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Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher

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MES SOUVENIRS<br />

Quant à l’inquiétude, je puis bien affirmer que je n’en avais<br />

pas.<br />

Je considère chaque jour qui m’est donné comme devant être<br />

le dernier de ma vie. Et cela tout naturellement, sans le moindre<br />

effroi.<br />

Pour comprendre une telle indifférence à vingt-neuf ans, il<br />

faudrait, comme moi, s’être vu condamné au plus amer de tous<br />

les supplices, à l’isolement perpétuel. L’idée de la mort, généralement<br />

si repoussante, est pour mon âme endolorie d’une douceur<br />

ineffable.<br />

La vue d’un tombeau me réconcilie avec la vie. J’y éprouve je<br />

ne sais quoi de tendre pour celui dont les ossements sont là à mes<br />

pieds. Cet homme qui fut étranger pour moi devient un frère. Je<br />

converse avec cette âme délivrée de ses chaînes terrestres; captif,<br />

j’appelle de tous mes vœux l’instant où il me sera donné de la<br />

rejoindre.<br />

L’émotion me gagne à tel point que je sens mon cœur dilaté<br />

par la joie, l’espérance. Je pleurerais, mais de bien douces larmes.<br />

Ce que je décris ici je l’ai éprouvé bien souvent; car ma promenade<br />

favorite à Paris, c’est le Père-Lachaise, le cimetière<br />

Montmartre. Le culte des morts est né avec moi.<br />

Le provisoire, malheureusement, menaçait de <strong>du</strong>rer trop<br />

longtemps; mes finances s’épuisaient de façon à me suggérer de<br />

tristes réflexions.<br />

Même avec la perspective d’un nouveau rappel, cette situation<br />

ne pouvait guère <strong>du</strong>rer, car j’en étais arrivé à me demander comment<br />

le lendemain je pourrais déjeuner.<br />

Vous qui me lisez, puissiez-vous ne jamais savoir tout ce qu’il y<br />

a d’horrible dans cette parole.<br />

Une pareille situation, en se prolongeant, peut amener le<br />

malheureux qu’elle accable aux plus affreuses extrémités. De ce<br />

jour enfin, j’en arrivai à comprendre le suicide, à l’excuser.<br />

Ceci n’a pas besoin de commentaires.<br />

Que de fois, tristement assis sur un banc des Tuileries, je me<br />

laissai aller peu à peu sur cette pente terriblement rapide d’où<br />

l’on ne revient, hélas! qu’épouvanté, abattu, moralement défait.<br />

Oh! combien à cette heure j’enviais le sommeil de la tombe,<br />

ce dernier refuge de l’humaine nature. Pourquoi donc, Seigneur,<br />

avoir prolongé jusqu’à ce jour une existence inutile à tous et si<br />

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