Travail complet au format pdf - Gymnase Auguste Piccard

Gymnase Auguste Piccard, 3MS2 Lundi 16 novembre 2008
Sanna Wager
Maître : Anne- Laetizia Christophi
LE SCANDALE DU SACRE DU PRINTEMPS
DE STRAVINSKY
http://www.escholarship.org/editions/view?docId=ft967nb647&chunk.id=d0e6456&doc.view=print
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Résumé
Le 29 mai 1913, la première représentation du ballet du Sacre du printemps d’Igor
Stravinsky (1882-1971), chorégraphié par Vaslav Nijinsky (1889-1950) a été marquée
par un scandale légendaire. Le premier élément qui contribua sans doute à la réaction
démesurée du public fut le contexte de l’art de l’époque, qui connaissait de grands
changements. Les limites du style Romantique avaient été atteintes, et se faisaient
repousser de plus en plus loin par les avant-gardistes. Dans le monde musical, c’est à
cette époque que Debussy développait l’utilisation de nouvelles gammes telles
l’échelle par tons, et que Schönberg se tournait vers l’atonalité. De telles révolutions
inquiétaient fortement le public qui les percevait comme une dégénérescence de
l’esthétique, à tel point qu’il y avait souvent des réactions extrêmement négatives à
des œuvres nouvelles. Dans ce contexte culturel, le Sacre contenait plusieurs éléments
nouveaux qui pouvaient être mal reçus : de la dissonance causée par la polymodalité,
par les accords « blocs sonores » et par des motifs de fond chromatiques ; des
sonorités surprenantes crées par une instrumentation combinant des sonorités
d’instruments rares et de registres peu utilisés ; de la violence causée par des sons
percussifs et/ou stridents joués dans une structure rythmique irrégulière ; et une
chorégraphie aux mouvements de masse lents et tournés vers l’intérieur. Ces éléments
ne suffisent pourtant pas pour causer une émeute dans une salle de théâtre : celle-ci
peut être expliquée par le puissant climat instinctif et violent créé par la musique et
renforcé par la chorégraphie, dans lequel le public a été entraîné malgré soi-même, en
perdant le contrôle.
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Avant-propos
Dès la fin du 19 ème siècle, le langage de la musique classique s’est progressivement
distancée de l’harmonie « naturelle », c’est-à-dire de l’organisation des notes autour
d’une tonique et de sa dominante. Lorsque j’ai entrepris ce travail, les pièces
s’éloignant trop de cette structure m’étaient désagréables, car les relations entre les
sons semblaient discordantes : je me demandais s’il était possible que de telles pièces
contiennent de la beauté, ou si leur seul intérêt était dans le plaisir intellectuel créé par
un langage de plus en plus complexe. Ce travail de maturité était une bonne occasion
d’essayer de mieux comprendre la direction qu’avait prise la musique
jusqu’aujourd’hui, et d’élargir mon horizon. J’ai choisi de travailler sur le Sacre du
printemps pour trois raisons : d’abord pour sa grande richesse, qui en fait une des
œuvres les plus analysées du 20 ème siècle ; deuxièmement pour son langage, qui était à
la limite de ce que je comprenais ; troisièmement pour le scandale presque légendaire
par lequel elle a été accueillie lors de sa création. Dans toute l’histoire de la musique,
les développements du langage musical ont causé une grande résistance, à tel point
que des recueils sont aujourd’hui publiés de critiques sévères contre la majorité des
plus grands compositeurs. Ceci est fascinant dans le sens qu’il y a à peine deux
siècles, la musique de Beethoven notamment était perçue comme discordante et
désagréable ; au 21 ème siècle, l’on considère pourtant son harmonie comme
naturellement agréable aux oreilles. La limite entre le « naturel » et le « non-naturel »
existe-t-elle donc véritablement, ou est-ce ce que l’on perçoit comme « logique »
dépend de ce à quoi l’on est accoutumé ? La réaction très violente au Sacre est un
exemple de la confrontation d’un public à un pas en avant révolutionnaire dans le
monde de la musique. Le fait de comprendre quels éléments de la pièce étaient si
repoussants, et en même temps pourquoi Stravinsky avait choisi d’utiliser ces
éléments, peut être utile pour découvrir comment écouter la musique contemporaine.
Je remercie William Blank qui m’a aidé à commencer l’analyse musicale et à
découvrir le nouveau langage du Sacre, Guy-François Leuenberger pour ses
nombreux conseils dans l’analyse musicale et ses idées pour améliorer la qualité du
texte, et Anne-Laetizia Christophi pour l’organisation de ce travail, son
encouragement et pour ses nombreux commentaires et conseils. Je voudrais aussi
remercier Tero-Pekka Henell, Anna-Liisa Wager et Laura Ponti pour leurs idées et
renseignements.
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Table des Matières
1 Introduction............................................................................................................5
2 Igor Stravinsky : développement musical et œuvres précédentes .........................6
3 Composition du Sacre (1910 – 1913) ....................................................................9
4 Contexte de l’art en 1913.....................................................................................12
4.1 Contexte musical..........................................................................................12
4.2 Contexte chorégraphique .............................................................................15
5 Présentation de la musique...................................................................................16
5.1 Structure.......................................................................................................16
5.2 Matériel thématique .....................................................................................16
5.3 Harmonie .....................................................................................................17
5.3.1 Polymodalité ........................................................................................17
5.3.2 Accords « blocs sonores »....................................................................18
5.3.3 Gamme diminuée .................................................................................19
5.3.4 Doublure de voix..................................................................................19
5.3.5 Chromatisme........................................................................................20
5.4 Utilisation du matériel thématique...............................................................21
5.5 Rythme.........................................................................................................22
5.5.1 Danses ..................................................................................................22
5.5.2 Processions...........................................................................................23
5.5.3 Khorovodes ..........................................................................................24
5.5.4 Introductions ........................................................................................25
5.6 Instrumentation ............................................................................................25
5.6.1 Orchestration et sonorité ......................................................................26
5.7 Analyse d’un passage précis ........................................................................28
5.7.1 Eléments principaux.............................................................................28
5.7.2 Elément 1 .............................................................................................28
5.7.3 Elément 2 .............................................................................................29
5.7.4 Elément 3 .............................................................................................30
5.7.5 Elément 4 .............................................................................................30
5.7.6 Trilles, gammes et ostinatos.................................................................30
5.7.7 Agencement des thèmes.......................................................................31
5.7.8 Timbre et effet......................................................................................31
6 Présentation de la chorégraphie ...........................................................................36
6.1 Argument .....................................................................................................36
6.2 Chorégraphie de Nijinsky ............................................................................37
6.2.1 Gestes des danseurs individuels...........................................................37
6.2.2 Mouvements de l’ensemble .................................................................38
7 Réaction au Sacre du Printemps ..........................................................................39
7.1 Eléments novateurs et choquants.................................................................39
7.2 Archaïsme et primitivité ..............................................................................41
7.3 Violence et chaos .........................................................................................42
7.4 Chorégraphie................................................................................................43
8 Conclusion ...........................................................................................................44
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1 Introduction
« Le jeune homme assis derrière moi dans la loge se leva pendant le ballet pour
mieux voir. L’état d’emportement dans lequel il se trouvait se manifesta lorsqu’il
commença à battre rythmiquement ma tête avec ses poings. Mon émotion était si forte
que je ne ressentis pas immédiatement les coups. » (White 1979: 215)
Voici un témoignage Carl van Vechten, une des nombreuses personnes qui assistèrent
à la création du ballet du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky (1882 –1971),
chorégraphié par Vaslav Nijinsky (1889-1950), le 29 mai 1913 au théâtre des Champs
Elysées à Paris. On parle toujours de ce jour maintenant, un siècle plus tard, car la
réaction à cette œuvre fut exceptionnelle dans l’histoire de la musique classique et de
la danse au point d’être légendaire. Valentine Gross, qui assista à l’événement,
écrivit : « Le théâtre semblait secoué par un tremblement de terre. Les gens
s’insultaient, hurlaient et sifflaient…il y avait des gifles et même des coups de poing.
Les mots sont inappropriés pour décrire une telle scène… » (Buckle 1971; Hill 2000)
Pendant que Nijinsky, debout sur une chaise dans les coulisses, criait les indications
aux danseurs qui n’entendaient plus l’orchestre, Diaghilev ordonnait aux électriciens
d’allumer et d’éteindre en alternance les lumières dans la salle pour tenter de calmer
le public ; la police dut finalement intervenir. Ce qui se passa à la première
représentation de l’œuvre est communément nommé le « scandale du Sacre ».
Aujourd’hui, le terme de scandale est utilisé de manière relativement banale. C’est
seulement en imaginant la puissance originale du mot que l’on se rend compte
combien une telle réaction est inconcevable dans une salle de théâtre.
Le Sacre du printemps est une œuvre révolutionnaire, qui compte parmi les plus
importantes du 20 ème siècle. Ce travail tentera de comprendre pourquoi il fut reçu
d’une manière aussi démesurée. Il retracera d’abord le développement musical de
Stravinsky et les circonstances dans lesquelles a été composé le Sacre. Puis, il
évoquera le contexte artistique et musical du début du 20 ème siècle, dans lequel a eu
lieu sa création. Enfin, après une présentation technique de la musique et de la
chorégraphie, il analysera quels éléments auraient pu contribuer au scandale.
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2 Igor Stravinsky : développement musical et œuvres
précédentes
Les premières impressions musicales de Stravinsky furent celles du folklore russe,
qu’il découvrit à Orienbaum, le petit village auquel sa famille retournait chaque été. Il
y entendait notamment des femmes rentrant au village qui chantaient à l’unisson des
chansons populaires. Pendant toute son enfance, Stravinsky vécut dans un entourage
musical, entendant son père, une basse chantant au théâtre Mariinsk de Saint-
Pétersbourg, accompagné par sa mère, une excellente pianiste. En grandissant, il
apprit à connaître la musique des compositeurs russes célèbres de l’époque, tels
Glinka, Tchaïkovski ou Moussorgsky. Développant ainsi sa curiosité pour les formes
civilisées de la musique, il resta pourtant toujours très attaché à la musique primitive
et sauvage (Oleggini 2003).
Sa propre activité musicale commença lorsqu’il avait neuf ans, quand il prit des cours
de piano. On ne le considérait pas comme quelqu’un de particulièrement doué pour la
musique. Il passait la plupart du temps au piano à improviser, malgré les reproches
qu’on lui en faisait, ou à déchiffrer des partitions d’opéra qu’il trouvait dans la
bibliothèque de son père. Son deuxième professeur fut Mme Khachperova, elle-même
élève d’Anton Rubinstein 1 , qui lui fit travailler le répertoire classique et romantique.
Pendant ses études avec elle, il prit aussi des cours d’harmonie et de contrepoint. Les
cours d’harmonie ne lui donnèrent aucune satisfaction, mais le contrepoint le
passionna à tel point qu’il passa énormément de temps à l’étudier, et c’est ainsi qu’il
se tourna progressivement vers la composition.
Son père était opposé à l’idée qu’il poursuive une carrière de musique et l’inscrivit en
1901 à l’université en droit ; Stravinsky n’aimait pas cet univers et travailla de
manière médiocre. Après le décès de son père en 1902, il resta inscrit à l’université,
mais se consacra à la musique. Ses premières compositions ne furent toutefois pas
satisfaisantes : notamment, dans ses Chroniques, Stravinsky raconte que Glazounov,
un compositeur qu’il admirait beaucoup, avait rejeté son arrangement d’une de ses
pièces en disant qu’elle n’était pas musicale (Stravinsky and Nouvel 1935-6).
Dans la même année, il rencontra le célèbre compositeur Nikolaï Rimski-Korsakov.
Malgré le fait que celui-ci était peu enthousiaste des pièces de Stravinsky, il lui dit
qu’il serait d’accord de travailler avec lui une fois qu’il aurait de bonnes bases en
1 Anton Rubinstein (1829-1894) fut un pianiste, compositeur et chef d’orchestre russe.
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harmonie et en contrepoint, et lui conseilla d’éviter le conservatoire.
L’enseignement fut principalement centré sur l’art de l’orchestration et sur l’analyse
des formes classiques telles la forme sonate. Pendant ses études avec Rimski-
Korsakov, Stravinsky composa en 1907 la Symphonie en mi bémol, puis Scherzo
fantastique et Feu d’artifice. Dans la Symphonie en mi bémol, on entend des
influences notamment de Rimsky-Korsakov, mais aussi du chromatisme de Wagner et
des influences de Mahler, de Strauss et du jeune Schoenberg. Dans le Scherzo
fantastique, il y a aussi des influences de Debussy.
C’est dans le Feu d’artifice que le style propre de Stravinsky commença à se former:
une musique très vive avec un rythme irrégulier et explosif. Serge Diaghilev, un
célèbre imprésario, présent lors de la création du Feu d’artifice, le 6 février 1909, fut
impressionné par ce morceau et passa une commande de ballet à Stravinsky :
L’Oiseau de feu, crée en 1910 à l’Opéra de Paris, connut un immense succès qui fit du
compositeur une vedette. Durant les vingt années suivantes, Diaghilev fut l’ami et le
manager de Stravinsky.
L’Oiseau de Feu reste pour la plupart du temps ancré dans la tradition postromantique
russe, caractérisée notamment par une harmonie chaleureuse et beaucoup de
chromatisme. L’argument chorégraphique est aussi traditionnel, étant basé sur un
conte russe racontant un combat entre le bon et le mal. L’on remarque pourtant que
Stravinsky commence à développer des nouvelles idées musicales. Pour
l’instrumentation, il commence à donner un rôle plus important aux instruments à
vent, et expérimente avec les harmoniques et les glissandi (Routh 1975: 72, cité dans
