

<strong>le</strong>s anniversaires,<br />

la tombe <strong>de</strong> ses parents.<br />

El<strong>le</strong> cherche sans cesse <strong>le</strong> nom <strong>de</strong>s choses et <strong>de</strong>s gens. Tous ces mots sont sur <strong>le</strong> bout <strong>de</strong> sa<br />

langue, enfuis <strong>de</strong> sa mémoire.<br />

Ce qui est dur, c’est lorsqu’el<strong>le</strong> se rend compte <strong>de</strong>s oublis. El<strong>le</strong> s’énerve « Je <strong>de</strong>viens fol<strong>le</strong>, je<br />

<strong>de</strong>viens fol<strong>le</strong> ! » « Mais non, c’est normal à votre âge <strong>de</strong> perdre un peu la mémoire ». Mes<br />

9


el<strong>le</strong>s-fil<strong>le</strong>s cherchent à la rassurer. On essaie tous <strong>de</strong> trouver cela normal. Mais je vois bien<br />

que ses yeux retiennent ses larmes.<br />

El<strong>le</strong> n’est pas fol<strong>le</strong> Lisette.<br />

Je suis sur <strong>le</strong> qui-vive. Tout <strong>le</strong> temps.<br />

À surveil<strong>le</strong>r ce qu’el<strong>le</strong> fait et ce qu’el<strong>le</strong> oublie.<br />

Cela m’énerve… Je lui en veux du bifteck brûlé, <strong>de</strong>s épluchures toujours dans <strong>le</strong> saladier, <strong>de</strong><br />

la voir hébétée, <strong>de</strong> ne plus se rappe<strong>le</strong>r. De chercher et <strong>de</strong> ne pas trouver. Je passe mon<br />

temps à la maison alors qu’il y a <strong>le</strong>s radis à éclaircir et <strong>le</strong>s carottes à semer.<br />

Mes <strong>de</strong>ux grands garçons souhaitent que l’on prenne une « auxiliaire <strong>de</strong> vie ». Quelqu’un qui<br />

fait <strong>le</strong> ménage, qui prépare <strong>le</strong>s repas. Qui ai<strong>de</strong> dans la vie.<br />

Je suis fatigué. Trop.<br />

C’est parce que son cerveau part en miettes que je lui ai trouvé <strong>cette</strong> maison <strong>de</strong> retraite.<br />

El<strong>le</strong> a une petite chambre orientée p<strong>le</strong>in nord. C’est bon pour <strong>le</strong> sommeil. Les murs sont<br />

recouverts d’un papier peint saumon avec <strong>de</strong> beaux cadres sur <strong>le</strong> mur. Sur la tab<strong>le</strong>, j’ai posé<br />

une photo <strong>de</strong> notre mariage et une autre <strong>de</strong> moi, quand j’étais à l’armée.<br />

Ici el<strong>le</strong> est mieux.<br />

Moi aussi.<br />

Il y a une ai<strong>de</strong>-ménagère qui vient <strong>de</strong>puis que je suis seul. El<strong>le</strong> fait <strong>le</strong> repassage aussi. Mes<br />

garçons m’ont inscrit à la mairie pour que l’on me porte un plateau-repas tous <strong>le</strong>s midis.<br />

C’est pratique et ce n’est pas trop mauvais. Le soir, je me débrouil<strong>le</strong> : une soupe ou une<br />

trempée au vin, c’est tout. Les radis sont bons, ils ne piquent pas.<br />

Je viens tous <strong>le</strong>s jours la voir. Avec un bouquet <strong>de</strong> f<strong>le</strong>urs du jardin.<br />

J’arrive après <strong>le</strong> petit-déjeuner et la toi<strong>le</strong>tte que lui ont faite <strong>le</strong>s dames d’ici. El<strong>le</strong> ne sait plus<br />

faire.<br />

El<strong>le</strong> est dans sa chambre, sur son fauteuil et el<strong>le</strong> m’attend. Quand el<strong>le</strong> me voit, el<strong>le</strong> me sourit,<br />

et je l’embrasse au coin <strong>de</strong>s lèvres. Je mets <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> vase, j’enlève <strong>le</strong>s fanées.<br />

J’entre dans la sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> bains. J’ouvre <strong>le</strong> pot en fer b<strong>le</strong>u, je plonge mes doigts. Je lui applique<br />

doucement la crème sur <strong>le</strong> visage. El<strong>le</strong> ferme <strong>le</strong>s yeux et me tend <strong>le</strong> cou comme pour me<br />

montrer qu’el<strong>le</strong> est bel<strong>le</strong>. Je remets <strong>le</strong> pot et je prends sa brosse à cheveux. Doucement,<br />

maladroitement je la peigne. El<strong>le</strong> laisse glisser sa tête vers moi… « Gar<strong>de</strong> la tête bien droite<br />

Lisette ». Je lui mets un peu <strong>de</strong> laque, en protégeant ses yeux avec ma main droite. Puis,<br />

j’enlève <strong>le</strong>s peluches sur ses vêtements avec une autre brosse. Je termine en lui posant<br />

quelques gouttes <strong>de</strong> son parfum au chèvrefeuil<strong>le</strong> au creux <strong>de</strong> ses poignets, dans <strong>le</strong> cou, avec<br />

mon <strong>de</strong>uxième baiser du matin.<br />

« Merci Raymond » el<strong>le</strong> me glisse dans l’oreil<strong>le</strong>.<br />

Sauf hier, el<strong>le</strong> n’a rien dit.<br />

J’ai peur. Peur d’être dans une <strong>de</strong>s prochaines miettes que son cerveau va perdre.<br />

Alors, ce sera la fin.<br />

10


Migration<br />

Par Mathil<strong>de</strong> Bensa<br />

Le premier jour<br />

La femme se rendit à l’anima<strong>le</strong>rie pour s’acheter un petit homme <strong>de</strong> compagnie. El<strong>le</strong> n’avait<br />

pas précisément déterminé <strong>le</strong> sexe <strong>de</strong> son petit compagnon. El<strong>le</strong> hésitait entre une femel<strong>le</strong><br />

habi<strong>le</strong> en stratégie et un mâ<strong>le</strong> déployant toute son énergie dans l’action.<br />

Blanche, c’était son nom, pénétra dans la boutique. Un ven<strong>de</strong>ur l’accueillit aimab<strong>le</strong>ment, la<br />

guidant dans <strong>le</strong>s rayons où était exposé un arrivage tout frais. El<strong>le</strong> se décida pour un mâ<strong>le</strong>, ni<br />

trop beau, ni trop laid, dont el<strong>le</strong> pensait pouvoir faire rapi<strong>de</strong>ment l’éducation et <strong>le</strong> dressage,<br />

et <strong>le</strong> baptisa immédiatement G<strong>le</strong>n.<br />

En fin d’après-midi, el<strong>le</strong> se rendit à son ren<strong>de</strong>z-vous avec <strong>le</strong> docteur Bourbon. Il vint la<br />

chercher dans la sal<strong>le</strong> d’attente et la conduisit dans une petite pièce carrée aux murs blancs,<br />

sans décoration particulière, simp<strong>le</strong>ment meublée d’un bureau et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux chaises en skaï<br />

gris. Derrière <strong>le</strong> bureau une gran<strong>de</strong> fenêtre s’ouvrait sur un ciel b<strong>le</strong>u pur. El<strong>le</strong> sortit sa carte<br />

vita<strong>le</strong> et la lui tendit. Il passa <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong> bureau et s’assit l’invitant éga<strong>le</strong>ment à s’asseoir.<br />

Dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> la pièce, il se mit à lire <strong>le</strong> dossier ouvert <strong>de</strong>vant lui <strong>pendant</strong> que Blanche se<br />

posait sur sa chaise. El<strong>le</strong> se tenait très droite, <strong>le</strong>s fesses en équilibre sur <strong>le</strong> rebord <strong>de</strong><br />

l’assise, <strong>le</strong>s genoux serrés, <strong>le</strong> buste légèrement en avant, s’obligeant à fixer du regard <strong>le</strong><br />

badge qu’il portait sur sa poche poitrine. El<strong>le</strong> avait noué ses mains qu’el<strong>le</strong> appuyait fortement<br />

dans <strong>le</strong> creux que formait la naissance <strong>de</strong> ses cuisses. Soudain son regard fut happé par <strong>le</strong><br />

passage d’un vol <strong>de</strong> martinets.<br />

« Vous dites donc avoir un petit homme <strong>de</strong> compagnie ? »<br />

« Oui »<br />

« Et vous l’appe<strong>le</strong>z comment ? »<br />

« G<strong>le</strong>n. Je trouve que ça lui va bien »<br />

El<strong>le</strong> articulait calmement ses mots sans qu’aucun autre musc<strong>le</strong> que ses lèvres ne s’agite. Il<br />

lui posa toute une série <strong>de</strong> questions sur la manière dont el<strong>le</strong> avait choisi G<strong>le</strong>n, comment el<strong>le</strong><br />

allait l’utiliser, quel serait son rô<strong>le</strong>. Ses réponses s’enchaînaient construites, cohérentes et<br />

pour finir el<strong>le</strong> ajouta :<br />

« Vous savez, quand on veut un petit homme <strong>de</strong> compagnie, c’est pour se sentir moins seul,<br />

pour qu’il vous protège et vous défen<strong>de</strong>. C’est pour cela que j’ai fait <strong>le</strong> choix <strong>de</strong> G<strong>le</strong>n. »<br />

El<strong>le</strong> sourit, dénoua ses mains, prit <strong>le</strong> paquet que l’homme lui tendait. Il y avait plusieurs<br />

boîtes à l’intérieur. Ils prirent ren<strong>de</strong>z-vous pour la semaine suivante. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> remercia, paya et<br />

rentra immédiatement chez el<strong>le</strong>.<br />

Il faisait chaud en <strong>cette</strong> fin d’été. El<strong>le</strong> posa <strong>le</strong> paquet sur une chaise à côté du lit, ôta sa robe<br />

et déambula dans son appartement, uniquement vêtue <strong>de</strong> sa combinaison rose.<br />

Plus tard, dans la soirée, el<strong>le</strong> se lova dans <strong>le</strong> vieux fauteuil club en cuir élimé. Il occupait<br />

l’ang<strong>le</strong> du salon à côté <strong>de</strong> la fenêtre et faisait face à la porte d’entrée. Un petit guéridon et<br />

une psyché chinés au marché aux puces occupaient <strong>le</strong> mur à droite <strong>de</strong> la porte. Une tab<strong>le</strong><br />

basse finissait <strong>de</strong> meub<strong>le</strong>r <strong>le</strong> salon. Il n’y avait aucun tab<strong>le</strong>au au mur ni aucune photo. Une<br />

lumière dorée pénétrait par la fenêtre annonçant <strong>le</strong> coucher <strong>de</strong> so<strong>le</strong>il. Au pied du fauteuil,<br />

trois boîtes à chaussures s’empilaient. El<strong>le</strong> en prit une au hasard, l’ouvrit et en sortit une<br />

carte posta<strong>le</strong> sur laquel<strong>le</strong> un nègre orné <strong>de</strong> plumes et <strong>de</strong> per<strong>le</strong>s semblait danser ; au verso<br />

el<strong>le</strong> lut :<br />

République du Sénégal<br />

11


Une liche, trois bars, 1 thon, c’était la pêche à la traîne d’aujourd’hui. Chaud so<strong>le</strong>il, mer<br />

calme, mère calme. Tout va bien, et t’embrassons très affectueusement, plus encore pour ce<br />

Noël sans toi. Papa - changement d’<strong>écrit</strong>ure – Demain Noël sans ma petite fil<strong>le</strong> qui est bien<br />

loin <strong>de</strong> sa maman. Si nous avons du so<strong>le</strong>il, j’espère que tu as <strong>de</strong> la neige et un bon moral. Je<br />

t’aime beaucoup. Pas <strong>de</strong> signature.<br />

C’est tout ce qui lui restait <strong>de</strong> ses parents. Des centaines <strong>de</strong> cartes posta<strong>le</strong>s du mon<strong>de</strong> entier<br />

couvertes <strong>de</strong> so<strong>le</strong>il, <strong>de</strong> tab<strong>le</strong>aux <strong>de</strong> pêche et <strong>de</strong> chasse, <strong>de</strong> paysages grandioses, <strong>de</strong> gens<br />

merveil<strong>le</strong>ux, <strong>de</strong> baisers affectueux et <strong>de</strong> tendresses à l’encre noire. El<strong>le</strong> se souvenait <strong>de</strong>s<br />

jours où ils rentraient d’un périp<strong>le</strong> et qu’el<strong>le</strong> attendait <strong>le</strong> bruit <strong>de</strong> la porte qui s’ouvre pour<br />

humer la note sucrée d’un parfum exotique, voir <strong>le</strong> sourire <strong>de</strong> sa mère racontant la mer <strong>de</strong><br />

Corail ou la brûlante Afrique, écouter <strong>le</strong> récit <strong>de</strong> son père qui <strong>de</strong>venait aventurier. Les<br />

ca<strong>de</strong>aux en récompense.<br />

Le souvenir qu’el<strong>le</strong> gardait d’eux était une image sur papier glacé d’un coup<strong>le</strong><br />

extraordinairement beau traversant l’existence dans un tourbillon d’insouciance et <strong>de</strong><br />

voyages, abandonnant dans <strong>le</strong>ur sillage tous ceux qui ne servaient pas <strong>le</strong>ur passion<br />

immédiate. Aujourd’hui, ils étaient morts.<br />

Blanche n’était jamais partie. El<strong>le</strong> reposa la carte dans sa boîte et jusque tard dans la nuit,<br />

el<strong>le</strong> discuta avec G<strong>le</strong>n, établissant la liste <strong>de</strong>s gens qui aurait affaire à lui. El<strong>le</strong> but un verre <strong>de</strong><br />

thé glacé puis, épuisée, s’endormit.<br />

Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main<br />

6h30. Le réveil sonna. El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, alluma la radio et prit une douche.<br />

« Deux étudiants tibétains s’immo<strong>le</strong>nt par <strong>le</strong> feu pour protester contre la présence chinoise<br />

au Tibet….. »<br />

« Guerre imminente au Mali. Notre observateur sur place…… »<br />

« Fusilla<strong>de</strong> mortel<strong>le</strong> dans une éco<strong>le</strong> <strong>de</strong> Virginie. On déplore 28 morts dont 20 enfants âgés <strong>de</strong><br />

…. »<br />

Blanche avala son petit-déjeuner, attrapa ses affaires et partit au travail. El<strong>le</strong> était en retard,<br />

comme chaque matin. Aujourd’hui el<strong>le</strong> avait choisi <strong>de</strong> porter sa robe vert émerau<strong>de</strong> ornée <strong>de</strong><br />

grosses f<strong>le</strong>urs roses. Le tissu galbait son buste, mettant en va<strong>le</strong>ur une poitrine généreuse et<br />

une tail<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> avait su gar<strong>de</strong>r fine, pour s’évaser ensuite en corol<strong>le</strong> légère autour <strong>de</strong> ses<br />

jambes. Cette robe avait <strong>de</strong>ux ans déjà mais el<strong>le</strong> ne la portait presque jamais. El<strong>le</strong> avait<br />

renoncé à sa queue-<strong>de</strong>-cheval pour ramasser sa chevelure en un chignon un peu flou d’où<br />

s’échappaient quelques mèches blond vénitien. El<strong>le</strong> s’était maquillée avec soin. Une paire <strong>de</strong><br />

sti<strong>le</strong>tto crème finissait sa tenue.<br />

C’est ainsi qu’el<strong>le</strong> arriva au travail. El<strong>le</strong> distribua <strong>le</strong>s cafés. Un expresso sans sucre pour<br />

Tom, un long sucré avec un nuage <strong>de</strong> lait pour Jérémy, juste un nuage, un court sucré pour<br />

Paul. El<strong>le</strong> fit <strong>le</strong>s photocopies <strong>de</strong>mandées par <strong>le</strong>s secrétaires, tapa <strong>le</strong>s courriers, <strong>le</strong>s retapa<br />

parce qu’il y avait trop <strong>de</strong> fautes, répondit au téléphone. Personne ne lui avait dit bonjour ni<br />

ne lui avait <strong>de</strong>mandé comment el<strong>le</strong> allait. Personne ne semblait avoir remarqué<br />

qu’aujourd’hui el<strong>le</strong> avait noué ses cheveux. Lorsqu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong>vait <strong>le</strong>s yeux <strong>de</strong> son clavier<br />

d’ordinateur, c’était pour voir <strong>le</strong>s secrétaires rire avec <strong>le</strong>urs chefs, surprenant parfois<br />

l’eff<strong>le</strong>urement d’une main ou la connivence d’un regard.<br />

G<strong>le</strong>n, pour ne pas se faire remarquer, s’était coulé dans l’ombre <strong>de</strong> Blanche et rien ne lui<br />

échappait <strong>de</strong> ces petits manèges. Après <strong>le</strong> repas <strong>de</strong> midi, il s’était enfermé dans la sal<strong>le</strong> du<br />

photocopieur pour boire. Il avait emporté avec lui une flasque remplie <strong>de</strong> whisky, et par<br />

petites lampées, il laissait cou<strong>le</strong>r dans sa gorge <strong>le</strong> liqui<strong>de</strong> ambré.<br />

Les autres jours<br />

De jour en jour, la semaine s’effilocha, <strong>de</strong> <strong>le</strong>ttres à taper en photocopies alcoolisées. G<strong>le</strong>n<br />

prenait progressivement <strong>de</strong> l’assurance et, l’alcool aidant, il encourageait Blanche à ne plus<br />

baisser <strong>le</strong>s yeux quand un chef s’adressait à el<strong>le</strong>, ou à s’excuser pour une faute <strong>de</strong> frappe.<br />

12


Un soir en rentrant chez el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> eut la surprise <strong>de</strong> voir son répon<strong>de</strong>ur clignoter. Quelqu’un<br />

avait cherché à la joindre. El<strong>le</strong> regarda la petite lumière s’allumer, s’éteindre, s’allumer<br />

s’éteindre. El<strong>le</strong> avait acheté ce téléphone faisant aussi office <strong>de</strong> répon<strong>de</strong>ur lorsqu’el<strong>le</strong> avait<br />

emménagé dans cet appartement trois ans auparavant. El<strong>le</strong> s’y était reprise à plusieurs fois<br />

pour enregistrer une annonce d’accueil qui soit à la fois polie, qui laisse supposer qu’el<strong>le</strong><br />

était très occupée mais disposée à donner <strong>de</strong> son temps à ses amis.<br />

« Bonjour, vous êtes bien chez Blanche, je ne suis pas là pour <strong>le</strong> moment, mais laissez-moi<br />

votre message et je vous rappel<strong>le</strong> dès que possib<strong>le</strong> »<br />

Sa main trembla quand el<strong>le</strong> enc<strong>le</strong>ncha <strong>le</strong> répon<strong>de</strong>ur.<br />

« Bonjour Blanche, c’est <strong>le</strong> docteur Bourbon. Vous n’êtes pas venue au ren<strong>de</strong>z-vous hier. Il<br />

faut que nous fassions <strong>le</strong> point sur votre situation et que nous parlions <strong>de</strong> G<strong>le</strong>n. Appe<strong>le</strong>z-moi<br />

Blanche, c’est important, n’importe quand, j’attends votre appel. Je vous redonne mon<br />

numéro 06 98 76 54 32. Je compte sur vous. A bientôt »<br />

El<strong>le</strong> effaça <strong>le</strong> message. El<strong>le</strong> se tenait <strong>de</strong>bout près <strong>de</strong> la porte d’entrée. Le téléphone était<br />

posé sur <strong>le</strong> guéridon. El<strong>le</strong> regarda la psyché et vit G<strong>le</strong>n la contemp<strong>le</strong>r un sourire narquois aux<br />

lèvres. Blême, el<strong>le</strong> saisit <strong>de</strong>ux verres, <strong>le</strong>s rempli <strong>de</strong> whisky, et el<strong>le</strong> but. Jusqu’à ce que la<br />

bouteil<strong>le</strong> soit vi<strong>de</strong>. Ce qu’el<strong>le</strong> raconta à G<strong>le</strong>n ce soir-là, el<strong>le</strong> n’en avait jamais parlé à<br />

personne.<br />

L’histoire commençait <strong>pendant</strong> sa sixième année. Seu<strong>le</strong> dans la gran<strong>de</strong> maison où personne<br />

ne venait jamais jouer, el<strong>le</strong> avait trouvé Mouny. Il avait son âge et ensemb<strong>le</strong> ils construisaient<br />

<strong>de</strong>s jeux, s’inventaient <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, parlaient. Plus tard ils se marieraient. Enfin el<strong>le</strong> n’était<br />

plus seu<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> avait un petit homme <strong>de</strong> compagnie. El<strong>le</strong> n’avait pas eu à l’acheter, ce n’était<br />

pas un ca<strong>de</strong>au non plus. Il s’était trouvé là un beau matin. Comme ça. Tout se passait bien<br />

jusqu’au jour où, alors âgée <strong>de</strong> sept ans, ses parents la confièrent à sa grand-mère <strong>le</strong> temps<br />

d’un voyage. C’est <strong>pendant</strong> ce séjour que son chemin croisa celui d’un homme, un adulte<br />

pour Blanche. Il <strong>de</strong>vait avoir dans <strong>le</strong>s dix-huit ans. El<strong>le</strong> ne se souvenait plus <strong>de</strong> son nom ni <strong>de</strong><br />

son visage ni pourquoi il était chez sa grand-mère. Ce qui est resté, ce sont <strong>le</strong>s mains <strong>de</strong> ce<br />

type sur son corps, sa terreur <strong>de</strong>vant son sexe dressé et ce qui lui a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> faire. Mouny,<br />

à cet instant précis, ne s’était pas manifesté. Ni <strong>le</strong>s jours qui ont suivi.<br />

Après <strong>cette</strong> histoire, Blanche était rentrée chez el<strong>le</strong>. Un après-midi où sa mère était assise<br />

sur <strong>le</strong> canapé, perdue dans la <strong>le</strong>cture d’un magazine, Blanche s’était dirigée vers <strong>le</strong><br />

téléphone, avait sou<strong>le</strong>vé <strong>le</strong> combiné et avait composé <strong>le</strong> numéro <strong>de</strong>s pompiers. Sa mère lui<br />

avait entendu dire qu’il y avait <strong>le</strong> feu à la maison, que Mouny était à l’intérieur et qu’il allait<br />

mourir. Sa mère s’était ensuite excusée auprès <strong>de</strong>s pompiers et avait beaucoup ri <strong>le</strong> soir en<br />

racontant à son père <strong>cette</strong> histoire au sujet <strong>de</strong> Mouny. Par la suite, Blanche n’avait plus<br />

jamais reparlé <strong>de</strong> lui, son petit homme <strong>de</strong> compagnie était mort dans l’incendie, el<strong>le</strong> n’avait<br />

jamais parlé non plus <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> ce qu’ils avaient fait. Blanche avait grandi avec ça à<br />

l’intérieur.<br />

Il faisait nuit <strong>de</strong>puis longtemps lorsqu’el<strong>le</strong> regagna sa chambre.<br />

Cette nuit-là, el<strong>le</strong> rêva d’un jardin <strong>de</strong> roses où el<strong>le</strong> <strong>de</strong>vait retrouver un homme qu’el<strong>le</strong><br />

connaissait <strong>de</strong>puis toujours, qui savait ses b<strong>le</strong>ssures et comment <strong>le</strong>s guérir. Plus el<strong>le</strong><br />

avançait dans <strong>le</strong>s allées, plus la silhouette <strong>de</strong> l’homme s’éloignait.<br />

El<strong>le</strong> sursauta au son du réveil. Ce matin, el<strong>le</strong> enfila un pantalon <strong>de</strong> toi<strong>le</strong> et un tee-shirt. El<strong>le</strong><br />

ne se maquilla pas, tira ses cheveux en arrière et se rendit au travail. Après <strong>le</strong> déjeuner, alors<br />

que G<strong>le</strong>n revenait <strong>de</strong>s toi<strong>le</strong>ttes –il avait trouvé une nouvel<strong>le</strong> cachette pour <strong>de</strong>s petites flasques<br />

<strong>de</strong> whisky- en passant <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> bureau <strong>de</strong> Tom il surprit une conversation.<br />

« Bon alors c’est entendu, on se retrouve chez moi vers 19 heures pour <strong>le</strong> BBQ »<br />

« Ok moi j’apporte <strong>le</strong>s bières »<br />

« Et moi je prends <strong>le</strong> <strong>de</strong>ssert »<br />

« Chut pas si fort, miss White va nous entendre. Quel<strong>le</strong> din<strong>de</strong> cel<strong>le</strong>-là ! »<br />

« Ouais t’as raison, j’dirais même din<strong>de</strong> flambée au whisky ! »<br />

13


Rires<br />

« Chut ! »<br />

En entendant ces mots, Blanche se tétanisa et son sang se figea dans ses veines. G<strong>le</strong>n ouvrit<br />

vio<strong>le</strong>ment la porte du bureau, vit <strong>le</strong> club <strong>de</strong> golf que Tom laissait traîner près du porte<br />

manteau. Après, el<strong>le</strong> ne se souvint plus <strong>de</strong> rien. Ou plutôt si, tout <strong>de</strong>vint blanc puis rouge.<br />

Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main matin <strong>le</strong> réveil avait sonné comme d’habitu<strong>de</strong> à 6h30 mais el<strong>le</strong> ne s’était pas<br />

<strong>le</strong>vée. C’était samedi. El<strong>le</strong> était assise sur son lit, dans sa combinaison rose. Ses bras<br />

enserraient ses jambes qui étaient légèrement pliées. El<strong>le</strong> tenait son dos droit. Ses cheveux<br />

étaient retenus en arrière avec une pince. En face du lit, une immense fenêtre s’ouvrait sur<br />

un ciel sans nuage. Ça faisait ressortir <strong>le</strong> rouge <strong>de</strong>s briques <strong>de</strong> l’immeub<strong>le</strong> d’en face. Le so<strong>le</strong>il<br />

<strong>le</strong>vant <strong>de</strong>ssinait dans la chambre <strong>de</strong> grands carrés tantôt <strong>de</strong> lumières tantôt d’ombres. Le<br />

visage tendu en avant, <strong>le</strong> regard <strong>de</strong> Blanche fixait l’aube naissante.<br />

14


Mon petit Tom<br />

Par Nicolas Caillot<br />

L'homme se rendit à l'anima<strong>le</strong>rie pour acheter son petit Tom <strong>de</strong> compagnie. En quittant<br />

sa rue, il se <strong>de</strong>manda ce qu'il était en train <strong>de</strong> faire. Si on lui posait la question, là maintenant,<br />

il répondrait très sincèrement qu'il ne ressentait rien. Toute sa vie, il avait cru avoir sa place<br />

dans ce mon<strong>de</strong> qui tournait <strong>de</strong> plus en plus mal. Il <strong>de</strong>vait se rendre à l'évi<strong>de</strong>nce, la place la<br />

plus enviab<strong>le</strong> aujourd'hui était cel<strong>le</strong> du mort.<br />

Le gérant <strong>de</strong> l'anima<strong>le</strong>rie était excédé. Il faisait face à une fou<strong>le</strong> hétéroclite qui<br />

fourmillait <strong>de</strong>vant son magasin. Des badauds attendaient la sortie <strong>de</strong>s Tom, pour applaudir ou<br />

protester, selon la pente que prenait l’opinion. Il y avait aussi <strong>le</strong>s manifestants du jour, qui<br />

reprochaient à ceux d'hier, d'avoir déserté la rue dès la première carotte tendue par <strong>le</strong><br />

gouvernement. Les passants qui flânaient sur <strong>le</strong>s quais complétaient ce tab<strong>le</strong>au<br />

mouvementé, obligés <strong>de</strong> piétiner et <strong>de</strong> s'intéresser malgré eux à <strong>cette</strong> comédie humaine. Dès<br />

qu'il aperçut l'homme, <strong>le</strong> gérant se jeta sur lui comme sur une bouée <strong>de</strong> sauvetage.<br />

"Bonjour monsieur, c'est tous <strong>le</strong>s jours la même rengaine, ne soyez pas effrayé, entrez donc,<br />

que puis-je pour vous ?<br />

– Bonjour, je viens chercher un Tom, dit l'homme,<br />

– Suivez-moi, je vous en prie, répondit <strong>le</strong> gérant tout en <strong>le</strong> conduisant sans perdre <strong>de</strong> temps<br />

vers <strong>le</strong> showroom <strong>de</strong>s Tom, vous savez en ce moment <strong>le</strong> choix est un peu maigre, dit-il en<br />

pouffant, je n'en ai plus qu'un. Ce matin une vieil<strong>le</strong> dame m'a pris <strong>de</strong>ux jumeaux. El<strong>le</strong> ne<br />

voulait pas rester seu<strong>le</strong> <strong>pendant</strong> que <strong>le</strong> second irait promener son chien".<br />

Assis tout au bout d'un canapé, <strong>de</strong>rrière une paroi <strong>de</strong> verre, <strong>le</strong> Tom attendait en se mordant<br />

<strong>de</strong>s lèvres qu'il n'avait pas en excès. Il était vraiment très maigre et se tenait droit comme un<br />

I, portait <strong>de</strong>s vêtements sobres, laissait une étrange impression <strong>de</strong> tristesse.<br />

"Il n'a pas l'air en bonne santé, laissa échapper l'homme,<br />

- Ne vous en faites pas, l'interrompit <strong>le</strong> gérant, il suffira <strong>de</strong> <strong>le</strong> requinquer avec une bonne<br />

nourriture maison. Cela fait partie <strong>de</strong>s préconisations gouvernementa<strong>le</strong>s. De toute façon, je<br />

n'ai pas d'autre référence en ce moment.<br />

– Pourquoi est-il enfermé ?<br />

– Pas enfermé, non. Vous avez vu <strong>de</strong>hors ces manifestants qui préten<strong>de</strong>nt <strong>le</strong>s défendre ?<br />

