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ROUMANIE FRANCOPHONIE

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MARGARETA GYURCSIK,<br />

ELENA GHIŢĂ,<br />

FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA<br />

_________________________________________<br />

LA <strong>ROUMANIE</strong><br />

ET LA <strong>FRANCOPHONIE</strong>


2<br />

SCRIPTORIUM<br />

STUDII, ESEURI, MONOGRAFII<br />

Serie îngrijită de<br />

LUCIAN ALEXIU<br />

En couverture:<br />

Călin Beloescu, “COMPOSITION”<br />

(détail)<br />

LA <strong>ROUMANIE</strong> ET LA <strong>FRANCOPHONIE</strong><br />

ROMÂNIA ŞI FRANCOFONIA<br />

© MARGARETA GYURCSIK, ELENA GHIŢĂ,<br />

FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA<br />

© EDITURA ANTHROPOS, 2000<br />

Bd. Cetăţii 52, sc. A, ap. 40<br />

1900 Timişoara, România<br />

lucianalexiu@banat.ro<br />

All rights reserved<br />

Toate drepturile asupra acestei ediţii aparţin<br />

EDITURII ANTHROPOS<br />

Reproducerea parţială sau integrală<br />

a textului, pe orice fel de suport tehnic,<br />

fără acordul editorului,<br />

se pedepseşte conform legii.<br />

ISBN 973-99664-8-9<br />

Printed in Romania<br />

Ouvrage publié avec le concours<br />

du Conseil National<br />

pour la Recherche Scientifique dans<br />

l’Enseignement Supérieur de Roumanie<br />

(C.N.C.S.I.S.)


3<br />

LA <strong>ROUMANIE</strong><br />

ET<br />

LA <strong>FRANCOPHONIE</strong><br />

par<br />

MARGARETA GYURCSIK,<br />

ELENA GHIŢĂ,<br />

FLORIN OCHIANĂ, MARIA ŢENCHEA<br />

ANTHROPOS


Avant-propos /<br />

4<br />

SOMMAIRE<br />

Les cultures francophones dans le monde contemporain (Margareta Gyurcsik) /<br />

Francophonie et francophilie (Elena Ghiţă) /<br />

Fin d’un mythe (Margareta Gyurcsik) /<br />

*<br />

* *<br />

Considérations sur quelques thèmes fondamentaux chez Cioran (Florin Ochiană) /<br />

Emil Cioran et le refus de la médiocrité (Florin Ochiană) /<br />

Eugène Ionesco et l’esprit postmoderne (Margareta Gyurcsik) /<br />

Une contribution roumaine au Nouveau Roman (Margareta Gyurcsik) /<br />

Tisser – métisser : une image roumaine de la francophonie (Margareta Gyurcsik) /<br />

La littérature roumaine d’expression française à travers le projet LIROM<br />

(Maria Ţenchea) /


5<br />

Avant-propos<br />

En cette fin de siècle et de millénaire, la Roumanie reste le pays le plus<br />

francophone de l’Europe Centrale et Orientale, un pays où l’enseignement du français<br />

occupe, depuis longtemps, une place privilégiée, et qui a donné à la francophonie du XX e<br />

siècle de nombreux écrivains importants tels que Panaït Istrati, Tristan Tzara, Eugène<br />

Ionesco, Emil Cioran, etc.<br />

Depuis son entrée dans la Francophonie en tant que membre à part entière, lors du<br />

Sommet de Maurice, la Roumanie participe à la vie institutionnelle et associative de la<br />

Francophonie, s’intégrant dans les programmes et les projets qui visent le développement<br />

économique et technique, la modernisation et la démocratisation de la société et de ses<br />

institutions, les échanges culturels et scientifiques.<br />

Aujourd’hui, la Roumanie se dirige résolument vers la démocratie et l’économie<br />

de marché, en vue de son intégration euro-atlantique. Le principal avocat de cette<br />

intégration à l'OTAN et à l'Union Européenne a été et continue d’être la France avec son<br />

président Jacques Chirac, en raison des relations privilégiées ayant toujours existé entre<br />

la Roumanie et la France.<br />

La Roumanie participe désormais à la "vision d'avenir" des États et<br />

gouvernements qui composent la Francophonie. Ce qui donne sens à l’ensemble, c’est la<br />

culture, "forte de chacune de celles qui la constituent, exprimée dans une langue partagée,<br />

comme l’affirme Jean-François de Raymond (dans Francophonie et mondialisation : une<br />

occasion à saisir, L’année francophone internationale, 1998), tout en soulignant l’idée<br />

que "cette entreprise de paix, de développement mutuel et de promotion culturelle est<br />

capable d'enthousiasme, de susciter la générosité et d'attirer les compétences. (…) La<br />

place et le message de la Francophonie sont essentiels à la mondialisation."<br />

Dans ce contexte, le présent ouvrage se propose d’étudier quelques aspects<br />

susceptibles de définir la contribution spécifique de la culture roumaine à la<br />

Francophonie, tout en montrant, implicitement, de quelle façon les grands écrivains<br />

francophones roumains saisissent et expriment "le visage actuel et multiple" de l'espace<br />

francophone.<br />

Timişoara, septembre 2000<br />

LES AUTEURS


6<br />

LES CULTURES FRANCOPHONES DANS<br />

LE MONDE CONTEMPORAIN<br />

par<br />

MARGARETA GYURCSIK<br />

"La culture est l’équilibre invisible des choses qui<br />

nous habitent, la démocratie l’ordre visible de<br />

celles qui nous gouvernent. La culture est une<br />

configuration de l’être, la démocratie une<br />

organisation de l’existence. L’une nous aide à<br />

vivre, l’autre à agir..."<br />

(Hélé Béji) 1<br />

Une relation paradoxale : culture-démocratie<br />

"Assez paradoxalement, il ne fut jamais autant question de dialogue des cultures<br />

et de l’égalité entre les cultures qu’à une époque où la plupart de celles-ci sont gravement<br />

menacées de marginalisation et où ne cesse de se confirmer la suprématie d’une seule<br />

langue internationale et d’un seul modèle socio-culturel" 2 . En effet, la suprématie de<br />

l’anglais et du modèle socio-culturel anglo-américain dans le monde contemporain<br />

s’exerce à une époque où prolifère un discours proclamant l’égalité, voire "l’équivalence"<br />

des cultures, de même que la nécessité de les faire dialoguer conformément au principe<br />

du pluralisme. Les conditions socio-politiques pour réaliser une telle égalité sont,<br />

théoriquement au moins, favorables, vu qu’on assiste, à partir des années soixante, au<br />

surgissement des sociétés postmodernes qui se définissent en tant que systèmes<br />

démocratiques "souples et ouverts" opposés aux systèmes démocratiques modernes,<br />

"universalistes-rigoristes" 3 . Cependant les démocraties post-modernes sont régies ellesmêmes<br />

par deux tendances divergentes : d’un côté, la politique de rapprochement des<br />

cultures et des individus censée favoriser l’avènement d’une culture transnationale,<br />

"aseptisée" et d’une sorte d’"homo mac donaldus" 4 parfaitement anonyme ; de l’autre, la<br />

volonté d’assurer l’autonomie des cultures et des individus désireux de préserver leur<br />

identité et de leur conférer, à elle seule et contre toutes les autres, les lettres de noblesse<br />

de l’universalité.<br />

La question qui surgit en l’occurrence est de savoir comment on peut faire<br />

fonctionner le principe d’égalité des cultures afin d’aboutir au "nivellement<br />

démocratique" exigé par ce principe même, tout en évitant la menace d’uniformisation<br />

qu’on envisage souvent, à l’heure qu’il est, en termes apocalyptiques. Comment garantir<br />

le respect réel des identités culturelles "autres", tant que l’Autre continue à être envisagé<br />

comme une menace, un ennemi, un obstacle à franchir ou à éliminer ? Comment faire


7<br />

accepter "l’équivalence des cultures" tant que celle-ci "excite en nous le souci croissant<br />

de se distinguer et de s’exalter" ? 5 Enfin, comment trouver un remède à la "fièvre<br />

identitaire" 6 qui risque de transformer le dialogue des cultures en un dialogue de sourds<br />

ou, pire même, en un champ de bataille où les cultures se concurrencent et deviennent des<br />

cultures rivales au lieu d’être des cultures égales ? L’époque est bien passée où toutes<br />

ces questions trouvaient réponse dans les beaux discours sur le dialogue interculturel<br />

entre partenaires égaux et où les paradoxes étaient occultés parce qu’on croyait<br />

naïvement que le dialogue pouvait offrir une solution généralement valable aux situations<br />

conflictuelles et faire fondre les idéologies/les cultures les plus diverses dans un<br />

consensus universel. Il est de plus en plus évident que le droit et l’accès universels à la<br />

communication ont engendré une nouvelle illusion censée entretenir l’utopie de<br />

l’"entente universelle", Il s’agit notamment de l’idée qu’il suffit que tout le monde accède<br />

à la parole pour que les inégalités disparaissent dans une "célébration universelle des<br />

cultures". Or, on oublie souvent que les dialogues des cultures dissimulent "une part<br />

d’intolérance et de narcissisme", vu que "la culture n’est pas toujours l’élan qui nous<br />

porte à nous apprécier ; inséparable de notre histoire politique et nationale, elle peut<br />

épouser les vertus du plus noble patriotisme comme les vices du plus hideux racisme" 7 .<br />

C’est que la démocratisation et l’universalisation de la culture en cette fin de siècle<br />

multiplient, paradoxalement, les revendications particulières et les obsessions<br />

narcissiques des identités repliées sur elles-mêmes, sur leurs origines et leurs valeurs.<br />

Dans la mesure où elle s’ouvre aux autres et accepte l’idée du pluralisme tout en exaltant<br />

ses propres valeurs, l’identité culturelle est, pour citer Albert Memmi, "gain et menace,<br />

positivité et négativité" 8 .<br />

Confrontées à ce paradoxe, les sociétés postmodernes tendent à favoriser un<br />

certain type de rapports interculturels qui remplacent la concurrence des cultures et<br />

leur lutte pour l’hégémonie en un dialogue dont l’enjeu est d’empêcher l’instauration<br />

(ou restauration) d’un "mono-pôle" politique, idéologique et culturel. Pour que ce<br />

dialogue se produise, il faut que toutes les cultures se sentent menacées par l’hégémonie<br />

potentielle d’un seul modèle culturel. Cela revient à refuser la conception de l’"identité<br />

culturelle monolithique" apte à imposer son hégémonie au détriment des autres. Si l’on<br />

admet que l’identité culturelle n’est pas "simple et immuable" mais, bien au contraire,<br />

"relative et changeante, objective et largement subjective" 9, on est amené à conclure<br />

qu’on doit mettre en question les notions mêmes d’"absolu culturel" et de modèle culturel<br />

figé. En effet, la postmodernité met en question le discours autoritaire de la modernité<br />

fondé sur l’opposition nette de l’identité et de l’altérité, du Même et de l’Autre, voire sur<br />

l’ignorance du statut paradoxal de l’identité culturelle. C’est précisément sur la<br />

reconnaissance de ce statut paradoxal que reposent les tentatives actuelles de construire<br />

une culture postmoderne véritablement démocratique, "décentrée et hétéroclite" 10 qui<br />

réconcilie ce que la modernité avait brutalement séparé.<br />

Le modèle triadique francophone<br />

Dans l’espace francophone, l’hégémonie de la France et le rayonnement de la<br />

culture française ont mené à l’instauration des rapports hiérarchiques et tensionnés entre<br />

la métropole et ses "périphéries" culturelles. La modernité a aiguisé les conflits et a<br />

augmenté la volonté de rupture et d’autonomie des cultures francophones.


8<br />

La situation va changer au moment où le monde contemporain, entré dans sa<br />

période postmoderne, va être régi par une "mégatendance" qui va consister à remplacer<br />

les relations de type hiérarchique par des relations horizontales, "en réseaux" 11 . Au point<br />

de vue de la francophonie, le remplacement de la structure pyramidale par une structure<br />

"en réseaux" équivaut à l’effacement plus ou moins évident de l’opposition traditionnelle<br />

entre centre et périphérie culturelle. C’est que chaque culture considérée<br />

traditionnellement comme étant périphérique par rapport à la culture française tend à<br />

devenir à son tour un centre dont la valeur spécifique soit reconnue comme étant égale à<br />

celle des autres centres culturels, y compris la France. Aussi peut-on constater<br />

actuellement la multiplication des efforts en vue de créer un nouveau type de<br />

communication envisagé en tant que traduction permanente des valeurs propres à une<br />

certaine culture dans l’espace des autres cultures selon un modèle non plus hiérarchique,<br />

mais syntagmatique. C’est un modèle fondé sur des rapports topologiques-axiologiques<br />

qui rendent proches l’un de l’autre les centres culturels, mêmes les plus éloignés.<br />

L’évolution des cultures francophones de la modernité vers la postmodernité rend<br />

notamment manifeste ce passage d’un modèle culturel de type hiérarchique à un modèle<br />

culturel de type syntagmatique. C’est que, pour les cultures francophones, la traversée de<br />

la modernité avait représenté essentiellement une expérience de la rupture et de la<br />

singularité. Si l’on veut définir la modernité des écrivains francophones et leur volonté<br />

d’affirmer leur identité culturelle, on est amené à se servir inévitablement de notions<br />

telles : subversion, provocation, déstructuration, déconstruction, rupture, scandale,<br />

invention, transformation.<br />

Quelques exemples pris au hasard : Boujedra, Farès et d’autres romanciers<br />

maghrébins exploitent "l’esthétique de la rupture et de la subversion dans des romans<br />

volontairement provocants" 12 ; le Martiniquais Xavier Orville fait éclater la structure<br />

traditionnelle du récit, de même que l’Ivoirien Jean-Marie Adiaffi ; au Québec, Jacques<br />

Poulin écrit des romans-collage en y intégrant des fragments d’une grande diversité<br />

(photos, documents authentiques, textes de toute sorte), tandis que les romans de Réjean<br />

Ducharme sont de véritables "kaléidoscopes de références culturelles" ; Kateb Yacine et<br />

Edouard Glissant écrivent des romans "éclatés", Mohammed Khair-Edine écrit "sous le<br />

signe de la rupture et de la virulence", Abdelwahab Meddeb pratique, lui, une écriture<br />

"délibérément subversive", etc., etc. C’est qu’au-delà des idéologies qui leur donnent un<br />

fondement unitaire au nom de quelques idéal humaniste, social ou national, les<br />

littératures francophones participent pleinement à l’enrichissement du modèle culturel de<br />

la modernité conçue "quelque définition qu’on adopte [...] comme un divorce et comme<br />

une fragmentation" 13 . Cette expérience scripturale moderne des auteurs francophones<br />

rend manifeste leur volonté d’illustrer l’altérité de leurs cultures par un travail<br />

transformateur au niveau des idées, des formes et de la langue.<br />

La relation tensionnée des poètes noires à la langue française dans les années<br />

1940-1960 n’est pas sans illustrer le principe de la négation créatrice propre à la<br />

modernité. Sartre l’aura bien compris lorsqu’il affirma, dans sa préface à l’Anthologie de<br />

la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française publiée par Senghor en 1948 :<br />

"... puisque l’oppresseur est présent jusque dans la langue qu’ils parlent, ils<br />

parleront cette langue pour la détruire. Le poète européen d’aujourd’hui tente<br />

de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les<br />

défranchiser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumières, les


9<br />

accouplera par la violence. C’est seulement lorsqu’ils ont dégorgé leur blancheur<br />

qu’il les adopte, faisant de cette langue en ruine un superlangage solennel et<br />

sacré, la Poésie. [...] Destruction, autodafé du langage, symbolisme magique,<br />

ambivalence des concepts, toute la poésie moderne est là, sous son aspect négatif.<br />

Mais il ne s’agit pas d’un jeu gratuit. [...]Il s’agit pour le Noir de mourir à la<br />

culture blanche pour renaître à l’âme noire, comme le philosophe platonicien<br />

meurt à son corps pour renaître à la vérité" 14 .<br />

Sartre a bien raison. En effet, toute la culture moderne est là, avec sa volonté<br />

destructrice et ses oppositions tranchantes. Elle est là, dans cette poésie noire —<br />

autodafé de la culture et de la langue blanches. Elle est là, dans la blancheur<br />

mallarméenne devenue noirceur.<br />

Il s’ensuit que la modernité fait fonctionner le dialogue interculturel<br />

conformément à une logique identitaire qui favorise soit une identité, soit une altérité<br />

unilatérale. Aussi la modernité enferme-t-elle la différence dans les couples binaires : le<br />

même et l’Autre, la relation et l’opposition, l’Un et le multiple, organisés selon la<br />

logique de la conjonction ou de la disjonction qui hypertrophie ou sous-estime la<br />

différence 15 .<br />

Le modèle culturel de la postmodernité tend à remplacer la logique identitaire par<br />

une logique contradictoire et paradoxale. La culture postmoderne refuse le choix en<br />

faveur de l’un des deux types unilatéraux : la consonance homogénéisante, réductrice des<br />

différences et l’hétérogénéité issue des séparations tranchantes entre le même et l’Autre.<br />

Elle tâche de créer des "unités complexes", c’est-à-dire de "concevoir ensemble, de façon<br />

à la fois complémentaire et antagoniste, les notions de tout et parties, d’un et de divers" 16 ,<br />

selon une logique "ouverte, pluridimensionnelle et conflictuelle" 17 qui entrecroise de<br />

manière inextricable "l’identité et l’altérité, "l’unité et la pluralité", "la répétition et le<br />

changement" 18 . Du coup, unité et multiplicité, invariance et transformation, être et<br />

devenir, relation et séparation se retrouvent dans une sorte de "tiers espace" qui est celui<br />

de la compatibilité tensionnelle et de la pluralité des options possibles.<br />

On pourrait considérer le métissage culturel comme un tel modèle triadique qui<br />

abolit l’option sclérosante entre deux modèles unilatéraux. En remplaçant la dyade<br />

Blanc-Noir par la triade Blanc-Noir-Métis, à une époque où il fallait bien être Blanc et<br />

Noir, Senghor propose un modèle de dialogue interculturel fondé non plus sur<br />

l’opposition tranchante ou sur l’accord parfait des deux parties en présence, ou encore sur<br />

l’attitude d’inclusion et d’exclusion, mais sur l’ambivalence d’un système souple de<br />

relations et d’oppositions qui rend mieux compte des différences, des interdépendances,<br />

des tensions et assure, paradoxalement, une liberté plus grande à l’intérieur d’une langue<br />

"autre" qu’à l’intérieur de la langue maternelle. Senghor ne s’est pas trompé : le<br />

métissage culturel représente le "tiers espace" nécessaire à une époque où toutes les<br />

cultures sont en situation de communiquer afin de construire la "civilisation<br />

universelle". Aux auteurs contemporains de le confirmer : "dans une intuition<br />

particulièrement éclairante, Léopold Sédar Senghor a parlé un jour, pour l’avenir, d’une<br />

civilisation du métissage. Je pense comme lui qu’au plan des hommes comme au plan des<br />

cultures, l’avenir est au métissage ou qu’il ne sera pas" 19 .<br />

A l’intérieur de la francophonie, le métissage a engendré un processus de<br />

dédramatisation progressive de la relation véhémente, douloureuse, négatrice des cultures<br />

francophones à la culture et à la langue française. Ainsi, pour le poète haïtien René


10<br />

Depestre la poésie, tout en restant essentiellement travail sur la langue, n’est plus, dans<br />

les années 1980, "autodafé du langage", mais "bain parfumé" où guérissent les anciennes<br />

blessures et s’accomplit l’identité francophone, par le métissage linguistique et culturel 20 .<br />

Enfin, dans les années 90, des poètes tels le Tunisien Samir Marzouki font de la<br />

poésie une "soupe" où l’on retrouve, sous la forme d’une unité contradictoire, le classique<br />

et le moderne, la normalité et l’écart, la banalité et le fantastique, le sérieux et le non<br />

sérieux, le cérémoniel et le comique 21 . Si "l’autodafé" des années 1940-1960 était sérieux<br />

et dramatique, si "le bain parfumé" de René Depestre était sérieux et cérémoniel, la<br />

"soupe" de Marzouki est un autodafé joyeux, un cérémonial comique. Elle est à l’image<br />

du monde où nous vivons et où le discours prend souvent une distance ironique pour<br />

parler des crises, des insécurités et des catastrophes, sans être moins tensionné pour<br />

autant.<br />

Ainsi le métissage culturel sous ses diverses formes rend compatibles les<br />

contraires en les réunissant dans un "tiers espace" où tout est dit et où tout reste encore à<br />

dire.<br />

Un Babel francophone<br />

Tous les avatars du dialogue interculturel francophone, notamment "l’autodafé"<br />

violent des modernes, le "bain parfumé" et revigorant des métis culturels et la "soupe"<br />

des postmodernes qui estompe les conflits tout en gardant leur tension, se trouvent réunis<br />

dans l’histoire du quartier créole de Texaco racontée par Patrick Chamoiseau et<br />

couronnée par un prix Goncourt 22 . Texaco, c’est avant tout un roman moderne qui<br />

renferme les grandes oppositions apparemment insurmontables qui ont marqué la<br />

modernité francophone. On y retrouve, dans ce face-à-face conflictuel, la métropole et la<br />

colonie, les Blancs oppresseurs et les Nègres oppressés, la tradition et le nouveau, la<br />

langue française "adulte, refroidie, raisonnable, pensée, centrée, axée", figée dans son<br />

ordre parfait et le créole – langue vivante, foisonnement dans un désordre mouvant. On y<br />

retrouve aussi la violence, cette même violence qui fonde la quête d’identité dans le<br />

monde moderne :<br />

“L’urbain est une violence. La ville s’étale de violence en violence. Ses équilibres<br />

sont des violences” (p. 166) ;<br />

“... nous nous étions battu avec l’En-ville, non pour le conquérir (lui qui en fait<br />

nous gobait), mais pour nous conquérir nous-mêmes dans l’inédit créole qu’il<br />

nous fallait nommer – en nous-mêmes pour nous-mêmes – jusqu’à notre pleine<br />

autorité" (p. 427).<br />

Dans ce contexte, le choix semble devoir se faire entre l’assimilation à l’Autre et<br />

la préservation du Même, les deux options étant également violentes. Cependant,<br />

l’opposition tranchante et la rupture violente sont intégrées à un modèle ontologique et<br />

culturel qui se définit en tant que système ouvert favorisant la diversité et la pluralité. En<br />

ce sens, Texaco est l’histoire d’un métissage raconté par une vieille créole qui<br />

"mélangeait le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot<br />

nouveau... comme si à tout moment elle mobilisait (ou récapitulait) ses langues" (p. 424).<br />

A ce niveau où la violence du choix est annulée, Texaco peut être lu comme un roman<br />

postmoderne qui propose un modèle paradoxal d’une culture repliée sur elle-même et<br />

ouverte aux autres cultures :


11<br />

"Mêlant ces deux langues, rêvant de toutes les langues, la ville créole parle en<br />

secret un langage neuf et ne craint plus Babel. La ville créole restitue [...] les<br />

souches d’une identité neuve : multilingue, multiraciale, multi-historique, ouverte,<br />

sensible à la diversité du monde" (p. 242-243).<br />

Ce Babel de langues et de cultures est en fait un polylogue, un échange auquel<br />

participent maintes langues et cultures qui s’opposent et se superposent, se figent et se<br />

foisonnent, s’ordonnent conformément aux lois de la raison et tourbillonnent au rythme<br />

du délire.<br />

"La littérature – dit Chamoiseau, et nous pourrions bien remplacer littérature par<br />

culture – est une clameur multiple et une" (p. 357). Dans Texaco, la littérature c’est<br />

Baudelaire et Aimé Césaire, Rimbaud et Dante, Faulkner et Victor Hugo, Kafka et<br />

Apollinaire, Joyce et Lautréamont, Montaigne, Guilgamesh et bien d’autres, réunis non<br />

pas dans un tout éclectique mais dans un immense polylogue dont l’enjeu n’est ni de<br />

vaincre, ni de s’accorder, mais de donner à chacun la chance de dire simultanément sa<br />

différence et son universalité. Pour cela, il ne suffit pas de parler. Il faut savoir écouter.<br />

Etre à l’écoute de l’Autre. Avoir la patience d’écouter l’autre parler. Et – pourquoi pas ?<br />

– se laisser envoûter par la parole d’autrui. C’est ce que fait le narrateur de Texaco qui<br />

écoute parler la vieille créole et se laisse envoûter par "les chants de sa parole" pour<br />

mieux se perdre en elle (cf. p. 425).<br />

A une époque où la démocratisation de la parole fait que tout le monde parle sans<br />

trop se soucier de la parole d’autrui, Chamoiseau envisage un type de communication qui<br />

ne repose plus sur l’intolérance de la parole autoritaire mais sur la tolérance qui devrait<br />

être celle de l’homme postmoderne et qui consiste à accepter d’écouter "toutes les<br />

langues", de se laisser fasciner par elles afin de "se sentir disséminé dans l’infini du<br />

monde" (p. 295).<br />

L’éternel retour et la "permanence relative"<br />

La culture postmoderne est avide, elle aussi, de singularité et de différence, mais<br />

elle envisage de les réaliser par la voie de la cohabitation des options les plus diverses,<br />

voire par la "coprésence souple des antinomies" 23 . Si la "tyrannie des identités" rend<br />

difficile la réalisation effective de sociétés démocratiques "souples et ouvertes", la<br />

littérature, on l’a bien vu, en propose des modèles imaginaires. Elle peut faire plus,<br />

notamment démystifier le mythe de l’identité, en illustrant une vérité que l’on connaît<br />

depuis Pascal, mais que l’on préfère ignorer : le contraire est semblable en même temps<br />

que contraire. Or, si l’on veut, le semblable est contraire en même temps que semblable.<br />

C’est ce que nous rappelle Michel Tournier – auteur considéré par maints critiques<br />

comme un des créateurs de la fiction postmoderne – en récrivant, dans son récit La fin de<br />

Robinson Crusoe, l’histoire/le mythe de Robinson.<br />

Tournier imagine un Robinson vieilli, hanté par le désir de retrouver l’île<br />

luxuriante où il avait passé sa jeunesse. Parti finalement à la recherche de son île, il ne la<br />

retrouve pas. Et pour cause. L’île était toujours là, mais Robinson avait passé plusieurs<br />

fois près d’elle sans la reconnaître, car elle avait vieilli, elle aussi. Faute de pouvoir<br />

récupérer l’éternelle jeunesse, il ne lui reste qu’à amuser ses compagnons en leur<br />

racontant, avec une verve soutenue par l’alcool, les belles histoires du temps jadis. La<br />

fin de Robinson imaginée par Michel Tournier a de quoi nous surprendre. Ainsi donc, le<br />

voyage de Robinson n’était pas terminé, comme Daniel Defoe nous l’avait fait croire.


12<br />

Génération après génération, nous avons refermé tranquillement le livre du romancier<br />

anglais, rassurés de savoir Robinson rentré chez lui et y vivant heureux pour tout le reste<br />

de sa vie. Or, Michel Tournier nous fait voir que nous nous sommes trompés et que la fin<br />

de Robinson pourrait être autre. Tout cela n’est que trop humain. Et postmoderne aussi.<br />

C’est que, englouti dans le présent et le quotidien, Robinson rêve de retrouver telle quelle<br />

l’île de sa jeunesse. Il veut répéter telle quelle une expérience vécue, autrement dit abolir<br />

le mouvement de l’Histoire et retrouver l’éternité du mythe. Mais l’île-paradis éternisée<br />

dans la mémoire n’existe plus : elle est restée elle-même tout en devenant autre. L’île de<br />

Robinson, c’est le "tiers espace" où coexistent le mythe et l’Histoire, l’immobilité et le<br />

changement, le même et l’Autre. Elle est aussi bien le jardin de Candide, espace<br />

symbolique pourvu d’un sens univoque, toujours le même, et notre jardin de tous les<br />

jours, tantôt vert, tantôt ravagé et vieilli selon le temps qu’il fait et les saisons qui passent.<br />

La fin imaginaire de Robinson signifie la fin d’une grande illusion, notamment<br />

celle de la pérennité du même et du semblable, le "retour aux sources", la quête de la<br />

permanence et la recherche d’une identité immuable débouchant inévitablement sur la<br />

découverte du dissemblable, de l’altérité et de la métamorphose. Doit-on ignorer cette<br />

découverte ? Doit-on l’accepter et essayer de s’y adapter ? Le Robinson de Tournier<br />

finit par l’accepter, sans renoncer pour autant à l’éternel retour au même endroit<br />

magique où il se retrouve tel qu’en lui-même l’éternité le fige/le change. Mais il le fait<br />

avec le détachement et l’ironie de l’homme postmoderne.<br />

NOTES<br />

1 "Equivalence des cultures et tyrannie des identités", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p.<br />

108.<br />

2 Jean-Marc Léger, La francophonie, grand dessein, grande ambiguïté, Nathan, 1987, p.<br />

176.<br />

3 Gilles Lipovetsky, L’être du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard,<br />

Folio, 1983, p. 11.<br />

4 Nous empruntons cette expression à J.-M. Léger, op. cit., p. 175.<br />

5 Hélé Béji, op. cit., p. 110.<br />

6 Cette “poussée de fièvre identitaire dont souffre le monde contemporain constitue<br />

l’objet des articles signés par Albert Memmi, Hélé Béji, Salah Stétié, Drazen Katunaric et<br />

groupés sous le titre "La fièvre identitaire" dans la revue Esprit, nº 228, janvier 1997.<br />

7 Cf. Hélé Béji, op. cit., p. 112.<br />

8 "Les fluctuations de l’identité culturelle", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p. 98.<br />

9 Idem, ibid.<br />

10 Cf. G. Lipovetsky, op. cit., p. 18.<br />

11 Cf. John Naisbitt, Megatrends. Ten new Directions Transforming Our Lives, Warner<br />

Books Inc., 1982, 1984.<br />

12 Cf. Littérature francophone. Anthologie (sous la direction de Jean Louis Joubert),<br />

Nathan, 1992, p. 300 et 284.<br />

13 Cf. A. Kibedi Varga, "Le récit postmoderne", in Littérature, nº 77, février 1990, p. 4.<br />

14 J.-P. Sartre, Orphée, in Situations, III, Gallimard, 1948.<br />

15 Cf. Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire, Albin Michel, 1990, p. 11.<br />

16 Edgar Morin, La méthode, t. 1, La Nature de la Nature, Seuil, “Points”, 1981, p. 105.


17 Cf. J.-J. Wunenburger, op. cit., p. 20.<br />

18 Idem, p. 13.<br />

19 Salah Stétié, "L’homme au double pays", in Esprit, nº 228, janvier 1997, p. 140-142.<br />

20 “De temps à autre il est bon et juste<br />

13<br />

de conduire à la rivière<br />

la langue française<br />

et de lui frotter le corps<br />

avec des herbes parfumées qui poussent en amont<br />

de mes vertiges d’ancien nègre marron...”<br />

(cité apud Littérature francophone. Anthologie, p. 191).<br />

21 Voir en ce sens le poème de Marzouki Je n’est pas un autre paru en 1991 et dont le<br />

titre renvoie à la célèbre formule rimbaldienne “Je est un autre”. Le poème (une “soupe<br />

pleine de cheveux/chevaux, comme le définit son auteur) exprime d’une manière ludique,<br />

typiquement postmoderne, le refus des obsessions identitaires de la modernité.<br />

22 Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard, 1992. Toutes les citations renvoient à cette<br />

édition.<br />

23 Nous empruntons cette expression à Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 18.<br />

<strong>FRANCOPHONIE</strong> ET FRANCOPHILIE (3) 1<br />

par<br />

ELENA GHIŢĂ<br />

“Tout ne tient pas au seul idiome. Il y a<br />

aussi l’histoire et les institutions.”<br />

“A première vue, il paraîtra scandaleux que<br />

l’on se refuse à se laisser annexer tout en<br />

souhaitant n’être pas exclus.”<br />

(Jean<br />

Starobinski)<br />

“Quand il s’agit de la France et de la<br />

Roumanie, il est difficile de séparer le<br />

coeur et la raison.”<br />

(Nicolae Titulescu)<br />

En 1986, pour la première fois, les chefs d’Etat et de gouvernement des pays<br />

ayant en commun l’usage du français se réunissent à Paris. En 1991, la Roumanie est<br />

invitée au Sommet de Chaillot : statut d’observateur. En 1993, lorsque les chefs des Etats


14<br />

et des gouvernements des pays francophones se réunissent par la cinquième fois à l’Ile<br />

Maurice, notre pays devient membre à part entière dans la communauté des pays ayant le<br />

français en partage. Les 3 et 4 novembre 1998, Bucarest accueille la deuxième Session<br />

de la Conférence ministérielle de la Francophonie.<br />

Dans le dernier volume paru sous l’égide du Haut Conseil de la Francophonie 2<br />

après le Sommet de Hanoï (novembre 1997), nous trouvons cette précision qu’en<br />

Roumanie le français est une langue étrangère privilégiée et qu’il y est un instrument lié<br />

à l’enseignement traditionnel. Suivant la même source, la Roumanie est le pays le<br />

plus favorable pour le français dans l’Europe Centrale et Orientale avec ses 2.100.000<br />

apprenants et ses 6.000 étudiants dans les départements des études françaises. On y<br />

signale également l’implantation des méthodes multimédia d’apprentissage,<br />

l’augmentation notable du public consommateur d’activités culturelles francophones,<br />

l’existence des publications en français, des projets et des programmes visant la gestion,<br />

la décentralisation, le domaine législatif.<br />

Notre adhésion à la francophonie soulève des questions : Pourquoi dit-on que la<br />

Roumanie est un pays francophone quand on sait que le français n’y a jamais été langue<br />

d’administration ? Cela suscite des débats, à tous les niveaux, avec ou sans parti pris.<br />

Sans doute y a-t-il des enjeux économiques et politiques qu’il n’est pas à notre portée<br />

d’évoquer ici. Il y a parfois aussi des réactions identitaires (amplement expliquées dans la<br />

bibliographie concernant les relations interculturelles) surtout lorsque la mondialisation<br />

fait ressentir ses effets à travers les institutions et les instruments de la francophonie :<br />

“menace” imaginaire contre le pseudo-confort apporté par le respect de la tradition.<br />

N’a-t-on pas relevé plus haut que l’apprentissage du français relève de l’enseignement<br />

traditionnel ? Alors, à laquelle de nos traditions on pourrait avoir recours pour se protéger<br />

des sollicitations du monde actuel ? Une fois, j’ai dit en plaisantant : le français, la<br />

langue de mon aliénation, ce à quoi une collègue a répliqué : le français, ma langue<br />

d’élection.<br />

Aujourd’hui, comme autrefois, le français est l’apanage des milieux cultivés. Les<br />

enfants l’apprennent aisément et les professeurs de français jouissent d’une sympathie<br />

unanime. Des<br />

personnages instruits de l’oligarchie intellectuelle se servent des sources françaises pour<br />

être plus informés que les autres. Des hommes et des femmes de lettres, ayant une<br />

profession pour le mandarinisme s’isolent dans leur jardin secret ou dans leur rhétorique<br />

à résonance française et exercent un indéniable attrait. Le phénomène est depuis quelques<br />

années moins frappant. Il est ce néanmoins vrai que le “bonjourisme” du XIX e siècle<br />

n’est pas mort. Et utiliser cet admirable instrument qu’est le français pour lui faire dire<br />

notre différence s’avère être une entreprise risquée à un moment où l’on s’interroge plus<br />

que jamais sur notre identité, à une époque de mutations et de réformes.<br />

Quoi qu’il en soit, notre francophonie savante, affective, structurée par<br />

l’imaginaire culturel est un fait incontestable, un facteur stimulant dans des moments<br />

importants de notre histoire, un catalyseur. Un mécanisme mental et psychique<br />

irréductible travaille perpétuellement à récupérer notre romanité perdue et, dans la<br />

mesure où celle-ci subsiste dans la langue, à faire assimiler, grâce à la langue, un modèle<br />

culturel qui corresponde mieux à un idéal culturel.<br />

Au cours de l’histoire, les moments les plus importants de récupération de notre<br />

latinité furent les époques de réforme institutionnelle suivant immédiatement à des


15<br />

mouvements de libération de la pensée. Les langues romanes ont remplacé à un<br />

moment donné dans cette fonction le latin dont l’Ecole transylvaine (fin du XVIII e siècle)<br />

avait fait un bastion de la pensée délivrée. Un modèle italiénisant lui succéda au XIX e<br />

siècle, puis un modèle francophonisant plus fort, plus tenace. 3 Mais la “spiritualité du<br />

sud-est de l’Europe”, la “mystique d’une tradition autre que celle de l’Occident”, la<br />

“symbiose culturelle à composantes extrêmement variées” attirent souvent davantage et<br />

notre espace spirituel se dessine.<br />

Un courant populaire et un courant réformateur constituaient les deux directions<br />

de la philologie roumaine du XIX e siècle. Le courant populaire proclamait l’originalité<br />

nationale comme la caractéristique la plus précieuse de la littérature et de la culture,<br />

orientant implicitement l’évolution de la langue vers le parler courant, la langue des écrits<br />

historiques ou celle des créations anonymes du peuple. De l’autre côté, les réformateurs<br />

recommandaient de “purifier” la langue, d’épuiser par dérivation les valences<br />

sémantiques des racines latines, de parfaire les régularités, la logique et la symétrie<br />

morphologiques ; c’était un courant normatif, préoccupé par l’homogénéité de<br />

l’organisme de notre langue 4 .<br />

Nos linguistes du siècle dernier étaient amenés à constater que la langue “se<br />

néologisait” et ils regardaient ce phénomène comme une nécessité imposée par la<br />

diversification et le développement d’une langue de culture. Le concept de langue de<br />

culture fut utilisé et défini à travers d’amples analyses par d’éminents savants. Vers<br />

1900, pour un certain nombre de philologues, c’était “une variante stylistique<br />

dirigeable et différente, en son essence même, de la langue populaire.” 5 Une voie royale<br />

s’offrait ainsi aux emprunts du français. La parenté des deux langues devenait plus<br />

évidente. Parler français, dans les couches instruites, devenait une chose de plus en plus<br />

aisée. (Nos interlocuteurs français s’étonnent parfois de nous entendre utiliser avec<br />

aisance certains mots savants dont le sens pour eux, dans leur langue, reste vague, qu’ils<br />

connaissent à peine, étant obligés de consulter le dictionnaire ; c’est que nous les avons<br />

en roumain, ces mots, dans une forme à peine modifiée et que parfois, ils y ont fait une<br />

riche carrière !)<br />

Les deux orientations théoriques mettant en cause le caractère populaire ou au<br />

contraire, le caractère savant de la langue roumaine, suivies par les linguistes avec un<br />

souci commun de “cultiver la langue”, correspondent à deux pratiques, plus ou moins<br />

conscientes, dans l’utilisation du roumain : l’une qui se renferme, l’autre qui s’ouvre à<br />

l’influence française et à la traduction en français. Deux attitudes, émotive ou rationnelle,<br />

réclamant respectivement deux utilisations différentes de la matière verbale, font<br />

distinguer deux registres du langage et deux destinations différentes. La première<br />

tendance, poétique, liturgique, archaïsante, évocatrice, restaure depuis des siècles la<br />

magie primitive et les valeurs concrètes des mots. La seconde, érudite, savante, d’ordre<br />

plutôt rationnel qu’artistique ouvre la voie à ce qu’on considère être notre étonnante<br />

francophonie.<br />

Un Français, connaisseur subtile du roumain, le premier, croyons-nous, à avoir<br />

montré d’une manière explicite les conséquences de notre double attitude face à notre<br />

langue pour les rapports inter-linguistiques (emprunts, traductions, influences<br />

linguistiques et culturelles). Henri Jacquier 6 , notre professeur de jadis à l’Université de<br />

Cluj, a une fois de plus souligné à sa façon la nature de notre langue, contradictoire, ou<br />

faite de traits complémentaires, une nature telle qu’elle rend possibles deux utilisations,


16<br />

deux niveaux ou deux codes dont les matières verbales sont sensiblement différentes. Ou<br />

plus différentes qu’il n’en est le cas pour d’autres langues européennes. Ses études<br />

révélant une conception originale de la langue et de la traduction se constituent en préface<br />

au débat actuel portant sur l’interlinguisme culturel.<br />

Le grand romaniste explique notre appartenance à la latinité en remontant au fil<br />

des siècles et s’arrêtant aux formes qui attestent la parenté des langues soeurs : le français<br />

et le roumain. D’autres savants l’on fait avant lui. Mais ses écrits témoignent d’un sens<br />

accru des analogies et des différences. Et c’est à travers son savoir et ses intuitions que<br />

l’on comprend en quoi la latinité est la cause première de notre francophilie et en même<br />

temps de notre aisance et plaisance dans l’apprentissage du français. Le système<br />

grammatical latin qu’il appelle “noyau vital” (car il a une conception organiciste de la<br />

langue) en est évidemment un moule, une matrice toute faite. Quant au lexique, Henri<br />