Tyers). Le rythme contient des éléments audacieux, tels des accents ou des syncopes,
et commence à devenir un langage en lui-même (Vlad 1978: 14, cité dans Tyers).
L’on peut aussi noter que l’Oiseau de Feu est la première pièce dans laquelle le
compositeur utilise des thèmes folkloriques russes.
Après L’Oiseau de Feu, Stravinsky composa Petrouchka. Dans ses chroniques,
Stravinsky raconte : « En composant cette musique, j'avais nettement la vision d'un
pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d'arpèges diaboliques, exaspère la
patience de l'orchestre, lequel, à son tour, lui réplique par des fanfares menaçantes »
(Stravinsky and Nouvel 1935-6: 31, cité dans Tyers). Stravinsky avait originalement
imaginé cette pièce comme un concerto pour piano, mais fut convaincu par Diaghilev
d’en faire un ballet. Il garda pourtant le piano dans l’instrumentation, ce qui donne à
la pièce une couleur caractéristique (Walsh 1988, cité dans Tyers). Ce ballet marque
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la rupture de Stravinsky avec le style des compositeurs traditionnels russes. Dans
Petrouchka, le rythme et non la mélodie fait avancer la pièce ; les mélodies sont
courtes et sont insérées dans le rythme. La sonorité n’est plus chaleureuse comme
dans l’Oiseau de Feu, mais incisive. Du côté de l’harmonie, l’on trouve pour la
première fois un passage polytonal ayant un sens dans la structure (Vlad 1978: 16,
cité dans Tyers). L’instrumentation de Petrouchka est très sophistiquée, le
compositeur utilise souvent les vents pour leurs caractères personnels, et développe la
percussion. Il continue aussi à utiliser des chansons populaires comme matériel
thématique pour la pièce. La première représentation de Petrouchka en 1911 à Paris
connut un grand succès et Stravinsky fut mondialement reconnu.
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3 Composition du Sacre (1910 – 1913)
Dans ses Mémoires, Stravinsky raconte que dans le Sacre du printemps, son but était
d’exprimer une impression puissante de son enfance : « Le violent printemps Russe
qui semblait commencer en une heure et qui donnait l’impression de la terre entière
qui craquait. C’était le meilleur moment de chaque année de mon enfance. » Il
souhaitait donc exprimer le réveil de la nature, qui était « restaurée à une nouvelle vie
- un réveil complet et spontané, un réveil de la conception [maternelle] universelle »
(Stravinsky and Craft 1960).
Ce fut en 1910, pendant qu’il composait l’Oiseau de feu, que Stravinsky eut sa
première vision pour le Sacre du Printemps. Dans ses Chroniques il écrit : « J’entrevis
dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen: de vieux sages, assis
en cercle, observant la danse de la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour rendre
propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du printemps. » La vision
n’était pas accompagnée par des idées concrètes musicales, et le compositeur se
tourna vers son ami Nikolaï Roerich, un grand peintre et archéologue spécialisé dans
les anciennes tribus slaves, leurs croyances et leurs rites. Roerich avait déjà travaillé
pour les Ballets Russes, et connu le succès en réalisant les décors le deuxième acte du
Prince Igor de Borodine dans un style très austère (Boucourechliev 1982). Il collabora
avec Stravinsky pour le Sacre, pour rendre le scénario aussi authentique que possible,
et dessina les costumes et les décors. Dès l’été 1910, les grandes lignes de l’argument
étaient notées. Ce n’est pourtant qu’en juillet 1911 qu’ils élaborèrent la forme
définitive du Sacre, et fixèrent les titres des danses et le titre définitif de l’œuvre, lors
d’une rencontre en Russie. En effet, avant de commencer à travailler sérieusement le
Sacre du printemps, Stravinsky avait décidé de se rafraîchir en écrivant une pièce
pour piano et orchestre, qui devint finalement le ballet de Petrouchka. Il reprit donc le
travail dès le 2 septembre 1911, de manière intensive car il était prévu que les Ballets
russes présenteraient l’ouvrage au cours de leur saison 1912. Dès le 7 janvier 1912,
Stravinsky avait terminé le premier tableau. La compagnie prit pourtant du retard dans
la préparation d’un ballet précédent, l’Après-midi d’un faune de Debussy, pour lequel
il avait fallu 120 répétitions ; le Sacre fut donc reporté à l’année suivante, ce qui laissa
plus de temps à Stravinsky, avec la partition définitive datée du 8 mars 1913
(Boucourechliev 1982). Le 19 mars, le compositeur écrit à Roerich : « Il me semble
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que j’ai découvert le secret du rythme du printemps, et que les musiciens le
ressentiront » (Hill 2000: 26).
Ce qui s’avéra pourtant difficile fut la préparation de la chorégraphie. Diaghilev avait
choisi le jeune Vaslav Nijinsky, qui avait chorégraphié l’Après-midi d’un faune,
comme chorégraphe ; malgré le fait que celui-ci était un danseur exceptionnel, il avait
peu d’expérience dans l’invention de danses. Le 2 janvier, Stravinsky reçut un
télégraphe de Diaghilev : « Si tu ne viens pas immédiatement pour 15 jours, le Sacre
sera annulé. » Le 25 janvier 1913, Nijinsky n’avait chorégraphié que les deux
premières danses, jusqu’aux Augures printanières. Le danseur expliquait qu’avec tous
les voyages et spectacles de la compagnie, il était difficile de créer et de répéter un
nouveau ballet. « J’ai avancé autant que possible pendant ces répétitions, et si j’arrive
à continuer comme cela, j’aurai possiblement assez de temps pour tout – sans
endommager ma santé et en même temps en dansant bien aux représentations »
(Stravinsky and Craft 1979: 94). Finalement, après nonante répétitions épuisantes les
danseurs connaissaient la chorégraphie (Stanciu-Reiss 1990: 39). La répétition
générale se déroula sans incident. Dans ses Chroniques, Stravinsky raconte : « chose
bizarre, à la répétition générale à laquelle assistaient, comme toujours, de nombreux
artistes, peintres, musiciens, » (notamment Debussy et Ravel) « hommes de lettres et
les représentants les plus cultivés de la société, tout se passa dans le calme et j’étais à
dix lieues de prévoir que le spectacle pût provoquer un tel déchaînement. »
Bien que l’émeute du 29 mai soit décrite comme une surprise totale, des témoignages
des années de la composition du Sacre montrent combien l’œuvre était nouvelle pour
les proches de Stravinsky, et combien eux et le compositeur lui-même étaient
conscients du fait que la pièce était bouleversante. D’abord, voici un témoignage du
chef d’orchestre Pierre Monteux, qui dirigea le Sacre, pour qui Stravinsky avait joué
sa pièce pour la première fois en avril 1912, arrangée pour le piano. « Je fus
rapidement convaincu qu’il était devenu fou…la chambre était petite et la musique
était énorme, d’un son qui écrasait complètement le pauvre piano que le compositeur
martelait, et qui écrasait aussi Diaghilev et son pauvre chef d’orchestre qui écoutaient,
complètement abasourdis…Je dois avouer que je n’ai pas compris une seule note du
Sacre du Printemps. Mon seul désir était de fuir de cette chambre… » (Hill 2000: 27)
Peu après, le 9 juin 1912, Stravinsky joua le Sacre arrangé pour piano à quatre mains
avec son ami Claude Debussy, chez Louis Laloy, qui raconta ainsi son souvenir :
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« Lorsqu’ils avaient fini, il n’y avait aucune idée de s’embrasser, même pas de
compliments. Nous étions abasourdis, écrasés par cet ouragan qui était venu de la nuit
des temps, et qui avait pris la vie par les racines. » Ces témoignages montrent que le
Sacre était profondément bouleversant même pour les personnes les plus avant-
gardistes et musicalement cultivées. Personne n’était préparé pour un tel ouragan et
l’on pouvait déjà imaginer que la réaction du public serait tout sauf indifférente. Le
compositeur lui-même était conscient de la nouveauté de son œuvre : comme on peut
le lire dans le journal Montjoie, dans un article de Ricciotto Canudo peu avant le 29
mai, Stravinsky s’inquiétait de la réaction du public : « Je crains que Le Sacre du
Printemps, ou je ne fais plus appel à l’esprit des contes de fées ni à la douleur et à la
joie tout humaines, mais ou je m’efforce vers une abstraction un peu plus vaste, ne
déroute ceux qui mont témoigné, jusqu’ici, une sympathie chère ».
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4 Contexte de l’art en 1913
Pour pouvoir comprendre de quelle manière le Sacre du printemps était nouveau, il
est nécessaire de le placer dans le contexte de l’art de la fin du 19 ème siècle au début
du 20 ème . Cette période, qui marque la fin de l’époque romantique, connut de grandes
transformations dans le domaine de l’art, qui consistèrent en une atteinte de certaines
limites et en leur remise en question. Dans le domaine de l’art visuel, l’on s’était
progressivement rendu compte que ce qui rendait un tableau vivant était son jeu de
lignes et de couleurs plus que la fidélité aux apparences figuratives, et c’est ainsi
qu’étaient apparus des nouveaux styles tels l’impressionnisme ou le fauvisme. Selon
Étienne Souriau, « De là à penser et à expérimenter que cette incantation de lignes et
de couleurs peut se suffire à elle-même comme œuvre d’art, il n’y avait qu’un pas à
faire » (Souriau 1990: 9-10). Cette progression vers l’art abstrait signifiait un passage
au-delà de la limite de la fidélité à la réalité visuelle. Un des artistes importants de
cette période fut Pablo Picasso.
4.1 Contexte musical
Le domaine de la musique connaissait des développements semblables à ceux de l’art
visuel : l’on arrivait à la limite d’un système harmonique et structurel qu’on avait
élaboré pendant la période baroque, et qu’on avait développé et complexifié depuis le
17 ème siècle. Les éléments les plus importants qui caractérisaient ce système étaient la
tonalité basée sur la relation de « tonique/dominante » et un rythme régulier, contenu
dans des barres de mesure. Durant l’époque romantique, l’on poussait de plus en plus
loin ces deux éléments : l’on complexifiait les rythmes et l’on développait les
techniques telles le rubato. L’on repoussait aussi les limites de la notion de tonalité,
avec des passages d’un accord à l’autre de plus en plus éloignés de la relation de
« tonique/dominante », et en utilisant beaucoup le chromatisme. Quelques
compositeurs notables de cette période sont Richard Wagner (1813-1883), Anton
Bruckner (1824-1896), Richard Strauss (1864-1949) et Gustav Mahler (1860-1911).
Claude Debussy fut le premier compositeur à trouver une alternative au langage
musical Post-romantique des compositeurs tels ceux cités au-dessus. Il créa une
harmonie nouvelle par l’utilisation des échelles chromatique, pentatonique, modale et
à tons entiers, et prit de la liberté avec la barre de mesure, qui ne fonctionne que
comme point de repère dans certains passages de ses œuvres. Il créa ainsi le style de
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la musique moderne française. Sa pièce la plus célèbre, le Prélude à l’après-midi d’un
faune, fut créée en 1894.
Simultanément, la musique atonale avait déjà atteint une certaine maturité. Avec la
complexification de l’harmonie, l’idée d’une musique qui ne serait pas basée sur la
relation de « tonique/dominante », et qui donnerait donc une importance égale à toutes
les notes de la gamme, germait dans l’imagination des compositeurs depuis l’époque
romantique. Franz Liszt fut le premier à tenter cela, avec sa Bagatelle sans tonalité,
S.216.a. en 1885. Pourtant, le premier compositeur à véritablement se détacher du
système tonal fut Arnold Schönberg (1874-1951). Après ses premières œuvres écrites
dans un style romantique, il s’éloigna progressivement de l’harmonie classique
jusqu’à finalement, dès 1910, se libérer totalement des limitations de la tonalité avec
son cycle de lieder Livre des jardins suspendus, op. 15 (1910) et Pierrot lunaire, op.
21 (1912). Il faut noter que ces pièces sont atonales sans être sérielles ; Schönberg ne
développa le système à douze tons qu’en 1920.
La réaction massivement négative et violente avec laquelle les gens réagirent aux
œuvres transitionnelles – puis aux œuvres atonales de Schönberg – est très
intéressante ; de comprendre ses causes pourrait être utile pour comprendre la réaction
scandalisée envers le Sacre. En effet, parmi le vocabulaire utilisé par les critiques
pour décrire l’œuvre de Schoenberg, on retrouve le « délire de la fièvre », la
« monstruosité », le « cauchemar », l’ « impuissance », l’ « œuvre perverse » ; ceci
sans oublier le vocabulaire de la violence politique, d’« anarchie », d’ « attentat » et
de « terrorisme ».
Un article de journal de l’époque permet d’éclaircir ce qui effrayait autant les gens
dans la musique de Schönberg. Voici ce qu’écrivit Julius Korngold, critique de la
Neue Freie Presse : « …La loi acoustique qui veut que les premiers harmoniques d’un
ton soient son octave, sa quinte et sa tierce…puis sa septième mineure…[constitue] le
fondement naturel du système tonal. Une musique aura beau s’éloigner de ces bases
dans sa structure harmonique et mélodique, rechercher les “affinités” les plus
éloignées – elle ne pourra pas s’affranchir de cette origine. Car cela est impossible. Si
l’on sacrifie à Schönberg l’“ancienne esthétique”, on lui abandonne également comme
fané le concept de “beauté”. Et ce faisant, ne lui cèdera-t-on pas aussi ce que tout art
doit avoir en commun, à savoir ce qu’il a à dire à notre sensibilité et à notre âme ? Les
séries de sons [Tonreihen] de Schönberg demeurent pour nous muettes, rigides, vides,
sans expression. Voir un monceau de ferraille usée et déformée, jetée au coin d’une
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ue, ne serait pas moins indifférent, pour notre âme, que ce confus amas sonore. [Sa
musique est] le résultat d’une erreur aux sérieuses conséquences spirituelles. »
Selon Korngold, le sens de la musique vient du fait que celle-ci est basée sur la loi
naturelle des harmoniques. En effet, cette loi organise les différentes hauteurs de sons
dans la gamme en leur donnant plus ou moins d’importance. Cette hiérarchie des sons
fait naître la tension dans la musique : plus l’on est harmoniquement éloigné de la
tonique, plus il y a de tension. Korngold pense donc que si l’on transgresse cette loi,
l’on prive la musique de sens, en la rabaissant au niveau d’un « confus amas sonore »,
sans aucune beauté qui pourrait toucher les âmes des gens.
Il est compréhensible que des critiques ayant, pendant toute leur vie, considéré le
système harmonique comme une loi incontournable, aient été effrayés par les idées
des avant-gardistes. Bien que ceux-ci aient remis en question ces « lois » seulement
pour essayer de créer un nouveau langage « beau », les critiques les percevaient
comme une menace pour l’esthétique, pour l’art lui-même. Ils étaient donc prêts à tout
pour défendre l’art de la corruption de la modernité.
Il ne faut pourtant pas oublier les gens avant-gardistes qui considéraient les
transformations dans le domaine de la musique comme un développement nécessaire
après la période post-romantique, et comme une perspective intéressante pour élargir
le langage de la musique. Bien que moins nombreux que leurs opposants, ils étaient
d’un nombre suffisant pour que le monde musical de l’Europe se retrouve divisée
entre atonalistes et anti-atonalistes. Le ton ne cessa de monter entre eux ; en 1913 la
tension était telle qu’un concert le 31 mars à Vienne, où étaient créées des œuvres de
Schönberg, Webern, Berg, Zemlinsky et Mahler, fut interrompu et la police dut
intervenir (Buch 2004).
La première représentation du Sacre du Printemps a donc pris place dans une
atmosphère dans laquelle tout son qui semblait dissonant ou laid était facilement
perçu comme de la dégénérescence de l’esthétique musicale, et pouvait être rejeté de
manière agressive. Mais il ne faut pas oublier combien la situation de Stravinsky était
différente de celle de Schönberg : alors que celui-ci avait depuis longtemps une
mauvaise réputation, Stravinsky était connu dans le monde entier et sa musique était
très appréciée par le grand public. A la première du Sacre le public s’attendait à une
œuvre qui lui plairait.
14

