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Soleils - Nicolas Maillard

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<strong>Nicolas</strong> <strong>Maillard</strong><br />

SOLEILS<br />

Roman<br />

Paris, 1997


Il était 2000 moins cinq. Dans les campagnes, les agriculteurs continuaient à vivre au<br />

rythme du soleil et des saisons, tandis que les forêts de béton abritaient des citadins réglés<br />

sur le cycle des éclairages publics. Les villes ne laissaient même plus passer la lumière des<br />

étoiles. Les nuits étaient oranges. Le temps s'accélérait et la vie des hommes ressemblait à<br />

celle des éphémères. Fini le temps des vacances éternelles. Aboli le droit de respirer<br />

oisivement la poésie du vent. Rentabilité et productivité étaient devenus les maîtres mots de<br />

cette fin de millénaire.<br />

Dans le ciel, le Soleil et la Lune poursuivaient leur ronde. Mais dans l'horizon<br />

lointain de notre galaxie, filait un deuxième soleil qui n'allait pas rester indifférent à la<br />

décadence de l'Humanité. Une aube nouvelle allait se lever.


Vision<br />

« Et il se fit un grand tremblement de terre. Le soleil devint noir comme un sac de crin<br />

et la lune toute entière devint comme du sang. (...) Toutes les montagnes et toutes les<br />

îles furent jetées hors de leurs places. »<br />

Apocalypse de Saint Jean, 6, 12-17


Vision<br />

Les cloches de l'église Saint-Sulpice sonnèrent dans le froid glacial de l'hiver, comme<br />

pour rappeler aux fidèles que Dieu n'avait pas complètement abandonné son oeuvre. Ainsi se<br />

manifestait-il à chaque heure révolue au-dessus des passants indifférents, assourdis par leur<br />

écharpe de laine. Effrayés par le carillonement, quelques pigeons quittèrent subitement le<br />

clocher pour se réfugier sur la fontaine de la place. Rester dans l'antre du Grand Maître au<br />

moment de son rugissement devait être l'un des plus grands sacrilèges de la communauté des<br />

pigeons de Saint-Sulpice. D'ailleurs, certains d'entre eux cessèrent de picorer les miettes jetées<br />

par une grand-mère pour se prosterner. Quelle prière prononçaient-ils en hochant la tête ? A<br />

quel dieu ailé s'adressaient-ils ?<br />

La grand-mère rangea son crouton dans un sac en plastique et se leva du banc en<br />

bougonnant : "Ah vous n'voulez pas d'mon pain !". Alors, Dieu se tut et la vieille dame<br />

s'éloigna d'un pas tremblant.<br />

Au dessus de l'église, de gros nuages menaçants déferlaient comme l'écume d'une mer<br />

en furie. C'était sans doute la manifestation de la colère divine, ou peut-être les prémisses de<br />

l'Apocalypse. Debout, immobile face à ce spectacle, je me surpris à imaginer de véritables<br />

vagues atteignant la hauteur des nuages, détruisant Paris comme un château de sable à la marée<br />

montante. Les yeux rivés sur la masse cotoneuse aux mouvements ralentis, j'imaginai la torpeur<br />

des foules devant la montagne d'eau qui allait les emporter dans un voyage sans retour. Je vis<br />

des débris flotter sur ce mur bleu glace, vestiges insignifiants des constructions humaines. Je<br />

vis des regards se porter pour la première et dernière fois vers le ciel. J'entendis le grondement<br />

destructeur de ce raz-de-marée titanesque et les hurlements vains de ceux qui trouvaient la<br />

force de se révolter. L'inévitable fin s'élançait à une vitesse fulgurante, mais les secondes se<br />

dilataient en heures interminables. Des heures à contempler la mort absolue dévaster le monde<br />

sur son passage. Certains couraient, croyant échapper au galop de l'océan venu de nulle part.<br />

D'autres s'effondraient à genoux, les mains liées dans une dernière prière adressée à l'Eternel<br />

Absent. Des bâtiments entiers disparaissaient sous les flots, anéantis pour toujours dans l'amer<br />

de l'oubli. Des siècles d'histoire se noyaient dans un gouffre bleu obscur. Mes yeux quittèrent la<br />

déferlante infernale pour redescendre lentement sur l'église, dernier témoin de l'anéantissement<br />

de l'humanité. Bientôt elle ne serait plus qu'un amas de ruines auxquelles s'accrocheraient des<br />

coraux aux couleurs florissantes. Elle servirait de refuge à des bancs de poissons vulnérables<br />

cherchant un abri pour échapper aux prédateurs. C'était donc ça, la fin du monde !


I<br />

Le puzzle en morceaux<br />

« Votre raison et votre passion sont le gouvernail et les voiles de votre âme navigante. Si vos voiles<br />

ou votre gouvernail se brisent, vous ne pouvez qu'être ballotés et aller à la dérive, ou rester ancrés<br />

au milieu de la mer. Car la raison, règnant seule, restreint tout élan ; et la passion abandonnée à<br />

elle-même, est une flamme qui brûle jusqu'à sa propre destruction. »<br />

Khalil Gibran, Le Prophète, 1923


I<br />

Le puzzle en morceaux<br />

Une voix féminine s'échappa de l'ordinateur : "Welcome to the Institute for the Study of<br />

Abductees And Contactees." L'appelation pouvait se réduire à ses initiales comme l'indiquait un<br />

logo affiché en haut de l'écran : ISAAC. « Voilà un sujet ! » pensai-je en baissant le volume du<br />

moniteur.<br />

Je m'empressais de rédiger un courrier :<br />

« Cher Monsieur,<br />

J'ai appris la naissance de votre institut sur internet et j'envisage d'y consacrer un article<br />

dans un prochain numéro de notre magazine.<br />

Pourriez-vous m'envoyer des informations complémentaires sur vos activités ? Merci<br />

d'avance. »<br />

Lorsque l'Aéropostale avait pris en charge la distribution des courriers intercontinentaux, au<br />

début de notre siècle, le papier à lettre était fin et léger. Pour vaincre la pesanteur et parcourir<br />

des centaines de kilomètres, les pilotes devaient trouver le juste équilibre entre la masse de<br />

carburant stockée dans les réservoirs et la quantité de courriers transportée. Mais le temps de<br />

Saint-Exupéry et ses vols de nuit était bien loin. Désormais, le ciel était déchiré par les<br />

réacteurs des gros porteurs chargés de tonnes de fret. Quant au temps de transport des<br />

courriers, il avait été anéanti à la naissance d'internet, le célèbre et mystérieux réseau des<br />

réseaux. On envoyait toujours les colis par avion mais les lettres circulaient de part et d'autre<br />

de la planète le long de gigantesques câbles sous-marins. Tous ces ordinateurs interconnectés<br />

permettaient d'échanger des informations à la vitesse d'un éclair. Comble de la course au<br />

progrès : les problèmes de l'Aéropostale resurgissaient du fond des âges pour hanter les<br />

utilisateurs des réseaux informatiques modernes. Les messages trop longs surchargeaient les<br />

lignes et les machines. Ils ennuyaient les destinataires, trop souvent sollicités par des publicités<br />

en tous genres et menaçaient la viabilité même du réseau. Certains pensaient qu'internet<br />

mourrait étouffé par son propre succès. « Quelle belle fin ! » pensai-je avant d'envoyer mon<br />

courrier électronique. « Le réseau planétaire est condamné à une crise d'épilepsie globale par


excès d'embouteillages cybernétiques ! »<br />

Lorsquel je postais ma requête à l'Institute for the Study of Abductees And Contactees<br />

(ISAAC), je songeais qu'elle apparaîtrait quelques secondes plus tard sur un ordinateur de<br />

l'autre côté de la planète. C'est ainsi que tout commença.<br />

Chaque mois, nous nous réunissions pour discuter des sujets abordés dans le numéro<br />

suivant du magazine. En principe, il s'agissait d'une "réunion de rédaction", terme plutôt<br />

pompeux pour définir une simple exploration scientifico-philosophique d'un univers décadent !<br />

Nos échanges concernaient plus souvent un désarroi partagé face à un public peu exigeant et la<br />

lenteur administrative d'une science sclérosée. Nous choisissions généralement une heure<br />

tardive pour débuter l'interminable débat qui se déroulait sur une grande table noire, propice à<br />

la réflexion collective. Nous y apportions une bouteille de whisky, un carburant qui permet<br />

l'accélération du fonctionnement cérébral mais qui provoque l'effet inverse huit heures plus<br />

tard. Ensuite, l'un d'entre nous sollicitait la participation du plus proche livreur de pizzas.<br />

Alors, les festivités pouvaient commencer.<br />

« Bon. Les idées neuves sur la table... » lançait notre rédactrice en chef, présidant<br />

énergiquement l'assemblée. C'était le moment de plonger diplomatiquement le nez dans mon<br />

verre pour justifier mon silence en cet instant crucial. De toute façon, sur trois journalistes, il<br />

en restait encore deux pour parler. Fabien me semblait particulièrement enthousiaste à l'idée de<br />

s'exprimer devant son public préféré :<br />

- J'ai entendu dire que le vieux papi Monroe avait passé l'arme à gauche, c'est le moment de<br />

lui rendre hommage et ça nous donne un bon prétexte pour faire un papier sur les sorties hors<br />

du corps.<br />

- Qui est ce Monroe ?<br />

Notre rédactrice en chef ne connaissait pas grand chose au paranormal, mais son ignorance<br />

était précisément la garantie de notre liberté dans le choix des sujets et dans la manière de les<br />

aborder. Pour elle, 1969 était l'année durant laquelle l'homme avait mis le pied sur la Lune ;<br />

pour nous cela évoquait bien entendu les travaux du physicien Helmut Schmidt qui utilisa pour<br />

la première fois cette année là l'émission de particules pour mesurer l'influence de l'esprit sur la<br />

matière.<br />

Chacun d'entre nous se mit à jouer innocemment avec son stylo et son bloc-notes. Pour<br />

détourner l'attention, Eric saisit une part de pizza dégoulinante qu'il proposa généreusement.<br />

« Ta question est très pertinente ! » lança Fabien, le regard satisfait perché au-dessus de ses<br />

lunettes rondes. Il balaya ce qui lui restait de cheveux vers l'arrière et entama un monologue :<br />

- Robert Monroe était un homme d'affaire américain. Un jour, ou plutôt une nuit, il s'était


etrouvé collé au plafond en train d'observer son propre corps en dessous de lui. C'est ce qu'on<br />

appelle un phénomène de "sortie hors du corps", mais lui, il ne le savais pas. Evidemment, son<br />

psy lui a conseillé de prendre des vacances, ce qui ne lui a pas plu. Alors il a viré son psy et a<br />

mis en place un laboratoire pour étudier ce phénomène. On dit même qu'il a entraîné des G.I.<br />

de l'armée américaine et je pense que le labo doit toujours exister quelque part aux Etats-Unis.<br />

- Très bien, mais que cela ne t'empêche pas de travailler sur d'autres sujets... Et toi Eric ?<br />

Eric était notre mascotte, sans doute parce qu'il était le plus petit de l'équipe.<br />

Ses articles concernaient souvent les phénomènes étranges de la vie mystique : stigmates<br />

sanglants du Christ, apparitions lumineuses de la Sainte-Vierge, icônes sacrées suintant de<br />

l'huile 100 % olive vierge... Il avait un compte à régler avec l'Eglise, peut-être parce que Dieu<br />

avait mis sa compagne dans les bras d'un autre sans son accord préalable. Depuis cette<br />

séparation, il cherchait à comprendre les voies impénétrables d'un Seigneur auquel il ne<br />

préférait plus croire. Pour lui, sa vie de célibataire était devenue un véritable bagne et chaque<br />

matin, il hésitait à rejoindre Dieu pour l'éternité en passant sous une rame de métro ou à vivre<br />

une journée de souffrance supplémentaire pour expier la malédiction qui pesait sur lui. Chaque<br />

soir, il buvait un whisky en regrettant son choix du matin, un sourire narquois au coin des<br />

lèvres.<br />

- Et si nous faisions un article sur les ectoplasmes ? proposa-t-il.<br />

- Les zectoplachmes ? repris Fabien la bouche pleine de pizza.<br />

- Oui ! Les ectoplasmes ! souligna Eric.<br />

- Tu prépares une thèse sur la vulgarité du Capitaine Haddock ou un article sur les<br />

inspirations occultes d'Hergé ?<br />

- Pour ceux qui l'ignoreraient, les ectoplasmes sont des sortes de fantômes gluants qui<br />

sortaient de la bouche de certains médiums, un peu comme le gruyère glisse entre les lèvres de<br />

Fabien !<br />

chef.<br />

- Mais il n'y en a plus, c'était au début du siècle, rétorqua très justement notre rédactrice en<br />

- Justement, on pourrait peut-être se demander pourquoi il n'y en a plus ! Et en prime, on<br />

pourrait faire de belles photos à l'Institut Métapsychique International, ils ont gardé des<br />

moulages des ectoplasmes produits lors des plus célèbres expériences ! proposa Eric.<br />

- C'est une plaisanterie ?<br />

- Absolument pas. Ces moulages ont été fait dans des conditions très contrôlées et en<br />

présence de scientifiques dont les noms te rendrait rouge de honte pour les doutes que tu viens<br />

d'émettre !<br />

- Bon, allons-y pour les empreintes de fantômes, mais je demande à voir !


Désormais, tremper mes lèvres dans mon verre de whisky n'était plus d'un grand secours.<br />

Le regard interrogateur de ma rédactrice en chef attendait vraisemblablement une proposition<br />

de ma part et si mon silence durait, le destin allait sans doute m'imposer une enquête sur le<br />

fonctionnement sociologique de la communauté des marabouts sénégalais du vingtième<br />

arrondissement de Paris. Repensant soudain au contact que j'avais pris le matin même avec<br />

l'ISAAC, je proposai un reportage sur la recrudescence des « abductés » américains, ces gens<br />

qui prétendaient avoir été enlevés ou contactés par des extra-terrestres.<br />

- Les quoi ?<br />

- Les abductés, de « abductees » en anglais. C'est la francisation d'un terme anglo-saxon<br />

pour désigner les « enlevés » ou « ravi ». On en parle de plus en plus sur Internet.<br />

Le scepticisme moqueur de mon auditoire n'avait rien de très encourageant :<br />

- Ah oui ? Et le gouvernement américain panique à cause des demandes de rançon ? lança<br />

Eric sur un ton trahissant la longueur des racines qui ancraient ses pieds sur terre.<br />

- Vous rigolez, mais des sondages tout à fait sérieux parlent déjà de millions d'abductés, et il<br />

se pourrait bien que des envahisseurs soient vraiment parmi nous.<br />

Après quelques bouchées de pizza et des négociations difficiles, mon sujet fut finalement<br />

accepté, à condition que je poursuive un travail entamé quelques mois plus tôt sur l'apocalypse,<br />

la fin du monde et le millénarisme. Vaste programme...<br />

Deux heures plus tard, une fois le contenu des autres rubriques du magazine déterminé,<br />

nous abandonnâmes la grande table noire, enfouie sous les vestiges de notre repas de fortune.<br />

L'atmosphère enfumée, les verres à l'odeur de whisky et les cendres froides avaient transformé<br />

la salle de réunion en bar de philosophes de quartier. Il était grand temps de fuir ce lieu pour ne<br />

pas ressembler à des Sartre ou Breton sur le déclin.<br />

Qui a fait la poule ? C'est l'oeuf ! Qui a fait l'oeuf ? C'est la poule ! Alors, qui a commencé :<br />

l'oeuf ou la poule ?<br />

L'éternelle question sans réponse se posa sous une forme nouvelle à l'instant où j'ouvris les<br />

rideaux de ma chambre. Le ciel était bleu et j'étais de bonne humeur. Etais-je de bonne humeur<br />

grâce au ciel bleu ? Ou le ciel était-il bleu en raison de ma bonne humeur ? J'avais déjà constaté<br />

que les deux phénomènes étaient statistiquement liés puisqu'à chaque fois qu'il faisait beau,<br />

j'étais en forme. Il me fallait impérativement comprendre ce mécanisme étrange pour mieux<br />

contrôler cet état si agréable où tout fonctionne à merveille. J'étais intimement persuadé que le<br />

ciel était bleu grâce à ma bonne humeur, car autant que je puisse m'en rappeler, mon énergie<br />

inhabituelle s'était manifestée avant que j'ouvre les rideaux. Par conséquent, ma glande pinéale


n'avait pas reçu d'informations concernant le beau temps, poutant, elle avait ordonné aux<br />

hormones de la bonne humeur d'envahir mon corps ! Une objection me vint à l'esprit : "Si mon<br />

voisin est de mauvaise humeur, pourquoi le ciel n'est-il pas gris ?" Je balayais cette remarque<br />

par une pensée d'une logique sans doute contestable : « Si mon voisin est de mauvaise humeur,<br />

il n'est pas en état de se poser la question de la couleur du ciel. C'est donc moi qui l'emporte. »<br />

J'en conclus que ce jour-là, une majorité de parisiens devaient être de bonne humeur. C'était<br />

une belle journée.<br />

La rédaction de notre magazine n'avait rien de comparable avec celle du Washington Post et<br />

ses grands bureaux paysagers. Nous étions trois pour remplir chaque mois les cent pages de la<br />

revue et parfois, un quatrième journaliste venait en renfort. Les contraintes budgétaires nous<br />

interdisaient toute nouvelle embauche régulière. Nos bureaux étaient à peine séparés par<br />

quelques étagères de livres, mais cette ambiance familiale ne nous déplaisait pas. Quant à la<br />

rédactrice en chef, que nous n'appelions que par son titre officiel, elle était avant tout une amie<br />

et une confidente, consciente des efforts que nous fournissions pour tenter de faire de cette<br />

revue le magazine incontournable des phénomènes paranormaux. Les miracles pouvaient<br />

arriver, même sans argent, et quelques-uns de nos articles avaient retenti dans la « grande<br />

presse ». C'était une victoire, mais cela ne suffisait pas pour renflouer les caisses vides du<br />

journal, alors, nous cherchions sans cesse de nouvelles affaires déroutantes, espérant trouver le<br />

scoop salvateur. Notre seul point commun avec le Washington Post était le Watergate. Pour le<br />

célèbre quotidien d'outre-Atlantique, c'était la plus belle enquête de l'histoire du journalisme<br />

d'investigation. Pour nous, c'était le panneau en carton que Fabien avait accroché sur la porte<br />

des toilettes : « Water Gate ».<br />

A ma gauche, cloîtré derrière une montagne de livres, Eric fumait une cigarette en<br />

parcourant quelques vieux ouvrages des pionniers de la métapsychique, l'ancêtre de la<br />

parapsychologie. La mine renfrognée, un veston marron sur le dos et un chapeau posé sur le<br />

bureau, il ressemblait à un détective privé de série B en mal d'affaires. De l'autre côté, accroché<br />

à son combiné de téléphone, Fabien tentait d'aligner quelques mots d'anglais pour localiser<br />

l'Institut Monroe, mais la tâche semblait difficile et les cours de langues lointains.<br />

Quelle mouche m'avait piquée ? Proposer un reportage sur les abductés relevait de<br />

l'inconscience ! Je n'avais ni documentation, ni compte-rendus de recherches, ni témoins<br />

français de ce genre d'affaire. De plus, s'il existait un pays au monde déserté par les extra-<br />

terrestres, c'était bien la France ! Nous étions les dignes héritiers de Descartes, légataires du<br />

rationalisme cartésien. Cet extrémisme de la raison était la meilleure arme contre l'invasion des<br />

martiens : « Ne venez pas ! Nous ne croyons pas en vous ! » Dans ce contexte, si j'avais moi-


même été enlevé par je ne sais quelle entité d'un autre monde, je n'aurais certainement pas étalé<br />

mon récit dans les colonnes d'un magazine, de peur de finir mes jours à l'asile psychiatrique<br />

pour bouffées délirantes polymorphes. Notre revue et moi-même avions encore de beaux jours<br />

devant nous et je ne voulais pas perdre ma crédibilité pour les sept prochaines générations.<br />

- Eric, désolé de troubler ta méditation transcendantale, mais j'ai un service à te demander.<br />

Aurais-tu un abducté dans tes fichiers ?<br />

- Désolé mon vieux, je n'ai que des pathologies déjà connues. Mon répertoire est un peu<br />

ancien. Mais tu m'as dit toi-même qu'on en trouvait à la pelle aux Etats-Unis ! rétorqua-t-il très<br />

justement.<br />

Un sondage américain effectué par l'organisation Roper avait montré que 3 700 000<br />

personnes prétendaient avoir été enlevées sur le territoire américain. Par des extra-terrestres<br />

bien entendu... Mais en France, on avait tendance à considérer l'ensemble des américains<br />

comme des fous à lier, alors après tout, 3 700 000 plus gravement atteints que les autres<br />

n'aurait choqué personne. Pour européaniser mon sujet, je pouvais citer Son Altesse<br />

Sérénissime le Prince Hans Adam II de Liechtenstein, l'un des mécènes du sondage. En tant<br />

que chef d'Etat, on pouvait raisonnablement penser qu'il avait encore toutes ses facultés<br />

mentales, quoique cela ne fusse nullement un argument de valeur. Mais qu'importe, le public<br />

français n'en resterait pas moins sceptique face aux témoignages ahurissants d'enlèvements par<br />

de petits êtres gris aux grands yeux noirs.<br />

Je me tournai vers mon ordinateur comme une diseuse de bonne aventure l'aurait fait vers sa<br />

boule de cristal. Avec le système révolutionnaire de la boîte à lettre électronique, j'envoyais et<br />

recevais des courriers du monde entier, via le réseau internet, sur mon écran. Ce jour-là, je<br />

comptais sur une réponse de l'ISAAC, sans trop y croire. L'ordinateur affichait une petite<br />

fenêtre colorée : « connexion boîte aux lettres, vérification du courrier en cours ». Gagné,<br />

j'avais un message des Etats Unis ! « Merci beaucoup de nous avoir contactés. Vous trouverez<br />

ci-dessous une brève introduction aux activités de l'ISAAC. Nous aimerions en savoir plus sur<br />

votre magazine. » Signé Richard Brenda, Directeur de l'Administration et de la<br />

Communication. Quatre pages de renseignements divers suivaient ces quelques lignes. J'y<br />

apprenais que l'ISAAC était né en décembre 1994 sur les côtes ensoleillées de la Californie.<br />

Son rôle principal consistait à organiser des conférences sur les contactés et les abductés. Les<br />

professeurs de l'Institut avaient été recrutés parmi les plus célèbres spécialistes américains,<br />

faisant de l'ISAAC le point de rencontre inévitable des victimes de rapts interstellaires. Pour<br />

couronner le tout, l'ensemble de ces activités était pratiqué à distance sur le réseau internet.


On nageait en plein délire. J'étais plongé dans un espace virtuel où les gens témoignaient<br />

sans retenu de leur enlèvement à bord d'engins provenant d'autres galaxies. Et moi donc, dans<br />

laquelle avais-je été propulsé ?<br />

« Eric, au-secours, appelle une ambulance ! Mais que fait la police ? » m'écriai-je en faisant<br />

pivoter mon écran vers ses yeux éberlués. Il regarda un instant le texte affiché puis s'exclama<br />

d'un air navré : « Ben mon vieux, plus je regarde l'avenir, plus j'aime le passé ». Il replongea<br />

dans l'étude de ses manuscrits poussiéreux en m'abandonnant lâchement.<br />

La Californie était le berceau de tous les grands mouvements, des hippies au New Age en<br />

passant par le body-building et la consommation de drogues psychédéliques. Elle avait vu<br />

naître Timothy Leary et son LSD, Carlos Castaneda et sa petite fumée, mais aussi la première<br />

communication entre deux ordinateurs, quinze ans plus tôt. Cette fois, les frontières entre les<br />

mondes imaginaires d'Hollywood et la réalité tangible avaient dû se dissoudre sous l'effet de je<br />

ne sais quelle nouvelle substance hallucinogène. Mon projet d'article semblait se dessiner d'une<br />

toute autre manière. J'en imaginais déjà le titre : « Les envahisseurs virtuels, ou la décadence<br />

mystico-extra-galactique de la civilisation matérialiste ».<br />

Je saisis mon clavier et envoyai un mot de remerciement diplomatique à ce Richard Brenda,<br />

en m'excusant de mon anglais balbutiant. Echange de bons procédés, je lui postai également<br />

quelques numéros de notre revue par le courrier classique, sans espoir qu'il comprenne quoi<br />

que ce soit à ma langue maternelle...<br />

Comme toujours, j'étais en avance. Je vérifiai une dernière fois le numéro de la porte à<br />

laquelle je devais sonner : le 13. Je venais de passer une demi-heure à compter les stations de<br />

métro qui me séparaient de mon lieu de travail ; il y en avait treize. J'avais rendez-vous à treize<br />

heures. Pas de doute, ce lieu allait me porter chance dans mon enquête.<br />

Le seizième arrondissement de Paris ne m'avait jamais plu. Originaire d'une campagne<br />

agricole et forestière, je n'avais aucune attirance pour ces immenses bâtisses aux plafonds<br />

démesurément hauts et surchargés de moulures. Les escaliers en bois recouverts d'un tapis<br />

rouge me déprimaient et je n'osais pas mettre mes mains sur les poignées de métal doré.<br />

Une plaque de cuivre gravée « Dr Chan, hypnotiseur » était apposée sur le côté d'une<br />

gigantesque porte de bois peint. Il n'était pas plus docteur que chinois, comme son nom<br />

pouvait le laisser penser. Ce pseudonyme permettait simplement d'ajouter à ses compétences la<br />

teinte exotique de la spiritualité orientale, tant mystifiée chez les occidentaux. Quant au titre de<br />

« Docteur », il l'utilisait à la limite de la légalité, rappelant régulièrement à l'Ordre des<br />

Médecins qu'il ne s'agissait que d'un nom de scène.


- Salut, alors dis-moi, quel bon vent t'amène ? s'exclama-t-il avec la jovialité intéressée qui<br />

le caractérisait.<br />

Sa spécialité était l'hypnose médicale. Les états modifiés de conscience ainsi induits sur les<br />

patients permettaient d'augmenter les capacités de leur système immunitaire par simple<br />

suggestion. Un soir bien arrosé, lors d'un congrès, Chan m'avait confié avoir travaillé pour les<br />

services secrets français lors de la vague d'attentats de 1984, à Paris. Il avait été chargé<br />

d'amener les témoins à se rappeler des plaques minéralogiques des véhicules observés au<br />

moment des explosions. Bien entendu, je n'avais jamais pu vérifier cette information, mais sur<br />

mon échelle d'improbabilité, Chan avait déjà obtenu des scores plus importants. Depuis<br />

quelques mois, une rumeur laissait entendre qu'il collaborait avec certains ufologues sur des<br />

affaires d'enlèvement. Il aurait contribué aux enquêtes en hypnotisant des abductés afin<br />

d'extraire de leur cerveau les souvenirs de leur aventure. C'est la raison pour laquelle j'étais<br />

venu. "Mais tu sais, les cas français sont rares et n'ont rien de très probants" dit-il en<br />

m'accompagnant dans un salon enfumé d'encens.<br />

- Qu'est-ce tu entends par "pas très probants" ?<br />

Chan fronça les sourcils et demeura quelques secondes silencieux. Son air énigmatique<br />

m'exaspérait ; je ne savais jamais s'il allait me dévoiler le grand secret des origines de l'univers<br />

ou s'il cherchait ses mots pour m'embarquer naïvement dans une nouvelle histoire<br />

abracadabrante. Il reprit la parole en écarquillant les yeux, comme pour m'hypnotiser :<br />

- Aux Etats-Unis, les histoires sont en apparence complètement folles et absurdes.<br />

Généralement, ça commence par la vision d'un objet dans le ciel. Puis l'engin s'approche et les<br />

gens se sentent happés par un rayon lumineux sortant de l'engin. Dans leur récit, ils racontent<br />

qu'ils ont été examinés ou opérés par des extra-terrestres, parfois grands et blonds, parfois<br />

petits et gris. Lorsqu'elles reviennent, les victimes découvrent des cicatrices sur leur corps et<br />

des objets étranges dans leurs sinus. On les appelle des implants et ils serviraient à contrôler les<br />

victimes à distance. Il arrive même que des femmes enceintes reviennent sans leur bébé !<br />

Chan semblait désormais scruter mon esprit, pour savoir à quel point il pouvait abuser de<br />

ma naïveté.<br />

- Et ça te paraît crédible ? lançai-je presque innocemment.<br />

- Le problème aujourd'hui, c'est que nous avons tous entendu parler des enlèvements. Nous<br />

avons vu « Rencontre du troisième type » ou la série « Aux frontières du réel »... Bref, si je<br />

devais décrire un enlèvement sans en avoir vécu, je pourrais le faire rien qu'avec ce que j'ai vu à<br />

la télé.<br />

- Alors tu crois qu'ils inventent leurs histoires ?<br />

- Non. C'est sûr que non, ces gens sont sincères. Mais tu sais, il peuvent être manipulés.


- Par qui ? Les services secrets ? Un programme de manipulation des masses ? De vrais<br />

extra-terrestres ?<br />

- Non ce n'est pas aussi simple. Tiens, je vais te montrer quelque chose.<br />

Chan s'absenta quelques secondes puis reparut avec une statuette de bois, qu'il posa<br />

délicatement sur le sol. Elle ressemblait aux tikis polynésiens, ces statues placées près des<br />

autels des temples sacrés. Elle représentait un corps muni de petits membres et d'une grosse<br />

tête. Accroupi près de la figurine, il me raconta le voyage en Afrique d'où il avait rapporté ce<br />

trophée. A en croire ses propos, il s'y était rendu à la demande des Services Secrets français<br />

afin d'interroger les membres d'une tribu, témoins d'un atterrissage de soucoupe volante. Une<br />

trentaine de personnes auraient vu l'objet se poser au beau milieu de la jungle tropicale. L'un<br />

d'entre eux aurait sculpté cette statuette pour représenter les petits êtres sortis de l'engin.<br />

Chan ne m'expliqua pas comment il avait hypnotisé et interrogé des gens parlant une langue<br />

exotique. Cela faisait sans doute partie des secrets militaires qu'il ne pouvait en aucun cas<br />

dévoiler ! Cette fois, il battait tous les records enregistrés sur mon échelle d'improbabilité. Mais<br />

où voulait-il en venir ? Le temps s'écoulait et je commençais à penser que mon interlocuteur<br />

était plus fou que les abductés eux-mêmes. A en croire Chan, les gouvernements étaient en<br />

possession d'un secret fabuleux dont il ne pouvait même pas m'esquisser la première syllabe.<br />

Seule une élite y avait accès. Tant pis pour moi, il me faudrait attendre. De toute évidence il<br />

mentait sur de nombreux points mais je n'arrivais pas à le classer dans la catégorie des simples<br />

mythomanes. Quoi qu'il en soit, mon enquête s'annonçait plutôt difficile.<br />

Sur le pas de la porte, Chan me lança d'un ton prophétique : « Tu sais de toute façon, tout<br />

va bouger très bientôt. Particulièrement du côté des ovnis. D'ici deux ans, il faut que tout le<br />

monde sache. » Je lui fis le sourire complice et approbateur des initiés en refermant la porte,<br />

puis redescendis l'escalier de moquette rouge vif, usé par les trop nombreux passages. Mais au<br />

fait, que tout le monde sache quoi ?<br />

La nuit tombait et le bruit de la ville se transformait en un murmure sourd, à peine<br />

perceptible. Les lumières de la tour Montparnasse s'éteignaient une à une ; quelques passants<br />

accéléraient le pas, comme surpris par l'obscurité naissante. C'était l'heure de rentrer.<br />

Allongé sur mon canapé, je regardais les livres que j'avais empilé comme des briques le long<br />

d'un mur. A côté, sur une étagère de bois, quelques bibelots se partageaient l'espace que la<br />

littérature n'avait pas encore envahi : une soucoupe volante en plastique, construite selon les<br />

descriptions de témoins authentiques, un petit avion furtif américain, le F-117 A, un totem des<br />

indiens Sasquatch rapporté du Canada, un Bouddha en bois de santal et une collection de petits<br />

dauphins de marbre. En face, une armoire remplie de dossiers. Dans chaque chemise cartonnée


vieillie par les déménagements et décolorée par le soleil, des kilos de papiers, de documents, de<br />

retranscriptions d'interviews et d'échanges de courriers s'entassaient. Dès mon plus jeune âge,<br />

j'avais commencé à découper des articles, à les collectionner et à écrire les histoires que<br />

j'entendais à droite et à gauche. J'ouvrais des dossiers pour organiser, segmenter, ordonner. Je<br />

voulais mettre de l'ordre dans le chaos. Le seul fil directeur unissant l'ensemble de ces<br />

informations était l'étrange, le bizarre, le paranormal. Je m'intéressais autant à un chien<br />

retrouvant ses maîtres après avoir parcouru des centaines de kilomètres qu'à la découverte d'un<br />

nouveau système planétaire dans une branche de la Voie Lactée. J'avais dans ma collection un<br />

grand nombre de maisons hantées, d'observations d'ovni, de trésors mystérieux, d'énigmes<br />

scientifiques et de rapports de recherche en parapsychologie. Je n'avais jamais compris le lien<br />

entre tous ces sujets. D'ailleurs, je pensais naïvement qu'il n'y en avait pas. Les ovnis et les<br />

maisons hantées avaient pour seul point commun d'exaspérer les rationalistes et je me<br />

contentais d'en faire autant. Au fond, je faisais ce métier sans véritablement savoir si je l'avais<br />

choisi, ou si c'est lui qui l'avait fait. Je ne comprenais rien à la fascination des gens pour l'art ;<br />

j'avais peur des méandres de la politique ; je fuyais les formalités de l'administration et je<br />

respectais la loi pour ne pas avoir affaire à elle. Il ne me restait plus que la science, la nature et<br />

leurs énigmes. Un jour, j'avais cru échapper au monde de l'étrange en acceptant une place<br />

d'informaticien dans une petite société de la ville de Reims. Au bout de quelques heures, j'avais<br />

appris que mon patron était l'organisateur du célèbre congrès de parapsychologie de 1975 dans<br />

cette même ville. Il avait côtoyé les grands chercheurs de ce milieu : Rémy Chauvin, Hans<br />

Bender ou Olivier Costa de Beauregard.<br />

Lorsque je repassais mentalement le film de ma vie, il me semblait que tous les événements<br />

m'avaient conduit à exercer ce métier, comme si des anges gardiens avaient veillé à ce que je ne<br />

m'égare pas. Ces êtres ailés étaient sans doute nés d'une causalité rétrospective nécessaire à<br />

mon équilibre mental, mais je préférais imaginer une gigantesque pièce de théâtre où un<br />

metteur en scène mystérieux décidait du rôle de chacun d'entre nous. Une sorte de Réalisateur<br />

Cosmique, gérant à l'aide d'une myriade d'ordinateurs les rencontres fortuites qui ressemblent à<br />

des rendez-vous inévitables. « On devait se rencontrer » disaient les gens, « on étaient fait l'un<br />

pour l'autre ». Dans ma représentation, ce Grand Architecte imprimait un ordre de mission qu'il<br />

confiait à un ange à chaque naissance : « celui-ci, il sera journaliste et travaillera dans le<br />

paranormal, juste pour gêner ceux qui ont des certitudes trop profondément ancrées dans leur<br />

esprit... » Pourquoi donc inventait-il aussi des êtres bornés dans leurs certitudes ? Peut-être y<br />

avait-il deux architectes ? L'un gentil et l'autre méchant ? Lequel d'entre eux était gentil ? Le<br />

mien ou celui des Autres ?<br />

Ma raison, véritable système immunitaire de ma pensée, chassait ces idées comme elle aurait


lutté contre une paranoïa naissante. Des gens qui se prenaient pour Jésus, envoyés sur Terre<br />

pour sauver le monde, j'en rencontrais tous les jours. Si je sombrais moi-même dans ce délire<br />

mégalomaniaque, le monde était condamné...<br />

Il était tôt. Je profitais souvent du calme matinal pour écrire sans être dérangé par la<br />

sonnerie du téléphone ou les conversations de mes collègues. Mais ce matin-là, je n'avais rien<br />

à faire. J'allumai mon ordinateur et branchai la cafetière lorsqu'un bip me signala la présence<br />

d'un courrier électronique dans ma boîte à lettre virtuelle : c'était à nouveau l'ISAAC.<br />

« Bonjour. Merci de votre réponse rapide ! Ne vous inquiétez pas pour la qualité de votre<br />

anglais, je le comprends mieux que vous ne comprendriez mon français. En revanche, je vous<br />

ai dit que je m'appelais Richard Brenda, mais mon prénom est Brenda et pas Richard. Merci<br />

d'avance pour les revues et n'hésitez pas à nous demander d'autres informations. »<br />

La magie d'internet. De l'autre côté de la planète, dans un bureau d'une société<br />

californienne, une personne s'était donnée la peine de m'envoyer un petit mot, juste pour me<br />

dire qu'elle était une femme ! Immédiatement, je saisis mon clavier et rédigeai une courte<br />

réponse : "Chère Brenda. Je suis désolé de la confusion. Richard est un prénom usuel pour<br />

nous les français. En fait, je préfère Brenda à Richard. A bientôt". Je cliquai sur la touche<br />

"envoyer le courrier" et fermai les yeux en imaginant le chemin parcouru par mon message. En<br />

deux minutes, il était numérisé sous la forme de "0" et de "1" et parcourait des lignes<br />

téléphoniques, d'ordinateurs en ordinateurs. Quelques secondes après, il était à l'Université de<br />

Jussieu puis repartait le long de gigantesques câbles sous-marins au fond de l'Atlantique. Il<br />

était ensuite dirigé vers le serveur de America OnLine, une importante société de distribution<br />

internet, puis projeté en Californie. En l'espace d'une minute, il devait arriver à l'adresse<br />

électronique indiquée, sur un bureau de l'ISAAC. Là, les caractères étaient recomposés à partir<br />

du codage binaire et un bip devait signaler l'arrivée de mon message à Brenda Richard. Avec le<br />

décalage horaire, elle devait dormir.


