Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
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MES SOUVENIRS<br />
l’éclat qu’il pourrait avoir, et pour vous, et pour la maison que<br />
vous dirigez. Je vous donne là une grande preuve de confiance.<br />
N’en abusez pas. Faites-vous remplacer le plus tôt possible et<br />
revenez ici, après quoi on avisera au moyen de vous faire une<br />
nouvelle place dans la société. »<br />
Deux jours après, j’étais à L… Prévenue de mon arrivée, Sara<br />
m’attendait. Après les premiers embrassements, elle fut frappée<br />
de l’air de profonde gravité répan<strong>du</strong>e sur ma physionomie.<br />
Comme elle m’en faisait l’observation, je m’assis sur le bord de<br />
mon lit, lui lançant un regard douloureux. « Ma bien-aimée, lui<br />
dis-je d’un accent ému, l’heure de la séparation est arrivée »; et<br />
je lui racontai brièvement ce qui venait de se passer à B… Je vois<br />
encore son doux et cher visage et l’air de sombre tristesse qui vint<br />
le décomposer. Elle ne parla pas; mais son regard éteint semblait<br />
me reprocher, comme une faute, l’importante détermination que<br />
j’avais prise sans elle. Si tu l’avais voulu, disait ce regard, nous<br />
pouvions être heureux encore de longs jours. Mais je ne suffis<br />
plus sans doute; tu as soif d’une existence libre, indépendante,<br />
que je ne puis te donner.<br />
En effet, il y avait de tout cela dans l’espèce de dégoût qui<br />
s’était emparé de moi. Je ne vivais plus. La honte que j’éprouvais<br />
de ma position actuelle eût suffi seule à me faire rompre avec un<br />
passé dont je rougissais.<br />
Ce vaste désir de l’inconnu me rendit égoïste, en m’empêchant<br />
de regretter les liens si chers que j’allais briser par ma<br />
propre volonté.<br />
Plus tard, je devais me repentir amèrement de ce que je regardais<br />
alors comme un impérieux devoir. Le monde devait<br />
m’apprendre bientôt que j’avais fait acte de faiblesse stupide, et<br />
m’en punir cruellement.<br />
Les quelques jours que je passai à L… furent vraiment pénibles.<br />
Ma pauvre Sara ne pouvait dissimuler toujours les larmes<br />
qui l’oppressaient. Elle évitait soigneusement la présence de sa<br />
mère qui, elle-même, le croirait-on, ne pouvait s’habituer à l’idée<br />
de mon départ définitif.<br />
J’avais eu, à cet égard, une explication avec elle, et, sans entrer<br />
dans le détail des considérations qui me faisaient agir, j’avais été<br />
forcé, pour lui en faire sentir toute la gravité, d’invoquer<br />
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