4.2 Contexte chorégraphique
A l’époque où le Sacre du Printemps fut représenté, le domaine de la danse
connaissait aussi des changements. Ces changements étaient amenés par la compagnie
des Ballets russes. Depuis sa création en 1907 par Diaghilev, elle jouait un rôle
d’avant-gardisme dans la culture française, non seulement par sa collaboration avec
les compositeurs les plus novateurs, comme Debussy, Ravel et Stravinsky, mais aussi
par ses chorégraphes Michel Fokine, puis Nijinsky. Michel Fokine fut le chorégraphe
des Ballets russes jusqu’en 1912, avant de quitter la compagnie, jaloux de l’attention
que Diaghilev portait à Nijinsky. Avant de partir, Fokine amena pourtant des
développements à la danse en rejetant le tutu et les pointes obligatoires pour les
ballerines, en recherchant des mouvements plus naturels pour les danseurs, et une
unité entre le décor, les costumes, la musique et la danse. Fokine chorégraphia
notamment l’Oiseau de feu et Petrouchka, et Daphnis et Cholé de Ravel en 1912
(Clarke and Crisp 1973: 115-119).
Nijinsky alla beaucoup plus loin que Fokine dans la révolution de la danse. Pour son
premier ballet, l’Après-midi d’un faune de Debussy, les danseurs étaient pieds-nus. Le
caractère principal du ballet, le faune, se déplaçait avec ses pieds plats au sol, une
démarche qui n’avait jamais été utilisée avant. Dans le ballet, le faune est attiré par
une nymphe ; celle-ci s’enfuit lorsqu’il s’approche mais laisse tomber une écharpe.
Dans la scène finale, il satisfait son désir avec l’écharpe : lors de la première, le 29
juin 1912 à Paris, cette scène causa des protestations de la part du public sensible à la
morale (Kelkel 2003).
L’année 1913, avant le Sacre du printemps Nijinsky chorégraphia les Jeux de
Debussy. La première fut le 15 mai à Paris, et se déroula dans l’indifférence générale,
malgré le fait que ce ballet est désigné comme le premier à être basé sur un thème
contemporain : le développement des relations entre trois joueurs de tennis, habillés,
au lieu d’habits de danse, dans des costumes de sport stylisés.
Ainsi, pour résumer, avant le Sacre, la danse avait évolué vers un style plus moderne,
mais aucun développement n’avait été perçu comme inquiétant pour l’esthétique, de
manière à causer de la résistance de la part du public. Les seules protestations étaient
survenues lors du geste obscène du faune, ce qui montre que le public pouvait mal
réagir à tout ce qui ne suivait pas la morale.
15