Les boulevards périphériques étaient encombrés. Pare-choc contre pare-choc, les voitures<br />

avançaient au pas, gagnant quelques centimètres dès que l'une d'entre elles faisait mine de<br />

démarrer. Les klaxons retentissaient de toute part et les feux restaient désespérément rouges.<br />

Au volant de sa vieille Citroën, Eric me rappelait l'inspecteur Columbo. Anti-héros parfait, très<br />

sympathique au demeurant, il conduisait légèrement voûté sur le tableau de bord, comme pour<br />

mieux voir la route. Occupé à allumer sa 42ème cigarette de la journée ou cherchant d'une<br />

main tâtonnante une cassette égarée sous son siège, on avait toujours peur qu'il percute un<br />

autre véhicule. Mais une bonne étoile semblait le guider. Les embouteillages énervaient tous les<br />

conducteurs parisiens, mais pas Eric. Dans sa voiture, il était comme dans la vie, résigné à<br />

souffrir en silence. Parfois, je tentais de le réveiller de son coma sentimental et existentiel.<br />

- Tiens, regarde à gauche, elle est mignonne celle-là !<br />

- Mouais. Je n'aime pas les blondes, elles sont vulgaires. Et comme je dis toujours, on ne<br />

peut pas être et avoir été. J'ai eu ma part de bonheur, maintenant je n'ai plus qu'à me résigner à<br />

l'abstinence.<br />

J'abandonnais Eric dans ses pensées moroses pour suivre du regard la superbe piétonne aux<br />

jambes élancées. Pendant ce temps, l'auto-radio déversait son flot quotidien de mauvaises<br />

nouvelles. Ce jour-là, la terre avait encore tremblé en Californie, mais ce n'était pas encore le<br />

"Big One". Tout le monde savait qu'une secousse suffisamment forte rayerait Los Angeles et<br />

San Francisco de la carte, mais on ne savait pas quand. Eric se tourna en jetant vers moi un<br />

regard de psychopathe appréciant les derniers instants de sa victime :<br />

- C'est le début de l'apocalypse !<br />

- Regarde la route, j'aimerais voir l'apocalypse jusqu'au bout !<br />

Il gara sa voiture devant la porte d'un bâtiment en pierre de taille. Nous étions au numéro 1<br />

de la place Wagram, l'adresse du prestigieux Institut Métapsychique International (IMI). C'était<br />

dans ce vieil immeuble qu'avait commencé l'histoire de la parapsychologie scientifique<br />

française. Alors que nous montions lentement l'escalier en colimaçon, nous savions que ces<br />

mêmes marches avaient été gravies par de grands savants comme les époux Pierre et Marie<br />

Curie, le prix Nobel de littérature Henri Bergson, le physicien Edouard Branly - pionnier de la<br />

télégraphie sans fil -, l'astronome Camille Flammarion ou encore le Général Gustave Férié -<br />

ancien directeur de l'Ecole Polytechnique -. Près d'un siècle plus tôt, ils avaient frappé à la<br />

même porte, pour entrer dans un monde où les morts savaient parler. C'était la grande mode du<br />

spiritisme. A l'IMI, les scientifiques invitaient des mediums à faire tourner les tables. Tout était<br />

observé, mesuré, quantifié. A propos de ces expériences, le savant anglais William Crookes,<br />

père de la recherche métapsychique, avait écrit : « Je ne dis pas que c'est possible, je dis que<br />

cela est ». Mais cela n'était plus. Plus comme avant.


La porte s'ouvrit. L'un des responsables de l'IMI nous pria d'entrer et déjà, le temps<br />

s'effaçait. J'étais envahi d'un étrange sentiment de bien-être. Les murs de chaque pièce étaient<br />

couverts de rayonnages remplis de vieux ouvrages et de revues de parapsychologie. Les<br />

quelques espaces vierges avaient été comblés par les photos des célèbres expériences de<br />

télépathie du Docteur Jean Barry. On y voyait des objets, entreposés dans son cabinet à<br />

Bordeaux, confrontés aux dessins de ces mêmes objets, réalisés à Paris par la médium madame<br />

Maire.<br />

Muni de mon appareil photo, je suivais Eric, mais je n'entendais pas la conversation qu'il<br />

avait entamé. Mes yeux balayaient chaque détail du décor et chaque titre de livre. Je volais<br />

mentalement tout ce que je voyais, sans rien laisser.<br />

- Peut-on faire des photos ? demanda Eric à son interlocuteur.<br />

Nous étions dans une petite pièce isolée. Les murs étaient tapissés de vieux ouvrages et une<br />

vieille table entourée de trois chaises constituait le seul mobilier. Sur la nappe rouge étaient<br />

disposés des moulages en plâtre bleuté. Tous représentaient des mains. Certaines étaient jointes<br />

comme pour donner une prière, d'autres croisées à la façon des amoureux ou ouvertes en signe<br />

de bonne foi.<br />

- Bien entendu. Mais surtout, manipulez les moulages avec précaution, ils ont déjà plus d'un<br />

demi-siècle d'existence.<br />

Pendant que je disposais les mains sur le tapis coloré, le responsable de l'IMI nous contait<br />

les étranges expériences de ses lointains prédécesseurs.<br />

Cela se passait ici même, entre novembre 1922 et mai 1923. Le médium Guzik et quelques<br />

scientifiques étaient enfermés dans une pièce, les mains liées à celles de leurs voisins respectifs<br />

par des chaînettes cadenassées. Pour éviter toute possibilité de fraude, les murs et le plancher<br />

avaient été inspectés par un architecte. On avait même étalé de la sciure de bois sur le sol pour<br />

trahir une éventuelle intrusion dans la semi-obscurité. Au milieu de l'arc de cercle formé par les<br />

participants se trouvait un récipient d'eau chaude sur laquelle flottait une pellicule de paraffine<br />

fondue. Après un temps de concentration qui pouvait varier de quelques minutes à plusieurs<br />

heures, le médium entrait dans une transe propice à l'apparition du phénomène. On pouvait<br />

alors voir apparaître une lumière diaphane sortant de la bouche ou du nez de Guzik. Ce n'était<br />

ni vraiment un gaz, ni tout à fait un liquide. Il s'agissait plutôt d'un fluide luminescent qui se<br />

solidifiait progressivement en formant une main, ou un visage. Cet ectoplasme flottait dans<br />

l'air, au dessus du médium, puis, Guzik le "dirigeait" vers le bac pour le tremper dans l'eau<br />

chaude. Lorsqu'il en ressortait, il était couvert d'une pellicule de paraffine qui durciçait au<br />

contact de l'air. Le phénomène pouvait durer plusieurs dizaines de minutes, puis disparaissait<br />

comme il était apparu en laissant tomber sur le sol un gant de paraffine. L'ectoplasme s'était


dématérialisé. Après avoir été ramassé et inspecté par les experts, les gants ainsi obtenus<br />

étaient remplis de plâtre. On enlevait ensuite délicatement la couche de paraffine pour avoir la<br />

reproduction exacte des "mains de fantômes", ces trophées étalés 70 ans plus tard sur une table<br />

de l'IMI.<br />

- Et si le gant de paraffine avait été préparé avant par le médium ? objecta Eric.<br />

- Ce n'était pas possible. Les expérimentateurs avaient discrètement mélangé du cholestérol<br />

à la paraffine. Il suffisait d'en contrôler la présence dans le gant obtenu pour être certain qu'il<br />

n'avait pas été préparé avec un autre mélange.<br />

- Rusé ! Et ces ectoplasmes ressemblaient-ils à de vrais membres lorsqu'ils étaient<br />

matérialisés ? relança Eric.<br />

- Oui, parfaitement. On raconte même que Napoléon III et l'impératrice Eugénie auraient<br />

embrassé une main ectoplasmique lors d'une séance donnée aux Tuileries par le médium<br />

Douglas Home. Mais avant la matérialisation, il s'agit en général d'une sorte de gaz. Les<br />

expérimentateurs avaient perçu une forte odeur d'ozone pendant toute la durée des<br />

expériences.<br />

- Une odeur d'ozone ! J'ai déjà entendu cela quelque part.<br />

Eric avait raison. De telles odeurs avaient été rapportées dans certains cas d'apparitions<br />

religieuses comme celles de la Sainte Vierge. Etrange coïncidence...<br />

Devant la curiosité débordante d'Eric, le secrétaire de l'IMI nous remis la copie d'un rapport<br />

concernant une série d'expériences menées par le Docteur Gustave Geley, ancien interne des<br />

hôpitaux de Lyon et lauréat de la faculté de médecine. Le protocole des expérimentations y<br />

était clairement détaillé, ce qui ne manqua pas de rendre momentanément à Eric son<br />

enthousiasme. Il le remercia d'une franche poignée de main et nous repartîmes dans la dure<br />

réalité des embouteillages parisiens, où les fumées d'échappement nous éloignaient rapidement<br />

de l'ozone ectoplasmique.<br />

Dès la première sonnerie du téléphone, le visage de Joël me traversa l'esprit sans raison.<br />

C'était lui.<br />

- Salut, c'est ton ufologue unique et préféré ! dit-il d'un ton enjoué.<br />

Joël ne m'appelait jamais. Comment diable expliquer le coup de fil d'un ami auquel on vient<br />

de penser ? C'était ce que j'appelais "le paranormal au quotidien", celui que chacun vit sans<br />

même tenter de l'expliquer. Pas besoin de grandes théories, les gens s'en moquent. Pourtant, le<br />

problème fondamental était là : tous les jours, des centaines de français pratiquaient la<br />

télépathie sans le savoir.<br />

- Je viens de publier les résultats du projet Ouragan, et j'ai pensé que ça pouvait t'intéresser.


- Le projet Hourra quoi ?<br />

Depuis des années, Joël m'envoyait sa revue consacrée aux ovnis, mais je ne la lisais jamais.<br />

Les numéros s'entassaient dans un tiroir, soigneusement classés par ordre d'arrivée.<br />

- Le projet Ouragan, c'est le travail acharné de quelques ufologues qui ont passé leurs<br />

soirées d'hiver à dépouiller 5000 cas d'observations d'ovnis, faites entre 1947 et nos jours. Le<br />

but du jeu étant d'en extraire la substantifique moëlle, comme dirait notre ami Rabelais.<br />

- Et quels sont les résultats ?<br />

- Ah les journalistes... Toujours à l'affût de l'information, mais tellement paresseux ! Le<br />

bilan, c'est que les extra-terrestres se baladent de moins en moins en soucoupe, c'est démodé.<br />

Maintenant, ils ont de superbes triangles lumineux et volent plutôt la nuit que le jour. Ils<br />

n'atterrissent presque plus.<br />

- Qu'est-ce que tu en conclus ?<br />

- Rien.<br />

Joël promit de m'envoyer les courbes statistiques du projet Ouragan pour illustrer une brève<br />

dans notre prochain numéro, puis il raccrocha.<br />

Dans un livre de Jacques Vallée, l'ufologue français qui avait inspiré le personnage joué par<br />

François Truffaut dans "Rencontre du troisième type", de Steven Spielberg, j'avais lu qu'une<br />

vague d'ovnis avait déferlé au début du siècle sur les Etats-Unis. A l'époque, ces engins étaient<br />

décrits par les témoins comme des dirigeables, quelques années avant que ceux-ci ne soient<br />

inventés. Tout se passait comme si la forme des ovnis évoluait au fil du temps, précédant de<br />

peu la technologie humaine.<br />

Sous l'impulsion d'une idée aussi folle que soudaine, je décrochai à nouveau mon téléphone<br />

et composai le numéro de Joël.<br />

- Dis-moi, j'ai totalement oublié de te poser une question. Les ovnis ont-ils une odeur ?<br />

- Une odeur ?<br />

- Oui, une odeur. Est-ce que des témoins rapprochés ont déjà senti une odeur particulière ?<br />

Joël eut un instant de réflexion, puis me raconta l'histoire de Sonny Desvergers. C'était le 19<br />

août 1952, en Floride. Un groupe de scouts faisait une marche en forêt, lorsqu'ils aperçurent<br />

tout à coup un étrange objet. Des hublots illuminés évoquaient la structure d'un avion, mais<br />

l'engin n'en avait pas la forme. Rapidement, il disparut derrière la cime des arbres. Pensant à un<br />

accident, le chef scout, Sonny Desvergers, demanda à son groupe d'alerter le shérif pendant<br />

qu'il partait repérer les lieux du présumé sinistre. Muni d'une lanterne, il marcha dans l'épaisse<br />

forêt jusqu'à une clairière où il découvrit un spectacle extraordinaire : un disque d'une dizaine<br />

de mètres de haut était là, en suspension, exhalant une forte odeur. Puis il perdit la mémoire.<br />

On le retrouva une demi heure plus tard, errant dans la forêt, les vêtements déchirés et la peau


ûlée. Le Capitaine Ruppelt, de l'US-Air Force, le rencontra afin de recueillir son témoignage<br />

et lui fit sentir des échantillons de gaz pour identifier l'odeur exhalée par l'ovni. Desvergers<br />

reconnut immédiatement l'ozone.<br />

Le bleu obscur de la nuit était soigneusement découpé par l'architecture séculaire de l'église<br />

Saint Sulpice. Ses deux clochers de pierre orangés se dressaient majestueusement vers la lune,<br />

sans pouvoir l'atteindre. Ses pieds massifs, séparés par des colonnes sculptées, marquaient le<br />

début de la place pavée. Je venais souvent sur ce banc, la nuit. Le bruit de la fontaine m'aidait à<br />

oublier la journée. Là, je pensais à l'église, à l'éventuel dieu qui l'habitait ou à la fontaine et ses<br />

milliards de molécules d'eau enfermées dans un circuit infernal. Plusieurs milliards sans doute,<br />

toutes condamnées au cycle éternel. Happées dans le bassin par les pompes, elles étaient<br />

aspirées dans la tuyauterie puis recrachées de la gueule des statues de pierre avec violence.<br />

Chacune attendait son tour pour un nouveau saut. "Prenez votre ticket !" criaient les<br />

molécules-contrôleuses à l'entrée des pompes pour décourager les tricheuses en quête<br />

d'émotions fortes. Certaines avaient probablement peur du saut et tentaient vainement de se<br />

raccrocher à la roche, polie par les trop nombreux passages. Et hop ! Deux mètres dans le<br />

vide, quelques secondes de chute et plouf, retour à la maison. C'était leur métro-boulot-dodo.<br />

Il fallait assurer la relève chaque jour et chaque nuit. Le seul espoir de quitter définitivement ce<br />

cycle était de profiter d'une rafale et de sauter le plus loin possible. Alors, les quelques<br />

molécules rebelles avaient des chances de tomber sur le visage d'une jeune fille de passage ou<br />

encore, d'attendre quelques heures sur les pavés que le soleil libérateur les aide à rejoindre les<br />

nuages. Et nous, qu'attendions-nous pour échapper à notre cycle infernal ? Quelle bourrasque<br />

pouvait nous envoler vers d'autres horizons, si ce n'est le vent de l'esprit ? Celui qui ne connaît<br />

pas les frontières.<br />

Le « Cyber-Café » était né quelques jours plus tôt. C'était l'un des premiers bars de Paris<br />

où l'on pouvait consommer de l'internet comme de la bière. "Je voudrais une heure de<br />

connexion s'il vous plaît". "30 francs, merci". La France était envahie par les mondes virtuels,<br />

mais l'endroit n'en restait pas moins chaleureux. Amas de coussins sur un divan, ambiance île<br />

des tropiques et concerts exotiques... Pour les initiés, tout se passait derrière les plantes, là où<br />

les câbles d'alimentation trahissaient la présence de l'espace cybernétique. Les ordinateurs<br />

dernier cri étaient dispersés sur des tables individuelles et les cybernautes se plongeaient corps<br />

et âmes dans des conversations avec l'autre bout du monde. Ceux qui se promenaient<br />

frénétiquement sur internet s'appelaient les « netsurfers » : cheveux longs et allure d'étudiants<br />

des plages, ils parlaient jeux de rôle ou réalité virtuelle.


En attendant Fabien, je décidai de me mêler discrètement à la cyber-population et<br />

d'interroger ma boîte à lettre depuis l'un des ordinateurs, une bière à la main. Après tout, on<br />

était mieux qu'au bureau.<br />

Depuis que j'étais « connecté », j'avais fait d'énormes progrès dans l'apprentissage de la<br />

langue de Shakespeare et de ses singularités. Par exemple, « You are stupid » pouvait signifier<br />

« Charles-Edouard, vous faites preuve de stupidité, surveillez-vous », tout comme « t'es<br />

vraiment un crétin ». Je commençais à saisir cette ambiguïté du « you » anglais et dans le<br />

dernier courrier électronique de Brenda, je n'arrivais plus à comprendre si elle me vouvoyait ou<br />

si elle me tutoyait. Dans la deuxième hypothèse, cela ressemblait à : "J'ai pensé à toi ce matin.<br />

Il fait un temps superbe, et San Francisco est vraiment une belle ville. Je te laisse parce que je<br />

dois me rendre à un anniversaire chez des amis. Je t'envoie cet après-midi un document qui<br />

pourrait t'intéresser. Brenda." Pendant une minute, le cyberspace m'avait emporté virtuellement<br />

sur la côte californienne, parcourant les routes inclinées de San Francisco. J'avais senti la douce<br />

brise marine venant du port où l'on apercevait l'île du pénitencier d'Alcatraz. Et pour la<br />

première fois, je venais de projeter un visage sur les six caractères du prénom Brenda. Elle était<br />

belle. Tout compte fait, je n'aurais pas aimé qu'elle s'appela Richard. Immédiatement, comme<br />

pour envoyer une partie de moi-même à San Francisco, je postai une réponse dans laquelle<br />

j'avais la ferme intention de la tutoyer : « Brenda, c'est un plaisir de recevoir des courriers de ta<br />

part. Ils ressemblent à de grandes bouffées d'air frais californien. Ici le ciel est bleu aussi, mais<br />

un petit peu plus pollué... Merci d'avance pour le document. »<br />

« Allo, ici la Terre, répondez ! » s'exclama Fabien en me tapant sur l'épaule pour me<br />

signaler son exceptionnelle ponctualité. « Ah, c'est toi... » répondis-je d'un ton si peu enjoué<br />

qu'il mima de nouveau son arrivée : « Bon, on la refait... ça tourne ». Fabien était le<br />

compagnon idéal pour les repas ennuyeux et les cocktails diplomatiques ; il était capable de<br />

réunir les pires ennemis dans un même fou rire. C'était grâce à son humour intarissable et<br />

décapant qu'il avait décroché son travail, sa fiancée et la photo de famille que sa belle-mère<br />

avait accroché dans sa cuisine. Finalement, la seule épreuve qu'il n'ait jamais véritablement<br />

surmonté était l'initiation à internet que j'avais tenté de lui infliger. C'était la raison pour<br />

laquelle il était là.<br />

- Alors, tu crois que ta bécane peut nous retrouver l'institut Monroe ?<br />

Bien entendu, elle le pouvait. La vitesse d'accès aux informations et la quantité d'ordinateurs<br />

connectés faisaient de ce réseau une véritable encyclopédie universelle. On pouvait y trouver le<br />

dernier discours du Président des Etats-Unis tout comme les photos de la comète Shoemaker-<br />

Levy qui avait violemment heurté Jupiter quelques jours plus tôt. Certains passaient des


journées entières à « surfer » sur le réseau en se connectant de serveur en serveur, du Sénégal<br />

aux Etats-Unis, de la Suisse à la Bolivie. D'autres préféraient les groupes de discussion, sorte<br />

de boîtes à lettres publiques où les gens postaient des messages accessibles à tous. En fonction<br />

des sujets, ces forums pouvaient attirer les plus géniaux ou les plus farfelus de la planète.<br />

Quelques-uns de ces forums étaient consacrés aux phénomènes étranges, vampires, ovnis,<br />

astrologie ou magie noire. L'un des groupes de discussions s'appelait « sorties hors du corps ».<br />

C'était un bon point de départ.<br />

La tête entre les mains, les coudes sur les genoux, Fabien suivait chacun des mouvements<br />

du curseur sur l'écran. Un peu comme l'aurait fait un chimpanzé devant les informations<br />

télévisées.<br />

- Explique-moi ce que tu fais, sinon je m'en vais et c'est toi qui paye les bières... s'exclama<br />

Fabien.<br />

- D'accord, d'accord... T'énerves pas ! Dans ce cadre affiché là, il y a les titres des cent<br />

derniers articles concernant les sorties hors du corps, postés depuis tous les pays du monde.<br />

- Ah oui, et « Fuck you all » c'est un article sur les sorties hors du corps ? demanda Fabien<br />

en pointant du doigt un titre pour le moins déplacé.<br />

- Je ne pense pas, mais internet donne à certain la possibilité de s'exprimer comme ils ne le<br />

feraient même pas chez eux. Après tout, c'est ça la liberté absolue : l'anarchie.<br />

- Là, là regarde ! C'est marqué "Monroe : IN MEMORIAM" !<br />

Fabien venait de remporter une grande victoire sur le cyberspace. Pour satisfaire son<br />

impatience et lui offrir son trophée, je cliquais sur le titre en question afin d'obtenir l'article<br />

complet.<br />

Il s'agissait d'un hommage rédigé par Darlene R. Miller, directrice des programmes de<br />

l'Institut Monroe. On y apprenait que Robert Allan Monroe avait quitté définitivement son<br />

corps à l'âge de 79 ans, suite à l'aggravation d'une pneumonie. En bas de l'article, Darlene<br />

Miller donnait l'adresse internet du serveur de l'Institut.<br />

- Bon, maintenant, nous allons nous rendre en Virginie.<br />

- Je ne peux pas, j'ai le vertige en avion.<br />

Quelques secondes de connexion avec un ordinateur situé de l'autre côté de la planète<br />

suffirent pour voir apparaître un magnifique paysage de vallons verdoyants flanqué d'un<br />

bâtiment de briques ocres.<br />

- On est déjà arrivé ? demanda Fabien.<br />

- On dirait que ça t'étonne !<br />

- Non, non, j'ai fermé les yeux pendant tout le voyage.


Dans un coin de l'écran, je cliquai sur la photo du vieux Bob Monroe pour faire apparaître<br />

une biographie.<br />

Monroe était un vieil homme aux yeux brillants. Sa fine moustache lui donnait une allure<br />

distinguée et ses rides étaient celles du bonheur. Depuis 1958, il avait abandonné ses activités<br />

de producteur de radio et de télévision pour se consacrer à la recherche sur les sorties hors du<br />

corps. Il avait entrepris l'exploration systématique des différents états de conscience que<br />

pouvait traverser le cerveau. Il suffisait de voir les millions de dollars investis par Monroe en<br />

matériel de haute technologie pour saisir l'intérêt qu'il portait à son étrange expérience. Il avait<br />

commencé par enregistrer son cerveau lors de ses propres voyages extra-corporels. Le rythme<br />

cérébral obtenu était caractérisé par des ondes de basse fréquence, comme dans les états<br />

méditatifs. Ensuite, il s'était demandé comment induire ce rythme par un procédé artificiel.<br />

Rien de plus simple : depuis quelques années, on évitait l'implantation régulière des arbres au<br />

bord des routes car on avait constaté qu'elle causait l'endormissement de certains conducteurs.<br />

En effet, à une vitesse particulière, les rayons lumineux du soleil entrecoupés par les arbres<br />

jouaient le rôle d'un véritable stroboscope réglé sur la fréquence des ondes cérébrales du<br />

sommeil. Soumis à ce stimulus, le cerveau se mettait à fonctionner sur le même mode et<br />

s'endormait. Ainsi, Monroe n'avait qu'à stimuler son cerveau à la fréquence qu'il avait<br />

enregistrée auparavant et s'envoler vers d'autres cieux. C'est ce qu'il avait fait et ça marchait.<br />

- Avec son système, il aurait peut-être pu voler le corps d'un type plus jeune avant de<br />

trépasser. De corps en corps, il aurait eu la vie éternelle ! suggéra Fabien tout en lisant la<br />

biographie.<br />

- C'est peut-être ce qu'il a fait...<br />

- En tout cas, ça a dû lui coûter cher de s'envoyer en l'air !<br />

- Ouais, mais il connaît le véritable septième ciel.<br />

Bob Monroe racontait qu'il existait plusieurs espaces de « l'autre côté ». Ces dimensions<br />

correspondaient chacune à l'un de nos corps subtils, car selon lui, nous étions des sortes de<br />

poupées de Gigogne composées de corps imbriqués. Le physique en contenait un second,<br />

nommé l'astral. Pour voyager dans la première dimension, il fallait déshabiller le corps astral du<br />

physique, puis, pour aller dans la suivante, nous devions cette fois quitter momentanément le<br />

corps astral, et ainsi de suite, jusqu'à la « septième dimension ». Après tout, pourquoi pas ?<br />

- Et nos morts, ils habitent dans l'astral ? questionna Fabien.<br />

- Il faudrait lui demander, il est doublement bien placé pour y répondre.<br />

- Oui, mais pas pour qu'on l'entende...<br />

Monroe n'était pas le premier à avoir exploré le monde astral. En 1927, le célèbre aviateur<br />

Lindbergh racontait une expérience de sortie hors du corps. C'était au cours de la 22ème heure


de vol de sa traversée de l'Atlantique, alors qu'il luttait péniblement contre le sommeil. Il s'était<br />

soudain dégagé de son enveloppe corporelle et s'était mis à flotter dans le cockpit, puis à<br />

travers le fuselage, comme si la matière n'avait plus de consistance. Ce second corps<br />

impalpable dans lequel il s'était évadé était aussi le kâ des égyptiens, le wardger des<br />

norvégiens, le doppelganger des allemands ou le taslach des écossais. Toutes les traditions en<br />

parlaient mais nous, nous l'avions oublié.<br />

Fabien paya les bières, satisfait de la rentabilité de son incursion dans le Cyberspace :<br />

- Je n'ai même pas été malade dans l'avion, et le tour du monde en 80 minutes à coûté à<br />

peine cent francs boissons comprises !<br />

- Tu veux dire le tour DES mondes...<br />

Il était presque treize heures lorsque nous arrivâmes au bureau. De son côté de la planète,<br />

Brenda s'était sans doute abandonnée aux bras de Morphée. Je l'imaginais sous une grande<br />

couette blanche et moelleuse, dans un appartement moderne dont la baie vitrée donnait sur la<br />

ville endormie. Je la voyais bercée par le lointain murmure des vagues, là bas, devant le port de<br />

San Francisco.<br />

Le soleil, quant à lui, il était bel et bien de notre côté de la planète. Cette satanée boule de<br />

feu envoyait tellement de reflets sur mon écran d'ordinateur que je dus lui barrer la route par<br />

une montagne de livres. Brenda avait certainement posté le document et je brûlais de le lire.<br />

- Tu deviens fou avec ton « internet »... lança ma rédactrice en chef qui m'avait vu<br />

construire mon pare-soleil littéraire.<br />

- Mais non. C'est génial, on peut communiquer avec les Etats-Unis pour le prix des<br />

cacahuètes, répondis-je, pensant avoir trouvé un argument qui allait clore la conversation.<br />

- Peut-être, mais en attendant, tu écris plus pour les Etats-Unis que pour nous.<br />

- Je l'ai !!<br />

Je venais de recevoir le document et mon enthousiasme m'avait bruyamment échappé.<br />

- Tu me diras tout de même ce que tu as, à part un poil dans la main, dit-elle agressive.<br />

Je l'ignorai et entamai la lecture du fichier.<br />

Quelques mois auparavant, un psychiatre de la Prestigieuse Université de Harvard, le<br />

Docteur John Mack, avait écrit un livre intitulé "Abductions". Sa profession l'avait amené à<br />

rencontrer un grand nombre de personnes, prétendument enlevées par des extra-terrestres. Il<br />

s'était jeté à corps perdu dans l'étude de ces cas et avait rendu compte de ses résultats dans son<br />

ouvrage. Pour lui, ces gens n'étaient pas fous. Comme on pouvait s'y attendre, les grands<br />

pontes septuagénaires de Harvard n'avaient pas véritablement apprécié que leur institution


espectée fusse mêlée à ce genre de recherche. Un comité s'était donc réuni pour décider du<br />

sort du Dr Mack. Le document que je lisais était la copie d'un courrier adressé au président de<br />

ce comité par le Docteur Bruce Cornet pour soutenir son ami Mack. Le Dr Cornet<br />

commençait par un étalage impressionnant de diplômes et de références à des publications :<br />

docteur en géologie de l'Université de Pennsylvanie, il avait passé un post-doctorat de géologie<br />

et de paléobotanique à l'Observatoire de la Terre de Lamont-Doherty. Là, il avait travaillé avec<br />

le célèbre Paul E. Olsen, l'un des experts les plus réputés de l'évolution des dinosaures. Il était<br />

également Président d'une compagnie pétrolière, la Geminoil. Jusqu'à présent, rien d'anormal.<br />

Ensuite, cet homme dont on pouvait penser qu'il était sain d'esprit commençait à raconter<br />

d'étranges histoires : « En ce qui concerne le problème de l'intelligence extra-terrestre, écrivait-<br />

il, ma position, en tant qu'universitaire et professionnel, est que je possède suffisamment de<br />

données physiques, géophysiques et photographiques, collectées par moi-même durant les<br />

deux ans et demi que j'ai consacrés à la recherche ufologique, pour soutenir l'hypothèse selon<br />

laquelle cette planète est actuellement habitée par plusieurs espèces humanoïdes intelligentes,<br />

possédant une technologie en avance de plusieurs milliers d'années sur nous. » Prenez ça dans<br />

les dents ! Plus loin, il ajoutait avoir été témoin de nombreux passages d'ovni et affirmait avoir<br />

communiqué avec cette intelligence. Ben voyons ! Pas de soucis de langage, tout se pratiquait<br />

par transmission de pensées ! Ces êtres possédaient même une technologie permettant le<br />

contrôle de l'esprit à distance. En lisant ce passage, je me sentis beaucoup plus proche de mes<br />

racines néanderthaliennes que des envahisseurs. Bruce Cornet ajoutait : « Mon succès dans<br />

l'obtention de ces données fait partie d'un plan délibéré des non-humains, échelonné sur une<br />

grande période, afin d'éduquer progressivement l'humanité sans causer de dommages<br />

irrémédiables à ses religions, ses institutions, et sa structure socio-économique. »<br />

J'imaginais la tête enjouée des ennemis de John Mack lorsqu'ils avaient reçu cette lettre.<br />

Bruce Cornet n'avait sans doute pas trouvé la meilleure façon de défendre son ami et de toute<br />

évidence, personne ne l'inviterait à démontrer l'existence des non-humains à Harvard. Mais s'il<br />

avait raison ? Si des races extra-terrestres avaient placé des indices de leur présence dans notre<br />

histoire, pour dévoiler progressivement leur existence ? Quel serait donc leur intérêt ?<br />

- Alors, Qu'est-ce que tu as reçu ? demanda ma rédactrice en chef.<br />

- Oh ! Rien...<br />

La foule se bousculait à l'entrée du métro. J'avançais tel un mouton pour atteindre la<br />

direction « Porte de Clignancourt ». La plupart des gens étaient hagards, blêmes et méfiants<br />

comme le sont toujours les parisiens dans le métro. Les regards ne se croisaient pas de peur<br />

d'avoir des choses à se dire. A ma droite, un dame tenait son bébé dans ses bras tandis que sa


fille jouait avec une poupée démembrée sur le siège d'en face. A ma gauche, un homme lisait<br />

son journal. A chaque page qu'il tournait, il vérifiait que son bras ne touchait pas ses voisins.<br />

Le métro filait en faisant vaciller les infortunés qui n'avaient pas trouvé de place assise. La fille<br />

à la poupée se mit à jouer avec les cheveux d'un jeune homme assis derrière elle. Il se retourna<br />

violemment pour voir la main qui lui chatouillaient la nuque. La fille eut peur et pleura.<br />

Exaspérée, la mère lui ordonna de se taire et le bébé se réveilla en grognant. Mon voisin me<br />

toucha avec son journal. Il me fit un sourire confus en s'excusant de sa maladresse. Je le<br />

rassurai : « Ce n'est rien ». Je fermai les yeux et pensai à Brenda.<br />

La sonnerie du réveil m'arracha brutalement à un monde où je savais voler. Je tâtonnai dans<br />

l'obscurité pour trouver le bouton qui allait me délivrer de la souffrance stridente quotidienne<br />

et tentai de me raccrocher au rêve de Peter Pan qui s'évanouissait déjà dans l'oubli.<br />

Chaque matin, c'était pareil. Le passage du rêve à la réalité était douloureux et malgré mes<br />

efforts, j'oubliais tout. Parfois, je rapportais des bribes de souvenirs du pays imaginaire, mais<br />

elles me paraissaient absurdes et incohérentes. Sous la douche, en fermant les yeux pour me<br />

protéger de l'eau chaude, il m'arrivait de revoir soudainement des scènes complètes de mes<br />

songes. Dès que j'ouvrais les yeux, ils s'évanouissaient à nouveau.<br />

Ensuite, j'arrivais au lavabo où j'observais chaque jour les gouttes d'eau se former à<br />

l'extrémité du robinet et céder à l'attraction gravitationnelle. Parfois, je les encourageais à<br />

résister le plus longtemps possible, mais leur poids les emportait immanquablement. Un jour, je<br />

m'étais demandé pourquoi les gouttes n'étaient soumises à la gravité qu'à partir d'une certaine<br />

masse. Au départ, elles étaient petites, puis elles grossissaient en se bombant, comme si les<br />

molécules d'eau s'accrochaient pour ne pas tomber. Puis, d'autres molécules s'agglutinaient<br />

jusqu'à ce que le système soit déséquilibré et que leurs petits muscles soient à bout de force. La<br />

goutte s'écrasait alors au fond du lavabo. Pourquoi donc les molécules refusaient-elles de<br />

tomber ? J'avais posé la question à Fabien. Il m'avait répondu que la chute était payante et qu'il<br />

y avait des tarifs de groupe. J'avais posé la même question à Eric : pour lui, les molécules d'eau<br />

avaient évidemment le vertige.<br />

Fabien avait pour consigne de mettre sa plus belle veste. Il l'avait fait. Lorsqu'il arriva près<br />

du manège, entre la tour et la gare Montparnasse, il jeta un coup d'oeil autour de lui puis<br />

rangea ses mains dans ses poches pour affronter une longue attente dans le froid. De toute<br />

évidence, il ne m'avait pas reconnu ; sa myopie l'empêchait de reconnaître qui que ce soit à plus<br />

de trente mètres.


