Travail complet au format pdf - Gymnase Auguste Piccard
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<strong>Gymnase</strong> <strong>Auguste</strong> <strong>Piccard</strong>, 3MS2 Lundi 16 novembre 2008<br />
Sanna Wager<br />
Maître : Anne- Laetizia Christophi<br />
LE SCANDALE DU SACRE DU PRINTEMPS<br />
DE STRAVINSKY<br />
http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft967nb647&chunk.id=d0e6456&doc.view=print<br />
1
Résumé<br />
Le 29 mai 1913, la première représentation du ballet du Sacre du printemps d’Igor<br />
Stravinsky (1882-1971), chorégraphié par Vaslav Nijinsky (1889-1950) a été marquée<br />
par un scandale légendaire. Le premier élément qui contribua sans doute à la réaction<br />
démesurée du public fut le contexte de l’art de l’époque, qui connaissait de grands<br />
changements. Les limites du style Romantique avaient été atteintes, et se faisaient<br />
repousser de plus en plus loin par les avant-gardistes. Dans le monde musical, c’est à<br />
cette époque que Debussy développait l’utilisation de nouvelles gammes telles<br />
l’échelle par tons, et que Schönberg se tournait vers l’atonalité. De telles révolutions<br />
inquiétaient fortement le public qui les percevait comme une dégénérescence de<br />
l’esthétique, à tel point qu’il y avait souvent des réactions extrêmement négatives à<br />
des œuvres nouvelles. Dans ce contexte culturel, le Sacre contenait plusieurs éléments<br />
nouve<strong>au</strong>x qui pouvaient être mal reçus : de la dissonance c<strong>au</strong>sée par la polymodalité,<br />
par les accords « blocs sonores » et par des motifs de fond chromatiques ; des<br />
sonorités surprenantes crées par une instrumentation combinant des sonorités<br />
d’instruments rares et de registres peu utilisés ; de la violence c<strong>au</strong>sée par des sons<br />
percussifs et/ou stridents joués dans une structure rythmique irrégulière ; et une<br />
chorégraphie <strong>au</strong>x mouvements de masse lents et tournés vers l’intérieur. Ces éléments<br />
ne suffisent pourtant pas pour c<strong>au</strong>ser une émeute dans une salle de théâtre : celle-ci<br />
peut être expliquée par le puissant climat instinctif et violent créé par la musique et<br />
renforcé par la chorégraphie, dans lequel le public a été entraîné malgré soi-même, en<br />
perdant le contrôle.<br />
2
Avant-propos<br />
Dès la fin du 19 ème siècle, le langage de la musique classique s’est progressivement<br />
distancée de l’harmonie « naturelle », c’est-à-dire de l’organisation des notes <strong>au</strong>tour<br />
d’une tonique et de sa dominante. Lorsque j’ai entrepris ce travail, les pièces<br />
s’éloignant trop de cette structure m’étaient désagréables, car les relations entre les<br />
sons semblaient discordantes : je me demandais s’il était possible que de telles pièces<br />
contiennent de la be<strong>au</strong>té, ou si leur seul intérêt était dans le plaisir intellectuel créé par<br />
un langage de plus en plus complexe. Ce travail de maturité était une bonne occasion<br />
d’essayer de mieux comprendre la direction qu’avait prise la musique<br />
jusqu’<strong>au</strong>jourd’hui, et d’élargir mon horizon. J’ai choisi de travailler sur le Sacre du<br />
printemps pour trois raisons : d’abord pour sa grande richesse, qui en fait une des<br />
œuvres les plus analysées du 20 ème siècle ; deuxièmement pour son langage, qui était à<br />
la limite de ce que je comprenais ; troisièmement pour le scandale presque légendaire<br />
par lequel elle a été accueillie lors de sa création. Dans toute l’histoire de la musique,<br />
les développements du langage musical ont c<strong>au</strong>sé une grande résistance, à tel point<br />
que des recueils sont <strong>au</strong>jourd’hui publiés de critiques sévères contre la majorité des<br />
plus grands compositeurs. Ceci est fascinant dans le sens qu’il y a à peine deux<br />
siècles, la musique de Beethoven notamment était perçue comme discordante et<br />
désagréable ; <strong>au</strong> 21 ème siècle, l’on considère pourtant son harmonie comme<br />
naturellement agréable <strong>au</strong>x oreilles. La limite entre le « naturel » et le « non-naturel »<br />
existe-t-elle donc véritablement, ou est-ce ce que l’on perçoit comme « logique »<br />
dépend de ce à quoi l’on est accoutumé ? La réaction très violente <strong>au</strong> Sacre est un<br />
exemple de la confrontation d’un public à un pas en avant révolutionnaire dans le<br />
monde de la musique. Le fait de comprendre quels éléments de la pièce étaient si<br />
repoussants, et en même temps pourquoi Stravinsky avait choisi d’utiliser ces<br />
éléments, peut être utile pour découvrir comment écouter la musique contemporaine.<br />
Je remercie William Blank qui m’a aidé à commencer l’analyse musicale et à<br />
découvrir le nouve<strong>au</strong> langage du Sacre, Guy-François Leuenberger pour ses<br />
nombreux conseils dans l’analyse musicale et ses idées pour améliorer la qualité du<br />
texte, et Anne-Laetizia Christophi pour l’organisation de ce travail, son<br />
encouragement et pour ses nombreux commentaires et conseils. Je voudrais <strong>au</strong>ssi<br />
remercier Tero-Pekka Henell, Anna-Liisa Wager et L<strong>au</strong>ra Ponti pour leurs idées et<br />
renseignements.<br />
3
Table des Matières<br />
1 Introduction............................................................................................................5<br />
2 Igor Stravinsky : développement musical et œuvres précédentes .........................6<br />
3 Composition du Sacre (1910 – 1913) ....................................................................9<br />
4 Contexte de l’art en 1913.....................................................................................12<br />
4.1 Contexte musical..........................................................................................12<br />
4.2 Contexte chorégraphique .............................................................................15<br />
5 Présentation de la musique...................................................................................16<br />
5.1 Structure.......................................................................................................16<br />
5.2 Matériel thématique .....................................................................................16<br />
5.3 Harmonie .....................................................................................................17<br />
5.3.1 Polymodalité ........................................................................................17<br />
5.3.2 Accords « blocs sonores »....................................................................18<br />
5.3.3 Gamme diminuée .................................................................................19<br />
5.3.4 Doublure de voix..................................................................................19<br />
5.3.5 Chromatisme........................................................................................20<br />
5.4 Utilisation du matériel thématique...............................................................21<br />
5.5 Rythme.........................................................................................................22<br />
5.5.1 Danses ..................................................................................................22<br />
5.5.2 Processions...........................................................................................23<br />
5.5.3 Khorovodes ..........................................................................................24<br />
5.5.4 Introductions ........................................................................................25<br />
5.6 Instrumentation ............................................................................................25<br />
5.6.1 Orchestration et sonorité ......................................................................26<br />
5.7 Analyse d’un passage précis ........................................................................28<br />
5.7.1 Eléments princip<strong>au</strong>x.............................................................................28<br />
5.7.2 Elément 1 .............................................................................................28<br />
5.7.3 Elément 2 .............................................................................................29<br />
5.7.4 Elément 3 .............................................................................................30<br />
5.7.5 Elément 4 .............................................................................................30<br />
5.7.6 Trilles, gammes et ostinatos.................................................................30<br />
5.7.7 Agencement des thèmes.......................................................................31<br />
5.7.8 Timbre et effet......................................................................................31<br />
6 Présentation de la chorégraphie ...........................................................................36<br />
6.1 Argument .....................................................................................................36<br />
6.2 Chorégraphie de Nijinsky ............................................................................37<br />
6.2.1 Gestes des danseurs individuels...........................................................37<br />
6.2.2 Mouvements de l’ensemble .................................................................38<br />
7 Réaction <strong>au</strong> Sacre du Printemps ..........................................................................39<br />
7.1 Eléments novateurs et choquants.................................................................39<br />
7.2 Archaïsme et primitivité ..............................................................................41<br />
7.3 Violence et chaos .........................................................................................42<br />
7.4 Chorégraphie................................................................................................43<br />
8 Conclusion ...........................................................................................................44<br />
4
1 Introduction<br />
« Le jeune homme assis derrière moi dans la loge se leva pendant le ballet pour<br />
mieux voir. L’état d’emportement dans lequel il se trouvait se manifesta lorsqu’il<br />
commença à battre rythmiquement ma tête avec ses poings. Mon émotion était si forte<br />
que je ne ressentis pas immédiatement les coups. » (White 1979: 215)<br />
Voici un témoignage Carl van Vechten, une des nombreuses personnes qui assistèrent<br />
à la création du ballet du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky (1882 –1971),<br />
chorégraphié par Vaslav Nijinsky (1889-1950), le 29 mai 1913 <strong>au</strong> théâtre des Champs<br />
Elysées à Paris. On parle toujours de ce jour maintenant, un siècle plus tard, car la<br />
réaction à cette œuvre fut exceptionnelle dans l’histoire de la musique classique et de<br />
la danse <strong>au</strong> point d’être légendaire. Valentine Gross, qui assista à l’événement,<br />
écrivit : « Le théâtre semblait secoué par un tremblement de terre. Les gens<br />
s’insultaient, hurlaient et sifflaient…il y avait des gifles et même des coups de poing.<br />
Les mots sont inappropriés pour décrire une telle scène… » (Buckle 1971; Hill 2000)<br />
Pendant que Nijinsky, debout sur une chaise dans les coulisses, criait les indications<br />
<strong>au</strong>x danseurs qui n’entendaient plus l’orchestre, Diaghilev ordonnait <strong>au</strong>x électriciens<br />