Jacquier parle des trois sources : 1) latin patrimonial, 2) slave, 3) emprunts. Nous devons<br />

également au linguiste français, cette fameuse distinction entre deux langues : le<br />

roumain, langue concrète, le français, langue abstraite : “Ce qui étonne l’observateur<br />

étranger, écrivait-il, est le fait que, en même temps le roumain a conservé toutes ses<br />

valeurs concrètes ; ayant acquis la force d’expression analytique et abstraite d’une<br />

langue comme le français, le roumain a conservé sa puissance primitive d’évocation<br />

concrète de la réalité, par quoi il s’approchent de certaines langues à structure plutôt<br />

archaïque”. (notre traduction)<br />

Examinant les langues dans leur dynamisme, le linguiste ajoute des précisions<br />

quant à la nature de l’apport français. Il montre explicitement que les latinismes savants<br />

et les néologismes d’origine française ne sont pas sans rapport avec l’acheminement du<br />

roumain sur la voie de l’abstraction : “Les néologismes se trouvent, en effet, sur la voie de<br />

l’abstraction ; quoiqu’ils s’intègrent progressivement et toujours plus étroitement dans le<br />

lexique d’une langue, ils restent encore longtemps avec leur signification unique,<br />

originaire et bien définie ou, en tout cas, avec une polysémie réduite. Ils vivent dans une<br />

lumière intellectuelle, à l’abri des sollicitations de l’imagination et de l’affectivité, par la<br />

probité même de leur définition logique” (notre traduction).<br />

C’est ce qui explique pour nous le choix préférentiel qu’on en fait dans un texte<br />

informatif, dans une communication où la part de l’affectivité tend à zéro.<br />

On ne saurait nier l’existence, chez nous, d’une expérience artistique latinisante et<br />

francophonisante propre à certains créateurs dont la démarche est surtout ludique,<br />

parfois parodique, parfois d’une gravité insoupçonnée : Mateiu Caragiale, Serban<br />

Foartã, etc. Mais il y a aussi la tendance opposée, de refuser comme rebarbatif l’ensemble<br />

des emprunts français de date récente et de réagir à des abus incontrôlés en faisant par<br />

exemple un cours magistral à l’Université où l’idée claire trouve son chemin dans une<br />

langue anciennement consolidée. Ceux qui y parviennent sont aussi, reconnaissons-le,<br />

des latinistes de taille !<br />

Il n’y a rien de plus étonnant pour les Roumains que l’étonnement des Français<br />

redécouvrant notre francophonie. Car, si au long des siècles nous avons défendu notre<br />

latinité, comment aurions-nous pu perdre cet acquis culturel des siècles plus récents qui la<br />

confirmait, cette latinité, et qui la ravivait, tout en nous ouvrant les portes non du passé<br />

mais de l’avenir, non de l’ancien mais du nouveau, non de l’immobilisme mais de la


17<br />

dynamique dans la vie et dans le savoir. C’est là notre paradoxe : nous remontons les<br />

siècles et évoquons, pour définir notre identité une langue morte : le latin ; tandis que les<br />

réformes chez nous comportent l’esprit vivant de la latinité. Il est possible que ce<br />

paradoxe cache (ou révèle ?) l’existence d’un ou de plusieurs éléments alogènes tout<br />

aussi importants et également modélateurs et qui nous est plus malaisé de reconnaître ou<br />

de cerner : l’espace du sud-est de l’Europe, le temps du Moyen Age avec ses multiples<br />

influences culturelles (dont le christianisme orthodoxe est peut-être fondamental), les<br />

massifs emprunts non-latins dans le vocabulaire. Laissons tout cela aux chercheurs qui<br />

voudraient bien se pencher, comme jadis notre savant Nicolae Iorga sur les traces de<br />

Byzance après Byzance, ou s’occuper du pourcentage des mots d’origine slave, ou encore<br />

décrire les coutumes orientales pré-chrétiennes.<br />

Tandis que notre histoire nous retient loin de la spiritualité latine et de l’espace<br />

francophone, une institution, au moins, nous y maintient depuis un siècle et demi : c’est<br />

l’école. Ce sont les couches instruites qui parlent et surtout lisent le français, l’ayant<br />

appris à travers les grands textes — lus, relus, commentés —, la grammaire, les thèmes et<br />

les versions. La méthode d’enseignement, de longue durée, solide, savante et infaillible,<br />

sans être pratique, ni économique, présente l’avantage pour nous que l’apprentissage du<br />

français nous révèle à nous-mêmes tels que nous sommes et surtout tels que nous<br />

voudrions être. Le Roumain apprend le français aisément par rapport à d’autres langues,<br />

y retrouve des racines et des suffixes familiers. Il utilise tout naturellement et sans<br />

retenue des calques et des emprunts de la langue de Voltaire en sa propre langue et viceversa<br />

et s’amuse à adopter des modèles de pensée cartésienne sans souci de les confronter<br />

au réel, lequel, de toute façon, lui apparaît moins clair et moins confortable. Longtemps il<br />

s’agissait moins d’une pratique verbale de la communication dans les deux sens, que d’un<br />

refuge dans un foyer meublé de belles phrases et de séduisantes références culturelles.<br />

Connaître le français plus que parler français était ressenti comme un privilège même<br />

sous “la dictature du prolétariat”, c’était un but à atteindre, une composante importante de<br />

l’instruction et un signe d’ascension sociale.<br />

L’institution la plus favorable à la francophonie est donc l’école. L’école<br />

roumaine, admirablement servie par des maîtres à penser chez qui l’expression française<br />

est ou naturelle, ou bien acquise. Et cela même durant les quarante-cinq années du régime<br />

reconnu pour prison des peuples. Une vie spirituelle authentique assurée par des<br />

professeurs authentiques a entretenu l’esprit latin vivant, maintenu les valeurs humaines<br />

et pénétré parfois le rideau de fer. Ce n’est peut-être pas aussi spectaculaire que le rôle<br />

joué par l’église catholique en Pologne, mais il est certain que l’école, en Roumanie, et<br />

ses grands maîtres, n’ont pas été tout à fait réduits au silence.<br />

Ces dernières lignes, que je transcris presque littéralement d’un article précédent<br />

(voir la note 1), exigent une réflexion quant aux modifications subies par l’enseignement<br />

du français depuis 1993 grâce aux programmes de stage et d’échange, aux programmes<br />

des recherches sur l’ordinateur, aux publications communes avec des Centres de<br />

recherche de France et des pays francophones, aux méthodes communicatives dans<br />

l’apprentissage du français, au développement des centres universitaires de francophonie,<br />

aux Centres culturels en Roumanie, aux dizaines de contacts survenus à des occasions<br />

plus ou moins fortuites mais tout aussi profitables que les programmes ciblés.<br />

L’enseignant de français d’avant 1989, obligé à enseigner le français comme s’il


18<br />

s’agissait d’une langue morte devient le messager d’une civilisation dynamique ; l’état<br />

culturellement pétrifié dans lequel l’objet de notre travail se présentait avant ne<br />

promettait pas un changement de vision aussi important que celui qui est en train de se<br />

produire. On pourrait alléguer, non sans raison, que le Sisyphe de cette même tâche<br />

qu’est de faire acquérir les formes irrégulières des verbes du troisième groupe peut bien<br />

se dispenser des voyages de la documentation excessive et écrasante ou des technologies<br />

nouvellement mises en place. Répondre à ces provocations serait en quelque sorte<br />

superflu, puisque, dans son essence, le rapport de l’apprenant au domaine à acquérir reste<br />

le même. En revanche, c’est quant à notre propre langue et à notre propre culture que l’on<br />

est amené, dans ces circonstances, à s’interroger. Ne fût-ce que pour éviter les<br />

conséquences incontrôlables de l’acculturation. Car il est stipulé que “la défense et la<br />

promotion du français dans le monde passe par sa valorisation comme moyen d’accès au<br />

savoir, à la culture et à la profession, mais aussi par une défense du plurilinguisme et du<br />

pluralisme culturel.” Dans cette optique l’intérêt accordé dernièrement aux auteurs<br />

roumains d’expression française est tout à fait motivé et motivant. 8<br />

Un problème relatif à notre francophonie à nous, aux Roumains, relève de<br />

l’utilisation actuelle de cet admirable instrument dont nous disposons : le français, langue<br />

d’une culture, d’une riche civilisation, langue de communication internationale en plus,<br />

qui s’ouvre facilement à l’expression de toutes les expériences dans le tourbillon<br />

planétaire où nous vivons. Après avoir assimilé, grâce à cette langue les grands textes de<br />

la littérature, connu les faits de la civilisation médiévale, classique et moderne, la vie<br />

spirituelle des Franévale, classique et moderne, la vie spirituelle des Français et même<br />

franchi, grâce à des contacts récents, le mur qui nous séparait du monde actuel, il nous est<br />

pourtant bien malaisé de faire passer à travers cette même langue l’essence de notre<br />

apport culturel majeur. Qui saurait expliquer le paradoxe de cette francophonie des<br />

Roumains qui passent pour des gens cultivés et qui, ayant assimilé les modèles culturels<br />

français, s’étant approprié les concepts de l’ancienne histoire et de la nouvelle critique<br />

littéraire, n’arrivent pas à faire passer, ce qu’ils sont d’accord pour appeller leurs valeurs<br />

culturelles, spécifiques, incontestables.<br />

Ce paradoxe, et la difficulté qui en découle, de faire du français le dépositaire ou<br />

le véhicule qui pourrait nous révéler au monde tels que nous sommes (car nous percevons<br />

actuellement une image déformée de nous-mêmes) trouve une première explication dans<br />

la nature de notre langue et dans notre attitude en tant que locuteurs ou scripteurs. En tant<br />

qu’utilisateurs du roumain, d’abord. L’expression imagée, chargée d’émotion parfois<br />

archaïsante ou poétique qui passe des grands textes littéraires aux grands textes d’exégèse<br />

empêche le savoir de se décanter, l’information de passer. Pour autant que notre émotion<br />

ne se traduit pas en termes neutres ou abstraits pour nous mêmes tout d’abord, on ne<br />

saura lui trouver un correspondant équivalent en français, une équivalence à sa mesure,<br />

bien entendu. Car la traduction, fût-elle translinguistique ou transculturelle comporte un<br />

indéniable processus de conceptualisation.<br />

Dans le paradoxe évident de la langue roumaine, ayant à la fois une tendance à<br />

conserver sa magie primitive et une capacité de s’ouvrir à une pensée abstraite il se cache<br />

un autre piège. C’est le piège de la non-concordance, de la non-conformité entre les<br />

modèles empruntés du rationalisme occidental et le contenu concret (émotions, images,<br />

rythmes particuliers) qui y est utilisé. Par exemple, au plan culturel et plus<br />

particulièrement au niveau de l’histoire et de la critique littéraire il est à constater un


19<br />

décalage, une adéquation entre le tableau européen et l’évolution stricte des courants et<br />

concepts théoriques chez nous. C’est ainsi que l’on accepte nonchalamment (et sans<br />

éprouver le souci d’expliquer) la situation de notre poète national comme à la fois “le<br />

dernier des grands romantiques européens” et “notre plus grand classique”, quand il serait<br />

plus utile actuellement de montrer en quoi et pourquoi, grâce à quelle formidable<br />

expérience créative il est notre Shakespeare, notre Goethe, notre Racine-Hugo-Baudelaire<br />

à la fois. Il en est de même du tableau des courants littéraires qui compte deux<br />

Romantismes et trois (au moins !). Symbolismes plus ou moins contemporains du courant<br />

français et très différents au début. La part de provocation et de défi dans la conception<br />

des manifestes littéraires et la manière dont s’en sert la critique sont les deux escaliers<br />

que les Roumains empruntent pour monter vite, escaladant les marches par trois, dans la<br />

salle de bal où dansent les belles lettres de l’Europe, situant assez mal notre classicisme,<br />

un peu avec le sentiment qu’on pourrait s’en passer, suçant l’avant-gardisme avec le lait<br />

maternel (Tzara, Ionesco, ne sont-ils pas des nôtres ?) et brûlant les étapes. Cette volonté<br />

de dépasser un décalage historique, plutôt que de l’assumer est une preuve de<br />

jeunesse ou de maturité refusée, car on n’arrive pas à avoir le recul nécessaire pour<br />

assigner à chaque contribution la place qui lui revient dans notre histoire culturelle. La<br />

querelle des Anciens et des Modernes, sous le double label original<br />

protochronisme/synchronisme accompagne chaque mouvement d’ouverture devant les<br />

grands courants spirituels européens.<br />

NOTES<br />

1 La substance de deux articles précédents est fondue dans cette réflexion : réponses à des<br />

questions soulevées quelques années auparavant, nouvelles questions que d’autres<br />

expériences suscitent. (Cf. Francophonie et francophilie (1), in Actes du Colloque<br />

Création<br />

et Créativité dans les littératures francophones, Editions Universitaires, Dijon, 1996, p.<br />

171-179 et (2), in “Dialogues francophones”, 1, Université de Timişoara, 1995, p. 9-18).<br />

2 Etat de la francophonie dans le monde (coordinatrice du rapport Florence<br />

Morgiensztern), La documentation française, 1999, p. 13, 23, 51, 62, 113.<br />

3 “La Roumanie opta en premier lieu pour le modèle français lorsqu’il s’agit, au XIX e<br />

siècle, de penser plus vigoureusement en avant le développement de son identité<br />

culturelle et esthétique. Ce choix, basé sur une francophonie de bonne tradition [...] devait<br />

marquer la conscience roumaine jusqu’à nos jours” (Gerhard Damblemont, Présentation,<br />

dans Oeuvres critiques, XIII (numéro consacré à la littérature française en Roumanie),<br />

Ed. Gunter Narr - Tübingen - Ed. Sedes, Paris, 1988).<br />

4 Cf. Doina David, Limbă şi cultură. Româna literară între 1880 si 1920. Cu privire<br />

specialpă la Transilvania şi Banat, Facla, 1980, p. 28.<br />

5 Id., ibid., p. 60 (notre traduction).<br />

6 Henri Jacquier, Babel, mit viu, Editura Dacia, Cluj-Napoca, 1991, 261 p. Romulus<br />

Rusan intitula son interview avec celui qui, à l’époque, était le directeur du<br />

département de français à l’Université transylvaine, L’homme des deux cultures (dans<br />

Romulus Rusan et Ana Blandiana, O discu]ie la masa tãcerii si alte convorbiri<br />

subiective, Editura Eminescu, Bucureşti, 1976, p. 81-91). Originaire de Grenoble,<br />

“l’homme des deux cultures” arrivait en Roumanie en 1923. Il apprit le roumain, épousa<br />

une Roumaine, devint professeur et chef du Département de français à l’Université


20<br />

“Babeş-Bolyai“, écrivit 155 ouvrages, essais, comptes-rendus des livres qu’il étudiait,<br />

s’occupa de linguistique, d’histoire et de critique littéraire, traduisit plusieurs textes<br />

roumains en français, formula des théories originales sur la traduction et la poésie, ouvrit<br />

sa maison aux réunions d’un fameux cénacle littéraire (le “Cercle de Sibiu”), fit école.<br />

Ses disciples, sous la direction de Maria Vodã Cãpusan lui consacrent en 1984 un<br />

volume România. Studii de romanisticã et Mircea Muthu réunit ses études dans le<br />

volume de 1991. Il retrace aussi un portrait émouvant de cet homme de lettres<br />

d’exception.<br />

7 Janine Manzanares-Delisle, Exposé sur la francophonie, in Littérature, Linguistique et<br />

Didactique, Universitatea de Vest, Timişoara, 1995, p. 1-7.<br />

8 Signalons, à titre d’exemple tout simplement une publication roumaine : “EURESIS.<br />

Cahiers roumains d’études littéraires”, 1-2 (Exil et littérature, Écrivains roumains<br />

d’expression française), Editions Univers, 1993 et une anthologie parue en France :<br />

Littératures francophones d’Europe (sous la direction de Jean-Louis Joubert), Paris,<br />

Agence de la Francophonie, Nathan, 1977. (On s’étonne seulement que dans ce livre,<br />

excellent à tous les égards, il se glisse une erreur due probablement aux fichiers de<br />

l’ordinateur, puisque les informations relatives à Eliade et à Cioran se trouvent<br />

interverties).<br />

FIN D'UN MYTHE<br />

par<br />

MARGARETA GYURCSIK<br />

Si l’exil est une expérience existentielle primordiale de l’homme chassé du<br />

Paradis et si de son temps, dans l’antiquité déjà, il y a eu des écrivains vivant en exil –<br />

“par choix, par hasard ou par contrainte” 1 – force est de constater qu’en cette fin de siècle<br />

et de millénaire l’exil n’est plus ce qu’il était. La nouvelle manière de vivre l’exil s’inscrit<br />

dans le changement général de paradigme culturel auquel nous assistons ces dernières<br />

années et qui implique une nouvelle approche de la problématique identitaire, voire une<br />

nouvelle manière d’envisager la différence et les rapports à autrui.<br />

La modernité avait pensé les problèmes identitaires conformément à une logique<br />

fondée sur des séparations ou des oppositions tranchantes entre le Soi et l’Autre, entre<br />

l’un et le multiple. Les disjonctions, les ruptures, les négations qui fondent le modèle<br />

culturel de la modernité ont hypertrophié la différence 2 et on transformé l’Autre en une<br />

menace, un obstacle à franchir ou à éliminer. L’exil des écrivains modernes représente en<br />

cette occurrence une expérience tragique vécue par le Soi obligé d’affronter l’altérité tel<br />

un voyageur solitaire déchiré entre deux langues de deux cultures dont il mesure<br />

surtout les différences. Tout comme la modernité, l’exil est une équation à deux termes<br />

antinomiques : l’identité et l’altérité ou bien le même et l’autre.


21<br />

C’est l’expérience d’un tel exil que vit le poète roumain Ion Caraion qui, après<br />

avoir passé onze ans dans les prisons communistes, s’est exilé à Lausanne où il est mort<br />

en 1986, sans avoir pu retourner en Roumanie. C’est en exil qu’il a écrit en français, au<br />

début des années ‘80 Les Mots en exil – réflexion poétique sur sa condition d’écrivain<br />

exilé : “L’exil est une respiration coupée, châtiée, annulée, restée pour toujours dans les<br />

griffes de la malédictions et qui jamais plus ne pourra pleinement disposer de ses<br />

poumons. Les mots gèlent, se contractent, se renferment sur eux-mêmes après s’être<br />

mortellement heurtés aux lois d’une nouvelle architecture, à d’autres traditions et<br />

coutumes. Car l’exil n’est finalement rien d’autre qu’une prison sophistiquée, donc un<br />

endroit, un carrefour où les conditions d’existence du langage sont impropres et drôles,<br />

tel le passage pour un organisme vivant du milieu aquatique au milieu terrestre” 3 . Exilé<br />

de sa langue et de sa culture, déçu par l’histoire, vivant en solitaire ce qu’il appelle<br />

“l’errance et la désespérance” de la condition des écrivains en exil, Ion Caraion appartient<br />

à la même famille des exilés solitaires dont Emil Cioran avait fait lui aussi partie. Pour<br />

tous les deux, le XX e siècle a été un siècle de la violence, de la négation, du refus, du<br />

chaos. Tous les deux se sont trouvés face au même choix : continuer à écrire en roumain<br />

(mais pour qui ?) ou écrire en français et assumer toutes les conséquences qui en<br />

découlent. Et tous les deux – le moraliste exilé à Paris, le poète exilé à Lausanne – ont<br />

choisi d’écrire en français, en empruntant, pour citer encore une fois Ion Caraion, “son<br />

actif et son passif, ses convulsions et ses caprices, ses abîmes et ses verdicts” 4 . On ne<br />

cesse pas de le répéter : pour l’écrivain, le véritable exil, c’est l’exil linguistique. Celui-ci<br />

est vécu par l’écrivain moderne comme une rupture irréparable entre le paradis de<br />

l’identité et l’enfer de l’altérité. Citons une dernière fois Ion Caraion :<br />

“La langue est le palais des souvenirs (et tout souvenir est un labyrinthe) aux<br />

innombrables clés, crochets, mystères, agrafes, poulies, serrures, codes, guets,<br />

couleurs, formes de sommeil et forme de veille, lucarnes, cachettes, ponts et<br />

méandres, fenêtres, caprices, escaliers, caves, rigoles, portes secrètes, niches,<br />

murs doubles, draperies, chants et sortilèges, blasphèmes, pudeurs, mépris,<br />

maléfices, fantômes, lois et crimes, tentations, hésitations, sentiers cachés,<br />

impudences, chuchotements, grottes, surprises, désolations. Les navires d’une<br />

langue portent des mythologies, des hérédités, des poids magiques, des testaments<br />

inaccomplis, agilité, disponibilité, vocation, complexe et complicités, pertes et<br />

victoires, hasard, fautes, responsabilités, élan, hésitation, mission, préparatifs de<br />

guerre, cérémonies de paix, provisions auxquelles on ne touchera que<br />

rarement, aux heures hiératiques ou de mystère. (...)<br />

Lorsque tu as passé la frontière de la langue ou qu’on t’impose de quitter son<br />

aire, il se produit une rupture irréparable. Et c’est alors que commencent<br />

l’éloignement, la solitude, le déséquilibre, l’incertitude” 5 .<br />

En passant la frontières de l’univers inépuisable de la langue maternelle définie<br />

par cette extraordinaire énumération d’une ampleur rabelaisienne, l’écrivain en exil<br />

pénètre donc dans un univers différent, autre, dont le paradigme coïncide étrangement<br />

avec celui de la modernité : rupture, éloignement, solitude, déséquilibre, incertitude.<br />

Emil Cioran avait pensé lui aussi la relation de ses deux langues en termes<br />

d’opposition et de rupture. D’un côté, le français, “cet idiome d’emprunt, avec tous ses<br />

mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu’à l’inexistence (...), inexpressifs pour avoir<br />

tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur”, langue dont


22<br />

“l’élégance exténuée” lui donne “le vertige” 6 . De l’autre, le roumain, avec son “superbe<br />

débraillement”, son “mélange de soleil et de bouse”, sa “vitalité”, langue qu’il a toujours<br />

regretté d’avoir abandonné, car il n’a jamais cessé d’avoir ce qu’il appelait “le complexe<br />

du métèque”, même après avoir été reconnu comme un des meilleurs stylistes français du<br />

XX e siècle.<br />

Cependant, pour les écrivains roumains que le régime totalitaire et les mauvaises<br />

heures de l’histoire ont condamné à l’exil, la France n’en reste pas moins une terre ferme,<br />

une certitude, une sorte de Paradis retrouvé où tout peut recommencer. Aux dires<br />

de Cioran, Paris est la seule ville du monde où il peut secouer sa “déraison d’être”, car<br />

“tel est l’envoûtement de Paris : enrober les maux incurables de l’âme dans les<br />

consolations de la beauté, remplir de sortilèges impalpables les vides créés par ce temps<br />

où l’on vit” 7 . Un abîme infranchissable sépare selon Cioran la ville-lumière et les Balkans<br />

définis comme étant un “maudit coin du monde ”ou “les confins du monde” 8 . Un y<br />

reconnaît le modèle culturel traditionnel fondé sur la distinction, voire l’opposition entre<br />

centre et périphéries. Dans le monde trouble et divisé de l’Europe de la guerre froide ou<br />

de la guerre des idéologies, la France et la culture française ont représenté pour les<br />

écrivains roumains condamnés à l’exil par l’oppression du régime totalitaire, la terre<br />

quasi mythique de la liberté où ils pouvaient retrouver, au moins partiellement et<br />

autrement, le Paradis perdu.<br />

* * *<br />

Dans la Roumanie de l’après-guerre, la dissidence littéraire censée dévoiler,<br />

comme elle l’avait fait dans tous les pays de l’Est, les horreurs du régime totalitaire, a<br />

produit deux types de textes : d’une part des textes-documents, centrés sur la<br />

problématique politique et, de l’autre, des textes ayant fait de cette problématique le<br />

prétexte d’une expérience littéraire intéressante comme telle au-delà des connotations<br />

idéologiques.<br />

Dans un premier moment, plus précisément dans les années 1960-1970, les<br />

priorités avaient été d’ordre politique.<br />

Emprisonnés, déportés, interdits de publication, condamnés à l’exil, les écrivains<br />

dissidents roumains se sont intégrés dans le vaste projet anti-totalitaire de la littérature de<br />

l’Est européen. Aussi le plus important des écrivains dissidents roumains des années<br />

1970, Paul Goma, considéré par Eugène Ionesco “un Soljenitsine roumain” avait-il<br />

reconstitué dans ses romans l’univers carcéral des prisons communistes des années 1950-<br />

1960 qu’il connaissait très bien, hélas ! Il n’a pas hésité de rompre le contrat de silence<br />

institué par le régime totalitaire et d’aborder des thèmes-tabou tels la terreur exercée par<br />

la police secrète, les abus du pouvoir, la destruction systématique de la culture, la<br />

répression des intellectuels. Ses romans, dont ceux publiés en français après son exil en<br />

France, notamment Le tremblement des hommes paru à Paris en 1978, sont des livresdocuments<br />

dont l’enjeu, exclusivement politique, consiste à témoigner sur les événements<br />

d’une histoire vécue dans sa dimension tragique. La politique l’emporte en l’occurrence<br />

sur l’esthétique, ce qui explique le désintérêt manifesté par l’écrivain à l’égard de la<br />

fiction, de même que la banalité de l’écriture. Toujours est-il que ce qui fait l’intérêt des<br />

romans de Goma, c’est la quête d’une modalité de vivre contre l’histoire, dans l’Europe<br />

divisée par la guerre froide et le conflit des idéologies.


23<br />

Dans un deuxième moment, qu’on pourrait situer dans les années 1970-1980,<br />

l’enjeu de la littérature antitotalitaire cesse d’être exclusivement politique. Il apparaît<br />

ainsi une forme très intéressante de roman politique et poétique à la fois, accordant une<br />

importance particulière à l’écriture et à la dimension esthétique du texte<br />

littéraire. C’est dans cette catégorie de textes qu’on peut inclure le roman de Paul Miclãu<br />

Roumains déracinés. Professeur de langue et de littérature françaises à l’Université de<br />

Bucarest, Paul Miclãu a publié de nombreux ouvrages de linguistique et de critique<br />

littéraire, de sémiotique et de théorie de la littérature. Son roman tire profit de l’excellente<br />

connaissance de la sémiologie et du textualisme français que l’auteur a acquise lors de<br />

ses séjours en France. La problématique politique y est abordée par le biais d’une écriture<br />

fragmentaire, polyphonique et poétique. C’est une écriture qui, au dires de l’auteursémioticien,<br />

redécouvre le signifiant afin de le fondre dans un “amalgame sémiotique<br />

inédit”.<br />

L’histoire de la rédaction et de la publication des Roumains déracinés pourrait<br />

constituer elle-même la matière d’un roman. La première version a été écrite en<br />

Roumanie le long de l’année 1985, en français. La censure a refusé à l’époque la<br />

publication de la version française. L’auteur a traduit lui-même son texte en roumain et<br />

l’a fait publier, sous une forme très épurée, en 1989. Le titre initial du roman, Trésor de<br />

sang, rendait la tragédie des paysans du Banat, province située à l’Ouest de la Roumanie,<br />

déportés pour des raisons d’ordre politique, au début des années 50, dans le Bãrãgan,<br />

région aride située à l’autre bout du pays, où beaucoup d’entre eux avaient trouvé la mort.<br />

Pour l’édition de 1989, le titre fut réduit à Trésor tout court, afin d’éviter toute allusion à<br />

la politique du dictateur Ceausescu visant la destruction des villages roumains – politique<br />

qui n’était pas sans rappeler les abus sanglants de ses prédécesseurs staliniens. Enfin,<br />

dix ans après la rédaction de la version initiale (et intégrale) en français, celle-ci a été<br />

publiée aux Editions Publisud de Paris en 1995 et a été récompensée par le prix littéraire<br />

européen des écrivains de langue française.<br />

Roumains déracinés est une oeuvre d’une extraordinaire richesse qui allie le<br />

document historique aux éléments autobiographiques et à la fiction avec un art qui<br />

consiste principalement à effacer les frontières entre le réel et l’imaginaire, la vie et le<br />

rêve, le quotidien et le poétique. Il s’agit de l’histoire d’un fils de paysan roumain –<br />

l’auteur lui-même – qui réussit à faire des études universitaires en français tandis<br />

qu’autour de lui le pays vit le drame de la terreur politique, de l’amputation culturelle, de<br />

l’anéantissement existentiel. Paul Miclãu réalise un document historique poignant sur la<br />

Roumanie des années 1950-1960, notamment sur le déracinement des Roumains exilés<br />

dans leur propre pays, voire “blessés” dans leurs racines mêmes par le régime totalitaire.<br />

Ce fut une époque où “la politique rôdait autour de nous comme un animal assoiffé de<br />

sang” 9 . L’écrivain prolonge son témoignage aux années 1980, époque contemporaine de<br />

la rédaction du livre, où la politique, même si elle avait perdu de son appétit pour le sang,<br />

avait trouvé des formes autrement dures pour détruire les hommes et les valeurs.<br />

La narration se construit autour de l’événement qui a brutalement changé le destin<br />

de quelques dizaines de milliers de paysans et d’intellectuels du Banat, région natale de<br />

l’auteur : la déportation. Prenant comme modèle les déportations staliniennes de l’Union<br />

Soviétique, cette déportation interne a représenté un épisode de la répression organisée<br />

par le régime communiste installé au pouvoir en vue de liquider tout forme possible<br />

d’opposition au nouvel ordre social. En reconstituant de mé au pouvoir en vue de liquider


24<br />

tout forme possible d’opposition au nouvel ordre social. En reconstituant de mémoire les<br />

événements, trente ans après, le narrateur fait revivre avec précision les étapes de la<br />

déportation de sa famille et de ses concitoyens : l’atmosphère au village dans la période<br />

ayant précédé la déportation, l’arrestation dans la nuit de 17 juin 1951, le voyage en train<br />

dans des “boeufs-wagons”, l’arrivée à la destination et l’abandon des déportés –<br />

officiellement ils sont des “disloqués” – en plein champ, la construction des maisons et<br />

de nouveaux villages, les événements tragiques ayant marqué la vie collective et la vie<br />

personnelle durant les cinq années de déportation. Mais Paul Miclãu n’a pas l’intention<br />

d’écrire la chronique d’une époque. Il propose une interprétation de l’histoire dans la<br />

perspective d’une anthropologie de la mémoire visant à reconstruire un champ de<br />

mémoire individuelle et collective fondé sur une interrogation obsédante concernant la<br />

relation entre histoire et mémoire, entre histoire et récit. Ainsi, la problématique politique<br />

acquiert du sens par la mise en oeuvre de quelques grands thèmes à implications<br />

profondes au niveau éthique et existentiel : le thème de la justice et de l’injustice, celui de<br />

la culpabilité et de l’innocence, de la mémoire et de l’oubli, du temps et de la durée, de la<br />

fatalité et de la liberté ou bien celui de l’identité et de l’altérité. Arrachés à leur terre, à<br />

leur maison, à leur univers, les déracinés se plient à la fatalité nommée Histoire avec<br />

le sentiment qu’il s’agit de quelque chose d’irréversible et que rien ne sera plus comme<br />

avant :<br />

“Dorénavant le monde aura d’autres couleurs, d’autres odeurs ; sa fraîcheur<br />

naturelle se dégrade, les particules de mort vous imprègnent de façon plus<br />

persistante, les nuits sont blanches et les jours noirs, les actes sont gris” (p. 137)<br />

; “Il n’y a plus d’espoir. Une longue nuit, dense comme le goudron, nous pénètre<br />

pour des années” (p. 155).<br />

A cela s’ajoute, dans le cas de ces déportés déchus de leur condition d’êtres<br />

humains, la conscience d’être tombés dans le piège de l’Histoire. Arrachés au rythme<br />

cosmique et métaphysique de l’univers villageois d’avant la déportation et obligés de<br />

vivre au “rythme fou” de l’Histoire – changement après changement, réforme après<br />

réforme, révolution après révolution – ils se sentent jetés au coeur même d’un désordre,<br />

d’un dérèglement qui échappe à toute tentative d’explication logique et leur fait<br />

découvrir “le visage d’ombre du néant” (p. 63) aussi bien que le visage absurde et<br />

grotesque du totalitarisme.<br />

L’auteur oppose à cette dégringolade de l’Histoire les grandes valeurs de la<br />

culture roumaine traditionnelle. Il y a dans son roman des pages admirables sur son<br />

enfance et son adolescence dans un espace culturel d’une infinie richesse – modèle de<br />

haute spiritualité, de multiculturalisme et de tolérance. Se faisant l’écho de la mémoire<br />

collective, le narrateur fait recours aux archétypes qui renvoient à une expérience<br />

originaire fondatrice. A ces valeurs de la culture traditionnelle roumaine viennent<br />

s’ajouter – francophonie oblige ! – les valeurs d’une autre culture qui est devenue sienne<br />

: la culture française.<br />

La France est omniprésente dans ce roman écrit par une des personnalités<br />

marquantes de la francophonie en Roumanie. La France de Paul Miclãu est faite,<br />

fatalement, de certains clichés culturels imposés par la tradition francophone même :<br />

Paris, c’est la “capitale du monde”, la “superpuissance culturelle” tandis que la France<br />

n’est ni plus ni moins que le “Pays total”. L’emploi de ces clichés est pourtant justifié par<br />

la démarche de l’auteur qui consiste à défendre et à illustrer la langue et la culture


25<br />

françaises dans les conditions de la terreur idéologique instaurée par le régime totalitaire.<br />

Le narrateur raconte l’odyssée de ses études universitaires à une époque où être étudiant<br />

en français comportait de grands risques et où la perception des valeurs culturelles était<br />

déformée par une politisation rudimentaire allant jusqu’à dénaturer les données des<br />

sciences mêmes, comme ce fut le cas de l’histoire de la France enseignée selon la formule<br />

du socialisme manichéen : peuple d’un côté, réactionnaires de l’autre. Ou bien le cas de<br />

la littérature française :<br />

“C’est Madame Ioachimescu-Graur qui enseigne la littérature française. On lui a<br />

dit de ne recourir qu’à la bibliothèque soviétique. Pour le reste, il faut se méfier,<br />

ce sont des étudiants empoisonnés d’idéologie pourrie. (...) L’un des étudiants se<br />

permet de citer dans une épreuve écrite les travaux de Gaston Paris sur la<br />

littérature ancienne : ne vous<br />

a-t-on pas dit qu’une seule bibliographie de référence est admise ? On lui<br />

diminue la note en conséquence” (p. 126).<br />

Dans ce contexte, l’auteur fait de son propre apprentissage de la langue et de la<br />

culture françaises un défi et une manière de s’opposer à la sinistre triade : terreur -<br />

politisation - langue de bois. En témoigne cette jolie définition de la langue française<br />

énoncée par Paul Miclãu au nom des étudiants roumains des années 50 : “On a un<br />

respect religieux pour le signifiant français. On a l’habitude d’y associer des signifiés qui<br />

s’articulent dans un festival d’esprit” (p. 229).<br />

Comme la plupart de nous autres Roumains, Paul Miclãu a commencé par avoir<br />

de la France une image livresque construite à partir de ses lectures littéraires et d’histoire<br />

de l’art. Lors de ses séjours en France dans les années 60-70, c’est cette France livresque<br />

qu’il va essayer de retrouver et qu’il ne retrouvera que partiellement. Mais pour Paul<br />

Miclãu, le romanicier-sémioticien, la France est surtout une écriture qu’il faut déchiffrer,<br />

un “Pays total” des signes, tout comme le Japon de Roland Barthes était, à la même<br />

époque, l’Empire des signes. Les signes de l’écriture nommée France sont pourvue d’une<br />

double signification : livresque, lorsque leur interprétation ne fait que confirmer on<br />

infirmer les sens connus d’avance, et poétique au sens jakobsonien du terme, et en ce cas<br />

l’interprétation équivaut à une production de sens nouveaux. C’est dans ce deuxième cas<br />

que les signes culturels français, intégrés au récit historique et autobiographique,<br />

transforment la perception du monde en un jeu de signifiants censé donner aux<br />

choses et aux événements des significations inattendues. Aussi a-t-on la surprise de voir<br />

surgir dans le village natal de l’auteur les surréalistes avec leur “soleil cou coupé” ou bien<br />

Lévi Strauss avec son opposition culture vs. nature qui s’applique très bien à la manière<br />

dont les paysans roumains préparent le maïs bouilli et le maïs cuit. On voit également<br />

surgir, à tel détour de phrase, dans telle description de paysage, dans telle confession du<br />

narrateur, dans des contextes plus ou moins insolites, Montaigne avec son “apprendre à<br />

mourir”, Appolinaire avec son “Pont Mirabeau”, de même que Villon, Verlaine, Valéry,<br />

Stendhal, Camus, Georges Brassens, Jacques Brel, etc. etc.<br />

Cette présence massive de la culture française est doublée par des allusions<br />

fréquentes à l’histoire de France car, dans le roman de Paul Miclãu, l’histoire se joue en<br />

Roumanie aussi bien qu’en France :<br />

“Tu as fait deux révolutions. La première, à peine lancée, tu fus obligé de la subir<br />

[il s’agit de la “révolution socialiste” dans la Roumanie des années 50-60]. Puis<br />

tu as repris de plus belle. Et ce fut une autre dans le Pays total, la France de


26<br />

1968, mais celle-ci fut plutôt culturelle et poétique. Tu te demandes quelle est la<br />

place de ta blessure dans ce va-et-vient” (p. 147).<br />

Deux pays, deux histoires, une même question : quelle est la place de l’individu<br />

dans le va-et-vient de l’histoire, quelles sont les chances de l’homme face aux “grimaces”<br />

de l’histoire ? En effet, le grand problème – et le message du roman – est là :<br />

l’histoire poursuit son cours dans un “rythme fou”, mais entre temps “il faut vivre” :<br />

vivre sa vie, vivre son corps, vivre ses idées, vivre ses fantasmes, vivre son écriture. Et<br />

comment vivre si on sait que “le retour au temps mort est douloureux, le vécu du présent<br />

est tragique, l’illusion de l’avenir est absurde” (p. 64) ? C’est la réponse à cette question<br />

que le narrateur cherche à trouver en évoquant une expérience individuelle et collective<br />

vécue dans un pays de déracinés, la Roumanie communiste, et dans un pays mythique<br />

représentant une terre ferme, une certitude : la France, où l’auteur croit pouvoir échapper<br />

aux ruptures violentes provoquées par les “grands dérangements” de l’Histoire.<br />

Pour Paul Miclãu, de même que pour la plupart des écrivains roumains que le<br />

régime totalitaire et les mauvaises heures de l’Histoire ont condamné à l’exil — extérieur<br />

ou intérieur — la France représente une sorte de Paradis retrouvé où tout peut<br />

recommencer.<br />

Une fois le Mur de Berlin démoli, et dispersé aux quatre vents l’ancien bloc des<br />

pays communistes de l’Est, on assiste à un phénomène d’intégration de la problématique<br />

historique dans un paradigme nouveau qu’on pourrait nommer postmoderne. Quoiqu’elle<br />

reste divisée, l’Europe de cette dernière décennie de notre siècle est perçue par les<br />

écrivains comme un “tiers espace” où l’on s’efforce de faire coexister ce que le Mur de<br />

Berlin, mais la modernité aussi, avait brutalement séparé : le Soi et l’Autre, la<br />

permanence et le changement, la relation et la rupture, le centre et la périphérie, “pour<br />

que moins catastrophique et meurtrier soit le heurt des structures mentales aujourd’hui<br />

en présence” 10 .<br />

C’est à ce nouveau type de littérature historique qu’appartient le dernier roman de<br />

Dumitru Tsepeneag, Hôtel Europa, publié en France en 1996. Tsepeneag réalise, avec<br />

Hôtel Europa un grand roman sur l’Europe post-communiste et postmoderne en quête<br />

d’identité. Qu’est-ce que c’est l’Europe ? C’est la question à laquelle il faut répondre en<br />

cette fin de siècle. Car le temps n’est plus où il y avait d’un côté l’Occident – symbole de<br />

la liberté et de la démocratie, et d’autre côté les pays de l’Est avec leurs régimes<br />

totalitaires. Il y a aujourd’hui, dit Tsepeneag, “ce fameux Occident appelé par métonymie<br />

Europe, comme si les pays qui ne font pas partie de la Communauté Economique<br />