Ma rédactrice en chef m'avait reproché de ne pas avancer dans mon article sur les abductés.<br />

Par esprit de contradiction, j'avais donc décidé de travailler en priorité sur l'autre papier :<br />

l'apocalypse. L'idée m'était venue de faire un sondage sur la réaction des gens à l'approche<br />

imminente de la fin du monde. C'est la raison pour laquelle j'avais demandé à Fabien sa<br />

collaboration.<br />

- Salut Fabien !<br />

- T'étais où ? demanda-t-il, surpris de me voir arriver de nulle part.<br />

- A trente et un mètre d'ici.<br />

- Où ça ?<br />

- Non rien, c'est une plaisanterie entre tes lunettes et moi.<br />

- Bon, on attaque ?<br />

Fabien était prêt à aborder toutes les jeunes filles correspondant à son idéal féminin. Tant<br />

pis pour l'échantillon représentatif ! Le ciel bleu printanier rendait son enthousiasme<br />

contagieux.<br />

- Excusez-moi, si la fin du monde était demain, que feriez-vous ? demanda-t-il à une jolie<br />

brune en jupe longue.<br />

- Je vous sauterais dessus, et on ferait l'amour jusqu'à la fin.<br />

- Eh bien, justement, la fin du monde, c'est demain !<br />

- Ah oui ? Mais demain je suis occupée, dit-elle en s'éloignant avec un sourire angélique.<br />

Pendant ce temps, je prenais les photos des personnes interrogées, et négociais les<br />

autorisations de diffusion dans la revue.<br />

« Je dépenserais tout ce qui me reste sur mon compte épargne » répondit un jeune homme<br />

pressé de rejoindre son travail. Fabien me lança un sourire complice en voyant s'éloigner le<br />

jeune cadre dynamique, sa mallette à la main : « Si j'avais un compte épargne, je n'en aurais<br />

déjà plus. D'ailleurs je n'en ai jamais eu... » bougonna-t-il.<br />

- Excusez-moi madame...<br />

- Non je n'ai pas le temps.<br />

- Justement, si vous n'aviez plus le temps...<br />

La vieille dame grincheuse avait déjà disparu dans la foule, s'engouffrant dans la bouche du<br />

métro.<br />

Fabien me donna un coup de coude discret pour me signaler l'arrivée d'une proie<br />

intéressante. C'était un vieil homme à la moustache recourbée, s'appuyant sur sa canne pour<br />

descendre les dernières marches du centre commercial.<br />

- Bonjour monsieur, excusez-moi, pourriez-vous répondre à une question s'il vous plaît ?<br />

- Allez-y mon brave, répondit le vieil homme en tirant une bouffée de sa pipe.


- Si la fin du monde était demain, que feriez-vous aujourd'hui ?<br />

- Eh bien, d'une part, je ne suis pas tout à fait certain que la fin du monde ne soit pas<br />

demain. D'autre part, ça ne changerait rien à ma vie. Voyez-vous, j'ai vécu chaque jour comme<br />

si c'était le dernier, et de toute mon existence, je n'ai jamais rien eu à regretter.<br />

La prolifération des librairies ésotériques où se mélangeaient cristaux, encens, pendules et<br />

vieux grimoires, montrait que le vieil homme n'avait pas tort. La fin du monde était proche.<br />

Tout au moins la fin d'un monde. Les gens s'orientaient vers une nouvelle spiritualité que rien<br />

ne canalisait, sauf quelques gourous en mal d'argent, de sexe et de pouvoir. Les églises étaient<br />

désertées mais la bonne parole était prêchée par tous. On ne se rappelait plus des prières, alors<br />

on les inventait. Les nouveaux dieux se vendaient à prix d'or dans des stages New Age.<br />

« Visualisation créatrice », « pensée positive », « méditation transcendentale »... Nous arrivions<br />

à la fin d'un cycle, d'un siècle et même d'un millénnaire. Le Millénarisme, c'était le nom donné à<br />

cette angoisse de l'an 2000, mise à profit par les requins aux dents acérés. Celle-là même qui<br />

avait frappé l'Occident mille ans auparavant. Au fond, nous avions tous à l'esprit les grandes<br />

prophéties de la fin des temps. « Pierres, ciel, feux faire la mer pierreuse » nous avait dit<br />

Nostradamus.<br />

Du haut des 54 étages de la tour Montparnasse, l'assemblage de poutres métalliques de la<br />

tour Eiffel ressemblait à un château d'allumettes. Derrière les baies vitrées du bar, le bruit de la<br />

ville devenait un doux murmure. En bas, les piétons déambulaient frénétiquement dans la ville<br />

comme des fourmis dans leur nid. Après avoir interrogé une vingtaine de personnes, nous<br />

étions venus siroter un cocktail pour arroser la victoire remportée sur notre fainéantise.<br />

J'aimais ce lieu, tout comme j'aimais les Baux-de-Provence ou les monts d'Auvergne. L'altitude<br />

obligeait l'oeil à se détacher du monde et l'esprit de ses contraintes matérielles. Un jour, un<br />

homme particulièrement malchanceux à qui l'on demandait comment il supportait ses<br />

mésaventures avait répondu : « C'est petit, vu de la Lune ». J'avais la même philosophie.<br />

- Dis-moi, pourquoi as-tu toujours travaillé dans le paranormal ? me demanda Fabien, les<br />

sourcils froncés pour marquer son interrogation.<br />

- Je n'ai pas fait que ça dans ma vie, répondis-je d'un ton peu convaincant.<br />

- Allez, entre nous, tu peux bien me le dire !<br />

- Eh bien, j'en parlais encore avec moi-même il y a peu de temps. J'en suis arrivé à la<br />

conclusion unanime que je ne savais pas. Et toi, pourquoi tu ne peux pas t'empêcher de sortir<br />

soixante blagues à la minute par rafale de trois ?


- C'est parce que je ne sais rien faire d'autre.<br />

- Moi non plus, je ne sais rien faire d'autre.<br />

Fabien ne semblait pas satisfait de ma démonstration. De sa main droite, il agitait une paille<br />

dans son verre en regardant tourner la rondelle de citron, pendant que je vidais la soucoupe de<br />

pistaches.<br />

- Tiens par exemple, t'y crois aux extra-terrestres ?<br />

- Je ne sais pas. Il y a des jours où j'en suis persuadé et d'autres où je pourrais te démontrer<br />

qu'ils n'existent pas. Je pense que ça dépend de la météo.<br />

pulpe.<br />

- Et aujourd'hui t'y crois ?<br />

Je ne voyais pas où Fabien voulait en venir. Sa rondelle de citron commençait à perdre sa<br />

- Oui aujourd'hui j'y crois. Il fait beau.<br />

- Et Dieu t'y crois ? lança Fabien.<br />

- Non. S'il existait, il n'aurait jamais mis de coquilles autour des pistaches.<br />

- Et sérieusement ?<br />

- Je pense que s'il existait et s'il était omnipotent comme on le prétend, il serait capable de<br />

créer une pierre si lourde qu'il ne pourrait pas la porter !<br />

- Mais non ! Il pourrait la porter puisqu'il peut tout faire ! répliqua Fabien.<br />

- Justement, il y a un paradoxe ! Donc, Dieu n'est pas capable de faire cette pierre alors que<br />

nous pauvres humains, nous en sommes capables ! Nous savons donc faire des choses que<br />

Dieu ne sait pas faire ! Voilà tout, répondis-je.<br />

- Et les pelleteuses sont des inventions humaines pour rendre l'homme divin !<br />

Fabien lâcha sa paille, vida son verre d'un trait et entama un monologue : « Bien moi je vais<br />

te dire une chose : tes extra-terrestres, ils existent. Quand j'étais pas plus grand qu'Eric, on<br />

était en vacances au Portugal, en 74 ou 75. Un soir, alors qu'on regardait les étoiles filantes sur<br />

la plage, un énorme objet est passé devant nous. On aurait dit un cigare cubain de cent mètres<br />

de long, avec des hublots en prime. Il est resté là, sans bouger, en silence. On n'en revenait pas.<br />

Ma mère était muette et mon père ressemblait à un gosse de mon âge, la tête en l'air et la<br />

bouche ouverte en attendant qu'ET débarque. Moi, je ne la ramenais pas. J'avais une peur<br />

bleue. Au bout de quelques minutes, il est parti à une vitesse folle et on ne l'a jamais revu. »<br />

Il saisit son verre et but la dernière goutte pendant que je commandai deux autres cocktails.<br />

Enervé, je regardai Fabien droit dans les yeux : « Eh bien maintenant, c'est moi qui ait quelque<br />

chose à te dire. Pour répondre à ta question, je fais ce métier parce que des gens comme toi, il<br />

y en a cinquante huit millions en France. Ils ont tous vécu quelque chose de bizarre dans leur<br />

vie. Leur grand-mère décédée qui vient leur mordre les orteils, la tante Manou qui sait lire


l'avenir dans le fond de sa tasse de café, le petit frère qui a visité le paradis après son accident<br />

de mobylette ou le tonton Fabien qui a parlé aux martiens. Mais tant que ces gens-là ne<br />

croiront qu'à leur propre histoire et se moqueront de celle des voisins, on ne comprendra pas<br />

un mot de ce qu'il y a derrière tout ça. Et pour finir, je n'ai pas l'intention de payer deux<br />

cocktails à cinquante balles à chaque témoin pour qu'il me raconte sa vie. La prochaine fois,<br />

n'attends pas d'être bourré pour oser raconter tes histoires. »<br />

Plus nous approchions du bureau, plus j'avais hâte d'être connecté sur internet pour<br />

consulter ma boîte à lettres électronique. Fabien me fit remarquer que j'accélérais le pas.<br />

« Normal ! On est en pente » répondis-je sans même tourner la tête. J'avais l'impression de me<br />

rendre à l'aéroport pour prendre le premier avion en direction des Etats-Unis. A chaque pas,<br />

mon esprit s'éloignait du bureau et s'envolait vers la Californie. Internet avait aboli les<br />

frontières et Brenda, cet être virtuel rencontré au coin d'une rue cybernétique, commençait à<br />

me manquer. Les sentiments étaient-ils numérisables ? Etaient-ils transportables dans des<br />

câbles sous-marins ? Je ne l'avais jamais vue, je ne lui avais jamais parlé et je ne savais même<br />

pas quel âge elle avait !<br />

Nous entrâmes dans les bureaux. Fabien offrit quelques minutes à chacun de ses collègues<br />

pour raconter les anecdotes de la matinée, pendant que je montais les marches quatre à quatre.<br />

« Bonjour tout le monde » lançai-je dans la salle de rédaction pour m'acquitter des contraintes<br />

sociales.<br />

- Tout s'est-il bien passé ? demanda la rédac'chef en espérant sans doute engager la<br />

conversation.<br />

- Impeccable.<br />

Pendant ce temps, mon ordinateur chargeait les courriers électroniques reçus au cours des<br />

dernières 24 heures. Parmi ceux-ci, je reconnus immédiatement celui qui provenait de l'ISAAC.<br />

« Je dois t'avouer que c'est toujours une joie de t'entendre ! Maintenant, je regarde chaque<br />

jour ma boîte à lettre électronique pour voir si j'ai un message de toi. J'ai vu ta photo dans les<br />

revues que tu m'as envoyées. Tu as l'air charmant avec ces yeux bleus, clairs et radieux. Je te<br />

joins un document sur Disney et les abductés. Je t'embrasse. Brenda. :^) »<br />

« :^) » était un code. Sur Internet, on appelait cela un smiley. Lorsqu'on le redressait, cela<br />

dessinait deux yeux, un petit nez pointu et une bouche. C'était une sorte de sourire<br />

électronique que l'on devait aux informaticiens à l'imagination fertile. En tout cas, cette fois j'en<br />

étais sûr, elle n'était pas indifférente.<br />

Le second document envoyé par Brenda annonçait la naissance d'une nouvelle attraction au<br />

Disneyland d'Orlando, en Floride. Elle était consacrée aux rencontres avec des extra-terrestres.


Pour faire la promotion de ce "New Tomorrowland", Disney avait co-produit une émission<br />

spéciale sur le vaste problème extra-terrestre. Le fichier que je venais de recevoir était une<br />

transcription intégrale de tous les commentaires de l'émission. Michael Eisner, patron de la<br />

société Walt Disney - l'un des hommes les mieux payés au monde -, y faisait une intervention :<br />

« Dans une installation militaire top secrète, quelque-part aux Etats-Unis, certains pensent que<br />

le gouvernement cache les débris d'une soucoupe mystérieusement écrasée sur Terre. Avec la<br />

recrudescence des observations d'ovnis et des preuves scientifiques de rencontres avec les<br />

extra-terrestres, l'idée de la présence sur Terre de créatures d'une autre planète pourrait bien ne<br />

pas être aussi ridicule qu'on le pensait auparavant. D'ailleurs, l'un de vous, là, de l'autre côté de<br />

cet écran, pourrait bien être le prochain abducté... ».<br />

- J'ai reçu un document très intéressant sur l'implication de Disney dans le domaine des<br />

abductions ! dis-je fièrement à ma rédactrice en chef, tout en continuant à lire la vingtaine de<br />

feuilles que j'avais en main.<br />

- Ah oui ? Mickey s'est fait enlevé et Picsou refuse de payer la rançon, intervint Fabien.<br />

- Non, mais Jimmy Carter a vu un ovni en 1969 alors qu'il était encore gouverneur en<br />

Georgie.<br />

- Je ne vois pas le rapport avec Disney, répliqua ma rédactrice en chef.<br />

- Normal, il n'y en a pas. En revanche je te cite un passage d'un documentaire américain<br />

produit par Disney pour faire la publicité d'une nouvelle attraction : "Les statistiques indiquent<br />

que vous avez plus de chance d'avoir une expérience de contact avec des extra-terrestres dans<br />

les cinq prochaines années que de gagner à la loterie nationale. Mais comment se préparer à un<br />

tel événement ? Ici, dans le New Tomorrowland de Disney World, des scientifiques et les<br />

ingénieurs de Disney ont donné vie à un scénario possible qui pourrait aider le public à se<br />

préparer à son inévitable contact avec les extra-terrestres."<br />

Tout en lisant à voix haute ce rapport, je ressentais une sorte d'euphorie envahir mon corps,<br />

comme un élan d'enthousiasme transportant dans mes veines une irrésistible envie de pouffer<br />

de rire. Cette impression, je l'avais déjà eue à la lecture de certains ouvrages. C'était une<br />

sensation viscérale, une sorte de résonance parfaite avec le fond de mon âme. A chaque ligne,<br />

j'aurais pu deviner la suivante, comme si toutes les cellules de mon être voulaient manifester<br />

leur accord parfait avec les mots. « Jonathan Linvingston le Goéland » de Richard Bach,<br />

« L'alchimiste » de Paulo Coelho ou des films comme « La Guerre des étoiles » de Georges<br />

Lucas ou « Always » de Steven Spielberg avaient produit ce même effet. Ces oeuvres<br />

touchaient à des questions universelles et leur succès n'était que l'effet d'une résonance<br />

naturelle. Quelques lignes suffisaient à créer cette euphorie étrange qui nous sert de lanterne<br />

dans l'obscurité de notre insoutenable ignorance. Quelques mots pour nous rappeler qu'au fond


de nos entrailles, nous savons. Quelques lettres pour décrire la Vérité gravée sur les murs de<br />

nôtre âme. Mais quelle Vérité ?<br />

Ce que je ne savais pas encore, c'est qu'une autre personne avait précisément les mêmes<br />

sensations, de l'autre côté de la planète.


II<br />

Le cerveau planétaire<br />

"Songeons, par exemple, à une colonie de termites, organisme constitué d'insectes individuels, eux-<br />

mêmes organismes formés d'organes formés de tissus formés de cellules formées de systèmes<br />

subcellulaires organisés formés de molécules formées d'atomes formés d'électrons et de noyaux<br />

formés de particules nucléaires. On rencontre, à chaque niveau, des touts organisés, formés de<br />

parties qui sont elles-mêmes des touts organisés. Et à chaque niveau, le tout est plus grand que la<br />

somme des parties ; il possède une intégrité irréductible."<br />

Rupert Sheldrake, La mémoire de l'univers, 1987


II<br />

Le cerveau planétaire<br />

La librairie était noire de monde. Les gens se bousculaient pour atteindre la petite table du<br />

fond où Anne et Daniel Meurois-Givaudan signaient leur dernier ouvrage. A l'entrée, autour<br />

d'un petit buffet de jus de fruits et de gâteaux bio, quelques dames d'âge mûr échangeaient<br />

leurs impressions sur les derniers stages de respiration holotropique. « J'ai ouvert mon<br />

septième chakra et là, j'ai vraiment senti que j'accédais à une autre dimension de mon être. Ils<br />

pourraient mettre plus de gâteaux, avec le nombre de livres qu'on leur achète ». Près de la<br />

caisse, un vieil homme vêtu d'une veste trop courte faisait une démonstration de pendule :<br />

« Ici, tu vois, il y a une noeud tellurique. C'est ici que se croisent les rayons Hartmann. Fais<br />

voir tes mains ». Un jeune crédule mis ses paumes vers le ciel, les yeux écarquillés, et le<br />

radiesthésiste approcha son pendule. L'objet se mit à valser de droite à gauche sous l'impulsion<br />

de son poignet : « Ah oui, tu vois, t'as quelque chose, toi. Tu peux guérir avec tes mains ». La<br />

patrone, habituée à quelques clients par jour, était assaillie de questions : « Est-ce que vous<br />

auriez de l'encens à la vanille ? Parce que vous savez, moi, je ne peux méditer qu'avec celui-là<br />

pour être vraiment en résonance avec moi-même. » La patrone n'en avait plus. Elle lui proposa<br />

l'encens parfum santal, celui qui vient d'Inde. « Ah ! Il vient d'Inde... Alors mettez-en deux, s'il<br />

vous plaît ».<br />

De son côté, Fabien tentait vainement d'accéder aux deux écrivains pour négocier une<br />

entrevue à propos de leurs sorties hors du corps. Il savait que les Meurois-Givaudan étaient<br />

très populaires et quelques lecteurs de plus pouvaient garantir la survie de notre magazine.<br />

« Je pense que je vais faire un petit avion avec ma carte de visite et tenter de passer au-<br />

dessus du troupeau... », dit-il d'un ton desespéré.<br />

La librairie était au pied de mon immeuble. Quelques jours auparavant, j'avais vu les affiches<br />

annonçant la venue des Meurois-Givaudan et je m'étais empressé d'avertir Fabien. Jamais je<br />

n'aurais pensé qu'autant de monde se précipiterait pour une simple dédicace.<br />

- Ils racontent quoi dans leur bouquin ? me demanda Fabien.<br />

- En gros, qu'il ne faut pas s'attacher aux choses matérielles, comme une voiture, un billet de<br />

banque ou un autographe.<br />

- Ah, je crois qu'on ne va pas s'entendre. J'adore ma voiture, mes billets de banque, ma<br />

femme et ma signature.


Quelques années plus tôt, Anne et Daniel Meurois-Givaudan avaient écrit un livre qui avait<br />

fait leur succès : « Terre d'Emeraude, Témoignages d'outre-corps ». Comme beaucoup<br />

d'autres, cet ouvrage m'était tombé dans les mains par hasard. Je l'avais dévoré en quelques<br />

heures. L'histoire était folle mais j'y croyais. Peut-être parce que les mots semblaient sincères<br />

ou bien parce qu'au fond, je savais que c'était possible. Le couple Meurois-Givaudan racontait<br />

comment ils avaient vécu leurs premières sorties hors du corps, lorsqu'ils étaient étudiants. Au<br />

départ, ils ne contrôlaient pas du tout cet état et leur double astral se dirigeait difficilement,<br />

comme le font les bébés lors de leurs premiers pas. Mais au fil du temps, ils avaient appris les<br />

lois de cet espace où l'esprit est roi. Lors d'une excursion dans l'outre-monde, ils avaient fait la<br />

rencontre d'un "guide lumineux", une sorte de personnage magnifique dont les intentions<br />

étaient de toute évidence bienveillantes. En compagnie de cet ange, les époux s'étaient<br />

retrouvés projetés dans un maelström de lumière où l'espace entier défilait à une vitesse<br />

vertigineuse. De l'autre côté de ce tunnel, un nouvel univers s'ouvrait, peuplé d'âmes<br />

désincarnées irradiant amour, bonheur et bien-être. Le paradis. L'ange avait alors entamé une<br />

visite guidée sur fond de prairie verte, immense et lumineuse. « Ici, ce sont des gens morts. Ils<br />

n'ont toujours pas compris où ils étaient. Ils se fabriquent un monde d'illusions, un peu comme<br />

s'ils étaient enfermés dans leurs propres rêves. Nous ne pourrons les sortir de là que lorsqu'ils<br />

auront compris d'eux-mêmes. Là, des âmes se préparent pour leur prochaine incarnation. Elles<br />

s'apprêtent à oublier ce monde, l'espace d'une nouvelle vie ». Les Meurois-Givaudan étaient<br />

ensuite arrivés dans un lieu où se mélangeaient rêve et technologie. Il y avait bel et bien des<br />

machines, des sortes d'engins volants. Intrigués, ils avaient questionné leur guide. « Des êtres<br />

provenant d'autres mondes visitent et étudient votre planète chaque jour depuis des siècles, des<br />

millénaires et plus encore. Si vos semblables les remarquent davantage depuis quelques années,<br />

c'est qu'une grave transformation va se produire sur Terre dans un très proche avenir. »<br />

- Eh oh ! Réveille-toi ! Je ferais une interview par téléphone plus tard, me souffla Fabien à<br />

l'oreille alors que je m'étais égaré dans mes pensées.<br />

- Je crois que je viens de comprendre quelque chose à propos des ovnis.<br />

- En voyant tous ces allumés ? demanda Fabien.<br />

- Non, en le devenant moi-même.<br />

« Est-ce facile pour toi de parler ou d'écrire en anglais ? Jusqu'à quel point devrai-je<br />

apprendre le français si l'on devait un jour se rencontrer dans la réalité ? J'imagine que tu<br />

aimerais parfois exprimer certaines nuances en français. Je voudrais que tu me parles de ta


grande passion pour le paranormal. Quelle est ta vision de l'avenir, pour ton travail et pour ta<br />

vie ?<br />

Cet été, je vais peut-être me rendre en Allemagne pour mettre en place le bureau européen<br />

de notre institut. Je pourrais éventuellement passer par Paris. Tu sais, depuis que je te connais,<br />

je suis surprise par mes propres sentiments. Ne trouves-tu pas le cyberspace étonnant ? Je n'ai<br />

pas eu de courrier de ta part pendant 24 heures et tu me manques déjà. Si l'on devait s'envoyer<br />

des courriers par la poste, il faudrait attendre des semaines avant d'avoir une réponse ! Le<br />

cyberspace est vraiment une nouvelle dimension ; il transcende l'espace-temps. Mais, il permet<br />

surtout de se connecter à l'essence de l'autre comme je ne l'aurais jamais imaginé. Dans le 3D-<br />

space - la réalité à trois dimensions -, on regarde les gens par des filtres. On porte des<br />

jugements. On se fait des opinions sur les apparences. Alors que là, tout est dénué de forme, il<br />

n'y a que du sens. Bon, j'ai des tonnes de choses à faire, mais je voulais juste passer quelques<br />

instants avec toi. Je t'embrasse. Brenda. »<br />

J'étais immobile face à l'écran, inerte. Elle venait effectivement de toucher mon essence.<br />

Mon âme. Mon coeur battait comme avant le premier baiser. Je venais de recevoir de la pensée<br />

pure, à peine trahie par des mots. Mon cerveau travaillait entièrement à la digérer, sans être<br />

distrait par l'analyse d'un visage, d'un sourire, d'une ride ou d'un regard. La force de l'émotion<br />

qui en découlait en était décuplée. Face à un écran d'ordinateur, j'étais amoureux.<br />

Le patron du magazine nous appelait rarement dans son bureau et lorsqu'il le faisait, c'était<br />

pour de graves problèmes. La dernière fois, il nous avait convoqué pour nous sermonner sur la<br />

qualité de nos articles. Les ventes baissaient et bien entendu, nous en étions obligatoirement les<br />

responsables. Je descendais les marches en appréhendant l'entretien. Il m'avait convoqué. Seul.<br />

- Assieds-toi.<br />

Je pris l'un des fauteuils placés en face de son bureau et m'installai calmement.<br />

- Bon. Les ventes continuent à baisser.<br />

- Ah bon ?<br />

- Tu veux un whisky ?<br />

J'acceptai volontiers. Cela m'aiderait probablement à passer ce dur moment. Le patron<br />

attrapa une bouteille neuve, cachée derrière une pile de livres et me tendit un verre. Dès la<br />

première gorgée, je sentis mes nerfs se décharger de leur stress, prêts à affronter le pire. Il<br />

aimait ménager le suspense et exerçait ce talent à merveille dans ses livres ou à la radio. Mais<br />

là, c'était trop.<br />

- Et puisque les ventes baissent, il faut qu'on fasse un coup. J'ai reçu une dépêche annonçant<br />

que la CIA allait publier un rapport sur leur projet Stargate pour lequel ils ont embauché des


mediums pendant plus de vingt ans. J'aimerais que tu enquêtes pour en faire un sujet de<br />

couverture.<br />

Je vidai mon verre d'un trait, rassuré sur mon sort et pris la copie de la dépêche qu'il m'avait<br />

préparée. « Pas de problème, j'attaque demain ». Après tout, c'était plutôt une bonne nouvelle.<br />

Pour une fois que l'actualité jouait en faveur de la réalité des phénomènes paranormaux.<br />

Arrivé au premier étage, Eric me chuchota le sourire aux lèvres : « Alors, t'es viré ? »<br />

- Oui, je n'ai même pas pu négocier. Quant à toi, t'es convoqué immédiatement...<br />

Sur la grande place pavée se mêlaient dessinateurs, jongleurs et musiciens. Le lieu était<br />

réputé pour ses artistes. On y voyait naître les modes comme le rap ou la techno, dansés par<br />

quelques noirs sur le son saturé d'un vieux radiocassette. Plus loin, un guitariste interprétait un<br />

morceau des Doors pour une poignée d'étudiants accroupis. Les uns fumaient des joints en se<br />

balançant au rythme de la musique, les autres reprenaient le refrain en coeur en frappant des<br />

mains. Une jeune anglaise vêtue d'un jean à pattes d'éléphant faisait le tour de l'assemblée avec<br />

un bonnet à fleur pour réclamer quelques pièces. Ces soixante-huitards évadés de Woodstock<br />

tentaient sans doute de réunir la somme nécessaire pour retourner sur la route de Katmandou,<br />

loin de la jungle des villes.<br />

Sur un tapis d'Orient usé par le temps, un homme se tenait debout, torse nu, le corps balafré<br />

de cicatrices et de tatouages. Devant les appareils photos de quelques touristes intrigués, il<br />

s'apprêtait à enfoncer son sabre dans sa bouche. Une petite fille qui regardait la scène mit la<br />

tête entre ses mains et se réfugia dans les jambes de sa mère. La lame étincelante avait<br />

entièrement disparue dans le corps de l'homme, sans que personne ne comprenne véritablement<br />

s'il y avait un truc. Tout compte fait, ce qui créait la magie, c'était de ne pas savoir.<br />

A côté, trois jeunes jongleurs étaient venus s'entraîner à lancer des massues. Ceux-là ne<br />

réclamaient rien. Ils voulaient juste un peu d'espace pour exercer leur art. L'un d'eux semblait<br />

débuter et passait plus de temps à ramasser qu'à rattraper. Les deux autres échangeaient les<br />

massues avec une parfaite synchronisation. Elles tourbillonnaient dans les airs et retombaient<br />

immanquablement dans la bonne direction pour que chacun les saisisse au vol au même instant<br />

et leur redonne l'impulsion qui perpétuait le cycle.<br />

Le spectacle ressemblait à une fête médiévale où les saltimbanques et autres cracheurs de<br />

feu s'agitaient pour donner la joie au peuple contre quelques malheureux écus. Mais nous<br />

étions à Paris et le décor de fond n'était pas un château féodal, c'était Beaubourg, arborant ses<br />

gigantesques boyaux colorés devant les touristes émerveillés. La plus grandiose et magnifique<br />

horreur de l'art moderne dominait la foule, comme un dieu mécanique souverain de<br />

l'apocalypse technologique. Et pour rendre son oeuvre plus cynique, on avait planté au pied de


son édifice un compte à rebours dont les chiffres indiquaient le nombre de secondes qui nous<br />

séparaient de l'an 2000. Depuis Jésus Christ, le chronomètre des années nous éloignait de ce<br />

que les Chrétiens appelaient le commencement. Désormais, le chronomètre des secondes nous<br />

approchait de ce que certains appelaient la fin. C'est là que j'avais rendez-vous.<br />

- Ne vous retournez pas, dis-je à Joël en pointant mon index dans son dos comme un<br />

revolver.<br />

- D'accord, je me rends. Ai-je droit à une dernière volonté ? répondit-il sans bouger.<br />

- Oui, mais vous n'avez que deux heures devant vous.<br />

- Alors, je voudrais boire une bière.<br />

Je partageais avec Joël deux passions : les ovnis et la bière. Un jour, nous avions fait le<br />

compte du nombre de marques que nous connaissions - de bières évidemment. Il y en avait<br />

plus de deux cents, du Mexique aux Ardennes belges, où les moines trappistes produisaient les<br />

meilleures spécimen dans des abbayes magnifiques.<br />

Nous nous dirigeâmes vers une brasserie et choisîmes une petite table isolée pour pouvoir<br />

parler au calme.<br />

- Tout d'abord, voici le dernier numéro de ma revue, avec les résultats du projet Ouragan<br />

dont je t'ai parlé au téléphone.<br />

- Ah oui, celui-ci je le lirai, c'est promis.<br />

L'un des serveurs s'était approché de nous pour prendre la commande. Pendant que Joël<br />

choisissait la bière qu'il laisserait mousser dans son gosier assoiffé, le garçon regardait d'un oeil<br />

intrigué la revue posée sur la table. Puis, bravant sa timidité, il demanda : « Vous y croyez,<br />

vous, aux extra-terrestres ? »<br />

- Non, pourquoi ? répondis-je sur un ton étonné.<br />

- Je disais ça pour votre magazine, là. Il parle de ça, non ?<br />

- Ah d'accord ! Non, vous n'y êtes pas du tout. C'est une revue confidentielle d'aéronautique<br />

dans laquelle monsieur présente les derniers engins secrets conçus par l'armée française.<br />

Joël jeta au serveur un regard grave et menaçant :<br />

- Je prendrai une Chimay. Et bien entendu, vous oubliez ce que vous avez vu. Quant à toi,<br />

tu parles trop, dit-il en me regardant.<br />

Le serveur s'éloigna perplexe, sans trop savoir à qui il avait affaire.<br />

- Tu vois Joël, ça montre bien que l'on peut faire croire n'importe quoi à n'importe qui. Il<br />

suffit de dire que c'est un secret et la personne est certaine de détenir une information<br />

importante. Après, le tour est joué.<br />

- Mais le secret, il ne dure pas longtemps. Tiens, regarde celui-ci.