d’allumer et d’éteindre en alternance les lumières dans la salle pour tenter de calmer<br />
le public ; la police dut finalement intervenir. Ce qui se passa à la première<br />
représentation de l’œuvre est communément nommé le « scandale du Sacre ».<br />
Aujourd’hui, le terme de scandale est utilisé de manière relativement banale. C’est<br />
seulement en imaginant la puissance originale du mot que l’on se rend compte<br />
combien une telle réaction est inconcevable dans une salle de théâtre.<br />
Le Sacre du printemps est une œuvre révolutionnaire, qui compte parmi les plus<br />
importantes du 20 ème siècle. Ce travail tentera de comprendre pourquoi il fut reçu<br />
d’une manière <strong>au</strong>ssi démesurée. Il retracera d’abord le développement musical de<br />
Stravinsky et les circonstances dans lesquelles a été composé le Sacre. Puis, il<br />
évoquera le contexte artistique et musical du début du 20 ème siècle, dans lequel a eu<br />
lieu sa création. Enfin, après une présentation technique de la musique et de la<br />
chorégraphie, il analysera quels éléments <strong>au</strong>raient pu contribuer <strong>au</strong> scandale.<br />
5
2 Igor Stravinsky : développement musical et œuvres<br />
précédentes<br />
Les premières impressions musicales de Stravinsky furent celles du folklore russe,<br />
qu’il découvrit à Orienb<strong>au</strong>m, le petit village <strong>au</strong>quel sa famille retournait chaque été. Il<br />
y entendait notamment des femmes rentrant <strong>au</strong> village qui chantaient à l’unisson des<br />
chansons populaires. Pendant toute son enfance, Stravinsky vécut dans un entourage<br />
musical, entendant son père, une basse chantant <strong>au</strong> théâtre Mariinsk de Saint-<br />
Pétersbourg, accompagné par sa mère, une excellente pianiste. En grandissant, il<br />
apprit à connaître la musique des compositeurs russes célèbres de l’époque, tels<br />
Glinka, Tchaïkovski ou Moussorgsky. Développant ainsi sa curiosité pour les formes<br />
civilisées de la musique, il resta pourtant toujours très attaché à la musique primitive<br />
et s<strong>au</strong>vage (Oleggini 2003).<br />
Sa propre activité musicale commença lorsqu’il avait neuf ans, quand il prit des cours<br />
de piano. On ne le considérait pas comme quelqu’un de particulièrement doué pour la<br />
musique. Il passait la plupart du temps <strong>au</strong> piano à improviser, malgré les reproches<br />
qu’on lui en faisait, ou à déchiffrer des partitions d’opéra qu’il trouvait dans la<br />
bibliothèque de son père. Son deuxième professeur fut Mme Khachperova, elle-même<br />
élève d’Anton Rubinstein 1 , qui lui fit travailler le répertoire classique et romantique.<br />
Pendant ses études avec elle, il prit <strong>au</strong>ssi des cours d’harmonie et de contrepoint. Les<br />
cours d’harmonie ne lui donnèrent <strong>au</strong>cune satisfaction, mais le contrepoint le<br />
passionna à tel point qu’il passa énormément de temps à l’étudier, et c’est ainsi qu’il<br />
se tourna progressivement vers la composition.<br />
Son père était opposé à l’idée qu’il poursuive une carrière de musique et l’inscrivit en<br />
1901 à l’université en droit ; Stravinsky n’aimait pas cet univers et travailla de<br />
manière médiocre. Après le décès de son père en 1902, il resta inscrit à l’université,<br />
mais se consacra à la musique. Ses premières compositions ne furent toutefois pas<br />
satisfaisantes : notamment, dans ses Chroniques, Stravinsky raconte que Glazounov,<br />
un compositeur qu’il admirait be<strong>au</strong>coup, avait rejeté son arrangement d’une de ses<br />
pièces en disant qu’elle n’était pas musicale (Stravinsky and Nouvel 1935-6).<br />
Dans la même année, il rencontra le célèbre compositeur Nikolaï Rimski-Korsakov.<br />
Malgré le fait que celui-ci était peu enthousiaste des pièces de Stravinsky, il lui dit<br />
qu’il serait d’accord de travailler avec lui une fois qu’il <strong>au</strong>rait de bonnes bases en<br />
1 Anton Rubinstein (1829-1894) fut un pianiste, compositeur et chef d’orchestre russe.<br />
6
harmonie et en contrepoint, et lui conseilla d’éviter le conservatoire.<br />
L’enseignement fut principalement centré sur l’art de l’orchestration et sur l’analyse<br />
des formes classiques telles la forme sonate. Pendant ses études avec Rimski-<br />
Korsakov, Stravinsky composa en 1907 la Symphonie en mi bémol, puis Scherzo<br />
fantastique et Feu d’artifice. Dans la Symphonie en mi bémol, on entend des<br />
influences notamment de Rimsky-Korsakov, mais <strong>au</strong>ssi du chromatisme de Wagner et<br />
des influences de Mahler, de Str<strong>au</strong>ss et du jeune Schoenberg. Dans le Scherzo<br />
fantastique, il y a <strong>au</strong>ssi des influences de Debussy.<br />
C’est dans le Feu d’artifice que le style propre de Stravinsky commença à se former:<br />
une musique très vive avec un rythme irrégulier et explosif. Serge Diaghilev, un<br />
célèbre imprésario, présent lors de la création du Feu d’artifice, le 6 février 1909, fut<br />
impressionné par ce morce<strong>au</strong> et passa une commande de ballet à Stravinsky :<br />
L’Oise<strong>au</strong> de feu, crée en 1910 à l’Opéra de Paris, connut un immense succès qui fit du<br />
compositeur une vedette. Durant les vingt années suivantes, Diaghilev fut l’ami et le<br />
manager de Stravinsky.<br />
L’Oise<strong>au</strong> de Feu reste pour la plupart du temps ancré dans la tradition postromantique<br />
russe, caractérisée notamment par une harmonie chaleureuse et be<strong>au</strong>coup de<br />
chromatisme. L’argument chorégraphique est <strong>au</strong>ssi traditionnel, étant basé sur un<br />
conte russe racontant un combat entre le bon et le mal. L’on remarque pourtant que<br />
Stravinsky commence à développer des nouvelles idées musicales. Pour<br />
l’instrumentation, il commence à donner un rôle plus important <strong>au</strong>x instruments à<br />
vent, et expérimente avec les harmoniques et les glissandi (Routh 1975: 72, cité dans<br />
Tyers). Le rythme contient des éléments <strong>au</strong>dacieux, tels des accents ou des syncopes,<br />
et commence à devenir un langage en lui-même (Vlad 1978: 14, cité dans Tyers).<br />
L’on peut <strong>au</strong>ssi noter que l’Oise<strong>au</strong> de Feu est la première pièce dans laquelle le<br />
compositeur utilise des thèmes folkloriques russes.<br />
Après L’Oise<strong>au</strong> de Feu, Stravinsky composa Petrouchka. Dans ses chroniques,<br />
Stravinsky raconte : « En composant cette musique, j'avais nettement la vision d'un<br />
pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d'arpèges diaboliques, exaspère la<br />
patience de l'orchestre, lequel, à son tour, lui réplique par des fanfares menaçantes »<br />
(Stravinsky and Nouvel 1935-6: 31, cité dans Tyers). Stravinsky avait originalement<br />
imaginé cette pièce comme un concerto pour piano, mais fut convaincu par Diaghilev<br />
d’en faire un ballet. Il garda pourtant le piano dans l’instrumentation, ce qui donne à<br />
la pièce une couleur caractéristique (Walsh 1988, cité dans Tyers). Ce ballet marque<br />
7
la rupture de Stravinsky avec le style des compositeurs traditionnels russes. Dans<br />
Petrouchka, le rythme et non la mélodie fait avancer la pièce ; les mélodies sont<br />
courtes et sont insérées dans le rythme. La sonorité n’est plus chaleureuse comme<br />
dans l’Oise<strong>au</strong> de Feu, mais incisive. Du côté de l’harmonie, l’on trouve pour la<br />
première fois un passage polytonal ayant un sens dans la structure (Vlad 1978: 16,<br />
cité dans Tyers). L’instrumentation de Petrouchka est très sophistiquée, le<br />
compositeur utilise souvent les vents pour leurs caractères personnels, et développe la<br />
percussion. Il continue <strong>au</strong>ssi à utiliser des chansons populaires comme matériel<br />
thématique pour la pièce. La première représentation de Petrouchka en 1911 à Paris<br />
connut un grand succès et Stravinsky fut mondialement reconnu.<br />
8
3 Composition du Sacre (1910 – 1913)<br />
Dans ses Mémoires, Stravinsky raconte que dans le Sacre du printemps, son but était<br />
d’exprimer une impression puissante de son enfance : « Le violent printemps Russe<br />
qui semblait commencer en une heure et qui donnait l’impression de la terre entière<br />
qui craquait. C’était le meilleur moment de chaque année de mon enfance. » Il<br />
souhaitait donc exprimer le réveil de la nature, qui était « rest<strong>au</strong>rée à une nouvelle vie<br />
- un réveil <strong>complet</strong> et spontané, un réveil de la conception [maternelle] universelle »<br />
(Stravinsky and Craft 1960).<br />
Ce fut en 1910, pendant qu’il composait l’Oise<strong>au</strong> de feu, que Stravinsky eut sa<br />
première vision pour le Sacre du Printemps. Dans ses Chroniques il écrit : « J’entrevis<br />
dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen: de vieux sages, assis<br />
en cercle, observant la danse de la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour rendre<br />
propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du printemps. » La vision<br />
n’était pas accompagnée par des idées concrètes musicales, et le compositeur se<br />
tourna vers son ami Nikolaï Roerich, un grand peintre et archéologue spécialisé dans<br />
les anciennes tribus slaves, leurs croyances et leurs rites. Roerich avait déjà travaillé<br />
pour les Ballets Russes, et connu le succès en réalisant les décors le deuxième acte du<br />
Prince Igor de Borodine dans un style très <strong>au</strong>stère (Boucourechliev 1982). Il collabora<br />
avec Stravinsky pour le Sacre, pour rendre le scénario <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong>thentique que possible,<br />
et dessina les costumes et les décors. Dès l’été 1910, les grandes lignes de l’argument<br />
étaient notées. Ce n’est pourtant qu’en juillet 1911 qu’ils élaborèrent la forme<br />
définitive du Sacre, et fixèrent les titres des danses et le titre définitif de l’œuvre, lors<br />
d’une rencontre en Russie. En effet, avant de commencer à travailler sérieusement le<br />
Sacre du printemps, Stravinsky avait décidé de se rafraîchir en écrivant une pièce<br />
pour piano et orchestre, qui devint finalement le ballet de Petrouchka. Il reprit donc le<br />
travail dès le 2 septembre 1911, de manière intensive car il était prévu que les Ballets<br />
russes présenteraient l’ouvrage <strong>au</strong> cours de leur saison 1912. Dès le 7 janvier 1912,<br />
Stravinsky avait terminé le premier table<strong>au</strong>. La compagnie prit pourtant du retard dans<br />
la préparation d’un ballet précédent, l’Après-midi d’un f<strong>au</strong>ne de Debussy, pour lequel<br />
il avait fallu 120 répétitions ; le Sacre fut donc reporté à l’année suivante, ce qui laissa<br />
plus de temps à Stravinsky, avec la partition définitive datée du 8 mars 1913<br />
(Boucourechliev 1982). Le 19 mars, le compositeur écrit à Roerich : « Il me semble<br />
9
que j’ai découvert le secret du rythme du printemps, et que les musiciens le<br />
ressentiront » (Hill 2000: 26).<br />
Ce qui s’avéra pourtant difficile fut la préparation de la chorégraphie. Diaghilev avait<br />
choisi le jeune Vaslav Nijinsky, qui avait chorégraphié l’Après-midi d’un f<strong>au</strong>ne,<br />
comme chorégraphe ; malgré le fait que celui-ci était un danseur exceptionnel, il avait<br />
peu d’expérience dans l’invention de danses. Le 2 janvier, Stravinsky reçut un<br />
télégraphe de Diaghilev : « Si tu ne viens pas immédiatement pour 15 jours, le Sacre<br />
sera annulé. » Le 25 janvier 1913, Nijinsky n’avait chorégraphié que les deux<br />
premières danses, jusqu’<strong>au</strong>x Augures printanières. Le danseur expliquait qu’avec tous<br />
