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des personnages de l'histoire et je partageais donc les aventures de l'animal.<br />
Le seul problème était que mon nom avait été orthographié Brain<br />
(cerveau) dans tout le livre, ce qui suscitait l'image curieuse d'une girafe<br />
chevauchée par un cerveau. Je ne pense pas que mon père se soit jamais<br />
rendu compte de cette erreur.<br />
C'était symbolique de la manière dont il s'était toujours occupé de<br />
moi, ou plutôt dont il ne s'était jamais occupé de moi. J'étais le cadet de<br />
ses soucis. Ses marques d'attention consistaient à plier une ceinture en<br />
deux et à la faire bruyamment claquer sur mon postérieur. Quand il rentrait<br />
du travail et que je traînais dans ses pieds, il trouvait toujours une<br />
excuse — la pelouse à tondre ou le lave-vaisselle à vider — pour m'engueuler.<br />
J'ai donc appris très vite à paraître toujours sérieux et occupé<br />
lorsqu'il rentrait. Ma mère mettait ses violents accès de colère sur le<br />
compte des séquelles d'un stress post-traumatique dû à la guerre du Vietnam,<br />
ce qui expliquait qu'il se réveillait au milieu de la nuit en hurlant<br />
et en cognant sur tout ce qui lui tombait sous la main. Adolescent, quand<br />
je ramenais des copains à la maison, il leur demandait à chaque fois :<br />
« As-tu déjà sucé une bite plus douce que la mienne ? » C'était une question<br />
piège : qu'ils répondent oui ou non, ils finissaient toujours avec sa<br />
bite dans leur bouche, au moins de façon allégorique.<br />
De temps en temps, mon père me promettait de m'emmener me promener,<br />
mais le plus souvent il avait un travail urgent à régler à la dernière<br />
minute. Nous n'avons fait des choses ensemble qu'en de très rares occasions.<br />
En général, il m'emmenait sur sa moto dans une mine à ciel ouvert<br />
près de la maison, où il m'apprenait à tirer avec un fusil qu'il avait récupéré<br />
sur le cadavre d'un soldat vietcong. J'ai hérité du don de visée de<br />
mon père, ce qui m'a bien servi pour tirer sur les animaux avec une carabine<br />
à air comprimé ou pour lancer des pierres sur les flics. J'ai également<br />
hérité de son mauvais caractère (je me mets facilement en rogne),<br />
d'une ambition à toute épreuve que seuls des balles ou des gros bras peuvent<br />
arrêter, d'un sens de l'humour acéré, d'un appétit insatiable pour les<br />
tétons, ainsi que d'un rythme cardiaque irrégulier qu'une forte consommation<br />
de drogues n'a pas arrangé.<br />
Je n'ai jamais voulu reconnaître que j'avais autant de choses en commun<br />
avec mon père. J'avais passé la majorité de mon enfance et de mon<br />
adolescence à avoir peur de lui. Il me menaçait sans arrêt de me foutre<br />
dehors et n'oubliait jamais de me rappeler que j'étais inutile et que je<br />
n'arriverais jamais à rien. Par conséquent, j'ai grandi dans les jupes de<br />
ma mère. Elle me pourrissait et je ne lui en étais pas reconnaissant. Pour<br />
être sûre que je me cramponne bien à elle, afin de me garder à la maison<br />
et de s'occuper de moi, ma mère essayait de me convaincre que j'étais<br />
plus maladif qu'en réalité. Lorsque j'ai commencé à avoir de l'acné, elle<br />
m'a affirmé que je faisais une allergie au blanc d'œuf (qui lui donnaient<br />
de l'urticaire) et je l'ai longtemps crue. Elle voulait que je sois comme<br />
elle, que je sois dépendant d'elle pour que je ne la quitte jamais. Lorsque<br />
j'ai fini par le faire à l'âge de vingt-deux ans, elle allait s'asseoir tous les<br />
jours dans ma chambre et pleurait, jusqu'à ce qu'un soir elle ait cru voir<br />
la silhouette de Jésus dans l'encadrement de la porte. Grâce à cette vision,<br />
elle s'est dit que j'étais protégé, a cessé de se lamenter et s'est mise à traiter<br />
comme des animaux de compagnie les rats dont elle était censée nourrir<br />
mon serpent. Pour exprimer son côté surprotecteur, elle m'a remplacé<br />
par le plus souffreteux des rats qu'elle a appelé Marilyn et elle est même<br />
allée jusqu'à ranimer le rongeur en lui faisant du bouche à bouche, puis<br />
en le gardant dans une grossière tente à oxygène en film alimentaire pour<br />
prolonger ses jours.<br />
Lorsque l'on est enfant, tout ce qui se passe dans sa famille paraît normal.<br />
Mais lorsque la puberté arrive, le phénomène s'inverse et on remet<br />
en question ce qu'on a accepté. En troisième, j'ai commencé à me sentir<br />
de plus en plus isolé, je n'avais pas d'ami et je ressentais une terrible frustration<br />
sexuelle. J'avais pris l'habitude de m'asseoir à ma table dans la<br />
salle de classe et de me taillader l'avant-bras avec un couteau de poche.<br />
(J'ai encore des dizaines de cicatrices sous mes tatouages.) La plupart du<br />
temps, je me fichais totalement d'être bon à l'école. Lorsque les cours<br />
étaient terminés, j'apprenais à m'évader dans mon monde, ce qui consistait<br />
surtout à faire des jeux de rôles, à lire des bouquins comme la bio de<br />
Jim Morrison, Personne ne sortira d'ici vivant, à écrire des nouvelles, des<br />
poèmes macabres et à écouter des disques. Je commençais à apprécier la<br />
musique comme s'il s'agissait d'une potion magique menant<br />
dans un univers où je serais accepté, un monde<br />
sans règles ni jugement.<br />
Ma mère est la personne qui a dû supporter<br />
le plus lourdement ma frustration.<br />
Les crises venimeuses que je piquais contre<br />
elle, je les tenais peut-être aussi de mon<br />
père. Mes parents n'arrêtaient pas de<br />
s'engueuler parce que mon père l'accusait<br />
de le tromper avec un ex-flic devenu<br />
détective privé. Mon père avait toujours<br />
été d'un caractère soupçonneux et n'est<br />
jamais arrivé à se débarrasser d'une jalousie<br />
maladive, même vis-à-vis de Dick Reed, le<br />
premier petit ami de ma mère, un type efflanqué<br />
dont mon père avait botté le cul le jour où il avait<br />
MAMAN<br />
rencontré ma mère à l'âge de quinze ans. Une de