Près du comptoir, le serveur parlait à l'oreille de son patron qui jeta un regard vers notre<br />

table.<br />

Joël reprit : « Tu connais la règle ? Tu possèdes un secret et pour ne pas avoir à en porter le<br />

poids tout seul, tu le dis à une personne de confiance : ton meilleur ami. Du coup, il se<br />

retrouve avec un secret sur les bras. Le soir, il rentre chez lui et décide d'en parler à sa femme.<br />

Après tout, il peut lui faire confiance, non ? Et voilà qu'à son tour elle se trouve en possession<br />

d'un secret à gérer. A ce stade, il n'a déjà plus beaucoup d'importance. Elle va donc le raconter<br />

à sa meilleure amie, et ainsi de suite. C'est comme ça qu'un jour tu apprendras ton propre<br />

secret de la bouche d'un inconnu ! »<br />

- Tiens, Joël ! Je vais t'en dire un : le secret des ovnis se trouve dans l'ozone.<br />

- Pardon ? répondit-il interloqué.<br />

- Oui, parfaitement, dans l'ozone. Sais-tu où l'on trouve de l'ozone en grande quantité en<br />

France ?<br />

- Non.<br />

- A Fos-sur-mer. C'est une gigantesque zone industrielle très polluée. Et sais-tu ce que<br />

devient cet ozone ?<br />

- Non plus.<br />

- L'ozone est composé de trois atomes d'oxygène. La molécule d'oxygène elle-même n'en<br />

comporte que deux. Alors, par une succession de réactions chimiques avec les autres gaz de<br />

l'atmosphère, l'ozone devient de l'oxygène et le troisième atome libère le soufre d'un composé<br />

sulfuré.<br />

- Et alors ? relança Joël dont la bière descendait à la vitesse d'un éclair.<br />

- Et alors, cela veut dire que là où l'ozone est concentré, le soufre apparaît. Hors, dans la<br />

tradition chrétienne, le soufre représente la volonté divine. C'est une pluie de soufre qui s'est<br />

abbatu sur la ville de Sodome.<br />

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ? demanda Joël en commandant une seconde bière.<br />

- Au début du siècle, des médiums était capables de matérialiser des ectoplasmes. Au<br />

moment où il le faisait, ça sentait l'ozone. Toujours au début de ce siècle, dans certaines<br />

maisons hantées, on racontait que des cailloux traversaient les murs. Un scientifique, qui avait<br />

entendu parlé d'un poltergeist, s'était rendu sur les lieux pour observer ce phénomène de ses<br />

propres yeux. Il a vu des cailloux apparaître comme des fantômes, et filer dans les airs avec<br />

une trajectoire horizontale. Puis, tout-à-coup, les cailloux tombaient, comme s'ils étaient<br />

soudain soumis à la gravité. Les cailloux s'étaient matérialisés. A cet instant précis, notre brave<br />

scientifique a noté une odeur qu'il connaissait. Je te le donne en mille : c'est l'ozone.<br />

- T'en as beaucoup comme ça ?


- Je pourrais te parler d'ovni, mais tu connais déjà. Dans certains cas d'abduction, c'est la<br />

même chose. Dans des cas d'apparitions de la Sainte Vierge - de matérialisation devrai-je dire<br />

-, ça sent l'ozone aussi. Et pour le reste, la tradition parle des histoires qui sentent le soufre.<br />

Dès que le diable apparaît, dès qu'un ange se manifeste, on dit que c'est sulfureux.<br />

- Tu en conclus quoi ?<br />

- Que tous ces phénomènes sont intimement liés. Je pense que toutes ces apparitions,<br />

qu'elles soient religieuses, spirites ou ufologiques, relèvent d'un même phénomène physique de<br />

transformation locale de la matière, sous l'action d'une conscience, d'une intelligence ou d'une<br />

technologie.<br />

- Mais alors, ça expliquerait les résultats du projet Ouragan ! Les ovni changeraient de<br />

forme tout simplement parce qu'il ne seraient que des matérialisations, s'exclama Joël sur qui la<br />

bière commençait à avoir son effet euphorisant.<br />

- Et oui, les ovnis changeraient de forme au fur et à mesure de l'évolution de notre espèce,<br />

soit parce qu'ils en serait le produit, une sorte de matérialisation d'un inconscient collectif, soit<br />

parce qu'on dirigerait notre imagination inventive en nous montrant des ovnis toujours<br />

légèrement en avance sur notre technologie. Ainsi, les inventions futures passerait d'abord par<br />

le folklore, puis par la science fiction, et enfin arriverait dans la science. Regarde la vague<br />

d'observation de dirigeables, aux Etats-Unis au début du siècle !<br />

- Et comme ça, l'homme est préparé à chaque révolution technologique par sa propre<br />

culture. Mais au fait, ça sent quoi l'ozone ?<br />

- C'est l'odeur des vieilles polycopieuses...<br />

Pour la première fois, j'allais rencontrer Brenda en temps réel dans le cyberspace. Nous nous<br />

étions fixé un rendez-vous à six heures du matin. A cette heure-là, j'étais certain d'être seul au<br />

bureau. En Californie, il était 22 heures. J'installai sur mon ordinateur le logiciel qu'elle m'avait<br />

envoyé, un programme qui allait me permettre de me connecter directement à son compte, aux<br />

Etats-Unis. Par ce biais, nous pouvions nous rendre dans des « salons privés » virtuels, où il<br />

était possible de communiquer par claviers interposés, en temps réel. Le rendez-vous était fixé<br />

dans un lieu nommé « le château ». Bien entendu, ce n'était qu'un titre indicatif choisi par<br />

Brenda pour le distinguer des autres salons. Après quelques minutes d'installation, mon<br />

ordinateur me donna accès à son compte. Je tapai le mot de passe nécessaire pour entrer, puis<br />

demandai à pénétrer dans « le château ». Désormais, tout ce que je tapais sur mon clavier<br />

pouvait être lu par Brenda en direct.<br />

- Eh oh, y-a-t-il quelqu'un dans ce château ?<br />

Aucune réponse n'apparaissait. J'étais en avance, comme d'habitude.


- Y-a-t-il des fantômes ici ???? AH AH AH AH !!!<br />

Pour la première fois de ma vie, j'avais rendez-vous avec une princesse dans un château<br />

virtuel, situé quelque part entre les deux bouts du monde. J'attendais là, perdu comme un jeune<br />

enfant dans les méandres du cyberspace, lorsqu'une voix se fit entendre, sous la forme de<br />

quelques caractères sur mon écran : « Salut mon prince, je suis ta princesse Brenda ».<br />

Mon coeur se mit à battre à la vitesse d'un cheval au triple galop. Cette fois, je devais me<br />

lancer, elle était bel et bien là, en face de moi, derrière l'écran.<br />

- Bonjour Brenda. Ton château est grand, mais le mobilier y est rare.<br />

- J'attendais que tu viennes me réveiller de mon long sommeil pour que nous puissions le<br />

meubler ensemble.<br />

Je ne savais pas quoi écrire, à part des banalités. Elle non plus. Je la sentais là, près de moi,<br />

le coeur palpitant.<br />

- Merci d'être venu. me dit-elle. Je ne sais pas si cette connexion est stable. Si je disparais,<br />

c'est que j'ai été déconnectée, mais je reviendrai aussitôt.<br />

- Le cyberspace est sans pitié ! Je me sens comme un détenu dans sa prison, condamné à la<br />

virtualité à perpétuité.<br />

- Mais nous nous rencontrerons dans la réalité ! protesta Brenda.<br />

Je pouvais sentir sa révolte, mieux que je ne l'aurais fait en entendant sa voix, ou en<br />

regardant son visage.<br />

- Oui, nous nous rencontrerons. répondis-je.<br />

- En attendant, j'essaierai de venir te voir dans tes rêves. Je suis sûre que c'est possible.<br />

- Es-tu magicienne, belle princesse ?<br />

- Non, mais tu m'apportes l'amour, et l'amour fait la magie.<br />

Je n'avais jamais eu de sentiments aussi intenses que dans ce château où régnait le silence<br />

des images et des sons. Ce "lieu" me rappelait l'enfance. C'était le monde imaginaire de Peter<br />

Pan où l'esprit débridé rendait tout possible. Un conte de fée technologique.<br />

- Nous sommes comme deux amoureux aveugles dans un monde de sourds.<br />

Brenda avait raison.<br />

- Mais au fait, à quoi rêvent les aveugles ? Quel monde voient-ils dans leurs songes ?<br />

- Je pense qu'ils voient l'essence du monde, sans avoir les mots pour le décrire. répondit<br />

Brenda.<br />

- Princesse, je pense que nous sommes plus qu'aveugles. Nous devons être deux âmes<br />

attendant leur prochaine incarnation pour accomplir leur amour.<br />

Nous étions effectivement deux âmes perdues dans un autre espace, parfaitement<br />

connectées l'une à l'autre par le ciment universel : l'amour. Nous ne pouvions ni nous regarder,


ni nous écouter, ni nous toucher, mais nous communiquions comme avait dû le faire les<br />

Meurois-Givaudan avec leur ange : d'âme à âme. Ce jour-là, j'avais compris la véritable<br />

ampleur du phénomène internet. Un gigantesque réseau planétaire d'âmes interconnectées était<br />

né. En effaçant le corps, auquel la société moderne vouait un véritable culte, le cyberspace<br />

faisait renaître l'amour. Pas celui de l'esthétique du corps de l'autre, ni celui de son propre<br />

corps, regardé par l'autre, mais l'amour véritable, celui qui ne dépend ni de la race, ni de la<br />

couleur. Celui qui est renforcé plutôt qu'altéré par la distance. L'Amour avec un grand A.<br />

- Salut ! Déjà là ! T'es bien matinal aujourd'hui... s'exclama ma rédactrice en chef.<br />

- Oui, j'ai peu dormi, c'était la pleine lune, répondis-je en espérant ne pas avoir à rendre de<br />

comptes.<br />

Elle se dirigea vers son bureau, emportant avec elle une pile de courriers que j'avais oublié<br />

de ramasser dans le bac.<br />

- Tiens, t'as reçu un colis des Etats-Unis. C'est ta copine non ? demanda-t-elle, inquisitrice.<br />

- Premier point, je n'ai jamais eu de relations sexuelles avec cette demoiselle du bout du<br />

monde, deuxième point, ce colis vient de l'American Institutes for Research, c'est donc le<br />

rapport de la CIA sur le projet Stargate.<br />

- Je te trouve très irritable en ce moment.<br />

J'avais effectivement les nerfs à fleur de peau, mais je n'avais aucune envie d'étaler ma vie<br />

privée pour devenir le principal sujet de plaisanteries du bureau. Personne ne pouvait<br />

comprendre ce que je vivais et j'en devenais paranoïaque.<br />

- C'est quoi Stargate ? demanda-t-elle.<br />

- C'est un projet de la CIA qui consistait à utiliser des espions médiums pour explorer à<br />

distance des sites stratégiques. Ce projet a duré plus de vingt ans et a coûté la bagatelle de<br />

vingt millions de dollars.<br />

- Et ça marchait ?<br />

- Oui, très bien. L'un des espions-psi du programme, Joseph Mc Moneagle, a été décoré de<br />

la Médaille du Mérite pour avoir fourni des informations sur plus de 150 sites. Ces<br />

informations ne pouvaient pas être obtenues par d'autres sources, mais elle ont pu être<br />

confirmée par la suite.<br />

Fabien venait d'entrer de son pas lancinant du matin, une tasse de café à la main.<br />

- Joseph Mc Moneagle ! Mais j'ai déja entendu ce nom quelque part... s'exclama-t-il en<br />

tentant de boire une gorgée du café brûlant.<br />

- Nous l'avons vu ensemble au cyber-café, sur le serveur de l'Institut Monroe. Joseph Mc<br />

Moneagle a participé, en tant que conférencier, à des séminaires sur les sorties hors du corps.


Les espions-psi de la CIA sont multi-cartes !<br />

- Là, tu tiens un très bon sujet ! reprit ma rédactrice en chef.<br />

- Oui, je pensais justement en parler au patron, on pourrait en faire un sujet de couverture...<br />

- Bonne idée !<br />

- N'est-ce pas ?<br />

Il était 13 heures. Eric s'apprêtait à quitter mon appartement, emportant avec lui un sac<br />

photo et un plan de Paris. « Mettons nos montres à l'heure » dit-il sur le pas de la porte,<br />

comme un espion de séries B. Nous les réglâmes à la seconde près, puis il partit sans se<br />

retourner. Alors qu'il descendait les escaliers, j'entendais son ricanement sceptique : « bonne<br />

chance monsieur le medium, ouvrez bien votre troisième oeil... », puis il disparut dans la<br />

pénombre de la cage d'escalier.<br />

Le silence épais renforçait l'obscurité. Je m'étais efforcé d'éliminer tout ce qui pouvait<br />

perturber ma concentration : le téléphone était débranché, les portes et les rideaux fermées.<br />

Allongé sur mon lit, je devais me vider l'esprit de toute pensée rationnelle. J'avais lu dans les<br />

rapports sur la vision à distance que le raisonnement logique et les perceptions extra-<br />

sensorielles faisaient mauvais ménage et pourtant, mon cerveau ne pouvait s'empêcher<br />

d'envisager les différents lieux qu'Eric avait pu choisir. "Bon, il a une heure pour trouver un<br />

site. Si l'on tient compte des embouteillages et des feux rouges, cela nous donne un périmètre<br />

d'environ vingt kilomètres". De toute façon, à Paris, un cercle de vingt kilomètres contenait des<br />

milliers de lieux possibles. Il pouvait être au sommet de la tour Eiffel ou face montagnes<br />

d'ossements humains empilés dans les catacombes, à moins qu'il n'ait choisi une chapelle<br />

perdue dans les ruelles du 18ème arrondissement. « Tais-toi, ne pense plus » rappelait la partie<br />

disciplinée de ma cervelle, qui tentait de baîllonner les élans vains de la logique. La seule chose<br />

dont j'étais persuadé, c'était que l'expérience pouvait réussir. Ma rédactrice en chef n'avait pas<br />

manqué de m'en décourager en me rappelant que mes talents de medium s'étaient limités à<br />

trouver trois numéros gagnants du loto. Mais elle n'avait aucune idée des résultats obtenus par<br />

les chercheurs qui s'étaient réellement penchés sur la vision à distance. En fait, les premiers<br />

travaux financés par les services secrets américains avaient été menés dans les années 70, par<br />

un physicien du Stanford Research Institute nommé Harold Puthoff. Célèbre pour ses<br />

recherches sur le laser et le plasma, il avait également un intérêt bien connu pour les<br />

phénomènes dits paranormaux. Informée sur les activités parapsychologiques soviétiques et<br />

chinoises, la CIA l'avait choisi pour déterminer les possibilités offertes par la perception extra-<br />

sensorielle dans le domaine des renseignements. Puthoff s'était mis en quête de mediums pour<br />

entamer une série d'expérimentations. C'est ainsi qu'Uri Geller, Ingo Swann, Hella Hammid et


Pat Price avaient été recrutés. Mais par la suite, il avait tenté les mêmes expériences avec le<br />

commun des mortels et les résultats obtenus, bien que moins significatifs, montraient que nous<br />

étions tous capables de percevoir un site à distance.<br />

Il était 13 h 30. Eric devait sans doute s'approcher du site.<br />

- Il aura nécessairement choisi un endroit célèbre... disait l'hémisphère gauche de mon<br />

encéphale.<br />

- Ne pense plus, répondait l'autre.<br />

- D'accord, je vais utiliser la méthode Coué : je ne pense plus, je ne pense plus, je ne pense<br />

plus...<br />

- Mais non, ne pense même pas que tu ne dois pas penser, sinon c'est déjà une pensée !<br />

- Bravo ! Je suis certain qu'il va tenter de me piéger en choisissant un site complètement<br />

insolite.<br />

- Non, il n'est pas comme ça...<br />

- Une église, cela ne m'étonnerait pas !<br />

- Chut...<br />

Je décidai d'adopter une nouvelle méthode pour obtenir enfin le silence intérieur. Visualiser<br />

l'univers.<br />

Je commençai par m'élever mentalement au-dessus de mon corps. Progressivement, je<br />

m'éloignais en survolant le toit de mon immeuble, avec ses tuiles rouges et ses antennes<br />

rouillées. Puis, avec l'altitude, j'accédais à une vision globale du sixième arrondissement.<br />

J'accélérais mon ascension en imaginant Paris dans sa totalité, puis la France et la planète dans<br />

sa fine atmosphère bleutée. Je m'éloignais encore, pour voir le système solaire, comme il était<br />

représenté dans les manuels d'astronomie. A cette distance, Eric n'était plus qu'un grain de<br />

poussière à quelques dixième de millimètres de moi, sur cette lointaine bille tournoyant dans<br />

l'immensité du cosmos. Il était 14 heures, l'expérience commençait. Je ne pensais plus.<br />

Les yeux clos, j'étais comme un spectateur face à un écran noir lorsqu'une image passa<br />

furtivement. C'était une barrière, sans doute issue de mon imagination, comme ces impressions<br />

fugitives qui peuplent les états hypnagogiques, entre l'éveil et le sommeil. Puis, je vis une<br />

forme rectangulaire, érigée devant moi. L'image était trop vague pour que je puisse en<br />

déterminer la matière ; je pensai à une grande porte, ou un socle de pierre. Lorsque je tentais<br />

de m'en approcher, l'image s'estompait jusqu'à se fondre dans le noir originel. La barrière revint<br />

progressivement, pendant que la stèle de pierre se métamorphosait. Elle n'était plus érigée,<br />

mais semblait horizontale, comme la perspective d'une route, ou d'un cours d'eau. Tout était<br />

calme. C'était un cours d'eau vu d'un pont. Les rives étaient parsemées d'arbres, régulièrement<br />

espacés. Sans véritablement savoir pourquoi, je sentais une activité intense sur la gauche. Des


grands immeubles. Je tentais de m'éloigner mentalement du pont pour en voir la forme. A cet<br />

instant, une image très nette apparut comme un flash, puis s'effaça tout aussi soudainement ;<br />

c'était une structure métallique, verte. Plus je cherchais les détails, plus les images me<br />

semblaient construites par mon cerveau pour satisfaire ma curiosité. Déjà, mon esprit tentait de<br />

répertorier l'ensemble des lieux pouvant correspondre à ces quelques éléments. Alors, j'ouvris<br />

les yeux, saisis un papier et dessinai la scène : la barrière d'un pont en premier plan, la<br />

perspective d'un cours d'eau bordé d'arbres et les grands immeubles sur la gauche. Sur une<br />

autre feuille, je dessinai un socle en pierre.<br />

Trois heures s'étaient écoulées lorsqu'Eric sonna à ma porte.<br />

- Tu m'expliqueras tout de même comment tu as fait pour trouver un lieu à une heure aller<br />

et trois heures retour ! J'espère qu'avec tout ce temps tu as développé les photos...<br />

- Oui, et en plus, j'ai une surprise de rationnaliste, tiens, jette un coup d'oeil à ça.<br />

Eric me tendit cinq enveloppes et me fit signe de les ouvrir. La première contenait trois<br />

photos de la cathédrale Notre-Dame de Paris.<br />

- Je ne comprends pas. C'est là que tu étais ? le questionnai-je.<br />

- C'est à toi de me le dire. Sur le trajet du retour, j'ai photographié quatre autres sites. Dans<br />

l'une des cinq enveloppes, il y a le site sur lequel je me trouvais à 14 heures, à toi de trouver la<br />

bonne...<br />

- Tu t'es bien promené, pendant que je travaillais : Notre-Dame de Paris, la tour<br />

Montparnasse, les rails d'une gare, la pyramide du Louvre... C'est celle-là !!<br />

La dernière contenait des photos de la statue de la liberté, sur le pont de Grenelle. L'une<br />

d'entre elles avait été prise du pont. On y voyait le fleuve, la barrière métallique verte décolorée<br />

par les intempéries, les arbres longeant les quais, et la stèle sur laquelle reposait la statue. A<br />

gauche, il y avait hauts immeubles de Grenelle. Aucun doute, c'était là.<br />

- Bravo, tu as choisi la bonne enveloppe, mais tu as tout de même échoué, la cible était la<br />

statue de la liberté...<br />

Un jour, un ami m'avait dit : « dans ce domaine, il y aura toujours assez de preuves pour<br />

que les gens convaincus continuent à y croire, mais jamais assez pour que les sceptiques en<br />

soient convaincus ». Si sa remarque était confirmée par l'attitude d'Eric, il manquait cependant<br />

une catégorie à sa classification : celle des convaincus rationnels, oscillant entre la crédulité,<br />

pour garder la tête dans les étoiles, et l'incrédulité, pour maintenir leurs pieds sur terre. J'avais<br />

toujours revendiqué l'appartenance à cette catégorie. Mais depuis la renaissance, lorsque la


Science avait voulu tuer Dieu, la culture était celle de la raison. Il était plus facile d'être<br />

sceptique absolu que de douter. Celui qui ne croyait pas était raisonnable, celui qui croyait était<br />

un hérétique, mûr pour crépiter sur les bûchers de l'Inquisition moderne. Il valait mieux dire "il<br />

y a un truc" que "c'est troublant". Pourtant, ce jour-là, je venais d'assister à un phénomène<br />

paranormal. Le premier sans doute. Cette fois, personne ne pouvait me convaincre qu'il<br />

s'agissait du simple fruit du hasard, car j'en avais été moi-même la victime. Victime<br />

consentante, certes. D'ailleurs, si je n'avais accordé aucun crédit à cette expérience, elle n'aurait<br />

certainement pas fonctionné. Comme dans la majorité des phénomènes paranormaux, la<br />

croyance jouait un grand rôle dans la réussite. C'était là le comble ; au fond, cela ne pouvait<br />

pas fonctionner avec les rationalistes, puisqu'ils n'y croyaient pas, et les débats demeureraient<br />

des dialogues de sourds. « Bien entendu, ça ne marche pas parce que tu n'y crois pas ! »<br />

disaient les uns. « Et toi, tu y crois tellement que tu finis par le voir » répondaient les autres.<br />

C'était probablement la raison de la disparition des mediums à ectoplasmes. La grande période<br />

du spiritisme était terminée parce qu'on ne croyait plus à ce genre de manifestations. A long<br />

terme, le développement d'un rationalisme extrémiste risquait même d'inhiber définitivement<br />

certaines facultés de l'homme. Jules Verne disait « tout ce qu'un homme est capable d'imaginer,<br />

d'autres peuvent le faire ». Mais que se passerait-il si l'homme n'osait plus imaginer, par crainte<br />

de dépasser les frontières de ce qu'il considère être la réalité ? Sa réalité. « Si la télépathie<br />

existait, ça se saurait ! » s'exclamait les foules. « Si ça se savait, elle existerait ! » devrait-on<br />

dire...<br />

La journée commençait mal. Le ciel était gris et le personnel des transports parisiens était en<br />

grève. Un service minimum était assuré sur les grandes lignes, mais l'attente annoncée était<br />

d'une demi-heure. Sur chaque quai, des centaines de personnes guettaient le passage de la<br />

prochaine rame. Les derniers arrivants inquiets se frayaient un chemin dans la foule, à la<br />

recherche de quelques mètres carré d'espace. « Attention, attention, la prochaine rame en<br />

direction de la Porte d'Orléans est annoncée dans 10 minutes. » annonçait une voix anonyme<br />

dans les hauts-parleurs. « Encore dix minutes ! » dit une vieille dame, esquissant un sourire à<br />

son voisin. « Eh oui, il y a des jours comme-ça... » répondit l'homme, qui tuait le temps en<br />

tournant sa malette de droite à gauche. « Le problème, c'est surtout qu'on a même pas pu<br />

monter dans le dernier, tellement il y avait de monde ! » dit une dame en se maquillant devant<br />

un miroir de poche.<br />

Les deux phares de la rame de métro perçaient l'obscurité des entrailles de Paris. Le ronron<br />

du moteur avait alerté la cohue qui s'approchait déjà de la bordure du quai. Les portes des<br />

wagons libérèrent un flot de voyageurs. En temps normal, la horde se serait précipitée


sauvagement vers les portes ouvertes pour occuper les quelques places assises, mais ce jour-là,<br />

les parisiens respectaient les femmes et les personnes âgées. Tout le monde réussit à s'entasser<br />

dans les wagons. Certains montaient debout sur les sièges pour céder quelques places aux<br />

derniers venus. « Excusez-moi, je descends à la prochaine » dit un jeune homme blotti dans un<br />

coin du wagon. « Ah bon ! » répondit un autre voyageur, amusé par la situation. Ils<br />

échangèrent un sourire complice, et le jeune homme comprit que chacun ferait tout son<br />

possible pour lui frayer un chemin. La station suivante arriva. Une quinzaine de personnes<br />

descendirent pour laisser passer le jeune homme.<br />

Avaient-on besoin d'une crise sociale pour offrir un sourire ? Fallait-il partager les<br />

désagréments d'une grève de métro pour tendre une main ? Alors, que faudrait-il pour anéantir<br />

les guerres et les massacres inutiles ? Une menace planétaire ?<br />

« Il est tard et je ne sais pas par où commencer. Je ne suis pas sûre de ce que je peux<br />

partager avec toi sans aller trop vite. Hier, alors que j'attendais de tes nouvelles, je me suis<br />

mise à penser : Mon Dieu, il est peut-être marié. Il a peut-être des enfants. Que suis-je en train<br />

de faire ? J'espère que ce n'est pas le cas... s'il te plait dis-le moi. J'ai moi-même eu une relation<br />

qui a duré plusieurs années, mais nous venons de rompre juste avant que je te rencontre... Je<br />

pense que ce n'est pas un hasard. C'est étonnant que nous ayons les mêmes intérêts. Je ressens<br />

une profonde relation avec toi et elle grandit chaque jour. Brenda. :^) »<br />

Les doutes que Brenda manifestait, je les avais ressenti auparavant. Après tout, nous ne<br />

connaissions de l'autre que ce qu'il montrait. Mais ces doutes appartenaient au monde de la<br />

matière, et le cyberspace n'en restait pas moins notre jardin secret où nos âmes s'accouplaient<br />

dans une danse harmonieuse de pensée pure. Le hasard nous avait conduit sur des chemins<br />

parallèles, à deux extrémités de la planète, puis nous avait réuni dans un espace où les âmes<br />

jumelles s'assemblent. Ce même hasard, celui qui a tout prévu, avait confié à chacun d'entre<br />

nous des pièces d'un gigantesque puzzle. Seuls, nous ne pouvions pas le reconstituer, mais<br />

depuis notre fusion cybernétique, le dessein planétaire apparaissait lentement à nos yeux. En<br />

1945, l'homme avait libéré l'énergie du coeur de la matière dans un gigantesque champignon<br />

éternellement vénéneux. Pour se faire pardonner, il avait foulé le sol lunaire en implorant les<br />

dieux de la paix, mais la fusée qui avait emmené les deux premiers humains extra-terrestres<br />

était elle-même le fruit de la guerre. Elle avait été conçue par Wherner Von Braun, dont les<br />

mains et les neurones s'étaient évertuées à fabriquer les missiles V1 et V2 pour Hitler. A<br />

Berlin, le mur de la honte avait fini par s'écrouler sous le poids des larmes, pendant que<br />

Bucarest déboulonnait sa statue de Lenine pour effacer les cicatrices douloureuses du passé.<br />

En ex-Yougoslavie et au Rwanda, les peuples se divisaient dans un bain de sang. Pendant que


les cheminées des usines crachaient inlassablement des nuages de fumées toxiques, quelques<br />

savants s'inquiétaient des fluctuations incomprises de la couche d'ozone. La respiration de la<br />

Terre. En Amazonie, des géants d'acier amputaient Gaïa de ses poumons sous le regard vide<br />

des dernières tribus indigènes. Pendant ce temps, on remplissait les océans des larmes acides<br />

des centrales nucléaires et des gigantesques filets meurtriers ratissaient la surface des eaux<br />

pour extraire les derniers poissons aux couleurs vives. Le visage de la planète bleue était<br />

balafrée, mais au beau milieu de ce théâtre de la décadence, des acteurs mystérieux préparaient<br />

un nouvel acte : une renaissance globale. Il nous manquait des pièces du puzzle pour<br />

comprendre la forme de cette révolution mais déjà, les prémisses jaillissaient du cyberspace.<br />

Gaïa allait compter à son bord autant d'humains qu'il y a de neurones dans le cerveau. Que ce<br />

soit par fax, téléphone, ondes hertziennes ou internet, ils étaient désormais tous interconnectés<br />

et donnait naissance au cerveau planétaire. Le cerveau global. Chaque neurone pouvait sentir<br />

en lui l'influx nerveux. On avait mal à la Bosnie, ou à la Somalie. On pouvait percevoir des<br />

tumeurs croissantes à Moruroa ou Tchernobyl et les pays de l'est nous démangeaient. Brenda<br />

et moi n'étions que deux neurones mais par ce mariage cybernétique, nous avions relié les deux<br />

hémisphères de l'encéphale cosmique, et l'intention globale allait bientôt se manifester...<br />

Ma rédactrice en chef semblait particulièrement satisfaite des résultats de notre expérience<br />

de vision à distance. Eric lui avait confié les cinq enveloppes et les dessins sans lui préciser la<br />

cible choisie. Sans aucune hésitation, elle avait désigné la statue de la liberté. « C'est pas<br />

mal ! » avait-elle dit à Eric, sans doute pour la qualité de ses photos. « On ne peut tout de<br />

même pas tout rater dans la vie », avait répondu Eric en baissant modestement les yeux sur ses<br />

chaussures. Caché derrière mon écran d'ordinateur, je rédigeai l'article qui devait faire la<br />

couverture du prochain magazine.<br />

- On pourrait avoir un peu de silence, s'il vous plait ? demandai-je à l'assemblée.<br />

- Je ne faisais que vous féliciter pour votre travail... répondit ma rédactrice en chef en<br />

prenant l'air qu'ont les Jésus Christ de bronze sur les croix.<br />

- Le travail, je suis justement en train d'essayer de le faire.<br />

- Tu nous raconteras tout de même comment tu as vu le site où se trouvait Eric !<br />

- Ferme les yeux et essaye. Je ne suis pas plus medium que toi. Tu as déjà gagné 4 numéro<br />

au loto, non ?<br />

- Tiens, t'as un courrier de ta copine, ça te rendra peut-être ta bonne humeur.<br />

Ma rédactrice en chef me jeta une enveloppe tapissée de timbres américains sur mon bureau.<br />

Un petit mot accompagnait le numéro du 19 novembre 1994 de la revue scientifique anglaise


« New Scientist ». « J'ai pensé que cela pourrait t'aider dans ton enquête. Brenda ». La<br />

couverture était consacrée aux abductés : « Alien abduction : The inside story » et l'article était<br />

signé par Susan Blackmore, une psychologue de l'Université de Bristol. Elle y présentait les<br />

recherches d'un neuro-scientifique, Michael Persinger, de l'Université Laurentian de Sudbury<br />

dans l'Ontario. Persinger était à la fois neuro-psychiatre, neurophysiologiste et neurologue.<br />

Selon Blackmore, il prétendait avoir découvert une corrélation entre les expériences mystiques<br />

et des explosions électriques des lobes temporaux du cerveau. Les gens anxieux et les artistes<br />

avait un fonctionnement de cette région du cerveau plus intense que d'autres personnes<br />

manquant d'imagination. Pour lui, les abductions était une catégorie nouvelle d'expériences<br />

mystiques et se réduisaient à des hallucinations, provoquées par cette activité anormale des<br />

lobes temporaux. Le défaut de fonctionnement pouvait être induit par des facteurs extérieurs<br />

comme des champs magnétiques. Pour achever sa démonstration auprès de Susan Blackmore,<br />

il l'avait soumise à des champs dont il pouvait faire varier les caractéristiques, provoquant<br />

momentanément des troubles de la personnalité.<br />

- Alors, c'est quoi ton cadeau ? demanda ma rédactrice en chef.<br />

- C'est l'histoire d'une scientifique qui a servi de cobaye pour une abduction de laboratoire.<br />

- C'est-à-dire ?<br />

- Eh bien, Susan et Michael sont dans un labo. Michael génère un champs magnétique sur le<br />

lobe temporal de Susan, et Susan tombe à l'eau.<br />

- Qu'est-ce que tu entends par "tombe à l'eau" ?<br />

- Elle se sent extraite de son fauteuil. Elle est prise d'une intense colère et subit une attaque<br />

de peur panique.<br />

- Et les abductions seraient dûes à des champs magnétiques ? Qu'est-ce qui peut provoquer<br />

des champs magnétiques si intenses qu'ils troublent le comportement humain ?<br />

- Ben... les ovnis.<br />

Les nuages obscurciçaient le ciel et la pluie en tardait pas à balayer les derniers passants<br />

emmitoufflés dans leurs parkas. Fabien venait d'enfiler son imperméable pour affronter les<br />

hésitations du printemps. Des tonnes d'eau s'abattaient sur les rues parisiennes, lavant les rues<br />

de la poussière et des fumées d'échappement. Des tonnes d'eau que ces nuages mal-<br />

intentionnés auraient pu faire couler sur les pays du tiers-monde, où 80 % des décès étaient<br />

dus à la mauvaise qualité ou au manque d'eau. Cette fois, l'influx nerveux planétaire provenait<br />

du Yemen ou du Zaïre. J'avais soif à l'Ethiopie et au Sri Lanka. Pourtant, depuis la nuit des<br />

temps, l'homme connaissait des techniques pour trouver l'eau, mais le rationalisme forcené des<br />

pays occidentaux avaient relégué l'art des sourciers au rang des superstitions populaires. Munis


d'une simple baguette de bois, certaines personnes particulièrement sensibles étaient capables,<br />

semblait-il, de détecter la présence d'eau dans le sous-sol. Des recherches menées par le père<br />

de notre ancien premier ministre, Yves Rocard, avaient conduit à une hypothèse permettant<br />

d'expliquer cette étrange faculté. Mais on préférait garder de l'oeuvre de ce grand scientifique<br />

la bombe atomique française, qu'il avait conçu quelques dizaines d'années auparavant. Seule,<br />

l'Allemagneavait poursuivit les recherches sur les mystérieux sourciers. Le gouvernement avait<br />

financé un programme concernant la détection d'eau par "des moyens non conventionnels",<br />

dirigé par la GTZ (Association Allemande pour la Coopération Technique). Le patron du<br />

programme, un physicien allemand du nom de Hans-Dieter Betz, avait consacré dix ans de sa<br />

vie à parcourir le monde en compagnie de sourciers, des Philippinesà la Namibie, en passant<br />

par le Congo, le Niger, le Yemen, Cap Vert, le Kenya, la République Dominicaine et le Sinaï.<br />

