Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
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ADÉLAÏDE HERCULINE BARBIN<br />
Je suis faible et d’apparence maladive. Avec cela on ne trouve<br />
guère à se loger qu’à l’hôpital. Ce sera là sans doute ma dernière<br />
étape.<br />
J’allais de temps à autre rendre visite à une élégante jeune<br />
femme, dont le mari dirige un brillant café <strong>du</strong> Palais-Royal.<br />
<strong>Mes</strong> relations avec elle étaient des plus amicales. Elle connaissait<br />
un peu ma famille, et les principaux événements de ma vie<br />
avaient excité au plus haut point sa curiosité féminine. Aussi,<br />
avec l’habileté de son sexe, trouvait-elle souvent le moyen<br />
d’amener la conversation sur ce terrain, attendant toujours<br />
quelque mystérieuse confidence, dont je fus toujours peu prodigue,<br />
même à son égard.<br />
Les impressions de ma vie ne sont pas de celles qu’on puisse<br />
jeter à tous les vents. Il y a là des situations que peu de personnes<br />
peuvent apprécier, et certainement pour quelques gens grossiers<br />
de notre époque il y aurait matière à plus d’une sotte interprétation<br />
des faits et des choses, interprétation qui ne serait pas<br />
toujours sans danger pour moi, comme j’ai été à même d’en juger<br />
parfois.<br />
J’en puis citer un exemple : C’était au chemin de fer de… Un<br />
sous-chef de bureau s’entretenait avec moi de l’originalité de<br />
mon passé. Il croyait tout bonnement que recherchée un jour par<br />
un jeune homme, je m’étais ren<strong>du</strong>e à ses désirs, et que là s’était<br />
faite la découverte de mon véritable sexe. On voit jusqu’où peut<br />
s’étendre cette faculté de me juger, et quelles sérieuses conséquences<br />
elle peut avoir pour moi, pour mon repos.<br />
Admis à titre provisoire dans une administration financière, où<br />
je passai quelques mois dans une tranquillité exempte <strong>du</strong> plus<br />
léger nuage, je pouvais espérer mon admission définitive. Il n’en<br />
fut pas ainsi. Des changements survinrent dans la Société qui lui<br />
imposaient l’obligation de ré<strong>du</strong>ire son personnel. On me<br />
remercia, me faisant entrevoir, il est vrai, la possibilité d’être<br />
réintégré plus tard dans mon poste; mais ce ne pouvait être une<br />
certitude.<br />
Me voilà donc de nouveau à la recherche d’un gagne-pain.<br />
<strong>Mes</strong> ressources pouvaient me permettre d’attendre un mois.<br />
Dans ces conditions je pouvais me croire riche. Il me faut si peu.<br />
Ce que je mange dans une journée suffirait à peine au déjeuner<br />
d’un homme de mon âge, pourvu d’un bon estomac.<br />
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