les voyages et spectacles de la compagnie, il était difficile de créer et de répéter un<br />
nouve<strong>au</strong> ballet. « J’ai avancé <strong>au</strong>tant que possible pendant ces répétitions, et si j’arrive<br />
à continuer comme cela, j’<strong>au</strong>rai possiblement assez de temps pour tout – sans<br />
endommager ma santé et en même temps en dansant bien <strong>au</strong>x représentations »<br />
(Stravinsky and Craft 1979: 94). Finalement, après nonante répétitions épuisantes les<br />
danseurs connaissaient la chorégraphie (Stanciu-Reiss 1990: 39). La répétition<br />
générale se déroula sans incident. Dans ses Chroniques, Stravinsky raconte : « chose<br />
bizarre, à la répétition générale à laquelle assistaient, comme toujours, de nombreux<br />
artistes, peintres, musiciens, » (notamment Debussy et Ravel) « hommes de lettres et<br />
les représentants les plus cultivés de la société, tout se passa dans le calme et j’étais à<br />
dix lieues de prévoir que le spectacle pût provoquer un tel déchaînement. »<br />
Bien que l’émeute du 29 mai soit décrite comme une surprise totale, des témoignages<br />
des années de la composition du Sacre montrent combien l’œuvre était nouvelle pour<br />
les proches de Stravinsky, et combien eux et le compositeur lui-même étaient<br />
conscients du fait que la pièce était bouleversante. D’abord, voici un témoignage du<br />
chef d’orchestre Pierre Monteux, qui dirigea le Sacre, pour qui Stravinsky avait joué<br />
sa pièce pour la première fois en avril 1912, arrangée pour le piano. « Je fus<br />
rapidement convaincu qu’il était devenu fou…la chambre était petite et la musique<br />
était énorme, d’un son qui écrasait complètement le p<strong>au</strong>vre piano que le compositeur<br />
martelait, et qui écrasait <strong>au</strong>ssi Diaghilev et son p<strong>au</strong>vre chef d’orchestre qui écoutaient,<br />
complètement abasourdis…Je dois avouer que je n’ai pas compris une seule note du<br />
Sacre du Printemps. Mon seul désir était de fuir de cette chambre… » (Hill 2000: 27)<br />
Peu après, le 9 juin 1912, Stravinsky joua le Sacre arrangé pour piano à quatre mains<br />
avec son ami Cl<strong>au</strong>de Debussy, chez Louis Laloy, qui raconta ainsi son souvenir :<br />
10
« Lorsqu’ils avaient fini, il n’y avait <strong>au</strong>cune idée de s’embrasser, même pas de<br />
compliments. Nous étions abasourdis, écrasés par cet ouragan qui était venu de la nuit<br />
des temps, et qui avait pris la vie par les racines. » Ces témoignages montrent que le<br />
Sacre était profondément bouleversant même pour les personnes les plus avant-<br />
gardistes et musicalement cultivées. Personne n’était préparé pour un tel ouragan et<br />
l’on pouvait déjà imaginer que la réaction du public serait tout s<strong>au</strong>f indifférente. Le<br />
compositeur lui-même était conscient de la nouve<strong>au</strong>té de son œuvre : comme on peut<br />
le lire dans le journal Montjoie, dans un article de Ricciotto Canudo peu avant le 29<br />
mai, Stravinsky s’inquiétait de la réaction du public : « Je crains que Le Sacre du<br />
Printemps, ou je ne fais plus appel à l’esprit des contes de fées ni à la douleur et à la<br />
joie tout humaines, mais ou je m’efforce vers une abstraction un peu plus vaste, ne<br />
déroute ceux qui mont témoigné, jusqu’ici, une sympathie chère ».<br />
11
4 Contexte de l’art en 1913<br />
Pour pouvoir comprendre de quelle manière le Sacre du printemps était nouve<strong>au</strong>, il<br />
est nécessaire de le placer dans le contexte de l’art de la fin du 19 ème siècle <strong>au</strong> début<br />
du 20 ème . Cette période, qui marque la fin de l’époque romantique, connut de grandes<br />
trans<strong>format</strong>ions dans le domaine de l’art, qui consistèrent en une atteinte de certaines<br />
limites et en leur remise en question. Dans le domaine de l’art visuel, l’on s’était<br />
progressivement rendu compte que ce qui rendait un table<strong>au</strong> vivant était son jeu de<br />
lignes et de couleurs plus que la fidélité <strong>au</strong>x apparences figuratives, et c’est ainsi<br />
qu’étaient apparus des nouve<strong>au</strong>x styles tels l’impressionnisme ou le f<strong>au</strong>visme. Selon<br />
Étienne Souri<strong>au</strong>, « De là à penser et à expérimenter que cette incantation de lignes et<br />
de couleurs peut se suffire à elle-même comme œuvre d’art, il n’y avait qu’un pas à<br />
faire » (Souri<strong>au</strong> 1990: 9-10). Cette progression vers l’art abstrait signifiait un passage<br />
<strong>au</strong>-delà de la limite de la fidélité à la réalité visuelle. Un des artistes importants de<br />
cette période fut Pablo Picasso.<br />
4.1 Contexte musical<br />
Le domaine de la musique connaissait des développements semblables à ceux de l’art<br />
visuel : l’on arrivait à la limite d’un système harmonique et structurel qu’on avait<br />
élaboré pendant la période baroque, et qu’on avait développé et complexifié depuis le<br />
17 ème siècle. Les éléments les plus importants qui caractérisaient ce système étaient la<br />
tonalité basée sur la relation de « tonique/dominante » et un rythme régulier, contenu<br />
dans des barres de mesure. Durant l’époque romantique, l’on poussait de plus en plus<br />
loin ces deux éléments : l’on complexifiait les rythmes et l’on développait les<br />
techniques telles le rubato. L’on repoussait <strong>au</strong>ssi les limites de la notion de tonalité,<br />
avec des passages d’un accord à l’<strong>au</strong>tre de plus en plus éloignés de la relation de<br />
« tonique/dominante », et en utilisant be<strong>au</strong>coup le chromatisme. Quelques<br />
compositeurs notables de cette période sont Richard Wagner (1813-1883), Anton<br />
Bruckner (1824-1896), Richard Str<strong>au</strong>ss (1864-1949) et Gustav Mahler (1860-1911).<br />
Cl<strong>au</strong>de Debussy fut le premier compositeur à trouver une alternative <strong>au</strong> langage<br />
musical Post-romantique des compositeurs tels ceux cités <strong>au</strong>-dessus. Il créa une<br />
harmonie nouvelle par l’utilisation des échelles chromatique, pentatonique, modale et<br />
à tons entiers, et prit de la liberté avec la barre de mesure, qui ne fonctionne que<br />
comme point de repère dans certains passages de ses œuvres. Il créa ainsi le style de<br />
12
la musique moderne française. Sa pièce la plus célèbre, le Prélude à l’après-midi d’un<br />
f<strong>au</strong>ne, fut créée en 1894.<br />
Simultanément, la musique atonale avait déjà atteint une certaine maturité. Avec la<br />
complexification de l’harmonie, l’idée d’une musique qui ne serait pas basée sur la<br />
relation de « tonique/dominante », et qui donnerait donc une importance égale à toutes<br />
les notes de la gamme, germait dans l’imagination des compositeurs depuis l’époque<br />
romantique. Franz Liszt fut le premier à tenter cela, avec sa Bagatelle sans tonalité,<br />
S.216.a. en 1885. Pourtant, le premier compositeur à véritablement se détacher du<br />
système tonal fut Arnold Schönberg (1874-1951). Après ses premières œuvres écrites<br />
dans un style romantique, il s’éloigna progressivement de l’harmonie classique<br />
jusqu’à finalement, dès 1910, se libérer totalement des limitations de la tonalité avec<br />
son cycle de lieder Livre des jardins suspendus, op. 15 (1910) et Pierrot lunaire, op.<br />
21 (1912). Il f<strong>au</strong>t noter que ces pièces sont atonales sans être sérielles ; Schönberg ne<br />
développa le système à douze tons qu’en 1920.<br />
La réaction massivement négative et violente avec laquelle les gens réagirent <strong>au</strong>x<br />
œuvres transitionnelles – puis <strong>au</strong>x œuvres atonales de Schönberg – est très<br />
intéressante ; de comprendre ses c<strong>au</strong>ses pourrait être utile pour comprendre la réaction<br />
scandalisée envers le Sacre. En effet, parmi le vocabulaire utilisé par les critiques<br />
pour décrire l’œuvre de Schoenberg, on retrouve le « délire de la fièvre », la<br />
« monstruosité », le « c<strong>au</strong>chemar », l’ « impuissance », l’ « œuvre perverse » ; ceci<br />
sans oublier le vocabulaire de la violence politique, d’« anarchie », d’ « attentat » et<br />
de « terrorisme ».<br />
Un article de journal de l’époque permet d’éclaircir ce qui effrayait <strong>au</strong>tant les gens<br />
dans la musique de Schönberg. Voici ce qu’écrivit Julius Korngold, critique de la<br />
Neue Freie Presse : « …La loi acoustique qui veut que les premiers harmoniques d’un<br />
ton soient son octave, sa quinte et sa tierce…puis sa septième mineure…[constitue] le<br />
fondement naturel du système tonal. Une musique <strong>au</strong>ra be<strong>au</strong> s’éloigner de ces bases<br />
dans sa structure harmonique et mélodique, rechercher les “affinités” les plus<br />
éloignées – elle ne pourra pas s’affranchir de cette origine. Car cela est impossible. Si<br />
l’on sacrifie à Schönberg l’“ancienne esthétique”, on lui abandonne également comme<br />
fané le concept de “be<strong>au</strong>té”. Et ce faisant, ne lui cèdera-t-on pas <strong>au</strong>ssi ce que tout art<br />
doit avoir en commun, à savoir ce qu’il a à dire à notre sensibilité et à notre âme ? Les<br />
séries de sons [Tonreihen] de Schönberg demeurent pour nous muettes, rigides, vides,<br />
sans expression. Voir un monce<strong>au</strong> de ferraille usée et déformée, jetée <strong>au</strong> coin d’une<br />
13
ue, ne serait pas moins indifférent, pour notre âme, que ce confus amas sonore. [Sa<br />
musique est] le résultat d’une erreur <strong>au</strong>x sérieuses conséquences spirituelles. »<br />
Selon Korngold, le sens de la musique vient du fait que celle-ci est basée sur la loi<br />
naturelle des harmoniques. En effet, cette loi organise les différentes h<strong>au</strong>teurs de sons<br />
dans la gamme en leur donnant plus ou moins d’importance. Cette hiérarchie des sons<br />
fait naître la tension dans la musique : plus l’on est harmoniquement éloigné de la<br />
tonique, plus il y a de tension. Korngold pense donc que si l’on transgresse cette loi,<br />
l’on prive la musique de sens, en la rabaissant <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> d’un « confus amas sonore »,<br />
sans <strong>au</strong>cune be<strong>au</strong>té qui pourrait toucher les âmes des gens.<br />
Il est compréhensible que des critiques ayant, pendant toute leur vie, considéré le<br />
système harmonique comme une loi incontournable, aient été effrayés par les idées<br />
des avant-gardistes. Bien que ceux-ci aient remis en question ces « lois » seulement<br />
pour essayer de créer un nouve<strong>au</strong> langage « be<strong>au</strong> », les critiques les percevaient<br />
comme une menace pour l’esthétique, pour l’art lui-même. Ils étaient donc prêts à tout<br />
pour défendre l’art de la corruption de la modernité.<br />
Il ne f<strong>au</strong>t pourtant pas oublier les gens avant-gardistes qui considéraient les<br />
trans<strong>format</strong>ions dans le domaine de la musique comme un développement nécessaire<br />
après la période post-romantique, et comme une perspective intéressante pour élargir<br />
le langage de la musique. Bien que moins nombreux que leurs opposants, ils étaient<br />
d’un nombre suffisant pour que le monde musical de l’Europe se retrouve divisée<br />
entre atonalistes et anti-atonalistes. Le ton ne cessa de monter entre eux ; en 1913 la<br />
tension était telle qu’un concert le 31 mars à Vienne, où étaient créées des œuvres de<br />
Schönberg, Webern, Berg, Zemlinsky et Mahler, fut interrompu et la police dut<br />
intervenir (Buch 2004).<br />
La première représentation du Sacre du Printemps a donc pris place dans une<br />