Après plus de 2000 mesures, il avait enfin établi la fiabilité des techniques traditionnelles. Là où<br />

les indications des géologues donnaient 30 à 50 % de chance de trouver de l'eau, les<br />

radiesthésistes la détectaient dans 96 % des cas. Souvent, les sourciers avaient été capables de<br />

déterminer la profondeur de la source avec une erreur variant de 10 à 20 % ! Gaïa nous parlait,<br />

et nous savions l'entendre.<br />

- C'est toujours la même chose, il y en a qui préfèrent ne pas se mouiller, hurla Fabien qui<br />

m'attendait sous la pluie.<br />

Nous devions nous rendre à la soirée New Age organisée par une boîte de nuit "branchée"<br />

du dixième arrondissement. Le programme de la nuit ne m'enchantait guère, mais nous avions<br />

des invitations et je n'aimais pas refuser. Sauf à ma rédactrice en chef. Eric était notre<br />

chauffeur, pour le meilleur et pour le pire. Sa voiture était imprégnée de son parfum dont il<br />

avait sans doute abusé pour masquer l'odeur de ses désillusions.<br />

Le réceptionniste, protégé derrière sa petite fenêtre à clapet, nous ouvrit la lourde porte de<br />

son établissement. Nous étions désormais dans l'univers encensé du New Age, l'antre de la<br />

nouvelle mystique.<br />

L'architecture, inspirée des mosquées nord-africaines, nous conduisait à mille lieues des<br />

pistes de danses enfumées des Champs Elysées. Un bar proposait des cocktails fumants aux<br />

couleurs étourdissantes et des diseuses de bonne aventure se dissimulaientà la vue des curieux,<br />

dans des alcôves aux rideaux tirés. Des femmes, vêtues de tissus légers, dansaient comme des<br />

algues bercées par les flots. Un mélange de sonorités exotiques s'élevait d'une estrade de bois<br />

sculpté. Une dizaine de musiciens d'origines diverses y mariaient leurs instruments au rythme<br />

envoûtant des percussions. Indiens, africains ou européens, noirs, jaunes ou blancs<br />

communiaient au sein d'une même mélodie, celle de la musique du monde qui avait réussi le<br />

mariage impossible des couleurs par les sons. Autour des tables basses, assises en tailleur sur


des coussins, quelques personnes jetaient les prémisses d'une nouvelle religion, plus universelle,<br />

moins rituelle.<br />

- Nous sommes dans une boîte de nuit parisienne ? Chuchota Eric à mon oreille. En fait on<br />

se croirait dans un congrès hippie à Katmandou.<br />

- Je pense que nous avons franchi la porte de la quatrième dimension...<br />

- En tout cas, Malraux avait raison en disant que "le XXIème siècle serait religieux ou ne<br />

serait pas."<br />

- Malraux n'a jamais dit cela. Il a simplement dit que "le problème capital de la fin du siècle<br />

serait le problème religieux". Ce sont les auteurs du New Age qui lui ont mis ces mots dans sa<br />

bouche.<br />

- De toute façon, il n'avait pas tord, tiens regardes ces gens ! Ils viennent là pour se réfugier<br />

dans de nouvelles valeurs. Dehors, il n'y a plus que des extrémistes ou des gens qui ont perdu<br />

la foi, reprit Eric.<br />

- Comme toi, ajouta Fabien ironiquement.<br />

Toujours en parlant de la fin du siècle, André Malraux avait également dit : « je n'exclus pas<br />

la possibilité d'un événement spirituelle à l'échelle planétaire ». Cet événement, dont il avait<br />

pressenti l'ampleur, c'était le New Age ou ère du Verseau, annoncé dès 1937 par l'ésotériste<br />

Paul le Cour. Il était né des cycles cosmiques, car tous les 2160 ans, le soleil changeait de signe<br />

zodiacal. De 4320 à 2160 avant notre ère, l'astre du jour était sous le signe du Taureau et<br />

l'histoire montrait qu'en Egypte, en Chaldée, en Assyrie ou en Crète, les religions avaient choisi<br />

cet animal comme emblème divin. A l'équinoxe du printemps de l'an 2160 avant Jesus Christ, le<br />

soleil entra dans l'ère du Bélier. C'était l'époque de l'Exode biblique, lorsque Moïse quittait<br />

l'Egypte avec le peuple hébreu. Sur le mont Sinaï, là où lui furent donnés les Dix<br />

Commandements, Moïse entendit la voix de Yahvé : "Vous n'adorerez plus le Veau d'or, vous<br />

le remplacerez par le Bélier". Le Veau d'or n'était autre que le taureau égyptien Apis. Il laissa<br />

place au bélier, désormais vénéré par de nombreuses cultures de cette époque. Le 21 mars de<br />

l'an 1, le soleil entrait cette fois dans l'ère des Poissons. Alors, apparut Jésus, qui marqua le<br />

début du christiannisme. Pour se reconnaître, les premiers chrétiens dessinaient un poisson,<br />

symbole du Christ. Les premières lettres de Iésous Christos Théos Uios Soter (Jésus-Christ,<br />

Fils de Dieu Sauveur), constituaient le mot grec Ichtus, qui signifie "poisson". Nous étions<br />

proches de l'an 2000, et le soleil passait lentement du signe des Poissons à celui du Verseau.<br />

Pour les conspirateurs du New Age, ce changement fondamental allait apporter une révolution<br />

spirituelle aussi importante que l'avait été l'avènement de Jésus Christ. Certains parlaient même<br />

d'un nouveau prophète qui marquerait la transition et poserait les fondements de la nouvelle<br />

religion. Pour l'instant, aucun prophète ne s'était manifesté sauf quelques gourous malfaisants,


mais la planète entière semblait effectivement en pleine métamorphose. Le christianismebattait<br />

de l'aile et l'on murmurait que le troisième secret de Fatima, conservé à l'ombre du Vatican,<br />

annonçait la chute de l'Eglise. L'Islam vivait également une crise sans précédente, dans laquelle<br />

seule la politique du bâton pouvait maintenir l'unité. On ne promettait plus la vie éternelle pour<br />

convaincre les foules, mais on menaçait les récalcitrants de châtiments. Pas le châtiment divin,<br />

mais plutôt la torture et l'assassinat par des extrémistes de tous bords. Dieu faisait de la<br />

politique pour ramasser des voix, mais plus personne n'entendait la sienne dans les églises.<br />

« Cette musique, c'est de la magie pure n'est-ce pas ? » murmura une voix féminine d'une<br />

pureté cristalline. Perdu dans mes pensées, je n'avais pas vu Eric et Fabien s'installer sur les<br />

tabourets du bar. La jeune femme, quant à elle, était apparue de nulle part. Elle n'avait ni âge,<br />

ni nationalité. Son visage était lisse et ses yeux verts, pétillants de vitalité, inspiraient la<br />

sagesse. Des longs cheveux bruns caressaient ses épaules nues.<br />

- Oui, répondis-je.<br />

- Vous avez l'air égaré.<br />

- C'est exact. Je ne sais pas si je comprends le monde dans lequel je vis.<br />

- C'est normal, dit-elle, rassurante. Nous sommes dans un monde en mutation.<br />

- Oui, je crois.<br />

Sa main m'invita à ses côtés, sur des coussins disposés non loin de l'estrade des musiciens.<br />

- Mais dans ce monde en mutation, nous avons tous un rôle à jouer, et ce n'est pas le<br />

moment de s'égarer, reprit sa douce voix.<br />

- Comment fait-on pour trouver son chemin dans une jungle sauvage ?<br />

- Ton chemin est toujours devant toi, jamais derrière. Tu n'as qu'à avancer. Si tu arrives à un<br />

croisement, suis ton intuition. Si tu reviens une nouvelle fois à ce même croisement, c'est que<br />

tu avais fais le mauvais choix. Mais l'intuition, elle, elle ne se trompe jamais.<br />

- Pourquoi me dis-tu tout cela ? questionnai-je naïvement.<br />

Elle me pris les mains qu'elle gardait serrées dans les siennes, puis plongea ses yeux dans les<br />

miens.<br />

- Parfois, on a besoin d'être guidé dans sa mission, alors, une personne apparaît de nulle<br />

part, et vous dit ce que vous devez entendre.<br />

- Alors vous êtes un ange ?<br />

Elle éclata de rire.<br />

- Non je ne suis pas un ange, mais vous en avez un, là-haut, qui s'occupe de vous. Je pense<br />

même que vous en avez plusieurs, parce que votre mission est importante, et tout va aller très<br />

vite maintenant.<br />

- Qu'est-ce qui va aller vite ?


- Les événements. Le changement. La destruction pour la reconstruction. De la mort naîtra<br />

l'amour.<br />

- Je crois que mon ange est en vacances, ou bien il est parti boire un pot avec des amis...<br />

- Une histoire raconte qu'un pêcheur se promenait chaque soir sur la plage. Lorsqu'il<br />

marchait, il pouvait voir les traces que ses pas laissaient dans le sable et d'autres traces, à côté<br />

de lui. Celle d'un être invisible qui l'accompagnait sans cesse. Il l'appelait « mon ange » et lui<br />

parlait. Alors l'ange répondait. Un jour de tempête, alors que la pêche avait été très mauvaise,<br />

l'homme fit part de son inquiétude à l'ange, dont les pieds invisibles foulaient le sol. L'ange<br />

rassura le pêcheur, mais le lendemain,la tempête redoubla, et l'homme n'attrapa aucun poisson.<br />

Le soir, sur la plage, il était seul. Il regardait à droite puis à gauche, il n'y avait que plus que ses<br />

propres traces. Abattu et épuisé, il se mit en colère et hurla : « pourquoi m'abandonnes-tu<br />

quand j'ai besoin de toi ? » Une douce voix lui répondit : « calme ton courroux, je suis là. Si tu<br />

ne peux voir d'autres traces dans le sable, c'est simplement parce que je te porte sur mes<br />

épaules ».<br />

J'ouvris lentement les yeux. J'étais toujours installé dans les coussins près de l'estrade des<br />

musiciens, mais la jeune femme n'était plus là. Je me sentais honteux de m'être endormi en sa<br />

présence et balayais du regard la salle pour tenter de la retrouver, mais elle avait dû partir.<br />

- Ben mon vieux, t'as bien dormi, remarqua Eric, qui avait attendu mon réveil pour pouvoir<br />

quitter le lieu.<br />

- Vous n'avez pas vu la fille qui était là ? demandai-je en pointant du doigt les coussins<br />

encore enfoncés.<br />

- Désolé, mais tu as dû rêver.<br />

- Non, non, j'ai discuté avec une fille pendant que vous étiez au bar.<br />

- Ce n'est pas possible, avec Fabien, on te regardais sans arrêt en se demandant quelle fille<br />

pourrait te faire oublier ta copine d'internet. Tu es allé t'asseoir, tu t'es endormi et tu as dû faire<br />

un beau rêve. C'est tout.


III<br />

Par delà la réalité<br />

"Vous vous imaginez que je considère avec calme et satisfaction l'oeuvre de ma vie. Mais vu de<br />

près, c'est complètement différent. Il n'y a pas un seul concept dont je sois convaincu qu'il<br />

demeurera, et je ne suis pas sûr en général d'avoir été sur la bonne piste."<br />

Albert Einstein, 28 mars 1949


III<br />

Par delà la réalité<br />

Dehors, le soleil libérait un manteau de vapeur chaude de la route encore humide. Après la<br />

pluie, l'air était pur et limpide et la lumière pénétrait par les fenêtres grandes ouvertes, créant<br />

une atmosphère printanière peu propice au travail.<br />

Eric était plongé dans un nouveau jeu et jetait de temps à autres un regard studieux autour<br />

de lui. Il avait pris la précaution de couper le son de l'ordinateur pour ne pas dévoiler ses<br />

activités peu productives.<br />

De son côté, Fabien était confortablement installé sur son fauteuil, les deux pieds calés sur<br />

le bureau. Il feuilletait un récent ouvrage sur les phrases regrettables prononcées par les grands<br />

savants.<br />

- Ecoutez ça ! En 1947, alors qu'il était PDG d'IBM, Thomas J. Watson a déclaré : « je ne<br />

pense pas qu'il y ait un marché pour plus de cinq ordinateurs dans le monde entier ». A mon<br />

avis Watson est mort et il s'est réincarné en Bill Gates. Question de karma tout ça !<br />

Eric tendit l'oreille et quitta momentanément la partie entamée pour répondre sur un ton<br />

philosophe :<br />

- Tu sais, « Ce qui est science pour une génération est généralement erreur pour la<br />

suivante » disait Sir Arthur Conan Doyle. C'est d'ailleurs ce que je rappelle à mes bons vieux<br />

parents qui s'entêtent à taper leurs courriers à la machine à écrire.<br />

- Et d'ailleurs, le mathématicien Henri Poincaré avait très justement constaté que « dans<br />

notre monde relatif, toute certitude est mensonge ». Ce que l'on ne sait pas, c'est si Poincaré en<br />

était sûr, ajoutai-je.<br />

A l'autre extrémité de la pièce, notre rédactrice en chef s'adonnait à son travail<br />

quotidien de relecture. « Quelle culture ! » s'exclama-t-elle en entendant nos échanges. Mais<br />

elle savait qu'il ne fallait pas interrompre le souffle créateur qui venait de jaillirdans la salle de<br />

rédaction, alors, elle se tu et observa passivement la bataille de citation.<br />

Fabien reprit :<br />

- En 1945, la veilledu bombardement d'Hiroshima, Robert Oppenheimer a dit de la bombe :<br />

« je ne suis pas sûr que ce maudit truc marche, ni même qu'il atteigne sa cible ».<br />

Eric abandonna définitivement son jeu pour saisir un dossier dans ses étagères :


- J'en ai une autre du même genre, que l'on doit à Charles Duell. Ce respectable ancien<br />

directeur du bureau américain des brevets avait déclaré : « tout ce qui peut être inventé a déjà<br />

été inventé ». Si Watson s'est réincarné en Bill Gates, Duell doit être la réincarnation de<br />

Léonard de Vinci. C'est ça le karma !<br />

Derrière son bureau, Fabien tournait frénétiquement les pages de son livre à la recherche<br />

d'une nouvelle citation.<br />

- Ah ! J'en ai une bonne de Thomas Edison, inventeur du phonographe et de la lampe à<br />

incandescence : « Rien ne justifie l'emploi de la haute tension et du courant alternatif, que ce<br />

soit d'un point de vue commercial ou scientifique. Mon désir personnel est d'interdire<br />

entièrement l'emploi du courant alternatif, il est aussi inutile que dangereux ». C'était en 1889.<br />

En fait, ce type, c'était pas une lumière...<br />

- Note la page, intervint notre rédactrice en chef.<br />

- Et celle-là vous la connaissez ? dis-je avant qu'Eric ne reprenne la parole. Elle a été<br />

prononcée par Lord Kelvin, brillant théoricien de l'électricité et de la thermodynamique. Je cite<br />

: « Tôt ou tard, on prouvera que les rayons X sont un canular ».<br />

- C'est ce que je me suit dit quand on m'a annoncé mon cancer des poumons, répondit Eric<br />

en allumant une cigarette. En attendant, j'en ai une qui est extraite d'une lettre envoyée à<br />

Darwin par Adam Sedgewick, professeur de géologie à Cambridge. C'était son commentaire<br />

de la Théorie de l'Evolution : « J'ai lu votre livre avec plus de chagrin que de plaisir. J'en ai<br />

admiré certaines parties, j'ai ri à d'autres jusqu'à en avoir mal aux côtes. Et j'ai lu des passages<br />

avec un chagrin absolu, parce que je les pense totalement faux et gravement malfaisant ». Au<br />

fond, elle est pas si drôle que ça celle-là. Le type avait plutôt raison.<br />

- Fabien c'est ton tour, lança notre rédactrice en chef, qui comptait les points en notant<br />

soigneusement les citations.<br />

- Justement, j'en ai une de Ernest Rutherford. On ne le présente plus depuis son Prix Nobel,<br />

mais je rappelle aux incultes qu'il était spécialiste de l'atome. En 1936, il écrivait : « l'énergie<br />

produite par la fission de l'atome est une toute petite chose. Quiconque recherche une source<br />

d'énergie dans la transformation de l'atome raconte des fadaises. » A croire qu'il confondait<br />

l'atome, particule, et la tome, fromage de Savoie.<br />

- Voici ma dernière citation pour la journée, annonçais-je à mes concurrents. C'est une belle<br />

conclusion du prix Nobel Szent-Giorgyi, définissant les grandes découvertes comme le fait « de<br />

voir ce que tout le monde voit et de penser ce que personne ne pense ». Sans ses lunettes,<br />

Fabien pourrait presque être un Einstein !<br />

- Je déclare forfait pour cette fois, annonça Eric refermant son dossier.<br />

- Pas moi, dit Fabien tout en tournant les pages de son livre.


- En attendant, il y a un sujet là ! s'exclama notre rédactrice en chef, dont le principal talent<br />

était de savoir rentabiliser la créativité des autres.<br />

Fabien avait refermé son ouvrage, craignant d'être la victime désignée des intentions<br />

malfaisantes diplomatiquement manifestées par la patronne. De son côté, Eric relança son jeu.<br />

Pour ma part, je tentai d'éviter la surcharge de travail qui s'annonçait en adoptant la solution<br />

dite du « miroir à 45 degrés » : je tournai innocemment mon regard vers mon voisin de droite.<br />

Cette méthode s'avéra très efficace.<br />

- Fabien, tu pourrais nous faire un article sur les grandes erreurs de la science avec toutes<br />

ces citations !<br />

- Mmmummm. Pourquoi pas... répondit-il, les yeux baissés sur son clavier.<br />

- On pourrait en faire un grand dossier avec une partie consacrée aux nouvelles voies de la<br />

science : la théorie du chaos, la physique quantique, et tout ce qui en découle.<br />

Ma rédactrice en chef connaissait mon intérêt pour ces sujets. A chaque fois qu'un article<br />

nécessitait un éclaircissement sur des notions de physique, elle faisait appel à mes services.<br />

Fabien décrocha un grand sourire en levant ses lunettes sur son front dégarni.<br />

- Bienvenue à bord, lança-t-il ironique.<br />

- Tu ne crois pas que ça risque d'être un peu compliqué pour le grand public ? dis-je tentant<br />

désespérément d'échapper à mon destin.<br />

- Il suffit de vulgariser correctement, les gens ne sont pas si idiots que ça ! Et puis tu peux<br />

leur parler de l'interaction esprit-matière ; après tout, c'est l'une des plus grandes énigmes de la<br />

physique quantique. En plus, c'est populaire. Tout le monde s'est amusé un jour à vouloir<br />

déplacer une aiguille par la simple force du regard.<br />

- Et pourquoi pas une expérience de psychokinèse sur internet ! proposai-je. On demande à<br />

la planète entière de se concentrer pour tordre la Tour Eiffel par l'esprit. Si plusieurs millions<br />

de personnes y pensent au même instant, ça marchera peut-être.<br />

- Et si ça ne marche pas ? demanda naïvement Eric.<br />

- On leur dira qu'on avait oublié de préciser dans quel sens il fallait la tordre et que les<br />

forces se sont annulées.<br />

- Très drôle ! ironisa la patrone.<br />

- J'ai une dernière citation, clamai-je haut et fort vers ma rédactrice en chef, dont je haïssais<br />

l'incapacité à imaginer autre chose que ce qui avait déjà été fait. « La matière n'est qu'une<br />

pensée partagée par tous. » C'est pour ça que la Tour Eiffel est si solide !<br />

- C'est de qui ?<br />

- De moi. C'est extrait des 3268 pages et demi de commentaires de mes Trois<br />

Commandements.


- Les Trois Commandements ? Tu nous réécris la Bible ?<br />

- Oui, le premier, c'est « en paix avec toi-même tu vivras », et le deuxième c'est « aucun<br />

autre commandement que le premier tu n'accepteras » et le troisième c'est « comprenne qui<br />

pourra. »<br />

Le soleil n'était pas encore couché sur la France, et déjà, il apparaissait sur l'horizon de la<br />

côte californienne. A San Francisco, Brenda entamait la journée qui s'achevait à Paris ; elle<br />

était sans doute en train d'interroger l'ordinateur sur les éventuelles nouvelles d'outre-<br />

Atlantique. Chaque jour, j'envoyais un petit message de quelques lignes, mais cette fois, je<br />

n'avais pas trouvé les mots pour exprimer mes sentiments, et j'avais préféré le silence aux<br />

banalités.<br />

Soudain, j'eus l'idée de donner vie à Brenda, en lui offrant un aller simple pour le monde de<br />

la réalité. Je voulais que nous franchissions la première étape de la matérialisation : le son, la<br />

vibration primordiale qui selon les tibétains avait donné naissance au monde. Juste un rapide<br />

appel téléphonique pour entendre sa voix et lui donner la mienne. Après tout, le virtuel c'était<br />

bien, mais je voulais tout de même exister dans le monde de la matière, là où l'on m'avait jeté<br />

une vingtaine d'années plus tôt.<br />

A l'idée de décrocher le combiné, mon coeur se mit à battre comme un tambour ; des idées<br />

affluaient par dizaine dans mon cerveau trop irrigué. Son accent américain, le timbre de sa<br />

voix, l'effet de surprise : tout pouvait être la cause d'un échec. Anarchiquement, les craintes<br />

envahissaient mon esprit mais ma main droite composait déjà le numéro. La tonalité n'en<br />

finissait pas.<br />

- ISAAC, Bonjour.<br />

La voix qui venait de répondre était somptueuse. Un mélange de féminité, de tendresse et<br />

de sensualité. Ce n'était peut-être pas Brenda, mais une standardiste qui allait me transférer sur<br />

le poste d'une vieille grincheuse. Une seconde s'était écoulée sans que je prononce un mot. Je<br />

pouvais toujours prétexter la lenteur de la connexion satellite pour expliquer mon silence.<br />

- Bonjour, puis-je parler à Brenda s'il vous plait ?<br />

- Je suis Brenda, répondit la voix suave.<br />

Pétrifié par une timidité stupide, je sentis le sang gonfler mes tempes et mes cordes vocales<br />

restaient désespérément muettes.<br />

- Eh bien voilà, je me suis évadé du Cyberspace et je suis recherché par la cyber-police.<br />

Pourrais-tu m'aider à fuir les mondes virtuels.<br />

- Ohhhh !<br />

Il y eut un silence que je n'osais pas combler, puis elle reprit :


- C'est bizarre, je me suis connectée sur internet en pensant avoir un message de toi, et il n'y<br />

en avait pas. Pourtant j'étais certaine que j'aurais de tes nouvelles !<br />

- Télépathie !<br />

- Certainement ! Où es-tu ? Au travail ?<br />

- Non, je suis à la maison, mais je m'en voulais de ne pas t'avoir écrit...<br />

- Ce n'est pas grave. Je peux comprendre que tu aies du travail et je ne t'en veux pas,<br />

surtout après une surprise aussi agréable.<br />

J'avais fini par les dire, mes banalités. Pourtant, chaque mot que nous partagions était<br />

comme une nouvelle pierre au Grand Edifice. Nous étions désormais sur le chemin de la co-<br />

naissance. Nous avions franchi le mur d'un monde parallèle, pour pénétrer dans la première<br />

dimension du réel : l'espace des sons. Là encore, elle était belle. Nous avions décidé de la<br />

seconde étape, la deuxième dimension ; elle allait m'envoyer une photo qu'elle irait faire dans<br />

l'allée de palmiers qui longeait la côte, tout près des bureaux de l'ISAAC. Elle devait juste<br />

attendre la fin de la semaine pour demander à une amie de prendre cette photo. De mon côté,<br />

je ferais la même chose, puisqu'elle n'avait vu de moi qu'un petit portrait dans un magazine.<br />

Avec le temps du développement et de l'envoi, nous franchirions la seconde dimension dans<br />

une dizaine de jours.<br />

Le téléphone était raccroché, mais je savais qu'à tout moment, je pouvais composer son<br />

numéro pour rencontrer sa voix une nouvelle fois ; elle était de l'autre côté du fil.<br />

Le soleil avait disparu derrière les toits, ne laissant qu'une blessure rouge dans le ciel<br />

obscur. Mon esprit s'abandonnait lentement à la nuit, laissant mon corps engourdi sur le<br />

canapé. Dans un rêve naissant, je tentais de forcer mes pensées à rejoindre Brenda, mais<br />

l'obscurité s'épaississait. Je dormais.<br />

De sa main habile, le peintre barbu promenait son pinceau sur une toile tendue. Les couleurs<br />

frémissaient en se chevauchant. Assis sur un petit tabouret de bois, face à son chevalet, il<br />

semblait minuscule à côté des colonnes titanesques du temple. Je ne connaissais pas l'origine de<br />

cette construction, mais elle remontait sans doute à une période très ancienne. Dans chaque<br />

sculpture, on pouvait lire les épreuves du temps. Des étranges bas-reliefs lissés par les siècles<br />

avaient presque totalement disparu sous la poussière et le sable. Les pierres qui constituait<br />

l'édifice devaient peser des dizaines de tonnes et le sol lui-même était pavé de gigantesques<br />

dalles de granit fissurées. Le plus envoûtant était cette lumière claire, douce et apaisante qui<br />

donnait à la salle une profondeur étonnante ; cette même profondeur irréelle que l'on ressent<br />

face aux oeuvres du peintre Siudmak. Les colonnes mesuraient quatre à cinq mètres de<br />

diamètre et s'élevaient à au moins une vingtaine de mètres du sol, mais je ne pouvais pas voir le


plafond. Je ne pouvais pas contrôler ma tête pour qu'elle regarde aussi haut. Le peintre se<br />

tourna vers moi et me parla, mais je ne le comprenais pas. En colère, il jeta son pinceau à terre<br />

et s'approcha d'une penderie que je n'avais pas remarquée. Il y décrocha une veste, une vieille<br />

redingote poussiéreuse et déchirée. Il l'enfila et disparut. Son chevalet était resté là, seul au<br />

milieu d'une salle de plusieurs centaines de mètres. Le temple lui-même était perdu au milieu du<br />

désert que l'on pouvait apercevoir entre les colonnes. Ce devait être un rêve. Un rêve. « Oui,<br />

c'est cela, je suis en train de rêver ».<br />

A cet instant précis, je pris conscience de mon état. Mon corps était toujours allongé dans le<br />

canapé, et dormait comme une marmotte en hibernation, mais mon esprit s'était échappé en<br />

rêve. La seule sensation perceptible provenant de ce corps inerte fut un orage de<br />

fourmillementsmontant de la nuque à l'arrière du crâne. Désormais, j'étais parfaitement réveillé<br />

comme en pleine journée, mais dans un paysage de rêve.<br />

J'étais toujours dans cet étrange temple, et le peintre était revenu avec un grand sourire vers<br />

son chevalet. Il semblait satisfait de mon réveil, comme si la visite des rêveurs endormi<br />

l'ennuyait. Je n'étais plus le spectateur passif d'un film flou dont le souvenir s'évanouirait au<br />

réveil, mais un acteur pleinement conscient plongé dans un décor magnifiquementirréel dont je<br />

pouvais scruter le moindre détail. J'étais sans doute un promeneur égaré dans les méandres de<br />

mon imagination, mais je n'arrivais pas à concevoir que mon propre esprit ait été le seul<br />

architecte d'un tel temple. Le peintre semblait animé d'une vie propre. Son attitude n'était pas<br />

celle d'une marionnette dont je tirais les ficelles dans mon cerveau. Je m'approchai d'une<br />

colonne pour en toucher la texture. Tout était d'un réalisme fantastique, la roche rugueuse et<br />

froide, le sol pavé recouvert d'une fine couche de sable fin. C'était même plus réel que la<br />

réalité, et pourtant, si j'en croyais ma raison, tout cela devait être généré par l'activité electro-<br />

chimique de mes neurones. "Alors, si je le décide, je peux voler" pensai-je en donnant un petit<br />

mouvement vers le haut. Mon corps s'envolait. Pour maintenir une altitude de quelques mètres,<br />

j'eus le réflexe de faire des mouvements de brasse, comme dans une piscine. Je passai au-<br />

dessus du peintre, qui ne détourna même pas les yeux de son tableau. C'était sans doute<br />

normal. En passant entre les colonnes, je me dirigeais vers l'extérieur, où j'allais pouvoir<br />

admirer l'étendu désertique des dunes de sable. A la sortie du temple, je fus surpris par la<br />

profondeur du ciel. L'atmosphère devait être gigantesque. Des petits nuages épars se<br />

déplaçaient à une grande vitesse. Ils étaient en pierre. Des nuages de pierre ! Des énormes<br />

rochers bruns auxquels s'accrochaient des cités de verre. Des dômes de cristal. Fantastique ! Je<br />

continuais à prendre de l'altitude, tel un pigeon tournoyant dans les airs puis décidai de plonger<br />

en piquée. Une petite impulsion de la tête et je fis un mouvement de rotation, exactement<br />

comme si j'avais été sous l'eau. Ma descente s'accélérait, provoquant le même vertige que les


montagnes russes. Arrivé près du sol, je me redressais pour freiner ma chute puis repris des<br />

mouvements de brasse. Le vol lui-même semblait réel. J'étais devenu Peter Pan. Cette<br />

expérience valait tous les meilleurs cinémas du monde réunis et je ressentis le besoin de la<br />

raconter immédiatement, avant d'en perdre la saveur dans les méandres de la mémoire. Je fis un<br />

effort pour tenter de réveiller mon corps en bougeant progressivement mes mains. Le rêve<br />

s'était soudainement effacé et ma conscience était de nouveau derrière mes paupières fermées.<br />

Je sentis mes poignets réagir, en essayant de s'extraire d'une profonde catalepsie, puis mes yeux<br />

s'ouvrirent. Doucement, je me levai pour atteindre le téléphone, décidé à réveiller Fabien pour<br />

lui raconter mon expérience, lorsque je me rendis compte de la couleur inhabituelle de la<br />

tapisserie. Les motifs verts pastels étaient ceux de la salle de bain, et non du salon. J'étais<br />

encore en rêve. Cette fois, je redoublai d'effort pour me réveiller véritablement, et mon bras<br />

tout entier se mit à bouger. J'ouvris à nouveau les yeux, mais je ne savais pas s'ils étaient<br />

réellement ouverts. Je pris peur. Peur d'être prisonnier d'un rêve éternel. Peur que mon corps<br />

soit un bastion inerte dans lequel mon esprit impuissant allait errer pour l'éternité. Peur d'avoir<br />

déconnecté les câbles qui relient l'âme au corps. Je fis quelques pas en touchant les murs pour<br />

m'assurer de leur matérialité, mais je savais que cela ne servait à rien. En rêve ou dans la<br />

réalité, ils auraient été les mêmes. A la cuisine, j'entendis le réfrigérateur se mettre en marche<br />

après une période de veille. En rêve, mon cerveau aurait sans doute oublié ce détail. Je devais<br />

être éveillé.<br />

- Mais non je ne suis pas fou ! Je te dis que ça c'est vraiment passé comme ça !<br />

- Oui mais c'est une hallucination ? reprit ma rédactrice en chef.<br />

- C'était un rêve. Pas une hallucination. Je l'ai vécu, je peux te le dire.<br />

- Oui, mais quand tu étais dans ton appartement, c'était bien une hallucination puisque la<br />

tapisserie avait changé, dit-elle, décidée à me faire passer pour un dangereux schyzophrène.<br />

- Non, c'était un rêve aussi. Tout ce que tu peux percevoir de la réalité, c'est ton cerveau<br />

qui le reconstruit en toi-même. Pour les rêves, il doit y avoir un mécanisme chimique qui<br />

t'empêche de les vivre aussi intensément que la réalité, juste pour ne pas sombrer dans la<br />

maladie mentale, et là, ce mécanisme était désactivé.<br />

- Ben tu vois, tu le dis toi-même ! répondit-elle. Toi, ton mécanisme, tu l'as détraqué, et tes<br />

délires te semblent aussi réels que la réalité elle-même ! Fais gaffe à ce que tu fais, tu vas trop<br />

loin...<br />

Je laissai tomber ma tête entre mes mains et poussai un soupir d'énervement contenu.<br />

Fabien et Eric n'avaient pas osé intervenir dans le débat. Tous les deux semblaient inquiets,<br />

mais justement parce que ce type de rêve dépassait l'entendement il ne préférait pas en parler.