Plusieurs Tom sont passés à <strong>de</strong>ux doigts d'être lynchés. Non, nous <strong>le</strong>s protégeons à<br />

l'intérieur <strong>de</strong> ce stand vitré à l'épreuve <strong>de</strong>s bal<strong>le</strong>s. Je vous <strong>le</strong> concè<strong>de</strong>, ce n'est pas terrib<strong>le</strong> et<br />

ça accentue la physionomie.<br />

– Et pour <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment ?<br />

– Vous n'aurez aucun frais jusqu'à la fin <strong>de</strong> ses droits, ensuite vous <strong>de</strong>vrez lui verser <strong>de</strong>s<br />

émoluments. Tout est expliqué dans la brochure produite par l'agence gouvernementa<strong>le</strong>.<br />

Alors vous <strong>le</strong> prenez ?"<br />

Comme <strong>le</strong> Tom s'était mis à <strong>le</strong> fixer intensément, l'homme n'eut pas <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> répondre<br />

non. Il ne voulut pas lâcher l'affaire, ce<strong>pendant</strong>, il insista auprès du gérant.<br />

"Cela ne me dit pas combien je vous dois.<br />

– Ma collègue Sandy va vous fixer ça, <strong>le</strong> montant est variab<strong>le</strong> en fonction du reste à payer par<br />

l'ASSEDIC au moment où la <strong>de</strong>tte nous a été cédée. Je vais vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> patienter<br />

15


quelques instants dans <strong>le</strong> petit salon, Sandy termine avec la fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> madame, qui vient juste<br />

<strong>de</strong> me prendre ma <strong>de</strong>rnière Tomette."<br />

Le gérant s'éloigna pour s'adresser à une jeune cliente en pâmoison <strong>de</strong>vant un chaton qu'el<strong>le</strong><br />

brûlait d'emmener avec el<strong>le</strong>.<br />

Dans <strong>le</strong> petit salon, l'homme s'assit à côté d'une dame tout en ron<strong>de</strong>ur qui ne semblait<br />

pas <strong>le</strong> moins du mon<strong>de</strong> se préoccuper <strong>de</strong> la crise. En buvant par petites lampées l'expresso<br />

brûlant, el<strong>le</strong> faisait fondre dans sa bouche <strong>le</strong> carré <strong>de</strong> chocolat qu'on lui avait servi. La dame<br />

tout en ron<strong>de</strong>ur se dandinait sur son siège en miaulant à chaque début <strong>de</strong> phrase. El<strong>le</strong> avait<br />

un décol<strong>le</strong>té blanc <strong>de</strong>ntelé en arabesque sur un corsage tout rose qui l'enrobait comme un<br />

bonbon anglais. L'homme chercha la naissance <strong>de</strong>s seins, cel<strong>le</strong>-ci se noyait dans la<br />

circonférence <strong>de</strong> son buste rebondi.<br />

"Moaww... Bonjour mon bel ami<br />

– Bonjour madame,<br />

– Moaww... Non, ne me dites pas que vous prenez la <strong>de</strong>mi-portion !<br />

– Si..., répondit l'homme, et vous, cela ne vous dérange pas <strong>cette</strong> histoire <strong>de</strong> prénom ?<br />

– Moaww... Qu'il est drô<strong>le</strong> celui-là, ce n'est pas un prénom, c'est un sig<strong>le</strong> : Travail<strong>le</strong>urs<br />

Omnipraticiens Ménagers. Moi, je me serais bien payé un petit Tom, mais après examen,<br />

parait-il, ce n'était pas possib<strong>le</strong>. Je vous ai dit qu'on allait vous poser <strong>de</strong>s questions sur votre<br />

sexualité ?<br />

L'homme ne prêta pas attention à la <strong>de</strong>rnière question <strong>de</strong> la dame tout en ron<strong>de</strong>ur, son<br />

regard fuit en direction du Tom. Il était toujours à la même place, impassib<strong>le</strong>, dans sa cloison<br />

<strong>de</strong> verre. L'homme se <strong>de</strong>manda ce qu'il avait <strong>de</strong> commun avec lui. Comment allaient-ils<br />

s'entendre ? Il <strong>de</strong>vrait désormais partager son appartement avec un inconnu. Il se rendit<br />

compte qu'il ne ressentait rien, à nouveau, cela <strong>le</strong> troublait, d'habitu<strong>de</strong> il savait tout <strong>de</strong> suite<br />

quand il rencontrait quelqu'un s'il était susceptib<strong>le</strong> ou non <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un ami.<br />

Dès qu'il était entré dans la maison, Tom avait consciencieusement accroché son par<strong>de</strong>ssus<br />

à la patère <strong>de</strong> l'entrée. Il se dressait maintenant, impeccab<strong>le</strong>, au milieu du salon.<br />

L'homme songeait à la somme dérisoire qu'il venait <strong>de</strong> payer pour l'acquisition d'un autre<br />

homme. Tom se racla la gorge.<br />

"Y a-t-il quelque chose que je puisse faire, Monsieur,<br />

– Non, Tom, surtout pas, répondit l'homme troublé par <strong>cette</strong> voix qu'il entendait pour la<br />

première fois, asseyez-vous, je vous sers <strong>le</strong> thé."<br />

L'homme se retrouva dans la cuisine. Son regard se perdit vers l'étagère où il rangeait<br />

soigneusement une gran<strong>de</strong> variété <strong>de</strong> thés, il pianota un moment avant <strong>de</strong> choisir son<br />

préféré, versa <strong>de</strong> l'eau dans la bouilloire é<strong>le</strong>ctrique et opta pour <strong>le</strong> programme "Thé noir". En<br />

posant quelques carrés <strong>de</strong> son meil<strong>le</strong>ur chocolat sur une soucoupe, il songea qu'il venait <strong>de</strong><br />

ruiner une solitu<strong>de</strong> douloureusement payée. Toute sa vie, il avait rêvé d'être écrivain.<br />

Théoriquement, il avait tout <strong>le</strong> temps pour ça <strong>de</strong>puis qu'il avait revendu son fonds <strong>de</strong><br />

commerce. La réalité était tout autre et <strong>le</strong> rattrapait constamment. Crise économique, crise<br />

socia<strong>le</strong>, crise <strong>de</strong>s va<strong>le</strong>urs, crise intérieure...<br />

L'homme réapparut dans <strong>le</strong> salon, Tom n'avait pas bougé d'un pouce.<br />

"Prenez-vous du sucre ? Demanda l'homme,<br />

– Oui, Monsieur, merci Monsieur.<br />

…<br />

16


– Excel<strong>le</strong>nt thé, Monsieur,<br />

– Oui, merci, je <strong>le</strong> trouve à la brû<strong>le</strong>rie d'à côté, la commerçante est mala<strong>de</strong>, je crois qu'el<strong>le</strong> va<br />

bientôt cé<strong>de</strong>r son bail.<br />

– Comme c'est triste, Monsieur,<br />

– Oui, je dois dire que ça me grignote, tous ces changements, ces gens qui meurent ou qui<br />

s'en vont. Rien <strong>de</strong> bon ne remplace jamais <strong>le</strong> vi<strong>de</strong><br />

– Cela n'a pas l'air d'al<strong>le</strong>r très bien, Monsieur, vou<strong>le</strong>z-vous que j'ail<strong>le</strong> vous chercher un petit<br />

remontant ?<br />

– Non, merci, ça va al<strong>le</strong>r, Tom,<br />

– Bien, Monsieur,<br />

– Vous ne vou<strong>le</strong>z vraiment pas vous asseoir,<br />

– Si vous permettez, Monsieur."<br />

L'homme resta un moment si<strong>le</strong>ncieux, observant Tom se chercher une contenance dans ce<br />

canapé trop profond qui semblait ava<strong>le</strong>r son hôte. S'abîmant dans ses pensées, <strong>le</strong> regard<br />

perdu ne fixant plus personne, il murmura plusieurs fois la même question : "Qui va nous<br />

sauver après ça ?"<br />

"Pourquoi faudrait-il que nous soyons sauvés, Monsieur ?<br />

– Vous avez raison, répondit l'homme en sursautant, nous courons tous à notre perte. Savezvous<br />

pourquoi je l'ai fait ?<br />

– Qu'avez-vous fait au juste, Monsieur ?<br />

L'homme commençait à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si son Tom n'était pas comédien avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir Tom.<br />

"Il est entré parfaitement dans son personnage <strong>de</strong> majordome, se disait-il, il tient<br />

conversation sans s'imposer, sans abor<strong>de</strong>r <strong>le</strong> sujet qui pourrait introduire une gêne. Est-ce<br />

que <strong>le</strong>s Tom avaient reçu une formation préalab<strong>le</strong> ? La brochure ne <strong>le</strong> mentionnait pas".<br />

L'homme bouillait intérieurement.<br />

"Comment peut-on être Tom, marmonna-t-il entre ses <strong>de</strong>nts,<br />

– Pardon ?<br />

– Vous ren<strong>de</strong>z vous compte que cela fait plus <strong>de</strong> 200 ans que l'humanité n'avait pas réinventé<br />

une tel<strong>le</strong> ignominie !<br />

– Ne vous tracassez pas pour moi, j'en ai vu d'autres, et je ne tiens pas à savoir quoi que ce<br />

soit <strong>de</strong> vos raisons, trancha Tom,<br />

– Que vous ont-ils fait ? Insista l'homme, c'est insupportab<strong>le</strong> <strong>de</strong> vous voir accepter tout ça<br />

sans sourcil<strong>le</strong>r.<br />

– Qui êtes-vous pour me juger, rétorqua Tom, comme tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>, vous êtes très prompt à<br />

vous révolter contre l'insupportab<strong>le</strong>. J'estime pour ma part que l'humanité se mesure<br />

davantage à ce qu'el<strong>le</strong> accepte <strong>de</strong> supporter.<br />

– Et, que supportez-vous, pour votre part ?<br />

– Le bel effort d'imagination <strong>de</strong> notre gouvernement, répondit Tom du tac au tac, <strong>le</strong> f<strong>le</strong>gme se<br />

lézardant d'un léger sourire en coin. L'époque industriel<strong>le</strong> nous a sorti <strong>de</strong> la condition <strong>de</strong><br />

serfs pour nous jeter dans cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s travail<strong>le</strong>urs. Le salariat, c'est <strong>de</strong> la cosmétique sur <strong>le</strong>s<br />

marques <strong>de</strong> nos chaînes.<br />

– Vous n'exagérez pas un petit peu, là...<br />

– Si vous aviez pris <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> lire <strong>le</strong> texte <strong>de</strong> loi instaurant <strong>le</strong>s Tom, vous vous seriez aperçu<br />

vous-même que <strong>le</strong>s droits <strong>de</strong> Tom ne sont ni plus ni moins qu'une ré<strong>écrit</strong>ure du co<strong>de</strong> du<br />

travail.<br />

– Voilà que Tom sort <strong>de</strong> ces gonds, à la bonne heure ! Pourquoi vous êtes-vous porté<br />

volontaire dans ces conditions.<br />

– Pour ne pas crever à petit feu <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> miroir glacé <strong>de</strong>s vitrines. Pour moins souffrir <strong>de</strong><br />

m'apercevoir que je me confonds avec <strong>cette</strong> hor<strong>de</strong> d'exclus, qui mendie pour équilibrer la<br />

balance <strong>de</strong>s reniements ! J'ai simp<strong>le</strong>ment choisi d'avoir un toit Monsieur. J'ai décidé que ce<br />

mon<strong>de</strong> était absur<strong>de</strong>, une fois pour toute, j'en ai été soulagé. Dans ce théâtre en ruine, être<br />

un Tom ou autre chose...<br />

17


"Le Tom malingre et timi<strong>de</strong> cachait bien son jeu, pensa l'homme, c'est un sacré gaillard qui<br />

venait <strong>de</strong> <strong>le</strong> remettre à sa place". Par-<strong>de</strong>ssus <strong>le</strong> marché, l'homme était bien obligé<br />

d'admettre qu'il pensait exactement la même chose que Tom.<br />

"Comment en sommes-nous arrivé là Tom ?<br />

– La tyrannie du tab<strong>le</strong>au <strong>de</strong> bord, Monsieur<br />

– La quoi ? S'exclama l'homme en manquant <strong>de</strong> s'étouffer avec un carré <strong>de</strong> chocolat."<br />

Tom s'assit sur <strong>le</strong> bord du canapé, ses mains s'agitaient enfin, sa bouche faisait <strong>de</strong>s cerc<strong>le</strong>s<br />

muets avant <strong>de</strong> trouver <strong>le</strong>s mots qui allaient exprimer très précisément sa pensée : "notre<br />

bel<strong>le</strong> élite gestionnaire, lança-t-il d'un air mauvais, pilote notre humanité en regardant <strong>de</strong>s<br />

chiffres, <strong>de</strong>s pourcentages et <strong>de</strong>s courbes, tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> a oublié <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la route. L'ère<br />

<strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme et <strong>de</strong> l'égalité est révolue, nous sommes re<strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s animaux,<br />

chaque individu est une pièce détachée <strong>de</strong> l'espèce, uniquement liée aux exigences <strong>de</strong> la<br />

production.<br />

– D'où sortez-vous tout cela mon petit Tom ?<br />

– Il y avait une radio dans la sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> pause <strong>de</strong> l'anima<strong>le</strong>rie, C'est un philosophe qui en citait<br />

un autre, je crois, j'ai oublié son nom.<br />

– Mon cher Tom, s'enflamma l'homme en sautant sur place, je suis heureux <strong>de</strong> vous avoir<br />

extirpé du commerce <strong>de</strong>s animaux. Quel malotru je fais, je ne me suis même pas présenté, je<br />

m'appel<strong>le</strong> Thomas, Thomas Besseau. Cette conversation, Tom, il faut absolument que nous la<br />

poursuivions. Nous allons partir en voyage comme <strong>de</strong>ux dandys distraits par <strong>le</strong> moindre envol<br />

<strong>de</strong> papillon. J'en ai toujours rêvé. Puisque <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> est absur<strong>de</strong>, comme vous <strong>le</strong> dites si bien,<br />

Tom, ne <strong>le</strong> laissons pas nous immobiliser. Partons aussi longtemps que mes moyens nous <strong>le</strong><br />

permettront.<br />

18


Vaissel<strong>le</strong><br />

Par Pierre Campos<br />

Depuis <strong>le</strong> 5 mai, je reste là, enfoncé sur <strong>le</strong> canapé. La plupart du temps à ne rien faire sinon<br />

boire <strong>de</strong> la bière. Parfois je me redresse, avance mon ventre et pose ma cannette vi<strong>de</strong> sur<br />

l’échiquier incorporé <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> du salon. Chaque case compte 54 millimètres <strong>de</strong> côté,<br />

chaque cannette 52 millimètres <strong>de</strong> diamètre. Il reste 1 millimètre d’écart à chaque point<br />

tangentiel. La marge est faib<strong>le</strong>, <strong>le</strong> geste doit être précis, je ne dois plus tremb<strong>le</strong>r. Pour aérer<br />

l’ensemb<strong>le</strong>, je laisse libre une case sur <strong>de</strong>ux. Un coup <strong>le</strong>s blancs, l’autre <strong>le</strong>s noirs. Je prends<br />

toujours la même marque <strong>de</strong> bière, une blon<strong>de</strong>, parmi toutes cel<strong>le</strong>s proposées chez Ali. Je ne<br />

me laisse pas tenter par <strong>le</strong>s rousses ou <strong>le</strong>s brunes car <strong>le</strong>s blon<strong>de</strong>s sont moins fortes, plus<br />

amères. Quand je me lève, je regar<strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> en surplomb, j’imagine une vil<strong>le</strong> <strong>de</strong>bout, bien<br />

rangée, aux tours ron<strong>de</strong>s et métalliques, une vil<strong>le</strong> sans problème, froi<strong>de</strong> et propre. Avec <strong>de</strong>s<br />

bouteil<strong>le</strong>s, ça n’aurait rien donné. Et puis, quand on débouche une bouteil<strong>le</strong>, on doit avoir un<br />

verre et après il faut <strong>le</strong> laver. C’est ma théorie. Je crois.<br />

Trois semaines déjà. Le 29, oui, <strong>le</strong> 29 avril. Soline est partie <strong>le</strong> 30, à midi en p<strong>le</strong>in repas, après<br />

la dispute, et moi je suis allé à mon boulot au restaurant pour la <strong>de</strong>rnière fois <strong>le</strong> 29. Un<br />

restaurant <strong>de</strong> luxe où je suis plongeur <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> dix ans.<br />

Pour <strong>le</strong> 1er mai, fête du Travail, je suis allé tôt <strong>le</strong> matin dans une ga<strong>le</strong>rie marchan<strong>de</strong> du<br />

centre-vil<strong>le</strong>. J’ai acheté du muguet à un ven<strong>de</strong>ur posté <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> magasin pour bébés qui a<br />

ouvert l’an <strong>de</strong>rnier et que Soline veut toujours éviter. C’est une habitu<strong>de</strong> que j’ai prise <strong>de</strong>puis<br />

dix ans : nous acheter <strong>de</strong>ux brins <strong>de</strong> muguet pour marquer <strong>le</strong> début <strong>de</strong>s beaux jours.<br />

Vers midi, après quelques minutes d’immobilité sur <strong>le</strong> parvis <strong>de</strong> l’Église Populaire, j’ai longé<br />

<strong>le</strong> quai principal qui bor<strong>de</strong> <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve et pris l’escalier en fer pour accé<strong>de</strong>r à la passerel<strong>le</strong><br />

piétonne parallè<strong>le</strong> à l’échangeur. Du haut j’ai suivi l’eau boueuse s’épaississant sur <strong>le</strong>s<br />

berges en une mousse rose orangée. J’ai hésité. Une voiture <strong>de</strong> police a ra<strong>le</strong>nti à mon niveau.<br />

J’ai renoncé. Et quitté la passerel<strong>le</strong>, côté chic. Entre <strong>de</strong>ux villas j’ai aperçu Etienne, <strong>le</strong> fils du<br />

patron du restaurant, avec sa femme. Il portait un énorme bouquet <strong>de</strong> roses blanches, el<strong>le</strong><br />

riait.<br />

J’ai traîné tout l’après-midi sur <strong>le</strong>s bou<strong>le</strong>vards et je suis rentré à la cité, à pied, par <strong>le</strong>s<br />

entrepôts <strong>de</strong> la bretel<strong>le</strong> nord. En arrivant, j’ai donné un brin <strong>de</strong> muguet à Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong> Sonia,<br />

la gardienne <strong>de</strong> notre tour. Sans me dire merci, el<strong>le</strong> m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong>s nouvel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> Soline<br />

avec son accent <strong>de</strong> l’Est, si rugueux. Tout va très bien, j’ai dit sèchement, une dispute, rien <strong>de</strong><br />

plus… Je n’ai même pas reconnu <strong>le</strong> son <strong>de</strong> ma voix. Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong> Sonia a mis sa lèvre<br />

inférieure sur la supérieure jusque sous son nez. C’est très diffici<strong>le</strong> à faire. Pendant que<br />

j’attendais l’ascenseur, j’ai senti son regard b<strong>le</strong>u tranchant peser sur ma nuque. J’ai appuyé<br />

sur « 8 » sans me retourner et j’ai laissé <strong>le</strong> <strong>de</strong>uxième brin <strong>de</strong> muguet dans l’ascenseur, fixé<br />

au crochet du cendrier qui branlait au milieu <strong>de</strong>s tags. Heureusement qu’on ne fume pas,<br />

Soline et moi. Quand on allume une cigarette, il faut un cendrier et après, il faut <strong>le</strong> laver.<br />

C’est ma théorie. Je crois.<br />

Jeudi prochain, c’est <strong>le</strong> pont <strong>de</strong> l’Ascension. Du 23 au 26 mai tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> sera parti. Même<br />

<strong>le</strong>s pauvres s’en vont <strong>pendant</strong> <strong>le</strong>s ponts <strong>de</strong> mai. Pas loin, mais suffisamment. Je pourrai peutêtre<br />

en profiter. Depuis la fin <strong>de</strong> la semaine <strong>de</strong>rnière, la cha<strong>le</strong>ur est <strong>de</strong>venue caniculaire. Il<br />

fait soif et je finis mon échiquier plus rapi<strong>de</strong>ment que d’habitu<strong>de</strong>. Je transpire beaucoup et je<br />

pisse plus souvent.<br />

Les toi<strong>le</strong>ttes sont à l’opposé du salon, au fond du couloir. Ça me donne l’occasion <strong>de</strong> me<br />

détendre <strong>le</strong>s jambes, <strong>de</strong> déplacer un peu d’air. Je m’arrête souvent au milieu du couloir,<br />

<strong>de</strong>vant la porte fermée à c<strong>le</strong>f <strong>de</strong> notre chambre. Cette clé je l’ai perdue ou jetée, je ne me<br />

souviens plus vraiment. Derrière <strong>cette</strong> porte, ce n’est plus <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce mais l’o<strong>de</strong>ur qui me fait<br />

peur. Avec la cha<strong>le</strong>ur, el<strong>le</strong> commence à envahir <strong>le</strong> couloir. Je suis sûr que c’est encore un rat<br />

19


crevé qui est en train <strong>de</strong> pourrir. Il y en a déjà eu, ils montent par <strong>le</strong>s regards d’aération<br />

situés au bas <strong>de</strong>s placards, <strong>de</strong>s pen<strong>de</strong>ries. Si on <strong>le</strong>s bouche, l’humidité est tel<strong>le</strong> que la<br />

moisissure arrive au plafond en moins d’une quinzaine. Avant <strong>de</strong> retourner sur <strong>le</strong> canapé, je<br />

désodorise à la rose sauvage plus qu’il n’en faut pour <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes et je laisse la lunette<br />

re<strong>le</strong>vée par défi, la porte ouverte, je ne sais pas pourquoi.<br />

Quand j’ai faim, je passe par la cuisine, laisse <strong>le</strong> château <strong>de</strong> boîtes <strong>de</strong> conserve vi<strong>de</strong>s bien<br />

empilées sur la tab<strong>le</strong>, mange la moitié d’un sandwich club, remet l’autre moitié dans <strong>le</strong> frigo<br />

avec <strong>le</strong>s autres.<br />

Depuis que Soline est partie, je fais toujours <strong>le</strong>s courses la nuit après 23 heures. Comme ça<br />

j’évite <strong>le</strong>s questions <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong> Sonia, <strong>le</strong>s voisins, <strong>le</strong>s collègues <strong>de</strong> Soline au<br />

supermarché qui sonnent et restent parfois <strong>de</strong>s heures en fin <strong>de</strong> journée à attendre sur <strong>le</strong><br />

tapis du palier. Je n’ouvre à personne. Ali, lui, ne pose jamais <strong>de</strong> question même si<br />

maintenant je suis seul à faire <strong>le</strong>s courses, même si je ne lui achète que <strong>de</strong> la bière blon<strong>de</strong> en<br />

canette et <strong>de</strong>s sandwichs-club. Soline, el<strong>le</strong> prenait souvent <strong>de</strong>s conserves et du shampoing à<br />

la camomil<strong>le</strong>. Mais quand on ouvre une conserve, il faut <strong>de</strong>s couverts et après il faut <strong>le</strong>s laver.<br />

C’est ma théorie. Je crois.<br />

Je ne dors pas sur <strong>le</strong> canapé. Peu <strong>de</strong> temps après <strong>le</strong> départ <strong>de</strong> Soline je me suis aménagé<br />

l’autre pièce, vi<strong>de</strong>, au bout du couloir, en face <strong>de</strong> notre chambre, <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong>s toi<strong>le</strong>ttes.<br />

Un matelas une place, récupéré à la cave, une couverture, c’est tout. Je dors sur <strong>le</strong> dos sans<br />

oreil<strong>le</strong>r. Au plafond, la nuit, <strong>de</strong> minuscu<strong>le</strong>s étoi<strong>le</strong>s scintil<strong>le</strong>nt mais pas suffisamment pour<br />

éclairer <strong>le</strong>s raccords mal ajustés <strong>de</strong>s animaux du papier peint qui per<strong>de</strong>nt <strong>le</strong>urs cou<strong>le</strong>urs. Je<br />

suis plongeur, pas peintre. Je ne suis plus plongeur d’ail<strong>le</strong>urs.<br />

Max est rentré dans l’équipe au printemps <strong>de</strong>rnier, il y a un an maintenant. Pas beau, mais<br />

une gueu<strong>le</strong>, une allure, une gouail<strong>le</strong> qui avait mis tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière lui comme une<br />

armée face à la direction du restaurant. Je l’ai invité plusieurs fois à dîner. Soline et lui<br />

s’entendaient bien. À Soline, aux collègues, aux clients, il racontait <strong>de</strong>s histoires pas<br />

possib<strong>le</strong>s, <strong>de</strong>s pays jamais vus, <strong>de</strong>s rêves, un espoir. La vie faisait <strong>de</strong> la place autour <strong>de</strong> lui et<br />

il avait besoin d’espace. Quand il se mettait <strong>de</strong>bout, ouvrait <strong>le</strong>s bras, riait, c’était la terre<br />

entière, notre Jésus. « Au Pavé d’Or » il a fini par menacer <strong>le</strong> chef <strong>de</strong> rang d’un couteau, est<br />

parti en claquant la porte sans laisser d’adresse à quiconque. Ça a fait un grand vi<strong>de</strong>.<br />

Plusieurs parmi <strong>le</strong> petit personnel sont partis, aspirés par son sillage, inspirés par ses<br />

images. J’étais <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier en date à fi<strong>le</strong>r ma démission.<br />

Mercredi soir, 22 mai. L’o<strong>de</strong>ur est <strong>de</strong>venue si forte, qu’il faut que je me déci<strong>de</strong>. Cette aprèsmidi,<br />

Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong> Sonia m’a monté mon courrier <strong>de</strong> trois semaines. Je l’ai vue par <strong>le</strong> judas,<br />

el<strong>le</strong> a sonné longtemps, reniflé plusieurs fois, déposé <strong>le</strong>s enveloppes sous <strong>le</strong> tapis, dit<br />

quelques mots en serbe en <strong>de</strong>scendant par l’escalier. J’ai balancé <strong>le</strong>s factures, regardé une<br />

carte posta<strong>le</strong> recto verso. Un palmier, une plage, <strong>de</strong>ux mots, excuse-nous, <strong>de</strong>ux signatures,<br />

Max et Soline.<br />

C’est <strong>le</strong> 4 mai que Sandy s’était pointée vers 20 heures avec une bouteil<strong>le</strong> <strong>de</strong> vodka. Sandy<br />

c’est une collègue <strong>de</strong> Soline, caisse n° 8 au supermarché <strong>de</strong>puis dix ans. Soline avait dû<br />

l’inviter bien avant notre dispute, pour dîner ce jour-là, et lui promettre sûrement la<br />

présence <strong>de</strong> Max. Je connais bien Sandy. El<strong>le</strong> est rousse, plutôt forte, une incrusteuse, une<br />

emmer<strong>de</strong>use capab<strong>le</strong> <strong>de</strong> s’adapter à n’importe quel<strong>le</strong> situation. Un duo avec moi, el<strong>le</strong> était<br />

partante et pourquoi pas. Fallait se chauffer par contre. Pendant que je coupais <strong>de</strong>s tranches<br />

<strong>de</strong> saucisson sur la tab<strong>le</strong> échiquier du salon, el<strong>le</strong> servait la vodka en bouchant <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce avec<br />

<strong>de</strong>s phrases tampons. À la fin <strong>de</strong> la bouteil<strong>le</strong> je me suis <strong>le</strong>vé brusquement, j’ai ouvert <strong>le</strong>s bras<br />

comme Max, j’ai dit « je vais être un écrivain parce que je VEUX être un écrivain, un écrivain<br />

<strong>de</strong> polards ! ». Après un regard interloqué, Sandy s’est mise à rire, sincèrement, à gros<br />

bouillons. El<strong>le</strong> ne s’arrêtait plus. J’ai pensé à une plage blanche, au sab<strong>le</strong> en grains, si fins.<br />

Le jour <strong>de</strong> l’Ascension, <strong>le</strong> 23 mai, je me résigne à appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> service <strong>de</strong> dératisation <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>.<br />

À peine arrivés, j’entends <strong>le</strong>s employés démonter la serrure <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> notre chambre.<br />

Moi, je préfère rester dans la cuisine à regar<strong>de</strong>r <strong>le</strong> poster d’une canette <strong>de</strong> bière blon<strong>de</strong>,<br />

20


ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> Max, et sa phrase publicitaire inscrite en travers « <strong>le</strong>s bonnes choses arrivent à<br />

ceux qui atten<strong>de</strong>nt ».<br />

Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong> Sonia, Ali et la police se pointent quelques instants après. Je suis en train <strong>de</strong><br />

faire une petite plonge. Ça, je sais faire. Dans l’évier, j’ai retrouvé un couteau avec <strong>de</strong>s bouts<br />

<strong>de</strong> saucisson et du sang coagulé. Quand on mange du saucisson, il faut un couteau, et après<br />

il faut <strong>le</strong> laver. C’est ma théorie. Et ça, c’est sûr.<br />

21


L’homme <strong>de</strong> ma vie<br />

Par Fabienne Charlier<br />

L’homme <strong>de</strong> ma vie régresse. Cela fait trois semaines, 2 heures et 45 secon<strong>de</strong>s. Je <strong>le</strong> sais, je<br />

compte. Tous <strong>le</strong>s jours, je l’observe. Le matin, je me réveil<strong>le</strong> avant lui, je sors du lit<br />

discrètement, je m’assois dans <strong>le</strong> vieux fauteuil rose en velours à l’ang<strong>le</strong> droit <strong>de</strong> notre<br />

chambre, près <strong>de</strong> la fenêtre. Il me reste 20 minutes avant que <strong>le</strong> réveil crache sa première<br />

sonnerie. Cel<strong>le</strong> qui lui fait marmonner « Dans 5 minutes je me lève. » Il se rendort aussitôt,<br />

effectuant <strong>de</strong>s bruits <strong>de</strong> succion avec sa langue, ronflonnant presque ronronnant. Moi je<br />

profite <strong>de</strong> ces 5 minutes pour m’asseoir par terre <strong>de</strong> son côté du lit et pour scruter tous ces<br />

menus détails. Parfois, il entrouvre un œil, me sourit puis replonge dans un sommeil léger et<br />

mouvementé.<br />

La <strong>de</strong>uxième sonnerie teintée <strong>de</strong> trois bips courts et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux bips longs <strong>le</strong> fait sursauter, il<br />

ouvre <strong>de</strong> grands yeux, regar<strong>de</strong> l’heure et se redresse. Et là, à ce moment précis, <strong>de</strong>puis 3<br />

semaines, 2 jours et maintenant 6 minutes, il ne me voit pas. Il sort du lit. Enfi<strong>le</strong> son ca<strong>le</strong>çon.<br />