atmosphère dans laquelle tout son qui semblait dissonant ou laid était facilement<br />
perçu comme de la dégénérescence de l’esthétique musicale, et pouvait être rejeté de<br />
manière agressive. Mais il ne f<strong>au</strong>t pas oublier combien la situation de Stravinsky était<br />
différente de celle de Schönberg : alors que celui-ci avait depuis longtemps une<br />
m<strong>au</strong>vaise réputation, Stravinsky était connu dans le monde entier et sa musique était<br />
très appréciée par le grand public. A la première du Sacre le public s’attendait à une<br />
œuvre qui lui plairait.<br />
14
4.2 Contexte chorégraphique<br />
A l’époque où le Sacre du Printemps fut représenté, le domaine de la danse<br />
connaissait <strong>au</strong>ssi des changements. Ces changements étaient amenés par la compagnie<br />
des Ballets russes. Depuis sa création en 1907 par Diaghilev, elle jouait un rôle<br />
d’avant-gardisme dans la culture française, non seulement par sa collaboration avec<br />
les compositeurs les plus novateurs, comme Debussy, Ravel et Stravinsky, mais <strong>au</strong>ssi<br />
par ses chorégraphes Michel Fokine, puis Nijinsky. Michel Fokine fut le chorégraphe<br />
des Ballets russes jusqu’en 1912, avant de quitter la compagnie, jaloux de l’attention<br />
que Diaghilev portait à Nijinsky. Avant de partir, Fokine amena pourtant des<br />
développements à la danse en rejetant le tutu et les pointes obligatoires pour les<br />
ballerines, en recherchant des mouvements plus naturels pour les danseurs, et une<br />
unité entre le décor, les costumes, la musique et la danse. Fokine chorégraphia<br />
notamment l’Oise<strong>au</strong> de feu et Petrouchka, et Daphnis et Cholé de Ravel en 1912<br />
(Clarke and Crisp 1973: 115-119).<br />
Nijinsky alla be<strong>au</strong>coup plus loin que Fokine dans la révolution de la danse. Pour son<br />
premier ballet, l’Après-midi d’un f<strong>au</strong>ne de Debussy, les danseurs étaient pieds-nus. Le<br />
caractère principal du ballet, le f<strong>au</strong>ne, se déplaçait avec ses pieds plats <strong>au</strong> sol, une<br />
démarche qui n’avait jamais été utilisée avant. Dans le ballet, le f<strong>au</strong>ne est attiré par<br />
une nymphe ; celle-ci s’enfuit lorsqu’il s’approche mais laisse tomber une écharpe.<br />
Dans la scène finale, il satisfait son désir avec l’écharpe : lors de la première, le 29<br />
juin 1912 à Paris, cette scène c<strong>au</strong>sa des protestations de la part du public sensible à la<br />
morale (Kelkel 2003).<br />
L’année 1913, avant le Sacre du printemps Nijinsky chorégraphia les Jeux de<br />
Debussy. La première fut le 15 mai à Paris, et se déroula dans l’indifférence générale,<br />
malgré le fait que ce ballet est désigné comme le premier à être basé sur un thème<br />
contemporain : le développement des relations entre trois joueurs de tennis, habillés,<br />
<strong>au</strong> lieu d’habits de danse, dans des costumes de sport stylisés.<br />
Ainsi, pour résumer, avant le Sacre, la danse avait évolué vers un style plus moderne,<br />
mais <strong>au</strong>cun développement n’avait été perçu comme inquiétant pour l’esthétique, de<br />
manière à c<strong>au</strong>ser de la résistance de la part du public. Les seules protestations étaient<br />
survenues lors du geste obscène du f<strong>au</strong>ne, ce qui montre que le public pouvait mal<br />
réagir à tout ce qui ne suivait pas la morale.<br />
15
5 Présentation de la musique<br />
5.1 Structure<br />
Le Sacre du printemps est divisé en deux table<strong>au</strong>x ; le premier table<strong>au</strong> contient huit<br />
parties, et le deuxième six. Ces parties peuvent être regroupées dans trois catégories<br />
structurelles : les danses, les processions et les khorovodes. La musique des danses<br />
est souvent très dynamique et violente, par leur rythmique irrégulière, leurs accents et<br />
leurs sons percussifs ou déchirants. Les processions ont <strong>au</strong> contraire une atmosphère<br />
primitive. Dans une métrique stable sont superposées jusqu’à dix couches de motifs<br />
rythmiques, créant ainsi une polyrythmie régulière. Les khorovodes (de khor : chant<br />
en chœur, et vodit : conduire) enfin sont d’essence mélodique, centrées <strong>au</strong>tour de<br />
chants essentiellement féminins.<br />
La succession de ces trois genres de parties crée la structure générale de la pièce. L’on<br />
peut remarquer qu’elle est similaire dans les deux table<strong>au</strong>x :<br />
1. Introduction Augures Jeu du rapt Rondes Jeu des Cortège Adoration Danse<br />
printanières printanières cités rivales du sage de la terre de la terre<br />
I D D K D P P D<br />
2. Introduction Cercles Glorification Evocation Action rituelle Danse<br />
Mystérieux de l’Elue des ancêtres des ancêtres sacrale<br />
I K D P P D<br />
Chacun des table<strong>au</strong>x commence par une introduction calme avec un rythme indéfini,<br />
dont il y <strong>au</strong>ra plus de détails dans la suite du texte.<br />
Avant la présentation en détail de ces sortes de parties, qui sont différenciées surtout<br />
par leur structure rythmique, voici une présentation des caractéristiques générales de<br />
la pièce.<br />
5.2 Matériel thématique<br />
La majorité du matériel thématique du Sacre est basée sur des mélodies dans le style<br />
de musique folklorique slave. On a longtemps pensé que la plupart de ces mélodies<br />
étaient des inventions du compositeur dans le style populaire ; la seule mélodie que<br />
Stravinsky avouait être basée sur une chanson réelle (la chanson n°157 du recueil<br />
Juskiewicz) est celle jouée par le basson <strong>au</strong> début de la pièce.<br />
16
Pourtant, vers 1970, Lawrence Morton découvrit dans une collection de 1785<br />
chansons populaires lithuaniennes cinq <strong>au</strong>tres chansons sur lesquelles des mélodies du<br />
Sacre sont basées, notamment le Juskiewicz n° 142 sur lequel un des thèmes du Jeu<br />
du rapt est basé :<br />
Il est possible que Stravinsky ait basé encore d’<strong>au</strong>tres mélodies sur des chansons<br />
populaires de sources différentes, ou qu’il en ait transformé jusqu’<strong>au</strong> point de ne plus<br />
être reconnaissables.<br />
Ces mélodies sont simples, souvent constituées de pas plus de quatre ou cinq notes, et<br />
modales 2 , d’une forte polarité <strong>au</strong>tour de leur tonique.<br />
5.3 Harmonie<br />
Avec ces mélodies primitives, Stravinsky crée un langage harmonique complexe et<br />
dissonant 3 . Pour cela, il puise ses inspirations dans de nombreux styles et techniques<br />
différentes, et les mélange en prenant be<strong>au</strong>coup de liberté selon ce qui lui convient le<br />
mieux musicalement. Voici donc les éléments harmoniques princip<strong>au</strong>x :<br />
5.3.1 Polymodalité<br />
Dans le Sacre, il y a souvent plusieurs idées jouées simultanément <strong>au</strong>tour de « notes-<br />
pôles » différentes, ce qui amène be<strong>au</strong>coup de dissonance. Voici un exemple de deux<br />
thèmes ayant une tonique différente joués simultanément : le thème principal joué par<br />
2 Mode : gamme basée sur une gamme diatonique majeure, et dont la tonique peut être n’importe<br />
laquelle des sept degrés de la gamme diatonique : Il y a sept modes différents.<br />
3 Dans ce travail, je nomme « dissonance » les relations tendues entre les notes, bien qu’elle ne soient<br />
pas désagréables dans le contexte de la musique (développement de cette idée dans la conclusion) pour<br />
pouvoir m’y référer dans la suite du travail en essayant d’expliquer les c<strong>au</strong>ses du scandale.<br />
17
le cor est centré <strong>au</strong>tour du Sol et le thème secondaire des violons <strong>au</strong>tour du Mi bémol.<br />
(Tous les extraits des instruments transpositeurs sont écrits en Do pour faciliter la<br />
lecture)<br />
On pourrait donc définir le Sacre comme polymodal. Ce serait pourtant une définition<br />
largement incomplète, à c<strong>au</strong>se d’<strong>au</strong>tres éléments harmoniques plus complexes.<br />
5.3.2 Accords « blocs sonores »<br />
Dans plusieurs endroits de l’œuvre, mais surtout dans les danses, l’on trouve des<br />
accords répétés de nombreuses fois tels quels. Le plus célèbre est celui des Augures<br />
printanières, qui est répété deux cent quatre-vingt fois :<br />
Cet accord peut être analysé comme la superposition de deux accords tonals séparés<br />
d’un demi-ton : un accord de Fa bémol majeur et d’un accord de Mi bémol majeur 7.<br />
L’on ne peut pourtant pas parler de polytonalité, puisque les deux accords ne sont pas<br />
développés, mais seulement répétés tels quels. L’oreille ne perçoit pas les deux<br />
accords distincts, mais un ensemble indissociable, qui se fait attribuer une valeur<br />
propre. C’est pourquoi on lui donne le nom de « bloc sonore ». Dans le Sacre,<br />
Stravinsky crée plusieurs <strong>au</strong>tres blocs sonores soit avec la combinaison d’une triade<br />
ou d’une septième avec une note dissonante, soit en superposant deux triades séparées<br />
d’un intervalle dissonant (Hill 2000: 45). Ces blocs sonores peuvent être utilisés dans<br />
le contexte polymodal du Sacre : en effet, ils sont <strong>au</strong>ssi centrés <strong>au</strong>tour d’une note (par<br />
exemple, le pôle de l’accord des Augures est le Mi bémol) ce qui signifie qu’ils<br />
peuvent créer de la dissonance en étant combinés avec des mélodies centrées <strong>au</strong>tour<br />
d’<strong>au</strong>tres pôles.<br />
18
5.3.3 Gamme diminuée<br />
Un <strong>au</strong>tre élément dont l’harmonie de la pièce est inspirée est la gamme diminuée<br />
(gamme qui alterne les tons et demi-tons) (Hill 2000 : 47). L’on peut noter que<br />
Rimski-Korsakov était passionné par la gamme diminuée, et qu’ainsi Stravinsky<br />
l’utilisait déjà dans l’Oise<strong>au</strong> de Feu et dans Petrouchka. Bien qu’on ne trouve jamais<br />
dans la pièce de gamme diminuée jouée de manière suivie, son influence peut<br />
s’entendre dans l’harmonie générale. Par exemple, dans les Augures printanières,<br />
l’ensemble des notes de ces deux thèmes différents joués en même temps forme la<br />
grande partie d’une gamme diminuée.<br />
5.3.4 Doublure de voix<br />
Parfois, Stravinsky donne plus de poids à un thème en le doublant par une ou<br />
plusieurs voix. Parfois, la seconde voix est identique à la voix principale, et<br />
l’intervalle les séparant reste le même. Voici un exemple des Cercles mystérieux, où<br />
un thème est joué par deux clarinettes séparées par une septième majeure.<br />
Puis, parfois, les voix forment une harmonisation tonale (et non modale) pour la<br />
mélodie.<br />
19
Il arrive <strong>au</strong>ssi que ces deux méthodes soient employées simultanément. Un exemple<br />
se trouve dans le cercle mystérieux des adolescentes où la mélodie est doublée de cinq<br />
voix (notées en orange):<br />
La seconde voix est la reproduction exacte de la première une tierce majeure <strong>au</strong>-<br />
dessous. La troisième est légèrement différente et chev<strong>au</strong>che souvent la deuxième, ce<br />
qui crée de la tension. Les trois dernières voix sont des « miroirs » de la mélodie, elles<br />
vont dans le sens opposé mais avec des écarts d’intervalles différents. Toutes les<br />
mélodies étant très proches (les six sont contenues dans l’espace d’environ une octave<br />
en moyenne) et s’entrecroisant même, l’effet produit est très grinçant.<br />
5.3.5 Chromatisme<br />
A tous ces éléments d’harmonie il f<strong>au</strong>t ajouter les mélodies de fond présentes dans<br />
une grande partie de la pièce : ce sont pour la plupart des gammes chromatiques ou<br />