Après quelques minutes de silence, Eric le modérateur prit la parole :<br />

- Si tu l'as vécu, c'est que ça doit exister. C'est forcément répertorié quelque part...<br />

J'allumai mon ordinateur et me connectai sur internet. Si quelqu'un avait vécu cette<br />

expérience, il en existait nécessairement une trace dans le cyberspace. La recherche par mot clé<br />

me conduisit très rapidement à l'Université de Stanford. En Californie, pour changer...<br />

- Voilà, c'est là ! Merci Eric !<br />

- Alors ? Demanda ma rédactrice en chef.<br />

- Le « rêve lucide » est le terme consacré à l'expérience durant laquelle le rêveur prend<br />

conscience de son état. Ce type de rêve a été « découvert » par le Marquis d'Hervey de Saint-<br />

Denis, sinologue au Collège de France. En 1848, il a consacré un ouvrage à ce phénomène :<br />

« Les rêves et les moyens de les diriger ». Un vendredi 13 de 1978, un chercheur de<br />

l'Université de Stanford, Stephen Laberge, a mis en évidence l'existence du rêve lucide en<br />

obtenant la première communication directe entre un rêveur et le monde réel, par<br />

l'intermédiaire des mouvements oculaires. Les yeux possèdent les seuls muscles encore actifs<br />

durant le sommeil paradoxal, ce qui a permis d'établir un système de code par des mouvements<br />

oculaires. Laberge pouvait contrôler l'état inerte du corps, l'état parfaitement éveillé du cerveau<br />

par un électroencéphalogramme, et le rêveur communiquai en temps réel sur un électro-<br />

oculogramme, qui recueillait les mouvements de ses yeux.<br />

- Et ton hallucination dans ton appartement ?<br />

- Ce n'est pas une hallucination. Je cite : « les phénomènes de faux réveils sont très<br />

fréquents chez les rêveurs lucides, ils correspondent à une anticipation de l'esprit sur le corps<br />

toujours endormi. » Maintenant on peut peut-être m'enlever la camisole de force ?<br />

- Après. Et qu'est-ce qui provoque le rêve lucide ?<br />

- A Stanford, ils semblent utiliser des lunettes munies de diodes clignotantes. Lorsque<br />

l'expérimentateur entre en phase de sommeil paradoxal - la phase dans laquelle nous rêvons -,<br />

les lunettes émettent des flash lumineux à une fréquence qui correspond à l'état d'éveil. Alors,<br />

l'esprit se réveille, tandis que le corps reste dans une atonie totale. Mais il semblerait que<br />

d'autres méthodes consistent simplement à s'auto-programmer pendant l'endormissement. Dès<br />

que l'on arrive dans un rêve, le but est de s'apercevoir des détails insolites qui nous font<br />

prendre conscience que cela ne peut être qu'un rêve. Avis aux amateurs...<br />

- En clair, ce sont tout de même des hallucinations maîtrisées, insistait ma rédactrice en<br />

chef. Et finalement, les sorties hors du corps relèvent peut-être du même phénomène.<br />

La discussion était vaine. Eric et Fabien avaient reprit leurs activités et le silence avait à<br />

envahi la salle de rédaction. Derrière mon écran, je continuais à consulter le serveur internet du<br />

Lucidity Institute de Stanford, le laboratoire de recherche de Stephen Laberge. On y parlait


ièvement du rêve mutuel, dans lequel plusieurs expérimentateurs pouvaient se rencontrer<br />

comme dans la réalité, et rapporter le même description de leur rêve. Laberge avait désormais<br />

une cinquantaine d'onironautes - les explorateurs du monde des rêves - et tentait désormais de<br />

mettre en évidence scientifiquement la réalité de ces rêves mutuels. A croire que le monde<br />

onirique était un univers aussi réel que la réalité.<br />

« Ton appel téléphonique était la plus belle surprise de ma vie. J'ai eu la sensation<br />

d'entendre quelqu'un que je n'avais pas entendu depuis des siècles et j'ai hâte de passer dans la<br />

troisième dimension, peut-être cet été, lorsqu'on se rencontrera pour la première fois. N'hésite<br />

pas à m'appeler quand tu en as envie, ce sera toujours un plaisir. J'aimerais que tu viennes à<br />

San Francisco voir les rues en colimaçon et les trolleys dans les rues en pente. J'aimerais qu'on<br />

puisse se promener ensemble sur le port des pêcheurs, ou au Golden Gate, tu sais, ce<br />

gigantesque pont suspendu. Quand il y a du brouillard, on ne voit que les colonnes d'où partent<br />

les câbles qui soutiennent le pont et le reste est noyé dans la brume. Ici, le monde change très<br />

vite. Les gens ont peur du « Big One », le tremblement de terre qui détruira la ville. C'est<br />

bizarre, on en parle de plus en plus. Des mediums et des abductés parlent d'un cataclysme<br />

proche. Tiens d'ailleurs, on lance un projet intéressant avec l'ISAAC. Certains abductés<br />

prétendent être restés en contact télépathique avec des entités extra-terrestres, alors on va les<br />

faire parler. On leur posera des questions qu'ils poseront à leur tour aux extra-terrestres. On<br />

publiera les réponses sur internet. Je ne sais pas s'ils sont vraiment en contact avec des ET,<br />

mais c'est étonnant de voir les concordances entre leurs discours. Je te communiquerai<br />

directement toutes les réponses. Le nom du projet est COMMUNION. Je te souhaite bon<br />

courage, et je t'embrasse très fort, dans la première dimension... Brenda"<br />

Mon banc habituel était occupé par deux amoureux enlacés. Non loin de là, un vieillard<br />

fumait un cigare dont la fumée se dispersait dans la brise. Son caniche profitait de ces quelques<br />

instants de plein air pour marquer son territoire, mais d'autres chiens s'étaient déjà approprié<br />

les arbres environnants. Témoin éternel des aventures canines et des méditations des penseurs<br />

du sixième arrondissement, l'église Saint-Sulpice reposait majestueusement sur ses deux tours.<br />

Je m'étais toujours demandé qui était Dieu pour que l'homme lui consacre de tels édifices à<br />

travers la planète entière. De tout évidence il devait être quelqu'un d'important et tout le monde<br />

lui rendait hommage. Son nom différait avec les langues, et son visage avec les siècles, mais<br />

tous les peuples parlaient bien du même créateur. Le Grand Architecte. Aldous Huxley, dans sa<br />

Philosophia Perennis, avait parfaitement exprimé cette transcendance divine dans laquelle les<br />

frontières, les couleurs, les races, les cultures, la science et la technologie n'avaient pas réussi à


diviser le concept originel de l'intelligence suprême, fondatrice de l'humanité. Chaque religion<br />

avait son purgatoire, ses rituels de passage, son paradis et son enfer. On pouvait penser que<br />

Dieu était né de l'exploration des états modifiés de conscience. En effet, de tout temps,<br />

l'homme avait expérimenté la transe, les drogues ou les expériences de mort imminente et ces<br />

états frontières suggéraient l'existence d'un esprit capable de voyager indépendamment des<br />

contraintes de la matière. C'était le monde de l'âme où la science était impuissante et la religion<br />

s'y était réfugiée. Puis on avait créé la psychologie, très vite renforcée par la neurophysiologie<br />

et l'esprit était devenu l'aboutissement d'une activité électrique et chimique des neurones. Les<br />

phénomènes de l'âme se résumaient à un ensemble de dysfonctionnements mécaniques de la<br />

machine humaine dû aux drogues, au stress ou à l'approche de la mort. Pourtant, c'était aussi<br />

grâce à la science que l'âme renaissait, là où l'homme traquait l'infinimentpetit. Au coeur de la<br />

matière, à l'intérieur même des noyaux des atomes, les quarks apparaissaient et disparaissaient<br />

selon des lois que les probabilités ne pouvaient qu'esquisser. C'est en ce lieu mystérieux que les<br />

savants trouvaient les frontières infranchissablede l'intention divine. Dieu jouait à cache-cache<br />

avec les scientifiques, et sa cachette préférée était notre ignorance.<br />

Cette fois, c'était certain, j'allais voir un phénomène paranormal sous mes propres yeux.<br />

Fabien avait retrouvé Jean-Claude Pierrard, un célèbre tordeur de fourchettes dont la notoriété<br />

avait presque égalé celle d'Uri Geller ! Rien ne lui résistait : ni les cuillères en argent du<br />

mariage de la Tante Manou, ni les barres d'acier dans des tubes de verre scellés concoctés<br />

spécialement par une entreprise métallurgique. Il avait changé la structure moléculaire de<br />

plaques de fer, il avait allongé une barre soigneusement mesurée, mais son heure de gloire était<br />

dans les années 70, lorsque les gens y croyaient encore. Depuis, comme Uri Geller, il avait été<br />

surpris en train de tricher et l'on avait jeté le tout aux ordures : le faux comme le vrai. Quelques<br />

rapports scientifiques subsistaient dans des armoires poussiéreuses pour attester de la bonne foi<br />

de Pierrard, mais il y a des erreurs qu'on ne pardonne pas, surtout s'il s'agit de croyance et de<br />

crédulité.<br />

En accord avec Pierrard, Fabien avait organisé la soirée psychokinèse chez un ami physicien<br />

dont la réputation conférait à notre expérience un caractère scientifique inattaquable. Pour ma<br />

part, j'avais trouvé une caméra pour filmer la totalité de l'expérience. Un moment comme ça<br />

devait être immortalisé.<br />

Il était vingt heures lorsque nous nous installâmes dans l'appartement. Pierrard n'était<br />

toujours pas arrivé. Nous profitâmes de ces quelques minutes pour placer la caméra et les<br />

quelques éclairages nécessaires au tournage. Fabien posa sur la table les tiges d'acier filtées<br />

qu'il avait lui même sciées dans une quincaillerie. « C'est pas de la camelote ! » avait-il dit à


notre rédactrice en chef avant notre départ du bureau. « Elle sont trop grosses ! Il n'y arrivera<br />

jamais ! » s'était-elle exclamée. Trop grosse ? Mais trop grosse pour quoi ? Pour les biceps ?<br />

Pour le regard ?<br />

Pierrard sonna puis entra dans le salon. Alors qu'il posait sa sacoche de cuir noir sur le<br />

canapé, je me demandais ce qu'un homme comme lui avait de différent. Il était habillé comme<br />

tout le monde, ne semblait pas avoir de signe distinctif, pas de troisième oeil, pas de regard<br />

perçant, pas de croix gravée sur le front ni de grigris autour du coup. Il n'était ni un sorcier ni<br />

un grand mystique.<br />

dons.<br />

- Comment vous êtes vous aperçu de cela ? demanda Fabien en parlant évidemment de ses<br />

- Oh ! Déjà petit, je n'étais pas tout-à-fait comme les autres. J'étais un peu médium, vous<br />

voyez ? Par exemple, je n'apprenais que certaines leçons parce que je savais sur quoi<br />

porteraient les questions de l'interrogation écrite.<br />

- Pratique ça ! Et vous tordiez les fourchettes à la cantine ?<br />

Son discours sonnait faux. Pierrard voulait être différent. Il voulait être unique pour que<br />

tous les regards se portent sur lui. On sentait sa souffrance intérieure et son combat pour<br />

l'unicité et du même coup, cela décrédibilisait son discours. Pourvu qu'il ait encore ses<br />

facultés...<br />

- Bon, si tout le monde est bien installé, nous allons commencer. J'ai moi-même acheté des<br />

tiges filtées pour l'expérience.<br />

- D'accord, je vous demanderai simplement un petit peu de silence pour la concentration,<br />

répondit Pierrard à l'invitation de Fabien.<br />

De sa main gauche, il saisit l'une des tiges et la fit rouler sur la table. Elle semblait bel et<br />

bien droite. Ensuite, il posa ses coudes sur les genoux. Alors qu'il tenait la barre horizontale,<br />

face à nos yeux attentifs, sa main droite se promenait au-dessus comme pour en sentir l'aura.<br />

La caméra tournait, témoin du moindre mouvement imperceptible à l'oeil nu. Pierrard le<br />

savait.<br />

Nous attendîmes une demi-heure ou une heure peut-être. Rien ne se passait. Pas un bruit. A<br />

peine quelques respirations plus fortes que les autres, quelques soupirs. Puis Pierrard prit la<br />

parole :<br />

- Je suis un peu fatigué là. C'est la route ! Mais ça va venir, parfois ça peut venir au bout de<br />

quatre heures, parfois dix minutes suffisent. Le mieux c'est peut-être qu'on fasse une petite<br />

pause pour se détendre.<br />

- D'accord, dit Fabien.<br />

Je coupai la caméra pendant que le physicien et son épouse apportaient quelques boissons.


Fabien était parti à la cuisine pour donner un coup de main et là, Pierrard appela notre<br />

attention : « Filmez, filmez, ça va commencer !! ».<br />

Immédiatement je mis en marche la caméra et chacun repris sa place en hâte, écarquillant les<br />

yeux comme pour mieux voir l'invisible. Devant nos regards attentifs, la barre métallique se<br />

tordit lentement. De façon quasi imperceptible, elle semblait plier sous la force de son regard,<br />

ou peut-être d'un magnétisme quelconque échappé de sa main droite. Après avoir atteint un<br />

angle d'environ 20 degrés, il posa la barre sur la table et la fit de nouveau rouler. Pas de doute,<br />

elle était tordue.<br />

Pierrard l'avait fait. Il avait réussi. Pourtant, malgré notre enthousiasme, un doute persistait.<br />

Nous échangèrent un regard suspicieux avec Fabien. Pourquoi avait-il commencé en notre<br />

absence au moment ou la caméra ne tournait plus ? Avait-il profité d'un moment d'inattention ?<br />

Avait-il tenté de nous tromper ?<br />

- Bravo ! s'exclama Fabien en dissimulant ses doutes. Et comment vous sentez-vous<br />

maintenant ? Un coup de barre et ça repart !?<br />

- Je suis vidé quand j'ai fait ça. C'est comme après un cent mètres. Mais je suis content que<br />

ça ait marché devant la caméra, ça vous fait un beau film !<br />

« Un beau film » pensai-je en repassant les images au ralenti. La régie était obscure. Seule la<br />

lumière bleutée des écrans permettait d'entrevoir nos visages dans la pénombre. Notre<br />

rédactrice en chef continuait à nous questionner, mais nous lui avions déjà tout dit : d'où<br />

provenait la barre, pourquoi la caméra était-elle éteinte, quel âge avaient les personnes<br />

présentes dans la pièce, de quelle couleur était la veste de Pierrard et même d'arrêter de nous<br />

poser des questions inutiles.<br />

Fabien tournait la barre dans ses mains comme si ce mouvement incessant allait lui donner<br />

l'illumination.Pendant ce temps, j'actionnais la molette pour faire défiler les images et regarder<br />

pour la dixième fois la séquence.<br />

« Je l'ai ! » hurla Fabien en se redressant brutalement. « Voilà comment il a fait ! ». Il sortit<br />

de la régie avec plusieurs tiges filtées et revint en présentant l'une d'entre elle comme Pierrard<br />

l'avait fait. Elle était droite.<br />

- Alors là, je vous passe le baratin sur le fait que je suis fatigué parce que mon avion m'a<br />

raté et mon train n'a pas pu décoller, et je vous dis : « Abracadabra » !<br />

La barre se tordit lentement, exactement comme nous l'avions vu la veille. Notre rédactrice<br />

en chef attrapa la tige et en contrôla immédiatement la rigidité.<br />

- Comment t'as fait ça ? demanda-t-elle inquisitrice.<br />

- Quinze jours de vacances et je te le dis, répondis Fabien.


- Accordé.<br />

- Voilà. Tu te débrouilles pour tordre la barre pendant un moment d'inattention. Ensuite tu<br />

la présentes au niveau des yeux des témoins en la tenant par une de ses extrémités, de telle<br />

façon qu'ils la voient droite : en fait, elle est tordue vers toi. Ensuite, tu la laisses redescendre<br />

progressivement en lâchant un peu tes doigts. Le centre de gravité, qui se trouve sur un plan<br />

horizontal, va rejoindre la verticale en donnant l'illusion de la torsion et le tour est joué !<br />

- Bravo, acclama notre rédactrice en chef.<br />

- Et l'intérêt de demander des tiges filtées, c'est que tu ne les vois pas tourner à cause du<br />

filtage. Enfin, maintenant, je suis crevé comme après un cent mètres... Pour les quinze jours de<br />

vacances, ça tient toujours ? demanda Fabien avec un sourire malicieux au coin des lèvres.<br />

- Non, tout bien réfléchi, c'est ta punition pour t'être laissé berner par un truc aussi simple...<br />

Depuis quelques jours, l'ambiance de la rédaction était tendue. Il y avait eu l'échec de<br />

l'expérience avec Pierrard. La déception. Les articles n'avançaient pas et notre rédactrice en<br />

chef nous reprochait d'avoir la tête ailleurs. Je savais que sa remarque m'était adressée. Elle ne<br />

pouvait pas comprendre. J'étais amoureux d'une personne qui se trouvait de l'autre côté de la<br />

planète et ça générait en moi l'ouverture d'une porte dont je ne connaissais même pas<br />

l'existence auparavant. Le seul événement que j'attendais avec impatience, c'était la photo de<br />

Brenda. Le reste appartenait à un autre monde, celui que je fuyais de peur de ne pas être<br />

compris. Eric et Fabien avaient dû recevoir des instructions pour tenter de me ramener à la<br />

réalité. Ils ne cessaient de me proposer des sorties, des soirées au restaurant ou des week-ends<br />

à la campagne. Eux non plus ne pouvaient pas comprendre. Mon esprit s'était dilaté. Il n'était<br />

plus là dans le corps qu'ils avaient devant eux, mais plutôt dans une sorte de dimension où je<br />

pouvais être en contact avec Brenda. Une dimension où l'espace se contracte. Lorsque j'avais<br />

expliquée cela à ma rédactrice en chef, elle m'avait jeté le regard attendri d'une mère dont<br />

l'enfant est malade. Depuis mon rêve lucide, elle devait penser que je perdais la boule. Alors,<br />

en prenant toutes les précautions nécessaires, j'avais essayé de lui faire la démonstration<br />

« rationnelle » du phénomène que je vivais : "tu vois, nous sommes des neurones et l'humanité<br />

entière constitue un cerveau. Je suis en contact avec un neurone qui se trouve de l'autre côté<br />

du cerveau et je vis donc des choses qu'on ne connaît pas dans notre région cérébrale. Voilà."<br />

Peine perdue. Elle attrapait son cahier, saisissait un stylo et se remettait au travail en soupirant.<br />

Alors, en me dirigeant vers mon bureau, je me retournais une dernière fois, comme dans les<br />

films, et lui lançai : "c'est comme ça que ça marche la vision à distance ! Deux personnes sont<br />

connectés dans le cerveau planétaire et donc elles voient la même chose. Pour être connecté, il<br />

faut aimer l'autre. Donc, la vision à distance ne marche correctement que si l'on s'aime. Même


les médiums le disent. C'est une question d'amour et il n'y a rien de mal à ça !"<br />

- Alors tu m'aimes toi au moins ? lança Eric.<br />

- Pfff...<br />

De retour face à mon écran, je décidai de tenter une expérience. Je fermai les yeux et<br />

essayai de percevoir le bureau de Brenda : là où elle était assise à l'instant même.<br />

Immédiatement j'eus l'impression d'avoir une fenêtre à ma droite donnant sur une cour ou un<br />

parking. Elle était à portée de main. Juste derrière moi, sans pouvoir me retourner, je "savais"<br />

qu'il y avait une double porte ouverte vers une grande salle de réunion. A l'intérieur, une table<br />

noire aux coins arrondis occupait la majeure partie de la pièce, ne laissant la place que pour<br />

quelques chaises. Le reste était très flou et sombre.<br />

Je postai à Brenda un petit courrier électronique rapide pour décrire ce que je venais de<br />

percevoir. « Si ça marche, c'est que je ne suis pas fou... » pensai-je.<br />

« J'ai du mal à croire tout ce qui arrive. J'étais assise face à mon ordinateur, en train de<br />

répondre au courrier de l'ISAAC, lorsque soudain, j'ai senti ta présence. Mon horloge, qui<br />

possède différents fuseaux horaires, indiquait 9 h 58 chez moi, et 18 h 58 à Paris. Je te sentais<br />

tellement à mes côtés que je me suis arrêté de travailler, j'ai fermé les yeux et j'ai pris une<br />

grande inspiration. C'était comme si nous étions connectés directement l'un à l'autre. J'aurais<br />

voulu vérifier si tu pensais effectivement à moi au même instant, alors, j'ai noté l'heure pour te<br />

le demander plus tard : cette fois, il était 12 h 01 ici, et 21 h 01 chez toi. Je me suis remise à<br />

travailler. J'ai consulté ma boîte à lettre électronique et j'ai trouvé ton message ! Fantastique,<br />

non ? Me voilà amoureuse d'un homme qui vit de l'autre côté de la planète, et dont je ne<br />

connais que les mots, apparaissant sur l'écran de mon ordinateur, le travail, par sa revue, et la<br />

voix, entendue une fois au téléphone ! Brenda. PS : la table de réunion n'est pas noire. En<br />

revanche, elle est belle et bien arrondie, et tout le reste était juste !... »<br />

Cette fois, si je n'étais pas fou, j'allaisle devenir aux yeux de tout le monde. Il y a des jours<br />

où il vaut mieux se taire...<br />

Cette fois, il faisait trop froid dehors et je décidai de franchir le seuil de l'église St Sulpice<br />

pour m'y réchauffer. Curieuse sensation que ce silence quasi absolu dans une ville de dix<br />

millions d'habitants. Quelques fidèles étaient venus s'agenouiller devant une statue de pierre,<br />

d'autres avaient trouver le lieu idéal pour lire leur journal en paix. Pour ma part, je me dirigeai<br />

vers l'une des plaques métalliques rouillées qui abritaient la soufflerie d'air chaud. L'une d'entre<br />

elles se trouvait au centre de l'église.<br />

Au sol, une bande de cuivre dorée traversait de part en part le transept. Elle avait été posée


là en 1723 par un curé soucieux de ne pas perdre le Nord. Dirigés par les rayons du soleils,<br />

braqués sur le sol par une lentille dans un vitrail, les ouvriers avaient attendu les solstices d'été<br />

et d'hiver pour tracer la direction parfaite du Nord et du Sud. Il me fallait désormais attendre le<br />

21 juin pour vérifier que rien n'avait changé depuis le dix-huitième siècle. Après tout, la Terre<br />

avait peut-être bougé sur son axe ou bien Paris traversait-il lentement l'Atlantique sur son<br />

continent.<br />

Le silence m'aidait à glisser progressivement vers une autre dimension. Je ne concevais plus<br />

l'homme à son échelle mais la ville, le pays, le continent, la planète, la galaxie et bientôt<br />

l'ensemble de la Création. J'en percevais chaque infime mouvement comme si j'étais tout<br />

l'univers à la fois. Tout se passait comme si je m'étais retourné sur moi-même pour devenir tout<br />

et englober ma propre unité. Peut-être était-ce cela le rôle des églises. L'atmosphère qu'elle<br />

créaient permettait d'arrêter momentanément le temps. Comme dans un trou noir, il ralentissait<br />

à l'extrême jusqu'à ce qu'une seconde dure une éternité. Alors, on basculait dans l'anti-univers.<br />

L'autre côté du miroir. Plutôt que d'être une conscience regardant le reflet de l'univers dans la<br />

glace, on devenait l'univers entier regardant une conscience se regarder dans la glace. L'église<br />

permettait de devenir Dieu. Peut-être que l'univers entier était du même coup contenu dans<br />

chaque partie, dans chaque trou blanc, dans chaque étoile, dans chaque planète, dans chaque<br />

homme, dans chaque cellule, dans chaque molécule ou dans chaque quark. Alors, peut-être que<br />

la conscience était le fruit du passage constant d'une dimension à l'autre. La nuit, dans les<br />

rêves, on devenait l'univers. C'était pour cela que la pensée était plus globale, moins analytique<br />

dans les songes que dans la réalité. Pour cela aussi qu'on ne pouvait pas s'en rappeler. A la<br />

mort, nous devions inverser le cours du temps pour retourner dans la dimension d'où l'on<br />

venait, celle de l'univers entier, celle de Dieu. Avant le retournement final, la vitesse devait<br />

s'accélérer et l'espace se comprimer. Les images du passé devaient commencer à défiler à toute<br />

allure, à tel point qu'on aurait la sensation de les voir, de les vivre toutes en même temps. Puis<br />

à mesure qu'on s'approcherait du point limite avant retournement, là où toute la matière de<br />

l'univers se condense en un seul point au temps infini, l'horizon des événements ou la grande<br />

lumière originelle, on aurait la sensation d'entrer dans l'Amour universelle, l'impression d'avoir<br />

les réponses à toutes les questions, les solutions de toutes les énigmes. Nous mettrions le pied<br />

dans ce que les occultistes appelaient les bibliothèques akashiques, la mémoire de l'univers, la<br />

conscience globale, l'état de Grâce. Ce serait l'inverse d'un accouchement. Retour à l'unité<br />

primordiale plutôt que le départ vers l'individualité.C'était cela le paradoxe du "Un". Il pouvait<br />

être le "Un" qui représente tout : l'Unité parfaite qui englobe les infinis,tout comme le "Un" de<br />

l'unicité parfaite, l'individualitéperdue dans l'infini. La poule pondait l'oeuf et de l'oeuf sortait<br />

une poule. Un cycle éternel : le big bang et le big crunch. Le Yin et le Yang qui passe


éternellement du noir au blanc sans qu'il y ait de frontière droite pour délimiter un monde de<br />

l'autre. Le noir englobe le blanc qui lui-même englobe le noir. Ce cycle intervenait dans tous les<br />

processus de la vie et de l'univers, à commencer par l'activité des particules quantiques qui<br />

oscillaient constamment entre l'état d'onde et celui de matière, le Tout et le Un. C'était le<br />

principe d'incertitude d'Heisenberg : impossible de connaître à la fois la position d'une<br />

particule, et sa vitesse. Les lois qui gèrent le monde de la matière ne sont pas les mêmes que<br />

celles qui gèrent celui de l'esprit. Cette frontière entre les deux mondes se trouvaient là, aux<br />

confins de la matière, à l'endroit ou elle s'engouffre dans le monde de l'esprit. Ou bien de l'autre<br />

côté, dans l'infiniment grand, là où l'univers va se retourner dans un big crunch. Toute la<br />

matière de l'univers s'effondrera sur elle-même dans un point tellement petit qu'il ne dépassera<br />

pas la taille de la tête d'une épingle. On pouvait également regarder de l'autre côté dans le<br />

temps, au début de celui-ci. A l'heure du Big Bang. Ce jour-là, si l'on peut dire puisque même<br />

le temps n'existait pas, tout l'univers, qui n'était qu'un seul point, s'est retourné pour devenir<br />

des milliards de milliards de particules séparées, individuelles. Et là encore, on ne peut pas<br />

regarder au-delà de la frontière. C'est ce que les physiciens appellent le mur de Planck. La<br />

limite de l'espace et du temps avant que ceux-ci ne se mélangent et se contractent trop pour<br />

qu'on puisse les discerner. La limite entre le corps et l'esprit, entre la vie et la mort, l'homme et<br />

Dieu. La forme de l'univers devait être un gigantesque ruban de Möbius, cet anneau torsadé<br />

sur lequel l'intérieur et l'extérieur se correspondaient dans une parfaite continuité. Mais il n'était<br />

pas qu'un simple ruban. Plutôt une infinité de petits rubans imbriqués, un peu comme la célèbre<br />

représentation mathématique de la bouteille de Klein qu'il faudrait imaginer à multiple<br />

dimensions, en fractales. Un hologramme d'une taille colossale.<br />

Les chants d'une chorale qui venait s'installer au fond de l'église m'extirpèrent de ma rêverie<br />

pour me ramener dans le monde de la matière. Il faisait froid. Je suis rentré.


IV<br />

Lorsque les pièces s'assemblent<br />

"J'ai même le sentiment - dirais-je la foi ? - que le phénomène d'enlèvement est foncièrement<br />

destiné à préserver la vie sur Terre à un moment où elle est particulièrement menacée d'extinction."<br />

John E. Mack, Professeur de Psychiatrie à Harvard


IV<br />

Lorsque les pièces s'assemblent<br />

L'idée de quitter Paris pendant quelques jours m'enthousiasmait. J'étais impatient de revoir<br />

l'horizon et de respirer l'air pur exhalé par les forêts bourgeonnantes.<br />

Eric était arrivé très tôt et nous avions échangé un rapide « bonjour » avant de préparer les<br />

quelques affaires indispensables à notre séjour. Trois cent kilomètres nous séparaient du<br />

congrès des guérisseurs et nous n'avions pas une minute à perdre pour pouvoir échapper aux<br />

embouteillages du matin. Lorsqu'Eric avait proposé un article sur cet événement annuel, notre<br />

rédactrice en chef l'avait mis en garde contre les dangers d'un tel sujet : « le milieu des<br />

guérisseurs est truffé de sectes et beaucoup d'entre eux sont poursuivis pour exercice illégal de<br />

la médecine ». J'avais promis à Eric de l'accompagner pour ne pas l'abandonner seul aux griffes<br />

de ces sorciers-gourous. J'appréhendais les poignées de mains hypocrites et les faux sourires<br />

des guérisseurs en quête de publicité, mais pour trouver le meilleur, il fallait souvent subir<br />

l'épreuve du pire.<br />

- T'es prêt ? demanda-t-il, un sac sur l'épaule.<br />

- Juste une petite minute pour vérifier mes courriers électroniques... Je vais en être privé<br />

pendant trois jours !<br />

Rapidement, j'allumai l'ordinateur et imprimai les derniers fichiers reçus des Etats-Unis. Je<br />

glissai le tout en vrac dans mon sac et rejoignis Eric à la voiture. Nous claquâmes les portières<br />

et rapidement, la voiture s'engouffra dans le flot de l'autoroute.<br />

Eric conduisait en silence, les yeux rivés sur le véhicule de devant. Il était sans doute trop<br />

tôt pour entamer une conversation. Rasé de près, la chemise repassée et les chaussures cirées,<br />

il avait pris soin d'harmoniser la couleur de ses vêtements aux tons frais et clairs du printemps.<br />

Chaque reportage était une nouvelle occasion de rencontrer l'âme soeur, mais c'était un piège<br />

et il le savait ! La fascination du journaliste et de sa vie palpitante n'était pas le point de départ<br />

idéal pour une relation durable. Nous n'étions en fait que des chasseurs de trésors jamais<br />

rassasiés par nos découvertes.<br />

J'ouvris mon sac et saisis le courrier de Brenda : « Voici les premiers résultats du projet<br />

COMMUNION. Je t'en avais parlé il y a quelques temps : ce sont des communications entre<br />

des abductés et des soi-disants extra-terrestres. C'est vraiment très inquiétant. Nous en<br />

reparlerons lorsque tu les aura lu, mais fais vite. Je t'embrasse et je t'aimerai jusqu'au bout du


monde. Brenda. »<br />

Jusqu'au bout du monde ?<br />

A ce courrier électronique était joint un texte d'une trentaine de pages dont j'entamai la<br />

lecture. Il s'agissait d'une conversation entre les membres de l'ISAAC et les extra-terrestres.<br />

Les réponses avaient été obtenues par des abductés en transe, censés percevoir les messages<br />

télépathiques de leurs amis d'outre-ciel :<br />

- Pourquoi venez-vous sur Terre ?<br />

- Nous sommes là pour vous aider, conformément à la décision du Grand Conseil des<br />

Mondes.<br />

« Le Grand Conseil des Mondes... » répétai-je mentalement, non sans une certaine ironie.<br />

- Vous nous aider en nous enlevant ?<br />

- Plus exactement en vous préparant à de grands changements inéluctables.<br />

- Des changements inéluctables ? De quel ordre ?<br />

- Dans un avenir très proche, la Terre va être vitime d'un cataclysme d'une grande ampleur.<br />

Cette catastrophe planétaire résultera du passage d'une comète géante entre la Terre et le<br />

Soleil. La masse de cette comète est supérieure à celle de la Terre. De ce fait, l'attraction<br />

gravitationnelle induite par la proximité des deux corps soulèvera les océans et le magma sous<br />

la croûte terrestre. D'après nos calculs, les événements devraient avoir lieu au début de l'année<br />

2003. Il n'y aura pas de collision mais des terres disparaîtront sous les flots tandis que d'autres<br />

émergeront des océans. Des gigantesques raz de marée dévasteront tout sur des centaines de<br />

kilomètres au-delà des côtes. Des séismes d'une magnitude supérieure à 15 sur votre échelle de<br />

Richter réduiront des villes entières à l'état de poussière.<br />

- Que restera-t-il ?<br />

- La population de votre planète sera réduite de 90 % et ceux qui survivront devront essuyer<br />

les effets dévastateurs d'un énorme nuage de poussière résultant de l'intense activité<br />

volcanique. Les usines auront déversé un grand nombre d'éléments polluants dans les eaux,<br />

rendant la nourriture comestible très rare. L'homme devra tout manger pour survivre, même les<br />

insectes se nourrissant des nombreux cadavres éparpillés. Beaucoup d'entre vous périront par<br />

manque d'hygiène. La pluie ne s'arrêtera pas pendant des mois.<br />

- Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?<br />

- Tous vos prophètes en parlent, de Elie le Tisbite à l'apôtre St Jean, en passant par<br />

Nostradamus et les papes de votre Eglise, Pie X, Pie XI, Pie XII et Jean XXIII... Vos<br />

astronomes en ont parlé également, mais sans véritablement le savoir, car en fait, cette comète<br />

a un rapport très proche avec les planètes les plus éloignées de votre système solaire.<br />

- Mais ce ne sont pas des preuves !


