Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
MES SOUVENIRS<br />
Va, maudit, poursuis ta tâche! Le monde que tu invoques<br />
n’était pas fait pour toi. Tu n’étais pas fait pour lui. Dans ce vaste<br />
univers, où toutes les douleurs ont place, tu y chercheras en vain<br />
un coin pour y abriter la tienne. Elle y fait tache. Elle renverse<br />
toutes les lois de la nature et de l’humanité. Le foyer de la famille<br />
t’est fermé. Ta vie même est un scandale dont rougirait la jeune<br />
vierge, le timide adolescent.<br />
Parmi ces femmes avilies qui m’ont souri, dont les lèvres ont<br />
effleuré les miennes, il n’en est pas une sans doute qui ne se fût<br />
reculée de honte sous l’étreinte de mes embrassements, comme<br />
au toucher d’un reptile. Eh bien! moi, je ne maudirai personne.<br />
Oui, j’ai passé au milieu de vous sans y laisser l’ombre d’un<br />
souffle. Homme! je n’ai pas souillé mes lèvres de vos parjures, et<br />
mon corps de hideux accouplements. Je n’ai pas vu mon nom<br />
traîné dans la boue par une épouse infidèle. Toutes ces plaies<br />
infectes que vous étalez au grand jour m’ont été épargnées.<br />
De cette coupe dorée je n’en ai aspiré que le parfum. Vous en<br />
avez bu jusqu’à la lie toutes les hontes, tous les déshonneurs, sans<br />
être encore satisfaits. Gardez donc votre pitié.<br />
Elle vous appartient plus qu’à moi, peut-être. Je plane audessus<br />
de toutes vos misères sans nombre, participant de la<br />
nature des anges; car vous l’avez dit, ma place n’est pas dans<br />
votre étroite sphère. À vous la terre; à moi l’espace sans bornes.<br />
Enchaînés ici-bas par les mille liens de vos sens grossiers, matériels,<br />
vos esprits ne plongent pas dans cet Océan limpide de<br />
l’infini, où s’abreuve mon âme égarée pour un jour sur vos plages<br />
arides.<br />
Dégagée par avance de son enveloppe vierge, elle a entrevu<br />
avec béatitude la lumineuse clarté d’un monde immortel, resplendissant,<br />
sa demeure future est désirée. Oh! qui pourrait dire<br />
les élans de pure ivresse d’une âme que rien de terrestre<br />
n’attache à l’humanité! Et de quel œil elle contemple cet horizon<br />
fermé, où s’agitent tant de passions, tant de haineuses colères,<br />
tant de matérialité! Et c’est à moi que vous jetterez votre insultant<br />
dédain, comme à un déshérité, à un être sans nom!<br />
En avez-vous bien le droit? Comment, ce serait vous, hommes<br />
dégradés, mille fois avilis et à jamais inutiles, jouets méprisables<br />
et méprisés de créatures corrompues, dont vous vous parez<br />
comme d’une conquête. Ce serait vous, dis-je, qui viendriez me<br />
78