5 Présentation de la musique
5.1 Structure
Le Sacre du printemps est divisé en deux tableaux ; le premier tableau contient huit
parties, et le deuxième six. Ces parties peuvent être regroupées dans trois catégories
structurelles : les danses, les processions et les khorovodes. La musique des danses
est souvent très dynamique et violente, par leur rythmique irrégulière, leurs accents et
leurs sons percussifs ou déchirants. Les processions ont au contraire une atmosphère
primitive. Dans une métrique stable sont superposées jusqu’à dix couches de motifs
rythmiques, créant ainsi une polyrythmie régulière. Les khorovodes (de khor : chant
en chœur, et vodit : conduire) enfin sont d’essence mélodique, centrées autour de
chants essentiellement féminins.
La succession de ces trois genres de parties crée la structure générale de la pièce. L’on
peut remarquer qu’elle est similaire dans les deux tableaux :
1. Introduction Augures Jeu du rapt Rondes Jeu des Cortège Adoration Danse
printanières printanières cités rivales du sage de la terre de la terre
I D D K D P P D
2. Introduction Cercles Glorification Evocation Action rituelle Danse
Mystérieux de l’Elue des ancêtres des ancêtres sacrale
I K D P P D
Chacun des tableaux commence par une introduction calme avec un rythme indéfini,
dont il y aura plus de détails dans la suite du texte.
Avant la présentation en détail de ces sortes de parties, qui sont différenciées surtout
par leur structure rythmique, voici une présentation des caractéristiques générales de
la pièce.
5.2 Matériel thématique
La majorité du matériel thématique du Sacre est basée sur des mélodies dans le style
de musique folklorique slave. On a longtemps pensé que la plupart de ces mélodies
étaient des inventions du compositeur dans le style populaire ; la seule mélodie que
Stravinsky avouait être basée sur une chanson réelle (la chanson n°157 du recueil
Juskiewicz) est celle jouée par le basson au début de la pièce.
16

Pourtant, vers 1970, Lawrence Morton découvrit dans une collection de 1785
chansons populaires lithuaniennes cinq autres chansons sur lesquelles des mélodies du
Sacre sont basées, notamment le Juskiewicz n° 142 sur lequel un des thèmes du Jeu
du rapt est basé :
Il est possible que Stravinsky ait basé encore d’autres mélodies sur des chansons
populaires de sources différentes, ou qu’il en ait transformé jusqu’au point de ne plus
être reconnaissables.
Ces mélodies sont simples, souvent constituées de pas plus de quatre ou cinq notes, et
modales 2 , d’une forte polarité autour de leur tonique.
5.3 Harmonie
Avec ces mélodies primitives, Stravinsky crée un langage harmonique complexe et
dissonant 3 . Pour cela, il puise ses inspirations dans de nombreux styles et techniques
différentes, et les mélange en prenant beaucoup de liberté selon ce qui lui convient le
mieux musicalement. Voici donc les éléments harmoniques principaux :
5.3.1 Polymodalité
Dans le Sacre, il y a souvent plusieurs idées jouées simultanément autour de « notes-
pôles » différentes, ce qui amène beaucoup de dissonance. Voici un exemple de deux
thèmes ayant une tonique différente joués simultanément : le thème principal joué par
2 Mode : gamme basée sur une gamme diatonique majeure, et dont la tonique peut être n’importe
laquelle des sept degrés de la gamme diatonique : Il y a sept modes différents.
3 Dans ce travail, je nomme « dissonance » les relations tendues entre les notes, bien qu’elle ne soient
pas désagréables dans le contexte de la musique (développement de cette idée dans la conclusion) pour
pouvoir m’y référer dans la suite du travail en essayant d’expliquer les causes du scandale.
17

le cor est centré autour du Sol et le thème secondaire des violons autour du Mi bémol.
(Tous les extraits des instruments transpositeurs sont écrits en Do pour faciliter la
lecture)
On pourrait donc définir le Sacre comme polymodal. Ce serait pourtant une définition
largement incomplète, à cause d’autres éléments harmoniques plus complexes.
5.3.2 Accords « blocs sonores »
Dans plusieurs endroits de l’œuvre, mais surtout dans les danses, l’on trouve des
accords répétés de nombreuses fois tels quels. Le plus célèbre est celui des Augures
printanières, qui est répété deux cent quatre-vingt fois :
Cet accord peut être analysé comme la superposition de deux accords tonals séparés
d’un demi-ton : un accord de Fa bémol majeur et d’un accord de Mi bémol majeur 7.
L’on ne peut pourtant pas parler de polytonalité, puisque les deux accords ne sont pas
développés, mais seulement répétés tels quels. L’oreille ne perçoit pas les deux
accords distincts, mais un ensemble indissociable, qui se fait attribuer une valeur
propre. C’est pourquoi on lui donne le nom de « bloc sonore ». Dans le Sacre,
Stravinsky crée plusieurs autres blocs sonores soit avec la combinaison d’une triade
ou d’une septième avec une note dissonante, soit en superposant deux triades séparées
d’un intervalle dissonant (Hill 2000: 45). Ces blocs sonores peuvent être utilisés dans
le contexte polymodal du Sacre : en effet, ils sont aussi centrés autour d’une note (par
exemple, le pôle de l’accord des Augures est le Mi bémol) ce qui signifie qu’ils
peuvent créer de la dissonance en étant combinés avec des mélodies centrées autour
d’autres pôles.
18

5.3.3 Gamme diminuée
Un autre élément dont l’harmonie de la pièce est inspirée est la gamme diminuée
(gamme qui alterne les tons et demi-tons) (Hill 2000 : 47). L’on peut noter que
Rimski-Korsakov était passionné par la gamme diminuée, et qu’ainsi Stravinsky
l’utilisait déjà dans l’Oiseau de Feu et dans Petrouchka. Bien qu’on ne trouve jamais
dans la pièce de gamme diminuée jouée de manière suivie, son influence peut
s’entendre dans l’harmonie générale. Par exemple, dans les Augures printanières,
l’ensemble des notes de ces deux thèmes différents joués en même temps forme la
grande partie d’une gamme diminuée.
5.3.4 Doublure de voix
Parfois, Stravinsky donne plus de poids à un thème en le doublant par une ou
plusieurs voix. Parfois, la seconde voix est identique à la voix principale, et
l’intervalle les séparant reste le même. Voici un exemple des Cercles mystérieux, où
un thème est joué par deux clarinettes séparées par une septième majeure.
Puis, parfois, les voix forment une harmonisation tonale (et non modale) pour la
mélodie.
19

Il arrive aussi que ces deux méthodes soient employées simultanément. Un exemple
se trouve dans le cercle mystérieux des adolescentes où la mélodie est doublée de cinq
voix (notées en orange):
La seconde voix est la reproduction exacte de la première une tierce majeure au-
dessous. La troisième est légèrement différente et chevauche souvent la deuxième, ce
qui crée de la tension. Les trois dernières voix sont des « miroirs » de la mélodie, elles
vont dans le sens opposé mais avec des écarts d’intervalles différents. Toutes les
mélodies étant très proches (les six sont contenues dans l’espace d’environ une octave
en moyenne) et s’entrecroisant même, l’effet produit est très grinçant.
5.3.5 Chromatisme
A tous ces éléments d’harmonie il faut ajouter les mélodies de fond présentes dans
une grande partie de la pièce : ce sont pour la plupart des gammes chromatiques ou
des trilles. Sans qu’on ne les remarque souvent explicitement, elles ajoutent de la
couleur et de la dissonance à la matière sonore.
20

