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Dans le studio, plus personne ne semblait s'intéresser à l'album. Trent<br />
devenait de plus en plus mécontent parce qu'il devait écrire et enregistrer<br />
la suite de The Downward Spinal ; Dave n'était jamais là lorsqu'il<br />
fallait travailler. Ginger ne semblait plus faire partie du groupe, trop<br />
occupé qu'il était à amuser son harem obscène de strip-teaseuses qu'il<br />
avait racolées à côté du studio. Daisy n'était quasiment jamais dans la<br />
cabine. Il passait la plupart de son temps dans l'entrée du studio avec un<br />
casque sur les oreilles, à jouer des riffs de hard rock rebattus qu'il enregistrait<br />
sur son magnétophone quatre-pistes. Lorsqu'il était adolescent,<br />
il n'avait jamais écouté de heavy metal, alors il prenait constamment<br />
ses clichés pour des morceaux originaux. Il jouait sur une vieille Jaguar<br />
— le même modèle que celle de Kurt Cobain — non pas parce qu'elle<br />
avait un bon son, mais parce il l'avait réparée lui-même. Cette guitare<br />
était censée avoir été démolie au cours du tournage du clip de Sweet<br />
Dreams, mais Daisy était fier de l'avoir sauvée. « Qu'est-ce que ça peut<br />
faire si elle ne cesse de faire des larsens, expliquait-il. J'ai passé tellement<br />
de temps à la réparer que ce serait du gâchis de ne pas s'en servir. »<br />
Daisy était tellement excité par les progrès qu'il faisait avec son quatrepistes<br />
qu'il voulait vraiment en sortir quelque chose et enregistrer quelques<br />
riffs sur l'album, peut-être sur Wormboy, le titre auquel il avait le plus<br />
participé. Il est entré dans la salle d'enregistrement, nerveux à l'idée que<br />
Trent s'y trouve. Le reste du groupe tramait autour de la console de<br />
mixage, on surveillait ce qui se passait dans le studio grâce à deux circuits<br />
de télévision internes. Sur l'écran, on voyait Daisy, tout excité, qui<br />
montrait à Trent sa guitare remise à neuf. Trent semblait s'y intéresser.<br />
On a vu Trent attraper la guitare, la mettre sous son bras, grattouiller les<br />
cordes un moment avant de la fracasser impitoyablement contre l'ampli,<br />
la renvoyant au sort qui lui était destiné six mois auparavant. Trent est<br />
sorti de la pièce avec un air détaché, laissant Daisy ébahi pendant un long<br />
moment avant de sortir à son tour, comme une furie, et de passer le reste<br />
de la journée dehors à essayer de comprendre ce qui était arrivé.<br />
On venait de franchir un nouveau cap sur le travail en cours sur Antichrist<br />
Superstar. Après avoir été improductifs, arrivait la phase de destruction.<br />
Les jours suivants, notre première boîte à rythmes est passée<br />
par la fenêtre, on donnait des coups de poing dans les murs de Trent, on<br />
a fracassé le matériel de Twiggy et on a placé le quatre-pistes de Daisy<br />
dans un four à micro-ondes en position maximum, grillant ainsi pour de<br />
bon tout le circuit.<br />
Le 4 juillet, on est restés en studio, histoire de se bourrer la gueule,<br />
pendant que Trent et moi allumions des feux d'artifice qu'on balançait<br />
dans le micro-ondes, avant de jeter les vestiges irradiés dans la rue.<br />
S'est ensuivie la destruction systématique de mes jouets Spawn et d'une<br />
figurine Vénom (l'un des méchants dans la BD Spider Man, qui avait été<br />
retiré du marché parce qu'elle disait : « Je vais vous manger le cerveau »)<br />
— un peu comme les drogues qui étaient en train de nous bousiller. Le<br />
seul fil conducteur de la soirée était de balancer régulièrement des bouteilles<br />
sur Ginger — non pas par franche rigolade, mais parce qu'on lui<br />
en voulait d'avoir trouvé un semblant de bonheur avec ses strip-teaseuses<br />
de dernière zone. La seule compagne qui nous restait était la déprime. À<br />
l'aube, Twiggy cherchait des marshmallows pour les faire griller sur la<br />
console de mixage que Trent avait prévu de brûler. Ce n'était pas uniquement<br />
de la destruction : c'était une forme très violente de procrastination.<br />
Notre matériel était comme nous : totalement démoli. En quelques<br />
semaines, Daisy avait quitté le groupe. Pour la première fois de sa vie,<br />
cette chochotte avait bougé ses fesses, avait provoqué une réunion et avait<br />
quitté le groupe. Cette réunion s'est étonnamment bien déroulée. D'une<br />
certaine façon, je le respecte car il était resté fidèle à lui-même et avait<br />
préféré partir. J'ai d'ailleurs cru que c'était une blague, j'ai même dit aux<br />
autres que ça me manquerait de ne plus regarder Daisy, le Gardien du<br />
Sexe, ramasser des capotes usagées lorsqu'il suivait le groupe et les techniciens,<br />
aller acheter des chocolats et des fleurs pour séduire des filles que<br />
nous nous étions déjà faites. Mais, en réalité, j'étais plus mal que jamais.<br />
Toutes les personnes avec lesquelles j'avais formé le groupe étaient parties,<br />
et ceux qui restaient essayaient de se retourner contre moi. J'étais le<br />
seul à avoir une petite amie à La Nouvelle-Orléans, et le seul qui semblait<br />
avoir envie de travailler. Même Twiggy était en train de devenir un<br />
étranger pour moi, pris en étau entre la dope que lui procurait Casey et<br />
son désir de se rapprocher de Trent, pour qui intégrer Nine Inch Nails<br />
semblait plus intéressant que de faire partie de Marilyn Manson. Il avait<br />
pris l'habitude de m'appeler Arch Deluxe, du nom du hamburger, et bientôt<br />
tout le monde a suivi. J'avais l'impression d'être un père de famille<br />
haï par ses gosses lorsqu'il leur demande de faire leurs devoirs.<br />
Quand je voulais leur parler des livres que j'avais lus sur l'apocalypse,<br />
la numérologie, l'Antéchrist ou la Cabale, personne n'en avait rien à<br />
foutre. Lorsque j'avais fini d'enregistrer un titre, systématiquement, personne<br />
ne l'aimait, ou ils voulaient le faire plus bruyant, plus dur — et<br />
même parfois utiliser une boîte à rythmes plutôt qu'un vrai batteur. Ce<br />
n'était plus de la production, c'était du sabotage. Je ne savais plus quoi<br />
penser. La seule fois où tout le monde a été d'accord avec moi, c'est quand<br />
j'ai proposé d'appeler Casey.<br />
En dehors du studio, La Nouvelle-Orléans n'était qu'un cloaque. Tous<br />
les endroits que nous avions fréquentés l'été précédent étaient remplis de<br />
touristes gothiques. La ville s'était transformée : avant, personne ne nous