Attrape son peignoir que j’ai soigneusement plié sur la petite commo<strong>de</strong> blanche du côté<br />

gauche <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> armoire. Notre chambre est gran<strong>de</strong>. Nous y avons installé 2 armoires,<br />

une petite et une gran<strong>de</strong>. La petite a <strong>de</strong>ux portes <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s se cachent <strong>de</strong>ux<br />

pen<strong>de</strong>ries. La gran<strong>de</strong> contient 8 étagères, 1 tiroir à cravates, 3 compartiments pour ses sousvêtements<br />

et 5 compartiments pour <strong>le</strong>s miens. Je suis coquette et aime la lingerie fine.<br />

Après avoir passé son peignoir en toute hâte, il court à la cuisine, se fait un expresso. Puis<br />

entre dans la sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> bain pour profiter <strong>de</strong> la douche durant 2mn32 séchage compris.<br />

S’asperge <strong>de</strong> parfum. Celui que sa mère lui a offert pour son <strong>de</strong>rnier anniversaire. Je n’aime<br />

pas ce parfum. Il ne lui ressemb<strong>le</strong> pas. Mais ça lui est égal que je l’aime ou pas.<br />

Inlassab<strong>le</strong>ment, chaque matin, <strong>le</strong> mouvement <strong>de</strong> pression <strong>de</strong> son pouce droit sur <strong>le</strong> flacon<br />

noir ébène vient asperger <strong>le</strong> col <strong>de</strong> sa chemise et la face interne <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux poignets.<br />

Je <strong>le</strong> sens.<br />

Je <strong>le</strong> perds.<br />

Quand il est prêt à partir, rasé <strong>de</strong> frais, chaussures lacées, il prend ses c<strong>le</strong>fs dans la boîte à<br />

c<strong>le</strong>fs, se retourne vers moi et versant une courte larme, m’adresse un regard tel un <strong>de</strong>rnier<br />

au revoir puis part sans dire un mot.<br />

Je reste là dans <strong>le</strong> couloir, <strong>le</strong> ventre noué, la gorge serrée et m’approche <strong>de</strong> la fenêtre <strong>de</strong> la<br />

cuisine pour l’observer se diriger vers notre voiture. Et puis, jusqu’à 19h27, heure à laquel<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> moteur <strong>de</strong> la voiture fait vibrer la fenêtre du petit couloir, je cherche. Je cherche dans ses<br />

vêtements, dans <strong>le</strong>s poches <strong>de</strong> ses pantalons et <strong>de</strong> ses vestons, dans ses <strong>le</strong>ctures aussi, dans<br />

ses <strong>écrit</strong>s et dans <strong>le</strong>s mots fléchés du journal du dimanche. Je fouil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s tiroirs <strong>de</strong>s<br />

commo<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> armoire et du petit secrétaire en merisier. Mais pas <strong>le</strong> moindre<br />

indice, jamais. Je remets tout en place, pour qu’il ne se doute <strong>de</strong> rien.<br />

Le livreur passe à 15h30. Il sonne trois coups afin que je lui laisse <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> regagner sa<br />

voiture avant d’ouvrir la porte <strong>de</strong>vant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s produits frais m’atten<strong>de</strong>nt.<br />

Je ne par<strong>le</strong> plus à personne, ça lui ferait trop <strong>de</strong> mal.<br />

Quand il rentre <strong>le</strong> soir, son parfum ne sent plus. Ce n’est pas <strong>de</strong> la bonne qualité. Sa mère n’a<br />

jamais été généreuse. Il pose son manteau en velours côtelé au porte-manteau <strong>de</strong>rrière la<br />

porte d’entrée. Ferme <strong>le</strong> verrou. Retire ses chaussures et <strong>le</strong>s range soigneusement dans <strong>le</strong><br />

meub<strong>le</strong> à chaussures. Puis enfi<strong>le</strong> ses pantouf<strong>le</strong>s.<br />

Je suis <strong>de</strong>bout, adossée à la porte <strong>de</strong> la cuisine. Je fouil<strong>le</strong> dans son regard en <strong>le</strong> fixant droit<br />

dans <strong>le</strong>s yeux, dès qu’il se dirige vers moi. J’ai envie <strong>de</strong> <strong>le</strong> supplier, <strong>de</strong> lui faire cracher ce<br />

morceau que je ne découvre pas.<br />

Ma gorge est sèche, aucun son n’en sort et son mutisme fait écho au mien.<br />

22


Le dîner se dérou<strong>le</strong> sans un mot, ni question ni reproche. Nos regards s’évitent. Le mien<br />

plonge dans l’assiette <strong>de</strong> blanquette, <strong>de</strong> noix <strong>de</strong> Saint-Jacques ou autre mets <strong>de</strong> ses goûts<br />

que j’ai préparé entre <strong>de</strong>ux investigations au cours <strong>de</strong> l’après-midi. Son regard est fixé sur<br />

l’écran <strong>de</strong> la télévision qui déblatère <strong>de</strong>s âneries que je n’entends même plus. Quand il monte<br />

<strong>le</strong> son soudainement, je pense que j’ai fait trop <strong>de</strong> bruit en déglutissant ou en <strong>le</strong> resservant<br />

parce qu’il m’a tendu son assiette. Le dîner dure dix-huit minutes. Il se dirige vers <strong>le</strong> canapé.<br />

Je débarrasse nos <strong>de</strong>ux couverts discrètement et lui fais cou<strong>le</strong>r un déca qu’il ne boit jamais.<br />

Je m’assois sur <strong>le</strong> tabouret du bar rouge qui sépare notre cuisine <strong>de</strong> notre salon-sal<strong>le</strong> à<br />

manger. Et <strong>de</strong> là, je l’observe, je <strong>le</strong> scrute. J’essaie <strong>de</strong> comprendre <strong>le</strong> langage <strong>de</strong> son corps.<br />

Est-ce du stress que trahit sa manière <strong>de</strong> croiser <strong>le</strong>s doigts ? Dois-je voir <strong>de</strong> la colère quand<br />

ses jambes se mettent à frétil<strong>le</strong>r. Y a-t-il une autre femme quand il allonge nonchalamment<br />

son bras droit sur <strong>le</strong> dossier du canapé ? Je la déteste et je l’envie.<br />

J’ai envie <strong>de</strong> crier.<br />

Puis à 22h27, heure à laquel<strong>le</strong> nous allons nous coucher pour qu’il ait son compte <strong>de</strong><br />

sommeil jusqu’au prochain réveil, je <strong>le</strong> vois sourire, me fixer enfin et se diriger vers la<br />

chambre.<br />

Je <strong>le</strong> suis.<br />

Nos ébats n’ont jamais cessé.<br />

Je <strong>le</strong> rejoins avec l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> lingerie vert, rouge ou blanc selon <strong>le</strong> jour <strong>de</strong> la semaine.<br />

C’est un rituel auquel il tient beaucoup.<br />

À 22h48, il se retire <strong>de</strong> mon corps. Va prendre une douche <strong>pendant</strong> que je change <strong>le</strong>s draps. Il<br />

se recouche et s’endort avant même que j’aie pris la mienne.<br />

Ce soir ce<strong>pendant</strong>, j’ai une lueur d’espoir. Au sortir <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> bain, alors que je bor<strong>de</strong> <strong>le</strong>s<br />

côtés du lit du drap propre et <strong>de</strong> la couverture damassée vio<strong>le</strong>tte, il s’adosse à l’encadrement<br />

<strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> notre chambre et me regar<strong>de</strong>.<br />

Je finis <strong>de</strong> glisser <strong>le</strong>s étoffes sous notre matelas et l’interroge du regard.<br />

Je me sens <strong>de</strong> nouveau exister.<br />

Il se rapproche <strong>de</strong> moi. M’adresse ce sourire rassurant qui me dit qu’il est <strong>de</strong> retour.<br />

- Il est bon <strong>le</strong> livreur ? Il te fait jouir lui aussi ? En 3 semaines tu as eu <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> l’exciter<br />

avec toutes tes culottes ! Je nous instal<strong>le</strong> à la campagne, loin <strong>de</strong> tous ceux qui nous font du<br />

tort, qui ne veu<strong>le</strong>nt pas comprendre que tu n’es rien sans moi. Ici, tu as tout, une maison, un<br />

jardin, la télévision, <strong>de</strong>s livres. Mais ça ne te suffit pas, il faut que tu couches avec <strong>le</strong> premier<br />

venu.<br />

Je n’ai pas <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> réagir, sa main s’écrase sur ma figure suivie d’une volée <strong>de</strong> coups <strong>de</strong><br />

plus en plus forts. Ça n’était pas arrivé <strong>de</strong>puis notre emménagement dans ce lieu-dit il y a<br />

trois mois.<br />

Je ne sais plus quel enfer je préfère, son indifférence ou sa paranoïa.<br />

Il s’acharne sur mon visage quand j’aperçois <strong>le</strong> fusil qu’il laisse toujours chargé sous notre<br />

lit.<br />

À cet instant précis, je ne sais plus qui je suis.<br />

23


Dans <strong>le</strong>s bois noirs<br />

Par Alain Crosnier<br />

« L’homme <strong>de</strong> ma vie régresse », c’est ce qu’el<strong>le</strong> lui dit en souriant <strong>de</strong> temps en temps, à<br />

l'affût d’une faib<strong>le</strong>sse. Il lui répond sur <strong>le</strong> même ton. 50 ans <strong>de</strong> mariage, <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>sses sont<br />

là, pas <strong>de</strong> doute ; mais on prend ça du bon côté, un peu <strong>de</strong> fatalisme et un peu <strong>de</strong> tendresse.<br />

Parfois el<strong>le</strong> se fait piéger et prend l’apostrophe au premier <strong>de</strong>gré avant <strong>de</strong> se rendre compte<br />

qu’il blague.<br />

Pour l’heure, il rumine ces pensées en peinant dans la ru<strong>de</strong> côte qui mène au bois <strong>de</strong> Claret ;<br />

il en a un sourire qui lui flotte sur <strong>le</strong>s lèvres. Côté faib<strong>le</strong>sse, c’est pas dans <strong>le</strong>s jambes en tout<br />

cas ; il est encore en p<strong>le</strong>ine forme. El<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> préfère rester au coin du feu, surtout dans <strong>cette</strong><br />

fin d’après-midi neigeuse, déjà gagnée par <strong>le</strong> noir d’une longue nuit <strong>de</strong> décembre.<br />

Ouf ça y est, il est en haut, dans <strong>le</strong> noir du bois ; plus bas il y avait encore la clarté <strong>de</strong>s prés<br />

enneigés. Ici c’est charbonneux et humi<strong>de</strong>. Mal entretenu et encombré <strong>de</strong> branches mortes et<br />

même <strong>de</strong> rondins épars, tombés <strong>de</strong> quelque tracteur. C’est néanmoins <strong>le</strong> chemin du retour<br />

pour regagner <strong>le</strong> village, al<strong>le</strong>z, une heure au maximum et il est au chaud dans ses chaussons.<br />

Il adore ces moments <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>, avec même une petite mise en danger. Ici il fait froid, noir,<br />

il est seul. Chaque année <strong>de</strong>s randonneurs se per<strong>de</strong>nt sur <strong>le</strong> plateau dans <strong>le</strong> brouillard.<br />

Parfois ça tourne mal. En même temps, ici il est en territoire connu, il peut être chez lui en<br />

moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux. Sa femme a du mal à comprendre ça. Ce que l’on ne partage pas avec son<br />

conjoint est vite perçu comme une infidélité non ? C’est aussi peut-être que <strong>de</strong>puis son<br />

problème <strong>de</strong> l’an <strong>de</strong>rnier, el<strong>le</strong> s’inquiète <strong>de</strong> lui plus qu’avant.<br />

Tranquil<strong>le</strong>ment, bien serré dans sa parka, il avance dans <strong>le</strong> bois mais bon sang que c’est<br />

pénib<strong>le</strong>. C’est quand même plus sympa par une bel<strong>le</strong> journée enso<strong>le</strong>illée d’automne, pour <strong>le</strong>s<br />

girol<strong>le</strong>s. Là <strong>le</strong>s ornières sont profon<strong>de</strong>s, à <strong>de</strong>mi-gelées. Le bois pourri glisse sous <strong>le</strong> pied ; il a<br />

déjà trébuché plusieurs fois.<br />

Et alors là il a fallu faire un écart dans la broussail<strong>le</strong> quand ça lui arrive ; une grosse glissa<strong>de</strong><br />

en arrière, jambe bloquée entre <strong>de</strong>ux branches et la tête qui porte ; il est étourdi, il a peutêtre<br />

perdu connaissance il ne sait pas bien. Il essaie <strong>de</strong> se re<strong>le</strong>ver mais y renonce. Il souff<strong>le</strong><br />

fort, une sueur glacée lui cou<strong>le</strong> au front. Bon, al<strong>le</strong>z, se calmer, respirer à fond et puis<br />

s’arracher <strong>de</strong> là maintenant. Mais ça ne marche pas, il manque <strong>de</strong> forces pour tirer sa jambe,<br />

il voit troub<strong>le</strong>. Il se connaît bien, ça va pas du tout, ça tourne vite là haut, il va peut-être crever<br />

là tout seul ; ça en sera fini <strong>de</strong> tous ces ennuis… Après tout il a failli y passer plusieurs fois<br />

déjà, la première fois tout petit avec l’é<strong>le</strong>ctricité, toujours <strong>de</strong> façon imprévue, presque par<br />

hasard.<br />

Le téléphone ; il sort pénib<strong>le</strong>ment son portab<strong>le</strong> mais <strong>le</strong> laisse échapper dans la neige ; tout<br />

mouillé, il ne marche plus. Il va falloir se débrouil<strong>le</strong>r tout seul comme il l’a toujours fait. Il<br />

commence vraiment à faire froid et maintenant il fait tout à fait noir. Il pourra gueu<strong>le</strong>r, la<br />

première ferme est à plus d’un kilomètre d’ici. C’est un bois noir et vi<strong>de</strong> et évi<strong>de</strong>mment il n’a<br />

pas <strong>de</strong> lampe ; il n’était pas parti pour une randonnée avec <strong>le</strong> sac, <strong>le</strong> couteau et toute la<br />

panoplie, non, juste une balla<strong>de</strong> <strong>de</strong> fin <strong>de</strong> journée. Il sent que <strong>le</strong> froid gagne et l’engourdit, il<br />

sanglote vaguement, il a peur.<br />

Le temps passe, il ne sait pas combien. Il s’engourdit, son esprit aussi. Comme dans un rêve,<br />

<strong>le</strong>s images se succè<strong>de</strong>nt ; ou plutôt une nébu<strong>le</strong>use d’images ou se mélangent <strong>de</strong>s moments<br />

<strong>de</strong> sa vie, <strong>de</strong>s êtres chers. Comme s’il volait au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa vie, une vie hors sol ou rien ne<br />

peut l’atteindre sauf <strong>le</strong>s morts bruta<strong>le</strong>s qui <strong>le</strong> ramènent à la dure réalité. Cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> nombreux<br />

amis déjà ; et puis encore et toujours cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> son père, qui ne lâchait rien ; jamais ; et qui<br />

pourtant est parti. Alors soudain, il a un sursaut désespéré, comme un animal ; un cri<br />

s’étrang<strong>le</strong> dans sa gorge et il rassemb<strong>le</strong> ses <strong>de</strong>rnières forces, se secoue et s’arrache<br />

24


fina<strong>le</strong>ment du piège. Il halète à quatre pattes dans la neige, reprend ses forces et finit par se<br />

<strong>le</strong>ver, étourdi mais vivant.<br />

Et alors il prend <strong>le</strong> chemin du retour, la tête vi<strong>de</strong>, <strong>le</strong> corps exsangue, il boite juste un petit<br />

peu. Il ne reprend ses esprits qu’au seuil <strong>de</strong> sa maison. Il tape ses pieds sur la terrasse pour<br />

chasser la neige, pousse la porte, sa femme est déjà là, <strong>le</strong> regard inquiet, qui <strong>le</strong> presse <strong>de</strong><br />

questions, <strong>de</strong> reproches : « Où étais-tu ? J’étais inquiète ! Et ton médicament ? »<br />

Il l’embrasse sans rien répondre et va se changer.<br />

25


Défaite 3-0<br />

Par Christian Fer<br />

Le mari <strong>de</strong> Sandy restait sur <strong>le</strong> canapé <strong>de</strong>puis qu’il avait été viré. Il y passait ses longs<br />

moments <strong>de</strong> liberté, sans rien faire. Cela <strong>de</strong>vait faire plusieurs heures qu’il était là, mais,<br />

jusqu’à présent, il ne l’avait pas vue. Ses yeux étaient dirigés vers el<strong>le</strong>. Mais il ne s’était pas<br />

rendu compte qu’el<strong>le</strong> était là, à cet endroit. Il fixait, mais il ne voyait pas. Ses yeux n’étaient<br />

pourtant pas fermés. Au contraire, ils étaient grands ouverts. Mais son cerveau ne <strong>de</strong>vait<br />

lancer aucune impulsion nouvel<strong>le</strong>, aucune comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> retransmettre ce qui était vu. Son<br />

regard avait été posé là <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> longues minutes. Il y était resté. Ses pensées <strong>de</strong>vaient être<br />

ail<strong>le</strong>urs. On ne sait pas où.<br />

A cet instant, la jonction s’était à nouveau faite entre son cerveau et son regard. Il restait fixé<br />

là, mais il avait recommencé à transmettre <strong>le</strong>s images et son esprit s’était remis à <strong>le</strong>s<br />

analyser.<br />

Il lui avait toutefois fallu quelques secon<strong>de</strong>s pour que l’analyse se fasse, <strong>le</strong> délai nécessaire<br />

pour que <strong>le</strong> nom d’un objet ou plutôt d’une absence d’objet soit associé à la forme perçue.<br />

La première information qui lui avait été transmise était qu’il s’agissait d’une tache. Après<br />

tout, ce n’était pas bien grave. Une tache sur <strong>le</strong> canapé, cela <strong>de</strong>vait pouvoir se nettoyer. Il lui<br />

suffirait <strong>de</strong> savoir <strong>de</strong> quoi la tache était faite et à partir <strong>de</strong> là, il trouverait bien <strong>le</strong> produit qui<br />

permettrait <strong>de</strong> l’éliminer.<br />

Mais ce n’était pas une tache. Ça ne pouvait pas être une tache. Maintenant, il voyait ce que<br />

ce n’était pas. Pas encore ce que c’était. Puis, d’un seul coup, c’était <strong>de</strong>venu évi<strong>de</strong>nt, c’était<br />

un trou. Le découpage régulier, la cou<strong>le</strong>ur du vi<strong>de</strong> qui changeait un peu lorsqu’il bougeait sa<br />

tête ou que la lumière variait d’intensité. Une tache n’aurait pas pu changer ainsi. Ce n’était<br />

pas une tache, c’était un trou.<br />

Il voyait <strong>le</strong> tissu percé, la mousse à l’intérieur, l’anneau <strong>de</strong> cou<strong>le</strong>ur noire <strong>de</strong> faib<strong>le</strong> largeur qui<br />

entourait <strong>le</strong> trou. Le trou ne faisait sûrement pas plus d’un <strong>de</strong>mi-centimètre <strong>de</strong> diamètre.<br />

Pourquoi ce trou lui rappelait-il ces soirs où sa mère <strong>le</strong> laissait seul dans <strong>le</strong> noir, lorsqu’el<strong>le</strong><br />

partait travail<strong>le</strong>r ? Cette impression d’avoir à passer toutes ces heures seul, comme au fond<br />

d’un trou, observé par <strong>de</strong>s milliers d’yeux malveillants.<br />

Lorsqu’il avait cru voir une tache, ce qui l’avait préoccupé, c’était comment l’en<strong>le</strong>ver. Le trou,<br />

il lui serait diffici<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’en<strong>le</strong>ver. Mais ce n’était plus la question qui <strong>le</strong> préoccupait. La<br />

question qui <strong>le</strong> préoccupait c’était ce qui avait fait ce trou et comment il avait pu arriver là.<br />

Il s’en rapprocha. Son regard se trouvait maintenant à quelques dizaines <strong>de</strong> centimètres du<br />

trou, la bonne distance pour en analyser la nature. Le trou n’avait pas pu être causé par <strong>le</strong>s<br />

griffes du chat. Sa fil<strong>le</strong> était partie avec <strong>le</strong> chat il y a déjà plusieurs mois. El<strong>le</strong> n’avait pas<br />

fourni d’explications. Il aurait voulu lui par<strong>le</strong>r, lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi. Il n’avait pas su trouver<br />

<strong>le</strong>s mots. El<strong>le</strong> était partie. Il ne s’était rendu compte <strong>de</strong> la place qu’el<strong>le</strong> avait occupée que par<br />

<strong>le</strong> vi<strong>de</strong> qu’el<strong>le</strong> laissait.<br />

26


Il était certain que <strong>le</strong> trou ne <strong>de</strong>vait pas avoir plus <strong>de</strong> quelques jours. Lundi, Sandy lui avait à<br />

nouveau fait <strong>de</strong>s reproches. Il ne se souvenait plus pourquoi. Il y avait sans doute une raison.<br />

El<strong>le</strong> avait souvent raison. El<strong>le</strong> était assise là, à côté <strong>de</strong> l’endroit où maintenant il y avait ce<br />

trou. Lui, n’osait pas la regar<strong>de</strong>r. Pourquoi l’affronter ? Son regard s’était porté à côté d’el<strong>le</strong>,<br />

à gauche, là où aujourd’hui était <strong>le</strong> trou. Et lundi il n’y avait pas <strong>de</strong> trou.<br />

Le canapé était encore imprégné dans son tissu d’une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> fumée <strong>de</strong> tabac. C’était<br />

étonnant qu’il ne l’ait pas sentie plus tôt, alors que <strong>cette</strong> o<strong>de</strong>ur, il l’avait en horreur. En<br />

horreur <strong>de</strong>puis qu’il avait décidé d’arrêter <strong>de</strong> fumer. Une <strong>de</strong>s rares résolutions qui avaient<br />

tenu <strong>le</strong> coup. Pour ce qui était <strong>de</strong> l’alcool, c’était une autre histoire. Sandy non plus ne fumait<br />

pas. D’ail<strong>le</strong>urs el<strong>le</strong> n’avait jamais fumé. C’était grâce à el<strong>le</strong> qu’il s’était arrêté. Il lui en était<br />

reconnaissant.<br />

Depuis longtemps, il ne venait plus grand mon<strong>de</strong> chez eux. Il reconnaissait sans mal qu’il<br />

n’était plus très sociab<strong>le</strong> <strong>de</strong>puis qu’il rencontrait <strong>de</strong>s difficultés dans son entreprise. Des<br />

difficultés qui s’étaient terminées par son licenciement. Il avait été prié <strong>de</strong> réunir ses affaires<br />

et <strong>de</strong> partir <strong>le</strong> soir-même. Le motif : une remarque au responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> la production. Il n’avait<br />

pas compris. Ce jour-là, on avait fêté l’anniversaire <strong>de</strong> John, comme cela se faisait dans<br />

l’entreprise. Et il n’était pas <strong>le</strong> seul à avoir dépassé la dose norma<strong>le</strong>. John avait essayé <strong>de</strong> <strong>le</strong><br />

défendre. C’est ce qu’il lui avait dit. Depuis, c’était lui qui l’avait remplacé à son poste <strong>de</strong><br />

contremaître. Une promotion. Cinq chaînes <strong>de</strong> montage à contrô<strong>le</strong>r. John venait maintenant<br />

régulièrement à la maison. C’était la seu<strong>le</strong> visite qu’ils avaient. Comment Sandy pouvait-el<strong>le</strong><br />

tolérer qu’il fume dans la maison, cigarette sur cigarette ? Lorsqu’il avait augmenté sa<br />

consommation – ça l’aidait à faire face au stress dans son travail – Sandy était entrée dans<br />

<strong>de</strong>s colères noires. El<strong>le</strong> l’avait même menacé <strong>de</strong> divorcer. C’est là qu’il avait pris la résolution<br />

d’arrêter. Il aimait Sandy, il tenait à el<strong>le</strong>.<br />

Lundi, il n’y avait pas <strong>de</strong> trou. Il en était certain. Depuis lundi, il n’avait pas vu John. A moins<br />

qu’il ne soit venu hier. Hier, il est sorti toute la journée pour al<strong>le</strong>r signer à l’agence <strong>de</strong><br />

l’emploi et faire quelques recherches inuti<strong>le</strong>s pour un travail. De toute façon, il n’y avait pas<br />

<strong>de</strong> travail dans sa spécialité. Et avec <strong>le</strong> certificat établi par son ex employeur et qu’on ne<br />

manquerait pas <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, son cas était quasiment désespéré. Mais on lui avait dit qu’il<br />

fallait continuer à chercher. Alors, il cherchait.<br />

Pourquoi Sandy ne lui en avait-el<strong>le</strong> pas parlé ? El<strong>le</strong> avait peut-être oublié. Il n’allait tout <strong>de</strong><br />

même pas se torturer l’esprit pour un trou dans <strong>le</strong> canapé. Ce<strong>pendant</strong>, si la tâche l’avait<br />

ennuyé, puis <strong>le</strong> trou, maintenant ce n’était plus <strong>le</strong> trou qui l’ennuyait. Quelque chose<br />

d’insidieux montait en lui, une chose encore informe, sans qu’il puisse l’enfouir ou même<br />

simp<strong>le</strong>ment la retenir.<br />

Sandy et John, c’était impossib<strong>le</strong>. Et pourquoi ce serait impossib<strong>le</strong> ? Ce ne sont tout <strong>de</strong> même<br />

pas ces quelques regards ou quelques conversations arrêtées lorsqu’il revenait dans <strong>le</strong> salon<br />

où ils étaient tous <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux. Ils attendaient qu’il revienne et s’arrêtaient pour reprendre <strong>le</strong>ur<br />

conversation à trois, c’est tout. John et Sandy étaient <strong>de</strong>venus amis, voilà tout. C’était une<br />

amitié récente. John ne venait à la maison que <strong>de</strong>puis qu’il avait été viré. De toute façon,<br />

avant, il travaillait douze heures par jour, six jours sur sept et lorsqu’il rentrait il était<br />

tel<strong>le</strong>ment crevé qu’il ne voyait personne. Quelques verres <strong>de</strong> whisky, parfois plus, pour<br />

oublier sa journée, <strong>le</strong> repas que lui avait préparé Sandy et il se couchait, souvent seul, car<br />

Sandy sortait avec <strong>de</strong>s amies, el<strong>le</strong> adorait <strong>le</strong> cinéma. Lui, il aurait bien aimé, mais il était trop<br />

crevé.<br />

27


Cette sensation <strong>de</strong> tomber dans un trou, il l’avait éprouvée aussi <strong>le</strong> jour où sa mère était<br />

partie. Du jour au <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main. Du soir au <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main. Il <strong>de</strong>vait avoir une dizaine d’années. El<strong>le</strong><br />

lui avait dit au revoir et l’avait embrassé. El<strong>le</strong> était partie travail<strong>le</strong>r comme <strong>le</strong>s autres soirs.<br />

Mais <strong>le</strong> <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main, el<strong>le</strong> n’était pas venue lui dire bonjour. El<strong>le</strong> n’était jamais revenue lui dire<br />

bonjour. Et el<strong>le</strong> ne l’avait plus embrassé <strong>le</strong> soir avant <strong>de</strong> partir. Ils se disputaient souvent avec<br />

son père. Lui, à son âge, il pensait que c’était comme cela que vivaient <strong>le</strong>s adultes. Le trou ne<br />

s’était jamais comblé. Il n’avait jamais revu sa mère.<br />

Avec Sandy ils ne se disputent pas. C’est Sandy qui lui fait toujours <strong>de</strong>s remarques pour un<br />

rien. Lui il ne dit rien. Il aime Sandy, il tient à el<strong>le</strong>.<br />

Il préférerait se tuer, tuer John et tuer Sandy plutôt que <strong>de</strong> la perdre, plutôt que <strong>de</strong> la voir<br />

partir avec John. Il se <strong>de</strong>mandait pourquoi tout d’un coup <strong>cette</strong> pensée était arrivée dans son<br />

cerveau. Qui lui avait soufflé cela ? Comment une tel<strong>le</strong> pensée avait-el<strong>le</strong> pu se fabriquer ?<br />

Mais <strong>le</strong>s pierres étaient là, soli<strong>de</strong>s. Impossib<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong>s faire disparaître. Il tentait <strong>de</strong> <strong>le</strong>s<br />

pousser, <strong>de</strong> <strong>le</strong>s faire bascu<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> vi<strong>de</strong>. Il n’y parvenait pas.<br />

Ils sont amis. Point. Il n’y a pas <strong>de</strong> mal à cela.<br />

La vie sans el<strong>le</strong> serait impossib<strong>le</strong>. C’était el<strong>le</strong> qui l’avait poussé à prendre <strong>cette</strong> place <strong>de</strong><br />

contremaître. Lui il ne voulait pas. Ça <strong>le</strong> stressait. Ça l’avait stressé. Il avait résolu <strong>le</strong><br />

problème par l’alcool. Sandy était courageuse. Une fois, el<strong>le</strong> s’était opposée à <strong>de</strong>s<br />

cambrio<strong>le</strong>urs qui pénétraient dans <strong>le</strong>ur maison. Depuis, el<strong>le</strong> avait acheté un révolver qui était<br />

là, dans <strong>le</strong> tiroir du meub<strong>le</strong> <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong> canapé.<br />

