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eçu un appel de Dave, un crétin spécialiste en échafaudages de scène<br />

atteint d'amblyopie qui s'était arrangé pour faire toujours partie du personnel<br />

de Nine Inch Nails, bien que la tournée soit terminée depuis plus<br />

d'un an. Son nouveau job consistait en général à démarcher des sociétés<br />

pour obtenir tout un tas d'articles gratuits pour le groupe — T-shirts,<br />

chaussures, bongs, jeux vidéos — mais sa mission ce jour-là incluait l'honneur<br />

de m'appeler et de m'informer que je devais verser 5 000 dollars<br />

aux propriétaires de la maison pour qu'ils puissent remettre le salon dans<br />

son état d'origine.<br />

À chaque fois que je voyais les murs à moitié peints en rouge foncé et<br />

les plinthes en noir brillant, la haine assombrissait mon esprit, j'en voulais<br />

à tous ceux qui m'avaient dit quelque chose alors qu'ils voulaient<br />

dire l'inverse, à tous ceux qui avaient menti intentionnellement tout en<br />

sachant qu'ils seraient pris plus tard, à tous ceux qui s'arrangeaient pour<br />

traverser la vie indemnes tout en laissant une traînée de mensonges et<br />

trahisons se coaguler derrière eux. La Nouvelle-Orléans était peuplée de<br />

gens hypocrites qui vous souriaient par-devant et étaient prêts à vous<br />

enfoncer un couteau dans le dos. La plupart des problèrhes du monde<br />

n'existeraient pas si les gens disaient ce qu'ils pensaient.<br />

Je me suis installé dans le fauteuil métallique de barbier au cuir rouge<br />

craquelé du salon qui me servait de cocon et de protection loin de ce studio<br />

qui était devenu un instrument de vengeance et loin de cette ville qui<br />

m'en voulait. J'ai souvent imaginé qu'il s'agissait d'un siège de pilote<br />

piqué dans un hélicoptère comme celui de mon père au Vietnam. J'ai<br />

fermé les yeux et mon attention s'est portée sur mon cœur qui battait<br />

trois fois plus vite que d'habitude. J'ai laissé la pulsation, le rythme, la<br />

chaleur m'envelopper, puis je me suis concentré pour faire sortir cette<br />

essence chaude et enveloppante du container maltraité et balafré qu'est<br />

mon corps, comme je l'avais lu dans de nombreux ouvrages de projection<br />

astrale. Je me suis laissé emporter de plus en plus haut dans la nuit,<br />

jusqu'à être immergé dans une sorte de blancheur radieuse et brûlante.<br />

Je me suis senti grandir, un corps m'enveloppait, des ailes me poussaient<br />

dans le dos, mes côtes me transperçaient la peau comme autant de lames<br />

de couteau-scie, mon visage se déformait pour prendre l'aspect du monstre<br />

que j'étais devenu. Je me suis entendu rire, d'un rire horrible et retentissant,<br />

ma bouche, dans une grimace malfaisante, s'ouvrait si largement<br />

qu'elle aurait pu avaler la terre qui était sous mes pieds, cette terre<br />

accueillant des vies ordinaires avec leurs problèmes ordinaires et leurs<br />

plaisirs ordinaires. Je pouvais l'avaler tout entière si j'en avais envie, je<br />

pouvais en faire ce que je voulais, maintenant et à tout jamais. Ils priaient<br />

tous pour ça. Et je péchais pour ça. « Priez maintenant, bande d'enculés.<br />

» J'entendais ma voix beugler, comme un bruit de ferraille dans le<br />

firmament. « Priez pour que votre vie ne soit qu'un rêve. » Et la terre m'a<br />

répondu dans un hurlement sonore et fracassant qui résonnait si fort dans<br />

ma tête que j'ai été obligé de la prendre entre mes mains pour garder ma<br />

santé mentale, ou ma folie.<br />

C'était le téléphone qui sonnait. J'ai décroché en chancelant.<br />

« Hé, qu'est-ce qui se passe ? m'a dit une voix que je ne reconnaissais<br />

pas.<br />

- Qui est-ce ?<br />

- C'est moi, Chad. » Il semblait vexé que je ne l'aie pas reconnu<br />

— après tout nous étions cousins et nous avions été les meilleurs amis du<br />

monde — mais depuis beaucoup d'eau était passée sous les ponts. « T'as<br />

reçu mon invitation ?<br />

- Quelle invitation, tronche de cake ?<br />

- À mon mariage. Je me marie en septembre et ça me ferait vraiment<br />

plaisir si tu venais.<br />

- Je suis en plein milieu de mon nouvel album, mais je peux peut-être<br />

trouver le temps. J'vais essayer, d'accord ?<br />

- Ouais, ça m'ferait vraiment plaisir. »<br />

Je ne devais pas avoir l'air sincère, comme les trous du cul souriants<br />

et fourbes que je haïssais lorsque j'étais môme, mais je ne savais pas quoi<br />

dire. Je ne voulais pas retourner à Canton, Ohio, pour découvrir la vie<br />

normale et merdique d'un couple marié. Mais pourquoi pas — la vie à<br />

La Nouvelle-Orléans commençait vraiment à me prendre la tête.<br />

Une fois réveillée, Missi m'a conduit au studio. Y travailler revenait<br />

à essayer de se libérer de menottes dont on a perdu les clés : plus on force,<br />

plus on sent de résistance. J'étais à peine entré que Twiggy, qui était de<br />

plus en plus manipulé par Casey, est sorti comme une furie de l'antichambre,<br />

une photo dans un cadre en bois à la main. Il hurlait : « Le<br />

capitaine Larry Paul est prêt à décoller. » Capitaine Larry Paul était le<br />

surnom que Twiggy avait donné à une photo reproduisant une esquisse<br />

au crayon de Trent dessinée par un fan. Twiggy trouvait qu'il ressemblait<br />

au gérant débile d'un magasin de disques dans lequel il avait travaillé en<br />

Floride, et où, tout comme moi, il volait des disques. Cette photo était<br />

devenue le plateau idéal pour se faire des lignes, et on la cachait de manière<br />

rituelle dans un vieux placard renfermant les tuyaux de l'air conditionné<br />

et le chauffe-eau : ce placard avait aussi une odeur de moisi et de miasmes<br />

qui me rappelait la cave de mon grand-père.<br />

Croiser le capitaine Larry Paul, ça voulait dire une journée sans bosser.<br />

Je ne m'étais jamais mis autant de poudre blanche dans les narines.<br />

Les jours passaient et nous étions tellement raides que nous étions<br />

incapables d'enregistrer quoi que ce soit, situation qui nous contrariait<br />

tellement qu'elle nous rendait encore plus paranoïaques et inutiles.

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