des trilles. Sans qu’on ne les remarque souvent explicitement, elles ajoutent de la<br />
couleur et de la dissonance à la matière sonore.<br />
20
5.4 Utilisation du matériel thématique<br />
5.4.1 Répétition et superposition des thèmes:<br />
Boucourechliev (1982: 92-93) observe que Stravinsky « dote chaque pièce du Sacre<br />
de son matéri<strong>au</strong> thématique propre, et le brûle complètement « sur place » ». En effet,<br />
une caractéristique fondamentale du Sacre est le fait que les thèmes très simples ne<br />
sont jamais développés, mais seulement répétés avec des paramètres parfois différents<br />
(nuance, rythme, ordre des notes, instrumentation…) : après un certain nombre de<br />
répétitions, ils sont donc « usés » et l’oreille attend quelque chose de nouve<strong>au</strong>.<br />
L’intérêt de la pièce vient ainsi d’abord de la manière dont les thèmes sont agencés.<br />
Ceux-ci sont « empilés » en plusieurs couches ; l’on atteint parfois jusqu’à une<br />
dizaine de strates thématiques. Certaines de ces strates prennent be<strong>au</strong>coup d’attention,<br />
alors que d’<strong>au</strong>tres restent dans l’arrière-plan, servant à constituer un fond sonore, sans<br />
être toujours consciemment remarqués. Bien que les thèmes se déroulent en même<br />
temps, ils demeurent complètement indépendants les uns des <strong>au</strong>tres, comme l’illustre<br />
l’exemple de la page précédente des Cercles mystérieux : le thème principal est la<br />
mélodie jouée par les violons et les altos (orange), et le thème secondaire est un<br />
pizzicato en ostinato des violoncelles (bleu). Le pizzicato ne peut pas être défini<br />
comme un accompagnement, car il se déroule dans une métrique différente (2/4) de la<br />
mélodie à la métrique irrégulière, sans <strong>au</strong>cune « interaction » avec celle-ci.<br />
5.4.2 Développement du contexte musical :<br />
Le contexte musical est développé par des changements fréquents dans la manière<br />
dont les thèmes sont superposés. Parfois, un passage devient de plus en plus strident<br />
par l’ajout progressif de couches. Tous les passages sont pourtant relativement courts,<br />
car Stravinsky ne s’attarde jamais longtemps sur un ensemble de thèmes, et change<br />
souvent de direction, en cassant abruptement le rythme général qu’il a développé et en<br />
mettant spontanément un <strong>au</strong>tre événement en marche. Chacune des parties du Sacre<br />
est un tel événement, constitué soi-même de plusieurs événements : l’unité de chaque<br />
partie est due <strong>au</strong> fait qu’un ensemble de thèmes spécifiques lui est désigné.<br />
Malgré le fait que ces changements brusques de direction semblent imprévisibles,<br />
l’analyse plus précise de la partition, (qu’il y <strong>au</strong>ra pour la fin du Jeu du rapt dans la<br />
suite du texte), montre que Stravinsky prépare de manière très sophistiquée les<br />
<strong>au</strong>diteurs <strong>au</strong>x changements, pour que ceux-ci soient logiques sans être évidents, et que<br />
les blocs sont en réalité interdépendants de be<strong>au</strong>coup de manières.<br />
21
5.5 Rythme<br />
La structure rythmique est probablement l’aspect le plus novateur du Sacre. Sa<br />
complexité est mise en évidence dans sa notation, par des changements fréquents du<br />
chiffrage. Selon Dominique Jameux, « la conception de Stravinsky est à l’opposé de<br />
la métrique traditionnelle, parce que celle-ci fonctionne par division (une mesure<br />
comporte quatre noires) tandis que lui fonctionne par multiplication : d’une certaine<br />
façon, le Sacre est à un temps, et la « mesure » est la multiplication de cette unité<br />
originelle » (Jameux 1990: 31). L’irrégularité fondamentale de la pièce peut être<br />
expliquée par la source thématique de mélodies folkloriques, naturellement<br />
asymétriques, mais la complexité est due à plusieurs <strong>au</strong>tres techniques utilisées par<br />
Stravinsky. Ces techniques sont différentes dans les trois catégories structurelles, les<br />
danses, les processions et les khorovodes, et <strong>au</strong>ssi dans les introductions.<br />
5.5.1 Danses<br />
Dans les danses, Stravinsky a donné un rôle central et moteur <strong>au</strong> rythme : les mélodies<br />
et l’harmonie sont insérées à l’intérieur des rythmes et servent à le « colorer ». Le<br />
rythme lui-même est défini d’abord par la percussion et par des sons percussifs, tels<br />
les blocs sonores. Les rythmes des danses sont très violents par leur irrégularité ; voici<br />
les différentes méthodes de Stravinsky pour créer cette irrégularité :<br />
Parfois, il insère une accentuation syncopée à l’intérieur d’une métrique régulière. Un<br />
exemple connu est celui du bloc sonore des Augures : après deux mesures où l’accord<br />
est accentué à chaque temps, ce qui fait disparaître la notion de temps fort et de temps<br />
faible, il est accentué de nombreuses fois à des moments surprenants, de telle manière<br />
que l’on ne perçoit plus la métrique en 2/4.<br />
Cependant, dans la plupart des cas, l’irrégularité des danses vient du fait que les<br />
cellules thématiques sont irrégulières en elles-mêmes. Le thème des premières<br />
mesures de la Danse sacrale est si compliqué rythmiquement que Stravinsky ne sut<br />
22
d’abord pas comment le noter (White 1979: 213). Voici la métrique finale de cette<br />
partie :<br />
3/8 3/8 2/8 3/8 2/4 3/8 2/8 3/8 2/4<br />
De plus, le nombre de répétitions de ces cellules thématiques est souvent asymétrique,<br />
comme on peut l’observer dans le passage de transition entre le Jeu des cités rivales et<br />
le Cortège du sage, qui sera analysé en détail dans la suite du texte.<br />
L’on peut ajouter que parfois Stravinsky, calculant comment les accents seraient les<br />
plus inattendus et ainsi les plus violents, va jusqu’à changer le chiffrage de la mesure.<br />
Dans cet exemple, Peter Hill montre à quoi ressemblerait un passage du Jeu du rapt<br />
sans de telles trans<strong>format</strong>ions : les flèches montrent chaque moment où « manque »<br />
une croche. En supprimant ces temps, Stravinsky transforme les battements<br />
prévisibles de la timbale en chocs.<br />
5.5.2 Processions<br />
Comme les danses, les processions sont centrées <strong>au</strong>tour du rythme. Celui-ci est<br />
pourtant à l’opposé des danses : il est régulier, et chaque temps est rigidement marqué<br />
par la percussion. Dans les processions, Stravinsky développe une <strong>au</strong>tre technique qui<br />
est tout <strong>au</strong>ssi novatrice : la superposition progressive de nombreuses strates<br />
rythmiques. Ces strates sont formées par la répétition de motifs très simples, mais qui<br />
sont dans des métriques parfois différentes de la métrique générale du passage. Ces<br />
nombreuses couches forment un ensemble polyrythmique, qui a pourtant une certaine<br />
régularité, parce que tous les motifs sont répétés de manière continue. Comme l’écrit<br />
Boucourechliev, les strates forment ensemble un timbre.<br />
Les processions ne sont cependant pas dépourvues de thématique. Comme le montre<br />
l’exemple suivant, du début de l’Action rituelle des ancêtres, Stravinsky place par-<br />
dessus un rythme régulier (j<strong>au</strong>ne) des thèmes (rouge : cor anglais ; bleu : flûte alto),<br />
ce qui ajoute de la mélodie <strong>au</strong>x processions. Ces thèmes sont pourtant très primitifs, et<br />
23
épétés de telle manière qu’ils donnent l’impression d’être des motifs rythmiques en<br />
eux-mêmes.<br />
5.5.3 Khorovodes<br />
Les khorovodes sont les parties les plus lyriques du Sacre. Ils diffèrent des danses et<br />
des processions par le fait qu’ils sont centrés <strong>au</strong>tour de mélodies, et que la percussion,<br />
absente pour la majorité du temps, ne sert pas à définir le rythme, mais seulement à<br />
ajouter de la couleur. L’on trouve dans les khorovodes de nombreux thèmes longs et<br />
mélodiques, doublés par une ou plusieurs couches instrumentales, joués sur un fond<br />
contextuel de motifs joués en ostinato ou de trilles : notamment dans cet exemple du<br />
début des Rondes printanières (les doublures à l’octave ne sont pas prises en compte).<br />
La légèreté de ces types de passages constitue un contraste important <strong>au</strong>x parties<br />
violentes et stridentes du Sacre. Comme le dévoilent ici les nombreux changements<br />
de la métrique, le rythme des khorovodes est souvent irrégulier, à c<strong>au</strong>se de l’asymétrie<br />
des thèmes folkloriques et du nombre irrégulier de répétitions.<br />
24
5.5.4 Introductions<br />
Les deux introductions sont des sections très particulières du Sacre. La première<br />
introduction diffère du reste de l’œuvre par le fait qu’elle s’établit en dehors d’une<br />
mesure exprimée du temps régulier : la barre de mesure n’est qu’un simple repère.<br />
Boucourechliev compare le rythme de l’introduction à ceux de la musique de Debussy<br />
(Boucourechliev 1982: 96). Dans le rythme du début, l’on peut noter un grand nombre<br />
de points d’orgue, qui laissent be<strong>au</strong>coup de liberté <strong>au</strong>x interprètes. Par la suite, une<br />
métrique plus rigide est installée, mais que l’on ne peut pas percevoir car de<br />
nombreux thèmes sont joués de manière indépendante de la métrique. Le rythme est<br />
nommé « lisse » par Pierre Boulez (Stravinsky, Craft et al. 1958, cité dans<br />
Boucourechliev). La première introduction symbolise le réveil progressif de la<br />
nature ; plus le tempo devient percevable, plus la musique est directe et semble<br />
« réveillée ». L’on peut remarquer que près de la fin, une contrebasse commence à<br />
jouer un pizzicato régulier, et que la musique subit une rupture peu après, pour<br />
retourner à un solo de basson rythmiquement libre, avant que le tempo définitif des<br />
Augures ne soit défini par des double-croches de violons, juste avant le passage <strong>au</strong>x<br />
accords répétés.<br />
L’introduction du deuxième table<strong>au</strong> est un nocturne. Dans cette partie, la barre de<br />
mesure est plus explicite. Pourtant, la musique qui passe constamment d’une idée à<br />
une <strong>au</strong>tre prive le rythme de stabilité. Ainsi chaque idée jouée dans un temps régulier<br />
semble être une ombre lointaine d’un thème réel, joué dans un temps continu et<br />
« lisse » comme la première introduction.<br />
5.6 Instrumentation<br />
Le Sacre du printemps est écrit pour un orchestre symphonique exceptionnellement<br />
grand. La section de percussion est la plus importante mobilisée pour un ballet, et il y<br />
a un très grand nombre d’instruments à vent, dont certains tels les tubas ténors sont<br />
25
exceptionnels. Pour les cordes, l’on peut noter qu’il y a un nombre habituel, mais que<br />
les partitions sont souvent subdivisées en deux, trois voire quatre parties différentes.<br />
Cordes<br />
• Violons I<br />
• Violons II<br />
• Altos<br />
• Violoncelles<br />
• Contrebasses<br />
Cuivres<br />
• 8 Cors (Cors VII et VIII =<br />
Tubas ténors en Sib)<br />
• Petite trompette en Ré<br />
• 4 Trompettes en Ut (Trompette<br />
IV = Trompette basse en Mib)<br />
• 3 Trombones<br />
• 2 Tubas basses<br />
(Stravinsky 1989)<br />
Bois<br />
• Piccolo<br />
• 3 Flûtes (Flûte III = Piccolo II)<br />
• Flûte alto en Sol<br />
• 4 H<strong>au</strong>tbois (H<strong>au</strong>tbois IV = Cor<br />
anglais II)<br />
• Cor anglais<br />
• Clarinette piccolo en Ré ou en Mib<br />
• 3 Clarinettes en Sib ou La<br />
•<br />
(Clarinette II = Clarinette basse II)<br />
Clarinette basse en Sib<br />
• 4 Bassons (Basson IV =<br />
•<br />
Contrebasson II)<br />
