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Traduit de l'anglais (U.S.)<br />

par Gilles Vaugeois


AFIN DE PROTÉGER LES INNOCENTS, UN CERTAIN<br />

NOMBRE DE NOMS ET DE DÉTAILS PERSONNELS<br />

ONT ÉTÉ CHANGÉS DANS CE LIVRE ET PLUSIEURS<br />

PERSONNAGES REGROUPÉS EN UN SEUL.<br />

TITRE ORIGINAL : THE LONG HARD ROAD OUT OF HELL<br />

ÉDITEUR ORIGINAL : HARPERCOLLINS, NEW YORK<br />

© 1998 BY MARILYN MANSON AND NEIL STRAUSS<br />

ET POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE :<br />

© 2000 BY ÉDITIONS DENOËL<br />

9, RUE DU CHERCHE-MIDI, 75006 PARIS<br />

ISBN 2 207 24910.7<br />

B 24910.8<br />

À UNE ÉPOQUE PLUS FORTE QUE CE PRÉSENT POURRI ET DÉSESPÉRÉ<br />

DE SOI, IL VIENDRA BIEN L'HOMME RÉDEMPTEUR DU GRAND AMOUR<br />

ET DU GRAND MÉPRIS, L'ESPRIT CRÉATEUR QUE SA FORCE IRRÉPRESSIBLE<br />

NE CESSE DE DÉLOGER DE TOUS LES REFUGES ET DE TOUS LES AU-DELA,<br />

DONT LA SOLITUDE EST MAL COMPRISE PAR LE PEUPLE PARCE QU'ELLE<br />

SEMBLE UNE FUITE DEVANT LA RÉALITÉ : TANDIS QU'ELLE N'EST<br />

QUE SON IMMERSION, SON ENFOUISSEMENT, SON ENFONCEMENT DANS<br />

LA RÉALITÉ, DE SORTE QU'UNE FOIS SORTI, LORSQU'IL REVIENT<br />

À LA LUMIÈRE, IL APPORTE LE SALUT À CETTE RÉALITÉ, LE SALUT<br />

DE LA MALÉDICTION QUE L'IDÉAL ANTÉRIEUR LUI AVAIT JETÉE. CET HOMME<br />

DE L'AVENIR QUI NOUS SAUVERA DE L'IDÉAL ANTÉRIEUR AUTANT QUE DE<br />

CE QUI DEVAIT SORTIR DE LUI, DU GRAND DÉGOÛT, DE LA VOLONTÉ<br />

DU NÉANT, DU NIHILISME, LUI, CETTE CLOCHE DE MIDI ET DE LA GRANDE<br />

DÉCISION, QUI REND SA LIBERTÉ AU VOULOIR, QUI RESTITUE À LA TERRE<br />

SON BUT ET À L'HOMME SON ESPÉRANCE, CET ANTICHRÉTIEN<br />

ET ANTINIHILISTE, CE VAINQUEUR DE DIEU ET DU NÉANT<br />

- IL VIENDRA BIEN UN JOUR.


INTRODUCTION DE DAVID LYNCH<br />

PREMIÈRE PARTIE :<br />

L'HOMME DONT ON A PEUR<br />

NOUS PUNIRONS TOUS CEUX QUI AIMENT LE ROCK<br />

LE FANZINEUX<br />

LA ROUTE VERS L'ENFER EST PAVÉE DE LETTRES DE REFUS<br />

J'AIMERAIS N'AVOIR QUE DES MAJEURS EN GUISE DE DOIGTS<br />

DEUXIÈME PARTIE :<br />

THE SPOOKY KIDS<br />

SALOPE DE ROCK-STAR<br />

À TOUS CEUX QUI NE SONT PAS MORTS<br />

LES RÈGLES<br />

TOUT POUR RIEN<br />

ON EST PARTIS VOIR LE MAGICIEN<br />

MAUVAIS TRAITEMENTS : PREMIÈRE ET DEUXIÈME PARTIE<br />

ENVIANDER LES FANS ; MEAT AND GREET<br />

TROISIÈME PARTIE :<br />

LE DIEU-MIROIR [RÊVES]<br />

ANTICHRIST SUPERSTAR<br />

CINQUANTE MILLIONS DE CHRÉTIENS QUI HURLENT NE PEUVENT PAS SE TROMPER<br />

REMERCIEMENTS<br />

CRÉDITS PHOTOS


INTRODUCTION<br />

DEHORS, IL TOMBAIT DES CORDES.<br />

À PEINE SORTI DE SA COQUILLE, REJETON DE L'HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE,<br />