Européenne ne se trouvaient pas en Europe, mais en Asie. Comme si Budapest et Prague<br />

n’étaient pas au coeur de l’Europe. (...) Et si nous admettons avec de Gaulle que l’Europe<br />

va de l’Atlantique à l’Oural, alors notre pauvre Bucarest se situe lui-même plus près du<br />

centre que du bord” 11 .<br />

Hôtel Europa est le roman d’un voyage à double sens à travers cette Europe fin de<br />

siècle où l’histoire est en train de se défaire pour se structurer autrement. Il y a d’un côté<br />

le voyage du narrateur (qui ressemble comme un frère à l’auteur), écrivain roumain<br />

installé en France où ses livres connaissent une audience limitée et où il doit faire face au<br />

scepticisme bienveillant d’une épouse française et cartésienne qui s’appelle fatalement<br />

Marianne. Il revient en Roumanie en 1990, après la chute de la dictature, avec un convoi<br />

de Médecins sans frontières. De l’autre, il y a le voyage de son personnage, un jeune<br />

étudiant en français de Bucarest, qui décide de quitter la Roumanie effervescente des


27<br />

années 90 afin de se rendre en France – pays qui continue de symboliser pour les gens<br />

des pays de l’Est, bouleversés par des changements dramatiques, une terre ferme, un<br />

certitude, un refuge. Ce double mouvement, celui du narrateur vers l’Est de sa langue et<br />

de sa mémoire, celui de son héros vers l’Ouest et ses mirages ne se produit plus entre un<br />

centre (Paris) et une périphérie (Bucarest), car “il n’y a pas que Paris en Europe”. Les<br />

voyageurs parcourent un continent qui s’émiette sur leurs yeux et où chaque endroit par<br />

où ils passent est censé être un centre. Autant d’endroits, autant de centres sur le trajet de<br />

ces picaros fin de siècle : Bucarest, Timisoara, Budapest, Vienne, Münich, Strasbourg,<br />

Paris, un petit village en Bretagne. Autrement dit, centre et périphérie ne font qu’un dans<br />

un monde où le centre est partout et nulle part. Et où le dépaysement est pareil chez<br />

l’écrivain roumain de Paris qui, revenu à Bucarest, trouve une ville méconnaissable et<br />

chez l’étudiant de Bucarest qui, muni d’une vision mythique de l’Occident, s’initie au<br />

déclin d’une Europe rongée par les violences xénophobes.<br />

Le voyage à travers l’Histoire de l’Europe postmoderne (et postcommuniste)<br />

conduit les personnages de Tsepeneag à découvrir simultanément la diversité et la<br />

permanence et à les accepter comme faisant partie d’un espace culturel – notamment<br />

celui de l’Europe fin de siècle –qui se constitue en essayant d’affirmer la diversité et<br />

l’unité des cultures qui le composent. C’est ainsi que Tsepeneag fait découvrir à son<br />

personnage “un véritable paysage mioritique” – paysage culturel spécifiquement roumain<br />

à valeur géo-stylistique et affective – ni plus ni moins que quelque part entre Strasbourg<br />

et Paris :<br />

“Il regardait le soleil glisser derrière les collines, réapparaître au fond d’une<br />

vallée, disparaître derrière une colline, le revoilà dans une vallée, colline, vallée,<br />

colline... Un véritable paysage mioritique, plus mioritique que le paysage<br />

roumain, fût-il transylvain” (p. 360-361).<br />

Il y a là, dans le paradoxe d’un paysage mioritique français plus roumain et<br />

mioritique que nature une représentation de la culture en tant que reconnaissance de<br />

l’identité au coeur même de la différence. Ce qui n’empêche que cette différence se voit<br />

attribuer des connotations négatives dans la mesure où l’attitude à l’égard de l’altérité<br />

reste marquée par l’incompréhension et le détournement des sens culturels. Tsepeneag<br />

cite en cette occurrence l’opinion des Français selon laquelle les Roumains sont de<br />

“voleurs de grand chemin” et de “bergers nécessairement meurtriers” (allusion à la<br />

ballade populaire roumaine Mioritza - L’Agnelle). Il en résulte que la perception affective<br />

de l’identité, symbolisée par la surprise et la joie du voyageur roumain de découvrir,<br />

quelque part entre Paris et Strasbourg, un paysage mioritique n’exclut pas pour autant la<br />

perception non-affective, voire négative des différences, allant dans un double sens :<br />

perception négative des Roumains par les Français, perception négative de l’Occident par<br />

le voyageur venu d’un pays de l’Est et qui porte dans ses valises des mythes et des<br />

clichés culturels/livresques.<br />

L’Europe des immigrants, telle que la décrit Tsepeneag, n’est nullement un hôtel<br />

cinq étoiles, mais un hôtel sinistre où se côtoient des intellectuels fauchés, des<br />

aventuriers, des truands, des terroristes, des paumes de toutes les couleurs. Les destins,<br />

les figures et les identités se croisent, se confondent, se séparent dans un déplacement<br />

continu qui sature la carte d’Europe. Sur cette carte, Paris est devenu un point comme les<br />

autres, une étape décevante comme toutes les autres dans le mouvement à la fois<br />

centrifuge et centripète qui entraîne les personnages sur les routes de l’exil. Quant aux


28<br />

Français, ce sont “les descendants de Molière ayant une facilité d’expression qui vous<br />

laisse bouche bée” (p. 372) ou bien ces mêmes descendants de Molière “qui sont portés<br />

par la langue. Et ils parlent comme un livre, surtout quand ils rentrent de Moscou où ils<br />

ont beaucoup pidginé le british” (p. 372). C’est que Tsepeneag se permet de lancer des<br />

flèches ironiques en direction des Français. Il n’a plus, à l’égard de la France, de la<br />

langue et de la culture françaises, le “complexe du métèque” qui hantait un Emil Cioran<br />

par exemple, mais bien l’attitude décontractée et ironique de<br />

l’homme postmoderne. C’est une attitude qu’on n’aurait pu concevoir à l’époque où Paul<br />

Goma ou Paul Miclãu empruntaient le discours tranchant du politicien ou le discours<br />

affectif du poète pour perpétuer le mythe de l’Occident – paradis démocratique opposé à<br />

l’enfer totalitaire de l’Est.<br />

Lu dans cette perspective, Hôtel Europa c’est l’histoire d’un écrivain qui vit en<br />

solitaire son exil à Paris jusqu’au moment où il décide de vivre l’expérience de l’altérité<br />

en écrivant un roman sur la déception de tous ceux qui se sont rués vers l’ouest à la<br />

recherche du Paradis mythique, mais aussi sur la construction d’un espace où les hommes<br />

et les cultures s’entrecroisent et s’interrogent les uns les autres en tissant une saga tragicomique<br />

de ce qu’on pourrait nommer la “transhumance postcommuniste”. Ce faisant, il<br />

est censé contribuer à la genèse, moins comme on le dit souvent en langage postmoderne,<br />

d’une “conscience planétaire”, que d’une “disposition intime”, d’un état psychique<br />

antérieur a l’éclosion de cette conscience dont l’avènement doit être rapporté au vingt-etunième<br />

siècle. Selon Tsepeneag, c’est à l’écrivain que revient de faire de la diversité le<br />

fondement de ce nouvel “état psychique” qui favorise l’acceptation de la différence<br />

comme une condition nécessaire à la survie de l’homme et de la culture. Aussi son roman<br />

est-il histoire d’un voyage au bout de la diversité, là où le voyageur découvre l’unité qui<br />

sous-tend la multiplicité. La diversité, c’est l’Europe d’aujourd’hui, celle des hommes,<br />

des cultures et des littératures en déplacement. Au niveau de l’écriture romanesque, cette<br />

diversité est rendue par la dialectique du réel et de la fiction, qui mêle l’onirisme à<br />

l’histoire, les fragments d’articles de journaux sur la guerre de Bosnie ou sur tel autre<br />

événement des années 1990 à l’évocation de mythes et de légendes.<br />

En cette occurrence, le problème n’est plus de chercher les moyens de vivre<br />

contre l’histoire ou d’échapper à l’histoire. Le message de Tsepeneag c’est qu’il nous<br />

faut apprendre à vivre avec l’histoire. C’est comme si mourir ou ressusciter, rester ou<br />

partir, monter ou descendre, faire l’ange ou faire la bête, avoir une mémoire ou<br />

un avenir, aller vers l’Orient ou vers l’Occident, être Roumain ou être Français n’était<br />

qu’une seule et même chose : assumer la responsabilité d’une histoire qui, quoiqu’on<br />

fasse, est la nôtre.<br />

NOTES<br />

1<br />

Frédéric Prokosch, Notes sur l’exil, maladie créative, in Marges et exils, L’Europe des<br />

littératures déplacées, Bruxelles, Editions Labor, 1987, p. 77.<br />

2<br />

Cf. J.-J. Wunemburger, La raison contradictoire, Paris, Albin Michel, 1990, p. 11.<br />

3<br />

Ion Caraion, Les Mots en exil, in Marges et exils, éd. cit., p. 48.<br />

4<br />

Idem, ibid., p. 52.<br />

5<br />

Idem, ibid., p. 49.<br />

6<br />

Cf. Histoire et utopie, Paris, Gallimard, “Folio/Essais”, 1960, p. 9-10.<br />

7<br />

Bréviaire des vaincus, in Oeuvres, Paris, Gallimard, “Quarto”, 1995, p. 529-532.


29<br />

8<br />

Idem, ibid.<br />

9<br />

Paul Miclãu, Roumains déracinés, Paris, Ed. Publisud, 1995, p. 68. Nous renvoyons<br />

désormais à cette édition.<br />

10<br />

Georges Haldas, Deux patries : une visée, in Marges et exils, éd. cit., p. 173.<br />

11<br />

Dumitru Tsepeneag, Hôtel Europa, Paris, Editions P.O.L., 1966. Toutes les références<br />

renvoient à cette édition.<br />

CONSIDÉRATIONS<br />

SUR QUELQUES THÈMES FONDAMENTAUX<br />

CHEZ CIORAN<br />

par<br />

FLORIN OCHIANĂ<br />

I. Racines autobiographiques de la haine<br />

"Il n’est pas bon pour l’homme de se rappeler à chaque instant qu’il est homme.<br />

Se pencher sur soi est déjà mauvais ; se pencher sur l’espèce, avec le zèle d’un<br />

obsédé, est encore pire ; c’est prêter aux misères arbitraires de l’introspection un<br />

fondement objectif et une justification philosophique. Tant qu’on triture son moi,<br />

on a le recours de penser qu’on cède à une lubie ; dès que tous les moi deviennent<br />

le centre d’une interminable rumination, par un détour on retrouve généralisés<br />

les inconvénients de sa condition, son propre accident érigé en norme, en cas<br />

universel." 1<br />

Cioran se souvient à chaque instant qu’il appartient à l’humanité. Ignorer cette<br />

malédiction serait son plus grand bonheur. Mais comme il n’arrive jamais à le faire, il<br />

vit constamment dans l’anomalie d’être. Ce fait contredit l’essence même de la vie. De<br />

sorte que chez Cioran "être" signifie "vivre dans le mal". La coexistence de l’être humain<br />

avec les autres et surtout avec soi-même devient un perpétuel combat, lequel obéit à un<br />

seul sentiment, le plus puissant qu’on arrive à éprouver : la haine. Le moteur de la pensée<br />

cioranienne, c’est la haine. Sentiment immense qui, s’il pouvait éclater dans toute sa<br />

plénitude - Cioran dirait "dans tout son vide" -, détruirait l’univers dans sa totalité. Mais<br />

cette explosion ruinerait d’abord la personne de celui qui la contient et qui doit écrire<br />

pour chasser ses démons intérieurs. Car Cioran se déteste autant qu’il déteste l’univers. Il<br />

ne saurait jamais ignorer les vertus de la haine qu’il connaît de si près :<br />

"(...) la haine n’est pas un sentiment mais une puissance, un facteur de diversité,<br />

qui fait prospérer les êtres aux dépens de l’être. Quiconque aime son statut<br />

d’individu doit chercher toutes les occasions où il est obligé de haïr (...)." 2<br />

Mais comment arrive-t-il à désirer de vivre à fond ce sentiment ? Quel mal le<br />

torture et quelles en seraient les racines ?


30<br />

La haine, c’est un sentiment qui se fait jour dès la jeunesse de Cioran, voire dès<br />

son enfance - sans qu’il en soit conscient, semble-t-il. On n’a pas coutume aujourd’hui de<br />

lier l’œuvre et la vie personnelle d’un écrivain. Quand même il y a dans la vie du penseur<br />

nombre d’événements qu’il évoque toujours et lesquels l’on profondément marqué. Il<br />

suffit de laisser voix aux faits biographiques pour qu’on y devine aussitôt les possibles<br />

sources de la haine d’autrui et de soi.<br />

Son enfance semble avoir été profondément marquée par la "chute" qu'il a subie<br />

lors de l'arrachement de son village natal, Rã}inari, où il menait une vie tout à fait<br />

heureuse. Car Cioran n’a de cesse d’évoquer (dans ses Entretiens ou bien lorsqu’il parle<br />

de cette période) la douloureuse rupture d’avec son milieu naturel :<br />

"Mon enfance était le paradis terrestre. Je suis né non loin de Hermannstadt dans<br />

un village de montagne roumain, et du matin au soir j'étais constamment dehors.<br />

Lorsque j’ai dû quitter ce village à dix ans pour entrer au lycée, j’ai eu le<br />

sentiment d’une grande catastrophe." 3<br />

L’inadaptation au nouveau milieu où il se voit obligé de vivre crée un état de<br />

malaise profond, une sorte d’agression provocatrice d’une tristesse sans pareil. Mais cette<br />

angoisse remonte encore plus loin. Cioran a toujours cru qu’il y avait une "malédiction"<br />

qui pesait sur sa famille. Quand il perd sa mère, en 1966, il se rend compte que celle-ci<br />

lui a transmis "le délice et le poison de la mélancolie" 4 . On dirait donc qu’il s’agit là d’un<br />

mal génétiquement hérité de sa mère. Cioran ne peut pas y échapper parce qu’il naît en<br />

lui dès le premier jour de son existence.<br />

En 1924 il s'installe avec la famille à Sibiu. Cette rupture marque le<br />

commencement de son éternel exil mais aussi de ses lectures (Diderot, Eminescu, Balzac,<br />

Dostoïevski, Schopenhauer, Nietzsche, etc.) et surtout le début de ce qu'on pourrait<br />

appeler son "irresponsabilité" (modalité de se réfugier et de cacher son inadéquation au<br />

monde . Ce faisant, il commence déjà à sentir une aliénation qui lui fait loger dans le<br />

monde illusoire des livres. En outre, il refusera sans relâche toute responsabilité - et les<br />

livres seront toujours un merveilleux prétexte pour qu'il s'évade ailleurs :<br />

"A travers les années, pour fuir mes responsabilités (souligné par nous, F.O.), j'ai<br />

lu, j'ai lu n'importe quoi des heures durant chaque jour. Je n'en ai tiré aucun<br />

bénéfice évident, sinon que j'ai réussi à me donner l'illusion d'une activité. Peu de<br />

gens ont dévoré autant de livres que moi. Dans ma première jeunesse, je n’étais<br />

attiré que par les bibliothèques et les bordels." 5<br />

Mais l’exil le plus douloureux est l’exil du sommeil, l’insomnie, expérience<br />

capitale de l’existence de Cioran. "Déraciné" à plusieurs reprises, exilé de partout, il<br />

avoue dans un entretien avec Michael Jakob l’importance de ce drame qui apparaît à<br />

l’âge de vingt ans à Sibiu :<br />

"Pourquoi Sibiu a été une ville importante pour moi ? Parce que c’est là que j’ai<br />

subi le grand drame de ma vie, un drame qui a duré plusieurs années et qui m’a<br />

marqué pour le restant de mes jours. Tout ce que j’ai écrit, tout ce que j’ai pensé,<br />

tout ce que j’ai élaboré, toutes mes divagations, trouvent leur signe dans ce<br />

drame : aux alentours de vingt ans, j’ai perdu mon sommeil." 5<br />

Cette expérience le fait sortir de la normalité, l’oblige à être lucide vingt-quatre<br />

heures par jour. Elle transforme chaque journée en un combat "perdu d’avance", parce<br />

que c’est la veille ininterrompue, la conscience sans oubli. C’est alors, dit Cioran, qu’on<br />

entre "en conflit avec tout le monde" et qu’on a l’impression d’être différent. La suite,


31<br />

c’est l’apparition d’un "orgueil dément". L’excès de conscience mène à un mépris absolu<br />

du monde extérieur : "mes semblables passaient pour des animaux à mes yeux" 6 , vu<br />

qu’ils n’étaient pas lucides sans discontinuité. Naturellement, on arrive à embrasser la<br />

voie de la négation. Dépourvu de la chance d’oublier et surtout de s’oublier soi-même,<br />

ce sentiment d’orgueil et de défaite singularise l’individu en donnant naissance au dégoût<br />

démesuré de tout ce qui est.<br />

Dès lors, Cioran s'exercera au néant. Son univers sera par excellence livresque,<br />

un brillant édifice fait de paradoxes et de violence. Lorsqu’il commence ses études en<br />

philosophie à Bucarest, ses crises d'insomnie continuent et il est obsédé par l'idée de la<br />

mort. Mais ce qui le distingue parmi ses collègues de génération est l’orgueil auquel il ne<br />

renoncera jamais, même quand il fait semblant d'être modeste. Dans sa correspondance<br />

de jeunesse avec Bucur Tincu, nous découvrons un Cioran qui commence à sentir de plus<br />

en plus sa différence par rapport à autrui. Néanmoins c'est lui qui fait perpétuer cette<br />

différence :<br />

"Si je peux m'assumer quelque mérite, quelque qualité personnelle, alors ce serait<br />

une vive perception de la réalité, par l'élimination de toute illusion.<br />

Personnellement, je n'admets d'idéaux ni de rêveries ni d'exaltations. Je trouve<br />

beaucoup plus belle l'observation réelle de la vie que l'exaltation puérile. Je n'ai<br />

jamais pu m'encadrer dans le type actif et passionné; j'ai toujours aimé<br />

davantage le type contemplatif et froid." 7<br />

Certes, il s’agit là d’une affirmation du moins bizarre, surtout parce que Cioran<br />

fait ses débuts sur "les cimes du désespoir" et veut "transfigurer" son pays par un livrepamphlet<br />

extrêmement virulent et pathétique.<br />

Tout comme l’œuvre, la vie de Cioran est faite de contradictions, de paradoxes, de<br />

renversements continuels du pour au contre : ce qu'il affirme en théorie est nié en<br />

pratique et inversement. Et cela surtout pendant sa jeunesse, intensément vécue sous le<br />

signe du masque. Dans une autre lettre adressée au même Bucur Tincu, Cioran confesse<br />

avoir pris la décision de renoncer aux discussions philosophiques, parce que leur but n’est<br />

pas la distinction de l'homme, mais l'ambition d'être le premier :<br />

"Or moi, comme je ne supporte pas être le deuxième dans une discussion, je<br />

préfère une distinction qui reçoive sa noblesse seulement d'une réflexion<br />

intérieure au lieu d'être le premier par la violence et le paradoxe." 8<br />

Il faut remarquer, encore une fois, que ses premiers livres attirent l'attention du<br />

public et de la critique surtout par la violence et le paradoxe, qui ont leur source<br />

justement dans cette ambition d'être toujours le premier. Plus loin, Cioran demande à son<br />

ami un service : il avait envoyé à une revue un article qu'on n'avait pas publié -<br />

normalement, puisque le directeur était un idiot et il ne comprenait rien à la culture! Mais<br />

Cioran est gêné par ces "crétins"; il prie donc Bucur Tincu de solliciter l'article en<br />

question. Dans ce pays maudit, continue Cioran, on peut réussir seulement si l'on a des<br />

relations personnelles et des recommandations. L'objectivité qui y est réellement<br />

nécessaire n'existe pas. Mais il fait lui-même preuve de subjectivité quand il écrit ensuite<br />

:<br />

"Il y a un subjectivisme exécrable dans cette nation, qui empêche fatalement et<br />

inévitablement toute tentative de valorisation juste. Ne trouves-tu pas intéressant<br />

le fait que les 'philosophes' de Bucarest veulent chasser Nae Ionescu de la faculté<br />

? Je mets de côté le fait que les connaissances de cet homme sont très médiocres


32<br />

pour reconnaître certaines aptitudes philosophiques incontestables et qui<br />

justifient à elles seules l'étude de la philosophie. L'érudition pervertit les<br />

dispositions philosophiques de l'homme, le fixent dans l'histoire et le détourne de<br />

la contemplation naïve, source de la création philosophique." 9<br />

Cette idée écrite de la main de celui qui passe toute sa jeunesse et sa vie à dévorer<br />

des livres semble, encore une fois, bien étrange. Cioran utilise-t-il cette réflexion<br />

seulement pour défendre Nae Ionescu ?<br />

Il avoue ensuite qu'il n'y a à Bucarest aucun professeur qui le connaisse bien.<br />

Pourquoi? C'est la faute à Cioran :<br />

"Je n'aime pas me sentir inférieur à personne et pour cette raison j'évite<br />

l'arrogance et la suffisance avec lesquelles les professeurs traitent les<br />

étudiants." 10<br />

Même quand il affirme quelque chose qui puisse l'incriminer, Cioran rejette toute<br />

responsabilité. Dans la lettre suivante, celle datée du 10 novembre 1931, il confesse<br />

avoir appris l'art d'épater, en offrant à ceux qu'il ne respecte pas des listes éblouissantes<br />

de livres qu'il n'a jamais lus avec "tant de confiance" ! C'est, dit-il, qu'il est un "escroc<br />

intellectuel" en germe, avec "des tendances de parvenir". Et il continue :<br />

"Que cela soit vrai, c'est chose évidente; mais j'ai un fond de sincérité que je dois<br />

comprimer à cause du scepticisme vulgaire qui domine toute l'atmosphère d'ici." 12<br />

Il a toujours des difficultés pour publier quoi que ce soit. L'amertume et le dégoût<br />

l'envahissent et il devient de plus en plus misanthrope. Il déteste la médiocrité de ceux<br />

qui refusent de publier ce qu'il écrit. Il éprouve de répugnance presque tout le temps. La<br />

souffrance physique qui fait son apparition lui donne un sentiment de fierté : il se croit<br />

différent (encore et toujours), parce qu'il connaît en profondeur des maladies touchant<br />

généralement des gens vieux. Cela le sépare du monde et coupe toute relation<br />

personnelle, de sorte qu'il finit par se dire un jour "Je suis une existence ridicule". Le<br />

besoin d’évider ce qu’il ressent devient impératif, surtout pour sa santé mentale. Il<br />

affirme, le 5 avril 1932, qu’il est un homme unique parmi ses collègues de faculté :<br />

"Je ne sais pas si tu as observé, de ta propre expérience, le phénomène singulier<br />

qui fait que celui qui souffre, même s'il n'est pas très doué, s'attribue une valeur et<br />

une excellence dans l'univers que l'homme commun ne peut pas concevoir. (...) De<br />

tous ceux que j'ai rencontrés à Bucarest - qu'ils soient des connaissances ou des<br />

anonymes, certains d'entre eux beaucoup plus âgés que moi - il n'y a personne<br />

qui ait une expérience plus tourmentée de vie que moi, et je peux dire cela sans<br />

aucune réserve." 13<br />

C'est le fiel, selon ses propres dires, qui lui donne "le courage de l'affirmation,<br />

l'audace de l'expression et le penchant vers le paradoxe (pascalien ou kierkegaardien)".<br />

En 1932, il traverse une période de crise ; il éprouve le déchirement intérieur d'un être "en<br />

proie à la destruction et à la mort". Sa destinée lui rappelle le Pascal des dernières années<br />

de vie, quand celui-ci ne pouvait plus réaliser quoi que ce soit, car il n’était plus capable<br />

que de se promener seul et sans but. Il prend alors la décision (respectée toute sa vie) de<br />

se faire remarquer par une attitude extrême; parce qu’il n'a peur désormais d'aucune idée<br />

et d'aucune attitude. On le considère "cynique", et il reconnaît l'être "si cela signifie<br />

sincérité poussée jusqu'au paroxysme." 14<br />

Le résultat de tout cela sera Sur les cimes du désespoir, livre qu'il écrit à Sibiu.<br />

C'est une "explosion salutaire", c'est un cri, c'est la suite de ce sentiment d'inutilité que


33<br />

Cioran vit en 1932. Il déclare lui-même dans la Préface à l'édition française que le livre<br />

est le résultat de ses longues nuits d'insomnie, cette "lucidité vertigineuse qui convertirait<br />

le paradis en un lieu de torture". Et il continue : "si je ne l'avais écrit, j'aurais sûrement<br />

mis un terme à mes nuits." 15<br />

Il y a une évolution dans l'état que Cioran expérimente pendant sa jeunesse.<br />

Depuis "la chute" de Rãsinari, il se trouve tout le temps en exil, surtout à Bucarest, la<br />

ville où il ne peut pas vivre, peuplée de médiocrités qu'il hait. Le refus de ce milieu<br />

tourne cette haine contre lui-même, de sorte que la source de la création de Cioran<br />

devient la haine de soi. Cela commence par le dédain du jeune homme qui, à cause à la<br />

fois de sa timidité et de son insolence, est marginalisé et se marginalise à Bucarest.<br />

Exacerbés, sans doute, ses sentiments l'emportent et il connaît de plus en plus le<br />

désespoir, jusqu'à ce qu'il se dise "je suis une existence ridicule". Cioran nourrit ses<br />

obsessions qui deviennent de plus en plus violentes. Chaque fois qu'il écrit un livre, c'est<br />

toujours pour se délivrer, se vider, c'est pour exorciser ses démons intérieurs (le Précis de<br />

décomposition, son premier livre en français, composé quatre fois de suite, est toujours<br />

une explosion, car il s'était tu trop longtemps 16 ). A coup sûr, Cioran a besoin d'écrire pour<br />

se calmer. Quand il affirme que l'écriture est une thérapie, ce n'est pas un mensonge.<br />

Voilà ce qu'il éprouve après avoir commencé Sur les cimes du désespoir :<br />

"Je dois te dire dès le début que mon existence en province n'est pas du tout<br />

ennuyeuse. Si je voulais me divertir dans cette ville sans putains, je deviendrais<br />

sûrement fou. Je me contente de la musique, j'en écoute beaucoup. Pour le reste,<br />

j'écris et je lis. J'ai écrit presque la moitié du livre que j'avais préparé. Il est tout<br />

fait de fragments (2 ou 3 pages) lyriques, de la plus bestiale et apocalyptique<br />

tension. J'y ai dit des choses dévastatrices; ces pages sont tellement désolantes<br />

qu'elles réveilleront certainement la révolte sinon l'émotion." 17<br />

Cioran a besoin d'écrire. Il ne se trompe pas quand il affirme que chaque livre est<br />

un suicide remis à plus tard, car sa haine le ferait assurément se suicider. De cela même,<br />

il y a beaucoup de tragique dans son existence. Tragique qui provient de la trop grande<br />

différence entre son inaptitude à la vie et son orgueil. Il le dit lui-même : "Je suis un<br />

homme mal préparé pour la vie." 18 Son domaine fort reste la théorie. Quand il essaie de<br />

réaliser quelque chose de palpable, il construit des châteaux en Espagne. Sa<br />

Transfiguration de la Roumanie reste un projet utopique qui prouve encore une fois qu'il<br />

vit dans un monde totalement illusoire, mais qui est aussi l’expression d’une haine<br />

paroxystique contre ce qu’il représente et contre ce que son peuple représente.<br />

Inapte à la vie réelle, inapte à la foi, bien qu'il fréquente, fasciné, les saints, il<br />

oscille entre le vide de la négation et le néant de l'affirmation. Quand on vit comme lui<br />

pour haïr et pour se haïr, il est évident que la négation y est chez elle. En ce sens il y a<br />

une histoire de sa jeunesse révélatrice de cette hypothèse. Lycéen, il aime une jeune fille<br />

une année entière sans oser lui parler. Quand, un beau jour, il la voit en compagnie d'un<br />

collègue appelé "le pou", il jure sur-le-champ d’en finir avec les sentiments et, en<br />

découvrant Weininger, il considère depuis les femmes "des zéros incarnés" 19 . Mais il<br />

n'essaie jamais de parler à la fille qu'il aime ! Timide éternel, sa haine déborde sur les<br />

pages blanches. Il y règle ses comptes avec le monde et surtout avec lui-même.<br />

Ses livres sont pleins de considérations sur la haine et autant de moyens<br />

thérapeutiques. Cioran commence à évider de plus en plus sa personne imbue de haine<br />

au fur et à mesure qu’il écrit. Toutefois il n’est jamais exempt de se supporter. De sorte


34<br />

que vers le milieu de sa vie, lorsqu’il parle de la solitude complète qu’il a connu et qu’il<br />

connaît, il rêve d’un dieu méchant (son côté démoniaque) et d’un monde apocalyptique :<br />

"Solitude de la haine... Sensation d’un dieu tourné vers la destruction, piétinant<br />

les sphères, bavant sur l’azur et sur les constellations... d’un dieu frénétique,<br />

malpropre et malsain ; - démiurgie éjectant, à travers l’espace, paradis et<br />

latrines ; cosmogonie de delirium tremens ; apothéose convulsive où le fiel<br />

couronne les éléments... des créatures s’élancent vers un archétype de laideur et<br />

soupirent après un idéal de difformité... Univers de la grimace, jubilation de la<br />

taupe, de l’hyène et du pou... Plus d’horizon, sauf pour les monstres et pour la<br />

vermine. Tout s’achemine vers la hideur et la gangrène : ce globe qui suppure<br />

tandis que les vivants étalent leurs plaies sous les rayons du chancre<br />

lumineux..." 17<br />

Cioran restera toute sa vie un mystique sans ascèse et un esprit religieux sans foi.<br />

Etranger à tous et surtout à lui-même, il veut exprimer le côté raté de chaque homme,<br />

conjointement objet et sujet de la haine - qu’il s’agisse vraiment de cela ou d’un amour à<br />

rebours. Ou bien des deux à la fois.<br />

II. Haine et haine de soi dans les livres roumains de Cioran<br />

Nous avons donc pu constater qu’il y a dans la vie de Cioran nombre<br />

d’événements qui ont fortement contribué à la naissance et ensuite à l’amplification de<br />

l’obsession et de la haine de soi. Parmi d’autres faits qui ont laissé une empreinte sur sa<br />

pensée il faut rappeler l’héritage héréditaire, le déracinement de son village natal,<br />

Rasinari, le refuge illusoire qu’il cherche dans les livres, l’orgueil, l’inadaptation au<br />

monde de Bucarest et à la vie humaine en général, les insomnies, les maladies dont il<br />

souffre dans sa jeunesse et l’incapacité de réaliser quoi que ce soit de pratique. Le<br />

sentiment d'être différent y compte aussi pour beaucoup - et cela vient également du fait<br />

que toute la génération de Cioran est persuadée de sa destinée de "transfigurer" la<br />

Roumanie.<br />

Ajoutons encore quelques détails qui témoignent du fait que les racines de la<br />

haine vécue si intensément par Cioran sont biographiques. Nous savons qu’il n’a de cesse<br />

de déclarer que ses livres sont des suicides remis à plus tard. S’il n’avait pas eu la<br />

possibilité d’écrire, Cioran aurait à coup sûr mis un terme à sa vie, selon ses propres<br />

dires. Il considérait le monde bucarestois un monde sans profondeur, trivial, incapable de<br />

comprendre le paradoxe ou l’irrationnel. Toutes ses lettres de jeunesse y font référence ;<br />

jusqu’à ce que Cioran parvienne à vivre la première étape de la haine, c'est-à-dire le<br />

dégoût :<br />

"Mais au diable ! Je suis dégoûté de reprendre les mêmes considérations sur des<br />

riens (...) je suis dégoûté de toute cette complication de la vie moderne, de tout le<br />

tourment inutile en marge des mêmes riens." 20<br />

Le sentiment qu’il éprouve augmente constamment : c’est un état qui se nourrit de<br />

lui-même, tout en trouvant des sources constantes d’épanouissement dans les lectures de<br />

Cioran et dans le milieu où il vit. Le jeune homme veut échapper d’abord à soi-même et<br />

par la suite à tous les autres. Son univers livresque est radicalement abîmé par ses échecs<br />

personnels. L’échappatoire dans la philosophie ne lui sert à rien ; les problèmes<br />

impersonnels et abstraits à l’étude desquels il se dédie pour oublier son écoeurement


35<br />

universel ne le rendent pas plus heureux. Il ne parvient pas à devenir son ami, tout<br />

comme il n'arrive pas à être l'ami de qui que ce soit : il est "unzufrieden" 21 avec tout le<br />

monde. L’inconfort et la tristesse de Cioran causeront "un abandon complet au néant" 22 .<br />

Ses contenus spirituels n’ont plus de valeur ni de hiérarchie ; ce qui compte en particulier<br />

c’est l’irrationalité - un état au-delà du désespoir où, à cause de l’insomnie, on est amené<br />

à considérer tout d’un même regard : on uniformise les composantes de la vie et on arrive<br />

à la conclusion que rien ne vaut rien. C’est l’état, dit Cioran, quand l’homme se confronte<br />

à l’essence immaculée de l’existence, à sa pureté, mais aussi quand le dualisme<br />

réalité/conscience touche au paroxysme - c’est-à-dire à l’effondrement. C’est aussi le<br />

paroxysme de la lucidité, car Cioran sait d’ores et déjà que son avenir est conclu pour<br />

l'éternité :<br />

"Tu dois savoir que, si je survis, je me remarquerai par une attitude extrême ;<br />

j’en tirerai sans effroi les dernières conséquences. Je n’ai plus peur d’aucune<br />

idée et d’aucune attitude." 23<br />

Le penseur vit un perpétuel excès de conscience. Il commence à être attiré par le<br />

démonisme et le cynisme, cultive les états anormaux (la destruction, la maladie, la mort)<br />

et les apprécie pour leur fécondité. Il se sent vieux ; sa jeunesse est entièrement ravagée<br />

et il se considère un personnage dostoïevskien. Il a l’impression d’être Sur les cimes du<br />

désespoir ; c’est le titre de son premier livre, un livre thérapeutique, qui objective le<br />

trop-plein de Cioran et exprime son insatisfaction profonde et acérée à l’égard du monde,<br />

de la vie et de lui-même. C’est aussi la révélation de la vanité de toute philosophie. Dans<br />

la préface qu’il écrit à l’édition française, il présente l’éclosion de la guerre intestine de la<br />

pensée contre la conscience, qui finissent par se haïr elles-mêmes jusqu’à ce que<br />

l’existence du penseur devienne l’expression intégrale de l’enfer:<br />

"Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la<br />

pensée, c’est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre,<br />

un ultimatum infernal de l’esprit à lui-même." 24<br />

Cioran sent une autre guerre se déclarer, celle entre lui et le monde. Le conflit<br />

intérieur devient l’expression corrosive d’un homme angoissé et malheureux ; la seule<br />

évidence qui puisse avoir de réalité est le néant. Le gouffre entre le "moi" de Cioran<br />

et le monde s’agrandit et risque de dévorer celui qui vit à des températures inimaginables<br />

par les médiocres. Son orgueil démesuré s’insurge contre la "bestialité" de la vie ; le<br />

démonisme intime qui l’a poussé vers les combles succombe devant le poison et la<br />

négativité de la vie. L’existence du jeune Cioran ne se suffit plus à elle-même et il rêve<br />

d’une purification par des "bains de feu". L’exilé de l’univers souffre d’une exaltation<br />

grandiose, d’une lucidité affolante qui se manifestent par le biais d’un lyrisme<br />

incontrôlable. Sa fébrilité accrue lui fait réfléchir en marge des thèmes comme la<br />

maladie, l’agonie, la mort, l’absurde et la tristesse. A ces thèmes viennent s’ajouter, dans<br />

Le Livre des leurres, ceux de l’amour, de la mystique, de la musique - seul refuge du<br />

marginal - et de l’érotisme.<br />

Dans ce deuxième livre, Cioran affirme que la haine est le sentiment qui maintient<br />

l’homme dans l’excès, c’est-à-dire dans un état qui seul mérite d’être connu et vécu. Le<br />

Livre des leurres est l’expression de la solitude absolue, de l’inquiétude complète, et la<br />

réflexion consciente sur la haine y apparaît déjà. Elle est graduelle : au début, on sent du<br />

dégoût et de la nausée. Le sentiment s’accroît et il menace d’envahir tout l’être de<br />

Cioran, y compris ses sensations et ses passions, de surmonter infiniment l’amour même,


36<br />

l’unique abri devant la force dévastatrice du malaise. Le venin du dégoût éloigne<br />

l’homme de la vie ; il se transforme dans un état permanent, dans une obsession<br />

périlleuse et inquiétante. L’homme fielleux ne peut plus maîtriser la haine : ceux qui en<br />

seront les premières victimes sont ceux qu’on aime et non pas les ennemis. Voilà la<br />

raison pour laquelle on se sent abandonné, trahi, isolé - état extrême qui insinue dans<br />

l’âme l’angoisse, la vulgarité, le néant et la platitude. Par la suite, celui qui est dégoûté et<br />

sait ("Toute connaissance est une perte" dit Cioran 25 ) est forcé de vivre en marge de<br />

l’existence, en marge de tout. La marginalisation se définit de nouveau dans les termes<br />

irrationnels et absolus de la haine:<br />

"Nous devons tous haïr ce monde de douleurs approximatives. Car nous n’avons<br />

à choisir qu’entre des douleurs absolues et infinies, et l’élan pur vers la vie. (...)<br />

Aimez et haïssez les souffrances ; mais ne les fuyez jamais.<br />

Traînez-vous sous la douleur mais qu’elle ne vous entraîne pas." 26<br />

Le Livre des leurres est l’expression d’un profond déchirement intérieur, tout<br />

comme Sur les cimes du désespoir. Il y a quand même une différence essentielle entre les<br />

deux : Cioran semble avoir définitivement adhéré dans ce deuxième ouvrage à la<br />

négation absolue et à la condamnation irrévocable de la vie, se refusant avec ténacité<br />

toute tentative de salut et de compromis.<br />

L’ouvrage roumain - puisque nous nous occupons dans cette première partie<br />

seulement des livres écrits en Roumanie - qui exprime le mieux la haine et la haine de<br />

soi de Cioran est, sans doute, La transfiguration de la Roumanie. On y traite de<br />

l’inconvénient d’être... Roumain ; c’est un ouvrage scandaleux et controversé à l’époque<br />

de son apparition. On a beaucoup écrit en marge des prétentions ahurissantes du jeune<br />

"révolutionnaire". Cioran a voulu expliquer la furie et la passion de naguère dans un<br />

ouvrage paru après sa mort, Mon pays : il y affirme avoir aimé et détesté avec la même<br />

frénésie la Roumanie, et c’était la raison pour laquelle il voulait lui forger un autre avenir,<br />

sans y croire, auquel il s’attachait par une sorte de masochisme :<br />

"Ma haine amoureuse et délirante n’avait, pour ainsi dire, pas d’objet ; car mon<br />

pays s’effritait sous mes regards. (...) Au lieu de diriger mes pensées sur une<br />

apparence plus réelle, je m’attachais à mon pays parce que je pressentais qu’il<br />

m’offrait le prétexte à mille tourments, et que, tant que je songerais à lui, j’aurais<br />

à ma disposition une mine de souffrances." 27<br />

La réflexion lucide sur l’état "déraisonnable" de la génération roumaine de 1927<br />

constitue une occasion pour Cioran de divaguer sur le thème de la haine ; il n’en reste pas<br />

moins que le sentiment est depuis longtemps révolu, ce qui permet une analyse objective<br />

et consciente. Cioran avait besoin à l’époque de détruire, mais il ne savait pas très bien<br />

qui ou quoi. Il se décide donc de verser sa haine sur les ancêtres muets, inefficaces et<br />

ratés. Néanmoins cette haine sans objet finit par le fatiguer et alors il se laisse envahir par<br />

une haine plus vaste, qui comprenait le monde entier et partait du dégoût du semblable<br />

pour arriver à l’anarchie universelle. Elle n'a pas encore d'écho ; le penseur n’a d’autre<br />

solution que de la diriger contre lui-même. Il s’agit d’un sentiment qui dépasse infiniment<br />

la haine des animaux, dit Cioran, car celle-ci dure un instant et n’est pas accrue par la<br />

réflexion. A la différence de cette haine instinctuelle, la haine humaine<br />

"(...) atteint de telles proportions que ne sachant plus qui détruire, elle se ‘fixe’<br />

sur nous-mêmes. Ainsi il en fut de moi : je devins le centre de ma haine. J’avais


37<br />

haï mon pays, tous les hommes et l’univers ; il me restait de m’en prendre à moi :<br />

ce que je fis par le détour du désespoir." 28<br />

Avec La transfiguration de la Roumanie, Cioran inaugure la nouvelle étape de sa<br />

pensée relative à la haine : l’orgueil commence à s’évanouir pour laisser place à la<br />

véritable haine de soi. Le seul adversaire digne d’attention dans cet univers, considère le<br />

penseur, c’est Dieu.<br />

Cioran veut régler une fois pour toujours ses comptes avec la tentation de la<br />

sainteté, du salut, de la foi, de la divinité, dans le livre suivant, Des larmes et des saints.<br />

