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tais assis, muet, exclu : devais-je lui en vouloir à elle ou à mes parents de<br />

m'avoir élevé au sein de l'Église épiscopalienne ?<br />

Mon humiliation était à son comble au cours des conférences du vendredi<br />

: des invités venaient nous expliquer qu'ils avaient été prostitués,<br />

junkies et adeptes de la magie noire jusqu'à ce qu'ils rencontrent Dieu et<br />

choisissent de suivre Son droit chemin pour renaître à la vie. On aurait<br />

dit un meeting des Satanistes Anonymes. Lorsqu'ils avaient terminé, tout<br />

le monde devait baisser la tête et prier. Le pasteur raté qui animait la<br />

réunion demandait à ceux qui n'avaient pas réussi à renaître de venir sur<br />

l'estrade et de se tenir par la main pour être sauvés. À chaque fois, je<br />

savais que j'aurais dû y aller, mais j'étais trop pétrifié pour me retrouver<br />

sur l'estrade devant toute l'école et, bien sûr, trop embêté pour admettre<br />

que moralement, spirituellement et religieusement, j'étais en retard sur<br />

tous les autres.<br />

Le seul endroit où j'excellais, c'était au skate-park, bien que ce soit<br />

devenu très vite inextricablement apocalyptique. Mon rêve était de devenir<br />

champion de patin à roulettes, et pour y arriver j'avais harcelé mes<br />

parents afin qu'ils gaspillent dans des patins professionnels, qui valaient<br />

plus de 400 dollars, l'argent qu'ils avaient mis de côté pour partir en<br />

week-end. Ma partenaire s'appelait Lisa, une fille maladive, perpétuellement<br />

congestionnée, mais néanmoins l'un de mes premiers grands<br />

béguins. Elle venait d'une famille stricte et croyante. Sa mère était l'une<br />

des secrétaires du révérend Ernest Angley, un des plus célèbres guérisseurs<br />

télévangélistes à l'époque. Nos pseudo-rendez-vous après les entraînements<br />

consistaient généralement à se suicider à la fontaine à soda du<br />

skate-park — mélanges décolorés de Coca, de Seven-Up, de Sunkist et<br />

de différentes boissons gazeuses — pour finir par un crochet à l'église<br />

ultra-opulente du révérend Angley.<br />

Le révérend était l'une des personnes les plus effrayantes que j'aie<br />

jamais rencontrées : ses dents parfaitement alignées brillaient comme des<br />

carreaux de salle de bains, une moumoute était ramassée sur le haut de<br />

son crâne tel un chapeau fabriqué avec des cheveux mouillés récupérés<br />

dans la canalisation d'une baignoire ; il portait toujours un costume bleu<br />

pastel et une cravate vert menthe. Chez lui, tout puait l'artificiel : de son<br />

apparence siliconée et manucurée à son nom supposé évoquer l'expression<br />

« l'ange sérieux ».<br />

Chaque semaine, il faisait venir sur l'estrade des personnes souffrant<br />

de divers handicaps et, apparemment, les guérissait devant des millions<br />

de téléspectateurs. Il pointait son doigt vers l'oreille d'un sourd ou l'œil<br />

d'un aveugle, en hurlant « Que les esprits du Diable sortent de toi » ou<br />

« Parle, bébé », puis il agitait le doigt jusqu'à ce que la personne sur<br />

l'estrade s'évanouisse. Ses sermons ressemblaient à ceux de l'école : le<br />

révérend nous brossait un horrible tableau de l'apocalypse toute proche<br />

— la différence étant qu'ici les gens hurlaient, tombaient dans les pommes<br />

et s'exprimaient dans des langues inconnues autour de moi. À ce moment<br />

de l'office, tous lançaient de l'argent sur l'estrade. Des centaines de pièces<br />

de 25 cents pleuvaient, ainsi que des dollars d'argent et des liasses de<br />

billets tandis que le révérend continuait à témoigner sur les limbes et l'ire<br />

divine. Il vendait des lithographies numérotées accrochées aux murs de<br />

l'église. Ce n'étaient que des scènes macabres : par exemple, les quatre<br />

Cavaliers de l'Apocalypse traversant une petite ville pas très différente<br />

de Canton au coucher du soleil et laissant derrière eux une traînée de<br />

gorges tranchées.<br />

Les services duraient entre trois et cinq heures. Si je m'endormais,<br />

j'étais puni et emmené dans une pièce à part dans laquelle se tenaient des<br />

séminaires spéciaux pour les jeunes. Et là, devant une douzaine d'autres<br />

jeunes, ils critiquaient sévèrement le sexe, les drogues, le rock et le monde<br />

matériel jusqu'à en vomir. Cela ressemblait à un lavage de cerveau : nous<br />

étions épuisés et ils ne nous donnaient rien à manger pour nous fragiliser<br />

en nous affamant.<br />

Lisa et sa mère étaient entièrement dévouées à cette église. En grande<br />

partie parce que Lisa était née à moitié sourde et que, paraît-il, au cours<br />

d'un service, le révérend aurait pointé son doigt en direction de son oreille<br />

et lui aurait permis de recouvrer l'ouïe. Parce qu'elle était pratiquante et<br />

que sa fille avait guéri grâce à un miracle de Dieu, la mère de Lisa se montrait<br />

toujours condescendante envers moi, comme si elle et sa famille<br />

étaient meilleures et plus vertueuses. À chaque fois qu'elles me raccompagnaient<br />

chez moi après le service, j'imaginais que la mère de Lisa l'obligeait<br />

à se laver les mains sous prétexte qu'elles avaient touché les miennes.<br />

J'étais toujours abattu par ces séances, mais j'allais malgré tout à l'église<br />

avec elles, car c'était pour moi la seule occasion de voir Lisa en dehors<br />

de la piste de skate.<br />

Cependant, notre relation a tourné court. Il arrive parfois qu'un événement<br />

change définitivement l'opinion que vous pouvez avoir sur quelqu'un<br />

et détruise l'idéal que vous avez bâti autour de cette personne, vous<br />

obligeant ainsi à voir la créature faillible et humaine qu'elle est réellement.<br />

C'est ce qui s'est passé un jour où elle me raccompagnait chez moi<br />

après l'église. Nous étions écroulés sur le siège arrière de la voiture de sa<br />

mère et Lisa se moquait de ma maigreur : j'ai alors mis ma main sur sa<br />

bouche pour la faire taire. En éclatant de rire, elle a rejeté dans ma main<br />

une boulette d'une épaisse morve vert citron. Je n'en croyais pas mes<br />

yeux. Et, encore plus répugnant, lorsque j'ai retiré ma main un long fil<br />

de cette matière est resté accroché entre mes doigts et sur son visage<br />

comme un bonbon à la pomme. Lisa, sa mère et moi étions tous les trois

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