Contrebasson<br />
Percussions<br />
• Timbales petits<br />
• Timbales larges<br />
• Grosse caisse<br />
• Tam-tam<br />
• Triangle<br />
• Tambour de basque<br />
• Guiro (racloir)<br />
• Cymbales antiques en Lab et Sib<br />
5.6.1 Orchestration et sonorité<br />
Dans le Sacre du printemps, Stravinsky utilise les instruments de l’orchestre de<br />
manière à créer des sonorités nouvelles et particulières. L’on entend que<br />
l’instrumentation est un des éléments <strong>au</strong>xquels il a donné be<strong>au</strong>coup d’importance en<br />
composant : il choisit consciemment des motifs caractéristiques qui ont un lien direct<br />
avec les particularités d’un instrument - sa nature, sa sonorité dans les différents<br />
registres, sa tessiture et ses différentes techniques de jeu - puis associe ces motifs avec<br />
le même instrument durant toute la pièce. Voici, par exemple, les thèmes princip<strong>au</strong>x<br />
attribués <strong>au</strong> cor anglais : ils ont tous en commun le fait d’être très simples et répétitifs,<br />
26
et d’utiliser la sonorité à la fois très chaleureuse et primitive du registre relativement<br />
bas de l’instrument.<br />
Tout comme le cor anglais, plusieurs <strong>au</strong>tres vents sont utilisés dans leurs registres<br />
extrêmes, notamment le basson dans le suraigu lors de l’introduction, une tessiture qui<br />
n’avait jamais encore été utilisée. Ces registres peu utilisés ou nouve<strong>au</strong>x amènent des<br />
sonorités nouvelles <strong>au</strong> Sacre. Une <strong>au</strong>tre source de couleurs nouvelles est l’utilisation<br />
des sonorités d’instruments rarement mis en évidence : notamment, le son sec et<br />
perçant de la trompette en Ré dans le Cortège du sage, le son boisé et sec du<br />
contrebasson dans les Augures, ou le son rond et mystérieux de la flûte alto dans le<br />
Cercle mystérieux des adolescentes.<br />
Les cordes par contre sont souvent assemblées en plusieurs couches pour créer une<br />
sonorité grinçante, par exemple <strong>au</strong> début des Cercles mystérieux, ou alors utilisées<br />
comme instruments percussifs, dans les blocs sonores ou les accompagnements en<br />
pizzicato.<br />
La percussion a un très grand rôle parmi les instruments ; plusieurs solos lui sont<br />
attribués, et en général sa thématique est suffisamment complexe pour être<br />
indépendante et pour prendre be<strong>au</strong>coup de place. Stravinsky utilise souvent les<br />
qualités expressives de la percussion, notamment en utilisant les h<strong>au</strong>teurs différentes<br />
des tympans. Voici un solo expressif de percussion, <strong>au</strong> début du Jeu des cités rivales.<br />
L’on peut ajouter qu’en plus des couleurs nouvelles crées par l’utilisation des<br />
caractères spécifiques des instruments, Stravinsky réussit souvent à créer des effets<br />
27
qui semblent presque surnaturels grâce à des instruments qui jouent dans le « fond<br />
sonore » : sans qu’on ne les remarque directement, ils ajoutent leurs sonorités à<br />
l’ensemble. Ainsi, des notes prolongées de quatre cors et de deux h<strong>au</strong>tbois <strong>au</strong> début de<br />
l’introduction du deuxième table<strong>au</strong> créent une atmosphère hors de ce monde.<br />
5.7 Analyse d’un passage précis<br />
Les deux dernières pages du Jeu des cités rivales (points de référence 64–66), un<br />
passage servant de transition <strong>au</strong> Cortège du sage, sont une bonne illustration de la<br />
technique d’écriture de Stravinsky. L’analyse suivante consistera d’abord en la mise<br />
en évidence et la définition des éléments princip<strong>au</strong>x de ces quelques mesures, puis en<br />
l’étude de leur agencement, et enfin en la description du timbre et de l’effet général.<br />
La partition annotée est incluse à la fin de l’analyse.<br />
5.7.1 Eléments princip<strong>au</strong>x<br />
1. La mélodie jouée par les tubas (dès 64 dans la partition)<br />
2. La mélodie jouée par des bois et des cordes (de 64 à 65 + 5)<br />
3. Une percussion régulière de la grosse caisse (dès 64 + 2)<br />
4. Des notes prolongées jouées par quatre cors (dès 65 + 2)<br />
5. L’on peut <strong>au</strong>ssi noter des motifs de fond : des trilles joués par des bois (de 64<br />
+ 2 à 65 + 5), des La joués dans le rythme de la deuxième mélodie par des<br />
violons (de 65 à 65 + 5) et un ostinato de deux bassons et d’un<br />
contrebasson (de 66 à 66 + 2)<br />
5.7.2 Elément 1<br />
Si l’on examine de plus près la mélodie jouée par les tubas, l’on trouve quatre<br />
éléments différents a, b, c et d :<br />
Les éléments sont semblables et forment ensemble un thème, que l’on peut appeler le<br />
« thème A ». Dans ce passage il n’est pourtant pas possible de définir quel est<br />
28
exactement ce thème : en effet, les éléments se suivent de manière irrégulière,<br />
regroupés de la manière suivante :<br />
a ; b-c-d ; b-c-c-d ; c-d ; c-b-d<br />
L’élément « a » est semblable à « b » ; ce qui les différencie est la durée du Sol #, qui<br />
est plus long de quatre temps dans « a ». Puisque « a » est joué seulement une fois, <strong>au</strong><br />
début, c’est un élément introductif qui ne fait pas partie du thème final : C’est<br />
seulement dans le Cortège que l’on trouve la structure définitive de « A » : après un<br />
« b-b-c-d » l’ordre final « b-c-c-d » est répété cinq fois. Le thème A est donc un<br />
thème de 16 temps, se déroulant en 2/2. Il est clairement centré <strong>au</strong>tour du Sol# ;<br />
harmoniquement, une interprétation possible de l’ensemble Fa#, Sol, Sol#, La#, Do#<br />
est la gamme pentatonique, à laquelle il ne manquerait plus que le Ré#. La structure<br />
du thème commençant par un passage <strong>au</strong> Sol (b), puis atterrissant deux fois sur le Fa#<br />
(c) montre clairement le rôle d’appogiature attribué <strong>au</strong> Sol.<br />
5.7.3 Elément 2<br />
Il n’est pas possible de définir exactement ce deuxième thème principal, « thème B »;<br />
en effet, comme dans ce passage, il est exposé plusieurs fois dans le Jeu, mais de<br />
nombreuses manières différentes. C’est un assemblage, dans différents ordres, de<br />
deux sous-thèmes en 4/4 e, f avec leur levée éventuelle:<br />
Par la répétition irrégulière des sous-thèmes, Stravinsky rend le rythme général de ce<br />
passage très irrégulier. Par exemple, une des deux mesures 64 + 2 ou 3 peut être<br />
définie comme étant « de trop » : en effet, l’élément « f » y est répétée deux fois de<br />
suite, ce qui <strong>au</strong>gmente le nombre de mesures entre 64 et 65 d’un nombre symétrique<br />
(4) à un nombre asymétrique (5). L’entrée des h<strong>au</strong>tbois seulement <strong>au</strong> troisième temps<br />
de 64 + 2, comme levée pour la mesure suivante montre que c’est cette première qui<br />
est de trop (voir flèche dans la partition).<br />
L’ensemble de notes formé par les deux couches de la mélodie est basé sur la gamme<br />
mixolydique de Do (do ré mi fa sol (la) sib). Alors que le thème A est joué seulement<br />
par des tubas, le thème B est joué par une grande partie des instruments aigus de<br />
l’orchestre. La quantité d’instruments utilisés s’accroît durant ce passage ; dès 64, le<br />
29
thème est joué par deux clarinettes en Sib et par les cordes. A cela viennent s’ajouter<br />
deux h<strong>au</strong>tbois <strong>au</strong> troisième temps de la mesure 64 + 2, une clarinette piccolo en Ré à<br />
64 + 3 puis, une mesure plus tard, un cor et deux flûtes (le piccolo prend pendant une<br />
mesure le relais d’une des flûtes qui joue une gamme ascendante), puis le piccolo à<br />
65+ 2.<br />
5.7.4 Elément 3<br />
La percussion régulière de la grosse caisse n’est pas un motif de fond, mais un<br />
élément indépendant, par son rythme : cette percussion est frappée une fois tous les<br />
trois temps, se déroulant ainsi en 3/4, alors que la métrique générale inst<strong>au</strong>rée par les<br />
thèmes A et B est en 4/4.<br />
5.7.5 Elément 4<br />
Dès la mesure 65 + 2, l’on observe des octaves prolongées de Ré jouées dans le<br />
registre suraigu du Cor. Les deux premiers Ré durent six temps (cinq temps + un<br />
temps de silence) et le troisième dure douze temps. Le thème C qu’introduisent ces<br />
notes prolongées est dévoilé dans le Cortège, où il est progressivement installé,<br />
comme le thème A, puis joué plusieurs fois de suite dans sa forme définitive :<br />
Ce thème est si simple qu’on ne peut pas parler d’harmonie ou de gammes : il forme<br />
tout simplement un pôle <strong>au</strong>tour du ré, avec sa dominante La et sa septième Do, qui est<br />
d’ailleurs toujours une note courte précédant directement le Ré.<br />
5.7.6 Trilles, gammes et ostinatos<br />
Un trille centré <strong>au</strong>tour du La est joué par un h<strong>au</strong>tbois et un cor anglais dès la mesure<br />
64 + 2, puis renforcé dès 65 par un piccolo, une flûte alto, un deuxième h<strong>au</strong>tbois et un<br />
la répété joué par les premiers violons. L’on note <strong>au</strong>ssi une gamme ascendante de La<br />
mineur jouée par le piccolo, la flûte, le h<strong>au</strong>tbois et le violon, jouée <strong>au</strong>ssi rapidement<br />
que les trilles (double et triple-croches en triolets). Cette insistance sur le La semble<br />
être liée <strong>au</strong> pôle des cors <strong>au</strong>tour du Ré.<br />
La même observation est paraît valable pour le ré joué par le contrebasson, dès 66. Le<br />
Sol# joué par deux bassons, formant un triton avec le ré, est probablement lié <strong>au</strong><br />
thème A.<br />
30
5.7.7 Agencement des thèmes<br />
Dans ce passage de transition, l’on peut noter une rupture progressive de la musique<br />
avec la thématique et la rythmique du Jeu des cités rivales, et une inst<strong>au</strong>ration de celle<br />
du Cortège du sage. Un des thèmes princip<strong>au</strong>x des Jeux, le thème B est « brûlé<br />
jusqu’<strong>au</strong> bout » dans ce passage : sa répétition insistante le réduit progressivement du<br />
statut de thème <strong>au</strong> statut de motif répété ; le crescendo dans cette répétition<br />
accompagnée de trilles chaotiques prédit une explosion et disparition, qui a<br />
effectivement lieu dans les deux mesures avant 66 : la mélodie est soudainement<br />
interrompue par des notes dissonantes de cuivres (accompagnés par d’<strong>au</strong>tres<br />
instruments dans le fond sonore), et disparaît. L’on peut noter que le trille précédant<br />
l’entrée des tubas servait de la même manière à liquider le premier groupe de thèmes<br />
des Jeux, après que celui-ci ait été répété de manière de plus en plus dense.<br />
Le premier thème à être introduit par ce passage est le thème A, exposé pour la<br />
première fois dans toute la pièce à 64. Le premier long Sol# donne d’abord<br />
l’impression d’être un motif de fond, mais l’entrée des prochains éléments fait de ce<br />
thème un des thèmes princip<strong>au</strong>x du passage. L’on peut noter que dans le Cortège,<br />
lorsque le thème devient régulier et se fait continuellement répéter, il perd<br />
progressivement de l’importance pour n’être finalement plus qu’un motif en ostinato.<br />
Le deuxième thème introduit pour le Cortège est le thème C. Au milieu du passage, le<br />
Ré joué ff par quatre cors, comme un « appel », prépare l’oreille pour le thème<br />
<strong>complet</strong>. En même temps les La des trilles, puis les Rés des contrebassons polarisent<br />
la musique <strong>au</strong>tour du Ré. La métrique dans laquelle se déroule le thème C, en 6/4, est<br />
liée avec la métrique en 3/4 de la grosse caisse : ces deux éléments commencent à<br />