L’accueil de ce nouveau dessein rocambolesque n’est pas du tout favorable. Bien au<br />

contraire, Cioran est critiqué par tout le monde, y compris par sa mère, à laquelle il dit<br />

que c’est le livre le plus religieux de Balkans. En fait, il n’est pas attiré par les sainteté,<br />

mais par les saints et les saintes, des cas pathologiques incompréhensibles excédant<br />

l’expérience ordinaire de l’humanité. On y retrouve les mêmes coordonnées du dégoût et<br />

de la nausée causés par l’idée d’homme. Cioran revit une expérience identique aux<br />

premières ; il ressent avec violence son affliction et cela le rend unique - au moins c’est<br />

ce qu’il croit. Il veut se libérer de l’obsession du semblable, de l’exil dans l’être et de<br />

l’aliénation dans l’existence :<br />

"On se libère dans la mesure où l’on déteste les hommes. Il faut les haïr pour<br />

pouvoir adhérer aux perfections inutiles, aux déchirements et aux béatitudes, hors<br />

du temps, hors de l’histoire." 29<br />

Le penseur s’impose un devoir : celui d’être seul, toujours plus seul. Il renonce<br />

alors à tout leurre et à tout désir, y compris à celui d’un possible salut. Inapte à la foi, il<br />

devient l’adepte d’une croyance à rebours, inverse, qui fait de Dieu le néant suprême, une<br />

superbe illusion des gens en proie au délire et dignes de haine :<br />

"Il y a des moments où, sentant bouillir en moi une haine assassine à l’encontre<br />

de tous les ‘agents’ de l’autre monde, je les soumettrais à des supplices inouïs.<br />

(...) Comment ne pas honnir toute l’engeance du paradis, qui provoque et<br />

entretient cette soif maladive d’ombres et de lumières venues d’ailleurs, de<br />

consolations et de tentations transcendantes ?" 30<br />

En dehors de la musique et de la poésie, rien n’a plus de valeur pour le jeune<br />

nihiliste. Dieu même est un solitaire doué d’une seule qualité : c’est l’interlocuteur des<br />

nuits blanches d’un autre solitaire. La divinité ne suscite pas de réflexions théologiques<br />

(la théologie n’est que la négation de la divinité) ; le règlement des comptes avec Dieu est<br />

un problème personnel. Qui, malheureusement, n’a pas d’issue. C’est pourquoi Cioran se<br />

penche de plus en plus attentivement sur l’instinct criminel de l’homme, qui l’éloigne de<br />

l’amour. Aussi l’humanité devient-elle une somme d’individus qui essaient de refouler<br />

leur dégoût et leur haine : des bourreaux ratés, comme Cioran, qui s’assouvit aux sources<br />

de la haine :<br />

" Je ne te demande plus, Dieu, que de m’oublier, et que tu veuille seulement la<br />

paix de ma haine. (...) Car je sais trop bien, Dieu, que ton seul péché est de<br />

penser à moi. Tourne donc ton coeur de la créature et sauve-moi en m’oubliant.<br />

Tu es trop vieux dans l’être et trop jeune dans la haine. Or la haine engloutit<br />

l’être et ses sources. Créateur irresponsable et innocent, ta fin est de mendier la<br />

miséricorde de tes progénitures ! Combien nous sommes seuls, Dieu ! " 31


38<br />

Selon ses propres dires, Cioran ne peut aimer Dieu qu’en le haïssant. Il accomplit<br />

sa crise religieuse par une confession qui renforce l’idée du vide intérieur complet. Seul<br />

avec Dieu, il lui demande de prier pour celui dont l’âme est morte à jamais.<br />

Le pénultième livre roumain de Cioran continue sur la même tonalité, mais la<br />

place occupée par le thème de l’ennui augmente. Ce qui veut dire que les hantises du<br />

penseur commencent à se diluer, qu’il est en quelque sorte fatigué par ce combat<br />

infructueux et vit maintenant dans "le dégoût de tout". Le crépuscule des pensées est un<br />

mélange de méditations amères en marge de tous les thèmes des premières créations. Le<br />

lyrisme y est beaucoup diminué, et cela à cause de l’ennui :<br />

" Une horde d’anges ou de diables a posé sur mon front la couronne de l’ennui.<br />

Mais elle ne peut faire ombre à la puissance des espoirs vains d’un coeur<br />

passionnément épris du monde. C’est le ciel, et non la terre, qui m’a rendu<br />

‘pessimiste’. L’impuissance à être, consécutive à la pensée de Dieu..." 32<br />

Le sentiment de solitude et de souffrance s’agrandit ; mais il n’occupe plus de<br />

centaines de pages pathétiques. La formule de Cioran devient de plus en plus "française",<br />

lapidaire et concentré. Le penseur devient conscient du fait qu’il professe une mystique<br />

négative (il s’approche de Dieu par la méchanceté) et qu’il croit sans croire et vit sans<br />

vivre. La haine même se transforme en un sentiment dont la nature est religieuse,<br />

puisqu’elle nous approche par l’excès de Dieu - objet de la quête éternelle de Cioran et<br />

aussi objet de la haine (encore) absolue de celui-ci. Mais ce sentiment se tourne à<br />

nouveau contre sa propre personne :<br />

"La haine contre Dieu part du dégoût de soi-même : on le tue pour masquer sa<br />

propre chute." 33<br />

Naufragé de l’Absolu, Cioran identifie irrévocablement le néant à Dieu et le<br />

monde au rien. Il a connu, pendant sa jeunesse, l’extase, qu’il voit comme un " vide<br />

triomphal ", la révélation ultime de l’inutilité de tout ce qui existe. C’est une autre sorte<br />

de chute, un autre type d’exil, ainsi qu’une autre source possible de la recherche<br />

désespérée qui apparaît dans les premiers livres. Pathétique et virulente dans Sur les<br />

cimes du désespoir, Des larmes et des saints et Le Livre des leurres, elle annonce sa<br />

propre fin dans Le Crépuscule des pensées car elle est trop fatiguée à force de<br />

s’employer seule. Comme le suggère le titre, le livre préfigure le déclin de Cioran, dans<br />

ce sens que sa pensée n’engendrera plus de thèmes nouveaux de réflexion mais<br />

développera les mêmes obsessions jusqu’à ce qu’il les pulvérise dans l’ivresse de la haine<br />

:<br />

"Veiller inutilement l’incompréhensible du monde et de Dieu, et tirer des<br />

souffrances de la science ! Je suis ivre de haine et de moi." 34<br />

Ivre de venin et de lui, Cioran l’est dans toutes les créations roumaines. Le dernier<br />

livre que Cioran écrit dans sa langue natale est le Bréviaire des vaincus. C'est une<br />

création qui demeure inconnue jusqu'en 1991, quand elle est publiée pour la première<br />

fois. On y voit un Cioran fatigué, imbu de tristesse et de lyrisme, un penseur qui est en<br />

train de perdre à jamais quelque chose. Il ne s'agit pas de son identité, puisqu'il s'est<br />

toujours déclare apatride, mais d'un renoncement, le renoncement à sa langue, à ses<br />

illusions, à ses croyances :<br />

"La terre s'étale sous nos pas pour que nous nous dispersions. J'ai regardé en<br />

haut, j'ai regardé en bas et dans toutes les dimensions du grand n'importe où - j'ai


39<br />

découvert partout l'échec de ma vie. (...) Dans la main de qui déposer ma nature ?<br />

Et à qui transférer l'honneur du découragement ?" 35<br />

Désormais Cioran aura un nouveau combat à mener : celui contre la langue<br />

française.<br />

III. Du "penseur d'occasion" au "secrétaire de mes sensations"<br />

Tout comme Sur les cimes du désespoir, le Précis de décomposition, premier<br />

livre français de Cioran (paru en 1949, neuf ans après Le crépuscule des pensées),<br />

constitue une explosion qui suit à un silence prolongé. Cioran avoue que ce livre est<br />

l'apogée du "débridement et de la folie" 36 de sa jeunesse. L'explication définitive qu'il<br />

veut avoir avec le monde le concerne en grande partie : c'est d'abord avec lui qu'il veut<br />

avoir une explication. Le fait qu'il a écrit et réécrit le Précis quatre fois de suite témoigne<br />

de l'orgueil et de l'ambition de Cioran : toucher à la perfection dans une langue<br />

universelle. Mais c'est aussi une thérapie, répétée encore une fois, qui l'aide à exorciser la<br />

solitude et la haine, ainsi que ses thèmes fondamentaux de réflexion : l'ennui, le désir, le<br />

désespoir, le malheur, Dieu. Ce qui est nouveau par rapport aux écrits antérieurs, c'est<br />

l'apparition d'une typologie cioranienne qui inclut l'anti-prophète, le réactionnaire, le<br />

renégat, le mendiant - figure omniprésente dans la création de Cioran -, le métèque,<br />

dédoublements de son moi, facettes de sa personnalité unique et changeante, protéique :<br />

ce sont "ses héros". Mais il y a dans le Précis des fragments entiers consacrés à la<br />

haine : il ne s'agit plus de réflexions éparpillées, mais d'un ancrage solide dans ce<br />

sentiment, d'une prise de conscience complète de son rôle particulier et unique. Dans le<br />

fragment qui vise l'Itinéraire de la haine, Cioran affirme qu'il ne hait personne : c'est<br />

la haine qui l'habite, et vit dans son sang. Il a voulu autrefois aimer la terre et le ciel ; il a<br />

rencontré en échange partout la mort, ce qui a tourné l'amour en poison, pareil au<br />

persécuté devenu persécuteur, à la victime devenue bourreau, au bénitier changé en<br />

crachoir : "c'est le rythme inéluctable du progrès". A côté de la pitié, la haine et surtout la<br />

haine de soi menacent l'équilibre fragile de l'être humain et s'expriment dans le paradoxe :<br />

"Haïr tout et se haïr, dans un déchaînement de rage cannibale ; avoir pitié de tout<br />

le monde et se prendre soi-même en pitié, - mouvements en apparence<br />

contradictoires, mais originairement identiques ; car on ne peut s'apitoyer que<br />

sur ce qu'on voudrait faire disparaître, sur ce qui ne mérite pas d'exister." 37<br />

Tout devient alors haine : l'amour à rebours s'étend partout dans le monde et s'y<br />

identifie, s'annulant lui-même de cette façon. La haine et la haine de soi dévoilent le<br />

degré le plus bas de la vitalité humaine, car le plus souvent elles n'ont pas de motivation.<br />

L'homme se transforme alors en assassin, en fou, en dieu stérile et ne pense qu'à la<br />

destruction et au crime. La solitude de la haine y est si prégnante que Cioran imagine<br />

un dieu s'exerçant continuellement à l'extinction de sa création avortée dans un univers<br />

apocalyptique, pourri et hideux , peuplé par des créatures malades. Pour Cioran, l'histoire<br />

n'est que l'agrandissement du Mal ; on ne peut jamais l'imaginer dépourvue de ses<br />

désastres, puisque cela serait pareil à une nature sans saisons. Et le penseur renchérit<br />

encore, attendant avec impatience le jour où l'Ennui fera les hommes sortir dans les<br />

rues, étancher leur soif de sang dans un élan auto-destructif général. Toute cette pensée<br />

négative culmine dans un Exercice d'insoumission blasphématoire où Cioran déverse<br />

toute sa haine contre le mauvais démiurge :


40<br />

"Combien j'exècre, Seigneur, la turpitude de ton œuvre et ces larves sirupeuses<br />

qui t'encensent et te ressemblent ! Te haïssant, j'ai échappé aux sucreries de ton<br />

royaume, aux balivernes de tes fantoches. Tu es l'étouffoir de nos flammes et de<br />

nos révoltes, le pompier de nos embrasements, le préposé à nos gâtismes. (...)<br />

Que ton œuvre cesse ou se prolonge, qu'importe ! Tes subalternes ne sauraient<br />

parachever ce que tu hasardas sans génie. De l'aveuglement où tu les plongeas,<br />

ils sortiront pourtant, mais auront-ils la force de se venger, et toi de te défendre ?<br />

Cette race est rouillée, et tu es plus rouillé encore. Me tournant vers ton Ennemi,<br />

j'attends le jour où il volera ton soleil pour le suspendre à un autre univers." 38<br />

On peut croire que le Précis de décomposition représente, en quelque sorte,<br />

l'abdication définitive de Cioran, qui est prêt à renoncer à sa quête, si quête il y a, et à la<br />

recherche d'un sens absolu, quel qu'il soit. Ce livre constitue ce que Sur les cimes du<br />

désespoir constituait pour le jeune penseur roumain - une échappatoire, une thérapie.<br />

Mais les obsessions de Cioran ne perdent pas de leur force, bien au contraire, elles<br />

augmentent, tout en s'affinant, comme le prouvent les livres suivants.<br />

Le livre suivant, intitulé Syllogismes de l'amertume, est composé de réflexions<br />

diverses qui tournent autour des mêmes thèmes : la solitude, l'ennui, Dieu, la sainteté, le<br />

doute. C'est un livre qui n'a pas beaucoup de succès, et c'est la raison pour laquelle<br />

l'auteur l'apprécie davantage. Mais c'est là l'opinion des critiques ; le public, en échange,<br />

connaît et admire ces aphorismes graves, parfois paradoxales, toujours brèves et concises.<br />

C'est la forme qui convient le mieux à Cioran : il semble renoncer définitivement au<br />

lyrisme et à l'injure. Concentrées et denses, ses phrases veulent faire plutôt l'apologie du<br />

silence ; la pensée fragmentaire devient maintenant encore plus fragmentée. C'est la<br />

position de celui qui puise sa création aux sources du doute et de la fatigue. Mais il lance<br />

parfois des cris ; surtout quand il parle de ses idoles d'autrefois (dont Nietzsche).<br />

L'histoire de l'humanité n'est qu'un "vertige" ; elle vit dans un immense "cirque de la<br />

solitude". "L'homme sécrète du desastre" 39 , décrète Cioran, il est donc naturellement<br />

voué à l'autodestruction, à la haine, car "L'histoire des idées est l'histoire de la rancune<br />

des solitaires" 40 . Les sujets qui occupent des pages entières sont Dieu et l'Ennui. Cioran<br />

s'attaque, comme toujours, à la religion, et surtout à la théologie. D'ailleurs, Dieu même<br />

ne renvoie qu'à l'Ennui atemporel, éternel, irréversible et inévitable. Les saints reposent<br />

dans la gloire de leur supériorité et brillent seulement quand ils ont l'occasion de<br />

manifester leur vrai moi, celui qui hait :<br />

"De tout ce que les théologiens ont conçu, les seules pages lisibles et les seules<br />

paroles vraies sont celles dédiées à l'Adversaire. Combien leur ton change,<br />

leur verve s'allume<br />

lorsqu'ils tournent le dos à la Lumière pour vaquer aux Ténèbres ! On dirait qu'ils<br />

redescendent dans leur élément, qu'ils se redécouvrent. Ils peuvent haïr enfin, ils<br />

y sont autorisés : ce n'est plus du ronron sublime ni des ressassements édifiants.<br />

La haine peut être vile ; s'en défaire pourtant est plus dangereux qu'en abuser.<br />

L'Eglise, dans sa haute sagesse, a épargné aux siens de tels risques ; pour<br />

satisfaire leurs instincts, elle les excite contre le Malin ; ils s'y cramponnent et le<br />

grignotent ; par bonheur, c'est un os inépuisable... Si on le leur ôtait, ils<br />

succomberaient au vice ou à l'apathie." 41<br />

Les aphorismes sur l'Ennui apparaissent partout ; le ciel et la religion ne sont que<br />

des ersatz qui ne parviennent à résoudre le tragique de notre existence :


41<br />

"Vomir ? prier ? - L'Ennui nous fait monter vers un ciel de Crucifixion qui nous<br />

laisse dans la bouche un arrière-goût de saccharine." 42<br />

En échange, la Tentation d'exister commence avec un chapitre intitulé Penser<br />

contre soi, exercice dans lequel Cioran excelle, sans doute. L'excès y devient maintenant<br />

la violence du déséquilibre humain. Ceux qui l'éprouvent sont leurs propres ennemis, et<br />

c'est pourquoi ils ne doivent rien aimer de ce monde. Cioran tourne son regard vers<br />

l'Orient, avec ses réserves de sagesse, par opposition aux "violents" occidentaux<br />

lesquels s'obstinent à trouver le bonheur, ne sachant que le chemin vers la paix intérieure<br />

est le renoncement. Les maîtres de cette pensée contre soi sont Baudelaire, Nietzsche et<br />

Dostoïevski, qui ne font que nous enseigner l'art d'élargir nos maux par une guerre<br />

éternelle contre notre être. L'Orient nous enseigne au contraire l'art de maîtriser la<br />

souffrance ; que dire alors des saints chrétiens, des mystiques comme Maître Eckhart<br />

lequel, par l'utilisation constante du paradoxe, crée une tension extrême entre lui et la<br />

divinité, se rapprochant plutôt du diable ? Car le paradoxe dévoile l'essence satanique de<br />

l'homme, le penchant vers la haine et la haine de soi :<br />

"La sainteté - inspiration ininterrompue - est un art de se laisser mourir de faim<br />

sans... mourir, un défi jeté aux entrailles. (...) Mus par des impulsions sauvages,<br />

les saints avaient réussi à les maîtriser [nos appétits, F.O.], donc à les conserves<br />

secrètement. Ils n'ignoraient pas que la charité puise sa force dans nos drames<br />

physiologiques et qu'ils devaient, pour s'attacher aux êtres, déclarer la guerre au<br />

corps, le pervertir, le martyriser et le soumettre. Chacun d'eux évoque un<br />

agresseur qui, soudain converti à l'amour, s'emploierait ensuite à se haïr. Et ils<br />

surent se haïr jusqu'au bout ; mais, une fois cette haine de soi épuisée, ils étaient<br />

libres, dégagés de toute entrave ; l'ascèse leur avait dévoilé le sens, l'utilité de la<br />

destruction, prélude de la pureté et de la delivrance." 43<br />

Quant à lui, Cioran, il reste un sceptique. Un sceptique qui affirme que le<br />

phénomène humain a ses racines justement dans la haine de soi :<br />

"Je me hais : je suis homme ; je me hais absolument ; je suis absolument homme.<br />

Etre conscient, c'est être divisé d'avec soi, c'est se haïr. Cette haine nous travaille<br />

à notre racine, en même temps qu'elle fournit la sève à l'Arbre de la Science." 44<br />

C'est de cette façon que l'homme s'éloigne de soi et du monde ; par conséquent, il<br />

n'a plus d'existence. Son devoir maintenant est de s'anéantir, car il est son seul ennemi.<br />

Jeté en dehors de la destinée (un "masque"), l'homme a perdu le sens du salut, car il est<br />

incapable d'adhérer complètement à une réalité quelconque. Il est étranger à lui-même, et<br />

il le restera jusqu'à la fin de son existence.<br />

Cette haine révèle ses vertus dans La Chute dans le temps aussi, où Cioran, fidèle<br />

à ses obsessions, étend ses pouvoirs absolus : la haine, c'est le moteur de toutes les<br />

actions humaines, c'est la motivation des missionnaires qui essaient de convertir les<br />

autres, de soumettre ainsi les indifférents. Incapable d'amour, capable seulement de<br />

décevoir les autres et de se décevoir lui-même, l'homme se trouve dans une permanente<br />

agonie, de laquelle<br />

il peut sortir par une seule force, la haine. Lorsqu'il parle de Tolstoï, Cioran a un nouvelle<br />

occasion de réfléchir en marge de la mort et de la haine :<br />

"La haine ne conduit pas à la délivrance, et on ne voit guère comment de<br />

l'horreur de soi et de tout on peut faire un saut dans cette zone de pureté où la


42<br />

mort est dépassée, 'finie'. Haïr le monde et se haïr, c'est prêter trop de crédit au<br />

monde et à soi, c'est se rendre inapte à s'affranchir de l'un et de l'autre. La haine<br />

de soi témoigne surtout d'une illusion capitale." 45<br />

Qu'il fasse le portrait du sceptique, du démon, du malade ou du calomniateur,<br />

Cioran affirme invariablement que leurs actions partent de la haine et de la haine de soi.<br />

Le premier, par exemple, un "mort-vivant" qui subit défaite après défaite, possède une<br />

conscience lucide mais il est dépourvu de sommeil. Quand les certitudes viennent le<br />

troubler, il les regarde avec un malaise "adouci par l'ironie" (on dirait que Cioran se fait<br />

ici un autoportrait !). Complètement indiffèrent à tout, il arrive à la délivrance sans salut<br />

: c'est la dernière étape d'un long chemin qui commence avec le doute de ses doutes, le<br />

doute de soi, le dégoût de soi et finalement la haine de soi. Le malade, à son tour, déteste<br />

ceux qui se réjouissent d'une santé excellente et déteste son corps débile et infirme. Celui<br />

qui désire la gloire et celui qui n'a pas le courage de parler de ses mérites puisent leur<br />

pensée à la sève de la haine ; le deuxième "exècre" les autres, sa haine est violente et<br />

suprême. Conclusion ? Nous ne pouvons que citer les mots caractérisant le calomniateur,<br />

que Cioran applique au niveau de l'humanité entière, et lesquels acquièrent la valeur<br />

d'une vérité primordiale :<br />

"Le calomniateur n'est pas le seul à tirer profit de la calomnie ; elle sert autant,<br />

sinon plus, au calomnié, à condition toutefois qu'il la ressente vivement. Elle lui<br />

donne alors une vigueur insoupçonnée, aussi profitable à ses idées qu'à ses<br />

muscles ; elle l'incite à haïr ; or la haine n'est pas un sentiment mais une<br />

puissance, un facteur de diversité, qui fait prospérer les êtres aux dépens de l'être.<br />

Quiconque aime son statut d'individu doit rechercher toutes les occasions où il<br />

est obligé de haïr (...) " 46<br />

Il semble être difficile d'y ajouter encore quelque chose après ces considérations<br />

dont le contenu a l'air d'épuiser tout ce qu'on pourrait dire sur la haine et la haine de soi.<br />

Quand même, Cioran poursuit ses obsessions dans Le Mauvais Démiurge, livre centré sur<br />

le problème ancien du Bien et du Mal. Cioran s'y situe dans la lignée des gnoses<br />

chrétiennes des premiers siècles du christianisme. Le problème de l'existence du mal dans<br />

ce monde s'explique, soutient-il, par l'idée d'un démiurge mauvais. D'ailleurs, l'expansion<br />

de cette nouvelle doctrine qui met fin, selon Cioran, à la grandeur majestueuse du monde<br />

antique, ne se justifie que par le pouvoir inégalable de la haine de soi de ceux qui,<br />

fascinés par les étrangers, adhèrent au christianisme. Les "indigènes" s'y convertissaient<br />

à cause de la haine de soi - c'était leur "seul recours", leur moyen de dévier la haine,<br />

"insolite au début, contagieuse ensuite". Sans cela, la religion de Jésus aurait été une<br />

doctrine sectaire, dépourvue de force et restreinte à l'espace où elle est apparue.<br />

Autrement dit, le christianisme n'eût jamais conquis la fierté des antiques sans la haine<br />

de soi. Agents du mal et du démiurge mauvais, les chrétiens ont changé le monde à leur<br />

visage : une planète de ratés, copies grotesques et caricaturales du créateur 47 .<br />

Celui qui fait l'apologie du suicide sans jamais savoir pourquoi il n'accomplit pas<br />

ce geste en réalité, fait de nouveau de la haine le principe même de la vie. Il affirme que<br />

l'homme cesse de vivre quand il cesse de haïr, car le mystère de la vie réside dans la<br />

haine, médicament irremplaçable et unique, supporté par tout organisme. Ce livre<br />

s'achève sur une comparaison pas du tout flatteuse à l'adresse des humains, et laquelle<br />

acquiert la valeur d'une prophétie apocalyptique :


43<br />

"Les rats, confinés dans un espace réduit et nourris uniquement de ces produits<br />

chimiques dont nous nous gavons, deviennent, paraît-il, bien plus méchants et<br />

plus agressifs que d'ordinaire. Condamnés, à mesure qu'ils se multiplient, à<br />

s'entasser les uns sur les autres, les hommes se détesteront beaucoup plus<br />

qu'avant, ils inventeront des formes insolites de haine, ils s'entredéchiront comme<br />

jamais ils ne le firent et il éclatera une guerre civile universelle, non pas à cause<br />

de revendications mais de l'impossibilité où se trouvera l'humanité d'assister<br />

davantage au spectacle qu'elle s'offre à elle-même. Dès maintenant déjà, si,<br />

l'espace d'un instant, elle entrevoyait tout l'avenir, elle n'irait pas au-delà de cet<br />

instant." 48<br />

Cela continue dans Ecartèlement, quoique les aphorismes sur la haine et la haine<br />

de soi n'y apparaissent que rarement. C'est comme si Cioran aurait assez de calomnier<br />

l'homme et l'univers : la force de l'aphorisme réside maintenant non pas dans l'ironie ou le<br />

paradoxe, mais dans une sorte de fatigue percutante, qui saute aux yeux, jaillissant d'une<br />

sagesse, dirait-on, millénaire. A côté de la question fondamentale de toute existence<br />

humaine : "Qu'est-ce que la vérité ?", Cioran trouve deux autres qui la mettent en ombre :<br />

"Comment supporter la vie ?" et surtout "Comment se supporter ?". Car c'est là que réside<br />

la grande difficulté : l'homme peut vivre sans tuer, sans coucher avec sa mère, sans<br />

sacrifier au veau d'or - trois péchés (le meurtre, l'inceste et l'idolâtrie) condamnés par le<br />

Talmud. Mais il y a un quatrième, plus grave : la médisance, proclame le même livre. Or<br />

c'est un péché inévitable, selon Cioran : par quel subterfuge pourrait l'homme passer d'un<br />

jour à l'autre sans haïr son prochain et se haïr en lui ? 49 En échange, le thème de l'Ennui<br />

revient en force, et il prédomine dans Aveux et Anathèmes, livre où il n'y a que quelques<br />

réflexions sur la haine. Cioran y avance que la haine de soi apparaît parce que l'homme<br />

ne peut pas s'oublier ; par conséquent, exaspéré par cette préférence excessive, il essaie<br />

de la dépasser. Cependant, dit Cioran, "se haïr est le stratagème le moins efficace pour y<br />

réussir". Le fondement de toute action humaine semble avoir perdu de sa force ; on a<br />

l'impression que la haine apparaît uniquement parce que le penseur ne peut s'ignorer,<br />

s'éliminer de l'horizon de sa réflexion. Ce qui plus est : la valeur thérapeutique de la<br />

haine de soi devient une certitude, un moyen d'ascèse presque religieux :<br />

"Pour s'élever à la compassion, il faut pousser la hantise de soi-même jusqu'à la<br />

saturation, jusqu'à l'écoeurement, ce paroxysme du dégoût étant un symptôme de<br />

santé, une condition nécessaire pour regarder au-delà de ses propres tribulations<br />

ou tracas." 50<br />

IV. Valeur positive de la haine et de la haine de soi<br />

La haine de Cioran est un sentiment qui a des causes multiples, mais la plus<br />

importante semble être celle qui gît dans le penseur lui-même, c'est-à-dire le fait qu'il<br />

nourrit, dès sa tendre jeunesse, le sentiment de la différence, de l'exil entre les autres. La<br />

solitude et l'isolement qu'il vit partout mène vers une marginalisation continue ; ses<br />

insomnies lui font s'arroger une destinée particulière, idée à laquelle contribue aussi son<br />

orgueil immense. Il se rend compte très tôt du fait que la lucidité, tout en étant une<br />

bénédiction, est une malédiction, car elle dévoile le spectacle du monde, fascinant et<br />

repoussant à la fois. La connaissance lucide du monde engendre la haine et la haine de<br />

soi, et tue par la suite l'illusion et l'espoir. Cioran veut concevoir tout l'univers dans des<br />

termes absolus ; il veut vivre l'exces et l'irrationalisme pour connaître les limites de


44<br />

l'existence ; mais à mesure qu'il le fait, il s'en eloigne, dégoûté. La même chose se passe<br />

quand il essaie de connaître les hommes : il s'en approche avec curiosité, mais quand ils<br />

les découvre, il s'enfuit, paradoxalement, plein de répulsion. Le vide intérieur qui<br />

existe en lui tourne lentement contre les autres et ensuite contre lui.<br />

Dans son traité sur l'amour, José Ortega y Gasset affirme que dans la haine, "on<br />

marche vers l'objet, mais on marche contre lui, sa signification est négative." Tout<br />

comme l'amour, la haine se manifeste constamment ; la haine veut détruire virtuellement<br />

l'objet, le corroder, l'envelopper dans une atmosphère défavorable. Ce que Cioran<br />

éprouve s'encadre justement dans cette image de la haine décrite par Gasset : elle est<br />

"fluide et continue" et a "une virulence corrosive". Elle le sépare du reste du monde et le<br />

divise en soi-même, créant un abîme entre celui qui hait et les autres, entre celui qui hait<br />

et lui-même. Gasset croit encore que haïr, c'est comme si on tuait virtuellement ce que<br />

l'on hait, l'anéantissant dans l'intention, en supprimant son droit d'exister 51 . Cioran parle<br />

tout le temps de l'instinct criminel qui existe en lui, du fait que tous les hommes sont des<br />

bourreaux ratés, des meurtriers potentiels, des assassins virtuels. Il propose en outre<br />

l'écriture comme une thérapie agissant non seulement contre ses propres obsessions, mais<br />

aussi contre l'instinct vers la crime, selon ses propres dires :<br />

"J'irai plus loin : si je n'avais pas écrit, j'aurais pu devenir un assassin.<br />

L'expression est une libération. Je vous conseille d'essayer l'exercice suivant :<br />

quand vous haïssez quelqu'un, que vous avez envie de le liquider, prenez un<br />

morceau de papier, et écrivez que X est un porc, un bandit, une crapule, un<br />

monstre. Vous vous rendrez tout de suite compte que<br />

vous le haïssez moins. C'est précisément ce que j'ai fait en ce qui me concerne.<br />

J'ai écrit pour injurier la vie et pour m'injurier. Résultat ? Je me suis mieux<br />

supporté, et j'ai mieux supporté la vie." 52<br />

La haine s'atténue par l'écriture. De cette façon on peut tuer et annuler<br />

virtuellement autant que l'on veut l'objet de la haine. Cet état est permanent - car la haine<br />

connaît seulement des degrés différents d'intensité sans jamais disparaître -, donc il<br />

suppose et demande la "disparition radicale" de l'objet détesté. Rien que ce type de<br />

solution satisferait un esprit se fortifiant juste de cet état. Même si le penseur roumain<br />

devient fatigué de temps en temps : il ne veut plus, vers la fin de sa vie, calomnier<br />

l'univers, cependant il a encore le pouvoir de préserver ce qu'il appelle son "côté<br />

démoniaque". Il déclare maintes fois que s'il avait été un démon, il aurait perdu le monde<br />

et les hommes. Faut-il le croire ? Ou bien faut-il imaginer un amour à rebours ? Faut-il<br />

dire que le monde n'est qu'un enfer où chaque instant est un miracle, que l'homme est un<br />

animal condamné parce que la haine fait partie de son être et rien ne peut l'en séparer, ou<br />

bien que cette haine si intensément ressentie n'est que la nostalgie de l'absolu, d'une autre<br />

naïveté, d'une autre forme de rêverie utopique, finalement ? Ce qui est sûr, c'est que la<br />

therapie proposée par Cioran a bien fonctionné dans son cas. Il nous a offert un modèle<br />

d'existence équilibrée : son existence à lui, celle de tous les jours. Pour ce qui est de la<br />

création, elle n'est que la thérapie personnelle de l'auteur ; personne ne doit le suivre, ditil.


NOTES<br />

1 E. M. Cioran, Oeuvres, Paris, Editions Gallimard, 1995, p. 1071.<br />

45<br />

2 Ibid., p. 1146.<br />

3 Cioran, Entretiens, Paris, Editions Gallimard, 1995, p. 32.<br />

4 Cioran, Scrisori către cei de-acasă, Bucureşti, Humanitas, 1995, p. 59.<br />

5 Magazine littéraire no. 327, Décembre 1994, p. 19.<br />

6 Apud Gabriel Liiceanu, Itinéraires d'une vie : E. M. Cioran suivi de "les continents de<br />

l'insomnie", entretien avec E.M.Cioran, Paris, Editions Michalon, 1995, pp. 92-95.<br />

7 Apud id ., ibid., pp. 19-23.<br />

8 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării (12 lettres écrites sur les cimes du<br />

désespoir), Cluj, Biblioteca Apostrof, 12/1995, pp. 23-24 (notre traduction).<br />

9 Ibid., p. 37 (notre traduction).<br />

10 Ibid., pp. 38-39 (notre traduction).<br />

11 Ibid., p. 42 (notre traduction).<br />

12 Ibid., p. 52 (notre traduction).<br />

13 Ibid., p. 50 (notre traduction).<br />

14 E. M. Cioran, Oeuvres, p. 17.<br />

15 Voir en ce sens l’article En relisant... des Exercices d’admiration.<br />

16 12 scrisori..., p. 59 (notre traduction).<br />

17 Ibid., p. 50 (notre traduction).<br />

18 Cette histoire est racontée dans l'article Weininger des Exercices d'admiration.<br />

19 E. M. Cioran, Oeuvres, pp. 692-693.<br />

20 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării (12 lettres écrites sur les cimes du<br />

désespoir), Cluj, Biblioteca Apostrof, 12/1995, pp. 42-43 (notre traduction).<br />

21 C’est le mot que Cioran emploie pour se décrire dans une lettre écrite à sa famille, in<br />

Scrisori către cei de-acasă, Bucureşti, Humanitas, 1995, p. 57.<br />

22 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării, p. 49 (notre traduction).<br />

23 Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperării, p. 50 (notre traduction).<br />

24 Cioran, Préface à Sur les cimes du désespoir, in E. M. Cioran, Oeuvres, Paris,<br />

Gallimard, 1995, p. 17.<br />

25 E. M. Cioran, Le livre des leurres, in Oeuvres, p. 135.<br />

26 id., ibid., p. 169.<br />

27 Cioran, Ţara mea/Mon pays, Bucureşti, Humanitas, 1996, pp. 130-131.<br />

28 id., ibid., p. 140.<br />

29 E. M. Cioran, Des larmes et des saints, in Oeuvres, p. 324.<br />

30 id., ibid., p. 302.<br />

31 Cioran, Lacrimi şi sfinţi, Bucureşti, Humanitas, 1991, pp. 171-172 (notre traduction).<br />

32 E. M. Cioran, Le Crépuscule des Pensées, in Oeuvres, p. 492.<br />

33 Le Crépuscule des Pensées, in id., ibid., p. 442.<br />

34 Le Crépuscule des Pensées, in id., ibid., p. 504.<br />

35 Bréviaire des vaincus, in id., ibid., p. 564.<br />

36 id., ibid., pp. 1627-1630, article En relisant des Exercices d'admiration, cité plus haut.<br />

Voilà ce qu'il dit lui-même : "Or, le Précis était une explosion. En l'écrivant j'avais<br />

l'impression d'échapper à un sentiment d'oppression, avec lequel je n'aurais pu continuer<br />

longtemps : il fallait respirer, il fallait éclater. Je ressentais le besoin d'une explication


46<br />

décisive, non pas tant avec les hommes qu'avec l'existence comme telle, qu'il m'aurait plu<br />

de provoquer en combat singulier, ne fût-ce que pour voir qui l'emporterait."<br />

37 Précis de décomposition, in id., ibid., p. 649.<br />

38 Précis de décomposition, in id., ibid., pp. 704-705.<br />

39 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 801.<br />

40 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 746.<br />

41 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 791.<br />

42 Syllogismes de l'amertume, in id., ibid., p. 764.<br />

43 La tentation d'exister, in id., ibid., p. 922.<br />

44 La tentation d'exister, in id., ibid., pp. 946-947.<br />

45 La chute dans le temps, in id., ibid., p. 1138.<br />

46 La chute dans le temps, in id., ibid., p. 1146.<br />

47 Le mauvais Démiurge, in id., ibid., pp. 1179-1182.<br />

48 Le mauvais Démiurge, in id., ibid., pp. 1258-1259.<br />

49 Ecartèlement, in id., ibid., pp. 1483 et 1494.<br />

50 Aveux et anathèmes, in id., ibid., p. 1676.<br />

51 Voir José Ortega y Gasset, Studii despre iubire (Etudes sur l'amour), Bucureşti,<br />

Humanitas, 1995, pp. 14-16.<br />

52 Cioran, Entretiens, pp. 17-18.<br />

EMIL CIORAN ET LE REFUS DE LA MEDIOCRITE 1<br />

par<br />

Florin Ochiană<br />

“Au sortir de l’adolescence, on est par définition fanatique; je l’ai été moi aussi,<br />

et jusqu’au ridicule. Vous souvient-il de ce temps où je débitais des boutades<br />

incendiaires, moins par goût du scandale que par besoin d’échapper à une fièvre<br />

qui, sans l’exutoire de la démence verbale, n’eût pas manqué de me consumer ?<br />

Persuadé que les maux de notre société venaient des vieux, je conçus l’idée d’une<br />

liquidation de tous les citoyens ayant dépassé la quarantaine, début de la sclérose<br />

et de la momification, tournant à partir duquel, me plaisait-il de croire, tout<br />

individu devient une insulte à la nation et un poids pour la collectivité. Si<br />

admirable m’apparut le projet que je n’hésitai pas à le divulguer; les intéressés<br />

en apprécièrent médiocrement la teneur et me traitèrent de cannibale : ma<br />

carrière de bienfaiteur public commençait sous des fâcheux auspices.”<br />

Après avoir bourré mille pages de ses imprécations contre l'homme, contre la<br />

société, contre la vie et contre Dieu, en un mot, contre tout, Cioran semble devenir,<br />

dans ce fragment d'Histoire et utopie, responsable 2<br />

. En reconsidérant son passé<br />

tumultueux, il témoigne d’une conscience critique à l’égard de ses anciennes attitudes,<br />

quoiqu’il les tourne au dérisoire et les regarde avec auto-ironie. Est-il sincère ?<br />

L'interrogation sur son projet est suivie aussitôt d'une réponse qui surprend, dans sa


47<br />

manière typique et inimitable, le lecteur : "Il exprimait simplement ce que tout homme<br />

attaché à son pays souhaite au fond de son coeur : la suppression de la moitié de ses<br />

compatriotes." 3<br />

. Etourdi par ce jeu de cache-cache avec les mots et les idées, celui-ci ne<br />

sait plus quoi croire. Car Cioran sait éviter les reproches; le lecteur qui le condamne, se<br />

condamne lui-même. Est-ce une vérité, est-ce une excuse, est-ce une simple pirouette<br />

dont le rôle serait d'écarter le lourd fardeau de la responsabilité ?<br />

Le problème de la responsabilité et de la gratuité de la littérature et de tout acte de<br />

culture s'avère un problème délicat, qui implique aussitôt une question fondamentale :<br />

responsabilité envers qui ou envers quoi ? Peut-être serait-il bon de rappeler ici la<br />

définition usuelle du mot responsable : "adj. (lat. responsum, de respondere, se porter<br />

garant). 1. Qui doit répondre de ses actes ou de ceux des personnes dont il a la charge.<br />

Les parents sont responsables des dommages causés par leurs enfants mineurs. 2. Qui est<br />

l’auteur, le coupable de qqch. Etre responsable d’un accident. 3. Qui est réfléchi, qui<br />

pèse les conséquences de ses actes. Agir en homme responsable. adj. et n. 1. Qui est à<br />

l’origine d’un mal, d’une erreur. Le vrai responsable, c’est l’alcool. 2. Personne qui a la<br />

charge d’une fonction, qui a un pouvoir décisionnaire. Une responsable syndicale" 4<br />

. Il<br />

s'agit donc d'une obligation. Une personne responsable doit répondre pour ses actes<br />

devant une instance extérieure. Pouvons-nous vraiment placer les penseurs sous l'autorité<br />

d'une instance juridique ou morale ? A présent, la réponse semble être négative, sans<br />

doute, car les limites entre ce qui est "bon" et "mauvais" dans la création sont très labiles<br />

(l’accusation d’i”mmoralisme” contre Flaubert, par exemple, semble tout à fait ridicule<br />

maintenant). Sinon, nous devions tenir Goethe - citons un exemple bien connu - pour<br />

responsable de plusieurs suicides dont la cause fut le célèbre roman les Souffrances du<br />

jeune Werther. Cette idée a l'air d'une anecdote ou d'une plaisanterie; mais n'oublions pas<br />

que les lecteurs sont toujours attirés par les cas, par les malades et les pathologiques. Et<br />

ce fait n'est pas du tout nouveau et même pas spécifique pour notre époque, puisque les<br />

non-conformistes existent depuis toujours sur la terre. Outre cela, il est bien difficile de<br />

tracer des limites nettes entre l'esthétique et la philosophie, ou plutôt la morale, qui<br />

demande un jugement axiologique fondé sur la distinction entre le Bien et le Mal.<br />