Il ne pouvait pas vivre sans el<strong>le</strong> et il ne laisserait pas Sandy partir avec John. Il ne laisserait<br />

pas John la lui prendre.<br />

Il faudrait qu’il vérifie si <strong>le</strong>s bal<strong>le</strong>s étaient dans <strong>le</strong> tiroir. Il n’avait jamais tiré. Il n’était pas sûr<br />

<strong>de</strong> savoir s’en servir.<br />

Lorsqu’el<strong>le</strong> rentrerait, il <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait à Sandy si c’était bien John qui avait fait ce trou avec sa<br />

cigarette. Ce n’était peut-être pas lui. Ou alors, c’était arrivé hier en fin d’après-midi. John<br />

avait fumé <strong>cette</strong> cigarette en l’attendant. Il s’était perdu dans la zone industriel<strong>le</strong> en<br />

cherchant cet atelier. L’adresse mentionnée dans <strong>le</strong>s petites annonces était inexacte. Il était<br />

rentré tard. John n’avait peut-être pas pu l’attendre.<br />

Combien pouvait-on tirer <strong>de</strong> coups avec ce révolver sans avoir à <strong>le</strong> recharger ? Il n’avait<br />

jamais pris <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> consulter la documentation. Il fallait que tout se passe très vite.<br />

Il faisait <strong>de</strong> plus en plus sombre dans <strong>le</strong> salon. Sandy ne rentrait pas. Il avait fini par<br />

s’endormir.<br />

Au petit matin, il s’est <strong>le</strong>vé. Machina<strong>le</strong>ment il a saisi l’enveloppe qui était posée sur la tab<strong>le</strong><br />

<strong>de</strong>vant <strong>le</strong> téléviseur : « Bob ». Il s’est arrêté un instant <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> meub<strong>le</strong>, puis il s’est dirigé<br />

vers la cuisine. Il s’est assis à sa place habituel<strong>le</strong>. Il a posé ses cou<strong>de</strong>s sur la tab<strong>le</strong>, placé sa<br />

tête entre ses mains. Ses yeux fixaient <strong>le</strong> mur sans <strong>le</strong> voir. Il s’est mis à attendre.<br />

28


Waiting for the rain<br />

Par Doric Gabriels<br />

- Stephen, dis-moi quelque chose.<br />

- J’aime <strong>cette</strong> pluie<br />

- La pluie, d’accord, mais par<strong>le</strong>r, je voudrais que tu me par<strong>le</strong>s. Tu comprends ?<br />

- Je par<strong>le</strong>.<br />

- Non, tu dis <strong>de</strong>s mots, mais est-ce que tu me dis quelque chose ? Je suis ici avec toi, tu ne<br />

dis presque rien, ton esprit est ail<strong>le</strong>urs. Là-bas peut-être ?<br />

- Non, je suis là.<br />

- Oui, tu es là, mais…<br />

He<strong>le</strong>n ne termine pas sa phrase, sort du salon où Stephen est assis près <strong>de</strong> la fenêtre, il<br />

regar<strong>de</strong> la pluie tomber. Il p<strong>le</strong>ut souvent au Pays <strong>de</strong> Gal<strong>le</strong>s et Hay on Wye, la cité galloise du<br />

livre, n’échappe pas à ces longues journées grises et humi<strong>de</strong>s.<br />

Regar<strong>de</strong>r la pluie tomber, c’est tout ce que Stephen est capab<strong>le</strong> <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>puis que nous<br />

sommes ici, pense-t-el<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> voudrait s’occuper, faire quelque chose, repeindre <strong>le</strong>s murs <strong>de</strong> <strong>cette</strong> cuisine trop froi<strong>de</strong>,<br />

poser du papier peint dans la chambre <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur fils Bryan, né juste avant <strong>le</strong> départ <strong>de</strong> Stephen<br />

pour l’Irak, mais il n’y a rien à faire, tout est neuf, <strong>le</strong>s objets à <strong>le</strong>ur place, <strong>de</strong>hors la pluie,<br />

<strong>de</strong>dans <strong>le</strong> néant, <strong>le</strong> regard vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> Stephen.<br />

El<strong>le</strong> prend un torchon, essuie <strong>le</strong> mug noir orné <strong>de</strong> l’Union Jack dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> a pris son<br />

troisième café <strong>de</strong> l’après-midi, tourne sur el<strong>le</strong>-même, fait un pas vers la porte ouvrant sur la<br />

cour, se ravise, revient vers <strong>le</strong> salon.<br />

Stephen est à la même place, <strong>le</strong> regard posé au même endroit, <strong>le</strong> corps figé, inuti<strong>le</strong>. Du pied,<br />

el<strong>le</strong> repousse <strong>le</strong>s livres qui s’entassent autour <strong>de</strong> son fauteuil. Il <strong>le</strong>s a achetés chez Richard<br />

Booth <strong>le</strong> premier reven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> livres anciens installé à Hay. Il a pris un lot <strong>de</strong> biographies<br />

d’hommes célèbres, <strong>de</strong> Napoléon à Phil Bennet, vies entraperçues puis aussitôt refermées.<br />

El<strong>le</strong> s’accroupit près <strong>de</strong> lui, pose sa main sur l’accoudoir, s’efforce <strong>de</strong> maîtriser sa voix, pour<br />

qu’il ne perçoive ni l’exaspération, ni <strong>le</strong>s sanglots prêts à la submerger.<br />

- Tu sais quand j’ai été appelée il y a trois mois, je m’y attendais. À chaque sonnerie du<br />

téléphone, j’étais sure qu’on allait m’annoncer ta mort. Et quand cet officier s’est présenté, la<br />

première chose qu’il ait dite, c’était que tu avais été b<strong>le</strong>ssé dans une attaque, que tu étais<br />

hospitalisé et il avait ajouté que <strong>le</strong> processus vital n’est pas engagé. Moi j’ai compris tout <strong>de</strong><br />

suite, il n’est pas mort. J’ai été soulagée tu comprends. Tu allais revenir, je te soignerais, je<br />

t’ai<strong>de</strong>rais à vivre, tu ne retournerais jamais là-bas, à Bagdad, plus jamais…<br />

- Je suis désolé.<br />

He<strong>le</strong>n a déjà entendu <strong>cette</strong> phrase, el<strong>le</strong> sait qu’il est inuti<strong>le</strong> <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r espoir, projets quand<br />

Stephen la prononce, el<strong>le</strong> a réalisé qu’alors il est submergé par <strong>le</strong> bruit <strong>de</strong> l’explosion,<br />

l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> brûlé, la carcasse du 4x4 blindé éventré, <strong>le</strong>s corps <strong>de</strong> ses frères d’arme mutilés,<br />

vidés <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur sang, inertes. El<strong>le</strong> amorce <strong>le</strong> seul geste qui convient : mettre la tête sur son<br />

épau<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s bras autour <strong>de</strong> son torse autrefois si musclé et <strong>le</strong> bercer comme un enfant qui a<br />

peur du noir. La sonnette <strong>de</strong> la porte d’entrée interrompt <strong>le</strong> mouvement. El<strong>le</strong> se lève,<br />

entrouvre pru<strong>de</strong>mment, reconnaît son voisin.<br />

- Bonjour, je suis Mr Williams, votre voisin. Je n’habite pas ici tout <strong>le</strong> temps, je suis arrivé la<br />

semaine <strong>de</strong>rnière et <strong>de</strong>puis je, nous, nous… nous disons, ma femme et moi, que nous<br />

pourrions faire un peu connaissance, c’est mieux quand on est voisins… Alors, si vous en avez<br />

29


envie, <strong>de</strong>main soir vous pourriez venir avec votre mari, votre fils aussi, prendre un verre.<br />

Nous avons la visite d’un ami français, il a apporté du bon vin. Enfin, si vous aimez <strong>le</strong> vin,<br />

sinon il y aura <strong>de</strong> la bière, <strong>de</strong>s sodas, ou du thé. C’est surtout, surtout… amical, entre voisins,<br />

vous voyez…<br />

He<strong>le</strong>n veut répondre oui, tout <strong>de</strong> suite, bien sûr ; el<strong>le</strong> a envie <strong>de</strong> voir du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r, <strong>de</strong><br />

boire, pourquoi pas <strong>de</strong> chanter, avant el<strong>le</strong> aimait chanter. Ces voisins vivant en Nouvel<strong>le</strong>-<br />

Zélan<strong>de</strong> lui paraissent simp<strong>le</strong>s, cha<strong>le</strong>ureux, el<strong>le</strong> aurait bien voulu visiter la Nouvel<strong>le</strong>-Zélan<strong>de</strong>,<br />

et puis du vin français, el<strong>le</strong> aimait, Stephen aussi, autrefois. Mais el<strong>le</strong> réussit à se contenir,<br />

el<strong>le</strong> ne veut pas s’engager sans l’accord <strong>de</strong> Stephen. El<strong>le</strong> remercie vivement, dit qu’el<strong>le</strong> en<br />

par<strong>le</strong>ra à son mari, qu’el<strong>le</strong> ne sait s’il sera libre, il doit souvent al<strong>le</strong>r à Cardiff, mais el<strong>le</strong><br />

espère vraiment pouvoir, el<strong>le</strong> donnera la réponse <strong>de</strong>main matin, ce ne sera pas trop tard ?<br />

Mr Williams l’assure que <strong>de</strong>main ce sera très bien.<br />

- Avec qui tu parlais ?<br />

- Mr Williams, <strong>le</strong> voisin, celui qui est arrivé <strong>de</strong> Nouvel<strong>le</strong>-Zélan<strong>de</strong> la semaine <strong>de</strong>rnière. Il veut<br />

nous inviter <strong>de</strong>main soir, boire un verre, faire connaissance, il a dit.<br />

- Connaissance, pourquoi ?<br />

- Juste entre voisins, pour … faire connaissance.<br />

- J’ai pas besoin <strong>de</strong> <strong>le</strong>s connaître.<br />

- Ne <strong>le</strong> prends pas comme ça. Il m’a fait bonne impression, c’est pas <strong>le</strong> genre à poser <strong>de</strong>s<br />

questions… il a l’air juste … amical.<br />

- Amical, très bien.<br />

- Et puis, il y aura du vin, ils ont un ami français qui a apporté du bon vin. Tu aimais <strong>le</strong> vin<br />

français, rappel<strong>le</strong>-toi notre voyage à Bor<strong>de</strong>aux…<br />

- Oui beau voyage, bon vin, très bon vin.<br />

- J’ai dit que je donnerais la réponse <strong>de</strong>main, mais si tu veux, j’y vais tout <strong>de</strong> suite.<br />

- Non, non <strong>de</strong>main matin ce sera mieux, on pourra réfléchir.<br />

Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main matin, Stephen dit à He<strong>le</strong>n qu’il a réfléchi, qu’il ne se sent pas très bien, qu’il<br />

vaut mieux trouver une excuse du genre examens à l’hôpital <strong>de</strong> Cardiff, qu’une autre fois<br />

peut-être, il ne faut pas fermer la porte. He<strong>le</strong>n transmet la réponse, retrouve Stephen assis<br />

au même endroit que la veil<strong>le</strong>. Il lui faut faire quelque chose. Lire ? El<strong>le</strong> a fini <strong>le</strong>s cinq<br />

volumes d’Anne Perry achetés la semaine précé<strong>de</strong>nte, il faudrait en acheter d’autres et c’est<br />

d’action qu’el<strong>le</strong> a besoin. El<strong>le</strong> va dans la cuisine, <strong>le</strong>s vitres, il faut faire <strong>le</strong>s vitres, pour effacer<br />

la pluie, faire rentrer la lumière; el<strong>le</strong> saisit <strong>le</strong> vaporisateur dans <strong>le</strong> placard sous l’évier,<br />

asperge l’intérieur <strong>de</strong> la baie vitrée puis prend <strong>le</strong> chiffon doux qu’el<strong>le</strong> réserve uniquement à<br />

cet effet et frotte, frotte jusqu’à ce que ses bras lui fassent mal. El<strong>le</strong> prend un temps <strong>de</strong> repos<br />

pour détendre ses musc<strong>le</strong>s, puis recommence la même opération sur la face extérieure<br />

jusqu’à ce que n’apparaisse plus aucune trace <strong>de</strong> gouttes <strong>de</strong> pluie. Des pas légers dans<br />

l’escalier, c’est Bryan qui est réveillé, aujourd’hui il faut lui faire prendre l’air, l’emmener<br />

faire du vélo, il aime tant ça.<br />

El<strong>le</strong> rentre dans <strong>le</strong> salon, s’approche <strong>de</strong> Stephen. Avant <strong>de</strong> s’adresser à lui, el<strong>le</strong> prend gar<strong>de</strong> à<br />

contrô<strong>le</strong>r son souff<strong>le</strong>, maîtriser sa voix.<br />

- Stephen, si nous sortions ?<br />

- Pourquoi ?<br />

- C’est <strong>le</strong> jour du marché. J’ai besoin d’acheter <strong>de</strong>s légumes et puis Bryan aimerait bien sortir<br />

son vélo. Il voudrait te montrer comme il péda<strong>le</strong> fort et comme il sait bien prendre <strong>de</strong>s<br />

virages. Bientôt, il n’aura plus besoin <strong>de</strong>s petites roues.<br />

- D’accord mais…<br />

- Mais quoi ?<br />

- On dirait qu’il va bientôt p<strong>le</strong>uvoir.<br />

30


Tel est pris…<br />

Par Jocelyne Guil<strong>le</strong>ry<br />

Viré, eh oui viré, lui <strong>le</strong> numéro <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> sa boîte, l’interlocuteur privilégié du grand patron, <strong>le</strong><br />

maillon incontournab<strong>le</strong> entre bureaux et ateliers, lui <strong>le</strong> diplômé <strong>de</strong>s Arts et Métiers et <strong>de</strong><br />

HEC, lui, qui, souvent, décidait <strong>de</strong>s orientations à prendre, lui qui embauchait ingénieurs et<br />

informaticiens, en un mot lui qui était indispensab<strong>le</strong> ou croyait l’être et qu’on avait viré du jour<br />

au <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main.<br />

Il passait ses journées vautré sur son canapé, buvant, s’abrutissant <strong>de</strong>vant la TV, somnolant,<br />

gueulant en écoutant tel ou tel, p<strong>le</strong>urant, oui p<strong>le</strong>urant sur son <strong>de</strong>stin qu’il croyait tout tracé et<br />

qui lui avait réservé un réveil insoupçonné ou plutôt insoupçonnab<strong>le</strong> !<br />

Au début <strong>de</strong> <strong>cette</strong> journée <strong>de</strong> juin il avait cru à une mauvaise plaisanterie en trouvant sur son<br />

bureau, à 8h du matin, une note : « Veuil<strong>le</strong>z-vous présenter à la comptabilité, affaire urgente<br />

à rég<strong>le</strong>r. » Mais que croyaient-ils donc ? Le convoquer, lui, M.Guinot ? Ils allaient attendre, il<br />

irait plus tard, aujourd’hui ou <strong>de</strong>main… <strong>le</strong> téléphone sonna : « Allo, ici M.Che<strong>de</strong>au, veuil<strong>le</strong>z, je<br />

vous prie, venir dans mon bureau immédiatement ! » Le patron avait sa voix <strong>de</strong>s mauvais<br />

jours, mieux valait s’exécuter. Il rectifia son nœud <strong>de</strong> cravate, aplatit quelques mèches<br />

rebel<strong>le</strong>s et sortit. Personne dans <strong>le</strong> couloir, un si<strong>le</strong>nce pesant régnait dans <strong>le</strong>s bureaux. Que<br />

se passait-il ?<br />

Il toqua à la porte du sanctuaire. Un bref « entrez » et il se retrouva dans <strong>le</strong> sein <strong>de</strong>s saints.<br />

M.Che<strong>de</strong>au grommela un bonjour inaudib<strong>le</strong> et sans attendre lui dit : « M.Guinot, à partir <strong>de</strong><br />

<strong>cette</strong> minute, vous ne faites plus partie du personnel. Vous savez ce que je vous reproche,<br />

inuti<strong>le</strong> que je vous l’explique. Vous, employé <strong>de</strong>puis 25 ans ici, vous, en qui j’avais toute<br />

confiance, quel gâchis ! Je ne vous retiens pas. »<br />

Il se retrouva dans <strong>le</strong> couloir, sonné, hagard, muet… Que lui reprochait-on ? Comme un<br />

somnambu<strong>le</strong> il regagna son bureau, s’effondra dans son fauteuil, et là, la tête entre <strong>le</strong>s bras,<br />

il laissa ses larmes cou<strong>le</strong>r, <strong>de</strong>s larmes amères, <strong>le</strong>s mêmes larmes versées il y a <strong>de</strong>s années<br />

quand il lui fallait tuer sans discernement femmes, enfants et vieillards. Pendant <strong>de</strong>s années<br />

il avait ressassé ces images <strong>de</strong> vio<strong>le</strong>nce. El<strong>le</strong>s avaient sali à jamais <strong>le</strong>s souvenirs enso<strong>le</strong>illés<br />

<strong>de</strong> son enfance, <strong>de</strong> sa jeunesse insouciante jusqu’à l’éclatement <strong>de</strong> la rébellion et avec el<strong>le</strong> ce<br />

déchaînement d’atrocités. Peu à peu l’oubli avait opéré, il avait respiré plus librement sans<br />

<strong>cette</strong> bou<strong>le</strong> qui lui obstruait la gorge, voilà qu’el<strong>le</strong> réapparaissait, <strong>cette</strong> bou<strong>le</strong> ; il ha<strong>le</strong>tait, une<br />

sueur froi<strong>de</strong> l’inondait, ses mains tremblaient, moites et glacées.<br />

Que lui arrivait-il ? C’était un cauchemar dont il allait se réveil<strong>le</strong>r et dont il rirait en <strong>le</strong><br />

racontant à sa femme ;<br />

Sa secrétaire entra, bou<strong>le</strong>versée. « Ne dites rien par pitié, pour <strong>le</strong> moment ai<strong>de</strong>z-moi à<br />

ramasser mes affaires et je fi<strong>le</strong>. » En une petite heure tout fut emballé ! Vingt-cinq ans<br />

contenus dans <strong>de</strong>ux cartons, maigre récolte ! Sans se retourner il sortit, monta dans sa<br />

voiture et partit.<br />

Sa femme fut très surprise : « Tu es mala<strong>de</strong> ? Que se passe-t-il ? » Il l’attira à lui et se remit<br />

à p<strong>le</strong>urer. Marie, en p<strong>le</strong>in brouillard, bou<strong>le</strong>versée, essaya <strong>de</strong> <strong>le</strong> conso<strong>le</strong>r. Mais que dire ?<br />

31


En un éclair el<strong>le</strong> revit <strong>le</strong>s années récemment vécues. El<strong>le</strong> avait été purement et simp<strong>le</strong>ment<br />

limogée <strong>de</strong> son poste <strong>de</strong> maire. Trois ou quatre adjoints, mécontents <strong>de</strong> ses décisions avaient<br />

convaincu <strong>le</strong>s autres conseil<strong>le</strong>rs <strong>de</strong> sa nullité et <strong>de</strong> son incompétence. Ils avaient <strong>de</strong>mandé et<br />

obtenu sa démission. Ce fut, pour eux <strong>de</strong>ux, une pério<strong>de</strong> très diffici<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait sombré dans<br />

une profon<strong>de</strong> dépression. El<strong>le</strong> se remettait tout juste et voilà que tout recommençait.…<br />

Christian essaya <strong>de</strong> lui expliquer ce qui venait <strong>de</strong> se passer. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>vina plus qu’el<strong>le</strong> ne<br />

comprit. Ils se retrouvèrent sur <strong>le</strong> canapé, serrés l’un contre l’autre, ahuris, abasourdis,<br />

nageant en p<strong>le</strong>in délire.<br />

Marie se secoua, il lui fallait réagir. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>vait l’ai<strong>de</strong>r à son tour. El<strong>le</strong> contacta ses plus<br />

proches collaborateurs, ceux d’avant <strong>le</strong> grand chambou<strong>le</strong>ment, avant qu’une équipe <strong>de</strong><br />

Va<strong>le</strong>nce arrive, contre l’avis <strong>de</strong> Christian, mais sur <strong>le</strong>s ordres <strong>de</strong> M.Che<strong>de</strong>au. Puis el<strong>le</strong><br />

attendit. Quelques-uns répondirent, ils ne semblaient rien comprendre eux non plus. Pour <strong>le</strong>s<br />

autres, <strong>le</strong>ur si<strong>le</strong>nce était éloquent. Alors el<strong>le</strong> pensa à Pierre, avocat d’affaires, ami fidè<strong>le</strong><br />

<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s lustres. Il travaillait à Paris, toujours sur <strong>de</strong>s sujets épineux. Il laissa <strong>le</strong>s affaires<br />

urgentes à son associé et arriva. Il sut trouver <strong>le</strong>s mots pour redonner courage à Marie. Mais<br />

pas à Christian, incapab<strong>le</strong> <strong>de</strong> réagir, toujours vautré sur son canapé. Il fallait lui laisser du<br />

temps.<br />

Il se <strong>le</strong>vait <strong>de</strong> plus en plus tard. Son sommeil était chaotique. Il rêvait, se réveillait en sueur,<br />

se <strong>le</strong>vait pour al<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong> canapé. Là c’était pire ! Son idée l’obsédait, <strong>le</strong> tenant éveillé. Quand<br />

au bout <strong>de</strong> la nuit, crevé, il regagnait son lit, il s’endormait, comme une masse, pour<br />

quelques heures, d’un sommeil agité et loin d’être réparateur ;<br />

Le psy <strong>le</strong> gavait <strong>de</strong> pilu<strong>le</strong>s, b<strong>le</strong>ues, vertes, blanches, qu’il prenait ou pas selon son humeur. Il<br />

essayait <strong>de</strong> réagir, il essayait <strong>de</strong> s’intéresser aux gens, aux choses. Cela durait quelques<br />

jours, il reprenait espoir et puis un mot, un objet <strong>le</strong> faisaient replonger.<br />

Marie décida <strong>de</strong> l’emmener en voyage. Il accepta, pour lui faire plaisir. Lui, son canapé lui<br />

suffisait ! Il fit d’énormes efforts mais toujours ce mot <strong>le</strong> hantait : Viré, viré tu es viré !! Il prit<br />

soudain conscience du sens <strong>de</strong> ce mot. Il avait viré un ouvrier, un <strong>de</strong>ssinateur, voire un<br />

ingénieur <strong>de</strong> temps en temps. Cela ne l’avait pas gêné, il pensait agir pour <strong>le</strong> bien <strong>de</strong> tous.<br />

Mais maintenant il voyait <strong>le</strong>s choses autrement. Virer était complètement différent d’être<br />

viré ; je vous vire était signe d’une certaine puissance. On disposait <strong>de</strong> la vie d’autrui. Et lui, sa<br />

vie, qui en disposait ? Il se dit qu’il aurait dû <strong>le</strong>s écouter, <strong>le</strong>ur pardonner, peut-être même <strong>le</strong>ur<br />

donner une secon<strong>de</strong> chance ? Lui en avait-on donné à lui une secon<strong>de</strong> Chance ?<br />

Pierre expliqua ce qu’il envisageait <strong>de</strong> faire : enquêter en sous-main grâce à ses nombreux<br />

contacts. Il surveil<strong>le</strong>rait l’évolution et verrait ce qu’il faudrait faire.<br />

Viré, viré, ce mot l’obsédait. Toute la journée, toute la nuit résonnait : viré viré, tu es viré !<br />

viré ! Oui mais pourquoi ? Il avait beau chercher, fouil<strong>le</strong>r dans ses documents, relire ses<br />

notes, il ne trouvait rien. Il s’était bien sûr opposé à la venue <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> Va<strong>le</strong>nce ? Mais<br />

au final, ils avaient été embauchés ; Alors ? Lui en voulaient-ils à ce point ? Il sonda ses<br />

proches collaborateurs, rien, ils ne trouvaient rien. Son bureau restait vi<strong>de</strong>, personne ne <strong>le</strong><br />

remplaçait. Le patron aurait-il voulu économiser <strong>le</strong> montant <strong>de</strong> son salaire, substantiel mais<br />

non astronomique ? Il ne lui aurait pas dit dans ce cas : « Vous savez ce que je vous<br />

reproche ». Mais que lui reprochait-il ? A ses <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>z-vous il avait toujours<br />

répondu : « Inuti<strong>le</strong> <strong>de</strong> repar<strong>le</strong>r <strong>de</strong> ça, nous n’avons plus rien à nous dire. »<br />

32


Et lui s’enfonçait, s’enlisait dans la dépression. Il ne se <strong>le</strong>vait que très tard pour s’affa<strong>le</strong>r sur<br />

<strong>le</strong> canapé.<br />

Pierre, <strong>de</strong> son côté, se démenait, mais rien, rien, il ne trouvait rien. Les espoirs placés en lui<br />

s’amenuisaient chaque jour. L’envie <strong>de</strong> lutter s’estompait, il sombrait.<br />

Marie se débattait, essayait <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r la tête hors <strong>de</strong> l’eau. Une secon<strong>de</strong> chance ? El<strong>le</strong> n’y<br />

croyait guère. Et pourtant un matin, <strong>de</strong>s amis installés dans <strong>le</strong> sud arrivèrent un beau jour.<br />

L’information avait mis du temps à <strong>le</strong>s joindre. « Voulait-il venir <strong>le</strong>s secon<strong>de</strong>r ? Ils avaient<br />

besoin d’un homme expérimenté, organisateur, avec <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s connaissances dans <strong>le</strong> BTP.<br />

Ils avaient pensé à lui ! »<br />

Partir, laisser la maison, s’éloigner <strong>de</strong>s enfants, Marie était-el<strong>le</strong> prête ? Mais oui el<strong>le</strong> était<br />

prête, cela l’éloignerait <strong>de</strong> ses déboires récents et puis <strong>le</strong> sud, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il…<br />

Ils prirent <strong>le</strong>ur décision en <strong>de</strong>ux jours.<br />

Partir, partir, voilà <strong>le</strong>ur unique chance <strong>de</strong> se reconstruire. À 50 ans, tout recommencer<br />

pourquoi pas ? Pour Christian il fallait tenter…<br />

33


Chien perdu avec ou sans collier...<br />

Par Chantal Leraître<br />

Maintenant que la décision d'adopter un chien était prise, David était certain que Baptiste<br />

serait rentré, à son retour.<br />

La veil<strong>le</strong> au soir, son jeune fils avait claqué la porte avec fracas. Tous <strong>de</strong>ux s'étaient balancé à<br />

la figure, une rancœur, sans doute trop longtemps passée sous si<strong>le</strong>nce. Le crépitement<br />

d'amertume occasionné, avait retenti longuement à ses oreil<strong>le</strong>s et lui vrillait encore<br />

l'estomac...<br />

Bon sang ! Où <strong>le</strong> petit était-il allé ? Et pourquoi ce soudain feu d'artifice <strong>de</strong> mots horrib<strong>le</strong>s<br />

avait-il éclaté, alors que <strong>le</strong>ur quotidien tendait à se ro<strong>de</strong>r ?<br />

Baptiste avait timi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>mandé s'ils pourraient avoir un chien. Son père partait au<br />

bureau <strong>de</strong> plus en plus tôt et en rentrait <strong>de</strong> plus en plus tard. Lui se sentait très seul à la<br />

maison... David avait répondu par un « Non ! », sans appel. Il avait ensuite réagi par une<br />

moquerie, à la bou<strong>de</strong>rie <strong>de</strong> l'ado<strong>le</strong>scent ouvrant la vanne aux reproches respectifs !<br />

Le garçon était sorti, blanc <strong>de</strong> rage. Les poings au fond <strong>de</strong>s poches, peut-être pour ne pas<br />

être tenté <strong>de</strong> frapper son père, il avait juré qu'il ne mettrait plus <strong>le</strong>s pieds dans <strong>cette</strong> maison.<br />

Sous <strong>le</strong> coup <strong>de</strong> la surprise et <strong>de</strong> l'émotion, David, l'adulte, <strong>le</strong> père, n'avait pas trouvé <strong>le</strong> mot qui<br />

aurait su <strong>le</strong> retenir.<br />

Était-ce bien là son fils ? Son binôme par défaut et par nécessité <strong>de</strong>puis <strong>le</strong> départ <strong>de</strong> sa<br />

femme avec <strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong>, six ans plus tôt ? Où était <strong>le</strong> gentil Titsou, sérieux et conciliant, à la vie<br />

sans histoire ? La haine qu'il avait bien cru entrevoir dans son regard, <strong>de</strong>puis combien <strong>de</strong><br />

temps couvait-el<strong>le</strong> ?<br />

Après avoir tourné en rond, un long moment dans l'appartement, David était sorti. Il avait<br />

marché, au hasard, <strong>pendant</strong> <strong>de</strong>s heures sans bien savoir où chercher....<br />

Ces rues provincia<strong>le</strong>s étaient bien peu propices aux errances. Où déposer sa colère et sa<br />

désolation, passé minuit dans ce désert oppressant? Des lambeaux <strong>de</strong> vie pourtant : un chien<br />

qui hur<strong>le</strong> <strong>de</strong> loin en loin, un chat qui feu<strong>le</strong>, furieux, et quelques véhicu<strong>le</strong>s anonymes<br />

écarquillant <strong>le</strong>urs yeux jaunes dans l'obscurité hosti<strong>le</strong> <strong>de</strong> décembre...<br />

Où y trouver un peu <strong>de</strong> tié<strong>de</strong>ur ? Le froid s'insinuait, maintenant. Que portait Titsou en<br />

partant ? Ce môme allait attraper la crève, en prime ! Avait-il seu<strong>le</strong>ment un peu d'argent sur<br />

lui ? Tout s'était passé bien trop vite !<br />

Ce matin, tôt, David était rentré à l'appartement. Baptiste n'y était toujours pas ...<br />