MARILYN MANSON EST ENTRÉ SANS SE PRESSER. PAS DE DOUTE :<br />

IL COMMENÇAIT À RESSEMBLER À ELVIS ET À SONNER COMME LUI.<br />

DAVID LYNCH, LA NOUVELLE-ORLÉANS 2 H 50


À BARB ET HUGH WARNER<br />

QUE DIEU LEUR PARDONNE DE M'AVOIR MIS AU MONDE


PARMI TOUTES LES CHOSES QUE L'ON PEUT CONTEMPLER SOUS LA<br />

VOÛTE CÉLESTE, ON NE PEUT RIEN VOIR QUI STIMULE PLUS L'ESPRIT<br />

HUMAIN, QUI ENCHANTE PLUS LES SENS, QUI TERRIFIE DAVANTAGE,<br />

QUI PROVOQUE PLUS DE TERREUR ET D'ADMIRATION QUE LES<br />

MONSTRES, LES PRODIGES ET LES ABOMINATIONS AU TRAVERS<br />

DESQUELS NOUS VOYONS LES ŒUVRES DE LA NATURE INVERSÉES,<br />

MUTILÉES ET TRONQUÉES.<br />

L'ENFER , pour moi, c'était la cave de mon<br />

grand-père. Cette pièce puait autant que des toilettes publiques et était<br />

au moins aussi sale. Le sol humide en béton était jonché de cannettes<br />

de bière vides ; tout était recouvert d'une pellicule de graisse qui n'avait<br />

probablement pas été essuyée depuis que mon père était môme. On y<br />

accédait uniquement par un escalier branlant en bois, fixé sur un mur<br />

de pierre rugueux ; seul mon grand-père avait le droit d'aller à la cave.<br />

C'était son univers.<br />

Bien en évidence sur le mur, pendait une poire à lavement d'un rouge<br />

fatigué ; Jack Angus Warner se trompait s'il pensait que même ses petitsenfants<br />

n'oseraient pas s'y aventurer. Plus à droite, dans une armoire à<br />

pharmacie blanche et déformée, il y avait une douzaine de vieilles boîtes<br />

de préservatifs sans marque, achetées par correspondance et dans un état<br />

de décomposition avancé, un vaporisateur rouillé plein de déodorant<br />

pour femme, une poignée de doigts en latex auxquels ont recours les<br />

médecins pour les touchers rectaux, ainsi qu'un Frère Tuck qui bande<br />

lorsqu'on lui appuie sur la tête. Derrière l'escalier se trouvait une étagère<br />

sur laquelle était posée une dizaine de pots de peinture remplis — comme


je l'ai découvert plus tard — de films pornos en 16 mm. Et pour couronner<br />

le tout, une petite fenêtre carrée qui ressemblait à un vitrail, mais<br />

qui était en fait grise de crasse. Regarder au travers revenait à essayer de<br />

percer la noirceur de l'enfer.<br />

Ce qui m'intriguait le plus dans cette cave, c'était l'établi. Vieillot et<br />

grossier, il donnait l'impression d'avoir été fabriqué des siècles auparavant.<br />

Il était recouvert d'une sorte de moquette en peluche orange foncée,<br />

un peu comme les cheveux des poupées Raggedy Ann, à la différence<br />

près que la moquette, elle, avait été souillée au fil des années par les nombreux<br />

outils qui avaient été posés dessus. Sous l'établi se trouvait un tiroir<br />

de guingois, mais toujours fermé à clé. Sur des chevrons au-dessus de<br />

l'établi, on avait accroché un miroir bon marché fait pour se voir en pied :<br />

le genre d'objet avec un cadre en bois que l'on fixe généralement derrière<br />

une porte. Mais, pour une raison qui m'échappait, il était cloué au plafond<br />