5.4 Utilisation du matériel thématique
5.4.1 Répétition et superposition des thèmes:
Boucourechliev (1982: 92-93) observe que Stravinsky « dote chaque pièce du Sacre
de son matériau thématique propre, et le brûle complètement « sur place » ». En effet,
une caractéristique fondamentale du Sacre est le fait que les thèmes très simples ne
sont jamais développés, mais seulement répétés avec des paramètres parfois différents
(nuance, rythme, ordre des notes, instrumentation…) : après un certain nombre de
répétitions, ils sont donc « usés » et l’oreille attend quelque chose de nouveau.
L’intérêt de la pièce vient ainsi d’abord de la manière dont les thèmes sont agencés.
Ceux-ci sont « empilés » en plusieurs couches ; l’on atteint parfois jusqu’à une
dizaine de strates thématiques. Certaines de ces strates prennent beaucoup d’attention,
alors que d’autres restent dans l’arrière-plan, servant à constituer un fond sonore, sans
être toujours consciemment remarqués. Bien que les thèmes se déroulent en même
temps, ils demeurent complètement indépendants les uns des autres, comme l’illustre
l’exemple de la page précédente des Cercles mystérieux : le thème principal est la
mélodie jouée par les violons et les altos (orange), et le thème secondaire est un
pizzicato en ostinato des violoncelles (bleu). Le pizzicato ne peut pas être défini
comme un accompagnement, car il se déroule dans une métrique différente (2/4) de la
mélodie à la métrique irrégulière, sans aucune « interaction » avec celle-ci.
5.4.2 Développement du contexte musical :
Le contexte musical est développé par des changements fréquents dans la manière
dont les thèmes sont superposés. Parfois, un passage devient de plus en plus strident
par l’ajout progressif de couches. Tous les passages sont pourtant relativement courts,
car Stravinsky ne s’attarde jamais longtemps sur un ensemble de thèmes, et change
souvent de direction, en cassant abruptement le rythme général qu’il a développé et en
mettant spontanément un autre événement en marche. Chacune des parties du Sacre
est un tel événement, constitué soi-même de plusieurs événements : l’unité de chaque
partie est due au fait qu’un ensemble de thèmes spécifiques lui est désigné.
Malgré le fait que ces changements brusques de direction semblent imprévisibles,
l’analyse plus précise de la partition, (qu’il y aura pour la fin du Jeu du rapt dans la
suite du texte), montre que Stravinsky prépare de manière très sophistiquée les
auditeurs aux changements, pour que ceux-ci soient logiques sans être évidents, et que
les blocs sont en réalité interdépendants de beaucoup de manières.
21

5.5 Rythme
La structure rythmique est probablement l’aspect le plus novateur du Sacre. Sa
complexité est mise en évidence dans sa notation, par des changements fréquents du
chiffrage. Selon Dominique Jameux, « la conception de Stravinsky est à l’opposé de
la métrique traditionnelle, parce que celle-ci fonctionne par division (une mesure
comporte quatre noires) tandis que lui fonctionne par multiplication : d’une certaine
façon, le Sacre est à un temps, et la « mesure » est la multiplication de cette unité
originelle » (Jameux 1990: 31). L’irrégularité fondamentale de la pièce peut être
expliquée par la source thématique de mélodies folkloriques, naturellement
asymétriques, mais la complexité est due à plusieurs autres techniques utilisées par
Stravinsky. Ces techniques sont différentes dans les trois catégories structurelles, les
danses, les processions et les khorovodes, et aussi dans les introductions.
5.5.1 Danses
Dans les danses, Stravinsky a donné un rôle central et moteur au rythme : les mélodies
et l’harmonie sont insérées à l’intérieur des rythmes et servent à le « colorer ». Le
rythme lui-même est défini d’abord par la percussion et par des sons percussifs, tels
les blocs sonores. Les rythmes des danses sont très violents par leur irrégularité ; voici
les différentes méthodes de Stravinsky pour créer cette irrégularité :
Parfois, il insère une accentuation syncopée à l’intérieur d’une métrique régulière. Un
exemple connu est celui du bloc sonore des Augures : après deux mesures où l’accord
est accentué à chaque temps, ce qui fait disparaître la notion de temps fort et de temps
faible, il est accentué de nombreuses fois à des moments surprenants, de telle manière
que l’on ne perçoit plus la métrique en 2/4.
Cependant, dans la plupart des cas, l’irrégularité des danses vient du fait que les
cellules thématiques sont irrégulières en elles-mêmes. Le thème des premières
mesures de la Danse sacrale est si compliqué rythmiquement que Stravinsky ne sut
22

d’abord pas comment le noter (White 1979: 213). Voici la métrique finale de cette
partie :
3/8 3/8 2/8 3/8 2/4 3/8 2/8 3/8 2/4
De plus, le nombre de répétitions de ces cellules thématiques est souvent asymétrique,
comme on peut l’observer dans le passage de transition entre le Jeu des cités rivales et
le Cortège du sage, qui sera analysé en détail dans la suite du texte.
L’on peut ajouter que parfois Stravinsky, calculant comment les accents seraient les
plus inattendus et ainsi les plus violents, va jusqu’à changer le chiffrage de la mesure.
Dans cet exemple, Peter Hill montre à quoi ressemblerait un passage du Jeu du rapt
sans de telles transformations : les flèches montrent chaque moment où « manque »
une croche. En supprimant ces temps, Stravinsky transforme les battements
prévisibles de la timbale en chocs.
5.5.2 Processions
Comme les danses, les processions sont centrées autour du rythme. Celui-ci est
pourtant à l’opposé des danses : il est régulier, et chaque temps est rigidement marqué
par la percussion. Dans les processions, Stravinsky développe une autre technique qui
est tout aussi novatrice : la superposition progressive de nombreuses strates
rythmiques. Ces strates sont formées par la répétition de motifs très simples, mais qui
sont dans des métriques parfois différentes de la métrique générale du passage. Ces
nombreuses couches forment un ensemble polyrythmique, qui a pourtant une certaine
régularité, parce que tous les motifs sont répétés de manière continue. Comme l’écrit
Boucourechliev, les strates forment ensemble un timbre.
Les processions ne sont cependant pas dépourvues de thématique. Comme le montre
l’exemple suivant, du début de l’Action rituelle des ancêtres, Stravinsky place par-
dessus un rythme régulier (jaune) des thèmes (rouge : cor anglais ; bleu : flûte alto),
ce qui ajoute de la mélodie aux processions. Ces thèmes sont pourtant très primitifs, et
23

épétés de telle manière qu’ils donnent l’impression d’être des motifs rythmiques en
eux-mêmes.
5.5.3 Khorovodes
Les khorovodes sont les parties les plus lyriques du Sacre. Ils diffèrent des danses et
des processions par le fait qu’ils sont centrés autour de mélodies, et que la percussion,
absente pour la majorité du temps, ne sert pas à définir le rythme, mais seulement à
ajouter de la couleur. L’on trouve dans les khorovodes de nombreux thèmes longs et
mélodiques, doublés par une ou plusieurs couches instrumentales, joués sur un fond
contextuel de motifs joués en ostinato ou de trilles : notamment dans cet exemple du
début des Rondes printanières (les doublures à l’octave ne sont pas prises en compte).
La légèreté de ces types de passages constitue un contraste important aux parties
violentes et stridentes du Sacre. Comme le dévoilent ici les nombreux changements
de la métrique, le rythme des khorovodes est souvent irrégulier, à cause de l’asymétrie
des thèmes folkloriques et du nombre irrégulier de répétitions.
24

5.5.4 Introductions
Les deux introductions sont des sections très particulières du Sacre. La première
introduction diffère du reste de l’œuvre par le fait qu’elle s’établit en dehors d’une
mesure exprimée du temps régulier : la barre de mesure n’est qu’un simple repère.
Boucourechliev compare le rythme de l’introduction à ceux de la musique de Debussy
(Boucourechliev 1982: 96). Dans le rythme du début, l’on peut noter un grand nombre
de points d’orgue, qui laissent beaucoup de liberté aux interprètes. Par la suite, une
métrique plus rigide est installée, mais que l’on ne peut pas percevoir car de
nombreux thèmes sont joués de manière indépendante de la métrique. Le rythme est
nommé « lisse » par Pierre Boulez (Stravinsky, Craft et al. 1958, cité dans
Boucourechliev). La première introduction symbolise le réveil progressif de la
nature ; plus le tempo devient percevable, plus la musique est directe et semble
« réveillée ». L’on peut remarquer que près de la fin, une contrebasse commence à
jouer un pizzicato régulier, et que la musique subit une rupture peu après, pour
retourner à un solo de basson rythmiquement libre, avant que le tempo définitif des
Augures ne soit défini par des double-croches de violons, juste avant le passage aux
accords répétés.
L’introduction du deuxième tableau est un nocturne. Dans cette partie, la barre de
mesure est plus explicite. Pourtant, la musique qui passe constamment d’une idée à
une autre prive le rythme de stabilité. Ainsi chaque idée jouée dans un temps régulier
semble être une ombre lointaine d’un thème réel, joué dans un temps continu et
« lisse » comme la première introduction.
5.6 Instrumentation
Le Sacre du printemps est écrit pour un orchestre symphonique exceptionnellement
grand. La section de percussion est la plus importante mobilisée pour un ballet, et il y
a un très grand nombre d’instruments à vent, dont certains tels les tubas ténors sont
25

exceptionnels. Pour les cordes, l’on peut noter qu’il y a un nombre habituel, mais que
les partitions sont souvent subdivisées en deux, trois voire quatre parties différentes.
Cordes
• Violons I
• Violons II
• Altos
• Violoncelles
• Contrebasses
Cuivres
• 8 Cors (Cors VII et VIII =
Tubas ténors en Sib)
• Petite trompette en Ré
• 4 Trompettes en Ut (Trompette
IV = Trompette basse en Mib)
• 3 Trombones
• 2 Tubas basses
(Stravinsky 1989)
Bois
• Piccolo
• 3 Flûtes (Flûte III = Piccolo II)
• Flûte alto en Sol
• 4 Hautbois (Hautbois IV = Cor
anglais II)
• Cor anglais
• Clarinette piccolo en Ré ou en Mib
• 3 Clarinettes en Sib ou La
•
(Clarinette II = Clarinette basse II)
Clarinette basse en Sib
• 4 Bassons (Basson IV =
•
Contrebasson II)
Contrebasson
Percussions
• Timbales petits
• Timbales larges
• Grosse caisse
• Tam-tam
• Triangle
• Tambour de basque
• Guiro (racloir)
• Cymbales antiques en Lab et Sib
5.6.1 Orchestration et sonorité
Dans le Sacre du printemps, Stravinsky utilise les instruments de l’orchestre de
manière à créer des sonorités nouvelles et particulières. L’on entend que
l’instrumentation est un des éléments auxquels il a donné beaucoup d’importance en
composant : il choisit consciemment des motifs caractéristiques qui ont un lien direct
avec les particularités d’un instrument - sa nature, sa sonorité dans les différents
registres, sa tessiture et ses différentes techniques de jeu - puis associe ces motifs avec
le même instrument durant toute la pièce. Voici, par exemple, les thèmes principaux
attribués au cor anglais : ils ont tous en commun le fait d’être très simples et répétitifs,
26