Il avait téléphoné au commissariat et à l'hôpital. On avait noté. On <strong>le</strong> tiendrait informé, si...<br />

Plus tard, du bureau, il avait appelé <strong>le</strong> collège : <strong>le</strong> garçon n'était pas en cours. Ensuite, il avait<br />

joint sa femme. Leur fils aurait-il pu al<strong>le</strong>r en stop chez sa mère et sa sœur... ? El<strong>le</strong>s étaient<br />

sans nouvel<strong>le</strong>s .... Et Céline avait flairé <strong>le</strong> problème que son ex faisait tout pour lui cacher.<br />

Il avait ensuite tenté <strong>de</strong> se noyer dans <strong>le</strong> travail. En vain ! N'y tenant plus, il avait fini par rentrer<br />

à la maison avec plusieurs dossiers, <strong>le</strong> portab<strong>le</strong> à portée <strong>de</strong> main.<br />

Très vite s'imposa <strong>le</strong> besoin <strong>de</strong> sortir à nouveau, faire un tour <strong>de</strong> vil<strong>le</strong>, à la recherche <strong>de</strong> son<br />

fils. Sans succès...<br />

Rien ni du commissariat ni <strong>de</strong> l'hôpital! L'angoisse, el<strong>le</strong>, montait...<br />

Ils étaient arrivés <strong>de</strong>ux mois plus tôt, dans ce gros bourg. Paradoxe <strong>de</strong> <strong>cette</strong> époque <strong>de</strong><br />

crise pourtant sur-informatisée, David avait dû se fondre dans une province où rien ne l'attirait,<br />

34


pour surnager et éviter <strong>le</strong> chômage. Ils étaient fixés là pour un temps incertain mais ni l'un, ni<br />

l'autre, n'avait encore pu s'y faire <strong>de</strong>s relations vaguement soli<strong>de</strong>s.<br />

Il travaillait dix heures par jour pour se rendre indispensab<strong>le</strong> dans sa nouvel<strong>le</strong> boîte. Le petit<br />

avait intégré <strong>le</strong> collège local, sans joie : tous ses copains étaient à Paris... Baptiste étant<br />

sérieux, son père <strong>le</strong> retrouvait soir après soir, à la tab<strong>le</strong> du dîner. Il avait juste bêtement négligé<br />

<strong>de</strong> s'enquérir <strong>de</strong> ses activités et <strong>de</strong> sa vie...<br />

A l'évi<strong>de</strong>nce, <strong>cette</strong> fugue était un aboutissement logique !<br />

Quand l'ado avait-il encore évoqué ses anciens copains <strong>de</strong> Paris, regrettant <strong>de</strong> ne pas s'en être<br />

encore fait, ici ? Il y a <strong>de</strong>ux ou trois jours ?<br />

Il avait insisté sur <strong>le</strong> fait que sans internet et sans portab<strong>le</strong>, il ne pouvait pas gar<strong>de</strong>r <strong>le</strong> contact<br />

avec eux... D'ail<strong>le</strong>urs, il passait pour un extraterrestre, au collège ... !<br />

Hier soir, l'apothéose.... Le coup du chien ! David en était certain : <strong>le</strong>s corvées liées au chien lui<br />

incomberaient souvent... Mais il était vrai aussi que, <strong>le</strong> nez dans <strong>le</strong> guidon, il n'avait pas réalisé<br />

que <strong>le</strong> garçon se trouvait effectivement très isolé...<br />

N'avait-il pas voulu croire, un peu vite, son fils plus mûr et plus heureux qu'il ne l'était en<br />

réalité ?<br />

Il fallait que ça change ! Relier l'ordinateur <strong>de</strong> l'ado<strong>le</strong>scent à internet, très vite. Lui offrir un<br />

téléphone à abonnement limité pour Noël. Et puis, à son retour à la maison, Baptiste trouverait<br />

un chien !<br />

Et si son enfant ne rentrait pas ? Pensée terrifiante au goût amer....<br />

David réalisait qu'il avait cessé d'être père, au moment où sa femme et lui s'étaient partagé <strong>le</strong>s<br />

enfants, en même temps que <strong>le</strong>s biens... Il lui fallait réapprendre à donner et à recevoir <strong>de</strong> la<br />

tendresse. Un chien l'ai<strong>de</strong>rait à recréer la vie <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> qu'il avait gommée sans même s'en<br />

rendre compte.<br />

Et puis.... Son fils allait revenir ...!<br />

Il pressa <strong>le</strong> pas. L'après-midi, soudain, lui sembla plus douce et la lumière, tendre à souhait...<br />

Arrivé au refuge, David s'était dirigé vers l'espace <strong>de</strong>s chiens en attente d'adoption où<br />

plusieurs spécimens espéraient trouver <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>. Dès son premier passage, une bou<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />

poils avait attiré son attention. Immobi<strong>le</strong>, la tête sur <strong>le</strong>s pattes, <strong>le</strong> regard triste, la cou<strong>le</strong>ur<br />

incertaine et l'air sérieux, il l'observait.<br />

David crut voir en lui, Titsou, tel qu'il pouvait être en ce moment.....<br />

Il élimina <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>nts, et <strong>le</strong>s trop gros, pour vivre en appartement ! Exit <strong>le</strong>s roquets qui n'en<br />

finissaient pas <strong>de</strong> cracher <strong>le</strong>ur désappointement à la figure <strong>de</strong>s rares visiteurs... ! Il revint<br />

insensib<strong>le</strong>ment au poilu sérieux et triste.... L'animal l'observait, toujours sans bouger, tel un<br />

vivant reproche...<br />

L'occupant atypique <strong>de</strong> la cage 23, « Socrate », était un spécimen <strong>de</strong> race éminemment<br />

bâtar<strong>de</strong>. Tonique et affectueux, il <strong>de</strong>vrait supporter <strong>de</strong> vivre en appartement, si <strong>le</strong>s sorties<br />

étaient fréquentes et ses maîtres attentionnés.<br />

A la première caresse répondit un premier coup <strong>de</strong> langue. A la <strong>de</strong>uxième, un coup <strong>de</strong> tête<br />

aussi engageant qu'amical.<br />

Chacun calqua son rythme sur l'autre pour rentrer, à pied, à la maison.<br />

Baptiste n'y était toujours pas ...<br />

35


David organisa un coin pour <strong>le</strong> chien, dans l'arrière-cuisine. Pendant ce temps, Socrate fit<br />

<strong>de</strong>ux fois <strong>le</strong> tour <strong>de</strong> l'appartement, revenant sur ses pas, s'arrêtant soudain puis repartant<br />

inspecter son nouvel univers. Après un arrêt restau, il tourna plusieurs fois dans son panier <strong>de</strong><br />

tissu, s'y coucha enfin et y déposa une chaussette <strong>de</strong> Titsou. Volée où ? Il commença à la lécher<br />

consciencieusement, gardant pour plus tard l'os à mâcher, la carotte et la bal<strong>le</strong> b<strong>le</strong>ue, tous<br />

neufs que son maître y avait déposés.<br />

En as-tu offert autant à ton fils, ces <strong>de</strong>rniers mois ? Pensa David...<br />

La tête sur ses pattes d'où émergeait <strong>le</strong> doudou rouge, <strong>le</strong> chien semblait dormir.<br />

Soudain ! Grognement... Aboiements... Tout en tensions, il regardait <strong>le</strong> maître avec fermeté.<br />

- Si<strong>le</strong>nce Socrate !<br />

La sonnette <strong>de</strong> la porte d'entrée <strong>le</strong> surprit.<br />

Enfin lui... ! Pensa-t-il. Il avait donc oublié sa clé.... ?<br />

Il se précipita pour ouvrir et bredouilla un bonjour surpris à la femme inconnue et souriante qui<br />

se tenait sur son palier...<br />

- Bonjour ! Vous êtes <strong>le</strong> père <strong>de</strong> Baptiste ? <strong>de</strong>manda-t-el<strong>le</strong> sans se démonter.<br />

- Oui ! C'est moi ! Mon fils... ?<br />

- Oui ! Rassurez-vous, il est chez moi. Tard, hier soir, il a ramené notre chien qui s'était<br />

échappé. Votre fils avait <strong>le</strong> visage fermé <strong>de</strong>s ados en colère et m'a rappelé mes propres<br />

enfants. Je sentais bien qu'il avait un problème.<br />

Il a accepté un chocolat chaud. Nous avons un peu discuté, mais il est discret. Il s'est endormi<br />

sur <strong>le</strong> canapé, au milieu d'une phrase et y a passé la nuit, <strong>le</strong> chien contre lui.<br />

Il ne m'a révélé <strong>le</strong>s raisons <strong>de</strong> sa fugue et son i<strong>de</strong>ntité que cet après-midi. Maintenant, il est<br />

prêt à vous par<strong>le</strong>r si je vous sers <strong>de</strong> tiers. Accepteriez-vous <strong>de</strong> m'accompagner ?<br />

- Évi<strong>de</strong>mment ! murmura David, <strong>le</strong> p<strong>le</strong>xus enfin moins douloureux.<br />

Cette fois, Baptiste allait rentrer. Il y veil<strong>le</strong>rait !<br />

C'est <strong>le</strong> moment que choisit Socrate, la queue frétillante, pour se pointer à la porte<br />

d'entrée, sa chaussette entre <strong>le</strong>s <strong>de</strong>nts.<br />

- Vous aussi, vous avez un chien ? Baptiste ne m'en a pas parlé. Pourtant, avec <strong>le</strong> nôtre...<br />

- C'est normal, il ne <strong>le</strong> sait pas encore ! Je vous présente Socrate...<br />

- Al<strong>le</strong>z Socrate, en route ! Nous aurons besoin <strong>de</strong> ton ai<strong>de</strong> !<br />

- Wouf ! Wouf ! Acquiesça <strong>le</strong> poilu convaincu.<br />

36


Clavelins d'Arbois<br />

Par Chantal Lesimp<strong>le</strong><br />

Depuis qu'il a été viré, il se lève tard. L'ha<strong>le</strong>ine chargée, il se gratte <strong>le</strong> ventre et ouvre la porte<br />

du frigo. Il reste là, immobi<strong>le</strong> <strong>de</strong>vant ce vi<strong>de</strong> glacé, pour fina<strong>le</strong>ment en extraire un litre <strong>de</strong> lait.<br />

Il se dirige ensuite vers <strong>le</strong> canapé. Il ne pose la bouteil<strong>le</strong> <strong>de</strong> lait que pour s'emparer <strong>de</strong> la<br />

télécomman<strong>de</strong>. Il regar<strong>de</strong> alors défi<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s images. Ombres et sons emplissent <strong>le</strong> salon et<br />

participent à son encombrement.<br />

Des journaux, du courrier, <strong>de</strong>s bouteil<strong>le</strong>s <strong>de</strong> lait recouvrent partiel<strong>le</strong>ment la tab<strong>le</strong> basse.<br />

Des traces graisseuses et épaisses <strong>de</strong>ssinent <strong>de</strong>s contours aux objets disparus.<br />

Il y a aussi <strong>le</strong>s traces <strong>de</strong> pattes du chat.<br />

Par terre, l'amoncel<strong>le</strong>ment d'objets et d'immondices s'intensifie au cours <strong>de</strong> la journée. On<br />

peut voir aussi <strong>de</strong>s parcel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> tout et <strong>de</strong> rien qui s'agglutinent en moutons légers. Ces<br />

légèretés flottantes irritent Charlie.<br />

Une baie vitrée s’éta<strong>le</strong> <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong> canapé avec <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> doigts, <strong>de</strong> nez...<br />

Derrière, <strong>de</strong>s immeub<strong>le</strong>s et <strong>de</strong>s si<strong>le</strong>nces.<br />

Charlie s'enfonce dans <strong>le</strong> canapé usé. Son ventre blanc sort <strong>de</strong> son pantalon et s'exhibe sous<br />

un tee-shirt trop court. Il respire fort.<br />

Maintenant, il n'a plus rien dans <strong>le</strong>s mains. El<strong>le</strong>s restent là, en attentes, comme décollées du<br />

corps. Lui, il grossit et ses mains s'en étonnent.<br />

Chaque jour, en rentrant du travail, Sandy <strong>le</strong> trouve toujours avachi sur <strong>le</strong> canapé. Rien ne<br />

change. Il est là, semblab<strong>le</strong> à celui qu'el<strong>le</strong> a quitté <strong>le</strong> matin.<br />

Sandy soupire, ouvre <strong>le</strong>s fenêtres, sort l'aspirateur puis lave <strong>le</strong>s verres.<br />

- Tu grossis. Il va falloir te mettre au régime Charlie ! As-tu regardé <strong>le</strong>s petites annonces ce<br />

matin ? Les Lefort, cherchent un commercial. Tu <strong>de</strong>vrais <strong>le</strong>s appe<strong>le</strong>r, on ne sait jamais.<br />

Charlie tire sur son tee-shirt et observe sa femme. Sa main gauche pianote sur l'accoudoir<br />

du canapé et il ne répond rien. Depuis longtemps, il ne répond plus...<br />

Sandy prend une douche et quitte l'appartement sans que Charlie n’ait prononcé un mot.<br />

Dès son départ, il quitte <strong>le</strong> canapé pour rejoindre <strong>le</strong> lit.<br />

Avant <strong>de</strong> sombrer dans sa nuit, Charlie pense à Sandy. Il sait qu'el<strong>le</strong> retrouve ses amis<br />

chaque soir au bar <strong>de</strong>s "Mutins". Il sait aussi qu'el<strong>le</strong> rit, boit et p<strong>le</strong>ure quelquefois, en pensant<br />

à l'homme qu'il a été. El<strong>le</strong> songe à <strong>le</strong> quitter, cela aussi il <strong>le</strong> sait. Après tout, il ne paye plus <strong>le</strong><br />

loyer et ne prononce plus un mot <strong>de</strong>puis trois semaines.<br />

Quand Charlie se réveil<strong>le</strong> ce lundi-là, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il est déjà haut et Sandy est partie travail<strong>le</strong>r.<br />

Le chat miau<strong>le</strong> <strong>de</strong>vant la porte du frigo. Charlie sourit et <strong>le</strong> chat arrête aussitôt <strong>de</strong> miau<strong>le</strong>r.<br />

Charlie se passe une main dans <strong>le</strong>s cheveux et ouvre la fenêtre. Il se surprend à faire du<br />

café. Après la douche, il enfi<strong>le</strong> un pantalon amp<strong>le</strong>, celui qui lui va encore malgré l'embonpoint<br />

récent.<br />

Devant <strong>le</strong> miroir <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> bain, il s'étonne <strong>de</strong> ce nouveau désir qui l'enveloppe.<br />

Il caresse une <strong>de</strong>rnière fois <strong>le</strong> chat, après l'avoir nourri, et quitte l'appartement.<br />

Charlie trouve la rue étonnement calme. En <strong>le</strong>vant la tête, il voit un ciel léger, b<strong>le</strong>u pâ<strong>le</strong>, sans<br />

nuage. Il marche dans une atmosphère feutrée. Cela ressemb<strong>le</strong> à une conva<strong>le</strong>scence comme<br />

après une grave maladie. Il regar<strong>de</strong> <strong>le</strong>s gens qu'il croise et cherche <strong>le</strong>urs yeux.<br />

- Pas faci<strong>le</strong> à attraper, se dit-il en frottant ses paumes l'une contre l'autre pour sentir <strong>de</strong> la<br />

vie chau<strong>de</strong>. Jamais, il n'avait eu <strong>le</strong> désir <strong>de</strong> capter <strong>de</strong>s regards... Si, parfois celui d'une jolie<br />

fil<strong>le</strong> mais aujourd'hui c'est autre chose.<br />

Maintenant, il passe à la banque retirer " ce semblant d'économie". Pour Sandy, il FAUT<br />

37


avoir un compte d'épargne ! Même si on ne travail<strong>le</strong> plus, si on ne fait plus rien <strong>de</strong> sa vie, un<br />

compte d'épargne c'est vital ! Quel<strong>le</strong> connerie !<br />

Une petite fil<strong>le</strong> tire <strong>le</strong> pull <strong>de</strong> son père en disant : " Regar<strong>de</strong> Papa, <strong>le</strong> gros monsieur !"<br />

Gêné, <strong>le</strong> père tourne la tête et secoue <strong>le</strong> bras <strong>de</strong> sa fil<strong>le</strong>. Charlie s'attar<strong>de</strong> sur son ventre qui<br />

dissimu<strong>le</strong> ses pieds et fait un clin d'œil à l'enfant.<br />

Avec une détermination nouvel<strong>le</strong>, Charlie essaie d'accélérer <strong>le</strong> pas. Il s'essouff<strong>le</strong> vite.<br />

Il transpire aussi. Il est 12 h 15, quand il arrive à l'auberge <strong>de</strong>s Acacias. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une tab<strong>le</strong><br />

près <strong>de</strong> baie vitrée et consulte <strong>le</strong> menu avec gourmandise. Il prendra, pour commencer, un<br />

crémeux <strong>de</strong> potiron accompagné <strong>de</strong> sa poêlée <strong>de</strong> girol<strong>le</strong>s puis un gaperon pané aux aman<strong>de</strong>s<br />

et noisettes. Ensuite il veut bien une papillote d'écrevisses aux moril<strong>le</strong>s. Il terminera par une<br />

feuillantine aux poires et à la fourme d'Ambert. Le tout, arrosé d'un Clavelins d'Arbois !<br />

Charlie mange, boit et analyse avec finesse <strong>le</strong>s sensations jubilatoires qui l'envahissent.<br />

Charlie sent <strong>le</strong> désir reprendre ses droits.<br />

Il observe <strong>le</strong> flot <strong>de</strong>s citadins <strong>de</strong>rrière la vitre. Il se dit que <strong>le</strong> premier acte <strong>de</strong> sa<br />

métamorphose, c'est son obésité. Après tout, ainsi enveloppé, protégé, <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> autour <strong>de</strong><br />

lui peut être plus léger.<br />

Demain, c'est sûr, il quitte Sandy et met en scène <strong>le</strong> <strong>de</strong>uxième acte!<br />

38


Naufragée<br />

Par Anne Lheureux-Pietyra<br />

El<strong>le</strong> alluma une cigarette, resta un instant suspendue puis souffla longuement sa fumée vers<br />

<strong>le</strong> plafond. El<strong>le</strong> ouvrit la bouche, s’éclaircit la voix, puis se tut. C’était <strong>le</strong> début <strong>de</strong> l’automne.<br />

El<strong>le</strong> avait roulé <strong>de</strong> nuit et était arrivée très tôt. El<strong>le</strong> avait voulu apporter <strong>de</strong>s croissants, mais<br />

la boulangerie du village était encore fermée. Sa sœur n’était pas encore <strong>le</strong>vée, el<strong>le</strong> avait dû<br />

sonner trois fois avant qu’el<strong>le</strong> ne lui ouvre la porte.<br />

L’homme <strong>de</strong> ma vie régresse. Il ne lit plus, ne me par<strong>le</strong> plus, ne sort plus.<br />

Sa sœur se tourna vers el<strong>le</strong> et lui tendit un cendrier.<br />

Que fait-il <strong>de</strong> ses journées, alors ?<br />

C’était bien la question. Rien, il ne faisait rien. Il la regardait, écrivait <strong>de</strong>s listes <strong>de</strong> courses<br />

interminab<strong>le</strong>s, établissait <strong>de</strong>s comparatifs <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> l’essence, faisait <strong>de</strong>s mots croisés sur<br />

<strong>de</strong>s gril<strong>le</strong>s arrachées à <strong>de</strong>s magazines <strong>de</strong> sal<strong>le</strong>s d’attente, allumait la télé sans vraiment la<br />

regar<strong>de</strong>r, mais ne faisait rien, et, surtout, ne disait rien. Et quand il disait quelque chose, ça<br />

tombait <strong>le</strong> plus souvent à côté. El<strong>le</strong> se tourna vers sa sœur.<br />

Il ne fait rien <strong>de</strong> particulier. Il fait <strong>de</strong>s mots croisés, <strong>de</strong>s listes <strong>de</strong> courses classées par ordre<br />

alphabétique, ce genre <strong>de</strong> choses.<br />

Tu lui en as parlé ?<br />

De quoi ?<br />

Mais <strong>de</strong> ça, du vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s listes <strong>de</strong> courses. On par<strong>le</strong> d’un écrivain, pas d’une caissière <strong>de</strong><br />

supérette.<br />

Le rapport avec <strong>le</strong>s caissières lui échappa. Son homme n’écrivait plus, ne lisait plus. Il se<br />

délitait. Seul son corps restait, comme une trace <strong>de</strong> l’homme qu’el<strong>le</strong> avait aimé.<br />

El<strong>le</strong> regarda par la fenêtre. Le jour s’était <strong>le</strong>vé. Des enfants jouaient <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la rue.<br />

Un petit garçon en pull b<strong>le</strong>u se tourna vers el<strong>le</strong>, s’immobilisa un instant, puis se jeta sur une<br />

petite fil<strong>le</strong> à qui il asséna un coup <strong>de</strong> pel<strong>le</strong> en plastique. El<strong>le</strong> n’avait jamais eu d’enfant, il<br />

n’avait pas voulu. El<strong>le</strong> ne savait pas très bien si el<strong>le</strong> <strong>le</strong> regrettait ou pas. El<strong>le</strong> n’aurait<br />

probab<strong>le</strong>ment pas su s’en occuper et aurait fini, comme toutes ces mères dépassées, par<br />

<strong>le</strong>ur hur<strong>le</strong>r <strong>de</strong> ranger <strong>le</strong>ur chambre et <strong>de</strong> lui par<strong>le</strong>r sur un autre ton. Ça lui avait semblé plus<br />

simp<strong>le</strong> <strong>de</strong> ne pas en avoir.<br />

Comment veux-tu que je lui en par<strong>le</strong>, il est tel<strong>le</strong>ment ail<strong>le</strong>urs.<br />

Et qu’est-ce que tu vas faire ?<br />

Sa sœur lui avait servi un café très fort, qui tordait l’estomac.<br />

Que veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas <strong>le</strong> laisser seul.<br />

Les larmes lui montèrent aux yeux. Ils avaient été très heureux. Avant qu’el<strong>le</strong> ne soit en<br />

permanence sur ses gar<strong>de</strong>s pour éviter qu’il ne dérail<strong>le</strong> complètement, qu’il ne se per<strong>de</strong> au<br />

supermarché, qu’il ne sorte <strong>le</strong>s poubel<strong>le</strong>s au milieu <strong>de</strong> la nuit à moitié nu. El<strong>le</strong> avait monté la<br />

gar<strong>de</strong> <strong>pendant</strong> <strong>de</strong>s nuits, dormant à peine, tandis que ses cernes se creusaient et que ses<br />

cheveux achevaient <strong>de</strong> blanchir. El<strong>le</strong> ne prenait plus la peine <strong>de</strong> <strong>le</strong>s teindre, ça faisait si<br />

longtemps qu’il ne la regardait plus comme une femme.<br />

On a été tel<strong>le</strong>ment heureux dit-el<strong>le</strong> d’une voix sour<strong>de</strong>. Trop peut-être.<br />

Sa sœur frissonna.<br />

Tu dis n’importe quoi. Ça n’existe pas d’être trop heureux. Tu es juste crevée et déprimée.<br />

Ton mari se noie sous tes yeux.<br />

El<strong>le</strong> re<strong>le</strong>va la tête brusquement, regarda sa sœur d’un air paniqué, puis se détendit. Elise ne<br />

savait pas, el<strong>le</strong> ne pouvait pas savoir. El<strong>le</strong> prit une nouvel<strong>le</strong> cigarette, ne l’alluma pas, puis se<br />

retourna.<br />

On va faire <strong>le</strong> marché ? Il y a toujours <strong>le</strong> marché <strong>le</strong> samedi matin ?<br />

Sa sœur sourit, soulagée.<br />

39


Toujours. Tu te souviens <strong>de</strong>s malabars <strong>de</strong> la Mère Vaillant ?<br />

El<strong>le</strong> est encore là?<br />

Bien sûr que non, el<strong>le</strong> est morte <strong>de</strong>puis longtemps. On ira juste à la pâtisserie, on prendra<br />

<strong>de</strong>s éclairs au chocolat. Ils sont nuls en gâteaux, mais <strong>le</strong>s éclairs sont mangeab<strong>le</strong>s. Attendsmoi<br />

ici, je prends une douche et on y va.<br />

Depuis <strong>de</strong>s années, son mari était l’homme <strong>de</strong> sa vie. El<strong>le</strong> l’avait rencontré à l’université,<br />

alors qu’el<strong>le</strong> était une toute jeune femme et, <strong>de</strong>puis, ne l’avait pas quitté. El<strong>le</strong> l’avait soutenu<br />

quand il s’épuisait à écrire chaque soir après <strong>le</strong> travail. El<strong>le</strong> avait lutté pour qu’il accepte <strong>de</strong><br />

terminer un texte puis <strong>de</strong> l’envoyer à <strong>de</strong>ux, quatre, dix éditeurs. El<strong>le</strong> avait p<strong>le</strong>uré avec lui<br />

quand son premier livre, un <strong>recueil</strong> <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s, avait été publié puis quand <strong>le</strong>s premières<br />

critiques étaient parues. El<strong>le</strong> s’était effacée à mesure que <strong>le</strong> succès venait, acceptant<br />

volontiers <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> un peu ingrat <strong>de</strong> « femme <strong>de</strong> », apprivoisant <strong>le</strong> quotidien pour qu’il ne nuise<br />

pas à sa création. El<strong>le</strong> avait vaillamment supporté ses crises d’angoisse, qui <strong>le</strong> faisaient se<br />

décomposer à la sortie <strong>de</strong> chaque livre. El<strong>le</strong> lui avait procuré, <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> temps, la sérénité<br />

qu’il prenait pour un dû. El<strong>le</strong> avait fermé <strong>le</strong>s yeux sur <strong>le</strong>s bouteil<strong>le</strong>s d’alcool qui se vidaient<br />

trop vite, sur <strong>le</strong>s regards indécents <strong>de</strong> femmes trop bel<strong>le</strong>s et trop jeunes, sur <strong>le</strong> sourire<br />

con<strong>de</strong>scendant qu’il avait parfois lorsqu’il la regardait. El<strong>le</strong> avait souri, toujours joyeuse aux<br />

cocktails <strong>de</strong>s maisons d’éditions, veillant à laisser l’image d’une femme juste assez pétillante<br />

pour valoriser son mari sans jamais l’éclipser.<br />

De l’autre côté <strong>de</strong> la rue, <strong>le</strong>s enfants se <strong>le</strong>vèrent d’un bond, sauf <strong>le</strong> plus petit qui tapait<br />

résolument avec sa pel<strong>le</strong> en plastique sur <strong>le</strong> montant d’une balançoire. Quatre têtes se<br />

tournèrent vers la gauche. Une voiture gris clair se gara <strong>de</strong>vant la maison, <strong>de</strong>ux hommes en<br />

uniforme en sortirent. El<strong>le</strong> recula brusquement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pas, renversant un peu <strong>de</strong> café sur<br />

sa veste.<br />

Sa sœur <strong>de</strong>scendait l’escalier quand on sonna.<br />

J’y vais, dit-el<strong>le</strong> en ouvrant la porte.<br />

Bonjour. Nous cherchons Madame Fabre.<br />

C’est ma sœur, comment savez-vous qu’el<strong>le</strong> est ici ?<br />

Les <strong>de</strong>ux hommes se regardèrent. El<strong>le</strong> s’avança dans <strong>le</strong> couloir.<br />

Madame Fabre ?<br />

C’est moi.<br />

L’homme <strong>de</strong> gauche inspira longuement.<br />

Nous avons une mauvaise nouvel<strong>le</strong>. Votre mari s’est noyé dans sa baignoire. Votre femme <strong>de</strong><br />

ménage l’a trouvé ce matin. Je suis désolé.<br />

El<strong>le</strong> baissa la tête un long moment. El<strong>le</strong> se tourna vers sa sœur, voulut par<strong>le</strong>r, renonça. El<strong>le</strong><br />

revit ses cheveux flottant autour <strong>de</strong> son visage. Il était si beau, si calme. Son sexe flottait un<br />

peu. Il semblait avoir rajeuni <strong>de</strong> dix ans. El<strong>le</strong> l’avait contemplé longuement, lui avait caressé<br />

<strong>le</strong> visage, avait p<strong>le</strong>uré, puis el<strong>le</strong> s’était <strong>le</strong>vée, avait terminé son paquet <strong>de</strong> cigarettes. El<strong>le</strong> avait<br />

dansé sans musique, bu quelques gorgées <strong>de</strong> champagne tiè<strong>de</strong> à même la bouteil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong><br />

s’était assoupie quelques instants dans un fauteuil, puis el<strong>le</strong> avait saisi son sac et un nouveau<br />

paquet <strong>de</strong> cigarettes et était partie chez sa sœur.<br />

El<strong>le</strong> posa son regard sur <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux hommes.<br />

Je vous suis.<br />

40


C’était mon travail<br />

Par Rose Michel<br />

Sandy n’oublierait jamais ce jour où son mari était rentré plus tard que d’habitu<strong>de</strong> et lui<br />

avait annoncé d’une voix tremblante <strong>de</strong> sanglots retenus qu’il était viré. Lui dont l’allure était<br />

habituel<strong>le</strong>ment si fière, semblait porter sur ses épau<strong>le</strong>s toute la misère du mon<strong>de</strong>. Il restait<br />

<strong>de</strong>bout au milieu du salon, sans faire un geste, à peine s’il respirait. Puis son regard vi<strong>de</strong> avait<br />

fait <strong>le</strong> tour <strong>de</strong> la pièce, comme s’il ne reconnaissait pas <strong>le</strong>s lieux, comme s’il cherchait<br />

quelque chose. Ses yeux s’étaient soudain éclairés en se posant sur <strong>le</strong> canapé. Il s’était dirigé<br />

vers lui d’une démarche chaotique et s’était effondré sur <strong>le</strong>s coussins moel<strong>le</strong>ux. Puis il n’avait<br />

plus bougé et était resté prostré comme une bête mala<strong>de</strong>.<br />

Sandy n’avait jamais vu son mari dans un tel état. Sans un mot, el<strong>le</strong> s’était assise à ses<br />

côtés. Ils étaient restés ainsi, immobi<strong>le</strong> et si<strong>le</strong>ncieux jusque tard dans la nuit. Lorsque Sandy<br />