Dans le cas de Cioran, les choses s'avèrent encore plus complexes. Ses articles et<br />

ses oeuvres de jeunesse témoignent d'un esprit ardent, voire (selon ses propres dires)<br />

“fanatique” dont les obsessions se transposent au niveau de l'humanité. Son moi, mélange<br />

d'orgueil et d'individualisme exacerbé, considère que ses problèmes sont les problèmes<br />

de l'être humain de toute époque. A vrai dire, ils le sont. Mais les solutions proposées par<br />

le jeune Cioran ne sont pas acceptables et ont un air d'irresponsabilité qui saute aux yeux.<br />

En effet, la génération de Cioran - qui compte des noms illustres comme M. Eliade,<br />

Eugène Ionesco, Mircea Vulcanescu, Petre Tutea - est une génération caractérisée par la<br />

rébellion culturelle contre les vieux et par le désir de créer une destinée à part pour la<br />

Roumanie. Parmi eux, Cioran est le plus extrémiste, au moins dans l'écriture. Et le mot<br />

extrémiste est encore assez doux; car la Transfiguration de la Roumanie semble être le<br />

résultat de la pensée d'un vrai "terroriste" intellectuel. Ce livre continue ses articles de<br />

jeunesse, pleins de pathétique et d'indignation, mais surtout pleins de phrases<br />

irrationnelles et aberrantes. Il serait suffisant d'en citer seulement deux : le Crime des<br />

vieux et la Nécessité du radicalisme.<br />

Le point de départ du premier article est le licenciement de Mircea Eliade de<br />

l'Université de Bucarest sous l'accusation de pornographie. Cioran est sincèrement outré


48<br />

par cet acte d'injustice dont les auteurs font preuve d'un haut degré "d'imbécillité". Son<br />

sentiment s'accroît et l'invective se donne libre cours. L'explosion corrosive de Cioran<br />

touche les combles :<br />

"L'abîme entre les jeunes et les vieux a atteint chez nous des proportions<br />

inimaginables. Quoiqu'on fasse, nous nous heurtons contre l'injustice, la haine ou<br />

la méfiance de la dictature du rhumatisme. Autant que l'ancienne génération<br />

pourra respirer, et autant que son intolérance sera nourrie par notre passivité,<br />

nous serons condamnés à devenir des ratés perpétuels et obscurs. Une nuit de la<br />

Saint-Barthélémy parmi certains vieux serait la seule solution. Le jeune qui a la<br />

moindre compréhension pour leur ‘vie’ fait irrévocablement preuve<br />

d'anachronisme ou d'impotence congénitale. Nous pouvons prouver que nous<br />

sommes vivants seulement en les haïssant. Notre devoir est d'accélérer leur<br />

agonie et de ne plus les condamner à la vie par pitié." 5<br />

Le projet de Cioran rappelle les rêves des terroristes russes dont parle Camus dans<br />

l'Homme révolté, qui voulaient, eux aussi, supprimer les vieux au nom de la Révolution 6<br />

.<br />

D'ailleurs, Cioran envisage le radicalisme comme unique solution de la transfiguration de<br />

la Roumanie; seuls les gestes radicaux comptent dans la vie d'une personne et dans<br />

l'affirmation historique d'un peuple. Car ils font la différence entre les grands et les petits<br />

pays, entre les cultures majeures et mineures. Les grandes nations ont le courage de dicter<br />

le cours de l'histoire, voire de créer l'histoire (le peuple juif, par exemple), car ils<br />

imposent un rythme accéléré et sont les dépositaires d'une respiration ample. Les nations<br />

mineures, comme la nation roumaine (un peuple, puisqu'il n'a pas encore gagné le statut<br />

de nation) "rafistolent" l'histoire et "la complètent" 7<br />

.<br />

Voilà où se trouve la genèse de la Transfiguration de la Roumanie. Livre<br />

frénétique, mélange d'extrémisme et de fureur, d'amour et de haine, la Transfiguration...<br />

est considéré par son auteur un livre responsable, car il veut changer totalement le<br />

visage de ce pays. Puisque Dieu n'existe pas, il faut suivre les événements terrestres, il<br />

faut imposer au monde des exploits grandioses, pareils à ceux des Juifs, des Russes ou<br />

des Français. L'intelligence roumaine, nous dit Cioran, n'a pas de souffle universel, ne<br />

possède pas ce désir ardent de changer le vide, elle est sèche et stérile, fataliste et<br />

superficielle. Son fondement n'est pas le conflit dramatique poussé jusqu'à la folie,<br />

jusqu'au désespoir : "C'est pourquoi je ferai l'apologie de la barbarie, de la folie, de<br />

l'extase ou du néant, mais non pas de l'intelligence." 8<br />

Quant à Cioran, il a le courage du<br />

geste radical, lui, car il aime son pays. C'est ici le paradoxe de la création d'un penseur et<br />

de réception immédiate ou lointaine dans le temps : le penseur - pour nous, Cioran - se<br />

considère le seul être responsable parmi des gens irresponsables. Or, ce rapport est<br />

inversé par le lecteur. Surtout quand le penseur transforme sa "folie intérieure" dans une<br />

folie de l'écriture, dans une thérapie. D'ailleurs, c'est la seule valeur de cet acte, nous dit<br />

Cioran :<br />

"L'écriture a une valeur et une justification seulement si elle est un moyen<br />

d'anéantir les hantises personnelles et qu'elle attarde une ruine et un<br />

effondrement intérieur. Il serait bon que tous ceux qui écrivent pour informer les<br />

autres, ceux qui présentent des considérations objectives et des faits impersonnels<br />

ou encore ceux qui écrivent et pensent à cause de leur orgueil fassent toute autre<br />

chose. Ils sont vides, mais cela ne leur suffit pas, car ils veulent être


49<br />

objectifs, bien qu'ils n'aient, en eux-mêmes, rien à objectiver. Au lieu de les<br />

enrichir, l'écriture augmente leur vide. Cet acte a une valeur seulement comme<br />

moyen de délivrance, comme possibilité d'actualiser les obsessions dans la<br />

conscience pour qu'on les anéantisse par la suite." 9<br />

La passion de penser se transforme en passion de l'écriture. Toutes les deux ont un<br />

seul but : le changement. On dirait que les mots de Cioran sont recherchés en vue de<br />

converger avec le fond de la pensée, mais cette affirmation est fausse. L'évolution de son<br />

écriture ultérieure, française, prouve qu'un style trop travaillé n'aboutit qu'à la tricherie, à<br />

la stérilité. Cioran commence à écrire en romantique (révolté) et finit son travail en<br />

classique.<br />

C'est qu'à la fin de sa vie il est las. Cette volonté de changer les choses fait place à<br />

une fatalité "roumaine", pour ainsi dire. Jeune, il n'acceptait pas l'indolence de son<br />

peuple. Il ne cessait de vaticiner sur le trajet du monde. Il y cherchait un avenir pour les<br />

Roumains : ceux-ci devaient abandonner avec fermeté et une fois pour toujours la<br />

passivité, le scepticisme, l'auto-ironie, la contemplation lente, la religiosité mineure, le<br />

sens a-historique et la sagesse. Autant de traits qui constituent l'aspect négatif de notre<br />

spécifique, aspect qui, hélas, en est central. Car "c'est seulement la rage du devenir qui<br />

est vivifiante. (...) Je voudrais que toute la Roumanie frémisse et que son coeur devienne<br />

un feu géant." 10<br />

Le délire verbal du jeune Cioran va encore plus loin : la volonté de<br />

puissance est la seule cible qui doit faire agir l'âme d'un peuple. La démocratie roumaine<br />

de l'entre-deux-guerres n'a créé ni même une conscience civique. Une attitude radicale<br />

pourrait devenir le seul chemin vers ce but :<br />

"La Roumanie a besoin d'une exaltation qui touche le fanatisme. Une Roumanie<br />

fanatique est une Roumanie transfigurée. Transfigurer la Roumanie veut dire la<br />

rendre fanatique." 11<br />

Et les exemples peuvent continuer, car le livre entier est une protestation contre le<br />

passé et le présent des Roumains. Bref, ce livre se caractérise justement par ce que<br />

Cioran admirait chez Weininger, l'un de ses maîtres penseurs :<br />

"Chez Weininger me fascinaient l'exagération vertigineuse, l'infini dans la<br />

négation, le refus du bon sens, l'intransigeance meurtrière, la quête d'une position<br />

absolue, la manie de conduire un raisonnement jusqu'au point ou il se détruit luimême<br />

et ou il ruine l'édifice dont il fait partie. Ajoutez a cela l'obsession du<br />

criminel et de l'épileptique (spécialement dans Über die letzen Dinge), le culte de<br />

la formule géniale et de l'excommunication arbitraire, l'assimilation de la femme<br />

au Rien et même à quelque chose de moins. A cette affirmation dévastatrice mon<br />

adhésion fut complète d’emblée." 12<br />

Le fragment cité auparavant démontre en tout état de cause que Cioran croit à sa<br />

destinée, cette destinée prophétique sur laquelle il rabâche sans cesse : le mot fanatique y<br />

apparaît trois fois de suite, ainsi que transfiguration. Pour que ces deux termes<br />

deviennent des réalités, tout moyen est justifié. Car la seule morale possible d'un grand<br />

peuple est la morale du pouvoir, la morale des gens animés d'une mission universelle.<br />

Ceux-ci ont le droit de vivre, et on doit supprimer les autres, car leur vie "n'est qu'un jeu<br />

inutile" 13<br />

.<br />

Qu'est-ce que la Roumanie dans le monde, demande exaspéré le jeune Cioran ?<br />

Qu'est-ce que les Roumains ont fait pendant mille ans ? Ce peuple n'a pas l'instinct de la


50<br />

liberté, il n'a rien fait pour se forger une voie universelle, n'importent les moyens : "La<br />

terreur, le crime, la bestialité. la déloyauté sont mesquins et immoraux seulement<br />

pendant la décadence, lorsqu'ils défendent un vide; s'ils aident l'ascension, ils deviennent<br />

des vertus. Tous les triomphes sont moraux." 14<br />

Et tout cela parce que, avoue Cioran, il<br />

aime l'histoire de la Roumanie avec une haine insupportable. Ce pays n'est pas une<br />

nation, mais un peuple de paysans, qui végète dans l'indifférence, dans une atmosphère<br />

tellurique, primitive, pleine de superstitions et de scepticisme, un mélange stérile, une<br />

malédiction héréditaire.<br />

Et les exemples peuvent continuer, car, comme nous l'avons déjà dit, toute la<br />

Transfiguration... est écrite de la même façon. D'ailleurs, Cioran n'est pas le seul de sa<br />

génération qui voulait changer la destinée de la Roumanie. Eliade est, lui-aussi, hanté par<br />

la même idée; Ionesco fait la même chose. Mais les moyens sont différents. Eliade parle<br />

d'un changement par la culture, par la souche mythique, car ce pays est le dépositaire<br />

d'une riche mythologie que l'Europe ne peut et ne doit pas ignorer sans s'appauvrir<br />

spirituellement. L'Europe ne doit pas abandonner la Roumanie, dit Eliade, car la<br />

survivance de l'occident dépend aussi, quoi qu'on en dise, de la survivance de ce pays<br />

latin 15<br />

. Ionesco enrichit la littérature universelle par sa dramaturgie issue d'un sentiment<br />

de révolte et d'impuissance devant l'absurde de l'existence, comme le fait Camus, par<br />

exemple. Mais Eliade et Ionesco, par rapport à Cioran, n'ont pas le radicalisme destructif<br />

de ce dernier. Pour Eliade, la religion et la mythologie sont les voies vers les racines<br />

perdues de l'humanité; pour Cioran, le changement doit être effectué en force, par le<br />

fanatisme et la barbarie 16 .<br />

Peut-on accuser Cioran d'irresponsabilité ?<br />

Le terme de responsabilité est étroitement lié au sentiment de la culpabilité. Estce<br />

le regret ou l’impuissance qui fait Cioran constater, à la fin de sa vie, qu’on ne peut<br />

rien contre la fatalité ? Se sent-il coupable ? A-t-il peur de ne pas être considéré coupable<br />

? Et, à vrai dire, faut-il le condamner pour avoir cru en lui, à sa destinée prophétique,<br />

pour avoir vu dans la force et la volonté de puissance le seul moyen de créer une nouvelle<br />

nation roumaine ? Autant de questions auxquelles il est bien difficile de donner une<br />

réponse impartiale. De toute façon, un jugement extérieur n’aurait aucune valeur pour<br />

Cioran. Et à qui de juger ?<br />

A la mort de Cioran, le journal Le Monde a publié quelques articles concernant le<br />

passé “honteux” du penseur roumain et surtout son antisémitisme. Dans La<br />

transfiguration du passé, Pierre-Yves Boissau, spécialiste en littérature et culture<br />

roumaine, s’appuie sur quelques fragments de la Transfiguration... sur le peuple juif et<br />

croit y déceler “la clé de l’oeuvre tout entière” de Cioran, c’est-à-dire “la xénophobie et<br />

l’antisémitisme”. Marquée par ce péché originel, l’oeuvre française de Cioran devient, en<br />

quelque sorte, l’expression d’une “expiation”, d’un “mea culpa répété” , d’”un<br />

camouflage” ou d’”une mauvaise foi lancinante” (surtout les passages de la Tentation<br />

d’exister sur les Juifs). Le penseur roumain est coupable, et, ce qui plus est, irresponsable<br />

: “L’esprit du temps fait de l’écrivain un irresponsable” 17 . Dans un autre article, Le<br />

funambule du désespoir, Edgar Reichmann pose le même problème, mais avec un peu<br />

plus de justesse, car il condamne ceux qui n’ont pas eu le courage d’interpeller l’écrivain<br />

sur son passé “fasciste” de son vivant. Selon Reichmann, l’oeuvre française de Cioran<br />

représente un repentir sincère. Mais il s’agit aussi d’une “lourde responsabilité” qui pèse


51<br />

sur les égarements de jeunesse de l’auteur de la Transfiguration... dont l’origine semble<br />

être le “nitchevo russe “ ou bien “les soubresauts fous d’une histoire imprévisible” 18 .<br />

Sur le même thème, E. Reichmann publie un autre article, Les égarements et le<br />

remords d’un intellectuel, où il montre du doigt Mircea Eliade, qui “n’a pas trouvé le<br />

courage intellectuel d’une confession lucide quant à son passé et ses orientations<br />

politiques d’extrême droite. En revanche, Emile Cioran, lui, aussi bien dans ses écrits<br />

que dans ses entretiens privés, a toujours condamné la folie meurtrière des hommes qui<br />

avait abouti aux horreurs que l’on sait.” 19<br />

Tous les deux critiques citent une phrase célèbre de la Transfiguration... : “Si<br />

j’étais juif, je me suiciderais sur-le-champ”. Cioran semble haïr d’une même rage les<br />

Hongrois, qui sont “un peuple de conquistadors qui en sont venus à engraisser des porcs.<br />

Des ratés sans pareil.” 20<br />

Il faudrait, quand même, rendre un peu de justice à Cioran, bien que son oeuvre<br />

n’ait pas besoin de cela. Pourquoi E. Reichmann ne cite-t-il que ces passages ? Parce que,<br />

dans le même livre, Cioran parle avec une sympathie explicite de ce peuple, sans pour<br />

autant éviter de dire qu’il s’agit d’un peuple de “ratés”. Tout comme les Roumains, les<br />

plus grands ratés, comme tous les peuples mineurs qui ne représentent pas une idée<br />

historique. Et les considérations pleines de sincérité sur l’antipathie et la sympathie qui<br />

lient les Roumains et les Hongrois, sentiments contradictoires issus d’un poids historique<br />

ressenti par les premiers et les derniers de la même façon ? Et les fragments où Cioran<br />

parle de la musique hongroise, cette musique d’une tristesse et d’une beauté infinies, qui<br />

exprime un ennui organique et le regret de cette fixation dans un espace déterminé ?<br />

D’ailleurs, l’admiration du penseur pour cette musique, expression de l’âme hongroise,<br />

s’est constamment manifestée à travers ses livres.<br />

Il y a, dans tous ces articles, deux malentendus (l’orientation des intellectuels<br />

roumains vers l’extrême droite n’est pas un fait singulier : elle s’encadre dans une<br />

tendance européenne). Le premier est celui qui vise une méconnaissance du contexte<br />

politique et surtout psychologique des années ‘30. Il s’agissait alors de la création d’une<br />

nouvelle Roumanie, puissante et unie, qui pouvait occuper sa place parmi les nations<br />

modernes européennes, qu’on voulait ancrer dans le contexte universel. E. Reichmann<br />

affirme : “Dans le sillage de ces maîtres à penser, une jeune génération d’intellectuels<br />

déboussolés trouve une raison d’exister, d’espérer, et aussi, bien sûr, de s’affirmer. Parmi<br />

eux, Mircea Eliade, Constantin Noica et Emile Cioran : lamentable affirmation (...)” 21 Il<br />

faut préciser deux choses : de ce que nous savons, il ne s’agit pas d’une génération<br />

”déboussolée”, mais d’une génération qui veut s’affirmer culturellement dans un pays<br />

réalisé historiquement. Il s’agit d’une génération qui a des modèles de pensée. Il ne<br />

s’agit pas d’une génération dont l’affirmation est lamentable, mais, bien au contraire,<br />

d’une génération qui fait connaître au monde entier les possibilités d’un peuple<br />

commençant à s’imposer dans la culture universelle par ses ressources spirituelles. Et son<br />

modèle (ou plutôt son anti-modèle) est, indubitablement, Nae Ionescu, figure originale et<br />

controversée de cette période-là.<br />

Mais comment peut-on expliquer la fascination de Nae Ionescu ? Et l’influence<br />

qu’il a eu sur tous ceux qui l’entouraient, même dans ce qu’on appelle son<br />

“antisémitisme” ? Dans son livre sur cette personnalité de la vie politique et culturelle<br />

roumaine de l’entre-deux-guerres, Mircea Vulcănescu nous offre le point de départ<br />

de la polémique qui concerne les Juifs : la préface du roman De două mii de ani...


52<br />

(Depuis deux mille ans...), dont l’auteur, Mihail Sebastian (juif) semble être adepte de<br />

l’”assimilation”. C’est contre cette tendance que Nae Ionescu se dresse, avec une prise de<br />

conscience lucide : il critique, en antisémite, le roman et l’auteur, et non pas le peuple<br />

juif 22 . Et, même si cette attitude existe chez Nae Ionescu, elle n’est pas profonde. Avec<br />

son intelligence toujours en mouvement, l’idole de la génération de Cioran était par<br />

excellence un anti-modèle; c’est ce qui explique le mieux la pensée toujours “anti” de N.<br />

Ionescu, comme l’observe Cornel Ungureanu. Le critique roumain affirme que N.<br />

Ionescu adoptait des positions “anti” seulement pour “être à la mode” 23 et pour stimuler<br />

et alimenter l’actualité. Parce que N. Ionescu était surtout un théologien. Il connaissait en<br />

effet, le drame juif, comme le démontre la préface du roman que nous avons cité<br />

auparavant. Ses mots : “Judas doit souffrir parce qu’il est Judas” caractérisent très bien le<br />

drame du peuple élu, mais en même temps malheureux, car il a méconnu et tué le Messie.<br />

Les Juifs, dit Nae Ionescu, sont condamnés à cause d’eux-mêmes, car tous les chrétiens<br />

reconnaissent la divinité du Fils de Dieu, tandis que les premiers l’ont tué. Position qui<br />

surgit justement du christianisme profond de N. Ionescu; il ne s’agit pas là d’une<br />

condamnation, d’une haine, mais d’un constat amère et lucide. De même, Cioran a adopté<br />

cette attitude. C’est à partir d’ici qu’il faut interpréter la phrase : “Si j’étais juif, je me<br />

suiciderais sur-le-champ.” Car Cioran, bien qu’il ne soit pas du tout chrétien, dépasse les<br />

limites de la politique ou de la théologie. Il est un penseur avant tout. Et sa rage vise<br />

d’abord le peuple roumain, et ensuite les autres peuples. C’est donc un nationalisme à<br />

rebours. Se situer dans l’histoire signifiait pour Cioran faire l’histoire. D’où son<br />

patriotisme paradoxal, exagéré, sans doute, et la croyance de sa génération dans un<br />

changement du peuple roumain. Dans le même esprit, condamner Malraux ou Aragon ou<br />

bien d’autres écrivains militants, engagés, pour avoir soutenu la cause communiste serait<br />

une injustice. On sait très bien ce que le communisme a apporté dans l’Europe de l’Est et<br />

Centrale; mais nous croyons qu’il faut dissocier le politique et la création littéraire.<br />

Condamner aujourd’hui ceux qui ne croient plus en Dieu, par exemple, serait réinventer<br />

l’Inquisition et les supplices du dogme imposé.<br />

Dire que l’oeuvre de Cioran a pour assise la “xénophobie” et “l’antisémitisme”<br />

constitue un jugement partiel, voire injuste. Dans la création du penseur roumain, tous ont<br />

raison et personne n’a raison : ceux qui veulent démontrer une thèse peuvent trouver ici<br />

de solides arguments, mais il n’en reste pas moins que ceux qui désirent prouver le<br />

contraire ont la même chance en toute pertinence. Cioran ne nie jamais la frénésie de sa<br />

jeunesse, la passion et la folie intérieures. Dans l’article sur Weininger, il raconte un fait<br />

divers, une anecdote qui se trouve à l’origine de sa haine contre les femmes et contre tout<br />

: en tant que lycéen, il aimait, en secret, une jeune fille. Un beau jour, il la voit avec un<br />

camarade de classe méprisé par tous et appelé “le pou”. Il souffre une ”déception<br />

radicale et courante” qui le guérit de l’amour “pendant la période la plus<br />

orgueilleuse et la plus frénétique que j’aie connue” 24 . Plus tard, il lui arrive de regreter<br />

parfois “le fou” qu’il avait été. Mais s’agit-il bien d’un fou que nous pouvons nommer<br />

“xénophobe” ? Non. Car cette vocable est trop petite pour exprimer la haine de Cioran.<br />

“Raciste” serait mieux : et cela parce que Cioran n’a jamais cessé de détester toute la<br />

race humaine, y compris lui-même.<br />

Antisémitisme, épicurisme, athéisme, nihilisme, scepticisme, mysticisme...<br />

l’oeuvre de Cioran supporte toutes les -ismes du monde. Faut-il se borner là ? Faut-il


53<br />

oublier la quête, le doute, la souffrance, le jugement lucide, la beauté stylistique ? Certes,<br />

mettre des étiquettes ne sert à personne. Et, lorsqu’on s’applique acharnement à le faire,<br />

peut-être serait-il bon de retenir les mots de Pascal :<br />

“381-21. - Si on est trop jeune, on ne juge pas bien; trop vieil, de même. Si on n’y<br />

songe pas assez, si on y songe trop, on s’entête, et on s’en coiffe. Si on considère<br />

son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on est encore tout prévenu; si trop<br />

longtemps après, on [n’]y entre plus. Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de<br />

trop près; et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres<br />

sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art<br />

de la peinture. Mais dans la vérité et la morale, qui l’assignera ?” 25<br />

NOTES<br />

1 L’idée de cet article nous est venue à l’esprit à l’occasion du Colloque international<br />

“Responsabilité et/ou gratuité de la littérature” organisé par l’Université de Silésie, à<br />

Katowice (Pologne) en 1994, colloque auquel, malheureusement, nous n’avons pas pu<br />

participer. Dialogues francophones no.2 devait paraître en 1996; pour des raisons<br />

objectives, cette chose ne s’est pas passée. Après la mort de Cioran, nous avons reçu d’un<br />

ami français quelques extraits du journal Le Monde qui concernaient le passé coupable de<br />

celui-ci. Nous avons refait l’article, car la position de Pierre-Yves Boissau - cité ici - nous<br />

a semblé injuste. Or, en 1996, la prestigieuse maison d’édition Humanitas a publié un<br />

texte inédit de Cioran, Mon pays, une troublante confession du penseur roumain qui se<br />

veut une explication de son “délire” de jeunesse. Son projet, avoue-t-il, était celui d’une<br />

utopie qui avait pour fondement “une haine amoureuse et délirante” (op. cit., p. 130).<br />

Cette rage qui tourmente toute la génération de Cioran constitue une souffrance<br />

insupportable. C’est alors que se constitue “une espèce de mouvement (...) qui voulait tout<br />

réformer, même le passé” (p. 131). Il s’agit, bien sûr, de la Garde de Fer. Ensuite, Cioran<br />

confesse, et nous ne voyons pas pourquoi il faudrait l’accuser de mensonge : “Je n’y crus<br />

sincèrement un seul instant. Mais ce mouvement était le seul indice que notre pays pût<br />

être autre chose qu’une fiction.” (p. 131-132). Bien qu’il sache que ce mouvement<br />

“cruel” n’a aucune chance, Cioran avait besoin “d’un minimum de convulsion” (p. 133),<br />

comme tout jeune qui n’est pas “imbécile”. Les jeunes fanatiques roumains de cette<br />

génération-là vivaient “d’Insensé”. Ils voulaient “faire parler d’eux” et ils vénéraient<br />

“le scandale”. Les mots qui dirigent cette rébellion continuelle et ouverte sont “Faire de<br />

l’histoire” (p. 134-135). Cioran ne comprend plus le jeune qu’il a été. La<br />

Transfiguration..., dit-il, a été “l’élucubration d’un fou furieux”, mais aussi “un amour<br />

renversé, une idolâtrie à rebours” (p. 137). Ces pages, pourtant, ont permis à un autre<br />

pays “la calomnie et peut-être la vérité”. Le penseur éprouvait le besoin de détruire.<br />

Qui ou quoi ? Tout et Rien, Tous et Personne. La haine d’un homme, cette haine<br />

inimaginable, finit par se retourner contre celui qui la professe trop ; et Cioran devient<br />

lui-même le centre de cet univers imprégné de désespoir (p. 138-139). Donc, il ne s’agit<br />

pas du tout d’une rage qui ait un objet précis, défini, fixe.<br />

Dans l’Addenda, on trouve un débat intitulé “Les itinéraires de Cioran”, diffusé le<br />

18 novembre 1995 dans l’émission “Répliques” de Radio France Culture, auquel<br />

participent Alain Finkielkraut, Pierre-Yves Boissau et Gabriel Liiceanu. Ce débat a pour


54<br />

sujet justement le passé marqué de “péchés” de Cioran. Pierre-Yves Boissau insiste sur<br />

l’”insincérité” de Cioran et sur le fait qu’il n’a jamais renié publiquement ses fautes de<br />

jeunesse. Attaqué après sa mort, Cioran n’est plus là pour se défendre (d’ailleurs, nous<br />

pensons qu’il ne l’aurait pas fait même s’il était encore vivant). Gabriel Liiceanu fait<br />

cette chose, et il le fait très bien. Nous avons utilisé dans cet article presque les mêmes<br />

arguments que Liiceanu : le passé communiste de quelques écrivains français, ensuite le<br />

fait que la rage de Cioran n’a pas, comme lui-même l’affirme, comme nous l’avons<br />

affirmé, d’objet précis - et notre article commence presque avec les mêmes mots de<br />

Liiceanu : “Je crois qu’il conviendrait de profiter de l’occasion pour faire une précision :<br />

Cioran s’est livré, dans sa jeunesse, à un excès généralisé. On pourrait le dire antisémite<br />

si l’esprit de négation en lui n’avait visé que les juifs. Or, Cioran était ‘antisémite’ au<br />

même titre qu’il était antiroumain, qu’il s’érigeait contre le bon Dieu, contre les saints,<br />

contre la condition humaine, contre tout et tous. Il s’agit là d’une fureur négatrice qui<br />

absorbait tout ce qui se trouvait sur son passage. Cioran s’en prenait à tout le monde<br />

avec la même véhémence : aux Hongrois, aux Russes, aux Français et, surtout, aux siens,<br />

aux Roumains” (p. 187). Pierre-Yves Boissau insiste pourtant sur les litiges qui existent<br />

dans l’oeuvre de Cioran, sur son extrémisme de jeunesse. Il ne veut - ou bien il ne peut -<br />

pas comprendre qu’il s’agissait, comme Gabriel Liiceanu l’affirme, comme nous<br />

l’affirmons aussi, d’un excès qui concerne toute la génération de Cioran. Il insiste une<br />

fois de plus sur la culpabilité de Cioran. Sur sa lâcheté. Nous pensons pourtant qu’il ne<br />

faut pas juger de cette façon son oeuvre. P.-Y. Boissau reconnaît du moins le mérite que<br />

Cioran a aux yeux de tout le monde, que ce soient des détracteurs ou des admirateurs :<br />

c’est un maître penseur de tout premier ordre. Il faudrait peut-être juger avant tout “la<br />

leçon de méditation” qu’il nous donne. Mais ce problème reste toujours ouvert.<br />

Nous voulons seulement souligner que cet article a été conçu avant l’apparition du livre<br />

Mon pays.<br />

2<br />

Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, p. 12-13.<br />

3<br />

id., ibid., p. 13.<br />

4<br />

Le Petit Larousse en couleurs, Paris, Larousse, 1995, p. 884.<br />

5<br />

Emil Cioran, Revelaţiile durerii (Les Révélations de la douleur), Cluj, Editura Echinox,<br />

p. 169-170. Cioran parle également de l’orgueil qui anime sa génération : “J’aime trop<br />

Mircea Eliade pour ne pas envier cette défaite. Nous vivons notre vie mais aussi notre<br />

biographie. Je veux dire que tant que nous vivons, aucune défaite n’est pas agréable<br />

dans notre existence. Mais envisagée comme un détail biographique, dans la perspective<br />

de notre vie à nous, c’est un délice et une consolation. D’où vient notre orgueil, sinon de<br />

ce que les autres ne nous comprennent pas? La source de tous nos triomphes et chutes est<br />

la distanciation du monde. Pour un homme qui a un destin, je ne crois qu’il y ait un<br />

tracas plus grand que celui d’être incompris. Le dédain des mortels est un hommage à<br />

l’esprit. Mais cela signifie qu’il ne faudrait pas réagir ? Au contraire. Nous devons<br />

lutter jusqu’au bout de nos forces pour qu’on ne nous comprenne encore. Le<br />

renoncement au monde, c’est la conclusion nécessaire de l’esprit. Il y a cependant un<br />

renoncement dans le monde. Une frénésie qui vient du dégoût, de l’enthousiasme et de la<br />

passion. Cela nous détermine à chercher des ennemis partout sans qu’on s’intéresse<br />

vraiment à personne.” (p. 171; notre traduction).<br />

6<br />

Albert Camus, L'Homme révolté, in Essais, Paris, Gallimard, 1993, p. 580. Dans cet<br />

essai, Camus parle beaucoup du terrorisme russe, fondé sur un nihilisme absolu (à côté


55<br />

duquel le nihilisme de Cioran semble assez délicat et mesuré). Pour prendre un exemple,<br />

voilà ce que proposait Tkatchev, l'un des terroristes les plus violents que la Russie ait<br />

jamais connu, du moins par la pensée : "Tkatchev, qui mourut fou, fait la transition entre<br />

le nihilisme et le socialisme militaire. Il prétendait créer un jacobinisme russe et il ne prit<br />

des jacobins que leur technique d'action puisqu'il niait, lui aussi, tout principe et toute<br />

vertu. Ennemi de l'art et de la morale, il concilie dans la tactique seulement le rationnel<br />

et l'irrationnel. Son but est de réaliser l'égalité humaine par la prise du pouvoir étatique.<br />

Organisation secrète, faisceaux des révolutionnaires, pouvoir dictatorial des chefs, ces<br />

thèmes définissent la notion, sinon le fait, «d'appareil» qui connaîtra une si grande et si<br />

efficace fortune. Quant à la méthode elle-même, on en aura une juste idée quand on<br />

saura que Tkatchev proposait de supprimer tous les Russes au-dessus de vingt-cinq ans,<br />

comme incapables d'accepter les idées nouvelles." "Méthode géniale", dit Camus, et nous<br />

pouvons ajouter les mêmes mots à l'égard de la proposition de Cioran sur une nuit de la<br />

Saint-Barthélémy parmi les vieux. Car les vieux de Tkatchev et les vieux du penseur<br />

roumain sont coupables de la même façon : ils ne peuvent pas accepter les idées<br />

nouvelles et ils troublent le développement de l'histoire. Cioran est pourtant plus<br />

indulgent que Tkatchev, puisqu'il a la bonté de faire un tri lorsqu'il dit qu'on doit abattre<br />

seulement "certains vieux".<br />

7<br />

Emil Cioran, Singurătate şi destin (Solitude et destin), Bucureşti,, Editura Humanitas,<br />

1991, p. 291. Cet article (La nécessité du radicalisme) peut éclairer l’option de Cioran<br />

pour l’extrême droite et son implication totale dans ce mouvement (mais n’oublions pas<br />

que c’est une implication qui provient d’un orgueil et non pas d’une adhésion sincère); il<br />

y dit qu’”une idée vivante doit être sanglante, une croisade ou une catastrophe. Seuls les<br />

obsédés ont bouleversé l’histoire; les autres la rafistolent et la complètent. Le geste<br />

radical naît d’une obsession. Parce que l’obsession s’insinue dans l’âme et le corps, le<br />

geste radical demande toute notre existence. Plus nous sommes complets et nous nous<br />

exténuons dans une participation active, plus notre geste touche au radicalisme. Quelle<br />

que soit sa nature, un mouvement peut s’affirmer dans l’histoire seulement s’il est<br />

imprégné de radicalisme.” (p. 291, notre traduction). Plus loin, Cioran annonce déjà son<br />

radicalisme qui exigera la transfiguration de la Roumanie : “Un pays qui ne connaît<br />

pas le radicalisme est une honte de l’histoire, sinon de l’esprit, et l’individu qui refuse le<br />

radicalisme est une honte de la société, sinon de l’homme.” (p. 93, notre traduction).<br />

8<br />

id., ibid., p. 205. L’article est intitulé Contre les gens intelligents, c’est-à-dire les<br />

Roumains, intelligents et stériles. Cioran critique le manque de passion et de fureur du<br />

peuple roumain : “Les gens qui possèdent cette intelligence superficielle n’ont aucune<br />

place dans la culture de l’avenir. ‘L’intelligence’ est une plaie de la culture roumaine.<br />

Ces gens ne ressentent pas organiquement les passions ardentes, les conflits<br />

dramatiques et douloureux, la folie et l’élan. C’est pourquoi le désespoir leur fait aussi<br />

défaut, et ils sont privés de toutes les grandes intuitions qui produisent les vraies<br />

créations.” (notre traduction).<br />

9<br />

id., ibid., p. 236.<br />

10<br />

Emil Cioran, Schimbarea la faţă a României (La Transfiguration de la Roumanie),<br />

Bucureşti, Humanitas, 1990, p. 64.<br />

11<br />

id., ibid., p. 46.<br />

12<br />

Cioran, Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, 1989, p. 171.


