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s'époumonait en vain : « Chad ! Brian ! Finissez vos assiettes ! » Cet<br />
après-midi-là, on a eu de la chance qu'elle se contente de crier. D'habitude,<br />
si elle nous attrapait à voler de la nourriture, à répondre avec insolence<br />
ou à tirer au flanc, elle nous obligeait à nous mettre à genoux sur<br />
un manche à balai, dans la cuisine, entre un quart d'heure et une heure.<br />
Bref, nous en ressortions avec les genoux continuellement couverts de<br />
bleus et de croûtes.<br />
Chad et moi, nous travaillions promptement et en silence : nous savions<br />
ce que nous avions à faire. Nous avons ramassé un tournevis rouillé qui<br />
traînait par terre ; en faisant levier, nous avons suffisamment ouvert le<br />
tiroir pour y jeter un coup d'œil. En premier, nous avons aperçu de la cellophane<br />
: une masse incroyable de cellophane enveloppant quelque chose.<br />
Impossible de voir quoi. Chad a enfoncé le tournevis plus profondément<br />
dans le tiroir. Il y avait des cheveux, de la dentelle. Il a poussé encore plus<br />
fort, pendant que je tirais le tiroir vers moi jusqu'à ce que celui-ci cède.<br />
Et là, nous sommes tombés sur des bustiers, des soutiens-gorge, des<br />
jupons, des culottes, plusieurs perruques de femme aux cheveux raides,<br />
emmêlés et mouchetés. Puis nous avons commencé à déballer la cellophane,<br />
mais dès que nous avons aperçu ce qu'elle cachait, nous avons<br />
jeté le tout par terre. Aucun de nous n'osait y toucher. Il y avait là une<br />
collection de godemichés surmontés par des mini-pompes aspirantes.<br />
J'étais jeune, mais ils me paraissaient d'une taille monstrueuse. De plus,<br />
ils étaient recouverts d'une couche visqueuse, durcie et orange foncé.<br />
Comme la gélatine qui recouvre une dinde au fur et à mesure qu'elle cuit.<br />
Nous avons compris beaucoup plus tard qu'il s'agissait de vieille vaseline.<br />
J'ai ordonné à Chad de remballer les godemichés et de les remettre<br />
dans le tiroir. Assez d'exploration pour cette fois. Au moment précis où<br />
nous allions utiliser la force pour remettre le tiroir en place, la poignée<br />
de la cave a tourné. Nous sommes restés tétanisés, mais Chad m'a immédiatement<br />
pris par la main et nous avons plongé sous une table en contreplaqué<br />
sur laquelle mon grand-père avait monté son train électrique. Juste<br />
à temps : nous entendions ses pas en bas de l'escalier. Le sol était jonché<br />
de décorations pour le train, surtout un mélange d'aiguilles de pin et de<br />
fausse neige qui me faisait penser à des beignets saupoudrés de sucre puis<br />
piétines. Les aiguilles de pin nous piquaient les coudes, l'odeur était insupportable<br />
et nous avions du mal à respirer. Grand-père ne semblait avoir<br />
remarqué ni notre présence, ni le tiroir à moitié ouvert. Nous l'entendions<br />
traîner des pieds dans la pièce et tousser par le trou dans sa gorge.<br />
Nous avons écouté un déclic et son train électrique s'est mis à tourner<br />
dans un bruit de ferraille sur les larges voies. Ses chaussures vernies en<br />
cuir noir se sont retrouvées juste devant notre nez. En levant les yeux,<br />
nous ne pouvions pas voir plus haut que ses genoux, mais nous savions<br />
qu'il était assis. Petit à petit, il s'est mis à gratter le sol avec ses pieds<br />
comme si on le secouait violemment sur son siège ; il toussait si fort qu'il<br />
en couvrait le bruit du train. Je suis incapable de trouver les mots pour<br />
décrire le son qui sortait de son inutile larynx. Ça ne m'évoque que le<br />
bruit d'une vieille tondeuse à gazon abandonnée que l'on essaie de faire<br />
redémarrer. Mais provenant d'un être humain, ce bruit semblait monstrueux.<br />
Au bout d'une dizaine de<br />
minutes très inconfortables, une<br />
voix a appelé du haut de l'escalier.<br />
« T'as la chiasse ? » C'était<br />
ma grand-mère et, apparemment,<br />
cela faisait un moment<br />
qu'elle s'époumonait. Le train<br />
s'est arrêté, les pieds aussi.<br />
« Jack, qu'est-ce que tu fabriques<br />
en bas », hurlait-elle.<br />
Agacé, mon grand-père gueulait<br />
au travers de sa trachéo.<br />
« Jack ? Tu pourrais courir chez Heinie ? On n'a plus de soda. »<br />
Encore plus agacé, Grand-père lui a répondu en aboyant. Il est resté<br />
un moment immobile, comme s'il se posait la question de savoir s'il fallait<br />
l'aider ou pas. Puis il s'est lentement levé. Nous étions sauvés, pour<br />
l'instant.<br />
Après avoir fait de notre mieux pour réparer les dommages que nous<br />
avions commis au niveau du tiroir, Chad et moi sommes remontés pour<br />
nous glisser dans l'appentis près du garage, là où nous rangions nos jouets.<br />
Nos jouets ! En fait, il s'agissait de deux carabines à air comprimé. À part<br />
espionner mon grand-père, la maison offrait deux autres distractions : la<br />
première était d'aller dans les bois d'à côté et de tirer sur les animaux.<br />
La seconde était les filles du voisinage avec lesquelles nous voulions coucher,<br />
mais nous avons dû attendre quelques années avant de parvenir à<br />
nos fins.<br />
Nous allions parfois dans le parc municipal, juste derrière les bois,<br />
pour essayer d'abattre les mômes qui jouaient au football. À ce jour, Chad<br />
a toujours un plomb logé sous la peau de sa poitrine ; en effet, quand<br />
nous ne trouvions pas de cible, il nous arrivait de tirer l'un sur l'autre.<br />
Cette fois-là, nous sommes restés près de la maison et avons essayé de<br />
descendre les oiseaux dans les arbres. C'était par pure méchanceté, mais<br />
nous étions jeunes et nous n'en avions rien à foutre. Cet après-midi-là,<br />
j'étais assoiffé de sang : un lapin blanc a eu le malheur de croiser notre