- Si vous voulez des preuves concrètes, vous n'avez qu'à observer l'évolution de la<br />

température de votre planète ; depuis quelques dizaines d'années, elle ne cesse d'augmenter et<br />

ce sont les premiers effets de l'approche de la comète.<br />

Eric venait d'allumer une cigarette. Il jeta un coup d'oeil intrigué sur les documents étalés<br />

sur mes genoux.<br />

- Veinard ! Même pendant les meilleures périodes de ma vie, je n'ai jamais reçu d'aussi<br />

longues lettres d'amour !<br />

- Ce n'est pas une lettre d'amour, c'est l'histoire de la fin du monde... répondis-je.<br />

- Pourquoi elle te quitte ?<br />

- Je n'ai pas dit la fin de mon monde, j'ai dit la fin du monde. Au fait, la planète se réchauffe,<br />

n'est-ce pas ?<br />

- Ah oui, on sent que l'été approche !<br />

- mumm...<br />

Nous avions quitté l'autoroute pour prendre une nationale bordée de peupliers. Les oiseaux<br />

chantaient l'hymne du printemps. Ici, les aiguilles du temps ne tournaient pas. Il n'y avait ni<br />

panneau publicitaire, ni hurlements de klaxons, ni vitrines alléchantes, mais seulement la<br />

verdure et des étangs couverts de nénuphars. En ville, nos sens étaient continuellement en<br />

alerte, stimulés par des millions d'informations chaotiques, tant visuelles que sonores. A la<br />

campagne, les couleurs étaient naturelles et les sons harmonieux.<br />

- As-tu une idée de ce que tu vas écrire comme article ? demandai-je à Eric.<br />

- J'ai une vague idée.<br />

- Et laquelle ? demandai-je impatient.<br />

- J'ai emmené avec moi un mal de dos que je traîne depuis que je n'ai plus vingt ans...<br />

- Et tu voudrais savoir si tu peux le laisser là-bas, dans les mains d'un sorcier.<br />

- Exactement.<br />

- Après « Jean-Claude Pierrard et la psychokinèse » nous « Eric au pays des rebouteux » !<br />

Après tout, se prêter à une expérience était la seule façon de tester les hypothétiques dons<br />

des magnétiseurs. Mais quelque soit le résultat de l'opération, Eric n'en demeurerait pas moins<br />

sceptique et son regard malicieux était déjà prêt à démasquer les escrocs.<br />

- Et tu as déjà consulté un rebouteux ou un magnétiseur ? lui demandai-je.<br />

- Non, mais j'ai une amie qui ne jure que par ça. Il faut dire que sa mère est voyante et son<br />

mari est médecin à tendance rationaliste.<br />

- Et alors, je ne vois pas le rapport ?<br />

- Et alors ? Eh bien comme dans toutes les familles,la mère a une telle influence sur sa fille,<br />

que le mari a toujours tort. Bilan, la filleplonge aveuglément dans les superstitions féminineset


son mari n'a qu'à se taire.<br />

- Elle a obtenu des résultats concrets ?<br />

- Oui, pour une entorse. Enfin, c'est ce qu'elle raconte... Le magnétiseur lui a passé les mains<br />

au-dessus de la cheville sans même la toucher et en une heure, l'articulation s'était dégonflée.<br />

L'entorse aurait disparu en quatre jours. Le problème avec elle, c'est qu'elle est convaincue<br />

d'avance. Psychosomatique ou placebo, elle tombe forcément dans le panneau.<br />

- On s'en fout, pourvu qu'elle guérisse...<br />

Nous approchions du village. Des panneaux de carton cloués sur les arbres indiquaient la<br />

route à suivre pour le « Congrès International des Guérisseurs ». D'après le programme, la<br />

spécialiste suisse de la géobiologie était la seule invitée étrangère. Sa présence justifiaitl'emploi<br />

de l'adjectif « international », utile pour négocier des subventions.<br />

Au loin, on pouvait voir de grandes tentes rayées de bandes rouges et blanches dressées<br />

dans un champs. Des dizaines de voitures étaient garées dans le pré voisin, et les gens se<br />

dirigeaient vers un auvent faisant office de réception. Eric se rangea à l'ombre d'un chêne et<br />

coupa le moteur.<br />

- Ah ! s'exclama-t-il les bras tendus vers le ciel. Rien de tel que le soleil et le gazon pour<br />

travailler correctement.<br />

- Et ton dos ça va ?<br />

- Non !<br />

- Alors tout va bien...<br />

Nous nous dirigeâmes vers l'entrée, où une charmante demoiselle offrait des coupes de<br />

Champagne. Les journalistes étaient toujours très bien accueilliscar leurs articles garantissaient<br />

la publicité de l'événement, par conséquent, ils étaient garants du renouvellement annuel de<br />

l'opération. « Mais c'est de la corruption ! » dis-je à la jeune fille en acceptant volontiers le<br />

verre d'alcool pétillant. "Ne vous inquiétez pas, l'intégrité est soluble dans le Champagne..." me<br />

rassura-t-elle. Puis, elle nous confia les badges "presse", qui nous assuraient la libre circulation<br />

dans les stands et nous souhaita un excellent séjour.<br />

Musiques de relaxation, crêpes bretonnes au blé noir, thérapie par les couleurs, associations<br />

de radiesthésistes, photographies Kirlian, Maisons biorésidentielles, diffuseurs de parfums,<br />

cristaux canaliseurs d'ondes bénéfiques... Le monde du New Age était représenté dans toute sa<br />

splendeur : le Wall Street de la spiritualité. « Par ici messieurs et mesdames, nous vendons du<br />

bonheur et du bien-être ! Nos elixirs vous apporteront richesse et grandeur spirituelle ! Ici c'est<br />

mieux que chez nos voisins, et en plus c'est moins cher ! Nos concurrents sont des<br />

charlatans ! » Nous étions à l'ère du modernisme et du matérialisme ; au milieu des crises


économiques, sociales et politiques, l'homme cherchait ce cocon rare et éphémère où les<br />

angoisses n'existent pas. Stoppant quelques minutes sa course éperdu, l'homme tentait de<br />

trouver l'origine de ses maux et commençait par le corps, cette machine à vivre dont l'entretien<br />

était souvent négligé. Mais la médecine était devenu une science des maladies plutôt qu'un art<br />

de les guérir, alors, resurgissait du fond des âges des pratiques ancestrales qui offrait l'énergie,<br />

la guérison, le miracle ou simplement l'humanité dont chacun de nous avait besoin. Les<br />

nouveaux thérapeutes ne passaient pas quinze années de leur vie à étudier les rouages physico-<br />

chimiques de notre enveloppe charnelle, ils apprenaient à écouter l'âme. C'était la nouvelle<br />

médecine. Pour se donner bonne conscience, un grand nombre d'entre eux avait besoin de<br />

vendre un objet ou un médicament, qui justifiait l'argent réclamé. Alors, une véritable industrie<br />

s'était développée pour fabriquer la panoplie du thérapeute New Age : les bougies des indiens<br />

hopis, les indicateurs de stress, les plantes médicinales, les musiques guérisseuses... Mais au<br />

fond, tout ce dont avaient besoin les malades modernes, c'était la communication, paradoxe<br />

d'une société où les câbles et les ondes nous reliaient tous.<br />

- Vous connaissez la géobiologie ? demanda l'hôtesse d'un stand qui avait repéré nos badges<br />

« presse ».<br />

- Non, répondit hypocritement Eric.<br />

La jeune dame nous offrit un fascicule vantant les mérites de cette nouvelle science, vouée à<br />

l'étude de l'influence du sol sur tout ce qui vit.<br />

- Nous devons la géobiologie au Docteur Hartmann, un scientifique qui a prouvé l'existence<br />

d'un réseau de rayons telluriques invisibles. Si vous habitez sur un noeud, c'est-à-dire un<br />

croisement de ces lignes invisibles, c'est très mauvais pour vous.<br />

- Comment peut-on le savoir ? demanda Eric inquisiteur.<br />

- C'est le but de notre société. Nous disposons de radiesthésistes compétents, capables de<br />

déterminer l'orientation idéale de votre lit, de vos meubles et même de votre maison. Vous<br />

pouvez d'ailleurs remarquer que les chats se couchent toujours au même endroit. Ils ont<br />

tendance à choisir les noeuds telluriques parce que leur organisme y est adapté.<br />

J'abandonnai Eric quelques minutes pour goûter au cidre bio, présenté un peu plus loin dans<br />

l'allée. Plusieurs personnes étaient accoudées au bar de fortune pour profiter de la dégustation<br />

gratuite. Le soleil était au zénith et la chaleur insitait à la consommation.<br />

- Goûtez donc celui-ci mon brave, c'est un cidre brut fabriqué dans les règles de l'art ! dit un<br />

gros serveur barbu, drapé dans un tablier qui n'avait rien de New Age.<br />

- Merci monsieur, à la bonne vôtre.<br />

- Vous pouvez y aller, c'est du bio, et le verger où se trouve les pommiers est loin des lignes<br />

à haute tension !


Eric venait de me rejoindre pour se désaltérer.<br />

- Tenez m'sieur, c'est bon pour ce que vous avez ! s'exclama le serveur en tendant un verre<br />

de cidre à Eric.<br />

- Dites-moi, ça se voit tant que ça que j'ai mal au dos ? lui demanda Eric.<br />

- Non, mais ça se voit que vous avez soif ! répondit l'homme avec un sourire jovial.<br />

La nuit était tombée et le chapiteau avait fermé ses portes de toiles. La journée avait été<br />

harassante et nous n'avions strictement rien appris. Le tour des stands nous avait conforté dans<br />

l'idée que le New Age était un véritable panier de crabes où se mêlaient escrocs, naïfs et<br />

requins. Nous étions repartis avec quelques cadeaux offerts au hasard des rencontres. Des<br />

bâtons d'encens, un pendule et des savons hypohallergénique...<br />

Notre hôtel se trouvait à deux kilomètres et nous avions décidé de rentrer à pied sous le ciel<br />

étoilé. Nous marchions sur un chemin longeant la route, près d'une pâture d'herbe grasse. Au<br />

loin, quelques oiseaux nocturnes hululaient à l'orée d'un bois. Nous nous arrêtâmes sur les<br />

berges d'un petit ruisseau pour profiter quelques instants de la voûte céleste. Eric alluma une<br />

cigarette et observa les ronds de fumée se dissoudre dans le ciel obscur.<br />

- Peut-être bien que l'univers est déjà mort. Le temps que la lumière des étoiles nous<br />

parvienne, on les croit toujours en vie, dit-il d'un ton prophétique. Mais ce n'est qu'une illusion,<br />

comme le soleil : sa lumière met huit minutes avant de nous atteindre.<br />

La Voie Lactée s'étendait sur l'ensemble du ciel, rejoignant l'horizon de part et d'autre du<br />

ruisseau. Je fus saisi d'un vertige à l'idée de l'immensitédu cosmos. Cette partie plus claire que<br />

les premiers astronomes avait poétiquement appelé Voie Lactée n'était qu'une branche de notre<br />

gigantesque galaxie. Elle-même comprenait des milliards de soleil comme le nôtre. Il y avait<br />

des milliards de galaxies dans l'univers. Mais le plus troublant était qu'un simple cerveau était<br />

capable de concevoir cette immensité. En quelque sorte, l'univers entier tenait dans notre<br />

cerveau !<br />

- On voit peut-être la comète Hyakutake, ce soir ? demanda Eric.<br />

Hyakutake était le nom d'un astronome amateur japonais. Quelques semaines plus tôt, il<br />

avait découvert une nouvelle comète parcourant le ciel à une vitesse vertigineuse. Son noyau<br />

dur mesurait environ une dizaine de kilomètres de diamètre : la taille de Paris. Dans l'immensité<br />

de l'espace, un objet de cet taille aurait été invisible s'il ne laissait derrière lui deux traînées<br />

gigantesques : sa chevelure et sa queue. La queue mesurait entre deux et trois millions de<br />

kilomètres, composée de poussières dégagées par la désintégration progressive de la comète.<br />

Quant à la chevelure, elle était formée de gaz ionisés sur environ 200 000 kilomètres de<br />

diamètre. Depuis l'annonce de l'événement, la plupart des observatoires avaient changé leurs


programmes de travail pour braquer leurs instruments sur l'objet. Par les mesures qu'on pouvait<br />

en obtenir, on tentait de déceler les secrets des origines du système solaire, car les comètes en<br />

étaient le principal témoin. Elles provenaient de la ceinture de Kuiper, la banlieue glacée de<br />

notre système, située entre quatre et sept milliards de kilomètres de l'astre du jour. Pour une<br />

raison quelconque, ces blocs de roche ou de glace se décrochaient de temps à autre de leur<br />

orbite éloignée pour plonger vers le centre du système : le Soleil. Nous n'avions qu'à espérer ne<br />

pas nous trouver sur la trajectoire de ces bolides si nous ne voulions pas disparaître corps et<br />

biens dans un cataclysme planétaire, comme l'avaient fait les dinosaures quelques centaines de<br />

milliers d'années plus tôt. C'est pourtant ce qui avait failli arriver le 22 mars 1989, lorsque<br />

1989 FC, un objet de 200 à 500 mètres de diamètre, était passé sur la trajectoire de la Terre<br />

précisément là où nous nous trouvions six heures plus tôt. A 700 000 kilomètres près, nous<br />

étions bon pour un feu d'artifice cosmique ! Un feu d'artifice comme celui qu'avait connu la<br />

forêt de Tunguska, en Sibérie, le trente juin 1908. Un noyau de comète de 70 mètres de<br />

diamètre s'était désintégré à une altitude d'environ 6000 mètres au-dessus de cette région. L'air<br />

rapidement comprimé pour freiner le bolide avait transformé son énergie cinétique en lumière<br />

et en chaleur, produisant une explosion équivalente à 12 mégatonnes de TNT, soit mille fois la<br />

puissance de la bombe atomique d'Hiroshima. 2000 km2 de forêts avaient été balayés. Des<br />

témoins furent renversés et brûlés par le souffle à 60 kilomètres. D'autres avaient entendu la<br />

détonation jusqu'à 1000 kilomètres !<br />

- A quoi tu penses ? demanda Eric, intrigué par mon silence.<br />

- A la fin du monde.<br />

- Encore ! C'est une obsession ! Tu n'es toujours pas revenu parmi nous !<br />

- Imagine une comète comme Hyakutake qui percuterait la terre !<br />

- On serait averti avant, objecta Eric.<br />

- Ce n'est pas sûr. D'une part, il faudrait qu'un astronome amateur la repère ; les<br />

observatoires officiels sont bien trop occupés par leurs programmes d'observations actuels.<br />

D'autres part, on ne nous le dirait probablement pas pour éviter la panique...<br />

Eric.<br />

- Et alors, ça donnerait quoi si Hyakutake nous avait donné une petite claque ? demanda<br />

- Ce ne serait pas beau à voir. L'onde de choc de la collision provoquerait un tremblement<br />

de terre comme on n'en a jamais vu. Une onde due à la surpression de l'atmosphère détruirait<br />

tout sur son passage. Elle serait suivie de peu par un nuage de vapeur et de roche fondue qui<br />

jailliraitdu cratère. Une boule de feu semblable aux champignons atomiques s'élèverait dans la<br />

stratosphère pouvant même éjecter une partie de notre atmosphère dans l'espace. Sur des<br />

milliers de kilomètres, il pleuvrait du verre et du ferronickel en fusion, et le ciel en deviendrait


ouge. Tous les combustibles prendraient feu dans un rayon d'au moins 1000 kilomètres autour<br />

du point d'impact. Avec les cendres suspendues dans l'atmosphère, il ferait nuit pendant 6<br />

mois !<br />

- Mais les comètes, on les connaît toutes, non ?<br />

- On estime qu'il en reste encore des dizaines de milliers à découvrir. On ne peut pas les<br />

repérer tant qu'elles n'ont pas d'activité cométaire, c'est-à-dire tant qu'elles ne décrochent pas<br />

de leur position pour s'approcher du soleil. Mais il est parfaitement possible que des planètes<br />

très éloignées, au-delà de Pluton, deviennent un jour des comètes gigantesques. On en a encore<br />

découvert six au-delà de Pluton. Et là, même si elles nous heurtent pas, on en ressentira<br />

sévèrement les effets.<br />

Eric était perplexe. Le beau ciel de printemps parsemé d'étoiles prenait soudain l'allure d'une<br />

épée de Damoclès. A tout moment, un grain de sable pouvait enrayer la machine que le<br />

Créateur avait semble-t-il si bien huilé. Les extra-terrestres de Brenda avait vu juste, la<br />

catastrophe cosmique était parfaitement plausible. En 1981, la NASA avait évalué la<br />

probabilité de décès due à un impact à une chance sur six mille pour une vie humaine d'une<br />

cinquantaine d'année. En 1993, le Congrès américain s'était réuni autour de ce thème pour<br />

décider des budgets alloués à la localisation des comètes ou astéroïdes menaçant. Le<br />

Département de la Défense participait d'ailleurs au programme pour proposer des solutions<br />

nucléaires afin de dévier la trajectoire d'une éventuelle comète. Quelques mois auparavant, on<br />

avait vu les débris de Shoemaker-Levy s'abattrent sur Jupiter avec la puissance de plusieurs<br />

millions de bombes atomiques. Pourtant les plus gros projectiles mesuraient entre un et deux<br />

kilomètres de diamètre ! Des poussières cosmiques comme il en traînait un peu trop souvent.<br />

Les simulations informatiques nous assurait 25 années de paix céleste avec les astéroïdes les<br />

plus proches, mais qu'en était-il des comètes ?<br />

Le silence me réveilla. Un silence absolu. Le soleil perçait la légère brume pour s'introduire<br />

dans la fente des rideaux et déposer ses rayons sur le parquet ciré. Je me penchai vers mon<br />

réveil pour m'assurer qu'il n'avait pas sonné : il était neuf heures moins deux minutes. Les<br />

merveilles de l'horloge biologique ! Comme cela arrivait souvent, deux minutes avant qu'il ne<br />

sonne, mon cerveau avait réveillé mon corps ! Après une rapide douche, je descendis vers la<br />

salle de restaurant, envahie par les participants du congrès et me dirigeai vers la table d'Eric.<br />

- Bien dormi ? lui demandai-je en tendant une poignée de main.<br />

- C'est le moins qu'on puisse dire ! Le silence de la campagne est tout de même plus agréable<br />

que les bourdonnements parisien. Assieds-toi et prends un café.<br />

- Tu sais bien que je n'en bois jamais ! Je boirai une tisane anti-moustiques au congrès.


Eric semblait revivre. La bouche pleine, et les lèvres couvertes de miettes, il avalait<br />

goulûment son petit déjeuner comme s'il n'avait pas mangé depuis des années.<br />

- En tout cas, fais des réserves de calories parce qu'on est bon pour deux kilomètres de<br />

marche ! s'exclama-t-il en balayant les restes de croissants du revers de la main.<br />

Autour de nous, quelques clients s'étaient levés pour quitter la salle de restaurant. Le patron<br />

jetait sur eux des regards intrigués. Il savait pourquoi ces gens étaient venus perturber le calme<br />

de son hôtel mais il ne comprenait pas comment les guérisseurs provoquaient un tel remue-<br />

ménage. A la campagne, on les consultait pour une brûlure, une entorse ou un chagrin<br />

d'amour, mais on n'en faisait pas des conférences avec les étrangers.<br />

Eric s'était levé et avait enfilé sa veste. Le patron regarda s'éloigner les clients de la table<br />

voisine et lança un soupir de moquerie. « Bonne journée ! » lui lançai-je au même instant en lui<br />

jetant un regard perçant. « Euh... vous aussi messieurs » dit-il déconcerté.<br />

Eric était décidé à tenter son expérience. La veille, il avait repéré le stand d'un guérisseur<br />

berrichon, au fond du chapiteau principal. Les gens qui en étaient sorti avait tous affiché un<br />

sourire de satisfaction.<br />

Il était encore tôt et il fallait profiter du calme pour aborder notre sorcier pure souche, avant<br />

qu'il ne soit débordé par les sollicitations diverses.<br />

- Bien entendu, rentrez donc, répondit-il à notre demande.<br />

Nous pénétrâmes dans l'antre du vieil homme, derrière le rideau. Il avait installé un petit<br />

cabinet de consultation avec une table et un matelas en guise de lit. Il se tenait debout face à<br />

nous, démêlant de ses mains usées la chaînette d'un pendule doré.<br />

- C'est qui le malade ?<br />

- C'est lui, répondis-je vivement en pointant du doigt Eric, qui s'était approché du lit de<br />

fortune.<br />

- Et vous avez quoi ? demanda-t-il en mettant ses lunettes de lecture sur le bout de son nez.<br />

- C'est à vous de me le dire...<br />

Je m'étais installé sur une chaise, dans un coin sombre, et préparait mon appareil photo pour<br />

piéger les moindres gestes du guérisseur. Il avait mis la main gauche sur l'épaule d'Eric et<br />

regardait osciller son pendule tenu souplement entre le pouce et l'index. L'amplitude du<br />

mouvement semblait varier en fonction des parties du corps oscultées.<br />

- Mais vous allez bien jeune homme ! A part un petit problème de digestion au niveau de<br />

l'estomac... Retournez-vous s'il vous plaît.<br />

Eric présenta son dos au vieil homme qui promena son pendule le long de la colonne<br />

vertébrale. Il s'arrêta au milieu du dos et fronça les sourcils. "Ah ! Voilà le problème..."


s'exclama-t-il en posant son pendule sur la table. Il s'approcha et parcourut de nouveau la<br />

colonne de sa main ouverte, à quelques centimètres des vêtements d'Eric. "Pouvez-vous vous<br />

mettre torse nu monsieur, on dirait que vos vertèbres sont fatiguées avant l'âge !". Eric quitta<br />

ses vêtements et s'allongea à plat ventre sur le matelas. Le guérisseur berrichon lui appuya<br />

fortement sur la nuque, après avoir passé la main sous son bras gauche. D'un geste rapide et<br />

brutal, il pressa le dos au point localisé par son pendule. Eric poussa un cri de surprise et de<br />

douleur. La photo était prise.<br />

- Voilà, c'est fini, mais il faudra revenir dans quelques semaines pour vérifier que tout est en<br />

place ! Voilà mes coordonnées.<br />

- Je ne m'attendais pas à ça ! rétorqua Eric.<br />

- C'est normal, si je vous avais prévenu, vous vous seriez contracté, et ça n'aurait pas<br />

marché.<br />

- Alors ? demandai-je impatient à Eric.<br />

Il se baissa vers le sol, puis se redressa les bras en l'air. Ramenant ses mains sur les épaules,<br />

il tourna d'un quart de tour sur la droite, puis sur la gauche. « On dirait que ça marche » dit-il<br />

avec la prudence qui le caractérisait.<br />

Après les politesses d'usage et les échanges de cartes de visites, nous quittâmes la hutte du<br />

sorcier pour aller goûter au vin biologique du stand des ivrognes.<br />

- Il a tout de même su diagnostiquer ton mal de dos sans que tu n'en dise rien ! dis-je à Eric<br />

en tentant de lui arracher des aveux.<br />

- Le serveur du stand de cidre bio savait que j'avais mal au dos, il a très bien pu prévenir son<br />

ami le guérisseur. Le monde est tellement petit.<br />

- Tu sais bien que tu es de mauvaise foi, pourquoi veux-tu qu'il lui dise avant même que tu<br />

saches avec tu allais faire l'expérience, soupirai-je en levant les bras au ciel.<br />

- Oh ! Les sorciers ils sont bizarres. Entre la prémonition et la télépathie, il a pu deviner mes<br />

intentions, répondit Eric avec un humour douteux.<br />

- Pffff !!!<br />

Il avala d'un seul trait le verre de vin tiré de raisins non traitées de la montagne de Reims. Le<br />

serveur le regarda exaspéré et rangea sa précieuse bouteille.<br />

- Et ton dos ?<br />

- C'est bien ça le pire ! C'est que ça va très bien.<br />

En fin d'après-midi, les organisateurs du congrès avait prévu une bien étrange réunion. Le<br />

programme annonçait une « prière pour sauver la Terre » et les gens se bousculaient déjà pour


se rendre autour d'un chêne centenaire couvert de gui, planté au beau milieu d'un pré<br />

verdoyant. Nous suivions la foule pour observer cette cérémonie quasi-druidique marquant la<br />

naissance d'un néo-paganisme sauvage. Plusieurs centaines de personnes, guérisseurs et<br />

simples mortels, s'assemblaient en un vaste cercle, comme si la scène avait été répétée pour le<br />

spectacle. « Restons à l'écart, si on veut faire des photos » avait suggéré Eric. Une fois que le<br />

cercle fut à peu près régulier, chacun pris la main de ses voisins formant ainsi une grande<br />

chaîne humaine.<br />

« Maintenant, nous allons prier en silence pour l'avenir de la terre et pour le respect que<br />

l'être humain doit lui porter » s'écria le président du congrès.<br />

- C'est un secte ? demanda Eric.<br />

- Non, ce sont des gens de croyances très diverses. Ils ont un seul point commun : ils<br />

pensent tous que la matière est esprit et que l'on peut communiquer avec la terre et tous les<br />

êtres vivants de la Création, comme le faisait nos ancêtres animistes.<br />

- Ça y est, ça te reprend !<br />

Devant nous, plusieurs centaines de personnes s'étaient liées dans une pensée commune.<br />

Cette scène insolite et ridicule me semblait d'une magnificence extrême. Une énergie<br />

impalpable semblait se dégager du tableau surréaliste auquel nous assistions. Au centre, héros<br />

involontaire de cette histoire d'un jour, le chêne centenaire devait verser des larmes d'émotion<br />

de son corps robuste. Après avoir été témoin des guerres, avoir vu les hommes se déchirer<br />

pendant des siècles, les foudres s'abattre et le sang couler sur la terre de ses racines, le<br />

survivant de bois aux bras tendus vers le cosmos se retrouvait au centre de ce cercle. Après<br />

tout, si les sourciers sentaient l'eau couler dans la terre, la terre elle-même devait sentir<br />

l'homme.<br />

Eric s'était tu, muet devant l'étrange communion des enfants de Gaïa. Plus aucun mot<br />

n'aurait été plus beau que le silence contemplatif. J'avais honte de n'avoir pas donné mes mains<br />

pour la terre affaiblie.Combien de cercles similaires avait été formés à travers les continents ?<br />

Combien d'hommes avaient pensé aux autres plutôt qu'à eux-mêmes, le temps d'une prière ? En<br />

voyant ce cercle, je compris la puissance de l'Humain. Pour se battre, il lui fallait des armes et<br />

pour se défendre il se cachait derrière des cuirasses, mais pour faire le bien ses mains et son<br />

coeur suffisaient amplement. De toute évidence, si le Grand Architecte avait voulu faire de<br />

l'homme un guerrier, il lui aurait mis des lames acérées en guise de bras et des canons à la place<br />

des yeux. Mais il lui avait donné un coeur et des mains. L'humain était une machine à aimer et<br />

il était urgent de le redécouvrir pour panser les blessures de la Terre.


Nous étions resté silencieux pendant la première moitié du trajet de retour. Rester une<br />

journée de plus au congrès n'était plus nécessaire pour notre travail et il était temps de jeter sur<br />

le papier les souvenirs encore vifs de notre séjour.<br />

Qui étaient ces gens, infirmiers, postiers ou chefs d'entreprise dont l'esprit cartésien glissait<br />

dans la logique animiste de nos lointains aïeux ?<br />

- Autour de l'arbre, tu crois qu'il pensaient sincèrement avoir un effet sur le monde ?<br />

demanda Eric.<br />

- Oui.<br />

- Mais quel effet ? Comment la prière d'un groupe de personnes pourrait influencer<br />

l'environnement ?<br />

- Tu n'as rien ressenti en les regardant faire ?<br />

Eric préféra se taire. Il attrapa un paquet de cigarettes dans la boîte à gants, entrouvrit sa<br />

vitre et enclencha l'allume-cigare.<br />

- Eric, il faut tout de même savoir que nous ne sommes pas des êtres isolés, séparés par des<br />

océans de vides. Je suis composé des mêmes particules élémentaires que toi et que l'air qui<br />

nous sépare.<br />

- Oui mais tu l'as dit, il y a tout de même de l'air qui nous sépare ! rétorqua Eric.<br />

- Il nous sépare parce nos yeux sont conçus pour voir à l'échelle macroscopique. Si nous<br />

voyions les quarks, il n'y aurait aucune frontière visibleentre nous deux, la voiture, l'autoroute<br />

et la planète entière.<br />

Eric était perplexe. Son parcours de journaliste dans le monde obscur du paranormal<br />

l'entraînait parfois dans des chemins obscurs où son esprit préférait la retraite discrète et<br />

silencieuse. Il était préférable de croire son corps distinct de l'univers environnant et le<br />

fusionner de temps à autres avec celui d'une charmante jeune fille. Il valait mieux oublier que<br />

celle-ci n'était qu'un amas de quarks momentanément harmonieux à l'échelle macroscopique.<br />

- Mais Eric, notre influence sur l'environnement est indéniable.A l'Université du Nevada, au<br />

Consciousness Research Laboratory, un chercheur nommé Dean Radin a testé l'influence d'un<br />

groupe de personnes sur des générateurs de nombres aléatoires. En principe, ceux-ci génèrent<br />

des nombres de manière chaotique, mais lorsque le groupe avait son attention uniformément<br />

concentrée sur une activité particulière, en l'occurrence l'émission de télévision sur la remise<br />

des Academy Awards, les générateurs de nombres aléatoires n'avaient plus le même<br />

comportement.<br />

- On va pouvoir fabriquer des nouvelles machines pour mesurer l'audimat en testant la<br />

concentration des gens ! proposa Eric.<br />

- Pourquoi pas... D'ailleurs Dean Radin se demandait l'effet que l'humanité entière aurait sur


l'environnement si tout le monde était concentré sur le même événement. Pour lui, il semble<br />

possible que l'apparition de la Sainte Vierge à Fatima soit due à la concentration des dizaines<br />

de milliers de personnes qui l'attendaient.<br />

- Si une comète menaçait de tomber sur Terre, comme on l'imaginait hier soir, on saurait<br />

très vite quel effet donnerait la concentration uniforme de l'humanité entière ! suggéra Eric.<br />

- A qui le dis-tu !<br />

- On pourrait peut-être dévier sa trajectoire ! ajouta-t-il.<br />

- Tu vas finir par croire qu'on peut tordre la Tour Eiffel par une expérience sur internet !<br />

« Tu m'as manqué » dis-je mentalement à l'Eglise Saint-Sulpice. Nous étions rentrés très<br />

tard et la place était totalement déserte. Le circuit infernal de la fontaine avait été coupé pour<br />

la nuit. L'eau dormait dans le bac de pierre froide. Les éclairages de la façade de l'église étaient<br />

éteints. Il fallait dormir. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de penser à cette cérémonie du<br />

chêne où quelques neurones du cerveau planétaire s'étaient connectés par l'alchimiedes mains<br />

et de la pensée.<br />

La structure du cerveau humain était très complexe et les savants affairés à en déceler le<br />

mystérieux fonctionnement manquaient d'outils pour l'explorer. On venait tout juste d'inventer<br />

une nouvelle machine permettant de détecter les zones actives du cerveau à quelques<br />

millimètres près. Grâce à un ordinateur, qui reconstituait l'image de l'encéphale en trois<br />

dimensions et à deux cent cinquante-six capteurs électro-encéphalographiques répartis sur le<br />

cuir chevelu, on pouvait désormais savoir quel groupe de neurones s'activait lorsque nous<br />

parlions, lorsque nous voyions où lorsque nous bougions un doigt ou un orteil. Ainsi, nous<br />

allions pouvoir élaborer une cartographie précise du cerveau humain. Cependant, quelques<br />

mystères subsisteraient comme la conscience, la capacité de décision ou d'abstraction, mais<br />

qu'importe, nous montions les marches l'une après l'autre. Jusque-là, nous avions déjà observé<br />

le rôle des différentes zones du cerveau de façon relativement grossière. Par exemple<br />

l'hémisphère droit était plus intuitif et moins calculateur que son homologue de gauche. Si<br />

l'humanité constituait un cerveau planétaire, cela correspondait à l'Orient et ses philosophies<br />

fondées sur l'intuition et la spiritualité, comparé à l'Occident, technologique et matérialiste. La<br />

zone motrice, chargée de diriger les muscles de notre corps, se trouvait à la base du crâne, là<br />

où réside l'Afrique sur le globe terrestre. C'était effectivement le continent des champions de<br />

tous les sports confondus. Ses grands gaillards à la carrure d'athlète n'avaient pas leurs pareils<br />

pour la motricité. On leur devaient les coupes et les médailles, mais aussi la musique rythmée<br />

mère du blues, du jazz, du rock, de la soul, de la dance, du rap et de la techno. Au coeur du<br />

cerveau, le thalamus était le relai de toutes les informations sensorielles. Ce noyau de substance


grise semblait insignifiantpar sa taille - celle d'un petit oeuf de poule -, mais sa position et son<br />

rôle étaient primordiaux. C'était Israël, petit pays central par lequel avait transitées la majorité<br />

des religions. Quant au lobe temporal, où le Dr Michael Persinger voyait le siège des états<br />

mystiques, c'était la Californie, là où naissaient les délires planétaires avant de se répandre par<br />

contagion dans les autres groupes de neurones. Chez l'humain, les hémisphères étaient séparés<br />

par des circonvolutions plus ou moins profondes. Sur la Terre, il y avait les océans, vastes<br />

frontières naturelles interrompant les continents.<br />

Gaïa répliquait à son échelle la structure du cerveau de l'homme. Elle était en pleine crise<br />

d'adolescence. Comme l'humain, elle frôlait tous les types de pathologie et le New Age était<br />

sans doute un début de schizophrénie planétaire, une paranoïa naissante ou une mégalomanie<br />

notoire. En tant que neurone digne représentant du cerveau planétaire, je basculais moi-même<br />

dans cette folie cosmique qui avait probablement fait naître les extra-terrestres envahisseurs et<br />

la comète vengeresse.<br />

Ma rédactrice en chef nous attendait sur le pas de la porte. Malgré tout le mal que je<br />

pouvais dire d'elle, elle n'en représentait pas moins la maîtresse de maison nécessaire à<br />

l'équilibre de la rédaction. Son scepticisme ajoutait du plomb à nos semelles et son charme<br />

naturel égayait l'atmosphère trop masculine de l'équipe. Elle nous accueillit comme l'aurait fait<br />

un chef de tribu au retour de ses guerriers.<br />

- Salut les gars ! Alors ?<br />

- Tout va très bien ! N'est-ce pas Eric ? Je boirais bien une tasse de café bio avant l'heure de<br />

la prière parce qu'après, il faut que j'initie Fabien à la guérison du dos par la TBC.<br />

- Le café bio, la prière et la TBC... Mumm, répondit Fabien perplexe.<br />

- Le café bio c'est du café sans colorant, sans sucre, sans nitrates, sans résidu de Tchernobyl,<br />

voire sans café. La prière c'est le téléphone sidéral : tarifs de groupe intéressants à partir de dix<br />

personnes et effets garantis sur la couche d'ozone et le massacre des baleines. Quant à la TBC,<br />

c'est comme ça qu'ils ont réparé Eric : c'est la Torsion-Brutale-des-Cervicales.<br />

- Quant à vous, ils vous ont initié au THC, n'est-ce pas ? répliqua Fabien.<br />

- Au THC ?<br />

- Le THC c'est le TétraHydroCannabinol, principe actif de la feuille de Cannabis.<br />

Ma rédactrice en chef me tendit une pile de courriers : « tiens, voilà les nouvelles. Et pour<br />

ton dossier sur l'apocalypse, il y a un article sur Eros, une astéroïde de 40 kilomètres de long<br />

qu'on pourrait bien se prendre sur le coin du nez ! ».<br />

Je posai immédiatement les lettres sur mon bureau et saisit l'article consacré à Eros,<br />

l'astéroïde frôleur. Décidément, l'apocalypse me poursuivait ! Tous les trente ans, ce bolide


lancé à une vitesse proche des 90 000 kilomètres par heure passait près de notre planète bleue.<br />

Le prochain passage était prévu sans catastrophe pour 2006. Sans catastrophe, sauf si par<br />

hasard Eros s'était brisé contre un autre petit objet, auquel cas, tous les calculs effectués<br />

jusqu'alors pourraient bien être erronés. Inquiets, les astronomes américains avaient décidé<br />

d'envoyer la sonde NEAR à 35 kilomètres en orbite autour d'Eros pour une auscultation<br />

rapprochée. NEAR allait approcher sa cible en janvier 1999, ce qui nous laissait quelques<br />

années d'inquiétude...<br />

Quelques années plus tôt, nous avions retrouvé une quantité anormale d'irridium dans les<br />

couches sédimentaires de la terre. Ce métal étant très fréquent dans les météorites et les<br />

scientifiques en avait déduit qu'un objet important avait percuté notre planète voilà 67 millions<br />

d'années, précisément l'époque où les dinosaures s'étaient éteints. L'abondance d'irridium avait<br />

permis d'estimer la taille du météore à environ 10 kilomètres de diamètre. Eros en mesurait 40,<br />

ce qui ne présageait rien de bon !<br />

Brenda avait profité de ces quelques jours pour se rendre à un congrès sur les ovnis organisé<br />

par une association ufologique de Los Angeles. Pendant son trajet, elle avait fait quelques<br />

haltes sur les magnifiques plages californiennes de Monterey, Santa Barbara et Santa Monica.<br />

Elle semblait avoir beaucoup apprécié ce périple, mais comme moi, elle n'attendait qu'une<br />

chose : partager ces expérience ensemble, dans quelques semaines ou quelques mois.<br />

Au congrès d'ufologie, elle avait rencontré des abductés. Tous racontaient la même<br />

expérience. Elle avait pu, au fil des récits, observer les regards des victimes de ces<br />

enlèvements ; elle y avait vu cette sorte de flamme d'émotion et de sincérité qui éclaire les yeux<br />

l'espace d'un instant. Ces gens manifestaient l'incompréhension,la peur et l'espoir. La peur d'un<br />

cataclysme proche, que tous percevaient nettement et l'espoir de pouvoir sauver l'humanité.<br />

Bien que californienne, Brenda ne comprenait pas cette agitation nouvelle autour de la fin du<br />

monde. Certes, le thème n'était pas nouveau, mais pour la première fois on donnait des détails :<br />

c'était pour 2003, il s'agissait d'une comète, les océans se réchauffaient, il y aurait de plus en<br />

plus de tremblements de terre, cette comète serait en fait une planète très éloignée du soleil...<br />

Comme moi, Brenda ressentait cette espèce de conviction viscérale qu'il s'agissait bien de la<br />

vérité. Ou tout au moins d'une vérité. Elle avait également la sensation d'être en possession<br />

d'une information avant tous les autres, un secret cosmique révélé à certains initiés pour le rôle<br />

qu'il pourrait jouer avant le prochain acte.<br />

Elle avait joint à ce long courrier la suite des échanges avec les "extra-terrestres" du projet<br />

COMMUNION. Plus j'avançais dans la lecture de ces documents, plus je les trouvais<br />

troublants de réalisme et de complexité.


