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une chose que je n'ai jamais dite à personne, je<br />
m'en suis souvenu récemment lorsque je suis allé chez le chiropracteur ;<br />
il m'a redressé le cou et je me suis évanoui en moins d'une seconde. À cet<br />
instant, je me suis retrouvé à Canton, Ohio. Je descendais la trentecinquième<br />
rue, dans le quartier où j'avais vécu : au milieu de la route, il<br />
y avait des centaines de cadavres en train de pourrir qui essayaient de<br />
m'arrêter. Leur peau était jaune, le vent balançait leurs dents nacrées et<br />
branlantes d'avant en arrière dans leur bouche. Je n'arrêtais pas de leur<br />
rentrer dedans et, à chaque fois que mon véhicule les heurtait, ils se désintégraient.<br />
Missi était dans la voiture, les cadavres essayaient de l'en<br />
faire sortir en la tirant vers l'extérieur : il fallait que je la sauve. J'ai arrêté<br />
la voiture, je suis descendu pour l'aider, mais des molosses tachetés et<br />
musclés partout me sautaient dessus, au ralenti, tous crocs dehors. Au<br />
bout de la rue, une manifestation se dirigeait dans ma direction, comme<br />
une tribu. À leur tête, Traci Lords. Sa peau était encore plus jaune que<br />
celle des cadavres, une croix rose lumineuse était peinte sur son visage.<br />
Elle se déplaçait comme un personnage animatronique. Ses yeux bougeaient<br />
mécaniquement d'avant en arrière dans ses orbites, sa bouche s'ouvrait<br />
et se refermait comme celle d'un pantin ventriloque.<br />
Dans mes rêves, je retourne toujours à Canton, Ohio. En général, je<br />
suis dans ma chambre au sous-sol, ce sous-sol qui me terrifiait autant<br />
que celui de mon grand-père. Sauf que la peur que je ressentais n'était<br />
pas palpable, elle n'existait que dans ma tête. Lorsque j'étais enfant, sans<br />
aucune raison particulière, j'avais régulièrement peur lorsque j'étais en<br />
bas, du coup je me réfugiais souvent en haut. Pas seulement au milieu de<br />
la nuit, même en pleine journée. Je n'étais jamais à l'aise lorsque j'étais<br />
seul dans ma chambre : je dormais toujours avec la télévision allumée,<br />
juste pour couvrir les bruits que je croyais entendre. S'il y a bien un fantôme<br />
de mon passé qui me poursuit ou un cadavre dans mon placard,<br />
il se trouve dans ce vieux sous-sol. La nuit, mon esprit se débat désespérément<br />
pour m'y faire revenir, pour me faire croire que je n'en suis jamais<br />
parti, que je suis condamné à vivre éternellement dans ce sous-sol. Les<br />
gens que j'ai connus après l'avoir quitté et ceux que je vais rencontrer<br />
sont dans cette chambre ; et là, ils se tordent, se contorsionnent, ils deviennent<br />
monstrueux et malveillants. Puis mon esprit bloque la sortie,<br />
rendant impossible l'accès à l'escalier en colimaçon. J'essaie de monter<br />
l'escalier en courant, mais je n'arrive jamais en haut car des mains passent<br />
entre les marches et m'attrapent les jambes.<br />
Dans un autre rêve récurrent, je n'arrive pas à quitter le sous-sol parce<br />
qu'une force ou un être invisible ne cesse de me pousser contre le mur<br />
pour m'enfermer à l'intérieur. Ou alors, O.J. mon chat, un matou orange<br />
tigré que j'avais trouvé sur les marches de l'école chrétienne, m'attaque<br />
dès que j'essaie de m'enfuir. Dans un autre rêve, les ampoules du soussol<br />
grillent. Je tente de les changer le plus rapidement possible : j'ai peur<br />
de rester seul dans le noir. Mais à chaque fois que je change une ampoule,<br />
elle grille immédiatement. Je suis coincé, je n'arrête pas de courir afin de<br />
ne pas rester dans l'obscurité pour toujours.<br />
Il existe des explications psychologiques très simples pour analyser<br />
ces rêves. Aucune d'entre elles ne me convient. Je me rappelle un seul<br />
rêve dans lequel j'arrive en haut de l'escalier ; le sol de ma chambre n'est<br />
pas, comme d'habitude, recouvert de moquette bricolée avec des pièces<br />
de verts différents récupérées par mon père dans le magasin où il travaillait.<br />
C'est du ciment, je me rends dans le coin de la pièce qui me<br />
faisait tant peur, enfant, là où la machine à laver et le sèche-linge sont<br />
plongés dans le noir, à cause du plafond qui est bas. Je fouille dans les<br />
boîtes moisies et recouvertes de toiles d'araignée qui contiennent de vieux<br />
souvenirs personnels : je suis nerveux, un animal — une araignée, un<br />
rat, un serpent, voire un lion, car tout peut arriver, me semble-t-il — va<br />
me mordre. Dans une petite boîte, je trouve une poupée Curious George.<br />
Lorsque j'essaie de la prendre, quelque chose bouge dans la pièce — une<br />
force chaude, indescriptible, incorporelle qui, pour une raison qui<br />
m'échappe, est blanche. Elle me colle contre le mur pendant que Curious<br />
George devient vivant, court partout, fait tomber tout ce qui traîne sur<br />
les étagères, met le feu à une des boîtes. J'essaie de l'éteindre, quand je<br />
n'y arrive pas, je cours. Je tente de m'enfuir par les escaliers : la force<br />
me retient. Je la repousse de plus en plus fort, finalement, j'arrive en<br />
haut. J'ouvre la porte, derrière il y a une femme. Elle ressemble à la fois<br />
à ma mère et à la fille qui m'avait refilé des morpions au lycée. Des mots<br />
sont inscrits sur ses bras, au rouge à lèvres, à la peinture, en décalcomanie.<br />
Je suis incapable de les lire.<br />
Dans un autre de mes rêves, je suis au sous-sol avec ma mère. On<br />
trouve une boîte dont on force le couvercle. On y découvre des dizaines<br />
d'insectes de différentes espèces que je suis incapable de reconnaître. On<br />
enlève carrément le couvercle, une mante religieuse s'en échappe pour se<br />
poser sur un des chevrons au-dessus de ma tête. On regarde à nouveau<br />
dans la boîte, on y découvre une araignée en cristal. Elle est complètement<br />
transparente : ses pattes sont comme des glaçons, on voit tous ses<br />
organes. Je demande à ma mère d'aller chercher une bombe insecticide<br />
avant qu'elle ne sorte de la boîte et m'attaque. Et lorsque je la vaporise,<br />
elle se transforme en femme. Elle est habillée en noir, elle me poursuit<br />
dans le sous-sol jusqu'à une plage de galets. Chacun des galets renferme<br />
une araignée qui veut s'échapper.