et d’utiliser la sonorité à la fois très chaleureuse et primitive du registre relativement
bas de l’instrument.
Tout comme le cor anglais, plusieurs autres vents sont utilisés dans leurs registres
extrêmes, notamment le basson dans le suraigu lors de l’introduction, une tessiture qui
n’avait jamais encore été utilisée. Ces registres peu utilisés ou nouveaux amènent des
sonorités nouvelles au Sacre. Une autre source de couleurs nouvelles est l’utilisation
des sonorités d’instruments rarement mis en évidence : notamment, le son sec et
perçant de la trompette en Ré dans le Cortège du sage, le son boisé et sec du
contrebasson dans les Augures, ou le son rond et mystérieux de la flûte alto dans le
Cercle mystérieux des adolescentes.
Les cordes par contre sont souvent assemblées en plusieurs couches pour créer une
sonorité grinçante, par exemple au début des Cercles mystérieux, ou alors utilisées
comme instruments percussifs, dans les blocs sonores ou les accompagnements en
pizzicato.
La percussion a un très grand rôle parmi les instruments ; plusieurs solos lui sont
attribués, et en général sa thématique est suffisamment complexe pour être
indépendante et pour prendre beaucoup de place. Stravinsky utilise souvent les
qualités expressives de la percussion, notamment en utilisant les hauteurs différentes
des tympans. Voici un solo expressif de percussion, au début du Jeu des cités rivales.
L’on peut ajouter qu’en plus des couleurs nouvelles crées par l’utilisation des
caractères spécifiques des instruments, Stravinsky réussit souvent à créer des effets
27

qui semblent presque surnaturels grâce à des instruments qui jouent dans le « fond
sonore » : sans qu’on ne les remarque directement, ils ajoutent leurs sonorités à
l’ensemble. Ainsi, des notes prolongées de quatre cors et de deux hautbois au début de
l’introduction du deuxième tableau créent une atmosphère hors de ce monde.
5.7 Analyse d’un passage précis
Les deux dernières pages du Jeu des cités rivales (points de référence 64–66), un
passage servant de transition au Cortège du sage, sont une bonne illustration de la
technique d’écriture de Stravinsky. L’analyse suivante consistera d’abord en la mise
en évidence et la définition des éléments principaux de ces quelques mesures, puis en
l’étude de leur agencement, et enfin en la description du timbre et de l’effet général.
La partition annotée est incluse à la fin de l’analyse.
5.7.1 Eléments principaux
1. La mélodie jouée par les tubas (dès 64 dans la partition)
2. La mélodie jouée par des bois et des cordes (de 64 à 65 + 5)
3. Une percussion régulière de la grosse caisse (dès 64 + 2)
4. Des notes prolongées jouées par quatre cors (dès 65 + 2)
5. L’on peut aussi noter des motifs de fond : des trilles joués par des bois (de 64
+ 2 à 65 + 5), des La joués dans le rythme de la deuxième mélodie par des
violons (de 65 à 65 + 5) et un ostinato de deux bassons et d’un
contrebasson (de 66 à 66 + 2)
5.7.2 Elément 1
Si l’on examine de plus près la mélodie jouée par les tubas, l’on trouve quatre
éléments différents a, b, c et d :
Les éléments sont semblables et forment ensemble un thème, que l’on peut appeler le
« thème A ». Dans ce passage il n’est pourtant pas possible de définir quel est
28

exactement ce thème : en effet, les éléments se suivent de manière irrégulière,
regroupés de la manière suivante :
a ; b-c-d ; b-c-c-d ; c-d ; c-b-d
L’élément « a » est semblable à « b » ; ce qui les différencie est la durée du Sol #, qui
est plus long de quatre temps dans « a ». Puisque « a » est joué seulement une fois, au
début, c’est un élément introductif qui ne fait pas partie du thème final : C’est
seulement dans le Cortège que l’on trouve la structure définitive de « A » : après un
« b-b-c-d » l’ordre final « b-c-c-d » est répété cinq fois. Le thème A est donc un
thème de 16 temps, se déroulant en 2/2. Il est clairement centré autour du Sol# ;
harmoniquement, une interprétation possible de l’ensemble Fa#, Sol, Sol#, La#, Do#
est la gamme pentatonique, à laquelle il ne manquerait plus que le Ré#. La structure
du thème commençant par un passage au Sol (b), puis atterrissant deux fois sur le Fa#
(c) montre clairement le rôle d’appogiature attribué au Sol.
5.7.3 Elément 2
Il n’est pas possible de définir exactement ce deuxième thème principal, « thème B »;
en effet, comme dans ce passage, il est exposé plusieurs fois dans le Jeu, mais de
nombreuses manières différentes. C’est un assemblage, dans différents ordres, de
deux sous-thèmes en 4/4 e, f avec leur levée éventuelle:
Par la répétition irrégulière des sous-thèmes, Stravinsky rend le rythme général de ce
passage très irrégulier. Par exemple, une des deux mesures 64 + 2 ou 3 peut être
définie comme étant « de trop » : en effet, l’élément « f » y est répétée deux fois de
suite, ce qui augmente le nombre de mesures entre 64 et 65 d’un nombre symétrique
(4) à un nombre asymétrique (5). L’entrée des hautbois seulement au troisième temps
de 64 + 2, comme levée pour la mesure suivante montre que c’est cette première qui
est de trop (voir flèche dans la partition).
L’ensemble de notes formé par les deux couches de la mélodie est basé sur la gamme
mixolydique de Do (do ré mi fa sol (la) sib). Alors que le thème A est joué seulement
par des tubas, le thème B est joué par une grande partie des instruments aigus de
l’orchestre. La quantité d’instruments utilisés s’accroît durant ce passage ; dès 64, le
29

thème est joué par deux clarinettes en Sib et par les cordes. A cela viennent s’ajouter
deux hautbois au troisième temps de la mesure 64 + 2, une clarinette piccolo en Ré à
64 + 3 puis, une mesure plus tard, un cor et deux flûtes (le piccolo prend pendant une
mesure le relais d’une des flûtes qui joue une gamme ascendante), puis le piccolo à
65+ 2.
5.7.4 Elément 3
La percussion régulière de la grosse caisse n’est pas un motif de fond, mais un
élément indépendant, par son rythme : cette percussion est frappée une fois tous les
trois temps, se déroulant ainsi en 3/4, alors que la métrique générale instaurée par les
thèmes A et B est en 4/4.
5.7.5 Elément 4
Dès la mesure 65 + 2, l’on observe des octaves prolongées de Ré jouées dans le
registre suraigu du Cor. Les deux premiers Ré durent six temps (cinq temps + un
temps de silence) et le troisième dure douze temps. Le thème C qu’introduisent ces
notes prolongées est dévoilé dans le Cortège, où il est progressivement installé,
comme le thème A, puis joué plusieurs fois de suite dans sa forme définitive :
Ce thème est si simple qu’on ne peut pas parler d’harmonie ou de gammes : il forme
tout simplement un pôle autour du ré, avec sa dominante La et sa septième Do, qui est
d’ailleurs toujours une note courte précédant directement le Ré.
5.7.6 Trilles, gammes et ostinatos
Un trille centré autour du La est joué par un hautbois et un cor anglais dès la mesure
64 + 2, puis renforcé dès 65 par un piccolo, une flûte alto, un deuxième hautbois et un
la répété joué par les premiers violons. L’on note aussi une gamme ascendante de La
mineur jouée par le piccolo, la flûte, le hautbois et le violon, jouée aussi rapidement
que les trilles (double et triple-croches en triolets). Cette insistance sur le La semble
être liée au pôle des cors autour du Ré.
La même observation est paraît valable pour le ré joué par le contrebasson, dès 66. Le
Sol# joué par deux bassons, formant un triton avec le ré, est probablement lié au
thème A.
30

5.7.7 Agencement des thèmes
Dans ce passage de transition, l’on peut noter une rupture progressive de la musique
avec la thématique et la rythmique du Jeu des cités rivales, et une instauration de celle
du Cortège du sage. Un des thèmes principaux des Jeux, le thème B est « brûlé
jusqu’au bout » dans ce passage : sa répétition insistante le réduit progressivement du
statut de thème au statut de motif répété ; le crescendo dans cette répétition
accompagnée de trilles chaotiques prédit une explosion et disparition, qui a
effectivement lieu dans les deux mesures avant 66 : la mélodie est soudainement
interrompue par des notes dissonantes de cuivres (accompagnés par d’autres
instruments dans le fond sonore), et disparaît. L’on peut noter que le trille précédant
l’entrée des tubas servait de la même manière à liquider le premier groupe de thèmes
des Jeux, après que celui-ci ait été répété de manière de plus en plus dense.
Le premier thème à être introduit par ce passage est le thème A, exposé pour la
première fois dans toute la pièce à 64. Le premier long Sol# donne d’abord
l’impression d’être un motif de fond, mais l’entrée des prochains éléments fait de ce
thème un des thèmes principaux du passage. L’on peut noter que dans le Cortège,
lorsque le thème devient régulier et se fait continuellement répéter, il perd
progressivement de l’importance pour n’être finalement plus qu’un motif en ostinato.
Le deuxième thème introduit pour le Cortège est le thème C. Au milieu du passage, le
Ré joué ff par quatre cors, comme un « appel », prépare l’oreille pour le thème
complet. En même temps les La des trilles, puis les Rés des contrebassons polarisent
la musique autour du Ré. La métrique dans laquelle se déroule le thème C, en 6/4, est
liée avec la métrique en 3/4 de la grosse caisse : ces deux éléments commencent à
installer la métrique finale du Cortège, en 6/4 dès 70. L’introduction de cette nouvelle
métrique alors que la musique est toujours en 4/4 crée une polyrythmie spectaculaire
dans ce passage.
5.7.8 Timbre et effet
Dans ce passage, les nombreux éléments rythmiquement et harmoniquement en
conflit, et l’émergence et la « mort » simultanée de plusieurs thèmes crée un effet de
chaos. L’instrumentation importante dans les aigus rend la sonorité stridente, de
même que les nuances variant de mf à ff. Le son rond et pesant des tubas amène un
contraste intéressant à la sonorité générale stridente, et le thème A joué par cet
31

instrument, insistant sur des longues notes, donne l’impression d’un appel depuis les
profondeurs, et amène une certaine distance envers le chaos des autres thèmes.
32