56<br />

13 Schimbarea la faţă a României (La Transfiguration de la Roumanie), p. 47 : “On devait<br />

supprimer les gens qui ne sont pas consumés par la conscience d’une mission. Sans<br />

l’esprit prophétique, la vie n’est qu’un jeu inutile.” (notre traduction).<br />

14 id., ibid., p. 42 : “L’existence de chaque roumain doit devenir un élément à la base de<br />

son pays. Que celle-ci devienne notre mission. Tout ce qui n’est pas prophétie en<br />

Roumanie constitue un attentat contre la Roumanie. Que nous soyons convaincus qu’il<br />

ne s’agit pas ici d’une prophétie qui concerne les autres, mais de notre existence<br />

prophétique. L’heure n’est pas venue pour nous d’accepter une fois pour toujours la<br />

nécessité et la signification de notre mission? Si nous ne construisons pas la plénitude,<br />

nous ne pourrons rien faire en Roumanie. Jusqu’ici, le nationalisme roumain n’a pas eu<br />

une valeur positive, il a été une sorte de patriotisme... c’est-à-dire de sentimentalisme<br />

dépourvu d’une orientation dynamique, de messianisme, d’une volonté<br />

d’accomplissement.” (p. 44, notre traduction).<br />

15 Mircea Eliade, Destinul culturii româneşti (Le destin de la culture roumaine), in<br />

Profetism românesc (Prophétisme roumain), Bucureşti, Editura “Roza Vînturilor”, 1990,<br />

p. 151. En tant que historien des religions, Mircea Eliade insiste surtout sur le trésor<br />

folklorique et les mythes roumains - Zamolxis, Orphée, Mioriţa (l’Agnelle) - et sur la<br />

latinité des Roumains. Les deux volumes de Prophétisme roumain prouvent que M.<br />

Eliade professait, lui-aussi, un nationalisme puissant qui visait seulement l’intégration de<br />

la Roumanie dans l’histoire. Il abhorrait complètement la politique. Il y explique - et<br />

c’est un document intéressant pour la postérité, surtout pour ceux qui condamnent ce<br />

choix d’un point de vue politique - ce que “nationalisme” veut dire pour sa génération :<br />

“(...) les seuls problèmes qui doivent nous préoccuper sont les problèmes historiques :<br />

une Roumanie unie et puissante, l’exaltation de l’esprit offensif, la création d’un homme<br />

nouveau, d’un homme qui ait un destin. Un tel homme n’a rien à apprendre du<br />

nationalisme politique. Il peut s’instruire seulement s’il professe un nationalisme<br />

historique, par l’âme et la volonté de puissance de quelques inspirés.” (Prophétisme<br />

roumain, II, p. 163, notre traduction).<br />

16 Voir également les deux articles sur Cioran qui complètent l’analyse de la<br />

Transfiguration de la Roumanie dans Dialogues francophones no. 1, Timişoara, TUT,<br />

1995 : Livius Ciocârlie, Le malaise roumain chez Cioran, p. 19-31, et Florin Ochiană,<br />

Emil Cioran entre le cri et le silence, p. 32-41.<br />

17 Pierre-Yves Boissau, La transfiguration du passé, in Le Monde de 28 juillet 1995, p.<br />

13.<br />

18 Edgar Reichmann, Le funambule du désespoir, in Le Monde de 28 juillet 1995, p. 13.<br />

19 Edgar Reichmann, Les égarements et le remords d’un intellectuel, in Le Monde du 22<br />

juin 1995 (deux jours après la mort de Cioran), p. 13.<br />

20 id., ibid.<br />

21 id., ibid.<br />

22 Mircea Vulcănescu, Nae Ionescu, asa cum l-am cunoscut (Nae Ionescu, tel que je l’ai<br />

connu), Bucureşti, Editura Humanitas, 1992, p. 129-130. A l’égard de cette célèbre<br />

polémique, Mircea Vulcãnescu nous fournit quelques informations stupéfiantes : Nae<br />

Ionescu était, en réalité, sioniste : “En vérité, le philosophe des structures ethniques<br />

immuables qui tenait en estime le sort pathétique de Judas dévoilait, quant à la question<br />

juive, un point de vue qui le rapprochait des sionistes. (...) Nae Ionescu a même parlé une<br />

fois, me semble-t-il, à “Baraseum”, à une réunion sioniste. Je ne sais pas qu’est-ce qu’il


57<br />

avait dit là, mais je pense que c’étaient des choses similaires à celles de la préface du<br />

livre de Sebastian.” Comme le souligne Mircea Eliade aussi, Nae Ionescu faisait presque<br />

tout le temps la distinction entre la philosophie, la religion et la politique, bien qu’il ait<br />

commis des fautes dans ce dernier domaine.<br />

23 Cornel Ungureanu, Mircea Eliade şi literatura exilului (Mircea Eliade et la littérature<br />

de l’exil), Bucureşti, Editura “Viitorul Românesc”, 1995, p. 24-25. Citons également<br />

quelques autres considérations qui concernent N. Ionescu : “Le plus ample procès a été<br />

déclenché contre l’idée que lui, Nae Ionescu, avait été antisémite. Nae Ionescu n’a pas<br />

été antisémite, soutient, chaque fois qu’il a l’occasion, Mircea Eliade. Il était surtout<br />

théologien, et ceux qui accusent d’antisémitisme quelques-uns de ses textes ignorent les<br />

problèmes théologiques en discussion (...). Philosémite, antisémite. Dire que Nae Ionescu<br />

est antisémite est aussi faux que dire qu’il est athée. (...) Quand il l’était (pourtant!), il<br />

cumulait des attitudes anti pour être à la mode. Son antisémitisme était la formule de sa<br />

démocratie, l’adhésion - ironique - à une croyance. C’était un habit, un costume comme<br />

tant d’autres de sa riche garde-robe.” (notre traduction).<br />

24 Exercices d’admiration, p. 172-173. En relisant..., un article de Cioran qui concerne le<br />

Précis de Décomposition, fournit d’autres détails significatifs qu’on pourrait ajouter aux<br />

explications de la fureur négativiste de sa jeunesse (p. 209-211).<br />

25 Pascal, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 155.<br />

EUGENE IONESCO ET L'ESPRIT POSTMODERNE<br />

par<br />

MARGARETA GYURCSIK<br />

“Ionesco est le produit de deux cultures. C’est à la fois un privilège et une<br />

calamité. De père roumain et de mère française, il a été exposé à deux façons de penser,<br />

de voir, de percevoir, de sentir, de juger, deux systèmes de signes qui s’entrechoquent,<br />

deux codes rarement réductibles l’un à l’autre ; bref, ce sont deux façons d’être” 1 .<br />

C’est par cette double appartenance qu’on a expliqué la dualité de sa personnalité,<br />

fondée sur un “schème structurant” dualiste fonctionnant dès son enfance : tendresse<br />

envers sa mère – hostilité envers le père, attachement envers la France, distance envers la<br />

Roumanie 2 . C’est également par ses origines franco-roumaines qu’on a tâché d‘expliquer<br />

“l’immunité” de Ionesco à l’égard de tous les conformismes. Aussi aurait-il rejoint, d’un<br />

côté, les grandes traditions de la France non conformistes et pris, d’autre côté, ses<br />

distances à l’égard du conformisme politique qui avait mené à la montée du fascisme en<br />

Roumanie 3 . Enfin, son bilinguisme est censé avoir engendré le sentiment de malaise et<br />

d’aliénation qui s’est exprimé par le biais du thème obsédant de la “crise du langage” 4 .<br />

Le bilinguisme lui a fiat notamment acquérir la conscience des “embûches qui foisonnent<br />

dans le langage” 5 et l’a rendu extrêmement sensible à la problématique de la<br />

communication. A une époque où Sartre et Camus méditaient sur l’absurde du monde<br />

sans mettre nullement en question la cohérence du langage, le Ionesco de La Cantatrice


58<br />

chauve s’acharnait à pulvériser la communication et à faire éclater l'irrationalité de la<br />

parole humaine. C’est que sa double appartenance donne à sa réflexion sur le langage et à<br />

son malaise existentiel une intensité bien particulière.<br />

S’il fallait caractériser la personnalité et l’oeuvre de Ionesco à l’intérieur de la<br />

culture française, la catégorie qui conviendrait le mieux serait probablement celle de<br />

différence : perception particulière du monde, excentricité du comportement, valorisation<br />

esthétique du non sens et de la contradiction dans un pays rationaliste par excellence —<br />

autant d’éléments qui consacrent l’originalité de Ionesco et justifient son “étonnement<br />

d’être” dans une culture dont il découvre progressivement les secrets.<br />

Aussi peut-on considérer que sa double appartenance a poussé Ionesco vers ce<br />

qu’il nomme lui-même “la nouvelle avant-garde d’après guerre” voire vers un art de la<br />

subversion, de la rupture, du divorce, de la tension. En pensant le monde en termes<br />

antinomiques, il a fait de l’opposition le principe structurant de son oeuvre. Celle-ci est<br />

fondée sur une double opposition, esthétique : valorisation de l’insolite vs. propension<br />

à la confession, et thématique : thème de l’enlisement vs. thème de l’envol vers la<br />

lumière. Chaque élément spécifique de l’imaginaire ionescien ne prend pleinement son<br />

sens que par rapport à son contraire : le comique par rapport à l’angoisse, l’angoisse par<br />

rapport à la lumière, la lumière par rapport à l’espace ténébreux, etc. L’auteur a défini luimême<br />

le double mouvement de la créativité – l’euphorie de l’envol et l’angoisse de la<br />

descente, de l’enlisement – que son oeuvre exprime : “Deux états de conscience<br />

fondamentaux sont à l’origine de toutes mes pièces : tantôt l’un, tantôt l’autre<br />

prédomine, tantôt ils s’entremêlent. Ces deux prises de consciences originelles sont celles<br />

de l’évanescence et de la lourdeur ; du vide et du trop de présence ; de la transparence<br />

irréelle du monde et de son opacité ; de la lumières et des ténèbres épaisses” 6 . En<br />

dénonçant l’illusion d’une perception totalisante, globale du monde, il exprime<br />

implicitement son appartenance au modèle culturel de la modernité conçu, “quelque<br />

définition qu’on adopte (...) comme un divorce et comme une fragmentation. Les parties<br />

se font autonomes, le tout se dissout, l’un disparaît” 7 en cédant la place à des catégories<br />

telles discontinuité, fragmentation, “représentation éclatée”.<br />

En effet, la première période de la création de Ionesco se définit d’une manière<br />

programmatique “en termes d’opposition et de rupture” (Ionesco emploie lui-même cette<br />

expression dans Notes et contre-notes pour définir l’avant-garde). C’est un théâtre “antithématique,<br />

anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, antipsychologique<br />

de boulevard, anti-bourgeois” et l’on pourrait encore compléter par<br />

d’autres anti-” cette liste dressée par Ionesco même (Notes et contre-notes). En<br />

admirateur fidèle de Stéphane Lupasco dont il cite maintes fois le livre Logique et<br />

contradiction, il absolutise le rôle de la contradiction et transforme la communication en<br />

une forme d’agression contre les autres, en niant brutalement toute intersubjectivité.<br />

Parler ce n’est pas dialoguer avec les autres, c’est, au contraire, faire éclater l’absurdité,<br />

l’ambiguïté, le terrorisme, voire la tragédie du langage. La parole avant-gardiste de<br />

Ionesco est, de ce fait, une parole monologique et opaque.<br />

Si le bilinguisme et le biculturalisme de Ionesco ont favorisé sa participation à<br />

l’enrichissement du modèle culturel de la modernité, on peut toutefois s’interroger sur la<br />

signification de la transformation qui a changé l’écrivain d’avant-garde en académicien<br />

publié aux Editions de la Pléiade. Avant-garde de ses débuts roumain et français,<br />

classicisme de sa maturité française. Tel est l’itinéraire de Ionesco dont l’esprit frondeur


59<br />

perd progressivement de sa causticité, peut-être parce que les effets du choc culturel<br />

s’atténuent et “l’auteur connaît le succès et avance en âge alors que la culture française<br />

évolue profondément dans un sens qui lui est favorable” 8 . Cela revient à inscrire<br />

l’évolution de Ionesco sur une trajectoire propre au modernisme et aux avant-gardes qui<br />

finissent par sombrer dans la respectabilité, en se pliant aux conventions qu’elles avaient<br />

jadis contestées. Placer l’oeuvre de Ionesco sur une telle trajectoire signifie la réduire<br />

implicitement à une démarche linéaire qui va de l’avant-garde à son contraire : le<br />

classique. Après avoir porté au paroxysme l’expérience de la négation et de la<br />

différence, l’auteur semble retrouver les grandes valeurs de la tradition. Son évolution de<br />

la farce absurde à l’onirisme et à la quête mystique 9 , ou bien de la dissolution de l’être et<br />

du langage à l’humanisme peut correspondre, par conséquent, au retour à un modèle<br />

culturel préexistant et opposé à celui qui avait produit les oeuvres de l’avant-garde. Dans<br />

une telle perspective, le sens de l’évolution de Ionesco ne laisse plus de doute : le<br />

créateur de la “nouvelle avant-garde” vient de prendre sa place dans le musée de la<br />

littérature, à côté de ses confrères — les “classiques” de tout temps et de toute souche. La<br />

discussion pourrait bien s’arrêter là.<br />

En fait, le cas de Ionesco nous paraît être beaucoup plus complexe vu que ce<br />

qu’on appelle son “classicisme” n’exclut nullement le goût de la rébellion qu’il a toujours<br />

gardé. Il n’a jamais cessé de tirer profit de son habilité à manipuler les paradoxes de la<br />

pensée et les antinomies de l’art. Aussi Ionesco – l’académicien publié en Pléiade – n’a-til<br />

pas l’air d’être un moderniste converti au classicisme. Son retour aux valeurs<br />

traditionnelles ne représente pas la récupération pure et simple d’un modèle préétabli. Il<br />

s’agit, bien au contraire, de la construction d’un modèle nouveau qui n’oppose plus la<br />

tradition et l’innovation, mais les englobe dans un système simple et ouvert. Prenons<br />

l’exemple de Rhinocéros. La pièce fut considérée comme étant la plus “classique” de<br />

Ionesco, voire la plus claire et cohérente. Le commentaire de Jean Vigneron 10 qui associe<br />

la clarté propre au rationalisme cartésien et le syntagme “écrire en français” est<br />

hautement significatif en ce sens. “Cette fois, plus d’erreur possible, Ionesco écrit en<br />

français ! Et son Rhinocéros est une oeuvre tout à fait claire, d’un symbolisme limpide,<br />

d’autant plus forte qu’elle est plus accessible et d’une portée d’autant plus grande que<br />

tous peuvent sentir la signification”. Et tout le monde de se réjouir, car l’étranger, le<br />

bilingue a appris enfin à “écrire en français”, en franchissant la distance censée séparer le<br />

désordre de sa langue “autre” et l’ordre de sa “nouvelle” langue. Seulement voilà : cette<br />

pièce tellement “française”, pourvue d’une transparence classique, n’est pas dépourvue<br />

non plus de certains éléments non classiques : elle mélange les genres, fait coexister des<br />

tonalités jugées antinomiques, permet une pluralité d’interprétations. Ce qui plus est, elle<br />

tolère la coprésence de la continuité et de la discontinuité, de la fragmentation et de<br />

l’unité, de la pluralité des options possibles et de l’option idéologique bien précise.<br />

A y regarder de près, ces éléments non classiques sont autant de traits<br />

caractéristiques de l’oeuvre postmoderne. Cela nous permet d’avancer l’hypothèse que<br />

l’oeuvre de Ionesco n’évolue pas du modernisme vers une forme d’art classique, mais du<br />

modernisme vers le postmodernisme.<br />

Il est bien difficile de dresser une barrière rigide entre le côté et le côté<br />

postmoderne de l’oeuvre de Ionesco. Un certain rapprochement du modèle culturel<br />

postmoderne devient pourtant visible à partir de Victimes du devoir et Rhinocéros, pour<br />

que l’acheminement vers le postmoderne culmine dans les dernières pièces, notamment


60<br />

Ce formidable bordel, L’Homme aux valises et Voyages chez les morts. En simplifiant,<br />

on peut postuler l’existence d’une première période où prédominent les pièces d’avantgarde<br />

et d’une seconde période où l’on assiste à la multiplication des éléments<br />

postmodernes. Les pièces de la première période sont concises et percutantes, celles de la<br />

seconde sont plutôt amples et très chargées. Ionesco reconnaît lui-même, à propos de La<br />

Faim et la Soif, a voir écrit une pièce dont la construction n’est pas classique, masi<br />

baroque. Quant aux formes, figées dans les premières pièces, elles se font souples et<br />

floues dans les dernières. D’un côté il y a une thématique précise et restreinte à quelques<br />

motifs obsédants, de l’autre une thématique visant à réaliser la synthèse des grands motifs<br />

et images de l’oeuvre entière. D’un côté très peu d’éléments autobiographiques, de l’autre<br />

des pièces autobiographiques, des autobiographies dramatisées (Voyages chez les morts)<br />

ou des équivalents dramatiques du journal intime (L’Homme aux valises). D’un côté la<br />

violence de l’effet de choc, de l’autre l’émotion partagée par l’auteur et son public. Si<br />

l’on accepte que l’oeuvre moderne est synonyme de subversion, provocation,<br />

destructuration, déconstruction et que l’oeuvre postmoderne implique nécessairement<br />

l’effort de construction, de synthèse, et l’épanouissement de la subjectivité, il faut<br />

accepter que les deux périodes qu’on vient de distinguer dans la création de Ionesco<br />

proposent deux modèles littéraires divergeants. Mais c’est trop simplifier, une fois de<br />

plus. En réalité, il est difficile de fixer nettement le seuil qui sépare la modernité de la<br />

postmodernité littéraire ou de décider sur l’appartenance des oeuvres de ces<br />

dernières décennies à l’un ou à l’autre des deux modèles ; nous croyons, à la suite de<br />

Luc Ferry, que le postmoderne n’est ni le comble du modernisme, ni le dépassement de<br />

celui-ci, ni le retour à la tradition, contre le modernisme, mais les trois à la fois : “le trait<br />

le plus caractéristique de la culture actuelle est l’éclectisme : tout peut, en principe, y<br />

coexister, rien n’est a priori frappé d’illégitimité, rien n’est exclu” 11 .<br />

L’oeuvre de Ionesco correspond parfaitement à cette définition de la<br />

postmodernité. Elle porte au comble la révolte moderniste, la délaisse par la tentative de<br />

repenser la rationalité et la subjectivité et fait coexister le comique et le pathétique, le rire<br />

et l’angoisse, la farce et la quête mystique, la vie réelle et le rêve. En même temps, elle se<br />

caractérise par la fragmentation et la discontinuité, catégories définissant aussi bien<br />

l’oeuvre moderne que l’oeuvre postmoderne.<br />

Reste à savoir quelle signification doit-on attribuer au postmoderne tel qu’il est<br />

actualisé dans l’oeuvre de Ionesco et en quelle mesure cette signification répond aux<br />

grandes tendances de la civilisation actuelle entrée dans un nouveau cycle culturel –<br />

notamment la postmodernité. Selon Edgar Morin, la postmodernité est essentiellement<br />

une époque de “chaleur culturelle” caractérisée par le dialogue des hommes et des<br />

cultures. L’un des traits caractéristiques de la période postmoderne est précisément le<br />

retour à un art plus “humain”, plus “chaleureux” 12 , qui exprime la tendance des hommes<br />

et des cultures de sortir de l’ère des totalitarismes, des rideaux de fer, de la parole<br />

monologique. Par son refus obstiné de tout totalitarisme, de même que par sa méfiance à<br />

l’égard des révolutions et de la politique, qui font proliférer la parole autoritaire, Ionesco<br />

est bien placé pour illustrer l’esprit postmoderne. Grâce à lui, les grands problèmes des<br />

pays de l’Est – le totalitarisme, la dictature, l’idéologie marxiste, le stalinisme – sont<br />

présentés au public occidental comme autant d’objets d’une réflexion sur la nécessité de


61<br />

retourner à la parole dialogique et de donner une image unitaire et vraisemblable de<br />

l’homme “oublié” dans le désordre de son être et dans le chaos de l’histoire.<br />

“En somme – dit Ionesco dans Tueur sans gages – monde intérieur, monde<br />

extérieur, ce sont des impressions impropres, il n’y a pas de véritables frontières entre ces<br />

deux mondes : il y a une impulsion première, évidemment, qui vient de nous, et<br />

lorsqu’elle ne peut se réaliser objectivement, lorsqu’il n’y a pas un accord total entre moi<br />

du dedans et moi du dehors, c’est la catastrophe, la contradiction universelle, la cassure”.<br />

Comment peut-on retrouver l’accord perdu? La solutions envisagée par Ionesco n’est pas<br />

sans rappeler la vision postmoderne de l’homme. Il s’agit de la dissolution de la<br />

personnalité en tant que structure figée et de sa transformation en moi-caméléon dont les<br />

métamorphoses multiples n’ont pas la seule fonction de produire un spectacle insolite ou<br />

de signifier le vide de l’être qu’on doit remplir. Des personnages ionesciens tel l’épouxamant-rival-père-grand’père-fils<br />

ou l’épouse-maîtresse-grand’mère-fille-soeur changent<br />

d’apparence selon les nécessités du dialogue avec les autres. Au-delà de la signification<br />

métaphysique et esthétique de ces métamorphoses, le caméléonisme renvoie à la<br />

problématique de l’intersubjectivité dans la mesure où l’individu n’est plus le prisonnier à<br />

vie de l’autoréflexivité mais il est mis en situation de définir son identité par rapport à<br />

autrui. Dans une telle perspective, ce qui paraissait être, à un prime abord, une<br />

déconstruction de la subjectivité, s’avère être une nouvelle construction du sujet par<br />

l’intersubjectivité. En cette occurrence, le problème de la fameuse “crise de<br />

communication” peut faire, elle aussi, l’objet d’une nouvelle interprétation. Ionesco a<br />

parlé lui-même du caractère cyclique de sa réflexion sur le langage. “En brisant le<br />

langage, c’était le chaos du langage que je produisais. Le langage brisé dans La<br />

cantatrice chauve, le monologue du Tueur sans gages et surtout le monologue final de<br />

Voyages chez les morts, j’arrivais en somme, au débris du réel apparent, à la frontière de<br />

l’indicible, à la frontière de l’insondable, au gouffre.” (La Quête intermittente) Son<br />

oeuvre dramatique s’ouvre par la mise en question radicale du langage et elle s’achève<br />

sur les mêmes interrogations, posées par l’interminable monologue final de sa dernière<br />

pièce, Voyages chez les morts, où il disloque le langage dans la tradition inaugurée par sa<br />

première pièce, La cantatrice chauve. Encore faut-il ajouter la tension permanente entre<br />

le silence et la parole poussée au paroxysme dans Ce formidable bordel. Le personnage<br />

de la pièce ne parle jamais, et écoute les autres parler sans leur répondre. Son silence a<br />

été interprété au sens métaphysique, comme repliement sur soi, comme indifférence de<br />

l’être au monde extérieur. Le personnage sort de son mutisme à la fin de la pièce, au<br />

moment où le monde ne lui apparaît plus effroyable, mais seulement dérisoire. On a<br />

interprété cette fin au même sens métaphysique, comme évocation d’une expérience<br />

mystique, notamment d’une épreuve zen menant à la révélation d’un ordre supérieur où le<br />

sérieux n’a plus cours 13 . On doit pourtant remarquer que cette pièce est, de toutes les<br />

pièces de Ionesco, la plus ancrée dans le réel. Tout y est : les séismes du monde<br />

contemporain, guerres civiles, révolutions, rideaux de fer, violences de toute sorte. Coupé<br />

du monde, le personnage muet prend conscience du réel par les récits des autres. C’est<br />

pourquoi son silence nous semble irréductible à la seule signification métaphysique. Le<br />

personnage se tait pour laisser parler les autres. Son silence est écouté de la voix des<br />

autres, patiente d’écouter parler les autres, enrichissement de l’écoute de soi par l’écoute<br />

d’autres voix, d’une extrême diversité. A une époque où tout le monde parle sans trop se<br />

soucier de la parole des autres, Ionesco envisage l’existence d’un type de communication


62<br />

qui n’est plus fondée sur l’impatience de l’homme moderne à imposer sa propre parole<br />

aux autres, mais sur la patience – qui devrait être celle de l’homme postmoderne –<br />

d’écouter la parole des autres. Sans aboutir au dialogue ou, autrement dit, à l’idéal<br />

postmoderne de la communication, le personnage muet prépare, paradoxalement, les<br />

conditions qui le rendent possible.<br />

Aussi Ionesco rejoint-il, quoique partiellement, la volonté postmoderne de fonder<br />

un “humanisme non métaphysique” suivant à “l’humanisme métaphysique” 14 du<br />

modernisme qui avait détaché l’homme du monde réel pour l’enfermer dans son chaos<br />

intérieur. Cependant sortir du chaos de l ‘intériorité et devenir transparent aux autres<br />

n’équivaut pas à la disparition du chaos et de son paradigme. Ionesco reste jusqu’à la fin<br />

angoissé par la mort, par l’absurde du monde, par les gouffres de l’intériorité. L’une de<br />

ses métaphores obsédantes, “la colonne de lumière” qui renvoie au vieux motif<br />

folklorique roumain de la “colonne du ciel” ou de la “colonne sans fin” exprime<br />

notamment sa nostalgie de l’ascension en tant que transcendance de la condition<br />

humaine. Ses “expériences de lumière” qui représentent les moments privilégiés de sa vie<br />

ne l’empêchent pas pour autant de mettre en question l’universalité du sens et de la vérité<br />

transcendantes. Ainsi dans Voyages chez les morts il fait allusion aux livres religieux en<br />

ancien roumain qui l’ont profondément marqué mais dont il ne comprend plus le message<br />

: “Tous ces livres que ne comprends pas. Cela doit être des livres où il est écrit ce qu’il<br />

faut faire quand on va mourir ou bien quand on vient de mourir, mais ce qui est écrit estil<br />

encore vrai ? Ce sont de vieux livres, ce sont des expériences déjà bien anciennes qu’on<br />

y décrit, bien anciennes de toute façon, je ne les comprends pas, j’ai oublié la langue.” On<br />

reconnaît dans cette tirade le sentiment d’étrangeté par rapport au langage que Ionesco a<br />

toujours éprouvé et qu’il a prêté à ses personnages. Mais on y reconnaît également sa<br />

méfiance à l’égard de la vérité absolue. C’est qu’il considère que la seule expérience que<br />

l’homme peut communiquer est celle appréhendée par une expérience individuelle. D’où<br />

la prolifération des éléments autobiographiques et la mise en relation de ses propres<br />

expériences avec celles des autres. L’homme aux valises, le personnage de la pièce<br />

portant ce même nom, c’est Ionesco lui-même, l’exilé qui a des difficultés à retrouver son<br />

chemin dans un pays étranger aussi bien que dans son propre pays. Mais c’est aussi<br />

l’homme de l’Europe Centre-Orientale que les séismes de l’histoire ont dépossédé de son<br />

identité. Ionesco prête à ses personnages ses propres expériences censées dévoiler non<br />

pas la vérité absolue du monde et de l’être, mais “l’état des forces vitales” du créateur, ce<br />

qui nous renvoie de nouveau au statut de l’oeuvre d’art dans la société postmoderne. Les<br />

éléments autobiographiques engendrent, grâce à leur connotation émotionnelle, le<br />

phénomène de l’identification. Du coup, le problème de la créativité ne se pose plus en<br />

termes de rupture ou d’exacerbation de la différence, comme ce fut généralement le cas<br />

dans la période de la modernité. Et pour cause : “Nous vivons un temps où les<br />

oppositions rigides s’estompent, où les prépondérances deviennent floues, où<br />

l’intelligence du moment exige la mise en relief des corrélations et homologies” 16 . La<br />

littérature postmoderne est avide, elle aussi, de singularité, d’identité, de différence, mais<br />

elle envisage les réaliser par la voie de la cohabitation des options les plus diverses.<br />

L’oeuvre de Ionesco, quoique marquée, dès les premiers textes publiés en<br />

roumain par un fort esprit contestataire, nous semble prendre une place à part dans ce<br />

mouvement de réconciliation et de synthèse qui caractérise la postmodernité. Le paradoxe<br />

n’est qu’apparent, car c’est justement cette contestation généralisée qui a empêché


63<br />

Ionesco de tomber dans le piège de l’incertitude. L’homme qui fut catholique par sa<br />

mère, orthodoxe par son père, défenseur des Juifs par conviction et amour, ne pouvait pas<br />

ne pas favoriser la “coprésence souple des antinomies” 17 censée caractériser l’esprit<br />

postmoderne. Il envisage l’exigence de certitude comme une forme de faiblesse, comme<br />

le signe d’un manque d’autonomie de la personnalité, d’une incapacité à vivre sans appui<br />

extérieur. D’où son appétit à jouer sur la pluralité des options possibles. La réception de<br />

ses pièces en témoigne. Ce formidable bordel a été reçu comme un texte “à la fois<br />

pitoyable, sordide, sinistre, féroce, émouvant, bourré d’humour et poétique.” 18 La Soif et<br />

la Faim a été lue comme pièce marxiste et comme pièce zen, etc. C’est que Ionesco évite<br />

de proclamer des certitudes et préfère exprimer ses doutes, ses incertitudes, son<br />

“humilité” vis-à-vis de la complexité de l’existence et du monde 19 . Même si ses<br />

premières pièces sont placées sous le signe de la parole autoritaire propre au modernes,<br />

son humour y accomplit déjà une démystification du savoir et des certitudes, pour aboutir<br />

finalement au constat socratique de sa propre ignorance. Le “Je ne sais pas” qui clos le<br />

monologue du récitant dans Voyages chez les morts est le dernier mot prononcé par<br />

Ionesco au théâtre. C’est un mot qui ne consacre nullement la défaite de la pensée ou<br />

celle de la connaissance. Rapporté à l’oeuvre ionescienne tout entière, il exprime non pas<br />

l’orgueil d’être et de tout savoir des modernes, mais l’étonnement d’être et le refus<br />

d’enfermer le savoir dans le langage intolérant des certitudes.<br />

Lue dans la perspective de sa possible appartenance au modèle culturel<br />

postmoderne, l’oeuvre de Ionesco nous apparaît comme une leçon de tolérance dans un<br />

monde plutôt intolérant mais qui rêve de tolérance. La leçon n’est nullement ennuyeuse,<br />

car la permanence de l’angoisse existentielle et la conscience tragique de la crise du<br />

langage n’exclut plus l’autoironie et l’autoréflexivité ludique. Le plus grand paradoxe de<br />

son oeuvre réside peut-être dans le fait qu’elle rend le sentiment moderne du vide et<br />

l’éclatement du langage par des stratégies langagières qui témoignent d’une attitude<br />

décontractée, postmoderne à l’égard de la communication. Cela a permis à celui qui<br />

faisait dire à l’un de ses personnages : “Je crois qu’aucun pays n’est mon pays” de<br />

choisir la langue française tout en faisant des clins d’oeil à d’autres langues. Garder la<br />

langue française et la tromper en même temps. La révérer comme au temps de Boileau et<br />

l’utiliser pour écrire, dans Ce formidable bordel “dix pages de poésie pure. Sans doute<br />

parmi les plus belles qu’on ait écrites dans notre langue” (c’est un Français qui le dit,<br />

notamment Emmanuel Jacquart dans une notice au Théâtre complet en Pléiade). Mais<br />

l’utiliser ainsi pour mélanger en elle le passé et le présent, la mesure et la démesure, la<br />

raison et la folie. L’enrichir et l’ouvrir au dialogue. c’est la démarche postmoderne de<br />

l’un des plus grands auteurs d’avant-garde de notre siècle.<br />

NOTES<br />

1 Emmanuel Jacquart, Ionesco aux prises avec la culture, dans Ionesco : situation et<br />

perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 57-58.<br />

2 Cf. Marie-Claude Hubert, Eugène Ionesco, Seuil, 1990, p. 26 et 34.<br />

3 Voir Martin Esslin, Ionesco entre les conformismes, dans Ionesco : situation et<br />

perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 47.<br />

4 Cf. Gelu Ionesco, La première jeunesse d’Eugène Ionesco, dans Ionesco : situation et<br />

perspectives, Colloque de Cerisy, Ed. Pierre Belfond, 1980, p. 25.<br />

5 Cf. M.-C. Hubert, op. cit., p. 73.


64<br />

6 Notes et contre-notes, Gallimard, coll. “Idées”, 1966, p. 230-231.<br />

7 A. Kibédi Varga, Le récit postmoderne, in “Littérature”, nº 77, février 1990, p. 4.<br />

8 E. Jacquart, Jacques ou la soumission, Notice, dans Eugène Ionesco, Théâtre complet,<br />

Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 19 1519.<br />

9 Cf. M.-C. Hubert, op. cit., p. 73.<br />

10 “La croix”, février 1960.<br />

11 Luc Ferry, Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’âge démocratique, Grasset, “Le<br />

Collège de Philosophie”, 1990, p. 311-319.<br />

12 Cf. Leonardo Benevolo, cité par Jürgen Habermas dans Ecrits politiques, Les Editions<br />

du Cerf, Paris, 1990, p. 9.<br />

13 Cf. M.-C. Hubert, op. cit.<br />

14 Nous empruntons cette expression à Luc Ferry, op. cit.<br />

15 M.-C. Hubert, op. cit., p. 94-95.<br />

16 Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard,<br />

“Folio”, 1983, p. 114.<br />

17 Nous empruntons cette expression à Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 18.<br />

18 E. Jacquart, Notice sur la pièce, dans Ionesco, Théâtre complet, “Bibliothèque de la<br />

Pléiade”, p. 1814.<br />

19 Cf. M. Esslin, op. cit., p. 48-50.<br />

UNE CONTRIBUTION ROUMAINE<br />

AU NOUVEAU ROMAN<br />

par<br />

MARGARETA GYURCSIK<br />

Le nom de Dumitru Tsepeneag est lié, dans un premier temps, au renouveau des<br />

lettres roumaines dû au “groupe onirique” qui commence à se manifester vers 1966, en<br />

tant que forme d’opposition au pouvoir politique et à la culture officielle réalistesocialiste.<br />

Il faut préciser que l’onirisme esthétique roumain des années 1960 n’a pas eu<br />

de connotations métaphysiques ou surréalistes. Il s’agissait non pas d’explorer le rêve et<br />

l’inconscient en vue de créer un univers poétique irréel, hallucinatoire, mais d’utiliser le<br />

rêve avec lucidité afin d’atteindre l’essence même du réel. Cela revenait à prouver qu’on<br />

pouvait créer une littérature du réel autrement que par la voie unique du réalisme<br />

socialiste.<br />

Le groupe onirique s’appuie également sur les modèles étrangers, notamment<br />

français. L’alliance extérieure la plus sérieuse est Robe-Grillet dont la théorie du nouveau<br />

roman a certains éléments communs avec la théorie onirique de Tsepeneag : “Nous ne<br />

rêvons pas, nous créons des rêves. Le texte littéraire est pour nous un discours qui naît<br />

en se soumettant à des opérations analogues à celles du rêve. Notre onirisme est


65<br />

textualiste et structuraliste. Ce n’est pas l’anecdote qui compte, mais le mécanisme<br />

narratif ou poétique” 1 .<br />

En 1967 Tsepeneag publie la traduction roumaine des Gommes. Robbe-Grillet<br />

visite à cette occasion la Roumanie et il dit son étonnement d’y trouver un mouvement<br />

littéraire qui manifeste ouvertement sa rébellion, en refusant toute concession au pouvoir.<br />

C’est à cette époque qu’on traduit intensément les nouveaux romanciers français.<br />

Tsepeneag publie lui-même de nombreux articles sur Robbe-Grillet dont il est<br />

l’admirateur et le défenseur fidèle. Les trois recueils de nouvelles qu’il publie durant sa<br />

période onirique (Exercices - 1966 ; Froid - 1967 ; Attente - 1972) renferment des textes<br />

qui représentent pour la plupart des expériences textualistes et structuralistes, à la<br />

manière du nouveau roman français.<br />

Par cette “révolution” onirique et textualiste dont Tsepeneag est l’âme et le<br />

cerveau, la littérature roumaine entre dans “l’aristocratie de la culture du XX e siècle”.<br />

Elle marque en même temps la rupture entre l’écrivain et le pouvoir politique. Dans le cas<br />

de Tsepeneag, la rupture va s’aggraver durant ses séjours à Paris, à partir de 1970. Il y<br />

rejoint l’opposition roumaine de l’exil et tâche de faire publier des livres qui ne pouvaient<br />

pas paraître en Roumanie. Déchu de sa nationalité en 1975 et obligé de vivre dorénavant<br />

en France, il continue d’écrire en roumain une bonne dizaine d’années. Tous ses<br />

romans rédigés en roumain sont publiés en traduction française chez Flammarion<br />

(Arpièges, Les Noces nécessaires), d’autres vont être rédigés à la fois en français par<br />

l’auteur même (Le mot sablier), pour qu’à partir de 1985 ils soient rédigés directement en<br />

français (Roman de gare, Pigeon vole).<br />

Tous les romans de Tsepeneag publiés en France témoignent d’une ingéniosité<br />

formelle remarquable. Il s’agit apparemment d’une littérature “artificielle et formaliste” à<br />

la manière du nouveau roman français. L’auteur déclare d’ailleurs écrire pour des raisons<br />

strictement esthétiques, en refusant, tout comme Robbe-Grillet, l’idéologie, la sociologie,<br />

la psychologie. Il profite de l’infinie possibilité de construction que seule la prose peut<br />

offrir. A l’instar de Robbe-Grillet, il se forge une technique moderne fondée sur l’art<br />

remarquable de la construction et sur l’attention particulière accordée à la forme, à la<br />

structure. Aussi sa prose se caractérise-t-elle par la singularité de la mise en page et du<br />

découpage du texte, par la finesse de la construction avec ses parallélismes, ses<br />

répétitions et ses intersections, par la force obsessionnelle du style. La prose représente<br />

pour lui, comme il le déclare lui-même, “ce jeu miraculeux qui consiste à construire, à<br />

transformer sur la feuille blanche le temps en un espace à la fois réel et irréel, voire à<br />

expérimenter sans cesse de nouvelles formes structurales” 2 .<br />

En ce sens, Arpièges (1973) ressemble le plus aux romans de Robbe-Grillet. Le<br />

narrateur raconte, d’une manière toujours autre, la même scène : le héros se rend à la gare<br />

en bus pour attendre ou peut-être pour conduire une femme. La construction spatiale<br />

produit un lieu labyrinthique – la ville-labyrinthe de Robe-Grillet – où s’entrecroisent les<br />

itinéraires et les errances du personnage romanesque.<br />

Pourtant, Tsepeneag n’est pas un prosélyte et un imitateur de Robe-Grillet. Ce qui<br />

fait l’originalité de son “nouveau roman” c’est essentiellement sa mise transtextuelle.<br />

Tandis que le roman de Robbe-Grillet se limite à enregistrer les données immédiates du<br />

réel selon la théorie que le monde existe, un point, c’est tout, en privant ainsi le texte de<br />

toute dimension symbolique, le roman de Tsepeneag, tout en enregistrant les objets et les<br />

formes du réel, les charge d’une valeur symbolique qui oblige le lecteur à un effort


66<br />

d’interprétation. Malgré le refus programmatique de l’idéologie, l’enjeu essentiel du<br />

“nouveau roman” de Tsepeneag est, à notre avis, la contestation sur le plan de<br />

l’idéologie. Ainsi, l’errance du héros d’Arpièges dans un espace circulaire, sans issue,<br />

“textualise” le réel par un jeu subtil de substitutions et de combinaisons. Mais cette<br />

“machine à obtenir des rapprochements imprévus” 3 ne renvoie pas moins à l’une des<br />

grandes obsessions de l’auteur : l’échec de l’individu dans un régime totalitaire. Toute<br />

tentative de s’échapper, toute fuite est vaine. Le titre roumain du roman — très explicite<br />

d’ailleurs — était Vanité de l’art de la fuge.<br />

Il y a deux enjeux transtextuels qui nous semblent bien importants en occurrence :<br />

le mythe et le langage, que l’on retrouve dans deux romans tout à fait remarquables, à<br />

savoir Les Noces nécessaires et Le mot sablier qui frappent par une<br />

performance technique hors du commun, alliant l’onirisme et le réalisme, le grotesque et<br />

le lyrisme.<br />

Dans Les Noces nécessaires Tsepeneag réalise une réécriture, voire une nouvelle<br />

sémantisation de la ballade populaire de l’”Agnelle” 4 – un des grands mythes<br />

cosmogoniques roumains fondés sur le rapport fataliste au monde qui engendre chez<br />

l’homme mythique l’orgueil de la souffrance, la volonté de se maintenir en dehors de<br />

l’histoire, “dans un absolu de sagesse et de résignation”. Le roman met à nu le cauchemar<br />

engendré par la soumission inconditionnée de l’homme moderne au mythe. La sacralité<br />

du mythe est transférée au coeur même du profane, dans le quotidien le plus brutal. C’est<br />

le récit de la longue insomnie – peuplée de cauchemars – du professeur Ciobanu (le nom<br />

signifie “le berger”) obligé à vivre dans un monde absurde, vulgaire, grotesque où l’on<br />

retrouve, transfigurés, les grands motifs du mythe : l’agression, la violence, la mort<br />

envisagée comme noces ou bien les noces avec la mort. Dégradé en réel, le mythe<br />

descend dans la zone du carnavalesque et acquiert des connotations culturelles nouvelles.<br />

Par son effort pathétique de sauvegarder les valeurs du mythe, le personnage du<br />

professeur Ciobanu – le “pâtre” – est condamné à vivre à perpétuité un état-limite du réel<br />

– notamment l’insomnie – rempli de cauchemars. Et il est surtout condamné à une attente<br />

interminable, à la torture par l’attente. Il attend quelque chose qu’il ne peut pas définir et<br />

qui ne tarde à venir. Le livre avance à force de répétitions, de reprises, de leitmotivs qui<br />

se reproduisent jusqu’au paroxysme en accumulant une tension insupportable qui<br />

mène à l’explosion finale sans que l’attente soit comblée pour autant. C’est à ce momentlà<br />

que le processus herméneutique doit intervenir et essayer d’interpréter les<br />

significations de cette nouvelle sémantisation du mythe.<br />

Quant au Mot sablier, c’est le roman le plus important écrit par Tsepeneag sur son<br />

statut même d’auteur. C’est aussi sa contribution la plus originale au nouveau roman. Il<br />

s’agit cette fois-ci d’un roman qui raconte l’aventure du passage d’une langue – le<br />

roumain, langue maternelle de l’auteur – à une autre langue – en l’occurrence le français.<br />

C’est une des expériences les plus dures de l’exil : on est en situation de quitter non<br />

seulement un pays, mais une langue. Expérience d’autant plus dure qu’on ne choisit pas<br />

de la quitter, mais on est obligé de le faire. Tsepeneag vit avec intensité cette situation<br />

malheureuse. Ce qui en résulte, c’est un livre brillant, plein de verve, employant une<br />

langue qui porte l’empreinte de l’oralité et de l’argot. La technique en est toujours celle<br />

du Nouveau Roman français : reprise avec variations de quelques thèmes-scènes : une<br />

femme qui fait la vaisselle et attend que son fils rentre du service militaire, un soldat qui


67<br />

court le long d’une plage, des fouilles mystérieuses dans la petite ville, les discussions<br />

des clients à l’intérieur d’une épicerie qui sert en même temps de bistrot. L’auteur a<br />

gardé les éléments les plus importants de ses débuts textualistes : flux libre des mots,<br />

associations et enchaînements spontanés – procédés qui rappellent la dictée automatique.<br />

Mais la véritable histoire est celle de l’écriture même du livre symbolisée par “la figure”<br />

du sablier : le sable (c’est-à-dire les mots) s’écoule grain par grain du vase supérieur dans<br />

le vase inférieur. Le problème, pour l’écrivain-sablier, c’est de laisser s’écouler sa langue<br />

— le roman —dans une langue autre — le français, en prenant soin de ne pas apporter<br />

dans la nouvelle langues les fantasmes de l’ancienne. Tout au long du roman, l’auteur<br />

s’interroge sur le passage d’une langue à l’autre, en témoignant d’une conscience<br />

autoréflexive aiguë, lucide et pénétrante. C’est que Tsepeneag vit et pense l’acte d’écrire<br />

en français comme aucun autre écrivain roumain de l’exil.<br />

Le texte commence en roumain et l’auteur explique immédiatement à son lecteur<br />

français pourquoi il va le priver du plaisir de lire dès le début le texte authentique. En<br />

effet, le lecteur français va lire la traduction française d’un texte écrit en roumain. Le<br />

traducteur, Alain Paruit, est évoqué à cette occasion même et il va être présent en tant que<br />

personnage tout au long du roman. Si l’auteur a choisi de commencer son roman en<br />

roumain, c’est parce que le texte fait remonter des images enfouies dans sa mémoire, or<br />

ces images-fantasmes appartiennent à un horizon culturel et linguistique autre que le<br />

français. Or, il veut entrer dans la langue française purifiée, délivrée de ses anciens<br />

fantasmes. Après de longues années d’attente dans l’”antichambre de la langue<br />

française”, il hésite encore à entrer dans la chambre. Mais, petit à petit, il risque de lancer<br />

un mot français par ci, un mot français par là, puis une phrase, puis une autre. Surpris et<br />

ému, l’écrivain se sent renaître dans une langue nouvelle : “innocent”, pur, frais.<br />

C’est comme un retour à l’aube de la conscience, à l’état spirituel primordial. A cheval<br />

sur les deux langues, Tsepeneag fait passer son roumain dans un français de plus en plus<br />

“performant”, pour que dans les derniers chapitres du roman soit mis hors du jeu :<br />

renonçant à l’aide du traducteur, l’auteur se met à écrire directement en français. Cette<br />

démarche linguistique de l’auteur est intégrée dans une démarche scripturale dont la<br />

nouveauté est évidente.<br />

Mais ce qui rend Le Mot sablier tout à fait remarquable c’est son méta-texte. Le<br />

discours théorique parcourt le texte d’un bout à l’autre : l’auteur y évalue les résultats de<br />

sa démarche, examine l’ordonnance du texte, son fonctionnement dans la nouvelle<br />

langue. Par le biais du métadiscours, le français – qui est devenu maître de la situation –<br />

se laisse examiner de l’intérieur et dévoile ses mécanismes, sa structure spécifique, ses<br />

règles et ses exigences. L’ingéniosité de Tsepeneag consiste à inventer des formes de<br />

métadiscours d’une extraordinaire variété, parfaitement intégrées (incastrées) dans le<br />

texte. Voilà une telle forme de métadiscours qui rend compte d’une discussion des clients<br />

du bistrot censée mettre en évidence la spécificité de la démarche auctorielle :<br />

“la littérature nouvelle basée sur un débit plus proche de la modulation orale<br />

que de la déclamation doit se passer de la ponctuation<br />

signifiée<br />

oui il n’y a pas de règles préétablies<br />

alors qu’il [l’auteur] respecte au moins ses propres règles<br />

qu’il respecte les règles qu’il a prescrites lui-même<br />

qu’il soit son propre arbitre


68<br />

l’arbitre de tout cet arbitraire qu’il a introduit<br />

qu’est-ce que vous pouvez répondre à cela<br />

je réponds qu’à partir d’un certain moment l’auteur ne peut pas être<br />

un arbitre même s’il le souhaite<br />

ça veut dire quoi<br />

ça veut dire qu’il a déclenché un mécanisme auquel il doit se soumettre,<br />

sinon qu’il se démente, c’est tout<br />

alos il n’y a plus de place pour les fantasmes<br />

mais n’oubliez pas qu’il veut se débarrasser de toutes ces images, de<br />

toutes ces fantasmes<br />

qui de tous ces fantasmes, justement pour pouvoir écrire dans une autre<br />

langue<br />

où il renaîtra innocent<br />

et il le fait au fur et à mesure<br />

tiens<br />

plus son texte avance moins il y a à traduire” 5 .<br />

Il y a là une description très précise de la démarche linguistique et scripturale de<br />

l’auteur en tant que prise de possession progressive de sa nouvelle langue. Il est<br />

intéressant à remarquer que la langue du métatexte est toujours le français et que le<br />

métadiscours parle non seulement de l’écriture du texte, mais aussi de son passage par le<br />

sablier du traducteur. Le Mot sablier est à ce propos l’aventure de la traduction du livre.<br />

C’est l’histoire de la trahison que représente fatalement toute traduction. Le<br />

personnage-traducteur (Alain Paruit — le traducteur réel des livres de Tsepeneag du<br />

roumain en français) cite notamment l’opinion exprimée par Tsepeneag lui-même dans<br />

un article sur la traduction. Opinion autorisée, vu que Tsepeneag avait traduit en roumain<br />

des centaines de pages de littérature française :<br />

“Le livre n’est pas tout à fait le mien. Comme tous les livres que j’ai publiés en<br />

France. Ils sont aussi les livres de mon traducteur. C’est lui qui a offert un corps,<br />

chair et os. Ce que l’on appelle dans une certaine certaine critique moderne, la<br />

matérialité du texte. Ce livre n’est pas du tout le mien. Je n’y retrouve pas mes<br />

mots, je n’y figure que sur la couverture : un simple nom” 6 .<br />

Et le traducteur d’enchaîner, en justifiant cette “trahison” : pourquoi ne pas<br />

supprimer quelques mots, quelques phrases ? : “Un travail de jardinier. Amical mais<br />

ferme. Arracher les mauvaises herbes, couper les branches sèches, élaguer un peu”. Cela<br />

revient à écarter les “répétitions injustifiées” et les “vulgarités” ou les “jeux obscurs”,<br />

réécrire certaines scènes équivoques. C’est rendre service à l’auteur, du fait que le<br />

traducteur-jardinier parvient à atténuer sinon à effacer les ambiguïtés. du texte, voire à<br />

normaliser le texte. Aussi la structure du roman repose-t-elle sur la tension entre deux<br />

démarches contraires, l’une – celle du narrateur – favorisant l’écart par rapport à la norme<br />

– celle du traducteur – favorisant une écriture conforme aux normes.<br />

Cette même tension se retrouve au niveau du rapport entre le roman qu’on est en<br />

train d’écrire/traduire et son modèle – le nouveau roman français. Les “débats<br />

théoriques” surgis au coeur même du récit (les personnages – clients du bistrot –<br />

discutent et jugent en permanence le roman de Tsepeneag en le rapportant au roman<br />

traditionnel ou au nouveau roman) mettent en évidence l’opposition entre deux séries<br />

paradigmatiques : cohérence - équilibre - ordre - rigidité (le nouveau roman) vs.