: à moi d'imaginer pourquoi. C'est donc là qu'avec mon cousin<br />

Chad, nous avons commencé à nous immiscer jour après jour plus hardiment<br />

dans l'intimité de mon grand-père.<br />

J'avais treize ans, des taches de rousseur, j'étais maigre et j'arborais<br />

une coupe au bol, œuvre des ciseaux de ma mère. Aussi efflanqué que<br />

moi, Chad avait douze ans, des taches de rousseur et des dents de lapin.<br />

Nous rêvions de devenir flics, espions ou détectives privés lorsque nous<br />

serions grands. C'est en essayant de développer en cachette les talents qui<br />

nous seraient nécessaires, que nous nous sommes retrouvés exposés à<br />

toute cette iniquité.<br />

Au départ, nous voulions simplement nous glisser en bas afin d'espionner<br />

Grand-père sans qu'il s'en rende compte. Mais lorsque nous<br />

avons peu à peu découvert ce qui se cachait dans cette cave, notre optique<br />

changea du tout au tout. Nos incursions dans la cave, dès que nous rentrions<br />

de l'école, étaient motivées à la fois par l'envie de deux pré-ados<br />

de se branler devant des photos pornos et par la fascination morbide<br />

qu'exerçait sur nous notre grand-père.<br />

Presque tous les jours, nous faisions des découvertes plus choquantes<br />

les unes que les autres. Je n'étais pas très grand, mais si je me mettais prudemment<br />

en équilibre sur la vieille chaise en bois de Grand-père, j'arrivais<br />

à atteindre l'espace entre le miroir et le plafond. C'est là que j'ai<br />

découvert une pile de photos zoophiles en noir et blanc. Elles ne provenaient<br />

pas d'un magazine, c'étaient simplement des photos numérotées,<br />

qui semblaient avoir été sélectionnées dans un catalogue de vente par correspondance.<br />

Elles dataient du début des années soixante-dix et montraient<br />

des femmes enfourchant la bite géante de chevaux, suçant un<br />

cochon dont la bite ressemblait d'ailleurs à un tire-bouchon doux et<br />

charnu. J'avais déjà vu Play boy et Penthouse, mais ces photos-là appar-<br />

tenaient à une autre catégorie. Ce n'étaient pas tant leur obscénité que<br />

leur caractère irréel : toutes ces femmes arboraient un sourire innocent<br />

de jeunes hippies tandis qu'elles suçaient et montaient ces animaux !...<br />

Il y avait également des magazines fétichistes planqués derrière le<br />

miroir, tel Watersports et Black Beauty. Plutôt que de piquer les numéros<br />

entiers, nous préférions découper soigneusement les pages qui nous<br />

intéressaient avec une lame de rasoir. Puis nous pliions les pages en petits<br />

carrés pour les cacher sous les gros galets blancs qui encadraient l'allée<br />

en gravier menant chez ma grand-mère. Des années plus tard, quand nous<br />

sommes revenus les chercher, elles étaient toujours là, usées, abîmées et<br />

recouvertes de vers de terre et de limaces.<br />

Un après-midi d'automne, Chad et moi étions assis autour de la table<br />

de la salle à manger de ma grand-mère. La journée avait été particulièrement<br />

morne à l'école et nous avions décidé de découvrir ce que pouvait<br />

cacher le tiroir sous l'établi. Toujours déterminée à gaver sa progéniture,<br />

ma grand-mère Béatrice nous forçait à avaler des pains de viande<br />

et du Jell-O, gelée composée principalement d'eau. Elle était issue d'une<br />

famille riche et avait énormément d'argent en banque, mais elle était tellement<br />

radine qu'un seul paquet de gelée pouvait durer des mois. Elle<br />

portait des bas à mi-genoux qu'elle roulait en boule sur ses chevilles et<br />

de curieuses perruques grises qui, à l'évidence, étaient trop grandes. Les<br />

gens ont toujours trouvé que j'avais hérité de sa maigreur, mais aussi de<br />

son visage en lame de couteau.<br />

Dans la cuisine, rien n'a jamais changé tout ce temps où j'ai avalé ses<br />

immangeables repas. Au-dessus de la table était accrochée une photo jaunissante<br />

du pape, enchâssée dans un cadre en laiton bon marché. Un<br />

imposant arbre généalogique familial était placardé sur le mur voisin :<br />

on pouvait y suivre toute la lignée des Warner depuis la Pologne et l'Allemagne,<br />

