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l'esprit. Brad Stewart — l'homme, pas le junkie — était un être abject,<br />
un type totalement à l'opposé de ce que je voulais être. Il ne contrôlait<br />
pas sa vie. Je pensais être différent, parce que je pouvais arrêter. Mais<br />
pourquoi n'avais-je pas arrêté ? Pourquoi avais-je besoin de drogues pour<br />
travailler, jouer, dormir, pour tout ? Je m'étais toujours dit que c'était très<br />
bien de prendre des drogues, mais qu'être accro ne l'était pas.<br />
Allongé dans mon lit, j'ai cependant réussi à me convaincre que je<br />
n'étais pas Brad Stewart, que je me contrôlais toujours. Cette overdose<br />
ne serait pas une épiphanie ni un signal d'alarme pour remettre de l'ordre.<br />
C'était juste une erreur. Trop de trucs clochaient dans ma vie pour tout<br />
mettre sur le dos des drogues. Cela aurait été trop facile. Les drogues<br />
n'étaient pas la raison du problème, elles n'en étaient que le symptôme.<br />
Antichrist Superstar était devenu un produit de notre imagination, un<br />
conte de fées qui n'avait pas d'autre but que celui de nous faire peur, un<br />
peu comme le père fouettard ou Corey Feldman. Non seulement rien<br />
n'avait été fait, mais tout le monde me disait que c'était faiblard, mal<br />
joué et une pâle imitation de ce que Trent avait déjà fait avec The Downward<br />
Spiral. Et ils avaient peut-être raison. J'avais sans doute trop eu<br />
confiance dans le concept d'Antichrist Superstar. Peut-être que tout le<br />
monde essayait de me sauver de moi-même.<br />
Mais il était possible qu'ils n'aient jamais pris le temps de l'écouter et<br />
d'en comprendre l'idée. L'album qu'ils pensaient que Marilyn Manson<br />
devait faire n'était sans doute pas celui que j'avais en tête. J'avais l'impression<br />
que Trent et moi n'étions pas d'accord sur le disque à faire. Je<br />
voyais essentiellement Antichrist Superstar comme un album pop — bien<br />
qu'intelligent, complexe et sombre. Je voulais faire un album qui ressemblerait<br />
aux classiques avec lesquels j'avais grandi. Trent, quant à lui,<br />
semblait vouloir explorer de nouveaux terrains, en tant que producteur,<br />
en enregistrant de la musique expérimentale, un projet qui allait totalement<br />
à l'inverse de la mélodie, de la cohérence et de la portée que je désirais.<br />
En studio, je m'étais toujours fié à Trent, mais qu'étais-je censé faire<br />
maintenant que nos opinions divergeaient ? Peu importe ce que les autres<br />
disaient, je savais qu'Antichrist Superstar ne ressemblait pas à The Downward<br />
Spiral, qui était le récit de la descente de Trent dans un monde intime<br />
et nombriliste, dans lequel il exprimait ses propres tourments et ses malheurs.<br />
Antichrist Superstar parlait d'utiliser son pouvoir et non pas sa<br />
souffrance, d'expliquer que ce pouvoir peut nous détruire ainsi que ceux<br />
qui nous entourent. Ce qui était en train de m'arriver était un mélange<br />
pervers de deux sortes d'autodestruction. Cela faisait presque quatre mois<br />
et il fallait bien admettre que le résultat se résumait à cinq titres à moitié<br />
enregistrés, des narines bousillées et une facture d'hôpital. Personne<br />
ne semblait se rendre compte que le groupe se désintégrait.<br />
En même temps, jour après jour, Trent se montrait de plus en plus distant,<br />
aussi bien en tant qu'ami que comme producteur, certainement parce<br />
qu'on traînait tellement sur ce projet qu'il n'y croyait plus. Au détour<br />
d'une conversation au début de l'enregistrement du disque, il avait dit<br />
qu'il était impossible de faire un grand disque sans perdre des amis, et à<br />
l'époque je n'avais pas fait attention à cette réflexion. À présent je ne pouvais<br />
que m'en souvenir, car j'étais en train de perdre les trois personnes<br />
qui comptaient le plus pour moi : Missi, Trent et Twiggy. Il ne me restait<br />
plus que ma famille.<br />
À ma sortie de l'hôpital, j'ai réservé une place sur un vol pour Canton,<br />
Ohio, afin d'assister au mariage de Chad. Je me suis toujours senti<br />
responsable de Chad, comme si je l'avais détourné de sa vocation<br />
d'acteur ou de comédien. Je n'avais aucune raison de penser ça, sauf que<br />
je me sentais coupable de m'être échappé de Canton pendant que sa vie<br />
à lui stagnait là-bas. Il s'était lui-même enterré dans la vie d'un Américain<br />
moyen : il était allé au lycée, avait engrossé sa petite amie, et maintenant<br />
il allait l'épouser et être malheureux ou, encore pire, heureux.<br />
Il n'avait pas changé, toujours les dents en avant, le visage couvert de<br />
taches de rousseur, il avait juste un bouc en plus. En lui parlant, je me<br />
suis senti très loin de son univers. Comment aurait-il pu comprendre ce<br />
que ça fait d'être sur scène devant des milliers de personnes qui hurlent<br />
votre nom ? Comprendre ce que signifiait de passer trois nuits blanches<br />
de suite à se défoncer en regardant des gens pisser, chier, se fouetter et<br />
pratiquer le fist-fucking, simplement pour s'amuser ? Comprendre ce que<br />
c'était d'essayer de s'endormir avec la poitrine ensanglantée, tailladée par<br />
des tessons de bouteilles, et la tête fendue par un pied de micro ? On ne<br />
pouvait parler que de banalités : la surprise de son mariage, la robe de<br />
sa femme et l'étrange concept d'avoir des enfants.<br />
Ce mariage a été pour moi la première occasion d'entrer dans une<br />
église depuis que j'étais môme, je me suis senti mal à l'aise tout au long<br />
de la cérémonie. Je portais mon costume noir, une chemise rouge, une<br />
cravate noire et des lunettes noires. Toute l'assistance me jetait un regard<br />
réprobateur. Il n'y avait pas que le prêtre qui me regardait de travers, ma<br />
famille aussi. Tandis qu'ils récitaient pieusement leurs prières et chantaient<br />
hymne après hymne, je les étudiais froidement un par un. Je m'imaginais<br />
en train de descendre l'allée à la place de Chad au bras d'une femme<br />
noire ou d'un homo tout en observant le trouble et la colère qui en résultaient.<br />
Je m'imaginais répondre à la question du prêtre, « Voulez-vous<br />
prendre cette femme pour épouse, jusqu'à ce que la mort vous sépare ? »,<br />
en m'arrosant d'essence avant d'y mettre le feu. Je ne comprenais pas<br />
pour quelle raison j'étais différent des autres. J'avais reçu la même édu-