était montée se coucher, il n’avait pas voulu la suivre. C’était <strong>de</strong>puis ce jour, ce jour du<br />

licenciement, que <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy restait dans <strong>le</strong> canapé.<br />

Peu <strong>de</strong> temps après <strong>le</strong> licenciement, Gérard avait assisté à la cérémonie autour <strong>de</strong> la<br />

stè<strong>le</strong> qui avait été posée <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> portier <strong>de</strong> l'aciérie, en souvenir <strong>de</strong>s promesses non tenues<br />

du Prési<strong>de</strong>nt. Cela avait été une cérémonie p<strong>le</strong>ine <strong>de</strong> gravité et <strong>de</strong> si<strong>le</strong>nce. Mais <strong>le</strong>s<br />

mâchoires crispées, <strong>le</strong>s poings serrés, <strong>le</strong>s regards p<strong>le</strong>in d’une détermination farouche<br />

rendaient palpab<strong>le</strong> la colère qui <strong>le</strong>s remplissait tous. Et c’était pitié <strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s hommes qui<br />

retenaient <strong>de</strong>s larmes <strong>de</strong> honte ou <strong>de</strong> déception.<br />

— Les politicards, c’est rien que <strong>de</strong>s menteurs, et <strong>le</strong>s patrons, <strong>de</strong>s salopards qui ne<br />

pensent qu’à s’engraisser, avait dit Gérard lorsqu’il était rentré chez lui. Nous on crève et<br />

tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> s’en fout. J’ai <strong>de</strong>s envies <strong>de</strong> meurtres, <strong>de</strong>s envies <strong>de</strong> tout faire sauter, mais tuer<br />

qui, faire sauter quoi ? Bon sang, c’était mon travail ! Qu’est-ce que je vais faire maintenant ?<br />

Sandy souffrait <strong>de</strong> la souffrance <strong>de</strong> son mari et ne savait comment l’ai<strong>de</strong>r. Ses paro<strong>le</strong>s <strong>de</strong><br />

réconfort ne faisaient qu’exacerber un peu plus la colère et <strong>le</strong> désespoir <strong>de</strong> Gérard. Petit à<br />

petit, il n’y eut plus <strong>de</strong> dialogue entre eux. Au début, Sandy avait fait preuve <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong><br />

patience et <strong>de</strong> compréhension. Ce licenciement, c’était un vrai coup dur pour lui. Il avait<br />

consacré sa vie à son travail à l’aciérie comme avant lui, son père, son grand-père et son<br />

arrière-grand-père. Mais tout cela était fini.<br />

Quelque chose en Gérard s’était brisée. Il lui faudrait du temps pour digérer cela. Sandy <strong>le</strong><br />

savait et acceptait sans rien dire <strong>le</strong> laisser al<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>quel il s’enfonçait chaque jour un peu<br />

plus. Abandonné dans <strong>le</strong> canapé comme un objet inuti<strong>le</strong>, il passait ses journées à regar<strong>de</strong>r la<br />

télévision et à s’envoyer <strong>de</strong>s canettes <strong>de</strong> bière dont la quantité augmentait chaque jour un peu<br />

plus. C’est sur la boisson qu’ils eurent <strong>le</strong>urs premières disputes.<br />

Tous <strong>le</strong>s soirs, dès qu’il s’était endormi, abruti par l’alcool, el<strong>le</strong> ramassait <strong>le</strong>s canettes<br />

vi<strong>de</strong>s, vidait <strong>le</strong>s cendriers qui débordaient et nettoyait <strong>le</strong> tapis.<br />

Le matin, il dormait encore quand el<strong>le</strong> partait à son travail, après lui avoir préparé<br />

quelques sandwiches. Quand el<strong>le</strong> rentrait <strong>le</strong> soir, il était déjà saoul et fixait la télévision d’un<br />

œil vitreux.<br />

Un jour, Sandy ne <strong>le</strong> ravitailla plus en canettes <strong>de</strong> bière. Il fut bien obligé <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> chez<br />

lui quand son stock était épuisé.<br />

Ses copains et anciens compagnons d’usine venaient <strong>le</strong> voir <strong>de</strong> temps en temps et<br />

essayaient en vain <strong>de</strong> <strong>le</strong> raisonner. Les choses se gâtèrent quand un jour, ils tentèrent <strong>de</strong> <strong>le</strong><br />

convaincre <strong>de</strong> <strong>le</strong>s accompagner à un meeting organisé par <strong>le</strong>s gars d’une usine encore en<br />

activité mais qui allait fermer aussi prochainement. Il n’accepta pas <strong>de</strong> <strong>le</strong>s suivre.<br />

41


— Bon sang, Gérard, tu ne peux pas continuer à vivre ainsi, tu fous ta vie et cel<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />

Sandy en l’air !<br />

— Mais ma vie, el<strong>le</strong> est déjà foutu, pauvre imbéci<strong>le</strong>, vous ne voyez pas qu’on est bon<br />

pour la casse et que ça sert à rien <strong>de</strong> se crever. Vous me faites rigo<strong>le</strong>r avec vos défilés<br />

bidons, personne en a rien à faire. Je préfère mon canapé, tranquil<strong>le</strong>, peinard, ne venez plus<br />

m’emmer<strong>de</strong>r avec tout ça. Barrez-vous, je ne veux plus vous voir chez moi.<br />

Gérard venait <strong>de</strong> couper <strong>le</strong>s <strong>de</strong>rniers liens qui lui restaient avec <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

— Qu’ils ail<strong>le</strong>nt se faire voir, je n’ai pas besoin d’eux,<br />

maugréa–t-il<br />

Pour Sandy la coupe était p<strong>le</strong>ine. À bout, el<strong>le</strong> évacua <strong>le</strong> trop p<strong>le</strong>in <strong>de</strong> colère et <strong>de</strong> désespoir<br />

qui était en el<strong>le</strong> <strong>de</strong>puis plusieurs mois.<br />

— J’en peux plus, Gérard, tu dois te secouer, il y va <strong>de</strong> la survie <strong>de</strong> notre coup<strong>le</strong><br />

— Voilà ce que j’en fais <strong>de</strong> la survie <strong>de</strong> notre coup<strong>le</strong>, répliqua Gérard en envoyant une<br />

canette <strong>de</strong> bière à la figure <strong>de</strong> Sandy.<br />

Quand Gérard se réveilla <strong>le</strong> <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main très tard dans la matinée, la maison était vi<strong>de</strong> et<br />

si<strong>le</strong>ncieuse, comme d’habitu<strong>de</strong>. Ce qui était nouveau c’est qu’il n’y avait pas <strong>de</strong> sandwiches<br />

dans <strong>le</strong> frigo. Le soir, Sandy ne rentra pas ni aucun <strong>de</strong>s soirs suivants.<br />

Gérard fit ses sandwiches lui-même. Il sortait <strong>de</strong> chez lui seu<strong>le</strong>ment quand la bière<br />

manquait. Il marchait à petits pas <strong>le</strong>nts comme un vieillard.<br />

Parfois il tanguait.<br />

42


Zapping or not zapping,<br />

that is the question!<br />

Par Rose Michel<br />

Fred restait dans <strong>le</strong> canapé <strong>de</strong>puis que Bob l’avait viré <strong>de</strong> son fauteuil préféré. Fred, c’était<br />

<strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy. Bob, c’était <strong>le</strong> chien <strong>de</strong> Sandy.<br />

Quand Bob avait été un jeune chien, <strong>le</strong>s choses s’étaient bien passées entre Fred et lui.<br />

C’est plus tard que ça s’est gâté, quand Bob s’est mis à regar<strong>de</strong>r la télévision.<br />

Ce qui a tout déc<strong>le</strong>nché, c’est une émission sur <strong>le</strong>s animaux. Fred n’en regardait jamais.<br />

Mais ce jour-là, son match <strong>de</strong> foot terminé, Fred s’était mis à zapper et s’était attardé sur ce<br />

documentaire animalier. Le chien dormait dans son panier. Quand il a entendu <strong>le</strong>s<br />

aboiements dans <strong>le</strong> poste, ses oreil<strong>le</strong>s se sont dressées. Puis il s’est mis à grogner quand il a<br />

entendu <strong>de</strong>s miau<strong>le</strong>ments.<br />

─ Viens voir, ton chien s’intéresse à ce qui se passe à la télé !<br />

─ Mais oui, c’est vrai, s’est exclamée Sandy en arrivant dans <strong>le</strong> salon. Mon toutou à moi il<br />

regar<strong>de</strong> la télé ! T’as vu, ce qu’il est intelligent !<br />

─ Ou complément taré, on n’a jamais vu ça, un chien qui regar<strong>de</strong> la télé !<br />

Sandy prit l’habitu<strong>de</strong> d’allumer la télévision tous <strong>le</strong>s jours dès qu’el<strong>le</strong> rentrait <strong>de</strong> la<br />

promena<strong>de</strong> avec Bob. Le chien s’installait dans son panier, et la tête appuyée au rebord <strong>de</strong><br />

celui-ci fixait l’écran d’un air très intéressé puis finissait par s’endormir. Quand Sandy<br />

éteignait la télé, <strong>le</strong> chien se réveillait et se mettait à gémir. On laissa la télé en marche en<br />

permanence.<br />

Un jour, <strong>le</strong> chien bondit sur <strong>le</strong> fauteuil <strong>de</strong> Fred, renifla <strong>le</strong>s o<strong>de</strong>urs qui y traînaient, tourna<br />

trois fois sur lui-même et finit par se lover au creux du coussin moel<strong>le</strong>ux.<br />

Sandy n’eut pas <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> l’en chasser.<br />

Quand Fred revint <strong>de</strong> son travail, il vira <strong>le</strong> chien du fauteuil et se fit mordre. Le chien se<br />

recoucha dans <strong>le</strong> fauteuil et montra <strong>le</strong>s crocs en direction <strong>de</strong> Fred.<br />

─ Ton chien est mala<strong>de</strong>, il m’a piqué mon fauteuil et m’a mordu, viens l’en<strong>le</strong>ver <strong>de</strong> là.<br />

─ T’exagères, il t’a juste pincé. Viens là, mon bébé d’amour, viens voir maman.<br />

Sandy sou<strong>le</strong>va <strong>le</strong> chien et <strong>le</strong> mit dans son panier. Le chien hurla à la mort. On remit Bob<br />

dans <strong>le</strong> fauteuil et Fred s’installa dans <strong>le</strong> canapé.<br />

─ Ce n’est pas possib<strong>le</strong>, un clébard pareil, bientôt il va me piquer ma place au lit !<br />

─ Pourquoi, pas, si tu continues d’être aussi con, c’est bien ce qui risque d’arriver !<br />

Fred était sidéré <strong>de</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>de</strong> sa femme. Jusqu’où pouvait l’emmener l’amour pour son<br />

chien, c’était un mystère !<br />

Un autre jour, Fred zappait sur <strong>le</strong>s chaînes <strong>de</strong> télé quand Bob se mit à japper. Fred<br />

interloqué, observa <strong>le</strong> chien et <strong>le</strong>s émissions. Il <strong>de</strong>vait se rendre à l’évi<strong>de</strong>nce, ce chien<br />

montrait ses préférences. Un jappement pour ce qui lui plaisait, un soupir ou un<br />

gémissement pour ce qui ne l’intéressait pas. Bob raffolait <strong>de</strong>s émissions animalières,<br />

musica<strong>le</strong>s et culinaires. Quand il regardait ces <strong>de</strong>rnières, il bavait comme un porc, il avait<br />

fallu couvrir <strong>le</strong> fauteuil d’un drap qui était changé très souvent.<br />

Hélas, Bob n’aimait pas <strong>le</strong> foot, alors que Fred ne loupait jamais un match.<br />

Dès que Fred mettait un match <strong>de</strong> foot, <strong>le</strong> chien grognait. Si Fred ne changeait pas <strong>de</strong><br />

chaîne rapi<strong>de</strong>ment, <strong>le</strong> chien hurlait à la mort. Fred avait accepté beaucoup <strong>de</strong> choses mais<br />

ça, c’était trop !<br />

─ Ton chien m’emmer<strong>de</strong>, si tu ne fais pas quelque chose, je <strong>le</strong> mets à la fourrière !<br />

43


─ Essaie <strong>de</strong> faire ça et tu ne me verras plus, hurla Sandy. C’est toi, l’humain, c’est toi qui a<br />

la Raison alors c’est à toi <strong>de</strong> faire un effort !<br />

Fred a acheté un second poste <strong>de</strong> télévision qu’il a installé dans la chambre. C’est là<br />

maintenant qu’il regar<strong>de</strong> <strong>le</strong> foot et ses émissions préférées.<br />

Le chien continue <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la télé dans <strong>le</strong> salon et Sandy réfléchit à la manière dont<br />

el<strong>le</strong> pourrait lui apprendre à changer <strong>le</strong>s chaînes lui-même.<br />

44


Juste un oubli<br />

Par Christiane Noisette<br />

Quand je dis, femme <strong>de</strong> ma vie, je <strong>de</strong>vrais plutôt dire femme qui m’a donné la vie. Vie<br />

tranquil<strong>le</strong> bercée d’amour. Je voulais juste la remercier. L’accompagner dans son rêve <strong>le</strong><br />

plus fou.<br />

Quand el<strong>le</strong> m’a regardé ce jour-là, ses yeux étaient perlés <strong>de</strong> chagrin. El<strong>le</strong> s’est approchée <strong>de</strong><br />

moi et a éclaté <strong>de</strong> rire. Pas <strong>de</strong> ce rire familier échangé entre nous. Pas non plus celui que je<br />

déc<strong>le</strong>nchais en el<strong>le</strong> quand el<strong>le</strong> me tançait d’un regard coquin. Non, ce rire-là, n’était que pour<br />

moi. M’aimait-el<strong>le</strong> à ce point, qu’à ma simp<strong>le</strong> vue son cœur éclatait <strong>de</strong> bonheur ? Ce<br />

bonheur ! Quel bonheur ? Le bonheur d’une absence bien présente. Le bonheur d’un rire vi<strong>de</strong>.<br />

El<strong>le</strong> m’a regardé et ri. Si j’avais osé, je lui aurais dit d’arrêter. Je <strong>de</strong>venais fou avec el<strong>le</strong>.<br />

J’avais envie <strong>de</strong> la laisser seu<strong>le</strong> avec son rire. Ses yeux ont souri. El<strong>le</strong> a ri. Un rire sans<br />

cha<strong>le</strong>ur. Un rire <strong>de</strong> <strong>de</strong>rnière heure. Un rire <strong>de</strong> peur. Sa peur, je l’ai sentie. El<strong>le</strong> a ri. Son rire<br />

m’a traversé <strong>le</strong> corps. J’ai eu peur. Peur <strong>de</strong> la perdre vraiment. Peur qu’el<strong>le</strong> parte seu<strong>le</strong> et ne<br />

revienne pas.<br />

J’ai dit oui.<br />

Ma mère n’avait pas choisi notre <strong>de</strong>stination par hasard. El<strong>le</strong> avait opté pour l’exotisme<br />

modéré. El<strong>le</strong> ne cautionnait pas <strong>le</strong>s marchés attrapes touristes organisés. El<strong>le</strong> voulait être<br />

maîtresse d’el<strong>le</strong>-même. El<strong>le</strong> voulait pouvoir déci<strong>de</strong>r – tout déci<strong>de</strong>r. Alors, en feuil<strong>le</strong>tant<br />

négligemment ce catalogue <strong>de</strong> voyage, ce petit hôtel à St François lui avait tapé dans l’œil. La<br />

plage à perte <strong>de</strong> vue, quelques parasols à rayures rouges et grises, <strong>de</strong>s transats en libreservice,<br />

une gran<strong>de</strong> piscine. El<strong>le</strong> avait craqué. Animaux et enfants en bas âge n’étaient pas<br />

admis. El<strong>le</strong> en était soulagée et heureuse. Le plus important était ce qu’el<strong>le</strong> appelait son<br />

ballon d’oxygène. L’hôtel <strong>le</strong> proposait. L’équipement était fourni. El<strong>le</strong> en rêvait. Par <strong>le</strong> biais<br />

d’une agence el<strong>le</strong> réserva ce séjour carte posta<strong>le</strong> <strong>de</strong> quinze jours pour <strong>de</strong>ux personnes.<br />

J’avais d’abord refusé <strong>de</strong> l’accompagner, puis j’avais cédé.<br />

Comment aurai-je pu savoir que pour lui faire plaisir, j’allais la conduire à sa perte. À notre<br />

perte. Perte d’un oubli si vite oublié.<br />

Le temps s’égrène. El<strong>le</strong> traîne ses oublis.<br />

Je suis là assis en face d’el<strong>le</strong> dans <strong>cette</strong> sal<strong>le</strong> d’embarquement. Je lui tiens la main et la<br />

regar<strong>de</strong> me sourire. El<strong>le</strong> me raconte son <strong>de</strong>rnier bonheur. El<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> heureuse. Le<br />

comment el<strong>le</strong> en est arrivée là. Je ne sais pas. Je pense qu’el<strong>le</strong> ne veut pas se souvenir d’un<br />

avant qui l’encombre. El<strong>le</strong> veut vivre son futur – sans passé, sans avenir. Rien, ni personne ne<br />

pourra la faire changer d’avis. En écoutant sa voix me bercer, j’ai envie <strong>de</strong> la protéger. Je ne<br />

sais pas encore que d’ici quelques jours, <strong>cette</strong> femme, ma mère aura exaucé son <strong>de</strong>rnier<br />

vœu.<br />

Son paradis s’étend <strong>de</strong>vant nous. Un paradis complice. Les photos n’avaient pas menti.<br />

Le décor est féerique.<br />

Une symbiose <strong>de</strong> perfection comme on voit dans certains reportages télévisuels. On savait.<br />

C’était son mon<strong>de</strong> à el<strong>le</strong>. Son paradis. Son visage s’éclairait. La folie s’emparait d’el<strong>le</strong>. Son<br />

regard <strong>de</strong>venait fixe. El<strong>le</strong> partait pour son paradis. Nous n’existions plus. El<strong>le</strong> n’était plus là.<br />

Avant même d’avoir déballé <strong>le</strong>s valises, el<strong>le</strong> a voulu al<strong>le</strong>r voir ce lieu béni <strong>de</strong>s dieux. El<strong>le</strong><br />

voulait <strong>le</strong> vivre. S’en emplir. Ne plus faire qu’un avec lui. Lui et el<strong>le</strong>. L’autre El<strong>le</strong>, <strong>cette</strong><br />

immensité peuplée <strong>de</strong> mystères qu’el<strong>le</strong> avait appris, <strong>de</strong>puis sa plus tendre enfance, à<br />

45


observer <strong>de</strong>s heures entières <strong>le</strong> regard perdu au loin. Pas un jour sans qu’el<strong>le</strong> dise, avec une<br />

pointe d’humour : « Quand je serais gran<strong>de</strong> j’irais. Je plongerais noyer mon bonheur dans ce<br />

vi<strong>de</strong> luxurieux ».<br />

Nous y étions.<br />

Ma mère retira ses espadril<strong>le</strong>s et commença à marcher dans l’eau transparente. De<br />

minuscu<strong>le</strong>s poissons lui chatouillaient <strong>le</strong>s mol<strong>le</strong>ts. El<strong>le</strong> éclata <strong>de</strong> rire. D’un rire si inhabituel<br />

que je crus bien un instant qu’el<strong>le</strong> ne s’arrêterait jamais. Que son cœur allait s’asphyxier par<br />

tant <strong>de</strong> ravissements. Des algues se coincèrent entre ses orteils. El<strong>le</strong> n’aima pas <strong>cette</strong><br />

sensation visqueuse. Son rire se bloqua net. El<strong>le</strong> se mit à hur<strong>le</strong>r si fort que j’eu besoin <strong>de</strong><br />

renfort pour l’allonger sur <strong>le</strong> sab<strong>le</strong> et doucement, en la caressant, la ramener au calme. El<strong>le</strong><br />

me maudit <strong>de</strong> n’avoir pas pensé à prendre <strong>le</strong>s chaussures spécia<strong>le</strong>s bord <strong>de</strong> mer. « Ça<br />

m’étonne pas – Alors non vraiment – Surtout ne me dis pas - ». Cela n’aurait servi à rien que<br />

je lui dise que c’était sa faute, qu’el<strong>le</strong> ne m’avait pas laissé <strong>le</strong> temps d’ouvrir son sac <strong>de</strong><br />

voyage. Non, cela n’aurait servi à rien. Je <strong>le</strong> savais. Je n’ai rien dit.<br />

Ce qu’el<strong>le</strong> savait, c’était que <strong>de</strong>vant nous s’étendait l’autre el<strong>le</strong>. Cel<strong>le</strong> qui, du plus loin qu’el<strong>le</strong><br />

se souvienne faisait battre son cœur et vivre ce coin <strong>de</strong> mémoire incompressib<strong>le</strong>. Sa bel<strong>le</strong><br />

mémoire comme el<strong>le</strong> affectionnait à la nommer.<br />

Ma mère aimait ce va et vient incessant. Ce fracassement puissant percutant digues et<br />

rochers. Ce mouvement sablonneux creusant <strong>de</strong>s rigo<strong>le</strong>s ruisselantes qui laissaient<br />

apparaître, l’espace d’un ressac, <strong>de</strong>s vestiges sque<strong>le</strong>ttiques <strong>de</strong> coquillages d’un autre temps.<br />

El<strong>le</strong> aimait ce bruit envoûtant qui chassait la tristesse <strong>de</strong> ses pensées. El<strong>le</strong> se voyait bien<br />

fureur aquatique roulant au loin l’écume <strong>de</strong> sa vie. Loin, c’était partout et surtout nul<strong>le</strong> part.<br />

De sa faib<strong>le</strong>sse, el<strong>le</strong> avait décidé <strong>de</strong> tirer ses <strong>de</strong>rnières forces. El<strong>le</strong> ne nous écoutait pas.<br />

Devant tant d’obstination, mon père avait abandonné tout espoir <strong>de</strong> lui faire entendre raison.<br />

Il n’était <strong>de</strong> toute façon pas question qu’il nous accompagne. Il ne la comprenait plus. Il<br />

n’aimait pas son paradis à el<strong>le</strong>. Ça mettait ma mère dans tous ses états. Je comprenais mon<br />

père. L’épuisement d’une lutte <strong>de</strong> tout instant l’avait détruit. Les colères <strong>de</strong> ma mère<br />

arrivaient à l’improviste. El<strong>le</strong> disait que « Nous avions tort – Qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> ferait car trop <strong>de</strong> rien<br />

ne font pas femme - Et puis que zut el<strong>le</strong> voulait plus se battre ». Une avalanche <strong>de</strong> bribes <strong>de</strong><br />

phrases sans fin, sans idée concise. Nous ne saisissions que rarement <strong>le</strong> pourquoi d’une tel<strong>le</strong><br />

colère. Un livre. Une émission d’autosatisfaction à la télévision. El<strong>le</strong> émergeait soudain <strong>de</strong> sa<br />

torpeur, se <strong>le</strong>vait et hurlait face à l’écran <strong>de</strong>s mots orduriers pour faire taire <strong>le</strong>s<br />

bonimenteurs <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière l’écran. On avait beau lui dire qu’ils n’entendaient pas, rien ne<br />

l’arrêtait, sauf son épuisement. Nous disposions alors <strong>de</strong> quelques heures pour penser à<br />

nous. Pour être honnêtes, <strong>le</strong>s médicaments nous aidaient souvent à éviter ses moments<br />

d’égarements.<br />

Les jours s’écou<strong>le</strong>nt. El<strong>le</strong> par<strong>le</strong> beaucoup. J’écoute pour mieux la connaître, la comprendre.<br />

Je la découvre femme et mère. Mes si<strong>le</strong>nces l’apaisent. Le temps s’effiloche. Ses pensées<br />

s’embrouil<strong>le</strong>nt. Le séjour touche à sa fin.<br />

El<strong>le</strong> a pris ma main.<br />

Allait-el<strong>le</strong>, au <strong>de</strong>rnier moment, renoncer à sa folie ?<br />

Nous sommes passés à la réception <strong>de</strong> l’hôtel <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si, par hasard, il n’y avait pas un<br />

message. Déçue, el<strong>le</strong> a discrètement essuyé une larme. J’ai fait comme si je n’avais pas vu.<br />

Un mot <strong>de</strong> lui aurait peut-être suffi, là, maintenant, à la faire changer d’avis.<br />

El<strong>le</strong> a souri à l’employé <strong>de</strong> la plage qui, tous <strong>le</strong>s jours à 17h, lui apportait, sur un plateau en<br />

bois tressé, son thé aux péta<strong>le</strong>s <strong>de</strong> roses. El<strong>le</strong> aimait bien finir l’après-midi allongée sur <strong>le</strong><br />

même transat que <strong>le</strong> premier jour à regar<strong>de</strong>r <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il se noyer dans l’océan.<br />

Pense-t-el<strong>le</strong> aux heures à venir?<br />

46


Ses pas se font <strong>de</strong> plus en plus ramassés.<br />

Hésite-t-el<strong>le</strong> ?<br />

Sa démarche d’habitu<strong>de</strong> si rythmée s’alanguit sur <strong>le</strong> sab<strong>le</strong>.<br />

Va-t-el<strong>le</strong> faire <strong>de</strong>mi-tour ?<br />

Le ponton apparaît au loin. Le bateau nous attend. El<strong>le</strong> serre ma main encore plus fort.<br />

Sa volonté la lâche-t-el<strong>le</strong> ?<br />

Deux combinaisons noires, tel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s ectoplasmes, pen<strong>de</strong>nt tristement. Des palmes. Des<br />

bouteil<strong>le</strong>s. Tout est prêt pour <strong>le</strong> grand saut. El<strong>le</strong> me regar<strong>de</strong>, m’embrasse et rit.<br />

Non ! El<strong>le</strong> est toujours la même.<br />

El<strong>le</strong> veut, mais moi suis-je prêt ?<br />

N’avais-je pas dit oui simp<strong>le</strong>ment pour ne plus l’entendre ? Ne plus être bercé par ses<br />

plaintes.<br />

Avais-je compris que c’était ma main qui allait la conduire à sa fin ?<br />

Etait-il trop tard maintenant pour renoncer ?<br />

Allais-je faire <strong>le</strong> saut avec el<strong>le</strong> ?<br />

Être lâche me suffirait pour vivre, si je la gardais.<br />

Non, je n’avais pas tout compris. Je crois même que, jusqu’au bout, je n’y ai pas cru. Jamais<br />

je n’avais soupçonné en el<strong>le</strong> autant <strong>de</strong> détermination.<br />

C’était ma mère.<br />

Seu<strong>le</strong>s quelques bul<strong>le</strong>s d’air valsent autour d’el<strong>le</strong>. Des bul<strong>le</strong>s <strong>de</strong> bonheur. De son bonheur. Je<br />

<strong>le</strong> crois. Déjà, el<strong>le</strong> n’est plus la même.<br />

Qu’a-t-el<strong>le</strong> oublié ?<br />

47


Sa signature<br />

Par Régine Paquet<br />

“L’homme <strong>de</strong> ma vie régresse”. J’te jure que c’est ça qu’el<strong>le</strong> m’a dit.<br />

La bul<strong>le</strong> <strong>de</strong> son chewing-gum éclata dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce qui suivit l’exclamation. El<strong>le</strong> se remit à<br />

mastiquer.<br />

- Tourne, tourne à droite. Qu’est-ce que tu fais? On va plus au bord du lac?<br />

Le conducteur accéléra sans quitter <strong>de</strong>s yeux la ligne <strong>de</strong> fuite droit <strong>de</strong>vant lui. El<strong>le</strong> posa sa<br />

main aux ong<strong>le</strong>s écaillés <strong>de</strong> rose sur <strong>le</strong> bras dénudé <strong>de</strong> l’homme. Il l’écarta aussitôt. Le bruit<br />

<strong>de</strong> mastication cessa. Les lèvres surchargées <strong>de</strong> brillant rose s’ouvrirent et se fermèrent<br />

comme <strong>le</strong> cri muet d’un poisson dans un aquarium.<br />

Deux rues plus loin, l’homme arrêta son cabrio<strong>le</strong>t vert <strong>de</strong>vant un immeub<strong>le</strong> sans caractère<br />

auquel la lumière <strong>de</strong>s réverbères donnait un teint jaunâtre.<br />

- Descends, s’il te plaît.<br />

Il se pencha vers el<strong>le</strong> pour ouvrir la portière. El<strong>le</strong> la referma.<br />

- Tu t’en fous <strong>de</strong> c’qu’el<strong>le</strong> peut dire ta greluche. Tu m’as, moi.<br />

- Je t’ai <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre.<br />

- Régresser, ça veut dire quoi au juste?<br />

- Descends.<br />

L’ordre avait claqué comme une gif<strong>le</strong>. Des sanglots lui firent écho.<br />

L’homme <strong>le</strong>s ignora.<br />

Le corps tendu, il fixait la route à travers <strong>le</strong> pare-brise. Une avenue toute droite dont on ne<br />

voyait pas la fin. El<strong>le</strong> essuya <strong>le</strong>s larmes noires sur son visage en déroute et rouvrit la portière.<br />

En posant la pointe <strong>de</strong> son escarpin rose pail<strong>le</strong>té d’or sur <strong>le</strong> trottoir, el<strong>le</strong> murmura assez fort<br />

pour qu’il l’enten<strong>de</strong> “Tu <strong>le</strong> regretteras” avec la douceur d’un baiser. Il démarra dès qu’el<strong>le</strong><br />

eut claqué la portière.<br />

El<strong>le</strong> restait plantée au bord <strong>de</strong> la route, reniflant comme une enfant. D’un revers <strong>de</strong> main, el<strong>le</strong><br />

essuyait parfois la morve qui coulait sur son menton.<br />

- Qu’est-ce qui lui prend? C’est pas ma faute...<br />

Machina<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> se mit en marche.<br />