69<br />

incohérence - déséquilibre - désordre - oscillation (le roman de Tsepeneag). En énonçant<br />

l’opposition, le métatexte exprime la conscience de la différence du roman de Tsepeneag<br />

par rapport à son modèle. Il s’agit cependant d’une prise de conscience ironique car, en<br />

fait, incohérence et le désordre représentent en l’occurrence la condition sine qua non de<br />

l’instauration d’une forme nouvelle de cohérence textuelle.<br />

Le métadiscours ayant pour objet le texte, sa traduction et sa valeur témoigne du<br />

fait que pour l’auteur roumain exilé dans la langue française, le problème n’est pas<br />

d’écrire purement et simplement dans cette nouvelle langue. Il s’agit, bien au contraire,<br />

de s’interroger continuellement sur cette langue, sur la manière de l’illustrer le mieux<br />

possible et, fatalement, sur l’impossibilité d’accéder à une telle perfection. Ecrire dans<br />

une nouvelle langue, c’est s’assumer l’incertitude et l’attente qui marquent la quête de la<br />

perfection. Cela revient à refuser implicitement une perfection illusoire. C’est la<br />

conclusion même du roman : “je ne sais pas comment finir, où mettre le point final. Après<br />

quelle phrase. Après quel mot. Je regarde et j’attends. Je ne sais pas exactement quoi” 7 .<br />

Le roman se termine sur cette attente, comme s’il allait être continué un jour. En<br />

attendant, les questions sont toujours là. L’auteur qui “a sacrifié le lecteur roumain sur<br />

l’autel de la littérature française” est-il devenu vraiment un écrivain français ? S’est-il<br />

complètement libéré de la langue roumaine ? De ses fantasmes ? Et enfin, à quoi sert<br />

l’exil linguistique ? Questions inquiétantes aussi bien qu’insolubles. Toujours est-il<br />

qu’une telle instance narrative au statut problématique exige un type de lecture beaucoup<br />

plus active et plus complexe que celle exigée par le nouveau roman de Robbe-Grillet par<br />

exemple. Le critique québécois Richard Saint-Gelais, dans un commentaire très<br />

intéressant portant sur l”’effervescence” linguistique et sémantique du roman Le Mot<br />

sablier et sur la complexité des “opérations lecturales” 8 , met en évidence — par une<br />

analyse effectuée au niveau des réseaux paradigmatiques — les performances<br />

linguistiques de l’écrivain dans la perspective de l’existence d’un lecteur capable de<br />

prendre ces performances à son compte. Le critique québécois cite le texte suivant tiré du<br />

roman de Tsepeneag :<br />

“il pleut. les poules se serrent frileuses dans un coin de la basse-cour : quelquesunes<br />

se sont refugiées dans le poulailler. Le coq (...) rentre aussi dans le<br />

poulailler. seule la chèvre reste dehors. contemple un trognon de chou et ne<br />

semble pas vouloir déménager."<br />

Le lecteur est censé retenir tout d’abord la description d’une scène qui se passe un<br />

jour de pluie, ensuite l’usage un peu particulier de la ponctuation. Mais, en établissant des<br />

connexions entre certaines unités lexicales du texte, il peut faire surgir une formule qui<br />

n’apparaît pas dans le texte : “ménager la chèvre et le chou”. Or, ce qui est remarquable,<br />

à l’avis du critique québécois, ce n’est pas seulement l’incongruité de cette formule, mais<br />

surtout les modalités de son élaboration, c’est-à-dire le processus de ruptures (déménager)<br />

et d’assemblages (chèvre-chou) mis en oeuvre par le lecteur, sans que la<br />

structure sémantique du texte lui offre des indices précis en ce sens. Aussi ne s’agit-il pas<br />

simplement d’un jeu de mots mais bien d’un “jeu de mots où l’intervention de la lecture<br />

apparaît décisive” 9 .<br />

C’est reconnaître implicitement la relation tout à fait particulière de Tsepeneag à<br />

la langue française. Contrairement au roman de Robbe-Grillet qui exige non pas un<br />

interlocuteur cultivé, mais un lecteur qui accepte de se libérer des préjugés et des


70<br />

contraintes imposés par la tradition, le roman de Tsepeneag exige un lecteur capable et<br />

désireux de mettre en oeuvre sa compétence linguistique et culturelle.<br />

Cette initiative que Tsepeneag accorde à la langue aussi bien qu’au lecteur est le<br />

signe de la liberté acquise par l’auteur à l’intérieur de da nouvelle langue : liberté de la<br />

manier à sa guise, de jouer avec elle, en misant sur la complicité du lecteur.<br />

Le Mot sablier appartient structurellement au nouveau roman. Avec, en plus, un<br />

métatexte portant sur le (nouveau) roman, sur le roman que le narrateur est en train<br />

d’écrire, sur la traduction (en général), sur la traduction qu’on est en train de lire. Quant<br />

au narrateur, engagé dans un processus rigoureux de textualisation de la réalité<br />

extratextuelle et hanté par les problèmes ardus de l’écriture moderne (de sa propre<br />

écriture), il n’en a pas moins, à l’égard de ce même processus et des mêmes problèmes,<br />

une attitude décontractée, ironique, voire ludique.<br />

C’est en cela que réside, à notre avis, la contribution la plus importante de<br />

Tsepeneag au Nouveau Roman. Il fait sortir celui-ci de l’âge de la modernité caractérisée<br />

par une pensée oppositionnelle qui sépare nettement l’ancien et le nouveau, l’ordre et le<br />

désordre. Or, le roman de Tsepeneag représente, comme toute oeuvre postmoderne, le<br />

reflet esthétique d’une pensée paradoxale. Son texte est cohérent et incohérent à la fois. Il<br />

renvoie simultanément à des catégories telles ordre et désordre, équilibre et déséquilibre,<br />

clarté et ambiguïté. Sa forme moderne est parfaitement compatible avec les formes<br />

précédentes. Autrement dit, c’est un roman qui assume la complexité du texte<br />

postmoderne, mais aussi les risques de parier sur la postmodernité. Et qui gagne le pari.<br />

NOTES<br />

1<br />

Une modalité artistique, Table ronde, in “Amfiteatru”, déc. 1968, nº 36, p. 596-597.<br />

2<br />

D. Tsepeneag, Un român la Paris, Editura Dacia, 1993.<br />

3<br />

J. Ricardou, La Recherche de Tsepeneag, in “Le Monde”, 20 sept. 1973, p. 25.<br />

4<br />

La vieille ballade roumaine Mioritza (L’Agnelle) raconte l’histoire d’un berger<br />

assassiné par ses deux camarades jaloux de la beauté de ses troupeaux. Quoique informé<br />

de l’intention meurtrière de ses camarades par une agnelle, sa préférée, le berger accepte<br />

le sort qui l’attend, parce qu’à ses yeux la mort représente un cérémonial grandiose<br />

d’épousailles avec le cosmos.<br />

5<br />

Cuvântul nisiparni]ã (Le Mot sablier), Ed. Univers, col. Ithaca, 1994, p. 32-33.<br />

6<br />

ibid., p. 79.<br />

7<br />

ibid., p. 91.<br />

8<br />

R. Saint-Gelais, Châteaux de pages, Editions Hurtubise, Québec, 1994, p. 95-98.<br />

9<br />

R. Saint-Gelais, op. cit., p. 96.


71<br />

TISSER - METISSER : UNE IMAGE ROUMAINE<br />

DE LA <strong>FRANCOPHONIE</strong><br />

par<br />

MARGARETA GYURCSIK<br />

Le roman Pigeon vole, publié en 1989 aux éditions P.O.L. par Dumitru Tsepeneag<br />

(sous le nom d’Ed Pastenague, anagramme de son propre nom), présente d’une manière<br />

autrement intéressante la problématique du métissage culturel dans l’espace francophone.<br />

C’est un cas exemplaire d’écriture postmoderne impliquant une nouvelle manière de<br />

s’interroger sur la relation de l’écrivain à la langue. Nous considérons, avec Lise Gauvin,<br />

que l’existence d’une telle interrogation – fût-elle moderne ou postmoderne – est due à la<br />

“surconscience linguistique” qui “affecte à des degrés divers les écrivains des littératures<br />

francophones” en les poussant à réfléchir sur “la manière dont s’articulent les rapports<br />

langues/littératures dans des contextes différents” et sur “les relations généralement<br />

conflictuelles” entre les langues 1 . La “surconscience linguistique” installe l’écrivain<br />

francophone dans “l’univers du relatif” où tout est à interroger et à reconquérir, y compris<br />

la langue 2 . Si on admet, avec Lise Gauvin, que “l’écrivain francophone est, à cause de<br />

sa situation particulière, condamné à penser la langue” 3 , on doit ajouter qu’il est<br />

condamné implicitement à s’interroger sur les stratégies langagières qu’il lui faut adopter<br />

afin de s’approprier la langue française et l’écrire autrement.<br />

Dumitru Tsepeneag fait partie, lui, des écrivains ayant choisi la France comme<br />

terre d’exil et le français comme langue d’écriture après avoir été obligés de quitter leur<br />

pays d’origine à la suite de quelque “grand dérangement” comme il y en a eu tant au XX e<br />

siècle. Pour la plupart d’entre eux le français a gardé le prestige d’une grande langue de<br />

culture, voire d’un “objet d’art à admirer, à savourer, à chérir” 4 mais qui reste, somme<br />

toutes, étranger. Du coup, écrire en français ne veut nullement signifier s’adonner à des<br />

exercices d’admiration” censés perpétuer une illustre tradition. C’est vivre une relation<br />

tensionnée, souvent dramatique, à une langue qu’on fait sienne mais qui se donne comme<br />

étant toujours à reconquérir. Citons à ce propos le cas de Panait Istrati, l’écrivain roumain<br />

qui, dans les années 1920 s’était mis à écrire en français à l’âge de trente-cinq ans poussé<br />

par son ami Romain Rolland. Il était parvenu à une maîtrise parfaite de la langue<br />

française et ses récits qui rendaient au public français un univers spécifiquement<br />

balkanique avaient attiré l’attention par l’originalité d’une syntaxe “volontiers<br />

percutante” et “bellement articulée” (c’est un Français qui le dit ! 5 ). Cependant Istrati<br />

avait assimilé son expérience scripturale française à une démarche extrêmement difficile,<br />

dangereuse et douloureuse : “J’avance comme une taupe obligée de monter un escalier<br />

brûlant. Je souffre dans tous mes pores”, déclarait-il en mai 1924 6 .<br />

Vingt ans après Istrati, un autre Roumain, Emil Cioran, refait l’expérience de<br />

l’écrivain qui choisit d’écrire en français à un certain âge (trente-sept ans). Cioran s’est<br />

défini lui-même par son paradoxe : un balkanique venu à Paris pour faire des exercices de<br />

style. Et il les a fait quarante années durant. Choqué par ce qu’il a nommé “l’obsession<br />

française du style” 7 , il est devenu, paradoxalement, un des meilleurs stylistes de la langue<br />

française et un des plus grands moralistes français de ce siècle. Cependant, à partir du


72<br />

moment où il décide d’en finir avec sa langue maternelle, c’est le cauchemar qui<br />

commence, vu l’effort que lui coûte d’écrire dans une langue trop “noble”, trop<br />

“distinguée”, trop “nette” à son gré et tellement différente de sa langue maternelle –<br />

langue “extrêmement élastique” et dont “on peut faire ce qu’on veut” 8 . Malgré ses<br />

performances en tant qu’auteur français, il a ressenti d’une manière dramatique son<br />

étrangeté par rapport à la langue française : celle-ci est toujours restée pour lui “cet<br />

idiome d’emprunt”, foncièrement paradoxal, “avec tous ces mots pensés et repensés,<br />

affinés, subtils jusqu’à l’inexistence, courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs<br />

pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets<br />

jusque dans la vulgarité” 9. Il déclare n’avoir jamais pu s’accommoder à “l’élégance<br />

exténuée” de cette langue qui lui “donnait le vertige” et alimentait le “complexe du<br />

métèque” dont il souffrait.<br />

Le malais physique d’Istrati, le “vertige”, le “cauchemar”, les “complexes” de<br />

Cioran sont autant de signes qui témoignent des difficultés à s’approprier une langue<br />

dont on connaît non seulement les rigueurs, mais aussi l’incompatibilité avec la “langue<br />

d’intériorité et d’affectivité” 10 qui vient d’ailleurs. Assia Djebar parlait récemment à ce<br />

sujet d’une conscience de l’extériorité des mots par rapport à celui qui écrit ou parle<br />

français “au dehors” 11 . Or, paradoxalement, il y a des cas, celui de Cioran notamment, où<br />

l’attachement à la langue française est dû à incompatibilité même. C’est un défi qui<br />

consiste à écrire dans une langue que l’écrivain considère comme étant aux antipodes de<br />

sa “nature”, de ses “débordements”, de son “moi véritable” 12 . Et, ce qui plus est, il doit<br />

s’adonner à un “exercice d’ascèse” afin de parvenir à écrire aussi bien, sinon mieux que<br />

les Français eux-mêmes. La réussite n'atténue pas pour autant le sentiment d’étrangeté et<br />

d’extériorité par rapport à la “langue d’emprunt”. Citons Cioran une fois de plus :<br />

“Si l’on pouvait enseigner la géographie au pigeon voyageur, du coup son vol<br />

inconscient, qui va droit au but, serait chose impossible (Carl Gustav Carus).<br />

L’écrivain qui change de langue se trouve dans la situation de ce pigeon savant et<br />

désemparé” 13 .<br />

Il faut pourtant remarquer que les difficultés d’écrire dans leur nouvelle langue<br />

résultent également du type de pratique scripturale illustrée par Istrati et Cioran. Il s’agit<br />

d’une démarche centrée sur le référent – une réalité socio-historique et culturelle bien<br />

déterminée dans le cas de Panait Istrati, une morale bien particulière dans le cas de<br />

Cioran – et sur le sens métaphysique produit par une telle pratique référentielle. Dans<br />

cette perspective, le comportement linguistique de l’écrivain francophone rejoint<br />

le comportement de tout écrivain qui se trouve en situation de représenter une réalité<br />

extérieure à l’écriture ou, autrement dit, de transformer en langage une réalité<br />

extralinguistique. C’est un comportement fondé sur une certaine méfiance à l’égard de la<br />

langue censée rendre difficile, à cause de ses ambiguïtés et de ses imperfections, la<br />

reconstitution fidèle du référent et la communication exacte du sens. Aussi la relation<br />

tensionnée de l’écrivain "réaliste” à la langue est-elle engendrée par la difficulté<br />

généralement éprouvée de faire revivre par le langage une réalité qui lui est extérieure.<br />

On observe cependant en cette fin de siècle une tendance de plus en plus marquée<br />

de la part des écrivains à détensionner et à “dédramatiser” leur relation à la langue. Ce<br />

phénomène est surtout visible chez les écrivains dont la démarche scripturale ne consiste<br />

plus à faire revivre par la langue, mais à faire vivre la langue. La nouvelle relation à la<br />

langue est une relation ludique fondée sur le développement généralisé du code ironique


73<br />

et sur l’attitude décontractée propres, selon certains théoriciens 14 , à la culture<br />

postmoderne. Si l’on admet, avec Rorty 15 , que la postmodernité se définit par “la fin de la<br />

métaphysique” et l’avènement d’une “philosophie pragmatique” fondée sur les “jeux du<br />

langage”, on est amené à constater que la culture postmoderne tend à installer l’écrivain à<br />

l’intérieur de la langue, là où il puisse échapper à l’obsession du référent et de la réalité<br />

extérieure afin d’interroger et de transformer la langue d’écriture même.<br />

C’est d’une telle expérience scripturale que se réclame Dumitru Tsepeneag qui vit<br />

en France depuis 1975 et qui, tout comme Istrati et Cioran, a commencé à écrire en<br />

français assez tard, après ses débuts roumains marqués par l’influence du textualisme et<br />

du Nouveau Roman français. Il a continué d’écrire en roumain dans les premières années<br />

de son exil français. Il s’est condamné à une “longue attente dans l’antichambre de la<br />

langue française” parce qu’il voulait entrer dans sa nouvelle langue purifié, délivré des<br />

fantasmes appartenant à son espace culturel d’origine. Il voulait, en d’autres mots, entrer<br />

dans la langue française après s’être débarrassé de toute charge métaphysique.<br />

Il raconte l’expérience de son passage d’une langue à une autre dans Le Mot<br />

sablier, roman bilingue qui commence en roumain pour qu’à partir d’un certain moment<br />

le français s’insinue dans le texte et l’emporte finalement sur le roumain. En utilisant la<br />

technique du Nouveau Roman, notamment la reprise avec variations de quelques scènes<br />

qui constituent le niveau de l’action, Tsepeneag y décrit en fait sa démarche scripturale et<br />

linguistique en tant que prise en possession progressive de sa nouvelle langue. Son<br />

ingéniosité consiste à inventer des formes de métadiscours d’une grande variété,<br />

parfaitement encastrées dans la narration. Par le biais du métadiscours, le français se<br />

laisse examiner de l’intérieur et dévoile ses structures spécifiques, ses règles et ses<br />

exigences, telles qu’elles sont perçues par l’écrivain bilingue qui transforme son “exil”<br />

dans la langue française en une exploration ludique de cette même langue. C’est un jeu<br />

sans fin qui refuse de s’arrêter sur quelques certitude illusoire :<br />

“Je ne sais pas comment finir, où mettre le point final. Après quelle phrase. Après<br />

quel mot. Je regarde et j’attends. Je ne sais pas exactement quoi” 16 .<br />

Le roman se termine sur cette attente. En attendant, les questions sont toujours là,<br />

inquiétantes et ironiques en même temps : L’auteur qui “a sacrifié son lecteur roumain<br />

sur l’autel de la littérature française” est-il devenu vraiment un écrivain français ? Est-ce<br />

qu’il s’est complètement libéré de la langue roumaine ? De ses fantasmes ? Et, enfin, à<br />

quoi sert l’exil linguistique ? Dans un commentaire très intéressant portant sur<br />

“l’effervescence” linguistique et sémantique de ce roman, le critique québécois Richard<br />

Saint-Gelais met en évidence les performances linguistiques de l’écrivain qui exigent<br />

l’existence d’un lecteur capable et désireux de mettre en oeuvre sa compétence<br />

linguistique et culturelle 17 . C’est reconnaître implicitement la relation particulière de<br />

Tsepeneag à la langue française, relation fondée sur la liberté acquise par l’auteur à<br />

l’intérieur de sa nouvelle langue : liberté de la manier à sa guise, de jouer avec, en misant<br />

sur la force libératrice de l’ironie et sur la complicité du lecteur. Le “mot sablier” de<br />

Tsepeneag, c’est précisément le mot qui se transforme sans cesse en d’autres mots, d’une<br />

autre langue ou de la même, sans faire souffrir pour autant l’écrivain qui mène le jeu.<br />

Cette liberté prend des formes autrement intéressantes dans Pigeon vole, roman<br />

écrit intégralement en français et publié en 1989 sous pseudonyme. En fait, le<br />

pseudonyme – Ed Pastenague – est un jeu de langage : c’est l’anagramme du nom de<br />

Tsepeneag. Celui-ci n’a pas l’intention de se cacher derrière Ed Pastenague :


74<br />

“Ce nom s’est glissé sous sa plume à l’instant précis où le blanc de la feuille lui<br />

devenait insupportable et que, pour le noircir, il jouait avec son propre nom en le<br />

faisant culbuter dans tous les sens. Ce n’est donc pas un pseudonyme, mais tout<br />

simplement le début du livre : un vocable matriciel qui a permis et engendré tout<br />

le reste” 18 .<br />

Le titre du roman a la même fonction matricielle. “Pigeon vole” c’est ce que le<br />

narrateur voit en regardant par la fenêtre au moment où il commence à écrire son texte.<br />

Aussi la première phrase du roman, “Je regarde par la fenêtre” n’est-elle pas l’annonce<br />

d’une narration à fonction mimétique. “Ce qui compte se trouve sur la page et non en<br />

dehors” 19 , déclare le narrateur qui rejette la mimésis et dresse un portrait de l’écrivain<br />

réaliste digne des Caractères de La Bruyère :<br />

“Il pense entretenir l’illusion du réalisme par la minutie de la description et prête<br />

aux mots concrets la force magique de faire apparaître sous le nez du lecteur les<br />

choses qu’il désignent. (...) Il se prend pour un fin observateur de la vie<br />

quotidienne. Il n’est pas pour rien le gardien d’un théâtre !... mais il fait plutôt<br />

figure de photographe ambulant. Il reste à la surface des choses, ne cherche pas à<br />

approfondir. (...) Il n’est qu’un comptable des gestes. Un gestionnaire.” (150)<br />

“Comptable des gestes”, “gestionnaire” – jolies formules et combien ironiques<br />

pour définir l’écrivain réaliste !<br />

Ed Pastenague, lui, ne veut pas “bercer d’illusions” ses lecteurs. Il écrit rien que<br />

l’histoire d’un homme (le narrateur lui-même) qui tape à la machine le roman qu’on est<br />

en train de lire. Cela n’est pas nouveau. La réflexion du narrateur sur le texte qu’il est en<br />

train d’écrire n’est pas nouvelle elle non plus. Ce qu’il y a de nouveau, c’est la manière<br />

dont les êtres et les choses évoquées acquièrent une existence purement scripturale, de<br />

même que les implications “francophones” de ce processus. Par un jeu ingénieux de<br />

miroirs, les signes de l’écriture se reflètent les uns dans les autres, signifient les uns par<br />

rapport aux autres, en se métamorphosant sans cesse. Tels les pigeons qui volent que le<br />

narrateur voit de sa fenêtre et qui renvoient au jeu d’enfants appelé notamment “pigeon<br />

vole”, ce qui déclenche des souvenirs d’enfance et ainsi de suite. Ou tels cette voisine<br />

d’en face qui, “obéissant à une sorte de tradition” sort avec son pékinois à cinq heures<br />

pile, mais qui n’en finit pas de sortir de chez elle par la faute du narrateur dont l’écriture<br />

avance en revenant toujours sur ses pas. La voisine s’appelle Maryse (marquise oblige !),<br />

elle est veuve de Jean-Jacques qui est frère d’Héloïse, ce qui engendre fatalement un<br />

Rousseau disséminé dans tout le texte. Le pékinois de Maryse, qui est une chienne,<br />

s’appelle Valérie, ce qui engendre tout aussi fatalement un Paul Valéry disséminé à son<br />

tour dans le texte avec ses “cahiers”.<br />

C’est que pour Tsepeneag/Pastenague la littérature est affaire de langage. Son<br />

narrateur est en situation de recomposer le monde à sa guise, en coupant ses attaches<br />

référentielles et en favorisant le jeu intertextuel, pratiquement illimité, qui repose sur<br />

l’appropriation sans complexes de la langue et de la littérature françaises. Cela ne va pas<br />

sans une prise de conscience ironique des difficultés inhérentes à un tel type d’écriture.<br />

D’où l’image du texte-brouillon qui hante le récit. Le narrateur décrit son écriture comme<br />

étant faite de biffures, ratures, reprises, de questions sur ce qu’on doit ou on ne doit pas<br />

écrire. Submergé de temps en temps par le désir de tout effacer afin de repartir à zéro, le<br />

narrateur nous offre le “beau brouillon” autoironique d’une écriture aux prises avec la<br />

prolifération inquiétante de ses propres signes. La page d’écriture de


75<br />

Tsepeneag/Pastenague est un espace fascinant qui se donne à la fois comme résultat –<br />

toujours provisoire – d’une opération scripturale et comme description – autoironique –<br />

de cette opération. Il y a là une prise de conscience du sujet humain qui s’insinue dans le<br />

texte pour l’empêcher de fonctionner tel “la machine à obtenir des rapprochements<br />

imprévus” dont parlait Jean Ricardou à propos de romans antérieurs de Tsepeneag écrits<br />

selon les techniques du Nouveau Roman 20 . La modernité n’exclut pas, cette fois-ci, la<br />

coexistence du jeu textuel et de la subjectivité :<br />

“Cette page, c’est râpé : pleine de ratures, de rajouts encerclés en guise de<br />

bulles et entraînés dans le flux général à l’aide de lignes crochues, de flèches et<br />

d’autres signes indicateurs, correcteurs, le tout à chaque instant menacé par<br />

une nouvelle biffure, cette fois-ci définitive. Définitive ? (...)<br />

Je devrais la froisser, la déchirer et la jeter à la corbeille. Ou bien la recopier en<br />

corrigeant par-ci, par là, la raccommoder et faire en sorte que les contradictions<br />

puissent s’accorder plus ou moins. (...)<br />

Mais je suis trop flemmard. Et je manque d’imagination. Pour ne pas dire que ce<br />

serait peut-être une imprudence de ma part : promettre monts et merveilles dans<br />

ce langage de nouvelle cuisine, ce n’est pas la meilleure tactique pour attaquer<br />

un texte. Que faire ?”<br />

On est bien loin de l’écriture omnisciente et présomptueuse, forte de ses<br />

certitudes, fussent-elles celles d’un Balzac ou d’un Nouveau Romancier. “Précaire et<br />

fragile, décousu mais soucieux de cohérence, le roman d’Ed Pastenague est à l’image<br />

d’une certaine vie, celle toujours singulière de l’homme qui reprend toujours à nouveau le<br />

geste d’écrire et de s’écrire” 21 . Selon Pastenague, “notre pensée est vouée à la rature, nos<br />

paroles ne sont que provisoires et jamais tout à fait propres, précises, l’écriture n’est<br />

qu’un bégaiement de l’être” (13), tandis que la littérature elle-même “ne peut réellement<br />

exister qu’en se mettant en question” (86). En l’occurrence, l’écriture de Pastenague<br />

engendre à chaque pas des réflexions ou des questions, sérieuses ou ironiques, portant sur<br />

l’écrivain, le roman, la littérature et son lecteur, sur l’écriture elle-même ou bien sur<br />

maintes obsessions de notre époque : la disparition bruyante de la Littérature, l’agonie<br />

de l’écrivain mortel remplacé par l’ordinateur qui est, lui, “propre et immortel”, la<br />

trahison du lecteur, etc.<br />

Cependant l’écriture de Pastenague, déstructurée, fragmentaire, consciente de sa<br />

relativité qu’elle assume ironiquement n’en exprime pas moins la volonté de retrouver<br />

l’unité et la cohérence. D’où son caractère paradoxal reposant sur une perception<br />

contradictoire du récit/du langage/du sens comme étant produits simultanément par un<br />

mouvement de pulvérisation et de structuration :<br />

“J’aimerais comparer le fragment à une fronde, à une arbalète, à un canon. Ou<br />

bien carrément à un lance-missiles ! Non seulement il lance loin le sens dont il est<br />

chargé, mais aussi dans plusieurs directions à la fois. Il arrose en tournoyant.”<br />

(28)<br />

vs<br />

“Le fragment est une pièce de domino, de mah-jong, elle attend les autres pièces<br />

et d’une certaine manière on peut dire qu’elle les attire.” (42-43)<br />

L’originalité du roman réside notamment dans la manière dont le narrateur tente<br />

de renfermer le mouvement centrifuge de l’écriture dans un système, sans arrêter pour<br />

autant le tournoiement du sens et du langage. Fidèle à la pratique textualiste,


76<br />

Tsepeneag/Pastenague “tisse” son texte en combinant les fils les plus divers, afin<br />

d’obtenir une “tapisserie”, c’est-à-dire une structure, un système qui utilise l’alphabet de<br />

la métaphorisation textuelle, bien connu à tous ceux qui sont passés par les écoles<br />

théoriques des années soixante. A partir de cet alphabet, le narrateur-tisserand construit<br />

un texte qui, tout en se repliant sur lui-même, n’en est pas moins pour autant un “système<br />

ouvert” favorisant non pas une réflexion narcissique de l’écriture sur son propre<br />

mécanisme, comme cela arrivait dans les textes des années soixante, mais un dialogue<br />

intertextuel et interculturel à vocation universelle. Tsepeneag est un textualiste “fin de<br />

siècle” sensible à la diversité des cultures, un textor mundi qui tisse son texte avec ceux<br />

de Rousseau, Valéry, Mallarmé, Pascal, Dumas, Flaubert, Nabokov, Chamoiseau, de<br />

Tsepeneag lui-même. On peut noter à ce propos quelques performances tout à fait<br />

remarquables : la re-écriture d’un passage des Confessions, notamment l’histoire du<br />

peigne cassé qui devient l’histoire du kimono taché (97-100) ou le délire scriptural en<br />

créole qui renvoie à l’écriture baroque de Chamoiseau. Le résultat, c’est une tapisserie<br />

tissée à l’échelle du monde :<br />

“Le tisserand qui, dans son écriture bien plus compliquée qu’un simple tissage,<br />

brouille ses fils et les laisse s’échapper peut soupçonner sa propre navette et lui<br />

en vouloir. Mais à tort ! Car celle-ci, dans son va-et-vient, n’est capable que de<br />

lui cacher ce petit secret de Polochinelle : de toute façon les fils dépassent le<br />

métier à tisser, ils se prolongent au-delà du tisserand, de son atelier, ils en sortent<br />

et ils s’enchevêtrent au fur et à mesure qu’ils traversent la vie et la ville jusqu’à<br />

d’autres tisserands (encore moins vigilants ?) qui à leur tour sont débordés par ce<br />

qu’ils prennent pour leurs propres fils : on s’entretisse tous dans cette tapisserie<br />

sans fin.<br />

Un tisserand tissé jusqu’à métissage...” (94).<br />

Tissage - métissage : en effet, le texte - tapisserie de Pastenague est tissé dans un<br />

“atelier d’écriture” par Ed – le narrateur blanc et trois autres Ed, ses amis d’enfance qui<br />

l’aident : Edmond – le nègre antillais, Edgar – la jaune, demi-vietnamien et Edmond – le<br />

rouge, secrétaire de cellule. “Echange de lettres, de questions, de coups de téléphone, de<br />

critiques, de rencontres, d’injures : l’atelier d’écriture est à l’oeuvre. A travers une<br />

succession de scènes désopilantes d’invention et d’humour se dessine la saga multiraciale<br />

de plusieurs familles : vietnamienne, martiniquaise, arabe, anglaise et même française” 22 .<br />

Ed – le blanc mène le jeu, arrange dans son texte les textes envoyés par ses aide de toutes<br />

les couleurs, impose son autorité, ce qui n’empêche pas les trois autres Ed de “dérailler”,<br />

c’est-à-dire de prendre des initiatives, en sortant de leur rôle préétabli et en faisant valoir<br />

leur propre écriture. Aussi le narrateur blanc voit-il sa suprématie vaciller du fait qu’il est<br />

en situation de partager sa narration et son français avec les autres narrateurs venus de<br />

tous les horizons et parlant/écrivant le même français – ou peut-être un autre ? Ce qui<br />

l’amène à se demander ironiquement “à qui appartient la langue française”. La question<br />

est bien rhétorique, car Tsepeneag ne pose plus le problème de la relation à la langue en<br />

termes de conflit ou d’opposition insurmontables. Bien au contraire, il imagine un jeu<br />

scriptural qui fait éclater la diversité des langues françaises et donne à chacune la chance<br />

de dire/d’écrire simultanément sa différence et son universalité. La question est bien<br />

ironique aussi, car le narrateur participe, décontracté et amusé, au jeu scriptural qui<br />

consiste dans le partage d’une même langue qui est toujours autre.