installer la métrique finale du Cortège, en 6/4 dès 70. L’introduction de cette nouvelle<br />
métrique alors que la musique est toujours en 4/4 crée une polyrythmie spectaculaire<br />
dans ce passage.<br />
5.7.8 Timbre et effet<br />
Dans ce passage, les nombreux éléments rythmiquement et harmoniquement en<br />
conflit, et l’émergence et la « mort » simultanée de plusieurs thèmes crée un effet de<br />
chaos. L’instrumentation importante dans les aigus rend la sonorité stridente, de<br />
même que les nuances variant de mf à ff. Le son rond et pesant des tubas amène un<br />
contraste intéressant à la sonorité générale stridente, et le thème A joué par cet<br />
31
instrument, insistant sur des longues notes, donne l’impression d’un appel depuis les<br />
profondeurs, et amène une certaine distance envers le chaos des <strong>au</strong>tres thèmes.<br />
32
6 Présentation de la chorégraphie<br />
6.1 Argument<br />
Plusieurs éléments de la chorégraphie du Sacre du printemps n’avaient jamais été vus<br />
avant dans le monde de la danse. D’abord, le fait qu’<strong>au</strong>cune histoire n’y est racontée.<br />
L’œuvre n’est qu’une série de danses cérémoniales dansées par des tribus de la Russie<br />
païenne. Le seul fil conducteur de l’œuvre est le thème de la glorification du réveil du<br />
printemps, puis celui du sacrifice d’une jeune fille, qui danse jusqu’à la mort pour le<br />
dieu du printemps, pour assurer la continuation du cycle des saisons. Cette absence de<br />
véritable intrigue rend le Sacre très différent des ballets précédents de Stravinsky,<br />
L’Oise<strong>au</strong> de feu et Petrouchka, ballets d’un style plus traditionnel, qui mettaient en<br />
scène des contes populaires de l’Ancienne Russie avec des personnages bien<br />
individualisés. Dans ces ballets, le rôle de la musique était d’accompagner le récit<br />
dansé. Dans le Sacre naît un rapport nouve<strong>au</strong> entre ces deux formes d’art : <strong>au</strong> lieu<br />
d’être accompagnée par la musique, la danse souligne la structure de celle-ci et forme<br />
avec elle un ensemble plus conceptuel que narratif, d’où le titre secondaire<br />
« Table<strong>au</strong>x » de la Russie païenne. Les concepts sont incarnés dans des événements<br />
successifs, chacun d’une durée variant de quelques dizaines de secondes jusqu’à cinq<br />
minutes. Comme dans la musique du Sacre, le passage d’un événement à un <strong>au</strong>tre se<br />
fait de manière brusque (Jameux 1990: 27; Lesure 1990: 13).<br />
Le premier table<strong>au</strong> du Sacre (L’Adoration de la terre) se passe pendant la journée et<br />
le deuxième (Le Sacrifice) la nuit. Les deux table<strong>au</strong>x commencent par une<br />
introduction pastorale, puis finissent par une danse frénétique. Voici les notes de<br />
programme originales de 1913 :<br />
« Premier table<strong>au</strong> : L'Adoration de la terre<br />
Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d'herbe. Une<br />
grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent<br />
l'avenir selon les rites. L'Aïeul de tous les sages prend part lui-même à la<br />
glorification du Printemps. On l'amène pour l'unir à la terre abondante et<br />
superbe. Chacun piétine la terre avec extase.<br />
36
Deuxième table<strong>au</strong> : Le Sacrifice<br />
Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les<br />
adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On<br />
glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée <strong>au</strong>x Dieux. On<br />
appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes<br />
contemplent le sacrifice. C'est ainsi qu'on sacrifie à Iarilo, le magnifique, le<br />
flamboyant » (Boucourechliev 1982: 79-80)<br />
L’on remarque le style d’écriture symboliste, qui souligne le fait que l’argument de la<br />
chorégraphie est basé sur des concepts.<br />
6.2 Chorégraphie de Nijinsky<br />
Après seulement sept représentations du Sacre avec la chorégraphie originale de<br />
Nijinsky, celle-ci fut rapidement oubliée et la demeura pendant plusieurs décennies ;<br />
pourtant, grâce <strong>au</strong>x recherches de Millicent Hodson, elle fut reconstituée de manière<br />
presque totalement <strong>au</strong>thentique, et peut ainsi être analysée <strong>au</strong>jourd’hui. Ce qui est<br />
intéressant est que la recherche d’une atmosphère archaïque et primitive de la Russie<br />
païenne, qui a inspiré Stravinsky à créer un nouve<strong>au</strong> langage musical, a <strong>au</strong>ssi inspiré<br />
Nijinsky à créer un style de danse complètement différent de la danse de l’époque.<br />
Selon Margot Fonteyn, Nijinsky « inventa soudainement et inexplicablement un<br />
nouvel idiome entrant directement dans le cœur de la danse moderne », ceci des<br />
décennies avant que la danse n’évolue jusqu’à ce stade. Le style de danse que<br />
Nijinsky créa pour le Sacre est différent des danses traditionnelles <strong>au</strong>tant par les<br />
gestes des danseurs individuels que par les mouvements de l’ensemble (Fonteyn<br />
1979).<br />
6.2.1 Gestes des danseurs individuels<br />
Les gestes des danseurs sont fondamentalement opposés à leurs gestes de la danse<br />
traditionnelle. Ils sont expressément symboliques et ne permettent pas d’exprimer des<br />
émotions ; <strong>au</strong> lieu de déployer leurs membres et avoir des mouvements amples, les<br />
danseurs ont une posture de base en-dedans et une position contrainte : les pieds vers<br />
l’intérieur et le buste souvent fléchi. Cyril E. Be<strong>au</strong>mont, qui vit le Sacre dansé à<br />
Londres, mentionna l’insistance de Nijinski pour des « mouvements lents et g<strong>au</strong>ches<br />
37
par lesquels les danseurs semblaient si obsédés par la terre qu’ils étaient incapables de<br />
se tenir droits » (Be<strong>au</strong>mont 1937).<br />
La technique de s<strong>au</strong>ts est <strong>au</strong>ssi opposée à la tradition : l’on retombe sur le sol avec des<br />
jambes raides. Cette nouvelle technique c<strong>au</strong>sa de nombreux m<strong>au</strong>x de tête <strong>au</strong>x<br />
danseurs qui n’y étaient pas habitués.<br />
Ce qui fut <strong>au</strong>ssi difficile pour les danseurs fut le rythme complexe de leurs<br />
mouvements ; souvent, la partie inférieure de leur corps marquait un rythme différent<br />
de celui que respectait la partie supérieure (Hodson 1990: 55).<br />
Selon Hodson (1990: 72) un des éléments cruci<strong>au</strong>x qui prouvent le modernisme des<br />
pas de Nijinsky est le fait que l’effort n’y est pas caché.<br />
6.2.2 Mouvements de l’ensemble<br />
A l’inverse des ballets traditionnels, l’attention n’est pas portée sur des solistes, mais<br />
sur l’ensemble des danseurs. Il n’y a d’ailleurs, pendant la majorité du ballet, <strong>au</strong>cun<br />
danseur qui se démarque véritablement des <strong>au</strong>tres ; c’est seulement à la fin qu’une des<br />
jeunes filles est élue et danse la danse sacrale. L’intérêt du Sacre ne vient pas donc de<br />
gestes virtuoses, mais de la progression de l’ensemble des danseurs. Un critique de<br />
1913 écrivit que « Si le Sacre avait été arrêté tout soudain à n’importe quel moment,<br />
et que les danseurs s’étaient figés dans des poses…, le spectateur <strong>au</strong>rait vu que chaque<br />
geste et chaque groupe jouait un certain rôle dans un motif géométrique<br />
déterminé. » Ainsi, les gestes de chaque danseur sont reliés à la configuration globale<br />
des danseurs sur scène, et s’amplifient mutuellement (Hodson 1990).<br />
Le style de danse moderne créé par Nijinsky pour le Sacre du printemps fut<br />
révolutionnaire à une époque où la danse commençait seulement à évoluer du style<br />
romantique. Selon Françoise Stanciu Reiss, Nijinsky accomplissait dans le domaine<br />
spécifique de la danse ce que Picasso découvrait dans la peinture et Stravinsky dans la<br />
musique. Il tournait le dos à la danse de virtuosité enchanteresse de « la grâce pour la<br />
grâce » afin de retrouver dans la source sacrée de la danse les « racines du<br />
mouvement ». C’est ce que Nijinsky expliquait Geoffrey Whitworth : « La grâce, le<br />
charme, le joli sont rangés tout <strong>au</strong>tour du point central qu’est le Be<strong>au</strong>. C’est pour le<br />
Be<strong>au</strong> que je travaille » (Stanciu-Reiss 1990: 36-37).<br />
38
7 Réaction <strong>au</strong> Sacre du Printemps<br />
7.1 Eléments novateurs et choquants<br />
Dans le contexte artistique du début du 20 ème siècle, où régnait une inquiétude <strong>au</strong> sujet<br />
de la dégénérescence de l’esthétique, le Sacre avait de nombreuses caractéristiques<br />
qui pouvaient sembler « menaçantes ». En effet, Stravinsky, en cherchant à traduire la<br />
force élémentaire et primitive du réveil abrupt du printemps en Russie, avait crée un<br />
nouve<strong>au</strong> langage musical bouleversant, et qui « transgressait » be<strong>au</strong>coup de règles<br />
harmoniques et structurelles <strong>au</strong>xquelles l’on tenait.<br />
Le premier élément ainsi « inquiétant » du Sacre est sa dissonance: les sons<br />
discordants et grinçants de la polymodalité, du chromatisme et des blocs sonores. Le<br />
témoignage de Stravinsky montre qu’ils c<strong>au</strong>sèrent des m<strong>au</strong>vaises réactions : selon lui,<br />
l’on pouvait entendre quelques protestations dès le début de l’introduction (Stravinsky<br />
and Nouvel 1935-6), c’est-à-dire lorsque les mélodies se heurtaient entre elles,<br />
notamment dès la deuxième mesure lorsque le Do# du cor heurte le Do naturel du<br />
basson. Cette dissonance combinée avec l’agressivité des énormes colonnes de sons<br />
stridents et de rythmes percussifs pouvait sembler très inesthétique. Le deuxième<br />
élément, qui rend la musique encore plus agressive, est l’irrégularité du Sacre, de la<br />
structure générale asymétrique jusque dans les détails. A c<strong>au</strong>se des nombreuses<br />
transitions abruptes et changements de direction inattendus, il est impossible de<br />
prévoir quand arriveront des sons agressifs. Le public habitué à avoir <strong>au</strong> moins une<br />
petite idée de la direction d’une pièce ne s’attendait pas à une telle absence de<br />
contrôle, ou à la tension énorme du fait de ne pas savoir quand surviendrait le<br />
prochain choc musical violent, pouvait percevoir ce stress comme étant à l’opposé du<br />
plaisir que l’on est censé ressentir en écoutant de la musique. Deux critiques<br />
musicales montrent que le Sacre était perçu comme une musique à l’opposé de la<br />
be<strong>au</strong>té : d’abord, celle de Pierre Lalo dans Le Temps : « …la musique la plus<br />
dissonante qu’on ait encore écrite…Jamais le système et le culte de la f<strong>au</strong>sse note<br />
n’ont été pratiqués avec <strong>au</strong>tant de zèle et de continuité. La musique est rude et<br />
violente… » Puis, celle d’Adolphe Boschot : « Dans le désir, semble-t-il, de faire<br />
primitif, préhistorique, il a travaillé à rapprocher sa musique du bruit, … travail<br />
éminemment amusical. »<br />
39
L’ajout d’une chorégraphie révolutionnaire à la musique en elle-même ahurissante<br />
rendit le tout encore plus choquant. En plus du thème du sacrifice humain immoral en<br />
lui-même, les mouvements à l’opposé de la danse traditionnelle, lents, tournés vers<br />
l’intérieur et pas gracieux dans le premier sens du terme c<strong>au</strong>sèrent une réaction très<br />
négative, comme le montrent de nouve<strong>au</strong> les critiques de Boschot et de Lalo.<br />
Boschot : « Imaginez des gens affublés des couleurs les plus hurlantes, de bonnets<br />
pointus et de peignoirs de bain, de pe<strong>au</strong>x de bêtes ou de tuniques pourpres, gesticulant<br />