Je décidai de mettre à l'épreuve ma vision des événements futurs :<br />

- Et si nous faisions un article commun entre les abductés et la fin du monde ?<br />

- Pourquoi ça ? s'enquérit ma rédactrice en chef.<br />

- La plupart des abductés américains reviennent de leur expérience avec un message des<br />

extra-terrestres à transmettre à l'humanité. Il s'agit toujours des dangers qui pèsent sur la<br />

planète. Comme les survivants d'expériences de morts imminentes, les abductés reviennent<br />

humanistes et écolos ! Ils ont développé un sentiment d'attachement à la planète.<br />

- C'est marrant ça !<br />

J'étais déçu par le manque d'enthousiasme qui m'entourait. Feuilletant le dossier<br />

« COMMUNION », dans lequel j'avais rassemblé les courriers des « extraterrestres », je<br />

décidai de changer de scénario :<br />

« Imagine ! Nous sommes de tous petits êtres humains, minuscules et fragiles, à peine<br />

protégés par la mince couche de l'atmosphère. Nous vivons sur une planète qui fait la taille<br />

d'une bille gravitant autour d'un soleil gros comme une pastèque. Seulement voilà : au fin fond<br />

de notre système solaire, il existe une ceinture de planètes quasi-invisibleà nos yeux. Certaines<br />

sont aussi grosses que la nôtre, mais nous ne les voyons pas tellement elles sont éloignées du<br />

soleil. C'est la ceinture de Kuiper, du nom de l'astronome qui en a eu l'intuition. Là-haut, les<br />

planètes tournent à une vitesse très lente, sur une orbite dont le rayon dépasse les trois<br />

milliards de kilomètres. De temps à autres, deux objets se percutent, comme cela arrive<br />

souvent dans la ceinture d'astéroïdes entre Mars et Jupiter. Alors, le système se déséquilibre et<br />

l'un des objets décroche. Imaginons que cet objet fasse la taille de la terre. Le choc l'a bousculé<br />

de sa trajectoire normale et il se met à plonger vers le soleil. Plus il approche, plus il est attiré ;<br />

il va donc s'accélérer jusqu'à ce qu'il atteigne une vitesse vertigineuse. Le vent solaire arrache<br />

en lui des gaz ionisés qui forment une chevelure de comète. Dévié par Jupiter, il oblique vers la<br />

Terre et passe à quelques centaines de milliers de kilomètres de nous. Un saut de puce<br />

cosmique ! Nous pensions être invulnérables,eh bien voilà que les océans se soulèvent, attirés<br />

par la masse de cette comète géante lancée à 100 000 kilomètres à l'heure. La terre tremble<br />

sous l'effet de la poussée du magma. Les volcans grondent et l'atmosphère se déforme sous<br />

l'attraction gravitationelle comme un ballon au bout d'un aspirateur. Les raz-de-marée se<br />

déchaînent, les cendres envahissent la stratosphère nous privant de soleil pour des mois et les<br />

villes s'effondrent... Bref, plus rien. »<br />

- Belle histoire ! intervint ma rédactrice en chef. On dirait une adaptation cinématographique<br />

de Nostradamus.<br />

- Pourtant ce n'est pas du Nostradamus ! C'est en provenance directe des extra-terrestres via<br />

les abductés...


- Ah oui ? Et c'est ce qu'ils prévoient pour bientôt ?<br />

- Pour 2003 !<br />

- Eh bien ça fait une secte de plus...<br />

Shoko Asahara, gourou de la secte Aoum-Shinri-Kyo et grand prophète de la fin du monde,<br />

venait de lâcher des gaz mortels dans le métro de Tokyo. Il avait prédit la fin du monde pour<br />

1997, 1999 et 2000. Mais les abductés ne pouvaient pas être les membres d'une même secte, ils<br />

étaient bien trop nombreux ! Les sectes étaient plutôt les révélateurs d'une angoisse latente<br />

dont elles faisaient une source de profit. Mais l'angoisse était bien là, dans toutes les cultures.<br />

Aux Etats-Unis, Brenda m'avait raconté une légende Hopi. Selon elle, la naissance d'un bison<br />

blanc annoncerait des grands changements. Des correspondants américains venaient d'annoncer<br />

sur Internet que le bison blanc était né. « Le bison blanc ! Une pièce de puzzle de plus ! »<br />

pensai-je.<br />

Soudain toutes les pièces s'assemblaient. J'étais hors du temps. Une fraction de seconde<br />

avait suffit pour balayer mon environnement dans un maelström de pensées chaotiques. Le<br />

temps s'était arrêté et je n'entendais plus le moindre bruit dans la salle de rédaction. Elle-même<br />

se dissipait derrière un voile noir. Un malaise ? Je me dirigeais à tâtons vers ma chaise. De la<br />

main droite, je la saisis et la fis rouler à mes pieds. Je m'affalais lourdement. Un<br />

bourdonnement accompagnait l'organisation de mes pensées. "Eh ! Oh ! Réveille-toi !" Je<br />

reconnaissais à peine la voix de Fabien, semblant surgir d'outre-espace pour me ramener à la<br />

réalité. C'était un délire consenti. Devant le rideau de mes yeux, des formes en trois dimensions<br />

s'assemblaient comme dans un gigantesque jeu de construction. Le puzzle se formait lentement.<br />

La mine joviale et barbue de Daniel Meurois-Givaudan et son ange au visage oblong : « des<br />

changements morphologiques importants sur votre planète dans les années à venir ». Le mur<br />

de Berlin s'effondrant dans un nuage de poussière. Les foules rugissant pour franchir le tas de<br />

brique de la honte. L'effacement progressif des frontières morales, raciales et politiques pour<br />

laisser circuler l'influx nerveux planétaire. Je sentis un éclair traverser mon corps. La fin des<br />

certitudes. La prise de conscience des plus grands chercheurs : « Il existe des barrières<br />

infranchissables par la science ». Le mur de Planck. Le mur-de-la-honte de la science. Dieu<br />

était-il derrière ce mur ? Le cerveau planétaire et ses milliards de neurones. Et ses neurones<br />

sensibles exprimant l'intention globale, comme ces enlevés, ces voyants ou ces prophètes dont<br />

les sens aiguisés avaient perçu la peur de Gaïa. Le dessin continuait à se former dans ma tête.<br />

Les pièces arrivaient une à une pour former le puzzle final. L'attitude de Disney vis à vis des<br />

abductés. Les révélations progressives du gouvernement américain concernant ses programmes<br />

de perception extra-sensorielle. Ces professeurs respectés qui se mettaient à défendre les<br />

hypothèses les plus folles comme John Mack, Bruce Cornet ou le prix nobel de Physique Brian


Josephson, grand défenseur de l'interaction esprit-matière. Ces animaux dont l'attitude avait<br />

changé pour accélerer le processus de métamorphose : les dauphins ambassadeurs, apparus à<br />

la fin des années 60. La mutation globale. Le développement massif des thérapies et des<br />

sciences parallèles qui devenait l'outil de notre survie. Ces avertissements célestes : la comète<br />

Shoemaker-Levy qui avait percuté Jupiter, la comète Hyakutake, découverte par un astronome<br />

amateur, l'astéroïde Eros, qui menaçait de se casser en deux et de croiser la trajectoire de notre<br />

planète, et 1989 FC, que nous avions évité de peu. Et le New Age fédérateur où les enfants du<br />

Verseau sonnaient les trompettes de l'apocalypse. « Pierres, ciel, feux faire la mer pierreuse »,<br />

l'avertissement de Nostradamus ! N'était-ce point le dessin de la comète ? Et les ovni, ces<br />

ectoplasmes planétaires qui guidaient nos pas vers les hypothèses extra-terrestres, juste pour<br />

que l'on garde les yeux ouverts sur l'éventualité d'une intelligence supérieure. Et ces apparitions<br />

de la Sainte Vierge, dont les messages semblaient dictés par la même voix. Et ces odeurs<br />

d'ozones, petit élément insignifiant qui prouvait l'origine commune de tous ces phénomènes<br />

déroutants. Les télépathes, les médiums à psychokinèse ou les voyants dont l'esprit opéraient<br />

de l'autre côté du miroir, la où aucune science ne pouvait mettre les pieds. Le monde de l'esprit<br />

où tout le monde fusionne inconsciemment. L'explication holistique. Je sombrais dans la<br />

schizophrénie du cerveau planétaire...


V<br />

Le Pari de Pascal<br />

"Mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué."<br />

Blaise Pascal, Les Pensées, 1670


V<br />

Le Pari de Pascal<br />

Cette fois, je n'avais pas pris rendez-vous. J'étais sûr que le Docteur Chan m'ouvrirait sa<br />

porte et j'avais même l'étrange impression qu'il m'attendait. Nous étions dans le dernier acte de<br />

la pièce cosmique organisée par nos amis de l'espace. Pour achever l'histoire dans laquelle je<br />

m'étais plongé aveuglément, il me fallait impérativement revoir ce personnage mystérieux. Lors<br />

de notre première rencontre, je n'avais pas véritablement saisi son rôle. Il avait été mon premier<br />

interlocuteur concernant les étranges enlèvements extra-terrestres et il était temps de lever le<br />

voile qu'il avait laissé planer sur ce sujet.<br />

- Ah ! Quelle surprise ! dit-il en me priant d'entrer.<br />

- Désolé de te déranger à l'improviste, mais je n'ai pas eu le temps d'appeler avant.<br />

- Ne t'en fais pas, je n'avais rien de prévu pour la matinée, rentre donc ! Et puis je me<br />

doutais qu'on finirait par se revoir bientôt.<br />

Chan me conduisit dans son salon enfumé où un bâton d'encens diffusait une odeur de<br />

vanille dans une nuage bleuté. Rien n'avait changé depuis ma dernière visite et pourtant des<br />

siècles semblaient s'être écoulés.<br />

- Et qu'est-ce qui te laissait penser qu'on finirait par se revoir ? demandai-je intrigué.<br />

- A force de côtoyer ce monde du bizarre, on finit par comprendre des choses. Finalement,<br />

ce qui est intéressant, ce n'est pas de savoir si des gens ont été enlevés par des extra-terrestres,<br />

mais plutôt pourquoi ? Alors pour répondre à ta question : j'étais certain que tu finirais par<br />

comprendre et que ta première réaction serait de remonter à la source, comme les saumons.<br />

- Si je comprends bien, tu penses que j'ai mis la main sur quelque chose d'important.<br />

- Exact ! Et tu attends que je te raconte ta propre histoire pour être sûr que je la connaisse<br />

aussi. Tu aimerais que je te dise : « Eh bien voilà. Si l'humanité ne réagit pas très vite, elle est<br />

condamnée à court terme ! » ou bien « malgré quelques violences apparentes, "ils" sont là pour<br />

nous aider ».<br />

Chan s'absenta quelques minutes, me laissant méditer sur ses propos. Il revint avec un<br />

plateau garni de petits gâteaux appétissants et d'un jus de fruits aux couleurs exotiques.<br />

- Sers-toi ! Tes yeux en demandent !<br />

- Merci. Mes yeux semblent trahir bien des secrets ! répondis-je.<br />

- Pour connaître quelqu'un, il faut connaître deux choses de lui : ses yeux et ses rêves. Ses


yeux pour savoir comment il regarde l'extérieur et ses rêves pour savoir ce qu'il voit à<br />

l'intérieur.<br />

je.<br />

- Alors, tu crois que l'humanité est condamnée à disparaître dans un avenir proche ? repris-<br />

- Ce n'est pas une croyance. C'est écrit dans tous les livres pour qui sait les choisir. Mais j'ai<br />

tout de même espoir en l'humanité. Je pense qu'elle peut évoluer et changer le cours de son<br />

propre destin, dit-il en levant son verre comme pour arroser une future victoire.<br />

lui...<br />

- Et comment peut-elle changer le cours des événements ?<br />

- En retrouvant les qualités de coeur que son égo et sa soif de pouvoir ont enfoui au fond de<br />

J'ouvris mon sac et sortis les derniers documents que m'avait envoyé Brenda.<br />

- Je vais te lire un passage d'un texte censé avoir été dicté par un extra-terrestre à un<br />

abducté. Cela concerne une comète qui menacerait de détruire l'humanité dans quelques<br />

années : « Vous avez emprunté la bonne voie dans votre tentative de compréhension de<br />

l'univers, mais le chemin sera encore long avant que vous ne perceviez les liens subtils que le<br />

Grand Créateur a tissé entre l'esprit et la matière. Pourtant, il va falloir que vous acceptiez<br />

rapidement cette interaction pour pouvoir échapper aux effets de la comète. Pour résumé, nous<br />

pourrions dire que la terre est un être vivant. En tant qu'éléments constituants de cet être, vous<br />

répliquez à votre échelle son fonctionnement. Vous êtes capables, dans certains états, de<br />

changer la densité d'un objet pour le déplacer par la simple force de votre volonté. Si plus de<br />

85 % des êtres vivants de la planète sont dans cet état, alors, la planète elle-même changera de<br />

densité. La Terre sera plus subtile en quelque sorte. Vous serez donc moins soumis à<br />

l'attraction gravitationnelle de la comète. Nous sommes là pour vous y aidez ».<br />

- Et après, qu'est-ce qu'ils disent sur la façon dont ils nous aident ? relança Chan dont le<br />

regard impatient manifestait son contentement.<br />

- Je cite : « Cet état dans lequel vous avez une influence sur votre environnement, nous<br />

l'appelons le "coeur ouvert", par opposition au "coeur fermé". 20 % des humains ont le coeur<br />

ouvert et 17 % ont le coeur fermé. Les autres sont des indécis. Ceux qui ont fermé les portes<br />

de leur coeur ne peuvent plus agir sur leur environnement. Ils ne croient plus qu'en leur<br />

pouvoir, leur égo et vivent dans une forteresse où ils tentent de conserver les quelques biens<br />

matériels qu'ils ont amassé. Ce sont les cellules cancéreuses de votre organisme planétaire. »<br />

- Tu vois c'est ce que je te disais en parlant des qualités de coeur ! s'exclama Chan<br />

triomphant. A l'origine, le coeur était censé être le siège de l'intelligence.Etymologiquement, le<br />

courage était lié au coeur, tout comme la charité, du latin caritas, qui signifie « amour de son<br />

prochain ».


- Oui mais cela ne nous dit pas comment ils nous aident ! Je continue : "Il faut<br />

impérativement accélérer l'évolution avant l'approche de la comète. C'est la raison pour<br />

laquelle nous avons implanté des idées dans votre littérature, dans votre cinéma ou votre art.<br />

C'est une éducation progressive mais trop lente, même si nous vous préparons depuis très<br />

longtemps. Alors, nous créons des hybrides chez les humains..."<br />

Après avoir lu cette dernière phrase, je levai vers Chan un regard interrogateur.<br />

- Vas-y, continue ! reprit-il.<br />

- « Nous créons des hybrides chez les humains en enlevant vos femmes enceintes. Ces<br />

hybrides sont des humains, mais dès la naissance, ils sont des "coeurs ouverts". Nous<br />

contribuons également à la médiatisation planétaire d'un certain nombre d'informations qui<br />

feront évoluer les indécis. La parapsychologie, les abductions, la vie extra-terrestre, la<br />

spiritualité... »<br />

- Ben voilà, tu as les réponses à tes questions ! s'exclama Chan.<br />

- Cela ressemble nettement à des théories conspirationnistes et paranoïaques ! C'est fou<br />

quoi !<br />

- Ce qui est fou n'est pas nécessairement faux. Une théorie est d'autant meilleure qu'elle<br />

explique un grand nombre de phénomènes. Voilà tout. Celle-ci est conspirationniste mais pas<br />

invraisemblable.En tout cas, nous ne pouvons pas dire que ce soit une théorie paranoïaque.<br />

Cela signifierait qu'elle est le fruit d'un délire pathologique, or personne n'a prouvé qu'elle<br />

n'était que cela. De plus, le libre arbitre de l'être humain, c'est sa capacité de déplacer les<br />

frontières de la folie. Ne dit-on pas « se faire un petite folie » ou « c'est complètement fou ! »<br />

On s'autorise la folie dans une certaine mesure et c'est une bonne chose. Elle est l'élément<br />

essentiel des créateurs et des artistes. Rien d'étonnant à ce qu'elle surgisse maintenant, au<br />

moment où le rationalisme tente de décrire tous les phénomènes par des équations réductrices.<br />

Il te reste donc le choix d'être fou ou de ne pas l'être !<br />

- Merci ! répondis-je ironiquement.<br />

L'idée de retourner au bureau me faisait peur. Ma crise de la veille avait dû les conforter<br />

dans l'idée que j'avais bel et bien sauté un fusible dans ma caboche surchargée. Mais finalement,<br />

étais-je timbré ou exprimais-je ce que chacun avait au plus profond de lui-même. Chan<br />

ressentait les mêmes choses, Brenda aussi. Tout le monde devait ressentir ces choses sans<br />

l'avouer aux autres, peut-être même pas à soi-même ! Je n'étais peut-être cinglé que parce que<br />

j'étais incapable d'exprimer clairement ce que je ressentais. Mais comment partager<br />

l'incommunicable? Les mots que j'utilisais semblaient prendre des sens différents en fonction<br />

de mes interlocuteurs.


Lorsque j'entrai dans la salle de rédaction, ma rédactrice en chef me fit un signe de la main<br />

pour m'inviter à boire un café en sa compagnie.<br />

- Je te remercie mais je n'en bois jamais.<br />

- Tu boiras bien une bière ?<br />

- Ah ! Comment refuser une telle offre...<br />

En sortant du bureau pour descendre au bar, je me retournai et fis un clin d'oeil à Eric et<br />

Fabien. Tous deux comprirent qu'au fond, rien n'avait changé.<br />

Nous marchions côte à côte lorsqu'elle se décida à rompre le silence :<br />

- Tu n'aurais pas des problèmes dont tu veux qu'on parle ?<br />

- Si, Si, répondis-je timidement.<br />

Le comptoir du bar était occupé par les habitués de l'heure du pastis. L'un d'eux racontait les<br />

aventures de son gendre et de sa belle-fille tandis que les autres riaient grassement en<br />

s'empiffrant de cacahuètes.<br />

Nous nous installâmes à la table du fond, près du billard.<br />

- Alors ? Qu'est-ce qui se passe ? Quels sont les problèmes ? demanda-t-elle.<br />

- Je n'arrive plus à régler mes factures de téléphone. Je n'ai toujours pas envoyé mes impôts.<br />

J'ai perdu les clés de ma boîte à lettres mais j'ai trouvé la clé de l'univers...<br />

- Et prétentieux avec ça !!<br />

Le garçon de café prit la commande sur son carnet tâché de mayonnaise. Ma rédactrice en<br />

chef jouait avec quelques miettes restées sur la table en cherchant par quel bout commencer<br />

sans me heurter. Je décidai de l'aider :<br />

- Tu y crois à la psychokinèse ? demandai-je.<br />

- Pourquoi tu me demandes ça ?<br />

- Parce qu'en trichant, Pierrard t'a donné toutes les raisons de ne pas y croire !<br />

- Oui, mais il y a suffisamment de travaux solides et attestés dans son passé pour que la<br />

question reste posée.<br />

- Alors d'après toi pourquoi il a triché ?<br />

- Je ne vois pas où tu veux en venir, dit-elle en fronçant les sourcils.<br />

- Il a triché parce qu'il a perdu son pouvoir sur la matière. Si on regarde son passé, il a<br />

connu une heure de gloire dont il ne s'est jamais remis. Avant, il vivait peut-être des états de<br />

fusion avec la matière, comme certains l'ont décrit, mais aujourd'hui, il ne fait ça que pour lui-<br />

même, pour son ego.<br />

- Et alors ?<br />

- Et alors, il existe deux états extrêmes chez l'homme. L'un où tu te fous de tout sauf de toi-<br />

même et l'un où tu agis avant tout pour les autres. Dans le premier, tu perds le contact avec


l'univers, dans le second, tu le rétablis.<br />

- Et il est où le problème ?<br />

Je sentais qu'elle ne comprenait pas mes mots. Nous étions sur deux fréquences différentes.<br />

- Le problème il est que je n'ai toujours pas ma bière...<br />

Elle se pencha sur sa chaise pour jeter un regard au garçon de café qui pressa le pas. Il posa<br />

le café, la bière et l'addition sans se douter un instant du sujet de conversation que pouvaient<br />

avoir les clients de son bar. Que penserait-il de la comète ou des abductés ? Que penserait-il de<br />

la vision à distance ou des rêves lucides ?<br />

Ma rédactrice en chef reprit la parole :<br />

- Moi je pense que tu perds la boule. Tu t'investis trop dans ces sujets là. Peut-être que tu<br />

devrais devenir journaliste sportif ou politique. Et puis ta copine internet ! Il faut toujours que<br />

tu donnes dans les extrêmes ! C'est pas ce qu'il y a de mieux pour l'équilibre mental !<br />

- L'équilibre mental, on le fabrique avec ce que l'on a autour de soi. Si c'est un cours de<br />

tennis, une pin-up et 50 000 balles par mois, c'est peut-être plus facile mais c'est pas mon truc.<br />

Sauf pour la pin-up... Mon équilibre, je le fabrique avec des questions métaphysiques et avec<br />

des pensées qui dépassent mon environnement immédiat. Il est à l'exacte frontière entre<br />

l'irrationnel et la raison.<br />

- Mais tu nous parles constamment de tes théories...<br />

- Mes théories, elles sont partagées par plusieurs millions de personnes en France, aux<br />

Etats-Unis et ailleurs. Elles ont été écrites dans les livres les plus ancien et elles relèvent des<br />

seules questions que l'homme s'est toujours posé, quelque soit sa couleur, sa culture ou sa<br />

classe social. Et si tu crois que je suis fou, c'est parce qu'on ne vit pas tout-à-fait dans la même<br />

dimension. Tu vis dans un monde où chaque personne est isolée et parfaitement seule ; je vis<br />

dans un monde où toute chose est connecté au reste de l'univers. Un être à une plante, une<br />

étoile à une planète, un chien à son maître, même à des centaines de kilomètres... Pas besoin de<br />

chercher la nature de l'information qui circule entre deux personnes qui font de la télépathie :<br />

aucune information ne circule. Les deux personnes sont connectées par leur esprit et ça ne se<br />

passe pas par la matière, si ce n'est le cerveau. Autre exemple qui arrange tous les gens qui<br />

appartiennent à ton monde : un sourcier peut trouver une nappe d'eau avec un pendule en<br />

passant au-dessus. Pas de problème, il doit y avoir un champ magnétique ! Mais lorsque le<br />

même sourcier fait la même chose de chez lui sur une carte, plus personne n'en parle !<br />

Maintenant si tu veux comprendre mon problème, écoute ça et c'est la dernière théorie que je<br />

te donnerai avant de devenir journaliste sportif. Imagine un instant que ta tête est un masque en<br />

caoutchouc. A l'intérieur, il y a ton esprit, et à l'extérieur, il y a la matière de tout l'univers.<br />

Imagine cette fois que tu retires ce masque en le retournant sur lui-même et en prenant soin


d'englober tout l'univers avec. Alors l'univers tient dans ton masque retourné et ton esprit<br />

occupe le reste. Si je veux faire la même chose, je me retrouve avec toi, ou plutôt, je me trouve<br />

toi. Nous sommes le même esprit avec simplement deux portes différentes pour aller dans le<br />

monde de la matière. Là, nous sommes connectés. Evidemment, quand on retourne son<br />

masque à nouveau pour rentrer dans la matière, on ne se rappelle plus de rien. Ou presque rien.<br />

Ça veut simplement dire que chaque particule de l'univers, chaque organisme vivant ou inerte<br />

est connecté au reste de l'autre côté du masque, et tout s'explique, le médium, le fou, le<br />

caractère ineffabledes expériences mystiques et l'incompréhensiondans le mode de la matière.<br />

C'est exactement l'histoire des archers zen qui se mettent en transe et prétendent être à la fois<br />

l'archer, l'arc, la flèche et la cible, ou bien les trips à la mescaline de Aldous Huxley où il<br />

devient les objets qu'il observe...<br />

Ma rédactrice en chef écoutait les yeux baissés sur son café. Elle ne réagissait plus, peut-<br />

être de peur d'attiser mon monologue.<br />

Elle sortit de sa poche une enveloppe et la posa sur la table :<br />

- Tiens, c'est arrivé aujourd'hui.<br />

Immédiatement, j'ouvris l'enveloppe dont je connaissais déjà l'origine. Il y avait un petit mot<br />

en anglais enfermant une photo : « Départ pour la deuxième dimension ». Je fermai les yeux en<br />

dégageant la photo de son enveloppe puis les ouvris lentement. Brenda était magnifique. Je<br />

tendis la photo à ma rédactrice en chef.<br />

- Tiens, regarde ! Cette photo vient tout droit de ma dimension...<br />

L'église Saint-Sulpice m'attendait pour notre conversation nocturne habituelle. Cette nuit-là,<br />

je la trouvais prétentieuse. Du haut de ses deux tours, elle arborait des certitudes que je ne<br />

m'étais jamais autorisé moi-même. "Je suis la maison de Dieu" disait-elle dans son langage de<br />

pierre. "J'existe depuis des siècles et pour des siècles encore" ajoutait-elle, reposant sur ses<br />

pattes avants, la tête dressée comme un sphynx.<br />

« Tu vois, Eglise, je te respecte beaucoup pour ton grand âge et ta sagesse, mais là je trouve<br />

ton attitude très éloignée de l'humilitéqu'enseigne ton propriétaire, m'exclamai-jementalement.<br />

Pour la peine, je vais t'en raconter une bonne : la grande avancée d'Einstein dans le domaine de<br />

la physique était la théorie de la relativité, tristement célèbre pour ses applications meurtrières.<br />

Nous savons désormais que les lois gérant le fonctionnement d'un système dépendent de ses<br />

mouvements propres au sein du système plus vaste qui l'englobe. Imagine une bille lâchée du<br />

haut du mât d'un bateau. Si celui-ci est immobile,la bille tombe à la verticale, mais si le bateau<br />

avance, elle tombe suivant une droite inclinée vers l'arrière, car elle n'est pas attiré par la<br />

gravité du bateau, mais par celle de la planète toute entière. Si un homme est enfermé dans ce


ateau sans hublots depuis sa naissance, il ne peut imaginer ni la mer, ni son propre<br />

mouvement sur l'océan. Cet homme aurait sans doute établit un certain nombre de lois<br />

apparemment immuables comme : "Tout corps lâché dans le vide est irrémédiablement attiré<br />

vers le sol en suivant une droite inclinée de 10 degrés par rapport aux pattes de la table du<br />

salon". Au fond, Eglise, l'être humain n'est qu'un navigateur aveugle enfermé dans sa planète<br />

sans hublots. Il peut tenter de comprendre les lois de la nature qui l'entoure, mais pour valider<br />

définitivement ses travaux théoriques, il lui manque toujours du recul. Si l'on considère la<br />

planète comme un cerveau, aucun humain ne peut accéder à la connaissance globale. Nous<br />

sommes condamnés à demeurer les cellules vivantes d'un organisme plus complexe et<br />

inaccessible.Seul ton Dieu, en admettant qu'il soit le "cerveau universel", pourrait comprendre<br />

tous les rouages de notre monde. Mais il lui reste tout de même un doute : "Suis-je un élément<br />

constituant d'un système encore plus complexe ? Suis le neurone d'un cerveau multi-universel".<br />

Même Dieu ne peut pas le savoir ! Au fond, Dieu croit peut-être en un Dieu supérieur à lui-<br />

même ! Quel revanche envers notre maître à tous, n'est-ce pas ? Lui aussi est ignorant à son<br />

échelle ! Quant à toi Eglise, du haut de tes siècles d'existence, tu ne comprends même pas ce<br />

que je viens de t'expliquer, alors ne prends pas cet air prétentieux. Après tout, tu n'es qu'un tas<br />

de pierre... »<br />

L'Eglise Saint-Sulpice ferma les yeux et s'endormit dans un sommeil serein.<br />

Le soleil se couchait sur la ville, enflammant les tours de glaces de mille reflets aveuglants.<br />

Combien de jours encore ? Combien de jours avant la nuit perpétuelle ? Combien de<br />

crépuscules magnifiques nous restait-il sur l'horizon de la planète bleue ?<br />

« Heureux le simple d'esprit ! » pensai-je. « Heureux celui qui ne compte pas les molécules<br />

d'eau s'évadant de son robinet. Heureux celui que la mort indiffère. Heureux celui qui peut<br />

l'être sous le ciel gris, sans attendre que l'Univers entier résonne à ses états d'âme. Heureux<br />

celui qui n'a pas mal en arrachant une fleur à son jardin. Heureux celui qui ne pèse pas<br />

l'équilibreentre le bien et le mal parce qu'il ne les connaît pas. Heureux celui qui pèse dans son<br />

corps sans tenter d'en extraire l'esprit. Heureux le neurone solitaire, oublié dans les<br />

circonvolutions d'un encéphale torturé. »<br />

L'ordinateur afficha deux fenêtres identiques : l'une ouvrait mon univers aux mots de Brenda<br />

et l'autre me permettait de lui répondre. J'étais dans le château virtuel du premier rendez-vous.<br />

Nous nous étions fixé une heure tardive, plus commode pour nous deux.<br />

- Bonjour Princesse ! lançai-je dans le silence glacial du Cyberspace.<br />

- Bonjour Prince ! Où es-tu ? demanda-t-elle.<br />

Les caractères s'affichaient lentement sur mon écran, comme s'ils surgissaient du néant.


- Je suis derrière toi Princesse, sur un cheval blanc...<br />

- Ah oui, je te vois !<br />

Bien entendu, elle ne pouvait pas me voir, pas plus que je ne la voyais. Nous n'étions qu'un<br />

assemblage de mots.<br />

- Prince, raconte-moi comment tes collègues réagissent ?<br />

- S'ils n'étaient que des collègues, tout irait bien, mais ils sont également des amis. A<br />

l'unanimité, ils pensent que je suis fou. Moi-même, je ne sais plus !<br />

- Mais non tu n'es pas fou ! Si tu l'étais, tu n'aurais qu'à rejoindre les tiens, aux Etat-Unis.<br />

Là, on compte par millions les fous de ton espèce.<br />

ici...<br />

- Ce qui n'excuse rien !<br />

Brenda resta un moment silencieuse. Peut-être pensait-elle à sa propre folie.<br />

- Princesse ! Tu es toujours là ?<br />

- Oui, je suis là ! Je pensais que tu avais peut-être raison. Nous sommes tous fous, surtout<br />

- Peut-être qu'on est en train de faire un voyage interstellaire. On est en hibernation et on<br />

nous a implanté ce programme dans la tête pour pas qu'on s'ennuie !<br />

- Tu es fou ;-) ! répondit Brenda en rigolant dans un clin d'oeil cybernétique.<br />

- C'est étrange ! Même ma raison me dit de croire à ces soi-disants extra-terrestres et à leur<br />

foutu comète ! En fait, nous sommes dans les conditions du "pari de Pascal".<br />

- Le « pari de Pascal » ? demanda Brenda.<br />

- Blaise Pascal était un mathématicien-philosophe. L'un de ceux qui savent parfaitement<br />

marier les deux hémisphères du cerveau : intuition et raison.<br />

- Et ce pari ?<br />

- Son intuition le conduisait à croire en Dieu, mais il voulait le prouver par une démarche de<br />

la raison. Dans son oeuvre « Les Pensées », il écrivait : « Pesons le gain de la perte en pariant<br />

que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout. Si vous perdez, vous<br />

ne perdez rien. » Il avait raison : si tu crois en Dieu et qu'il existe, tu gagnes le Paradis ; s'il<br />

n'existe pas, tu n'as rien perdu. Alors que si tu n'y crois pas et qu'il existe, tu n'auras pas le<br />

Paradis et tu as tout perdu.<br />

- Et qu'aurait dit Pascal à propos de la comète ?<br />

- Il aurait sans doute dit : « Il faut parier ! Vous y êtes contraints. Vous pouvez y croire ou<br />

ne point y croire, mais vous devez choisir entre l'une de ses deux possibilités. » Ensuite, il<br />

aurait ajouter : « Si vous n'y croyez pas, vous avez tout à perdre. Les hommes vivront de plus<br />

en plus ancrés dans leur possessions matérielles et dans leur soif de pouvoir. Les fossés entre<br />

les humains se creuseront jusqu'à ce qu'ils deviennent des ravins infranchissables. Alors, si la


comète existe, elle détruira la Terre parce qu'il n'y aura pas assez de coeurs ouverts pour l'en<br />

empêcher. Si elle n'existe pas, l'humanité continuera à se déchirer jusqu'à sa propre disparition.<br />

Tandis que si vous croyez en ces étranges prévisions, vous pourrez atténuer grandement les<br />

effets de la comète. Et si par hasard elle n'existait pas, vous aurez tout au moins rendu à<br />

l'Homme ce qu'il a perdu : l'Amour et le Respect. »<br />

Brenda ne répondit pas.<br />

- Princesse, monte sur ce cheval. Si nous sommes fous, la logique nous donne tout de même<br />

raison, alors il est temps pour nous de partir en croisade !<br />

- Nous devons montrer l'exemple et être au service des autres, avoir le coeur ouvert...<br />

- Racontons-leur notre histoire, c'est le meilleur service qu'on puisse leur rendre ! proposai-<br />

je à Brenda.<br />

- Mais ils ne nous croiront jamais !<br />

- Alors, on leur dira que c'est un roman...

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