6 Présentation de la chorégraphie
6.1 Argument
Plusieurs éléments de la chorégraphie du Sacre du printemps n’avaient jamais été vus
avant dans le monde de la danse. D’abord, le fait qu’aucune histoire n’y est racontée.
L’œuvre n’est qu’une série de danses cérémoniales dansées par des tribus de la Russie
païenne. Le seul fil conducteur de l’œuvre est le thème de la glorification du réveil du
printemps, puis celui du sacrifice d’une jeune fille, qui danse jusqu’à la mort pour le
dieu du printemps, pour assurer la continuation du cycle des saisons. Cette absence de
véritable intrigue rend le Sacre très différent des ballets précédents de Stravinsky,
L’Oiseau de feu et Petrouchka, ballets d’un style plus traditionnel, qui mettaient en
scène des contes populaires de l’Ancienne Russie avec des personnages bien
individualisés. Dans ces ballets, le rôle de la musique était d’accompagner le récit
dansé. Dans le Sacre naît un rapport nouveau entre ces deux formes d’art : au lieu
d’être accompagnée par la musique, la danse souligne la structure de celle-ci et forme
avec elle un ensemble plus conceptuel que narratif, d’où le titre secondaire
« Tableaux » de la Russie païenne. Les concepts sont incarnés dans des événements
successifs, chacun d’une durée variant de quelques dizaines de secondes jusqu’à cinq
minutes. Comme dans la musique du Sacre, le passage d’un événement à un autre se
fait de manière brusque (Jameux 1990: 27; Lesure 1990: 13).
Le premier tableau du Sacre (L’Adoration de la terre) se passe pendant la journée et
le deuxième (Le Sacrifice) la nuit. Les deux tableaux commencent par une
introduction pastorale, puis finissent par une danse frénétique. Voici les notes de
programme originales de 1913 :
« Premier tableau : L'Adoration de la terre
Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d'herbe. Une
grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent
l'avenir selon les rites. L'Aïeul de tous les sages prend part lui-même à la
glorification du Printemps. On l'amène pour l'unir à la terre abondante et
superbe. Chacun piétine la terre avec extase.
36

Deuxième tableau : Le Sacrifice
Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les
adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On
glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On
appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes
contemplent le sacrifice. C'est ainsi qu'on sacrifie à Iarilo, le magnifique, le
flamboyant » (Boucourechliev 1982: 79-80)
L’on remarque le style d’écriture symboliste, qui souligne le fait que l’argument de la
chorégraphie est basé sur des concepts.
6.2 Chorégraphie de Nijinsky
Après seulement sept représentations du Sacre avec la chorégraphie originale de
Nijinsky, celle-ci fut rapidement oubliée et la demeura pendant plusieurs décennies ;
pourtant, grâce aux recherches de Millicent Hodson, elle fut reconstituée de manière
presque totalement authentique, et peut ainsi être analysée aujourd’hui. Ce qui est
intéressant est que la recherche d’une atmosphère archaïque et primitive de la Russie
païenne, qui a inspiré Stravinsky à créer un nouveau langage musical, a aussi inspiré
Nijinsky à créer un style de danse complètement différent de la danse de l’époque.
Selon Margot Fonteyn, Nijinsky « inventa soudainement et inexplicablement un
nouvel idiome entrant directement dans le cœur de la danse moderne », ceci des
décennies avant que la danse n’évolue jusqu’à ce stade. Le style de danse que
Nijinsky créa pour le Sacre est différent des danses traditionnelles autant par les
gestes des danseurs individuels que par les mouvements de l’ensemble (Fonteyn
1979).
6.2.1 Gestes des danseurs individuels
Les gestes des danseurs sont fondamentalement opposés à leurs gestes de la danse
traditionnelle. Ils sont expressément symboliques et ne permettent pas d’exprimer des
émotions ; au lieu de déployer leurs membres et avoir des mouvements amples, les
danseurs ont une posture de base en-dedans et une position contrainte : les pieds vers
l’intérieur et le buste souvent fléchi. Cyril E. Beaumont, qui vit le Sacre dansé à
Londres, mentionna l’insistance de Nijinski pour des « mouvements lents et gauches
37

par lesquels les danseurs semblaient si obsédés par la terre qu’ils étaient incapables de
se tenir droits » (Beaumont 1937).
La technique de sauts est aussi opposée à la tradition : l’on retombe sur le sol avec des
jambes raides. Cette nouvelle technique causa de nombreux maux de tête aux
danseurs qui n’y étaient pas habitués.
Ce qui fut aussi difficile pour les danseurs fut le rythme complexe de leurs
mouvements ; souvent, la partie inférieure de leur corps marquait un rythme différent
de celui que respectait la partie supérieure (Hodson 1990: 55).
Selon Hodson (1990: 72) un des éléments cruciaux qui prouvent le modernisme des
pas de Nijinsky est le fait que l’effort n’y est pas caché.
6.2.2 Mouvements de l’ensemble
A l’inverse des ballets traditionnels, l’attention n’est pas portée sur des solistes, mais
sur l’ensemble des danseurs. Il n’y a d’ailleurs, pendant la majorité du ballet, aucun
danseur qui se démarque véritablement des autres ; c’est seulement à la fin qu’une des
jeunes filles est élue et danse la danse sacrale. L’intérêt du Sacre ne vient pas donc de
gestes virtuoses, mais de la progression de l’ensemble des danseurs. Un critique de
1913 écrivit que « Si le Sacre avait été arrêté tout soudain à n’importe quel moment,
et que les danseurs s’étaient figés dans des poses…, le spectateur aurait vu que chaque
geste et chaque groupe jouait un certain rôle dans un motif géométrique
déterminé. » Ainsi, les gestes de chaque danseur sont reliés à la configuration globale
des danseurs sur scène, et s’amplifient mutuellement (Hodson 1990).
Le style de danse moderne créé par Nijinsky pour le Sacre du printemps fut
révolutionnaire à une époque où la danse commençait seulement à évoluer du style
romantique. Selon Françoise Stanciu Reiss, Nijinsky accomplissait dans le domaine
spécifique de la danse ce que Picasso découvrait dans la peinture et Stravinsky dans la
musique. Il tournait le dos à la danse de virtuosité enchanteresse de « la grâce pour la
grâce » afin de retrouver dans la source sacrée de la danse les « racines du
mouvement ». C’est ce que Nijinsky expliquait Geoffrey Whitworth : « La grâce, le
charme, le joli sont rangés tout autour du point central qu’est le Beau. C’est pour le
Beau que je travaille » (Stanciu-Reiss 1990: 36-37).
38

7 Réaction au Sacre du Printemps
7.1 Eléments novateurs et choquants
Dans le contexte artistique du début du 20 ème siècle, où régnait une inquiétude au sujet
de la dégénérescence de l’esthétique, le Sacre avait de nombreuses caractéristiques
qui pouvaient sembler « menaçantes ». En effet, Stravinsky, en cherchant à traduire la
force élémentaire et primitive du réveil abrupt du printemps en Russie, avait crée un
nouveau langage musical bouleversant, et qui « transgressait » beaucoup de règles
harmoniques et structurelles auxquelles l’on tenait.
Le premier élément ainsi « inquiétant » du Sacre est sa dissonance: les sons
discordants et grinçants de la polymodalité, du chromatisme et des blocs sonores. Le
témoignage de Stravinsky montre qu’ils causèrent des mauvaises réactions : selon lui,
l’on pouvait entendre quelques protestations dès le début de l’introduction (Stravinsky
and Nouvel 1935-6), c’est-à-dire lorsque les mélodies se heurtaient entre elles,
notamment dès la deuxième mesure lorsque le Do# du cor heurte le Do naturel du
basson. Cette dissonance combinée avec l’agressivité des énormes colonnes de sons
stridents et de rythmes percussifs pouvait sembler très inesthétique. Le deuxième
élément, qui rend la musique encore plus agressive, est l’irrégularité du Sacre, de la
structure générale asymétrique jusque dans les détails. A cause des nombreuses
transitions abruptes et changements de direction inattendus, il est impossible de
prévoir quand arriveront des sons agressifs. Le public habitué à avoir au moins une
petite idée de la direction d’une pièce ne s’attendait pas à une telle absence de
contrôle, ou à la tension énorme du fait de ne pas savoir quand surviendrait le
prochain choc musical violent, pouvait percevoir ce stress comme étant à l’opposé du
plaisir que l’on est censé ressentir en écoutant de la musique. Deux critiques
musicales montrent que le Sacre était perçu comme une musique à l’opposé de la
beauté : d’abord, celle de Pierre Lalo dans Le Temps : « …la musique la plus
dissonante qu’on ait encore écrite…Jamais le système et le culte de la fausse note
n’ont été pratiqués avec autant de zèle et de continuité. La musique est rude et
violente… » Puis, celle d’Adolphe Boschot : « Dans le désir, semble-t-il, de faire
primitif, préhistorique, il a travaillé à rapprocher sa musique du bruit, … travail
éminemment amusical. »
39