77<br />

Serait-ce trop oser que de voir dans le tissage-métissage réalisé par ces narrateurs<br />

multicolores – tels une “véritable publicité Benetton” – une métaphore de la francophonie<br />

? La francophonie n’est-elle pas, elle aussi, un texte ample et divers, multicolore et<br />

mouvant, désireux de connaître sa diversité en faisant dialoguer les différents textes qui le<br />

composent ? Dans le récit spéculaire de Tsepeneag/Pastenague, la francophonie, c’est<br />

aussi le discours sur la “fraternité des couleurs” (91), l’égalité et le métissage des races.<br />

Et c’est toujours comme une image de la francophonie selon Tsepeneag qu’on<br />

peut lire une des “métaphores obsédantes” de son texte, notamment la partie d’échecs<br />

entre les Noirs et les Blancs, où la victoire semble incliner du côté des Blancs mais où il<br />

peut arriver qu’un jeune métis remporte une victoire éclatante sur le vieux champion<br />

blanc.<br />

Aussi pouvons-nous conclure que Pigeon vole représente, à côté d’autres oeuvres<br />

francophones importantes de cette fin de siècle, une chance donnée à la langue française<br />

de favoriser, après des siècles de centralisme hexagonal, la quête d’une identité neuve,<br />

“sensible à la diversité du monde” 23 . Il s’agit d’une quête placée sous le signe ironique de<br />

la question que Tsepeneag/Pastenague fait voler comme un pigeon à travers son roman :<br />

“A qui appartient la langue française ?”<br />

NOTES<br />

1 Lise Gauvin, “Glissements de langue et poétiques romanesques : Poulin, Ducharne,<br />

Chamoiseau”, Littérature, nº 101, Paris, Larousse, 1996, p. 6-7.<br />

2 Cf. L. Gauvin, op. cit., p. 8.<br />

3 Ibid., p. 7.<br />

4 Nous empruntons cette expression à Louise Peloquin, “L’image de la langue française<br />

dans dix romans franco-américains”, in Littérature de langue française en Amérique de<br />

Nord, Poitiers, La Licorne, UFR Langues Littératures, 1993, p.276.<br />

5 Notamment Louis Bovey dans son Introduction à Panait Istrati, Oncle Anghel, Tsatsa<br />

Minka, Lausanne, Rencontre, p. 10.<br />

6 Voir la revue Adevărul literar şi artistic, nº 179, 1924.<br />

7 Cf. “Entretien avec J.-F. Duval”, 1979, in E. M. Cioran, Oeuvres, Paris, Gallimard,<br />

Quarto, 1995, p. 1751-1752.<br />

8 Ibid., p. 1746.<br />

9 Histoire et utopie, Gallimard, Folio/Essais, 1960, p. 9-10.<br />

10 Nous empruntons cette expression à Assia Djebar, “Territoires des langues : entretien”,<br />

Littérature, nº 101, Paris, Larousse, 1996, p. 84.<br />

11 Ibid., p. 79.<br />

12 Cf. E. M. Cioran, Exercices d’admiration, in Oeuvres, éd. cit., p. 1630.<br />

13 Ebauche de vertige, in Oeuvres, éd. cit, p. 1443.<br />

14 Voir, entre autres, Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, Essai sur l’individualisme<br />

contemporain, Paris, Gallimard, Folio, 1983.<br />

15 Voir son débat avec Lyotard dans Critique, nº 456, mai 1985, p. 559-584.<br />

16 Dumitru Tsepeneag, Cuvântul nisiparniţă (Le Mot Sablier), Bucarest, Univers,<br />

collection “Ithaca”, 1994, p. 91.<br />

17 Cf. R. Saint-Gelais, Châteaux de pages, Québec, Ed. Hurtubise, 1994, p. 95-98.<br />

18 Présentation sur la couverture de Pigeon vole, Paris, POL, 1989.<br />

19 Ed Pastenague, Pigeon vole, éd. cit. Toutes les citations renvoient à cette édition.


78<br />

20<br />

Cf. Jean Ricardou, “Les Recherches de Tsepeneag”, Le Monde, 20 septembre 1973, p.<br />

25.<br />

21<br />

Patrick Kéchichian, “Le bocal agité d’Ed Pastenague”, Le Monde, 27 octobre 1989.<br />

22<br />

P. Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 243.<br />

LA LITTÉRATURE ROUMAINE D'EXPRESSION FRANÇAISE<br />

À TRAVERS LE PROJET LIROM<br />

1. La Roumanie et la francophonie<br />

par<br />

MARIA ŢENCHEA<br />

La culture roumaine s'enorgueillit d'une forte tradition francophone qui a ses<br />

racines aux XVIIIe – XIXe siècles. En Roumanie 1 , le français a toujours été une langue<br />

privilégiée, une langue d’élection.<br />

Comme le précisait l’ambassadeur de France en Roumanie, Bernard Boyer, en<br />

1994, la Roumanie est « un pays qui appartient à la francophonie, où l’usage du français<br />

est très largement répandu ». Selon Andrei Magheru (ancien conseiller aux Affaires<br />

culturelles et à la francophonie à l’Ambassade de Roumanie en France), « en Roumanie,<br />

action culturelle et francophonie sont indissociables, tant la francophilie est une seconde<br />

nature ».<br />

En effet, la culture et la littérature roumaines, à l’époque moderne, ont été très<br />

marquées par l’influence française et beaucoup d’intellectuels roumains, pour diverses<br />

raisons, ont choisi de s’exprimer en français, aussi bien en Roumanie qu’ailleurs.<br />

L’histoire des relations culturelles franco-roumaines constitue un vaste chapitre 2 , dont<br />

nous rappellerons ici, très brièvement, quelques repères fondamentaux.<br />

Le français est la langue d’une grande culture occidentale qui a connu un<br />

immense rayonnement. Au XVIIIe et au XIXe siècles, l’influence française sur la culture<br />

roumaine s’est exercée grâce à des « instruments » assez divers tels que la présence des<br />

Français en tant que secrétaires, précepteurs ou diplomates, en Moldavie et en Valachie<br />

(suite à l’arrivée massive, au XVIIIe siècle, dans les deux principautés roumaines,<br />

d’émigrants français); la présence des Roumains en France (voyages de plaisir et voyages<br />

d’études des fils de boyards) ; l’existence de livres français ayant circulé en version<br />

originale ou traduits en roumain ; la création de spectacles de théâtre en français à Iaşi et<br />

à Bucarest, etc. Le français était d’ailleurs, déjà au XVIIIe siècle, en Europe, la langue<br />

des relations diplomatiques.<br />

Au début de l’État roumain moderne, la France nous a également offert le modèle<br />

de sa démocratie ; les idées politiques françaises ont directement influencé les


79<br />

intellectuels et la classe politique roumaine. Enfin, il ne faut pas oublier le soutien<br />

accordé par la France au jeune État roumain au XIXe siècle.<br />

Le français a également été, pour de nombreux écrivains d’origine roumaine, un<br />

instrument de la liberté d’expression et « une chance de dépasser l’isolement linguistique<br />

» 3 , surtout dans les conditions toutes particulières de l’histoire du XXe siècle, lorsque<br />

beaucoup d’intellectuels roumains ont trouvé refuge en France.<br />

Outre les raisons historiques, politiques et culturelles, c’est aussi le prestige du<br />

français qui a joué et qui est dû aux qualités intrinsèques (clarté, rigueur, etc.) de cette<br />

langue, aboutissement d’un long travail. Au XVIIe siècle, le français était déjà un outil de<br />

communication perfectionné, la « défense » de la langue constituant une véritable<br />

préoccupation sociale. (Pour ce qui est de la langue et de la littérature roumaines, il faut<br />

préciser que l’époque « moderne » ne commence vraiment qu’à la fin du XVIIIe ou au<br />

début du XIXe siècle.)<br />

Il n’est donc pas étonnant que de nombreux écrivains roumains aient choisi de<br />

s’exprimer dans cette langue, en adoptant « cet outil de communication réputé comme le<br />

plus intelligent du monde, qu’est la langue de Descartes et de Pascal, de Racine et de<br />

Mallarmé », selon les mots du poète (et traducteur) Stefan Augustin Doinaş 4 . Et nous<br />

citerons également ici le professeur Mircea Martin, qui écrit : « De même que la culture<br />

qu’elle fonde, la langue française est rationnnelle, rationalisée, rigoureuse» 5 .<br />

On peut enregistrer aussi une perception toute affective et sentimentale de la<br />

langue française, comme c’est le cas pour Anna de Noailles (née princesse Brancovan),<br />

pour laquelle « les mots français sont des violons fiers et nets qui se posent sur le coeur<br />

de l’homme et tendent leurs cordes sous ses doigts ». Car il existe de profondes affinités<br />

culturelles, linguistiques et spirituelles entre les Français et les Roumains, à telle enseigne<br />

que Georges Bengesco, dans son discours de réception à l’Académie roumaine (publié en<br />

1923), affirmait, à propos de Dumitru Golescu : « Il a écrit dans une langue étrangère,<br />

pour autant que l’on puisse dire que le français est une langue étrangère pour les<br />

Roumains ».<br />

On peut donc parler d’une véritable tradition « francophone » en Roumanie, qui<br />

se poursuit de nos jours. La Roumanie a d’ailleurs été acceptée dans la grande famille des<br />

pays déclarés « francophones », ayant le français en partage. On continue à écrire en<br />

français en Roumanie (il s’agit d’oeuvres originales ou de traductions) et l’on peut citer<br />

nombre de publications écrites entièrement ou partiellement en français, ainsi que des<br />

éditions bilingues (ou, parfois, multilingues). Tout cela trahit la volonté des écrivains et<br />

d’autres intellectuels d’entrer dans le circuit international des valeurs pour mieux affirmer<br />

leur identité nationale ; c’est aussi une façon de réagir à toutes les contraintes d’un passé<br />

très récent - encore trop présent dans la mémoire collective et individuelle - qui, pendant<br />

les longues années de la dictature communiste, ont obligé les intellectuels roumains à<br />

vivre à l’écart du monde.<br />

2. La littérature roumaine d’expression française. Bibliographies<br />

Il existe donc un nombre considérable - qui, d’ailleurs, continue sans cesse de<br />

s’accroître - de textes littéraires (ou autres) écrits en français par des Roumains, tant en<br />

Roumanie que dans d’autres espaces de la francophonie. Cependant, la recension de ces<br />

écrits n’est, à ce jour, que partielle. On ne dispose pas d’un inventaire général des oeuvres<br />

roumaines d’expression française pour pouvoir mesurer toute l’ampleur de ce phénomène


80<br />

et pour essayer de mettre en évidence les grandes lignes de la spécificité de cet ensemble<br />

d’oeuvres. Par conséquent l’élaboration d’un tel répertoire bibliographique s’avère<br />

nécessaire, voire indispensable, malgré les immenses difficultés que soulève une telle<br />

entreprise.<br />

La recherche bibliographique, à l’époque moderne, s’est intéressée aux<br />

productions (littéraires ou autres) originellement écrites en français par des Roumains, en<br />

raison de leur nombre et de leur importance pour le développement de la culture<br />

roumaine et des relations franco-roumaines.<br />

Dans une communication présentée lors de la XVIe Biennale de la langue<br />

française (Bucarest, 20-25 août 1995) 6 , nous avons présenté les bibliographies ayant pour<br />

but de recenser ces productions, en étudiant, en parallèle, la démarche de type traditionnel<br />

et la démarche moderne, qui se déroule sous le signe de l’informatique.<br />

La première étape, traditionnelle, a commencé par l’élaboration de plusieurs listes<br />

bibliographiques, se poursuivant par la publication de quelques livres consacrés à la<br />

recherche bibliographique que nous envisageons ici.<br />

Au cours du XIXe siècle (et même avant), on trouve des listes bibliographiques se<br />

rapportant à l’influence de la culture française en Roumanie, établies par des Roumains<br />

ou par des Français 7 ; malheureusement, ces listes comportent beaucoup de lacunes et de<br />

confusions. Au XXe siècle, on peut mentionner les listes bibliographiques que l’on trouve<br />

dans différents ouvrages, mais il faut surtout se rapporter à deux ouvrages d’envergure<br />

consacrés au domaine des relations franco-roumaines. Le premier, intitulé Bibliographie<br />

franco-roumaine depuis le commencement du XIXe siècle jusqu’à nos jours (1895 et<br />

1907), oeuvre de Georges Bengesco 8 , couvre le XIXe siècle, et va jusqu’en 1906, tout en<br />

contenant, aussi, une liste d’ouvrages qui datent d’avant 1800. En fait, G. Bengesco<br />

s’intéresse aux ouvrages relatifs à la Roumanie écrits par des auteurs français et roumains<br />

et qui ont été publiés en France, ainsi qu’aux oeuvres d’auteurs roumains publiées en<br />

France et aux thèses de doctorat soutenues par des Roumains en France; il ne décrit<br />

pourtant pas les oeuvres françaises publiées en Roumanie. Les publications recensées<br />

sont d’une très grande diversité : livres, articles, brochures, thèses de licence et de<br />

doctorat; oeuvres littéraires, relations de voyage, ouvrages historiques, politiques,<br />

religieux, philosophiques, etc. ; éditions critiques, traductions en français d’auteurs<br />

roumains, traductions françaises d’auteurs étrangers faites par des Roumains.<br />

La Bibliograhie franco-roumaine réalisée par les époux Rally 9 reprend et<br />

continue celle de Bengesco, allant jusqu’en 1930. On y trouve la description d’oeuvres<br />

françaises écrites par des Roumains et de publications périodiques franco-roumaines,<br />

ainsi que les références des oeuvres françaises relatives à la Roumanie. La liste des<br />

ouvrages recensés par Alexandre et Getta Hélène Rally est tout aussi diverse et<br />

hétéroclite que celle des ouvrages décrits par G. Bengesco.<br />

Ensuite, pendant soixante ans, aucune recherche importante dans ce domaine,<br />

aucun ouvrage qui fasse suite à ces deux ouvrages de référence. En 1990, on a enfin<br />

envisagé la réalisation d’un projet conçu sur la base des nouvelles technologies : la<br />

création d’une banque de données appelée LIROM devait mettre à profit la véritable<br />

révolution qui s’était produite dans le domaine de l’information.<br />

3. Littératures francophones et informatique. Le projet ORPHÉE – Europe Centrale et<br />

Orientale


81<br />

«Nous nous situons sans doute à une croisée des civilisations – analogue à celle<br />

représentée jadis par l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie », écrivait en 1993 Jean-<br />

Claude Vareille, alors président de l’Université de Limoges 10 . En effet, les nouvelles<br />

technologies se sont imposées dans tous les domaines, y compris dans les études<br />

littéraires. La recherche bibliographique ne saurait, dorénavant, se concevoir autrement<br />

que sur des bases informatisées.<br />

Dans le domaine des littératures francophones, il existe, depuis quelques années<br />

déjà, des bases de données bibliographiques. Le réseau « Littératures francophones » de<br />

l’AUPELF-UREF 11 , créé en 1989, s’était fixé pour objectif de mettre en oeuvre « une<br />

bibliographie systématique, exhaustive et informatisée des littératures francophones »,<br />

c’est-à-dire des littératures « écrites en français hors des limites de l’hexagone » 12 . Le<br />

disque compact ORPHÉE. Volume 1. Bibliographie sur les littératures francophones en<br />

littérature générale et comparée, produit en 1993 par le réseau « Littératures<br />

francophones » de l’AUPELF-UREF dans la collection «Universités francophones –<br />

Nouveaux supports » , fut présenté le 16 octobre 1993, à l’Île Maurice, lors du Sommet<br />

des chefs d’Etat francophones ; il réunit 30000 références bibliographiques sur les<br />

littératures d’expression française de l’Afrique noire (base LITAF), sur les littératures<br />

maghrébines d’expression française (base LIMAG) et sur la littérature d’expression<br />

française de l’Océan Indien (LITOI), consultables en français par l’intermédiaire du<br />

système de recherche documentaire SPIRIT. On pouvait dorénavant imaginer la création<br />

d’une banque générale de références sur les littératures francophones, la construction «<br />

d’une bibliographie générale et idéale » 13 , selon les mots de Jean-Louis Joubert. Il<br />

s’agissait, pour ce faire, de diffuser un masque de saisie qui fût « une mise en facteurs<br />

communs, permettant de prendre en compte tous les paramètres bibliographiques<br />

pertinents, et susceptible d’être modulé en fonction de l’évolution de la recherche » 14 .<br />

On a envisagé également la production d’un deuxième disque compact : Orphée.<br />

Bibliographies sur les littératures francophones en littérature générale et comparée.<br />

Volume 2 (Europe Centrale et Orientale), qui devrait comprendre les bases LIROM,<br />

LIBUL et LITHUN, réunies sous la responsabilité scientifique du professeur Alain<br />

Vuillemin de l’Université d’Artois.<br />

Le projet ORPHÉE (Europe Centrale et Orientale) vise à une meilleure<br />

connaissance des relations intellectuelles et culturelles qui ont pu s’établir, à travers la<br />

littérature en langue française, entre la France et des pays de l’Europe centrale et<br />

orientale tels que la Roumanie, la Bulgarie et la Hongrie. Les objectifs visés sont les<br />

suivants 15 :<br />

- établir des répertoires bibliographiques (signalétiques et analytiques) de tout ce qui a<br />

été publié en français (publications isolées ou périodiques) par des auteurs de<br />

nationalité roumaine, bulgare et hongroise, dans les trois pays en cause, mais aussi en<br />

France ou en d’autres pays ;<br />

- constituer à partir de ces répertoires des bases et des banques de données<br />

bibliographiques en langue française ;<br />

- assurer la diffusion des bases et des banques de données ainsi constituées via les<br />

nouvelles technologies de la documentation et de l’information (soit sur les réseaux<br />

Internet et Refer et les centres SYFED de l’AUPELF-UREF, soit hors ligne, sur des<br />

supports transportables, sur le modèle du disque Orphée. Volume 1) ;


82<br />

- contribuer à l’élaboration d’une banque générale de références sur les littératures<br />

d’expression française dans le cadre d’une future « Bibliothèque électronique<br />

virtuelle et universelle » francophone ;<br />

- publier une série de bibliographies sélectives ou thématiques (imprimées), en langue<br />

française, sur la production littéraire (d’expression française) roumaine, bulgare et<br />

hongroise, sur le modèle des publications de l’AUPELF-UREF, dans sa collection «<br />

Actualités bibliographiques francophones ».<br />

La Bulgarie – qui a été admise dans la grande famille des pays francophones –<br />

participe au projet LIBUL d’inventaire bibliographique des lettres bulgares en langue<br />

française, réalisé par une équipe de l’Université « Saint Clément d’Ochrid » de Sofia,<br />

sous la direction de M. Stoyan Atanassov. Il faut préciser qu’aucun inventaire de ce genre<br />

n’avait été réalisé jusqu’en 1996 ; il s’agit donc d’un domaine pratiquement inexploré.<br />

On estime à 5000 titres la production bulgare en langue française.<br />

Quant à la Hongrie, qui n’est pas un pays francophone, sa participation au projet<br />

ORPHÉE est justifiée par ce que le professeur Sandor Eckardt 16 a appelé « une adhésion<br />

millénaire des Hongrois à la culture française ». De nombreux hommes politiques,<br />

écrivains ou professeurs hongrois ont publié en français des romans, des pièces de<br />

théâtre, des anthologies, des ouvrages d’histoire et de critique littéraire, ainsi que des<br />

journaux et des revues. Il existe également des répertoires bibliographiques partiels<br />

réalisés en Hongrie. Le projet LITHUN (Littérature hongroise d’expression française)<br />

est en cours de réalisation par une équipe d’enseignants des universités de Szeged et de<br />

Budapest, sous la direction de Mme Noémi Saly, qui se proposent de repérer toutes les<br />

sources d’information de la Bibliothèque Nationale et de la Bibliothèque Universitaire de<br />

Budapest ainsi que de la Bibliothèque Nationale de France, pour identifier et enregistrer<br />

les oeuvres primaires et secondaires écrites directement en français, ainsi que toutes les<br />

publications périodiques et les traductions.<br />

La création d’une base de données sur la littérature roumaine d’expression<br />

française – LIROM – est un projet de bibliographie associé au projet ORPHÉE sur les<br />

littératures francophones en littérature générale et comparée, qui a été conçu (à l’origine)<br />

par le professeur Alvaro Rochetti, responsable du Centre Interuniversitaire de Recherches<br />

sur les Études Roumaines de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (CIRER, Paris III) et<br />

par Dragomir Costineanu. Une pré-maquette de LIROM, comprenant environ 1000<br />

références, a été réalisée par l’Université d’Artois, en collaboration avec l’Université de<br />

l’Ouest de Timişoara, et a été présentée à Bucarest en août 1995, lors de la XVIe<br />

Biennale de la langue française.<br />

Ce triple projet sera réalisé en collaboration avec le Centre de Recherches sur les<br />

Textes Electroniques et Littéraires (CERTEL) de l’Université d’Artois (Arras). Les<br />

équipes roumaines, bulgare et hongroise assureront la collecte des références et<br />

l’élaboration des inventaires ; l’équipe française assurera la réalisation et la diffusion des<br />

bases de données corespondantes dans le cadre de l’AUPELF-UREF. Sur le plan<br />

informatique, l’instrument de travail sera constitué par le logiciel de saisie BABINAT.<br />

Selon le professeur Alain Vuillemin, le projet ORPHÉE (EUROPE CENTRALE<br />

ET ORIENTALE) devrait avoir des retombées internationales, permettant de « faire<br />

connaître à tous les pays d’expression française et même étrangère l’ampleur d’une<br />

“francophonie” des pays de l’Europe de l’Est complètement ignorés des bibliographies».


4. Le projet LIROM<br />

83<br />

Comme nous venons de le préciser, dans le cadre du projet ORPHÉE (Europe<br />

Centrale et Orientale) on a envisagé la création d’une base de données sur la littérature<br />

roumaine d’expression française – LIROM (l’initiative étant venue de France). Le projet<br />

LIROM est, actuellement, en cours de réalisation à l’Université d’Artois (Arras), en<br />

collaboration avec l’Université “A.I.Cuza” de Iaşi et l’Université de l’Ouest, à Timişoara,<br />

et avec l’aide de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III) 17 .<br />

En faisant une estimation sommaire de l’univers documentaire à envisager, A.<br />

Rocchetti et D.Costineanu 18 parlaient de 50000 références d’oeuvres écrites en français et<br />

de 100000 traductions. D’autres estimations vont jusqu’à 200000 références<br />

bibliographiques. Nous pensons qu’il est encore difficile de se prononcer là-dessus.<br />

La pré-maquette de la bibliographie informatisée LIROM, comprenant 934<br />

références, a été réalisée entre 1993 et 1995, grâce à la collaboration entre l’Université<br />

d’Artois, l’Université de Paris Sorbonne (et le centre de recherche en littérature comparée<br />

dirigé par le professeur Pierre Brunel) et l’Université de la Sorbonne nouvelle (et le<br />

Centre Interuniversitaires de recherches sur les études roumaines – C.I.R.E.R, dirigé par<br />

le professeur Alvaro Rocchetti, de Paris III), avec le concours de l’Université Ouest de<br />

Timişoara et du groupe de recherche LIROM. Elle a été réalisée suivant des critères<br />

précis et rigoureux, constitués, en l’occurrence, par le masque de saisie ORPHÉE, élaboré<br />

sous la direction du professeur Alain Vuillemin de l’Université d’Artois, responsable du<br />

C.E.R.T.E.L. (Centre d’Études et de Recherches sur les Textes Électroniques Littéraires).<br />

Générée à l’Université d’Artois, le 25 juillet 1995, la pré-maquette a été présentée le 23<br />

août 1995 à Bucarest, lors de la XVIe Biennale de la langue française (20-25 août 1995).<br />

À cette occasion, nous avons présenté (dans la communication déjà citée) la conception<br />

générale de ce programme et les principaux jalons théoriques présidant à la réalisation de<br />

LIROM, en comparant la démarche traditionnelle, illustrée par les essais antérieurs de<br />

bibliographie dans ce domaine, et la démarche moderne des réalisateurs du projet<br />

LIROM.<br />

Le 24 novembre 1995, le professeur Alain Vuillemin a organisé à l’Université<br />

d’Artois (Arras) une table ronde sur le projet LIROM 19 , ce qui a permis de faire le point<br />

sur la question. L’analyse de la pré-maquette – c’est-à-dire de l’ensemble des références<br />

saisies à ce jour – nous a permis de préciser certains points théoriques et d’envisager<br />

certaines améliorations des modalités pratiques de travail.<br />

Nous nous proposons de présenter ici la conception du projet LIROM, en<br />

essayant de répondre brièvement à quelques questions essentielles, à savoir : qui?, quoi?<br />

et comment?<br />

1. La première question porte sur les « acteurs », sur l’équipe qui travaille à ce<br />

projet. On a essayé de mettre en place un réseau de collaboration entre universités<br />

françaises et roumaines – l’Université d’Artois (Arras), l’Université Paris III et<br />

l’Université de l’Ouest de Timişoara (le Département de français et le Département de<br />

littérature roumaine et comparée) et l’Université «Alexandru Ioan Cuza» de Iaşi. Il s'agit,<br />

principalement, d'enseignants, de chercheurs et d’étudiants de l’Université d’Artois<br />

(Arras) et des Universités de Iaşi et de Timişoara, mais on pourra y associer aussi d'autres<br />

personnes avisées, tels que bibliothécaires, documentalistes, collectionneurs 20 ou autres,<br />

tant en France qu'en Roumanie.


84<br />

2. La deuxième question comporte deux volets: a) quelles sont les sources<br />

d'information? et b) comment constituer le corpus?<br />

Nous précisons que l’on utilisera deux catégories de sources, qui permettent<br />

d'avoir soit une connaissance directe des ouvrages à recenser (sources directes), soit une<br />

connaissance indirecte, relevant de la pure intertextualité (sources indirectes), à travers<br />

les références que l’on peut trouver dans divers ouvrages et publications tels que :<br />

bibliographies, encyclopédies ou dictionnaires, ouvrages de critique littéraire ou histoires<br />

de la littérature, catalogues de bibliothèques, d’expositions ou de maisons d’édition, etc.<br />

La deuxième partie de la question concerne aussi bien les auteurs que les types<br />

d’ouvrages que l’on devrait envisager.<br />

La base de données bibliographique LIROM comprendra d’une part des oeuvres<br />

originellement écrites en français par des auteurs roumains, publiées soit en Roumanie,<br />

soit en France, soit encore dans d’autres pays (en Belgique, en Suisse, au Canada ou<br />

ailleurs), et, d’autre part, des traductions françaises d’oeuvres originellement écrites en<br />

roumain, réalisées soit par les auteurs eux-mêmes, soit par d’autres personnes.<br />

On prendra en considération non seulement des auteurs roumains – ayant écrit en<br />

français ou traduits en français – qui vivent en Roumanie, mais aussi des auteurs que l’on<br />

pourrait appeler « franco-roumains », c’est-à-dire des écrivains d’origine roumaine (nés<br />

en Roumanie et dont la langue maternelle est le roumain) qui vivent dans la diaspora,<br />

dans un espace francophone. Francophones d’adoption, ils ont en fait une double<br />

appartenance culturelle, tout en gardant un sentiment assez fort de leur identité nationale,<br />

de leur appartenance à la « roumanité », sentiment qui trouve son reflet dans les oeuvres<br />

de ces écrivains. On pourra également envisager des écrivains roumains assimilés par la<br />

littérature française – c’est le cas d’Émile Cioran ou d’Eugène Ionesco, ou même de<br />

Mircea Eliade 21 – qui, par leurs racines profondes et par l’esprit de leurs oeuvres, se<br />

rattachent aussi, de manière indubitable, à la culture roumaine.<br />

Quels sont les domaines d’intérêt et les types de textes dont on retiendra les<br />

références? Le corpus des ouvrages à recenser comprendra, principalement, des textes<br />

appartenant à la littérature proprement dite (créations originales, oeuvres centrées sur la<br />

réalité ou sur l’imaginaire : romans, nouvelles, contes, récits, etc., poésie, théâtre, livres<br />

pour enfants, littérature autobiographique, mémoires, reportages, relations de voyage,<br />

correspondance, recueils d’interviews, etc.) et à la métalittérature (discours critique sur la<br />

littérature: critique littéraire et histoire de la littérature, chroniques et essais,<br />

monographies, bibliographies, etc.) 22 .<br />

À part les textes ayant trait à la littérature, la bibliographie informatisée LIROM<br />

devrait, à notre avis, comprendre aussi des textes non littéraires. En fait, la pré-maquette a<br />

déjà recensé un certain nombre d’ouvrages d’histoire, de philologie, de philosophie ou<br />

autres. Le terme « littéraire » devrait, dès lors, être compris dans un sens beaucoup plus<br />

large: on se propose d’enregistrer les ouvrages se rattachant au domaine des lettres, des<br />

sciences humaines et des sciences sociales. Nous sommes persuadée qu’un certain<br />

nombre d’ouvrages de philologie, de philosophie, d’histoire, de sociologie,<br />

d’ethnographie, d’anthropologie, de psychologie, d’économie, de politique, de<br />

géographie, de droit, etc. devront bien trouver leur place dans cette banque de données,<br />

toutes les fois qu’il s’agit de textes qui, loin d’avoir un caractère trop technique,<br />

pourraient avoir un impact culturel important et une signification interculturelle, étant<br />

susceptibles d’offrir une image de l’identité nationale et, en même temps, de jouer un rôle


85<br />

qui n’est pas du tout négligeable dans le dialogue des cultures. Cela est peut-être plus<br />

évident pour toute culture nationale qui veut s’affirmer, qui veut faire entendre sa voix,<br />

tout en essayant de s’intégrer dans l’ensemble de la culture mondiale 23 .<br />

Dès lors, on s’appliquera à recenser tous les types de productions francophones :<br />

livres d’auteur, anthologies, ouvrages collectifs, publications périodiques, brochures<br />

diverses, chronologies, vocabulaires, glossaires et dictionnaires, manuels de français<br />

élaborés par des Roumains, résumés en français d’ouvrages écrits en roumain,<br />

manuscrits, thèses de doctorat, traductions diverses en édition mono-, bi- ou multilingue,<br />

etc.<br />

Le projet LIROM se propose donc d’embrasser la totalité des oeuvres<br />

originellement écrites en français par des Roumains ; ce que l’on vise, finalement, c’est la<br />

constitution, par additions successives, d’une « oeuvre » bibliographique globale,<br />

complète (qui, cependant, reste toujours ouverte). L’ensemble pourra se construire petit à<br />

petit, tel un puzzle, à partir de fragments disparates, grâce surtout à des recherches<br />

systématiques, le choix des oeuvres pouvant, toutefois, être déterminé aussi par le hasard<br />

de la collecte.<br />

On pourrait même, éventuellement, prévoir plusieurs bases de données :<br />

littérature, thèses de doctorat, ouvrages scientifiques, traductions. De toute façon, le<br />

domaine des traductions mériterait bien de constituer, à lui seul, un volet à part dans le<br />

cadre du projet LIROM, étant donné l’importance toute particulière des ouvrages traduits<br />

pour la pénétration des valeurs culturelles roumaines dans le circuit mondial 24 .<br />

3. La troisième question met en cause la manière dont les références seront<br />

enregistrées. Pour réaliser la pré-maquette de LIROM, on a sélecté les informations<br />

essentielles servant à identifier et à décrire chaque ouvrage en fonction d’une sorte de<br />

grille, fournie par le masque de saisie ORPHÉE. Le bordereau de saisie ORPHÉE définit<br />

une référence modèle constituée de 12 champs (dont certains peuvent ne pas être<br />

actualisés), à savoir: 1. IDENTIFICATEUR (qui facilite l’insertion du fichier informatisé<br />

créé lors de la saisie au moment de la génération de la future base de données) ; 2.<br />

AUTEUR; 3. TITRE DE L’OUVRAGE ; 4. TITRE DE L’ARTICLE ; 5. TITRE DE LA<br />

REVUE ; 6. ÉDITION (nom de l’éditeur, date, nombre de pages) ; 7. COMPLÉMENT<br />

D’ÉDITION (Ce champ devrait contenir toutes les précisions supplémentaires de nature à<br />

permettre l’identification de l’ouvrage, par exemple l’appartenance de l’oeuvre à tel ou<br />

tel genre littéraire.) ; 8. PAYS (de la publication ou pays d’origine de l’auteur) ; 9.<br />

AUTEUR(S) ÉTUDIÉ(S) ; 10. RÉSUMÉ ; 11. THÈMES ; 12. MOTS-CLEFS<br />

(l’établissement d’un thesaurus des mots-clefs deviendra nécessaire avec la création du<br />

logiciel qui servira à interroger la base de données).<br />

Dans la constitution de cette banque de données, il faudra procéder par tranches et<br />

par périodes successives. A. Rocchetti et D. Costineanu distinguent, quant à l’émergence<br />

d’une «littérature roumaine francophone» 25 , trois périodes, à savoir :<br />

- la période pré-moderne (avant le XIXe siècle), la moins représentative et qui<br />

n’excédera pas 1% du total des références comprises dans l’ensemble de la<br />

bibliographie ;<br />

- l’époque moderne (le XIXe siècle), qui devrait représenter environ 40% du total des<br />

références, et<br />

- l’époque contemporaine (le XXe siècle), qui pourrait représenter environ 60% du<br />

total des références enregistrées.


86<br />

Étant donné la nouveauté de l’entreprise et le manque d’expérience des<br />

réalisateurs, la saisie des références pose un certain nombre de problèmes. Il subsiste des<br />

difficultés concernant les modalités concrètes de l’adaptation des bibliographies-papier<br />

en base informatique, des cas de figure que l’on n’avait pas prévus, etc. On ne s’étonnera<br />

donc pas de constater que la pré-maquette de LIROM comporte des imperfections et des<br />

erreurs inhérentes à ce genre d’entreprise, qui n’en est qu’à ses débuts.<br />

5. Conclusion<br />

Par son contenu et par ses objectifs, le projet LIROM est susceptible d’intéresser<br />

en égale mesure les Roumains et les Français. L’étude des relations interculturelles rend<br />

possible une meilleure connaissance réciproque et permet une prise de conscience plus<br />

authentique du rapport identité - altérité. Elle facilite, en même temps, une véritable<br />

interaction culturelle, qui, à notre époque, revêt une importance de tout premier ordre. On<br />

vit, aujoud’hui, sous le signe de l’ouverture et du dialogue, des interférences et des<br />

influences réciproques. L’élaboration de la bibliographie informatisée LIROM s’inscrit<br />

donc dans ce mouvement qui caractérise l’époque actuelle, se situant dans l’espace de<br />

l’intertextualité et de l’interculturalité, mais aussi de l’interdisciplinarité.<br />

La réalisation de la bibliographie électronique LIROM demandera,<br />

indubitablement, un travail long et laborieux, mais dont les résultats seront extrêmement<br />

profitables. Comme toute bibliographie informatisée, donc immatérielle, dématérialisée,<br />

la base de données LIROM constituera un instrument de travail d’une extrême souplesse,<br />

contenant, virtuellement, tous les classements (chronologique, par auteurs, par matières) ;<br />

c’est l’utilisateur qui décidera de la sélection et de l’ordre des références qui seront<br />

affichées sur l’écran de l’ordinateur.<br />

La bibliographie informatisée LIROM pourra servir à des recherches en<br />

littérature comparée (auteurs, motifs, thèmes, etc.), facilitant en même temps une<br />

meilleure connaissance de la littérature roumaine, à travers les oeuvres originellement<br />

écrites en français par des écrivains roumains. Pour les chercheurs roumains le<br />

programme LIROM pourrait être un des instruments de la réinsertion de la littérature de<br />

l’exil dans la littérature roumaine, ou, en d’autres termes, de cette réunification spirituelle<br />

de la littérature roumaine dont parlait Eugen Simion 26 .<br />

À partir de la base de données LIROM (édition électronique), on pourrait<br />

envisager la publication de bibliographies sélectives ou thématiques (édition sur papier).<br />

La base de données LIROM pourrait également servir à l’élaboration d’une anthologie<br />

des oeuvres littéraires originellement écrites en français par des écrivains roumains (en<br />

fait, ce projet est en cours de réalisation à l’Université de Timişoara), ou bien d’une<br />

anthologie des oeuvres les plus représentatives de la littérature roumaine en traduction<br />

française, ainsi qu’à la création de disques compacts (qui peuvent être des disques<br />

multimédia) réunissant toutes les créations françaises d’un auteur roumain. En rappelant<br />

ici les mots du romancier haïtien René Depestre, qui considère la langue française comme<br />

« un lieu d’identités multiples », nous aimerions souligner l’idée que la « roumanité »<br />

trouve bien, elle aussi, une place à l’intérieur de la francophonie. Il ne sera donc pas<br />

dépourvu d’intérêt de mettre en lumière la spécificité des oeuvres roumaines d’expression<br />

française, cette préoccupation pouvant susciter la publication de livres ou d’articles, ou<br />

encore l’élaboration de thèses de doctorat et de mémoires de licence 27 . Dans cette


87<br />

perspective aussi, la base de données bibliographique LIROM sera d’une utilité<br />

indiscutable.<br />

NOTES<br />

1 «Territoire francophone de longue date», pour citer Alvaro Rocchetti et Dragomir Costineanu, « Le projet<br />

Lirom d’inventaire de la littérature roumaine d’expression française », dans L’Europe. Littératures<br />

européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, Hestia / Certel, 1999, p. 145 –152.<br />

2 On peut citer à ce propos le livre de Sultana Craia, Francofonie şi francofilie la români, Ed. Demiurg,<br />

1995.<br />

3 Mircea Martin, dans Euresis. Cahiers roumains d’études littéraires, n os 1-2, Bucarest, 1993 (Argument, p.<br />

6).<br />

4 Dans la revue Secolul XX, n os 1-2-3, Bucureşti, 1995 (Argument).<br />

5 Dans Euresis. Cahiers roumains d’études littéraires, n os 1-2, Bucarest, 1993 (Argument, p. 6).<br />

6 « Le programme LIROM (Bibliographie des écrivains roumains d’expression française). Les précurseurs<br />

», texte publié dans La place du français sur les autoroutes de l’information / La Roumanie et la<br />

francophonie, Actes de la XVIe Biennale de la langue française, Paris, 1996, p. 134-146 (en collaboration<br />

avec Ecaterina Grün).<br />

7 M. Kogălniceanu, Histoire de la Valachie, de la Moldavie et des Valaques transdanubiens, Berlin,<br />

Librairie de B.Behr, 1837 ; Xavier Marmier, Du Rhin au Nil – Tyrol - Hongrie – Provinces danubiennes –<br />

Syrie – Palestine – Egypte, Paris, Arthus Bertrand, 1846 ; J.-M. Quérard, La Roumanie : Moldavie,<br />

Valachie et Transylvanie (Ancienne Dacie) – La Serbie, le Monténégro et La Bosnie. Essai de bibliothèque<br />

française historique de ces Principautés. Extrait du journal le Quérard, Paris, Librairie A. Franck, 1957,<br />

apud N. Georgescu-Tistu, Bibliografia literară română, Bucureşti, Imprimeria Naţională, 1932.<br />

8 Georges Bengesco, Bibliographie franco-roumaine depuis le commencement du XIXe siècle jusqu’à nos<br />

jours, tome I, première édition, Bruxelles, Paul Lacomblez, 1895 ; deuxième édition, Paris, Ernest Leroux,<br />

1907 (le projet du tome II n’a pas pu être réalisé). G. Bengesco est aussi l’auteur d’une bibliographie des<br />

oeuvres de Voltaire, ouvrage couronné par l’Académie Française.<br />

9 Alexandre et Getta Hélène Rally, Bibliographie franco-roumaine, Première partie, tome I : Les oeuvres<br />

françaises des auteurs roumains, tome II : Les oeuvres françaises relatives à la Roumanie, Paris, Librairie<br />

Ernest Leroux, 1930. La deuxième partie de l’ouvrage, qui aurait dû être consacrée aux publications<br />

périodiques, n’a pas été réalisée.<br />

10 Dans l’avant-propos du livre intitulé Les Banques de données littéraires, comparatistes et francophones,<br />

textes réunis par Alain Vuillemin, Limoges, PULIM, 1993.<br />

11 L’Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue française est « l’opérateur<br />

privilégié du Sommet francophone pour l’enseignement supérieur et la recherche, dont elle met en oeuvre<br />

les programmes à travers l’Université des Réseaux d’Expression Française » (cf. A. Vuillemin).<br />

12 Jean-Louis Joubert, « Le réseau “Littératures francophones” de l’UREF et la recherche bibliographique<br />

», dans Les Banques de données littéraires, comparatistes et francophones, textes réunis par Alain<br />

Vuillemin, Limoges, PULIM, 1993, p.20.<br />

13 Jean-Louis Joubert, ibid.<br />

14 Ibid., p. 30. Pour les détails concernant ce projet, voir Alain VUILLEMIN, « Du disque “Orphée” au<br />

centre serveur “Orphée” ; les projets bibliographiques du réseau des “Littératures francophones” de<br />

l’AUPELF-UREF », dans La revue de l’EPI, Paris, EPI, n° 74, 1994.<br />

15 Cf. A. Vuillemin, Le projet ORPHEE (Europe centrale et orientale).<br />

16 Dans un livre intitulé De Sicambra à Sans-Souci, publié en 1943; cité par le professeur Jenö Farkas, de<br />

l’Université de Budapest, responsable du projet LITHUN.<br />

17 La réalisation de LIROM marque, actuellement, un temps d’arrêt, dû à certaines difficultés liées au<br />

financement du projet.<br />

18 Dans l’article cité, p.151.


88<br />

19 Lors d’une Journée d’études sur Littérature comparée, littératures européennes et nouvelles<br />

technologies, dans le cadre du Colloque sur l’Europe. Nous y avons présenté la communication intitulée<br />

Le projet LIROM - de la théorie à la pratique (voir le texte publié dans L’Europe. Littératures<br />

européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, textes réunis par Pierre Brunel et Alain<br />

Vuillemin, Hestia / Certel, 1999) .<br />

20 C’est le cas, par exemple, de Monsieur Ion Iliescu, ancien professeur à l’Université de Timişoara,<br />

bibliophile réputé, possesseur d'une bibliothèque extrêmement riche. En octobre 1995, il a organisé, en<br />

collaboration avec le Centre Culturel Français de Timişoara, une exposition du plus grand intérêt intitulée<br />

Richesses des échanges culturels franco-roumains des XIXe et XXe siècles.<br />

21 «Récupéré» tardivement par la France (cf. A.Rocchetti et D. Costineanu).<br />

22 Pour établir des critères de sélection plus sûrs, et pour mieux préciser le sens que l’on donnera aux<br />

termes écrivain et littérature, nous avons choisi de nous appuyer sur un ouvrage qui peut faire référence, à<br />

savoir Dicţionarul scriitorilor români, A-C (coordonnateurs Mircea Zaciu, Marian Papahagi, Aurel Sasu),<br />

Editura Fondaţiei Culturale Române, Bucureşti, 1995 ; D-L, 1998.<br />

23 Pour les oeuvres du passé, il faudrait tenir compte de l’intention des auteurs et de l’influence que certains<br />

ouvrages ont pu avoir sur le développement de la culture roumaine au moment où ils ont été écrits. Des<br />

bibliographes traditionnels tels que Georges Bengescu (op.cit.) ou Alexandre et Getta Hélène Rally (op.cit.)<br />

ont recensé même des ouvrages à caractère assez technique, mais qui pouvaient constituer des témoignages<br />

significatifs des relations culturelles entre la Roumanie et la France, de l’influence extraordinaire que la<br />

culture française a eue en Roumanie.<br />

24 On peut signaler, à ce propos, deux ouvrages publiés par des chercheurs roumains et faisant état de tous<br />

les textes - littéraires et scientifiques - écrits par des Roumains et traduits dans différentes langues (parmi<br />

lesquelles le français figure en première place), à savoir : V. Nedelcovici, E. Popescu, C. Protopopescu,<br />

Cartea românească în lume. Bibliografie, 1945-1972, Bucureşti, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1975,<br />

et C. Crişan, V. Crăciun, Literatura română în lume. Eseu asupra biografiei externe a literaturii române,<br />

Bucureşti, Ed. Meridiane, 1969. On voit donc qu’il reste énormément de choses à faire en vue de couvrir<br />

aussi les trente dernières années.<br />

25 Dans l’article cité, p. 150-151.<br />

26 « Un processus nécessaire: la réunification spirituelle de la littérature roumaine », dans Euresis. Cahiers<br />

roumains d’études littéraires, 1-2, Bucarest, 1993, p.160-163.<br />

27 On peut signaler, par exemple, l’article d’Ecaterina Grün intitulé « La littérature roumaine d’expression<br />

française» (publié dans L’Europe. Littératures européennes, littératures comparées et nouvelles<br />

technologies, textes réunis par P.Brunel et A.Vuillemin, Hestia / CERTEL, 1999, p.161-170), qui se<br />

propose de déceler ce que la littérature roumaine d’expression française a pu apporter d’original à la culture<br />

roumaine, française et européenne. Ecaterina Grün prépare d’ailleurs, sous la direction des professeurs<br />

Livius Ciocârlie et Alain Vuillemin, une thèse de doctorat intitulée Orientations européennes chez<br />

quelques écrivains roumains d’expression française : Tristan Tzara, Benjamin Fondane et Ilarie Voronca.<br />

À l’Université de l’Ouest de Timişoara, nous avons dirigé un mémoire de licence intitulé Oeuvres<br />

roumaines traduites en français dans les publications périodiques (Revue Roumaine, 1982 et 1988)<br />

soutenu en 1997 par Delia Grozăvescu-Weil, qui utilise le masque de saisie ORPHÉE.


89<br />

MARGARETA GYURCSIK<br />

Docteur ès lettres. Professeur à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en<br />

littératures française et francophones.<br />

Maria ŢENCHEA<br />

Docteur ès lettres. Professeur à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en<br />

linguistique française et en traductologie.<br />

ELENA GHIŢĂ<br />

Docteur ès lettres. Maître de conférences à l’Université de l’Ouest, Timişoara.<br />

Recherches en littérature française et en traductologie.<br />

FLORIN OCHIANĂ<br />

Maître-assistant à l’Université de l’Ouest, Timişoara. Recherches en littératures française et<br />

francophones.

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