comme des possédés qui répètent cent fois de suite le même geste : ils piétinent sur<br />
place, ils piétinent, ils piétinent… » Pierre Lalo : « Ce que nous avons coutume de<br />
nommer danse était remplacé par des trépignements, des piétinements et des<br />
tremblotements confus. Ni élan du corps, ni déploiement des membres…Tout cela<br />
était volontairement et agressivement laid, lourd et s<strong>au</strong>grenu…La chorégraphie du<br />
Sacre du Printemps est le contraire, la négation, la destruction de l’art et du style dans<br />
la danse » (Lesure 1990: 21-22).<br />
Avec tous ces aspects de l’œuvre, il est compréhensible que le public l’ait perçue<br />
comme une menace envers la be<strong>au</strong>té, et qu’il y ait réagi agressivement, comme à la<br />
musique de Schönberg. De plus, le soir de la première, les circonstances étaient<br />
idéales pour le déclenchement de protestations : Diaghilev, pour assurer le soutien du<br />
Sacre, avait distribué de nombreux billets gratuits. Le théâtre des Champs Elysées<br />
était construit de telle manière qu’un ambulatoire se trouvait juste à côté des<br />
corbeilles ; tous les avant-gardistes invités par l’imprésario se réunirent dans cet<br />
ambulatoire, à côté des gens les plus élégants du public. Pour leur montrer leur<br />
mépris, ils étaient prêts à appl<strong>au</strong>dir le Sacre et à dénoncer bruyamment tout signe de<br />
mépris (Hill 2000: 30).<br />
La question demeure pourtant : qu’est-ce qui transforma de simples protestations et<br />
différends coléreux entre spectateurs en un déchaînement général, inconcevable dans<br />
une salle de théâtre ? L’explication se trouve probablement dans la très forte<br />
atmosphère primitive, archaïque et violente de l’œuvre qui a sans doute eu un effet<br />
considérable sur le comportement des gens. Considérons comment Stravinsky utilise<br />
le matériel thématique et rythmique, l’instrumentation et la structure pour créer ce<br />
climat, et comment la chorégraphie renforce l’effet de la musique.<br />
40
7.2 Archaïsme et primitivité<br />
L’impression d’archaïsme provient d’abord de la thématique basée dans le style de<br />
chansons folkloriques : les mélodies très simples me semblent donner l’impression<br />
d’exister depuis l’éternité ; elles ont un ton particulier constitué d’un mélange de<br />
mélancolie et d’une certaine froideur. Les quelques thèmes qui, exceptionnellement,<br />
ne sont pas contraints par le rythme moteur du Sacre et qui semblent librement<br />
improvisés, notamment le solo de basson du début de la pièce, ou le solo de deux<br />
clarinettes basses dans les dernières mesures de l’Action rituelle des ancêtres,<br />
renforcent l’effet d’intemporalité. La percussion joue <strong>au</strong>ssi un rôle important dans la<br />
construction de ce monde sonore archaïque : les rythmes répétitifs donnent<br />
l’impression de venir d’un rituel de tribu. Certains motifs sont très simples : des<br />
double-croches répétées avec des accents réguliers ; d’<strong>au</strong>tres sont plus complexes,<br />
notamment des cellules rythmiques que l’on trouve dans les danses, mais qui sont<br />
répétées de nombreuses fois avec insistance. L’on peut ajouter que la rythmique<br />
générale du Sacre est très directe : Boucourechliev parle d’une absence de la figure<br />
rythmique « croche pointée-double croche, sur laquelle tout le Romantisme et le Post-<br />
romantisme ont fondé leur rythmique » (Boucourechliev 1982: 93). J’ajouterais à la<br />
remarque de Boucourechliev qu’une telle figure rythmique est expressivement si liée<br />
<strong>au</strong>x émotions de chaque individu qu’elle convient en effet mal à l’intemporalité de la<br />
pièce.<br />
L’absence des émotions individuelles dans le Sacre provient <strong>au</strong>ssi de l’absence de<br />
contact expressif entre les différents thèmes, ce qui crée un climat très instinctif. Peter<br />
Hill parle d’une « indifférence reptilienne » entre les couches thématiques qui se<br />
déroulent de manière indépendante, et <strong>au</strong>ssi dans les passages d’un événement <strong>au</strong><br />
prochain : les nombreuses transitions sont abruptes et sans réaction. La séparation<br />
entre les idées est encore renforcée par l’instrumentation : les thèmes se font attribuer<br />
une sonorité propre, qui n’est jamais « influencée » par les <strong>au</strong>tres, et reste ainsi la<br />
même durant toute la pièce. Je pense que les sonorités-mêmes choisies par Stravinsky<br />
rendent l’atmosphère plus primitive : les longues mélodies sont jouées la plupart du<br />
temps par des vents, dont les timbres sont moins associés <strong>au</strong>x émotions humaines que<br />
les cordes, qui elles sont utilisées de manière plus percussive. De plus, Stravinsky<br />
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évite en général les mélodies « chantantes » dans les registres médium des<br />
instruments, car ces registres sont les plus chaleureux. Ainsi, lorsqu’il fait une<br />
exception à cela, cela produit un effet très expressif, notamment dans cette courte<br />
mélodie du violoncelle dans la dernière mesure de la deuxième introduction.<br />
Ainsi, en général, la musique se distance de l’homme en tant qu’individu, et<br />
représente quelque chose de plus grand : la loi de la nature dans sa totalité. Une telle<br />
chose n’avait jamais été représentée de manière <strong>au</strong>ssi directe par la musique, et le<br />
climat est si fort qu’il continue à surprendre les gens <strong>au</strong>jourd’hui. Il est probable que<br />
le comportement si s<strong>au</strong>vage du public ait été en partie c<strong>au</strong>sé par le climat si instinctif<br />
et non sophistiqué de la musique, <strong>au</strong>quel les gens n’étaient pas préparés à être<br />
exposés. Sous l’influence de ce climat, il était plus facile pour la tension initiale dans<br />
le public (face <strong>au</strong> nouve<strong>au</strong> langage de musique et de danse) d’éclater en une<br />
agressivité démesurée.<br />
7.3 Violence et chaos<br />
Ce qui a finalement amené le public dans un état <strong>au</strong>ssi furieux, à mon avis, est le fait<br />
que le climat du Sacre est non seulement primitif, mais <strong>au</strong>ssi très chaotique et rempli<br />
d’énergie. Cette énergie peut être trouvée d’abord dans la manière dont la pièce est<br />
construite, <strong>au</strong>tour d’une répétition continuelle de motifs : soit des mélodies modales<br />
qui tournent de manière insistante <strong>au</strong>tour des mêmes notes, soit d’une percussion<br />
régulière, ou alors des ostinatos nerveux. La répétition continuelle crée une<br />
atmosphère de danse frénétique et d’énergie incontrôlable. Cette structure, souvent<br />
combinée à l’ajout successif de plus en plus de motifs jusqu’à l’atteinte des<br />
« empilages » gigantesques de sons déchirants, symbolise un tel accroissement<br />
d’énergie que l’on croit entendre le réveil du printemps. La structure de l’ensemble du<br />
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Sacre est elle-même basée sur un tel crescendo, commençant avec un solo calme d’un<br />
seul instrument, et finissant par une danse violente.<br />
Ce qui amène pourtant le véritable chaos dans la pièce est le grand nombre<br />
d’interruptions de ces progressions et les changements de direction de la musique.<br />
Certains passages interrompus ne sont jamais résolus, et leur tension reste suspendue.<br />
Un exemple de cela se trouve dans la deuxième partie des Augures printanières,<br />
lorsqu’une mélodie chantante jouée en accords par quatre trompettes s’arrête<br />
soudainement et il ne reste plus que des pizzicato (piano subito) de cordes. D’<strong>au</strong>tres<br />
passages explosent sans avertissement en fortissimo subito, notamment dans l’Action<br />
rituelle des ancêtres à l’entrée ff des cuivres après presque deux minutes d’une<br />
musique qui progressait très lentement. A l’intérieur même de chaque passage il y a<br />
de nombreuses éruptions imprévisibles (percussion violente ou son déchirant dans le<br />
suraigu par des instruments à vent par exemple), notamment les accords stridents<br />
joués par les vents à la fin de la Danse de la terre, qui ne font que renforcer la<br />
violence du Sacre. Cette violence, combinée avec le climat instinctif de la musique et<br />
le fait que les gens étaient en situation de conflit, avait le potentiel de créer ce<br />
comportement démesuré.<br />
7.4 Chorégraphie<br />
La chorégraphie joua vraisemblablement un rôle important dans le déclenchement de<br />
l’émeute : elle ajoute la dimension visuelle <strong>au</strong> Sacre, ce qui renforce son impact, et<br />
distance à mon avis le public encore plus de la réalité, l’amenant plus loin dans le<br />
monde créé par la musique. Les mouvements instinctifs des danseurs dépeignent la<br />
primitivité, et l’effet imposant de la masse de gens sur scène faisant les mêmes<br />
mouvements met en évidence les nuances et leur donne plus de poids. Les nombreux<br />
atterrissages enfin rendent les chocs percussifs be<strong>au</strong>coup plus lourds. Un exemple<br />
frappant de cela se trouve dans les dernières minutes de la Danse sacrale, lorsque<br />
l’Elue atterrit plusieurs fois de suite sur ses pieds, de manière très légère,<br />
simultanément avec des coups de timbales très pesants : l’effet produit est celui d’une<br />
très grande puissance.<br />
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8 Conclusion<br />
Il semblerait donc que les gens du public, en conflit <strong>au</strong> sujet de l’œuvre<br />
révolutionnaire du Sacre du printemps, aient été entraînés malgré eux dans son monde<br />
sonore et visuel, à tel point de perdre tout contrôle. Ce qui est fascinant est que moins<br />
d’une année après le scandale, le 5 avril 1914 à Paris, lorsque la pièce fut présentée en<br />
version de concert, elle connut un succès énorme : le compositeur fut porté à bout de<br />
bras par ses admirateurs. Cette réaction de nouve<strong>au</strong> impressionnante montre que le<br />
public avait réalisé que le Sacre du printemps était tout s<strong>au</strong>f une menace envers<br />
l’esthétique. En cherchant à reconstituer une impression <strong>au</strong>ssi frappante que celui du<br />
réveil du printemps, Stravinsky avait naturellement développé un langage musical<br />
nouve<strong>au</strong>. Bien que ce langage comporte énormément de « f<strong>au</strong>sses notes » selon les<br />
normes harmoniques de la musique Romantique, il n’est d’<strong>au</strong>cune manière dissonant :<br />
car la dissonance signifierait que la rencontre des notes manquerait d’accord et serait<br />
désagréable. Dans le Sacre il n’y a que de la be<strong>au</strong>té dans les relations entre les sons.<br />
Après avoir travaillé sur cette œuvre je réalise combien l’idée de la dissonance est<br />
ainsi relative. Je pense que le premier accueil du Sacre met en évidence un des plus<br />
grands malentendus <strong>au</strong> sujet de la musique du siècle passé : si les compositeurs<br />
développent des nouve<strong>au</strong>x langages qui peuvent sembler désagréables à des oreilles<br />
non familiarisées, ce n’est pas parce que les anciens styles <strong>au</strong>raient été « explorés »<br />
jusqu’<strong>au</strong> bout, mais parce qu’il y a tellement de mondes sonores qui n’ont pas encore<br />
été découverts, et qui demandent un langage de plus en plus complexe. Si le Sacre<br />
réussit à créer un climat surréel si tangible, c’est par une énorme complexité, dont ce<br />
travail ne fait que gratter la surface.<br />
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