Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
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ADÉLAÏDE HERCULINE BARBIN<br />
jeter à la face le sarcasme et l’outrage? Ah! ah! oui, soyez fiers de<br />
vos droits.<br />
La fange qui vous couvre témoigne assez <strong>du</strong> noble usage que<br />
vous en avez fait. C’est moi qui pourrais vous plaindre, pauvres<br />
esprits déchus, qui avez épuisé en de misérables satisfactions<br />
toutes les sources vives de votre cœur, qui avez éteint jusqu’au<br />
dernier rayon de votre intelligence, ce pur flambeau destiné à<br />
guider votre raison dans les sentiers de la vie. Oui, je vous plains,<br />
car vous n’avez pas souffert. Pour souffrir, il vous a manqué un<br />
cœur noble, grand, une âme généreuse. Mais l’heure de l’expiation<br />
viendra, si déjà elle n’est venue. Et alors vous serez effrayés<br />
<strong>du</strong> vide affreux de tout votre être.<br />
Malheureux! vous ne trouverez rien pour le remplir. Vous en<br />
arrivez au seuil de l’éternité, à regretter quoi? La vie. En face de<br />
l’immortalité, vous regretterez la poussière, le néant!<br />
Je vous le dis, moi que vous avez foulé aux pieds, je vous<br />
domine de toute la hauteur de ma nature immatérielle, virginale,<br />
de mes longues souffrances.<br />
Je dis mes longues souffrances, et je dis vrai, car moi aussi j’ai<br />
rêvé ces nuits délirantes, ces brûlantes passions qui ne devaient<br />
m’être révélées que par intuition.<br />
J’ai eu des tressaillements de tigre en voyant le soir sous le feu<br />
des lustres passer ces femmes, belles de leur parure plutôt que de<br />
leurs attraits flétris dès longtemps. Assis tristement au parterre<br />
d’un théâtre, et parcourant d’un œil morne toute l’enceinte circulaire,<br />
j’analysais secrètement toutes les joies renfermées dans ces<br />
paroles dissimulées sous l’éventail, dans ces sourires promettant<br />
le bonheur dans une pression de main. Ah! ne le croyez pas, je ne<br />
subissais pas, sans être jaloux, le choc de tous ces courants électriques,<br />
se croisant en tous sens. Non. J’étais jeune. J’enviais<br />
aussi ma place à ce banquet de l’amour. Et je ne devais être à personne…,<br />
qu’à Dieu. Avant d’en arriver à ce détachement absolu<br />
d’une âme vaincue par la lutte même, oh! croyez-le, j’ai cruellement<br />
souffert!<br />
Au milieu de mes maux je nourrissais une illusion folle, coupable,<br />
sans doute. Mais qui donc oserait me la reprocher? Une<br />
jeune fille m’avait aimé, comme on aime pour la première fois.<br />
Elle le croyait <strong>du</strong> moins.<br />
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