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LA<br />
fin du monde n'a pas<br />
eu lieu à la date prévue.<br />
À l'Héritage Christian School,<br />
chaque vendredi, pendant les<br />
séminaires, on m'avait fait croire<br />
que tous les signes étaient<br />
réunis. « Vous saurez que la<br />
bête va jaillir lorsque vous<br />
entendrez ses dents grincer »,<br />
assenait Mlle Price de sa voix la<br />
plus sévère, la plus menaçante à<br />
des rangées de sixièmes tremblotants.<br />
« Et tous, enfants comme<br />
parents, tous souffriront. Et ceux qui ne<br />
ront pas la marque, le chiffre de leur nom,<br />
seront décapités devant leurs familles et leurs voisins. »<br />
À cet instant, Mlle Price s'arrêtait pour plonger dans sa pile de fiches<br />
sur l'apocalypse et brandissait une photocopie agrandie d'un code barres<br />
dont le chiffre avait été trafiqué de manière qu'on lise 666. C'est comme<br />
ça que nous avons appris que l'apocalypse était au coin de la rue : le code<br />
barres était la marque de la bête dont il est question dans l'Apocalypse ;<br />
c'était ce que l'on nous apprenait, et les machines pour les lire, installées<br />
dans les supermarchés, allaient être utilisées pour contrôler le cerveau<br />
des gens. Bientôt, prévenaient-ils, ce code satanique allait remplacer<br />
l'argent et tout le monde serait obligé d'avoir la marque de la bête sur la<br />
main pour acheter quoi que ce soit.<br />
« Si vous reniez le Christ, continuait Mlle Price, et portez ce tatouage<br />
sur la main ou sur le front, vous aurez le droit de vivre. Par contre, vous<br />
perdrez... » À ce moment précis, elle brandissait une carte montrant le<br />
Christ descendant des cieux... « la vie éternelle. »<br />
Lors des autres séminaires, elle avait une coupure de journal donnant<br />
tous les détails de la vie de John Hinckley Jr, celui-là même qui venait de<br />
tenter d'assassiner Ronald Wilson Reagan. Elle la brandissait en lisant le<br />
verset 13 de l'Apocalypse : « C'est ici qu'il faut de la finesse ! Que l'homme<br />
doué d'esprit calcule le chiffre de la Bête, c'est un chiffre d'homme : son<br />
chiffre, c'est 666. » Le fait est qu'il y a six lettres dans les deux prénoms<br />
et dans le nom de famille de Reagan : signe supplémentaire que la fin du<br />
monde allait arriver, que l'Antéchrist était bien parmi nous, que nous<br />
devions nous préparer à la venue du Christ et à l'extase. Mes professeurs<br />
expliquaient cela, non pas comme une opinion sujette à interprétation,<br />
mais comme une évidence décrétée par la Bible. Ils n'avaient besoin d'aucune<br />
preuve, et savourer à l'avance l'imminence de l'apocalypse les faisait<br />
quasiment jubiler, car ils allaient être sauvés... morts, mais aux cieux,<br />
libérés de toute souffrance.<br />
C'est à cette époque que j'ai commencé à faire des cauchemars, cauchemars<br />
qui n'ont jamais cessé depuis. J'étais totalement terrifié par l'idée<br />
de la fin du monde et par l'Antéchrist. C'était devenu une véritable obsession<br />
et je commençais à regarder des films comme L'Exorciste et La Malédiction,<br />
à lire des livres comme Les Prophéties de Nostradamus, 1984 de<br />
George Orwell et la novélisation du film Un mendiant dans la nuit, qui<br />
décrit à grand renfort de détails des gens dont on coupait la tête parce<br />
qu'ils n'avaient pas de tatouage 666 sur le front. Tout cela se mélangeait<br />
avec les harangues hebdomadaires à l'école chrétienne et, du coup, l'apocalypse<br />
m'apparaissait si réelle, si palpable, si proche que j'étais constamment<br />
hanté par des rêves et des angoisses : que se passerait-il si je découvrais<br />
qui était l'Antéchrist ? Faudrait-il que je risque ma vie pour sauver<br />
celle des autres ? Et si j'avais déjà la marque de la Bête sur ma peau, là<br />
où je ne pouvais pas voir, par exemple sous mon cuir chevelu ou sur mon<br />
cul ? Et si l'Antéchrist c'était moi ? Je vivais dans la peur et la confusion,<br />
car à l'époque, même sans l'influence de l'école chrétienne, ma puberté<br />
provoquait quelques bouleversements.<br />
La preuve : malgré les cours terrifiants pendant lesquels Mlle Price<br />
nous détaillait l'inéluctable fin du monde, je lui trouvais quelque chose<br />
de sexy. En la regardant dominer la classe comme un chat siamois, ses<br />
lèvres faisant une légère moue, ses cheveux parfaitement coiffés, ses chemisiers<br />
en soie dissimulant un corps bandant et une démarche qui donnait<br />
envie de la baiser : je pourrais dire qu'il y avait quelque chose de<br />
vivant, d'humain et de passionné qui n'attendait que d'exploser sous la<br />
façade chrétienne refoulée. Je la hais pour m'avoir fait faire des cauchemars<br />
tout au long de mon adolescence. Mais je pense que je la hais encore<br />
plus pour les nombreuses pollutions nocturnes qu'elle a provoquées.<br />
Je faisais partie de l'Église épiscopalienne qui, au fond, est une version<br />
light du catholicisme (mêmes grands dogmes, certaines règles en<br />
moins), et l'école n'était pas confessionnelle. Mais cela n'arrêtait pas<br />
Mlle Price. Parfois, elle débutait ses cours d'instruction religieuse en<br />
demandant : « Y a-t-il des catholiques dans la salle ? » Lorsque personne<br />
ne répondait, elle critiquait violemment les catholiques et les épiscopaliens<br />
; dans son cours, elle expliquait qu'ils interprétaient mal la Bible et<br />
vénéraient de fausses idoles en priant le pape et la Vierge Marie. Je res