Mes souvenirs - Adélaïde Herculine Barbin - Éditions du Boucher
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ADÉLAÏDE HERCULINE BARBIN<br />
Il y avait quelque temps déjà que j’étais à L… Par une splendide<br />
journée d’hiver, nous avions projeté de visiter un petit<br />
hameau distant à peu près de deux kilomètres. Voulant utiliser<br />
dans ce but une journée de congé, nous partîmes après déjeuner.<br />
Sara me donnait le bras. Devant nous, les élèves s’en donnaient à<br />
cœur joie. Nous étions arrivées à un petit bois de chênes au bord<br />
<strong>du</strong>quel une source abondante, grossie encore par des pluies<br />
récentes, coulait sur un lit de cailloux.<br />
Ma jeune amie s’était assise sur un tertre élevé d’où elle pouvait<br />
facilement surveiller tout l’agile troupeau. Placée à ses côtés,<br />
un livre à la main, mon regard errait au hasard sur les lignes déjà<br />
parcourues, pour se porter ensuite sur ma compagne. Depuis le<br />
matin, elle me gardait un peu rancune. Malgré tous ses efforts, je<br />
venais de lui arracher un sourire que je lui rendis en l’accablant<br />
de baisers. Dans le mouvement que je fis, sa coiffure se<br />
dérangea, ses cheveux, en se déroulant, vinrent m’inonder les<br />
épaules et une partie <strong>du</strong> visage. J’y appliquai mes lèvres brûlantes!<br />
J’étais violemment émue! Sara s’en aperçut. « De grâce,<br />
Camille, me dit-elle, qu’avez-vous? N’avez-vous donc plus<br />
confiance en votre amie? N’êtes-vous pas ce que j’aime le plus au<br />
monde? » — « Sara, lui criai-je, <strong>du</strong> fond de l’âme je t’aime<br />
comme je n’ai jamais aimé. Mais je ne sais ce qui se passe en moi.<br />
Je sens que cette affection ne peut pas me suffire désormais! Il<br />
me faudrait toute ta vie!!! J’envie parfois le sort de celui qui sera<br />
ton époux. »<br />
Frappée de l’étrangeté de mes paroles, Sara eut peur, son<br />
extrême pâleur le disait assez.<br />
Mais, ne pouvant les attribuer qu’à un sentiment de jalousie<br />
exagérée, qui témoignait de mon attachement, elle ne chercha<br />
pas à leur donner un sens impossible. Elle me fit remarquer,<br />
d’ailleurs, que je pouvais éveiller l’attention de nos élèves, ce que<br />
je compris aussitôt. Son serrement de main me fit entendre que<br />
j’étais pardonnée. Néanmoins le calme de cette existence, jusquelà<br />
si pure, venait de recevoir un choc terrible!<br />
Le retour à la maison se fit silencieusement.<br />
J’étais triste, embarrassée… Un sourire consolant de mon amie<br />
venait parfois me faire oublier les déchirements affreux de mon<br />
âme!…<br />
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