Les hauts talons <strong>de</strong> ses escarpins martelaient <strong>le</strong> bitume <strong>de</strong> clac clac sonores au rythme <strong>de</strong>s<br />

claquements du chewing-gum dans sa bouche. Les réverbères jetaient par intermittence <strong>de</strong>s<br />

éclats d’or sur ses cheveux courts, blond platine.<br />

A l’ang<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’avenue, el<strong>le</strong> entra dans un bar miteux qui sentait la sueur et la cigarette.<br />

- Salut beauté!<br />

- Tiens, tu r’viens nous voir, toi?<br />

- Hé, Dolly, viens donc poser ton cul là près du mien.<br />

El<strong>le</strong> zigzagua entre <strong>le</strong>s consommateurs, <strong>le</strong>s saluant d’un vague geste <strong>de</strong> la main. Les toi<strong>le</strong>ttes<br />

étaient au fond, à gauche, en bas <strong>de</strong>s escaliers. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>scendit <strong>le</strong>s marches et se dirigea vers<br />

la glace suspendue au-<strong>de</strong>ssus du lavabo.<br />

- Putain, quel<strong>le</strong> tronche tu as! dit-el<strong>le</strong> à ses yeux larmoyants et charbonneux.<br />

Quand el<strong>le</strong> remonta, el<strong>le</strong> arborait un sourire <strong>de</strong> pacotil<strong>le</strong>.<br />

- Salut Bob, tu m’invites?<br />

Sans attendre la réponse, el<strong>le</strong> posa ses fesses moulées <strong>de</strong> jersey blanc sur la chaise<br />

disponib<strong>le</strong>, face au beau gosse nommé Bob.<br />

- Toi, tu t’es faite larguer, non?, grommela Bob, <strong>le</strong>s yeux rivés sur son verre <strong>de</strong> bière.<br />

- Régresser, à ton avis c’est une insulte?<br />

Les yeux b<strong>le</strong>us <strong>de</strong> Bob remontèrent <strong>de</strong> son verre aux mains puis au visage <strong>de</strong> Dolly.<br />

- T’as pété un câb<strong>le</strong> on dirait.<br />

- Toi non plus, hein, tu sais pas c’que ça veut dire! Eh Jojo, t’as un dico?<br />

48


De l’autre côté du comptoir où il officiait, Jojo fit signe que non.<br />

- Putain, y a quelqu’un ici qui peut me dire la signification <strong>de</strong> c’putain d’mot: REGRESSER?”<br />

Les conversations se suspendirent <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> laisser résonner dans l’air la vio<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> la<br />

question. Bob attendit la reprise du brouhaha pour proposer à Dolly <strong>de</strong> finir la soirée chez lui,<br />

comme avant.<br />

- J’te préviens, j’penserai qu’à lui en faisant l’amour.<br />

- Et moi, j’penserai qu’à toi. Donc y a pas <strong>de</strong> problème.<br />

Il la dégustait du regard. Il déposa <strong>le</strong> prix <strong>de</strong> sa consommation sur la tab<strong>le</strong> et se <strong>le</strong>va en<br />

invitant Dolly à <strong>le</strong> suivre d’un signe <strong>de</strong> tête.<br />

Lorsqu’ils traversèrent <strong>le</strong> bar en direction <strong>de</strong> la sortie, il posa la main sur son épau<strong>le</strong>.<br />

- Tu t’rends compte Bob, el<strong>le</strong> a dit ça en me r’gardant droit dans <strong>le</strong>s yeux L’homme <strong>de</strong> ma vie<br />

régresse. Ça m’a fait comme un coup d’ poing. Comment il a pu épouser c’tte vipère? Froi<strong>de</strong><br />

comme une porte <strong>de</strong> frigo!<br />

Dolly jouait nerveusement avec <strong>le</strong> bord du drap à <strong>de</strong>mi remonté sur <strong>le</strong>s formes plantureuses<br />

<strong>de</strong> son jeune corps nu. Bob, alangui comme son sexe dans un fauteuil élimé, fumait <strong>le</strong>s yeux<br />

mi-clos.<br />

- On est pas du même mon<strong>de</strong>, Dolly. Y nous prenne, y nous jette quand ça <strong>le</strong>ur chante.<br />

- C’est pas lui qui m’a j’té, c’est el<strong>le</strong>. On est pas du même mon<strong>de</strong>, lui et moi, mais qu’est-ce<br />

qu’on était bien ensemb<strong>le</strong>, avant que sa pétasse au cul pincé s’en mê<strong>le</strong>. Y a pas un chewinggum<br />

dans ta piau<strong>le</strong>?<br />

- Non mais y a moi et j’suis mieux qu’un chewing-gum, dit Bob en se jetant à nouveau sur<br />

el<strong>le</strong>.<br />

Dolly <strong>le</strong> laissa cou<strong>le</strong>r dans son corps.<br />

El<strong>le</strong> ferma <strong>le</strong>s yeux.<br />

Et Peter, son Peter, apparut aussitôt, tel qu’el<strong>le</strong> l’avait vu trois mois plus tôt, la première fois.<br />

Elégant, séduisant à souhait dans son grand bureau <strong>de</strong>sign. Il s’était à <strong>de</strong>mi <strong>le</strong>vé à son entrée<br />

pour la saluer avec <strong>le</strong> regard perdu d’un poisson déjà ferré. Dolly, à peine vêtue ce jour-là<br />

d’une robe jaune vif qui moulait ses formes généreuses, tenait dans ses bras un énorme<br />

bouquet <strong>de</strong> glaïeuls rouges.<br />

- Tu dis à l’accueil que c’est <strong>le</strong> bouquet pour <strong>le</strong> bureau <strong>de</strong> monsieur Carter. Ils sont au<br />

courant. Sa femme lui envoie ces f<strong>le</strong>urs une fois par semaine <strong>de</strong>puis cinq ans. Et tu <strong>le</strong>s mets<br />

toi-même dans <strong>le</strong> vase blanc prévu pour ça. Je sais pas pourquoi mais el<strong>le</strong> y tient, lui avait<br />

recommandé Madame Thérèse, sa nouvel<strong>le</strong> patronne.<br />

Suite au départ à la retraite d’un ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la boutique, Dolly avait été embauchée quatre<br />

jours plus tôt.<br />

Le vaste et clair hall d’entrée <strong>de</strong> l’usine automobi<strong>le</strong>, consacrée aux voitures <strong>de</strong> luxe, <strong>le</strong>s<br />

innombrab<strong>le</strong>s baies vitrées, la tail<strong>le</strong> et <strong>le</strong> nombre <strong>de</strong>s étages, <strong>le</strong> grand miroir dans la cabine<br />

<strong>de</strong> l’ascenseur l’avaient impressionnée mais pas cet homme qui la regardait avec<br />

gourmandise.<br />

- Bonjour je m’appel<strong>le</strong> Dolly, j’viens pour <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs.<br />

El<strong>le</strong> avait ri.<br />

- J’suis bête d’vous dire ça: ça s’voit non que je viens pour <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs ?<br />

Il avait souri en s’approchant tout près d’el<strong>le</strong>.<br />

- Merci, donnez-<strong>le</strong>s-moi.<br />

- Ah non, j’dois <strong>le</strong>s mettre moi-même dans l’eau.<br />

El<strong>le</strong> avait cherché du regard <strong>le</strong> vase que sa patronne lui avait d<strong>écrit</strong>.<br />

- C’est bien c’lui-là?<br />

- Je vous laisse faire.<br />

Il ne l’avait pas quittée pas <strong>de</strong>s yeux tandis qu’el<strong>le</strong> prenait son temps pour ôter <strong>le</strong> papier<br />

transparent qui habillait <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs et introduire cel<strong>le</strong>s-ci dans <strong>le</strong> long vase blanc au col évasé.<br />

49


A la fin, el<strong>le</strong> s’était retournée, avait fait un pas dans sa direction et el<strong>le</strong> avait murmuré <strong>de</strong> la<br />

voix qu’el<strong>le</strong> prenait pour é<strong>le</strong>ctriser <strong>le</strong>s hommes:<br />

- Ils sont où <strong>le</strong>s lavabos?<br />

Pendant quelques secon<strong>de</strong>s il l’avait regardée sans comprendre. Puis sa main était montée<br />

vers el<strong>le</strong>, vers sa gorge.<br />

Il avait éclaté d’un rire nerveux en la laissant retomber:<br />

- Pour l’eau <strong>de</strong>s f<strong>le</strong>urs, n’est-ce pas?<br />

Dolly lui avait répondu par un joli mouvement d’épau<strong>le</strong>.<br />

- Venez, j’ai une cuisine et <strong>de</strong>s toi<strong>le</strong>ttes privées tout à côté. Je vais vous <strong>le</strong>s montrer, vous<br />

choisirez vous-même où vous vou<strong>le</strong>z remplir <strong>le</strong> vase.<br />

Un gémissement <strong>de</strong> dou<strong>le</strong>ur échappa à Dolly. Bob s’acharnait à présent avec vio<strong>le</strong>nce sur son<br />

corps inerte et sec. Il ha<strong>le</strong>tait et grognait <strong>de</strong>s mots sans suite. El<strong>le</strong> sentait <strong>de</strong>s per<strong>le</strong>s <strong>de</strong><br />

sueur glisser sur son torse.<br />

Peter et el<strong>le</strong> avaient fait l’amour, sans un mot, dans la petite cuisine qui ressemblait plutôt à<br />

un douil<strong>le</strong>t salon.<br />

- J’suis pas la première, hein? lui avait ensuite <strong>de</strong>mandé Dolly en se rhabillant.<br />

- Non, mais vous êtes la première avec laquel<strong>le</strong> c’est aussi soudain.<br />

- C’est un compliment?<br />

- Prenez-<strong>le</strong> comme vous <strong>le</strong> souhaitez. Atten<strong>de</strong>z, je vais vous ai<strong>de</strong>r.<br />

Il s’était occupé d’el<strong>le</strong> comme d’une petite fil<strong>le</strong>, rajustant sa robe sans geste déplacé. Dolly<br />

avait trouvé ça furieusement craquant. En partant, el<strong>le</strong> l’avait embrassé sur la joue comme<br />

un vieil ami.<br />

- Et bien au revoir monsieur Carter. A la semaine prochaine.”<br />

Ils s’étaient revus avant la semaine suivante.<br />

Il avait l’art <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s occasions <strong>de</strong> tête-à-tête dans <strong>de</strong>s lieux sans risque pour lui et<br />

nouveaux pour el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> gardait une préférence pour la cuisine-salon <strong>de</strong> son bureau. Dès <strong>le</strong><br />

vaste hall <strong>de</strong> l’usine el<strong>le</strong> était en pays conquis jusqu’à...<br />

El<strong>le</strong> ouvrit <strong>le</strong>s yeux et remonta <strong>le</strong> drap en sentant <strong>de</strong>s frissons <strong>de</strong> fraîcheur parcourir son<br />

corps nu. Bob, emmitouflé dans sa vieil<strong>le</strong> robe <strong>de</strong> chambre, revenait s’affa<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> fauteuil,<br />

un café à la main.<br />

- T’es toujours aussi bandante. Mais mer<strong>de</strong>! T’es d’venue un vrai glaçon.<br />

La rage <strong>de</strong> l’homme qui n’a pu faire jouir sa partenaire vibrait en arrière-plan dans sa voix.<br />

- Je rentre, j’me lève tôt <strong>de</strong>main.<br />

- Tu dois être en forme pour livrer tes f<strong>le</strong>urs, c’est ça?<br />

Au passage, Dolly caressa la main <strong>de</strong> Bob sur l’accoudoir.<br />

- C’est pas toi, c’est à cause d’el<strong>le</strong>. J’suis comme une mer<strong>de</strong>. Une mer<strong>de</strong>, ça sent juste qu’on<br />

l’écrase.<br />

El<strong>le</strong> referma la porte sans un bruit.<br />

De retour chez el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> resta longtemps sous la douche. Dans la nuit, el<strong>le</strong> rêva qu’un<br />

homme qu’el<strong>le</strong> ne connaissait pas la couvrait <strong>de</strong> crachats.<br />

- Dolly, que s’est-il passé? Monsieur Carter vient d’appe<strong>le</strong>r.<br />

Il était 9 heures, la boutique se préparait à la journée <strong>de</strong> travail. Dolly s’arrêta <strong>de</strong> trier <strong>le</strong>s<br />

f<strong>le</strong>urs fanées quand Thérèse s’approcha.<br />

- Il ne veut plus que tu livres <strong>le</strong> bouquet à son bureau. Tu as fait une bêtise?<br />

- Non... C’est sa femme.<br />

Thérèse gloussa.<br />

- J’aurais dû y penser. Une bel<strong>le</strong> plante libre et p<strong>le</strong>ine d’o<strong>de</strong>urs comme toi. a ne peut pas<br />

plaire à une femme qui n’achète que <strong>de</strong>s f<strong>le</strong>urs sans parfum !<br />

50


Dolly se jeta, mi-riant mi-p<strong>le</strong>urant, dans <strong>le</strong>s bras <strong>de</strong> Thérèse qui se mit à la bercer comme<br />

une enfant, la tenant serrée contre son lourd corps noir.<br />

- T’en fais pas, ma fil<strong>le</strong>. J’enverrai Jeannot à ta place. Je crois pas qu’il aime <strong>le</strong>s jeunes<br />

hommes.<br />

À 18 heures <strong>de</strong> ce même jour, Dolly réussissait, sans avoir rencontré d’obstac<strong>le</strong>s, à se glisser<br />

sur <strong>le</strong> siège passager du cabrio<strong>le</strong>t vert, toujours décapoté en <strong>cette</strong> saison. El<strong>le</strong> tirait sur son<br />

chewing-gum en épiant dans <strong>le</strong> rétroviseur droit la sortie <strong>de</strong>s cadres <strong>de</strong> l’usine. Un nœud<br />

rose vif papillonnait dans ses cheveux.<br />

Quand Peter apparut au loin, el<strong>le</strong> comprit qu’il l’avait repérée à sa façon <strong>de</strong> marcher trop<br />

<strong>le</strong>ntement comme un chat s’approchant d’une proie.<br />

- Qu’est-ce que tu fais là?<br />

- Entre et démarre.<br />

- ...<br />

- Démarre ou je hur<strong>le</strong>.<br />

Les pneus crissèrent au démarrage. Peter roula à vive allure avant <strong>de</strong> ra<strong>le</strong>ntir et <strong>de</strong> se mettre<br />

à errer au hasard <strong>de</strong>s rues <strong>de</strong> la banlieue sud.<br />

- Ecoute Dolly, ma femme m’a formel<strong>le</strong>ment interdit <strong>de</strong> te revoir.<br />

- Tu lui obéis?<br />

Dolly faillit ava<strong>le</strong>r son chewing-gum.<br />

- El<strong>le</strong> a la plus grosse part <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong> l’usine et je l’aime.<br />

Le ricanement <strong>de</strong> Dolly fusa comme un croassement <strong>de</strong> corbeau irrité.<br />

- Oui, je l’aime. El<strong>le</strong> a un goût très sûr, beaucoup <strong>de</strong> classe et d’indulgence pour mes<br />

nombreuses maîtresses.<br />

- El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s choisit?<br />

- Parfois.<br />

- Et moi? Il où est <strong>le</strong> problème?<br />

- El<strong>le</strong> a horreur <strong>de</strong> la vulgarité.<br />

Dolly ouvrait déjà la portière. Peter pila.<br />

El<strong>le</strong> sortit et s’éloigna digne et vacillante sur ses hauts escarpins dorés.<br />

Bob lui ouvrit sans problème sa porte, son lit et son cœur. Dolly resta cloîtrée chez lui près<br />

d’un mois. Le plus souvent drapée dans la vieil<strong>le</strong> robe <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> Bob, el<strong>le</strong> traînait dans<br />

l’appartement, <strong>le</strong> visage vierge, la bouche vi<strong>de</strong>.<br />

Un soir, en rentrant <strong>de</strong> sa journée <strong>de</strong> coiffeur, Bob la trouva posée sur <strong>le</strong> bord du lit comme<br />

un papillon <strong>de</strong> printemps. El<strong>le</strong> portait sa robe jaune, ses escarpins dorés, un nœud vert dans<br />

<strong>le</strong>s cheveux et <strong>de</strong>s yeux d’arc en ciel après l’orage. Ses lèvres rose vif s’ouvraient et se<br />

fermaient sur un chewing-gum rose pâ<strong>le</strong>.<br />

- Tu m’emmènes au restaurant mon chéri?<br />

Dans la rue, el<strong>le</strong> agrippa tendrement <strong>le</strong> bras <strong>de</strong> Bob. El<strong>le</strong> jetait <strong>de</strong>s coups d’œil ravis au ref<strong>le</strong>t<br />

<strong>de</strong> <strong>le</strong>ur coup<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s vitrines <strong>de</strong>s boutiques. Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main, bras et sourires offerts,<br />

Thérèse l’accueillait à la boutique.<br />

Il fallut une quinzaine <strong>de</strong> jours à Dolly pour surprendre enfin <strong>le</strong> cabrio<strong>le</strong>t vert toujours<br />

décapoté, garé seul sur <strong>le</strong>s bords du lac. Peter venait <strong>de</strong> s’en extraire accompagné d’une<br />

jeune poupée <strong>de</strong> luxe. Il la tenait par <strong>le</strong> bras et l’entraînait vers sa garçonnière.<br />

Dolly avait <strong>le</strong> temps. Peter savait faire durer <strong>le</strong>s ébats quand ils n’avaient pas lieu dans son<br />

bureau.<br />

El<strong>le</strong> mastiqua tous <strong>le</strong>s chewing-gums <strong>de</strong> tous <strong>le</strong>s paquets que contenait son sac <strong>de</strong> course.<br />

El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s malaxait <strong>le</strong>ntement puis <strong>le</strong>s collait un par un sur <strong>le</strong>s sièges <strong>de</strong> la décapotab<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> en fit une mosaïque rose, uniquement rose.<br />

Des petits cailloux mous <strong>de</strong> chewing-gum rose.<br />

Sa signature.<br />

51


Le canapé<br />

Par Charlotte Ta<strong>le</strong>c<br />

Le mari <strong>de</strong> Sandy restait sur <strong>le</strong> canapé, <strong>de</strong>puis qu’il avait été viré.<br />

Il était revenu sonné.<br />

Interdiction <strong>de</strong> retourner dans son bureau prendre ses affaires : « on vous <strong>le</strong>s apportera ce<br />

soir. »<br />

Il s’était jeté dans <strong>le</strong>s bras <strong>de</strong> Sandy en rentrant. « Je t’aime, je t’aime » avait-el<strong>le</strong> dit tout bas,<br />

en lui caressant <strong>le</strong>s cheveux.<br />

Il avait p<strong>le</strong>uré.<br />

Georges, <strong>le</strong> voisin, grand dépanneur bénévo<strong>le</strong> du quartier, se trouvait chez eux à ce momentlà.<br />

Témoin <strong>de</strong> la scène : il était resté bouche bée un instant, avant <strong>de</strong> fi<strong>le</strong>r.<br />

Puis <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy avait quitté son costume-cravate et s’était douché, longuement.<br />

Il mit alors, son survêtement b<strong>le</strong>u sur <strong>le</strong>quel est inscrit « Vive <strong>le</strong> sport » en <strong>le</strong>ttres d’argent,<br />

changea ses chaussures <strong>de</strong> cuir noir pour ses baskets.<br />

Il s’installa sur <strong>le</strong> canapé du salon.<br />

C’est un beau et bon canapé d’ang<strong>le</strong> en cuir vachette vert bouteil<strong>le</strong>, piqué façon sellier. Le<br />

cuir est soup<strong>le</strong> au toucher et prend vite la tié<strong>de</strong>ur du corps. Ils l’ont acheté à crédit sur cinq<br />

ans. En sortant du magasin Sandy avait pris la main <strong>de</strong> son mari et la serrant très fort, el<strong>le</strong> lui<br />

avait dit « je t’aime tu sais. Tu sais que je t’aime ? ».<br />

Le canapé occupe tout l’espace. Il est orienté <strong>de</strong> façon à avoir toujours la vue sur <strong>le</strong> jardin et<br />

ses grands arbres. Allongé dans <strong>le</strong> grand ang<strong>le</strong>, <strong>le</strong> dos bien appuyé, on y est comme dans un<br />

cocon.<br />

Pour encore plus <strong>de</strong> confort, Sandy a ajouté <strong>de</strong>ux grands coussins façon léopard qui tiennent<br />

par un ruban velcro.<br />

Dans <strong>le</strong>s premiers temps, après son licenciement, son mari rejoignait Sandy pour manger et<br />

dormir. Au lit, il se lovait contre son corps et el<strong>le</strong> lui eff<strong>le</strong>urait la tête en murmurant « je<br />

t’aime ».<br />

Parfois, il p<strong>le</strong>urait un peu.<br />

Il but pas mal <strong>de</strong> whisky <strong>pendant</strong> un certain temps jusqu’à ce que Sandy cesse <strong>de</strong> lui donner<br />

autant d’argent. El<strong>le</strong> avait pris un <strong>de</strong>uxième service au Tex-Mex. Mais quand même, il y a <strong>de</strong>s<br />

limites. El<strong>le</strong> ne peut plus assurer toutes <strong>le</strong>s charges.<br />

D’autant que son mari ne bouge plus du canapé : il y mange, dort, regar<strong>de</strong> la télé à longueur<br />

<strong>de</strong> jour et <strong>de</strong> nuit. Il ne cherche pas du tout <strong>de</strong> travail.<br />

52


Pas du tout.<br />

Il fait un peu ménage oui. Mais il y a <strong>de</strong>s limites.<br />

Au début, Sandy se penchait sur lui, en rentrant du restaurant. El<strong>le</strong> lui disait « je t’aime » avec<br />

énergie et conviction. El<strong>le</strong> se maquillait beaucoup, portait <strong>de</strong>s jupes courtes et <strong>de</strong>s très hauts<br />

talons. El<strong>le</strong> se faisait <strong>de</strong>s brushings sophistiqués. El<strong>le</strong> voulait rayonner et apporter <strong>de</strong> la<br />

cha<strong>le</strong>ur dans la maison. El<strong>le</strong> y arrivait.<br />

Un peu.<br />

Puis <strong>le</strong>s « je t’aime » <strong>de</strong>vinrent aci<strong>de</strong>s. Ils s’espacèrent jusqu’à s’éteindre. El<strong>le</strong> n’ouvrit même<br />

plus la porte du salon.<br />

Parfois, il l’entendait p<strong>le</strong>urer.<br />

Dès lors <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy pratiqua une sorte d’autarcie à la Robinson Crusoé et <strong>le</strong> canapé<br />

<strong>de</strong>vint son î<strong>le</strong>.<br />

Il cessa <strong>de</strong> guetter, puis d’entendre <strong>le</strong>s bruits <strong>de</strong> porte. Il ne mangeait et ne buvait que ce<br />

qu’il trouvait dans <strong>le</strong> frigidaire.<br />

S’il n’y avait rien, il ne mangeait rien.<br />

Sandy rentrait tard ou ne rentrait pas.<br />

Dans son canapé, <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy restait imperturbab<strong>le</strong>.<br />

Une nuit Sandy gloussa, couina, lança quelques « je t’aime » débridés.<br />

Des pas étouffés sur la moquette <strong>de</strong> l’escalier suivirent. La clé sembla s’énerver dans la<br />

serrure <strong>de</strong> la porte d’entrée.<br />

Puis <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce habituel reprit l’espace.<br />

Un jour, beaucoup plus tard, il arriva quelque chose : on entendit <strong>le</strong>s portes s’ouvrirent et se<br />

fermer méthodiquement.<br />

Sandy introduisait l’huissier dans toutes <strong>le</strong>s pièces <strong>de</strong> la maison.<br />

Quand ils entrèrent dans <strong>le</strong> salon, <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy se <strong>le</strong>va, éteignit la télé, laça ses<br />

chaussures, lissa ses cheveux d’une main et il se tint <strong>de</strong>bout pour saluer l’homme en<br />

costume- cravate.<br />

Il donnait l’impression d’être prêt, lui aussi, à être répertorié ou embarqué par cet homme <strong>de</strong><br />

l’ordre. Sandy était soigneusement maquillée, <strong>le</strong>s lèvres pincées, <strong>le</strong>s yeux sévères, <strong>le</strong> corps<br />

tendu.<br />

« Tu dois bien te douter <strong>de</strong> ce qui arrive. Il faut vendre la maison et tout ce qui est <strong>de</strong>dans. Toi,<br />

aussi tu dois dégager. Ne me regar<strong>de</strong> pas comme ça ! Tu dois dégager ! Moi, j’irai chez <strong>le</strong><br />

voisin <strong>pendant</strong> quelque temps, au moins ». Le mari <strong>de</strong> Sandy sourit franchement : <strong>le</strong> mot<br />

« dégager » lui semblait une ouverture.<br />

53


Mais quand <strong>le</strong>s déménageurs arrivèrent, sa docilité avait disparu.<br />

Il s’accrochait <strong>de</strong> toutes ses forces au canapé, se crispant sur <strong>le</strong>s accoudoirs, tirant sur <strong>le</strong>s<br />

coussins qui cédèrent. Tout en <strong>le</strong> griffant, il s’accrochait au cuir comme à un ventre maternel.<br />

C’était <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier meub<strong>le</strong> à charger dans <strong>le</strong> camion. Les déménageurs dévissèrent l’ang<strong>le</strong> et<br />

prenant <strong>le</strong> canapé chacun à une extrémité ils <strong>le</strong> renversèrent bruta<strong>le</strong>ment. Le mari <strong>de</strong> Sandy<br />

qui s’y était recroquevillé, lâcha prise et s’effondra sur la moquette.<br />

A quatre pattes sur <strong>le</strong> sol, il p<strong>le</strong>ura.<br />

Ses geignements <strong>de</strong> chiot laissèrent <strong>le</strong>s transporteurs impassib<strong>le</strong>s.<br />

Sandy n’était plus là.<br />

Quelques mois plus tard : <strong>le</strong> mari <strong>de</strong> Sandy était <strong>de</strong>venu un clochard définitif, placi<strong>de</strong>ment<br />

installé dans son statut <strong>de</strong> SDF.<br />

Quand ses déambulations croisèrent <strong>le</strong> pas déterminé <strong>de</strong> Sandy. El<strong>le</strong> s’arrêta et <strong>de</strong>manda<br />

poliment <strong>de</strong>s nouvel<strong>le</strong>s.<br />

« Bof … tu sais je cherche encore <strong>le</strong> canapé. Je vais au dépôt-vente <strong>de</strong> l’Est, ils l’ont peut-être<br />

vu rentrer.<br />

- Oh, te fatigue pas, arrête <strong>de</strong> vouloir <strong>le</strong> récupérer. Tu sais, il était en très bon état : il a dû<br />

être pris tout <strong>de</strong> suite aux enchères.<br />

- Peut-être pas. Je crois que j’ai une chance <strong>de</strong> <strong>le</strong> retrouver. Il me <strong>le</strong> faut absolument. Je suis<br />

comme un chien sans sa niche. »<br />

Sandy dissimula un air gêné et lui tourna vivement <strong>le</strong> dos. Ils se quittèrent.<br />

Quelques heures plus tard … Sandy buvait un cocktail préparé par ses soins. Georges, lové<br />

dans <strong>le</strong> siège au cuir soup<strong>le</strong>, était affalé près d’el<strong>le</strong>.<br />

« Tu m’aimes, dis tu m’aimes ? »<br />

Il ne répondait pas.<br />

On entendait, au loin, <strong>le</strong> vent souff<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>s grands arbres.<br />

Puis, Georges se re<strong>le</strong>va un peu…<br />

« Dis Sandy : quand est-ce que tu te déci<strong>de</strong>ras à changer ces coussins léopard ? ».<br />

54


Errance<br />

Par Eliane<br />

L’homme se rendit à l’anima<strong>le</strong>rie pour s’acheter un petit homme <strong>de</strong> compagnie.<br />

Le précé<strong>de</strong>nt l’avait quitté <strong>le</strong> jour <strong>de</strong> Noël et l’homme s’était dit qu’il n’en reprendrait plus.<br />

Des mois avaient passé puis, quelques semaines plus tôt, il avait changé d’avis.<br />

Il n’alla pas à l’anima<strong>le</strong>rie où il avait fait l’acquisition du premier, mais dans une autre plus<br />

petite, située dans <strong>le</strong>s quartiers ouest <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>.<br />

Le trajet en métro, puis en bus, lui sembla, malgré tout, plutôt court. Il avait vendu sa voiture<br />

<strong>de</strong>ux ans auparavant car, <strong>de</strong>puis qu’il était resté seul, el<strong>le</strong> ne lui servait plus à rien. Il ne<br />

quittait plus la vil<strong>le</strong> et passait ses soirées et ses week-ends chez lui à <strong>de</strong>ssiner ou à regar<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong> vieux films noirs. Il en avait toute une col<strong>le</strong>ction qu’heureusement il avait pu gar<strong>de</strong>r.<br />

La ven<strong>de</strong>use <strong>de</strong>scendait <strong>le</strong> ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> fer juste au moment où il arrivait à la boutique. Il hésita<br />

à lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> <strong>le</strong> laisser entrer un instant mais se ravisa car il n’aurait pas assez <strong>de</strong><br />

temps pour choisir. Il voulait un modè<strong>le</strong> différent <strong>de</strong> celui qu’il avait acheté l’année<br />

précé<strong>de</strong>nte. En repartant, il nota au passage que <strong>le</strong> magasin était ouvert plus tard <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>n<strong>de</strong>main.<br />