L’ajout d’une chorégraphie révolutionnaire à la musique en elle-même ahurissante
rendit le tout encore plus choquant. En plus du thème du sacrifice humain immoral en
lui-même, les mouvements à l’opposé de la danse traditionnelle, lents, tournés vers
l’intérieur et pas gracieux dans le premier sens du terme causèrent une réaction très
négative, comme le montrent de nouveau les critiques de Boschot et de Lalo.
Boschot : « Imaginez des gens affublés des couleurs les plus hurlantes, de bonnets
pointus et de peignoirs de bain, de peaux de bêtes ou de tuniques pourpres, gesticulant
comme des possédés qui répètent cent fois de suite le même geste : ils piétinent sur
place, ils piétinent, ils piétinent… » Pierre Lalo : « Ce que nous avons coutume de
nommer danse était remplacé par des trépignements, des piétinements et des
tremblotements confus. Ni élan du corps, ni déploiement des membres…Tout cela
était volontairement et agressivement laid, lourd et saugrenu…La chorégraphie du
Sacre du Printemps est le contraire, la négation, la destruction de l’art et du style dans
la danse » (Lesure 1990: 21-22).
Avec tous ces aspects de l’œuvre, il est compréhensible que le public l’ait perçue
comme une menace envers la beauté, et qu’il y ait réagi agressivement, comme à la
musique de Schönberg. De plus, le soir de la première, les circonstances étaient
idéales pour le déclenchement de protestations : Diaghilev, pour assurer le soutien du
Sacre, avait distribué de nombreux billets gratuits. Le théâtre des Champs Elysées
était construit de telle manière qu’un ambulatoire se trouvait juste à côté des
corbeilles ; tous les avant-gardistes invités par l’imprésario se réunirent dans cet
ambulatoire, à côté des gens les plus élégants du public. Pour leur montrer leur
mépris, ils étaient prêts à applaudir le Sacre et à dénoncer bruyamment tout signe de
mépris (Hill 2000: 30).
La question demeure pourtant : qu’est-ce qui transforma de simples protestations et
différends coléreux entre spectateurs en un déchaînement général, inconcevable dans
une salle de théâtre ? L’explication se trouve probablement dans la très forte
atmosphère primitive, archaïque et violente de l’œuvre qui a sans doute eu un effet
considérable sur le comportement des gens. Considérons comment Stravinsky utilise
le matériel thématique et rythmique, l’instrumentation et la structure pour créer ce
climat, et comment la chorégraphie renforce l’effet de la musique.
40

7.2 Archaïsme et primitivité
L’impression d’archaïsme provient d’abord de la thématique basée dans le style de
chansons folkloriques : les mélodies très simples me semblent donner l’impression
d’exister depuis l’éternité ; elles ont un ton particulier constitué d’un mélange de
mélancolie et d’une certaine froideur. Les quelques thèmes qui, exceptionnellement,
ne sont pas contraints par le rythme moteur du Sacre et qui semblent librement
improvisés, notamment le solo de basson du début de la pièce, ou le solo de deux
clarinettes basses dans les dernières mesures de l’Action rituelle des ancêtres,
renforcent l’effet d’intemporalité. La percussion joue aussi un rôle important dans la
construction de ce monde sonore archaïque : les rythmes répétitifs donnent
l’impression de venir d’un rituel de tribu. Certains motifs sont très simples : des
double-croches répétées avec des accents réguliers ; d’autres sont plus complexes,
notamment des cellules rythmiques que l’on trouve dans les danses, mais qui sont
répétées de nombreuses fois avec insistance. L’on peut ajouter que la rythmique
générale du Sacre est très directe : Boucourechliev parle d’une absence de la figure
rythmique « croche pointée-double croche, sur laquelle tout le Romantisme et le Post-
romantisme ont fondé leur rythmique » (Boucourechliev 1982: 93). J’ajouterais à la
remarque de Boucourechliev qu’une telle figure rythmique est expressivement si liée
aux émotions de chaque individu qu’elle convient en effet mal à l’intemporalité de la
pièce.
L’absence des émotions individuelles dans le Sacre provient aussi de l’absence de
contact expressif entre les différents thèmes, ce qui crée un climat très instinctif. Peter
Hill parle d’une « indifférence reptilienne » entre les couches thématiques qui se
déroulent de manière indépendante, et aussi dans les passages d’un événement au
prochain : les nombreuses transitions sont abruptes et sans réaction. La séparation
entre les idées est encore renforcée par l’instrumentation : les thèmes se font attribuer
une sonorité propre, qui n’est jamais « influencée » par les autres, et reste ainsi la
même durant toute la pièce. Je pense que les sonorités-mêmes choisies par Stravinsky
rendent l’atmosphère plus primitive : les longues mélodies sont jouées la plupart du
temps par des vents, dont les timbres sont moins associés aux émotions humaines que
les cordes, qui elles sont utilisées de manière plus percussive. De plus, Stravinsky
41

évite en général les mélodies « chantantes » dans les registres médium des
instruments, car ces registres sont les plus chaleureux. Ainsi, lorsqu’il fait une
exception à cela, cela produit un effet très expressif, notamment dans cette courte
mélodie du violoncelle dans la dernière mesure de la deuxième introduction.
Ainsi, en général, la musique se distance de l’homme en tant qu’individu, et
représente quelque chose de plus grand : la loi de la nature dans sa totalité. Une telle
chose n’avait jamais été représentée de manière aussi directe par la musique, et le
climat est si fort qu’il continue à surprendre les gens aujourd’hui. Il est probable que
le comportement si sauvage du public ait été en partie causé par le climat si instinctif
et non sophistiqué de la musique, auquel les gens n’étaient pas préparés à être
exposés. Sous l’influence de ce climat, il était plus facile pour la tension initiale dans
le public (face au nouveau langage de musique et de danse) d’éclater en une
agressivité démesurée.
7.3 Violence et chaos
Ce qui a finalement amené le public dans un état aussi furieux, à mon avis, est le fait
que le climat du Sacre est non seulement primitif, mais aussi très chaotique et rempli
d’énergie. Cette énergie peut être trouvée d’abord dans la manière dont la pièce est
construite, autour d’une répétition continuelle de motifs : soit des mélodies modales
qui tournent de manière insistante autour des mêmes notes, soit d’une percussion
régulière, ou alors des ostinatos nerveux. La répétition continuelle crée une
atmosphère de danse frénétique et d’énergie incontrôlable. Cette structure, souvent
combinée à l’ajout successif de plus en plus de motifs jusqu’à l’atteinte des
« empilages » gigantesques de sons déchirants, symbolise un tel accroissement
d’énergie que l’on croit entendre le réveil du printemps. La structure de l’ensemble du
42

Sacre est elle-même basée sur un tel crescendo, commençant avec un solo calme d’un
seul instrument, et finissant par une danse violente.
Ce qui amène pourtant le véritable chaos dans la pièce est le grand nombre
d’interruptions de ces progressions et les changements de direction de la musique.
Certains passages interrompus ne sont jamais résolus, et leur tension reste suspendue.
Un exemple de cela se trouve dans la deuxième partie des Augures printanières,
lorsqu’une mélodie chantante jouée en accords par quatre trompettes s’arrête
soudainement et il ne reste plus que des pizzicato (piano subito) de cordes. D’autres
passages explosent sans avertissement en fortissimo subito, notamment dans l’Action
rituelle des ancêtres à l’entrée ff des cuivres après presque deux minutes d’une
musique qui progressait très lentement. A l’intérieur même de chaque passage il y a
de nombreuses éruptions imprévisibles (percussion violente ou son déchirant dans le
suraigu par des instruments à vent par exemple), notamment les accords stridents
joués par les vents à la fin de la Danse de la terre, qui ne font que renforcer la
violence du Sacre. Cette violence, combinée avec le climat instinctif de la musique et
le fait que les gens étaient en situation de conflit, avait le potentiel de créer ce
comportement démesuré.
7.4 Chorégraphie
La chorégraphie joua vraisemblablement un rôle important dans le déclenchement de
l’émeute : elle ajoute la dimension visuelle au Sacre, ce qui renforce son impact, et
distance à mon avis le public encore plus de la réalité, l’amenant plus loin dans le
monde créé par la musique. Les mouvements instinctifs des danseurs dépeignent la
primitivité, et l’effet imposant de la masse de gens sur scène faisant les mêmes
mouvements met en évidence les nuances et leur donne plus de poids. Les nombreux
atterrissages enfin rendent les chocs percussifs beaucoup plus lourds. Un exemple
frappant de cela se trouve dans les dernières minutes de la Danse sacrale, lorsque
l’Elue atterrit plusieurs fois de suite sur ses pieds, de manière très légère,
simultanément avec des coups de timbales très pesants : l’effet produit est celui d’une
très grande puissance.
43

8 Conclusion
Il semblerait donc que les gens du public, en conflit au sujet de l’œuvre
révolutionnaire du Sacre du printemps, aient été entraînés malgré eux dans son monde
sonore et visuel, à tel point de perdre tout contrôle. Ce qui est fascinant est que moins
d’une année après le scandale, le 5 avril 1914 à Paris, lorsque la pièce fut présentée en
version de concert, elle connut un succès énorme : le compositeur fut porté à bout de
bras par ses admirateurs. Cette réaction de nouveau impressionnante montre que le
public avait réalisé que le Sacre du printemps était tout sauf une menace envers
l’esthétique. En cherchant à reconstituer une impression aussi frappante que celui du
réveil du printemps, Stravinsky avait naturellement développé un langage musical
nouveau. Bien que ce langage comporte énormément de « fausses notes » selon les
normes harmoniques de la musique Romantique, il n’est d’aucune manière dissonant :
car la dissonance signifierait que la rencontre des notes manquerait d’accord et serait
désagréable. Dans le Sacre il n’y a que de la beauté dans les relations entre les sons.
Après avoir travaillé sur cette œuvre je réalise combien l’idée de la dissonance est
ainsi relative. Je pense que le premier accueil du Sacre met en évidence un des plus
grands malentendus au sujet de la musique du siècle passé : si les compositeurs
développent des nouveaux langages qui peuvent sembler désagréables à des oreilles
non familiarisées, ce n’est pas parce que les anciens styles auraient été « explorés »
jusqu’au bout, mais parce qu’il y a tellement de mondes sonores qui n’ont pas encore
été découverts, et qui demandent un langage de plus en plus complexe. Si le Sacre
réussit à créer un climat surréel si tangible, c’est par une énorme complexité, dont ce
travail ne fait que gratter la surface.
44

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