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J'ai toujours pensé que l'être humain est intelligent et que les gens,<br />
eux, sont stupides. Et peu de chose le confirme autant que les guerres,<br />
les religions organisées, la bureaucratie, le lycée, là où la majorité décide<br />
impitoyablement. Lorsque je repense à mes premiers jours là-bas, je me<br />
rappelle un sentiment d'insécurité et de doute si écrasant<br />
qu'un simple bouton d'acné était capable<br />
de faire basculer ma vie.<br />
Ce dernier soir à Canton, j'ai compris<br />
que Brian Warner était en train de mourir.<br />
On me donnait une chance de<br />
renaître, dans un nouvel endroit, pour<br />
le meilleur ou pour le pire. Mais je<br />
n'arrivais pas à savoir si le lycée<br />
m'avait dépravé ou éclairé. Peut-être<br />
les deux à la fois, peut-être que dépravation<br />
et lumière sont inséparables.<br />
L'INTRONISATION DU VER<br />
Dès ma deuxième semaine de lycée, je savais que<br />
j'étais condamné. Non seulement je commençais la première avec deux<br />
mois de retard, alors que la plupart des groupes de copains s'étaient formés,<br />
mais après mon huitième jour de classe j'ai fait une allergie à un<br />
antibiotique contre la grippe. Mes mains et mes pieds gonflaient comme<br />
des ballons, des plaques rouges apparaissaient sur mon cou, j'avais du<br />
mal à respirer à cause d'une inflammation des poumons. Les médecins<br />
m'ont dit que j'aurais pu en mourir.<br />
À ce moment-là, à l'école, je m'étais fait une amie et un ennemi. L'amie<br />
s'appelait Jennifer : elle était mignonne, malgré son visage allongé comme<br />
celui d'un poisson et ses lèvres naturellement grosses mais gonflées par<br />
un appareil orthodontique. Je l'avais rencontrée dans le bus et elle est<br />
devenue ma première petite amie. Mon ennemi était John Crowell,<br />
l'exemple même du banlieusard décontracté. C'était un type gros et trapu,<br />
toujours épuisé, vêtu d'une veste en toile, d'un T-shirt d'Iron Maiden et<br />
d'un jean. Son entrejambe avait une couleur plus pâle, sans doute parce<br />
que son jean était trop serré. Lorsqu'il passait dans les couloirs, les autres<br />
mômes se montaient les uns sur les autres pour ne pas croiser son chemin.<br />
Il se trouvait également qu'il était l'ex-petit ami de Jennifer, ce qui<br />
m'avait propulsé en première position sur la liste de ceux à qui il avait<br />
envie de casser la figure.<br />
Au cours de ma première semaine d'hôpital, Jennifer est venue me<br />
voir presque tous les jours. Je l'ai persuadée d'aller dans la penderie (il y<br />
faisait sombre et elle ne pouvait donc pas voir mes plaques), et je l'ai pelotée<br />
sans problème. Jusque-là, je n'avais jamais été très loin avec les filles.<br />
Il y avait eu Jill Tucker, une blonde, fille de pasteur, aux pauvres dents de<br />
travers : je l'avais embrassée sur le terrain de jeu de l'école religieuse.<br />
Mais j'étais en CM2. Trois ans plus tard, j'étais tombé fou amoureux de<br />
Michelle Gill, une jolie fille aux doux cheveux châtains : elle avait un<br />
petit nez plat et une bouche très large qui a dû certainement tailler des<br />
pipes de très bonne qualité au lycée. Mais mes chances avec elle se sont<br />
évanouies pendant une marche organisée par l'école pour collecter des<br />
fonds, au cours de laquelle elle a essayé de m'apprendre à rouler des<br />
patins. Je n'en ai compris ni le but ni la technique, ce qui m'a valu de<br />
devenir la risée de toute l'école.<br />
Malgré mon manque total d'expérience, j'étais déterminé à perdre ma<br />
virginité, dans ce placard, avec Jennifer. Or, j'avais beau essayer, elle m'a<br />
seulement laissé tripoter sa poitrine plate. La semaine suivante, elle en a<br />
eu marre et m'a jeté.<br />
À ce moment de ma vie, les hôpitaux et les expériences ratées avec les<br />
filles, la sexualité et mes parties génitales m'étaient totalement familiers.<br />
Lorsque j'avais quatre ans, ma mère m'avait emmené à l'hôpital pour faire<br />
agrandir mon urètre parce qu'il n'était pas assez large pour que je puisse<br />
pisser normalement. Je n'oublierai jamais cela : le médecin a pris une longue<br />
mèche coupante très affilée et l'a plantée au bout de ma bite. Après ça,<br />
pendant des mois, j'ai eu l'impression de pisser des lames de rasoir.<br />
Mes années de primaire ont été gâchées par une pneumonie qui m'a<br />
obligé à faire trois longs séjours à l'hôpital. En troisième, je me suis à nouveau<br />
retrouvé à l'hôpital. Ayant décidé de retourner sur la piste de skate<br />
après une longue absence, j'avais empenné mes cheveux, enfilé ma boucle<br />
de ceinturon à l'effigie de ELO et passé une chemise boutonnée rosé. Une<br />
fille avec un gros nez, des cheveux frisottés et un rimmel bien épais, m'a<br />
demandé de faire du skate avec elle : je me souviens de son visage, mais<br />
son nom... À la fin, un grand Noir avec des lunettes épaisses, connu dans<br />
le quartier sous le nom de Frog, s'est approché de nous. Il l'a poussée sur<br />
le côté et, sans dire un mot, m'a violemment balancé son poing dans la<br />
figure. Je me suis écroulé, il m'a regardé de haut et a craché : « C'est MA<br />
petite amie. » Étourdi, je suis resté assis là, la bouche en sang, les dents de<br />
devant suspendues au filet rouge me barrant les gencives.<br />
Je n'aimais même pas cette fille et elle a failli me coûter ma carrière<br />
de chanteur. Aux urgences, ils m'ont dit que les dégâts étaient définitifs.<br />
Encore aujourd'hui, je souffre toujours d'un syndrome algo-dysfonctionnel<br />
de l'axe temporo-mandibulaire, un trouble qui provoque des maux<br />
de tête et rend la mâchoire raide et douloureuse. Le stress et les drogues<br />
n'arrangent pas l'affaire.