Il reprit <strong>le</strong> bus et <strong>le</strong> métro et rentra chez lui. Une boîte <strong>de</strong> conserve consommée à la hâte lui<br />

servit <strong>de</strong> dîner, comme à l’accoutumée. Personne ne lui préparait plus ses repas. Puis, après<br />

avoir regardé pour la énième fois «Les passagers <strong>de</strong> la nuit» <strong>de</strong> Delmer Daves, il alla se<br />

coucher. Il aimait tout particulièrement la scène où Irène Jansen ai<strong>de</strong> Vincent Parry, évadé <strong>de</strong><br />

prison, à passer un barrage <strong>de</strong> police.<br />

Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main, en sortant du bureau, il se rendit directement à l’anima<strong>le</strong>rie. La ven<strong>de</strong>use <strong>le</strong><br />

reçut et lui <strong>de</strong>manda ce qu’il désirait. Il lui répondit qu’il souhaitait tout d’abord faire <strong>le</strong> tour<br />

<strong>de</strong>s cages et qu’ensuite il viendrait la voir s’il se décidait. La plupart d’entre el<strong>le</strong>s étaient<br />

occupées par <strong>de</strong>s femmes mais cela ne l’intéressait pas. Il voulait un homme et il y en avait<br />

fort peu. Il <strong>le</strong> fit remarquer à la ven<strong>de</strong>use qui lui signala un nouvel arrivage vers la fin <strong>de</strong> la<br />

semaine suivante. Une affiche, indiquant <strong>le</strong> nombre <strong>de</strong> caisses et <strong>le</strong>s prix selon <strong>le</strong>s<br />

provenances, serait apposée sur la vitrine. Il s’étonna du nombre <strong>de</strong> femmes et el<strong>le</strong> lui<br />

expliqua qu’à cause d’un lot défectueux, <strong>le</strong> mois précé<strong>de</strong>nt, la clientè<strong>le</strong> se méfiait, alors<br />

qu’habituel<strong>le</strong>ment c’était <strong>le</strong> sexe <strong>le</strong> plus <strong>de</strong>mandé. El<strong>le</strong> lui vanta <strong>le</strong>s mérites d’un petit<br />

homme assis dans la <strong>de</strong>rnière cage, occupé à lire un <strong>recueil</strong> <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> Carver. Il était<br />

chauve. La ven<strong>de</strong>use cogna sur la vitre <strong>de</strong> la cage pour attirer son attention mais il ne bougea<br />

pas, trop pris par sa <strong>le</strong>cture. L’homme resta un long moment à l’observer, attendant qu’il<br />

lève <strong>le</strong>s yeux et croise son regard, puis, <strong>de</strong>vant son immobilité, il s’éloigna, salua la ven<strong>de</strong>use<br />

et rentra chez lui.<br />

Dans <strong>le</strong> couloir qui <strong>de</strong>scendait au métro, il assista à une bagarre entre <strong>de</strong>ux hommes<br />

visib<strong>le</strong>ment éméchés, titubant tout en se battant mol<strong>le</strong>ment. Une petite fou<strong>le</strong> s’était<br />

attroupée, principa<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s femmes, et <strong>le</strong>s rires fusaient à chaque fois que l’un <strong>de</strong>s<br />

protagonistes recevait un coup <strong>de</strong> poing mal assuré en p<strong>le</strong>in visage. Un homme en uniforme<br />

<strong>de</strong> la police municipa<strong>le</strong> arriva, sépara tant bien que mal <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux ivrognes et <strong>le</strong>s femmes<br />

s’égaillèrent, <strong>le</strong>urs sourires et <strong>le</strong>urs mines réjouies avaient disparu, laissant place au dépit<br />

que la récréation soit déjà terminée. L’une d’entre el<strong>le</strong>s, gran<strong>de</strong> et très brune, <strong>le</strong> dévisagea<br />

en passant près <strong>de</strong> lui, il la regarda, il lui sembla qu’el<strong>le</strong> lui rappelait quelqu’un, puis il gagna<br />

<strong>le</strong> quai du métro à gran<strong>de</strong>s enjambées.<br />

Le soir, chez lui, il fouilla toute sa chambre pour retrouver <strong>le</strong> catalogue <strong>de</strong> l’ancienne<br />

anima<strong>le</strong>rie mais en vain. Avant <strong>de</strong> dormir, il regarda « La maison dans l’ombre » <strong>de</strong> Nicholas<br />

55


Ray et se repassa <strong>de</strong>ux fois la scène où <strong>le</strong> policier intervient pour empêcher Walter qu’il ne<br />

frappe Mary afin <strong>de</strong> la faire par<strong>le</strong>r.<br />

Il n’avait nul<strong>le</strong> intention <strong>de</strong> retourner à l’anima<strong>le</strong>rie avant <strong>le</strong> vendredi suivant mais, <strong>de</strong>ux jours<br />

plus tard, en sortant du travail, au lieu <strong>de</strong> passer par <strong>le</strong> magasin où il avait coutume d’acheter<br />

ses boîtes <strong>de</strong> conserve, il prit <strong>le</strong> métro vers l’ouest.<br />

La ven<strong>de</strong>use n’était pas là, et celui qui semblait être <strong>le</strong> patron, occupé à remplir un registre à<br />

la caisse, <strong>le</strong> laissa déambu<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>s allées sans lui poser <strong>de</strong> questions.<br />

À grands pas, il se dirigea vers <strong>le</strong> fond <strong>de</strong> la boutique et s’arrêta <strong>de</strong>vant la <strong>de</strong>rnière cage. Le<br />

petit homme chauve était toujours là, il lisait « La vengeance <strong>de</strong> la pelouse » <strong>de</strong> Brautigan.<br />

L’homme décida <strong>de</strong> rester là et <strong>de</strong> <strong>le</strong> fixer jusqu’à ce que l’autre se résolve à <strong>le</strong>ver la tête et à<br />

<strong>le</strong> regar<strong>de</strong>r. Un quart d’heure s’écoula sans qu’aucun d’eux ne bougeât. L’homme sentit alors<br />

un regard dans son dos. En se retournant, il s’aperçut que <strong>le</strong> patron <strong>le</strong> fixait, tout en sortant<br />

<strong>le</strong>s reliefs d’un repas d’une cage vi<strong>de</strong>, après la vente <strong>de</strong> son occupant probab<strong>le</strong>ment. Il<br />

remarqua alors que la plupart <strong>de</strong>s femmes n’étaient plus là et il se <strong>de</strong>manda si el<strong>le</strong>s avaient<br />

été achetées ou envoyées au rebut.<br />

Au moment où il s’apprêtait à sortir <strong>de</strong> la boutique, l’homme se heurta à une femme qui y<br />

rentrait. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> fixa et il reconnut la femme qu’il avait croisée lors <strong>de</strong> la rixe dans <strong>le</strong> métro ; il<br />

ressentit alors la même impression <strong>de</strong> « déjà vu ». Il s’effaça pour la laisser passer et<br />

s’éloigna.<br />

Il faisait encore jour et il décida, plutôt que <strong>de</strong> prendre <strong>le</strong> métro, <strong>de</strong> faire un bout <strong>de</strong> chemin à<br />

pied. Il aimait marcher longuement dans la vil<strong>le</strong>, parfois sans but, ignoré <strong>de</strong> tous, comme une<br />

ombre à laquel<strong>le</strong> personne ne prête attention. Son plaisir était d’observer la vie qui<br />

l’entourait, tel un spectateur et il y prenait <strong>le</strong> même goût qu’à regar<strong>de</strong>r ses vieux films noirs.<br />

Parfois, il s’arrêtait pour saisir une scène et son imagination prenait <strong>le</strong> <strong>de</strong>ssus. Il apercevait<br />

une lampe sur un guéridon, un homme assis sur un canapé, une femme <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant une<br />

tab<strong>le</strong> et il <strong>de</strong>venait alors metteur en scène. Il imaginait <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s regards échangés,<br />

l’enfant qui racontait sa journée à l’éco<strong>le</strong> ou bien <strong>le</strong> mari et la femme parlant <strong>de</strong> choses<br />

anodines : <strong>le</strong> dîner, la nécessité <strong>de</strong> réparer la voiture ou la visite aux amis <strong>le</strong> <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main.<br />

Chaque foyer était l’occasion d’un spectac<strong>le</strong> auquel il assistait avec intérêt, avec la nostalgie<br />

d’un passé perdu.<br />

Tout en marchant, une femme entr’aperçue à travers une vitre lui remit en mémoire cel<strong>le</strong><br />

qu’il avait rencontrée à <strong>de</strong>ux reprises ces <strong>de</strong>rniers jours. Il fouilla dans sa mémoire, sa<br />

chevelure et son regard sans détour lui rappelaient Maria Dannreuther dans « Plus fort que<br />

<strong>le</strong> diab<strong>le</strong> » <strong>de</strong> John Huston. Mais el<strong>le</strong> appartenait à la vie réel<strong>le</strong> sans qu’il pût pour autant se<br />

souvenir <strong>de</strong>s circonstances <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur rencontre.<br />

À un carrefour, une fenêtre ouverte au premier étage d’un immeub<strong>le</strong> en briques attira son<br />

attention, une jeune femme était accoudée à la rambar<strong>de</strong> d’un balcon, <strong>le</strong> menton appuyé sur<br />

ses avant-bras. El<strong>le</strong> fixait <strong>le</strong> mur d’en face d’un regard sans expression. Il s’arrêta et vit un<br />

homme et une petite fil<strong>le</strong> tenant un bouquet <strong>de</strong> f<strong>le</strong>urs arriver <strong>de</strong>rrière el<strong>le</strong>, l’air joyeux. La<br />

femme se retourna vivement, prit l’enfant dans ses bras et se blottit contre l’homme. Il resta<br />

un long moment à <strong>le</strong>s observer puis il s’éloigna <strong>le</strong>ntement, comme à regret.<br />

Une envie soudaine monta en lui <strong>de</strong> retrouver rapi<strong>de</strong>ment son appartement vi<strong>de</strong>, ses boites<br />

<strong>de</strong> conserve et ses vieux films. Comme il dévalait <strong>le</strong>s escaliers du métro, la mémoire lui<br />

revint bruta<strong>le</strong>ment et il se souvint où il avait vu la femme brune. C’était à l’anima<strong>le</strong>rie où il<br />

avait acheté son petit homme <strong>de</strong> compagnie. Ils étaient arrêtés tous <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>vant la même<br />

cage. Il avait fait <strong>le</strong> tour du magasin, puis était revenu <strong>de</strong>vant <strong>cette</strong> cage et avait dit au<br />

ven<strong>de</strong>ur qu’il souhaitait acheter son occupant. En arrivant à la caisse, il avait tourné la tête et<br />

aperçu <strong>de</strong> nouveau dans l’allée la femme, el<strong>le</strong> contemplait l’enclos laissé vi<strong>de</strong> et son regard,<br />

lorsqu’el<strong>le</strong> s’était redressée et l’avait vu tenant par la main <strong>le</strong> petit homme, lui avait paru<br />

empreint <strong>de</strong> colère et <strong>de</strong> dépit. Il avait payé, quitté <strong>le</strong> magasin et oublié la femme.<br />

56


À peine arrivé chez lui, il s’installa dans son fauteuil et, sans même se faire chauffer une<br />

boite, se mit à regar<strong>de</strong>r « La nuit du chasseur » <strong>de</strong> Char<strong>le</strong>s Laughton. Willa Harperl <strong>le</strong><br />

fascinait à tel point qu’il en oubliait <strong>le</strong> révérend Harry Powell et sa perversité.<br />

Le jour suivant, il se <strong>le</strong>va avec une seu<strong>le</strong> idée en tête. Dès <strong>le</strong>s heures <strong>de</strong> bureau écoulées, il<br />

prit <strong>le</strong> métro et se rendit à l’anima<strong>le</strong>rie. Sa décision était prise et il se dirigea aussitôt vers la<br />

ven<strong>de</strong>use pour lui faire part <strong>de</strong> son choix. El<strong>le</strong> l’accompagna jusqu’à la cage qu’il souhaitait<br />

lui montrer, mais cel<strong>le</strong>-ci était vi<strong>de</strong>. Il bafouilla qu’il était venu la veil<strong>le</strong> et que <strong>le</strong> petit homme<br />

était encore là. El<strong>le</strong> lui expliqua aimab<strong>le</strong>ment qu’il avait été acheté <strong>le</strong> matin même dès<br />

l’ouverture et quand il lui <strong>de</strong>manda si l’acquéreur était une gran<strong>de</strong> femme brune, el<strong>le</strong><br />

acquiesça, visib<strong>le</strong>ment décontenancée par sa question.<br />

Dans <strong>le</strong> métro qui <strong>le</strong> ramenait chez lui, il se surprit à rire. Au lieu <strong>de</strong> monter directement à<br />

son appartement, il décida <strong>de</strong> s’arrêter à la pizzeria en bas <strong>de</strong> chez lui et, pour la première<br />

fois <strong>de</strong>puis bien longtemps, il mangea avec appétit <strong>de</strong>s tagliatel<strong>le</strong>s al pesto, accompagnées<br />

d’un verre <strong>de</strong> Barbaresco.<br />

Puis il rentra et alla se coucher.<br />

Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main, il ne travaillait pas. Il se rendit chez un concessionnaire et s’acheta une<br />

voiture. Le soir même, il quitta la vil<strong>le</strong>, laissant tout <strong>de</strong>rrière lui, sans se retourner.<br />

57


Retours en avant<br />

Par Guy Viennot<br />

Le mari <strong>de</strong> Sandy restait sur <strong>le</strong> canapé <strong>de</strong>puis qu’il avait été viré. Il n’avait pas compris<br />

tout <strong>de</strong> suite pourquoi, pourquoi lui et pourquoi pas son voisin ? Au Syndicat, on en parlait<br />

souvent <strong>de</strong>s difficultés économiques, <strong>de</strong> la Crise, <strong>de</strong>s jeunes qui ne trouvaient pas <strong>de</strong> travail.<br />

Mais arrivé à quarante ans, avec une femme, <strong>de</strong>ux gosses, une maison presque payée, on se<br />

croyait tiré d’affaires.<br />

- Dis Jordan, sur <strong>le</strong> canapé, tu comptes y rester longtemps ? Les enfants y me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt : « Qu’est-ce qu’il a Papa, il est mala<strong>de</strong> ? »<br />

- Écoute, Sandy, y me faut quelques jours. J’te promets, je vais chercher du travail.<br />

Sandy travail<strong>le</strong> dans une pâtisserie, pas très loin <strong>de</strong> la Poste et à <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> chez eux.<br />

El<strong>le</strong> a bien remarqué que <strong>le</strong>s gens achetaient un peu moins <strong>de</strong> gâteaux ces temps-ci. Mais<br />

d’après Madame An<strong>de</strong>rson, la patronne, ça ne se ressent pas trop.<br />

Le journal local, The In<strong>de</strong><strong>pendant</strong>, pour sa part, n’y comprend pas grand-chose. On y<br />

trouve un peu toujours <strong>le</strong>s mêmes artic<strong>le</strong>s, l’annonce du prochain bal <strong>de</strong>s pompiers, <strong>le</strong> récit<br />

<strong>de</strong> la soirée « très réussie » pour fêter <strong>le</strong>s quatre-vingt ans <strong>de</strong> Madame Clinton, l’écho <strong>de</strong>s<br />

acclamations <strong>de</strong>stinées à Monsieur Magloire pour sa nomination en tant que Marshall ou <strong>le</strong><br />

compte-rendu du <strong>de</strong>rnier match <strong>de</strong> base-ball entre l’équipe <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s « Big River Blues »<br />

et cel<strong>le</strong> du Comté d’à côté. Des licenciements ? Quels licenciements ?<br />

Le mon<strong>de</strong> était en train <strong>de</strong> changer et personne ne pouvait rester éternel<strong>le</strong>ment sur son<br />

canapé. Huit jours plus tard, on était à la mi-mars, Jordan avait téléphoné à Louis, son<br />

copain. Il avait été viré <strong>de</strong>ux mois plus tôt. Ils s’étaient donné ren<strong>de</strong>z-vous au Central, un<br />

endroit qu’ils avaient assidument fréquenté lorsqu’ils étaient plus jeunes.<br />

Le Central est un bar sans relief. Tous <strong>le</strong>s ado<strong>le</strong>scents, génération après génération et<br />

faute <strong>de</strong> mieux, y emmènent <strong>le</strong>urs copines pour boire un Coca Cola Vanilla ou un Docteur<br />

Peper Cherry, la boisson que <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s préfèrent. Jordan Farmer avait fait comme ça avec<br />

Sandy. Un soir d’été, enhardi par Louis qui lui avait donné un coup <strong>de</strong> cou<strong>de</strong>, il avait<br />

rapproché ses jambes <strong>de</strong>s genoux <strong>de</strong> Sandy ou lui avait fait du pied sous la tab<strong>le</strong>, il ne se<br />

souvenait plus très bien. Sandy ne s’était pas dérobée. Ensuite, ils étaient sortis ensemb<strong>le</strong>,<br />

d’abord au cinéma puis au bal.<br />

En attendant Louis, Jordan se rappel<strong>le</strong> <strong>de</strong> ces années d’insouciance.<br />

- Alors, tu crois qu’il faut quitter <strong>cette</strong> vil<strong>le</strong> si on veut retrouver un boulot?<br />

- Non, je crois pas Jordan. C’est partout pareil. Mon copain David habite Détroit. Je viens<br />

<strong>de</strong> l’appe<strong>le</strong>r. Il m’a dit (j’en croyais pas mes oreil<strong>le</strong>s) : « <strong>le</strong> Maire a déclaré que sa vil<strong>le</strong> n’avait<br />

plus d’argent, et qu’en conséquence la moitié <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> ne bénéficierait plus <strong>de</strong>s services<br />

publics ». Alors <strong>le</strong> boulot dans <strong>le</strong> coin ! Mon David, il a une superbe baraque qu’il a fini <strong>de</strong><br />

payer. Et ben, il a plus l’é<strong>le</strong>ctricité, plus l’eau, la mairie ne ramasse plus <strong>le</strong>s ordures. Je te<br />

laisse imaginer !<br />

- Et Romuald, ton copain californien ?<br />

- Mon cousin Romuald, lui il habite Oakland. La vil<strong>le</strong> a offert huit cents hectares <strong>de</strong> terre à<br />

<strong>de</strong>s chômeurs pour qu’ils cultivent <strong>de</strong>s lopins <strong>de</strong> terre. On lui a donné un <strong>de</strong>mi-hectare. Il m’a<br />

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dit : « J’ai perdu douze kilos <strong>de</strong>puis que j’me bats contre <strong>le</strong>s mauvaises herbes et que je<br />

mange <strong>le</strong>s légumes et <strong>le</strong>s fruits <strong>de</strong> mon jardin. Tu <strong>le</strong> croiras si tu veux, je me sens mieux que<br />

quand j’travaillais au garage à me faire chier avec <strong>de</strong>s clients qu’étaient jamais contents ».<br />

Et puis Jordan et Louis se sont séparés. Quelque chose était peut-être en train <strong>de</strong><br />

germer.<br />

Une semaine plus tard, Sandy s’est exclamée : « Bah ! Jordan ! Qu’est-ce tu fais avec <strong>de</strong>s<br />

bottes ? ».<br />

- Je rejoins Louis. On a décidé <strong>de</strong> s’y mettre. Il a acheté du matériel et moi j’ai acheté ces<br />

bottes<br />

- Jordan, tu peux pas faire ça, <strong>le</strong>s voisins vont rigo<strong>le</strong>r. Tes parents, y travaillaient chez<br />

Smith and Sons, y faisaient comme toi, ils embobinaient <strong>de</strong>s fils à longueur <strong>de</strong> journée et,<br />

chaque fin <strong>de</strong> mois, ils ramenaient la paye. T’as oublié ?<br />

- J’ai rien oublié, Sandy. Aujourd’hui Smith and Sons, c’est fermé ou c’est sur <strong>le</strong> point <strong>de</strong><br />

fermer. J’y vais ! Tu m’as suffisamment reproché <strong>de</strong> rester sur <strong>le</strong> canapé.<br />

On est maintenant début juil<strong>le</strong>t. Jordan est au chômage <strong>de</strong>puis quatre mois. Sandy<br />

travail<strong>le</strong> toujours mais <strong>le</strong>s revenus du ménage ont baissé d’un bon quart et dans <strong>de</strong>ux<br />

mois, c’est <strong>le</strong> grand saut : plus d’allocations-chômage pour Jordan. Sandy rapporte <strong>de</strong><br />

temps en temps <strong>de</strong>s gâteaux invendus. Madame An<strong>de</strong>rson laisse faire. El<strong>le</strong> sait que<br />

Jordan a perdu son travail. De son côté, Jordan a ramené <strong>le</strong>s premières fraises <strong>de</strong> son<br />

jardin. Il a fallu <strong>le</strong>s laver, el<strong>le</strong>s avaient du sab<strong>le</strong> mais <strong>le</strong>s enfants ont adoré. Sandy a<br />

haussé <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> ne s’y fait toujours pas à son mari jardinier.<br />

Début septembre, après avoir récolté presque <strong>de</strong>ux kilos d’haricots verts, Jordan a dû<br />

avouer aux enfants que <strong>le</strong> jardin ne donnerait rien avant <strong>le</strong> printemps prochain : « Faut<br />

attendre, l’agriculture, c’est comme ça, on plante et on attend ». Mais, à <strong>cette</strong> époque, ce<br />

qui a fait <strong>le</strong> plus mal à Jordan, c’est la carte posta<strong>le</strong> que Sandy lui a adressé <strong>de</strong> Miami :<br />

« Nous nous sommes baignés tous <strong>le</strong>s jours ». Tu par<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> docteur Johnson et Sandy se<br />

sont baignés tous <strong>le</strong>s jours ! Seu<strong>le</strong> la présence <strong>de</strong>s enfants a empêché Jordan <strong>de</strong> jurer. Et<br />

puis <strong>le</strong>s larmes lui sont venues. Sandra et Barry se sont rapprochés <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur père.<br />

Personne ne disait rien.<br />

Dix jours plus tard, Sandy est rentrée. El<strong>le</strong> avait rapporté <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux mais ils sont<br />

restés dans l’entrée. « Alors, ton docteur, il t’a ausculté ? » lui a <strong>de</strong>mandé Jordan. Sandy<br />

n’avait pas envie <strong>de</strong> rire. El<strong>le</strong> a dit « Je suis fatiguée ». Après avoir embrassé <strong>le</strong>s enfants,<br />

el<strong>le</strong> est allée s’allonger sur <strong>le</strong> canapé-convertib<strong>le</strong> dans la pièce d’à côté. C’est là qu’el<strong>le</strong> a<br />

passé ses nuits <strong>pendant</strong> <strong>de</strong>ux semaines oubliant peu à peu <strong>le</strong> docteur Johnson et ses<br />

rêves <strong>de</strong> fortune. La maison était si<strong>le</strong>ncieuse. Jordan allait tous <strong>le</strong>s jours au Central pour<br />

y rencontrer Louis ou d’anciens copains. Sandy ne parlait plus qu’avec <strong>le</strong>s rares clients <strong>de</strong><br />

la pâtisserie et <strong>le</strong> soir avec ses enfants. Le docteur Johnson n’avait pas refait surface et<br />

c’était tant mieux.<br />

Un jour du début <strong>de</strong> l’automne, Jordan a emmené <strong>le</strong>s enfants dans son jardin. Ils l’ont<br />

aidé à planter un prunier. « En août, on aura p<strong>le</strong>in <strong>de</strong> prunes. Vous aimez <strong>le</strong>s prunes ? ».<br />

C’était une bouture que lui avait donné son voisin Andy.<br />

- Ne me remercie pas Jordan. C’est normal <strong>de</strong> s’entrai<strong>de</strong>r. Au printemps, tu me<br />

passeras quelques pieds <strong>de</strong> fraisiers et on sera quitte.<br />

Et puis y’a eu la prise d’otages dans l’éco<strong>le</strong> <strong>de</strong> Barry. Un ancien <strong>de</strong> Smith and Sons a pris<br />

<strong>le</strong> directeur en otage. Ça a duré presque huit heures. La télévision n’a pas eu <strong>le</strong> temps<br />

d’arriver (une autre prise d’otages ail<strong>le</strong>urs semb<strong>le</strong>-t-il) mais « The Indé<strong>pendant</strong> » y était, ça a<br />

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fait sa une <strong>pendant</strong> <strong>le</strong>s trois jours qui ont suivi. En tous <strong>le</strong>s cas, tous <strong>le</strong>s parents ont tremblé<br />

jusqu’au dénouement. Le type s’est fait sauter la cervel<strong>le</strong> et aucun gosse n’a été b<strong>le</strong>ssé. « Y’a<br />

pas besoin <strong>de</strong> mettre en place <strong>de</strong> cellu<strong>le</strong> psychologique » a déclaré Magloire, <strong>le</strong> Marshall, au<br />

journaliste qui l’interrogeait, « Aucun enfant n’a été b<strong>le</strong>ssé ».<br />

L’épreuve a eu du bon. Jordan et Sandy ont fait la paix. Ils avaient eu tel<strong>le</strong>ment peur. Un<br />

instant, ils avaient pensé que Barry pouvait mourir et ça avait permis d’oublier la trahison <strong>de</strong><br />

Sandy. Du moins, d’en mesurer <strong>le</strong> peu d’importance. Sandy avait quitté son canapéconvertib<strong>le</strong><br />

pour retrouver <strong>le</strong> lit conjugal. Restait plus qu’à conso<strong>le</strong>r Barry, qui avait vraiment<br />

eu peur, comme tous ses camara<strong>de</strong>s.<br />

Un an a passé. Les Farmer ont vendu <strong>le</strong>ur voiture. Tous circu<strong>le</strong>nt à vélo dorénavant.<br />

Sandy a perdu trois kilos et ça lui va bien. Barry fait la course avec <strong>le</strong>s autres élèves sur <strong>le</strong><br />

chemin <strong>de</strong> l’éco<strong>le</strong> et a presque oublié la prise d’otages. Jordan a récolté beaucoup <strong>de</strong> fraises<br />

l’été <strong>de</strong>rnier. Il en a vendu à Madame An<strong>de</strong>rson qui en a fait <strong>de</strong> délicieuses tartes et ça a fait<br />

une petite rentrée d’argent. Jordan a <strong>le</strong> projet <strong>de</strong> doub<strong>le</strong>r sa surface plantée en fraises. Il<br />

attend avec impatience que ses mirabel<strong>le</strong>s murissent.<br />

Andy, Louis et Jordan veu<strong>le</strong>nt constituer une coopérative. En voyant <strong>le</strong>s futurs associés<br />

arriver à vélo, <strong>le</strong> banquier a souri. Il n’y a pas eu moyen qu’il <strong>le</strong>ur fasse un prêt. Et faute<br />

d’argent, ils n’ont pas pu construire la serre qui <strong>le</strong>ur aurait permis <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s fraises et<br />

<strong>de</strong>s légumes plus tôt dans l’année.<br />

Malgré <strong>le</strong>s difficultés, Jordan se sent mieux. Il avait commencé à réfléchir <strong>le</strong> jour où il<br />

avait quitté « Smith and Sons ». Fina<strong>le</strong>ment, ça avait été une chance. Qu’est-ce que c’était<br />

<strong>cette</strong> vie à embobiner <strong>de</strong>s fils tout au long <strong>de</strong> la journée, à rentrer crevé <strong>le</strong> soir en ayant eu<br />

l’impression <strong>de</strong> ne pas faire grand-chose. A l’époque, on ne discutait <strong>de</strong> rien avec Sandy.<br />

Aujourd’hui Jordan a <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Sandy comment s’est passé sa journée, <strong>de</strong> lui<br />

préparer une boisson chau<strong>de</strong> pour quand el<strong>le</strong> rentre et parfois ça se termine dans <strong>le</strong>ur<br />

chambre, généra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> mercredi, quand <strong>le</strong>s enfants sont occupés.<br />

Jordan par<strong>le</strong> aussi à Sandy <strong>de</strong> ses projets. Il veut agrandir <strong>le</strong> jardin et produire davantage.<br />

Il va instal<strong>le</strong>r un système d’irrigation pour ses fraises. « Comme ça je vais presque doub<strong>le</strong>r<br />

ma production ». Sandy a oublié la Flori<strong>de</strong>. El<strong>le</strong> se rapproche <strong>de</strong> son mari. Jordan lui sourit.<br />

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Littérature :<br />

Bibliographie<br />

Fredric Brown, Fantômes et farfafouil<strong>le</strong>s, Folio<br />

Raymond Carver, Par<strong>le</strong>z-moi d’amour, Ed. <strong>de</strong> L’Olivier<br />

Débutants, Ed. De L’Olivier (version origina<strong>le</strong>, avant <strong>le</strong>s<br />

coupes <strong>de</strong> l’éditeur, du <strong>recueil</strong> Par<strong>le</strong>z-moi d’amour)<br />

Les Vitamines du bonheur, Ed. <strong>de</strong> L’Olivier<br />

Kate Chopin, L’Eveil (novella), Liana Levi<br />

Larry Fondation, Sur <strong>le</strong>s nerfs et Criminels ordinaires, Fayard<br />

Ernest Hemingway, Nouvel<strong>le</strong>s complètes, Quarto/Gallimard<br />

Milan Kun<strong>de</strong>ra, Les Testaments trahis, Folio (pour son<br />

commentaire sur la nouvel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Hemingway, Collines comme<br />

<strong>de</strong>s éléphants blancs / Paradis perdu)<br />

Edgar Poe, Histoires extraordinaires et Nouvel<strong>le</strong>s histoires<br />

extraordinaires, Garnier/Flammarion<br />

Richard Yates, Menteurs amoureux, Robert Laffont<br />

Cinéma :<br />

Short Cuts , <strong>de</strong> Robert Altman (1993) (adapté <strong>de</strong> neuf nouvel<strong>le</strong>s<br />

et un poème <strong>de</strong> Carver)<br />

Les Tueurs , <strong>de</strong> Robert Siodmak (1946) (d’après la nouvel<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />

Hemingway)<br />

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