à l'époque où ils s'appelaient les Wanamaker. Enfin, surplombant<br />

le tout, un imposant crucifix en bois creux, avec un Jésus en or enveloppé<br />

dans une feuille de palmier desséchée, avec, tout en haut, un petit<br />

tiroir escamotable renfermant un cierge ainsi qu'une fiole d'eau bénite.<br />

Sous la table de la cuisine, il y avait une bouche d'aération donnant<br />

directement sur l'établi de la cave. Au travers, nous pouvions entendre<br />

mon grand-père cracher ses poumons au sous-sol. Il branchait sa CB sans<br />

jamais parler dedans. Il se contentait d'écouter. Quand j'étais petit, il avait<br />

été hospitalisé pour un cancer de la gorge, et du plus loin que je m'en<br />

souvienne je n'ai jamais entendu sa vraie voix : je n'ai connu que le sifflement<br />

irrégulier qu'il sortait péniblement de sa trachéo.<br />

Nous attendions qu'il quitte la cave, laissions notre viande sur la table,<br />

versions le Jell-O dans le conduit du chauffage, puis nous partions en<br />

exploration au sous-sol, poursuivis par la voix de notre grand-mère qui


s'époumonait en vain : « Chad ! Brian ! Finissez vos assiettes ! » Cet<br />

après-midi-là, on a eu de la chance qu'elle se contente de crier. D'habitude,<br />

si elle nous attrapait à voler de la nourriture, à répondre avec insolence<br />

ou à tirer au flanc, elle nous obligeait à nous mettre à genoux sur<br />

un manche à balai, dans la cuisine, entre un quart d'heure et une heure.<br />

Bref, nous en ressortions avec les genoux continuellement couverts de<br />

bleus et de croûtes.<br />

Chad et moi, nous travaillions promptement et en silence : nous savions<br />

ce que nous avions à faire. Nous avons ramassé un tournevis rouillé qui<br />

traînait par terre ; en faisant levier, nous avons suffisamment ouvert le<br />

tiroir pour y jeter un coup d'œil. En premier, nous avons aperçu de la cellophane<br />

: une masse incroyable de cellophane enveloppant quelque chose.<br />

Impossible de voir quoi. Chad a enfoncé le tournevis plus profondément<br />

dans le tiroir. Il y avait des cheveux, de la dentelle. Il a poussé encore plus<br />

fort, pendant que je tirais le tiroir vers moi jusqu'à ce que celui-ci cède.<br />

Et là, nous sommes tombés sur des bustiers, des soutiens-gorge, des<br />

jupons, des culottes, plusieurs perruques de femme aux cheveux raides,<br />

emmêlés et mouchetés. Puis nous avons commencé à déballer la cellophane,<br />

mais dès que nous avons aperçu ce qu'elle cachait, nous avons<br />

jeté le tout par terre. Aucun de nous n'osait y toucher. Il y avait là une<br />

collection de godemichés surmontés par des mini-pompes aspirantes.<br />

J'étais jeune, mais ils me paraissaient d'une taille monstrueuse. De plus,<br />

ils étaient recouverts d'une couche visqueuse, durcie et orange foncé.<br />

Comme la gélatine qui recouvre une dinde au fur et à mesure qu'elle cuit.<br />

Nous avons compris beaucoup plus tard qu'il s'agissait de vieille vaseline.<br />

J'ai ordonné à Chad de remballer les godemichés et de les remettre<br />

dans le tiroir. Assez d'exploration pour cette fois. Au moment précis où<br />

nous allions utiliser la force pour remettre le tiroir en place, la poignée<br />

de la cave a tourné. Nous sommes restés tétanisés, mais Chad m'a immédiatement<br />

pris par la main et nous avons plongé sous une table en contreplaqué<br />

sur laquelle mon grand-père avait monté son train électrique. Juste<br />

à temps : nous entendions ses pas en bas de l'escalier. Le sol était jonché<br />

de décorations pour le train, surtout un mélange d'aiguilles de pin et de<br />

fausse neige qui me faisait penser à des beignets saupoudrés de sucre puis<br />

piétines. Les aiguilles de pin nous piquaient les coudes, l'odeur était insupportable<br />

et nous avions du mal à respirer. Grand-père ne semblait avoir<br />

remarqué ni notre présence, ni le tiroir à moitié ouvert. Nous l'entendions<br />

traîner des pieds dans la pièce et tousser par le trou dans sa gorge.<br />

Nous avons écouté un déclic et son train électrique s'est mis à tourner<br />

dans un bruit de ferraille sur les larges voies. Ses chaussures vernies en<br />

cuir noir se sont retrouvées juste devant notre nez. En levant les yeux,<br />

nous ne pouvions pas voir plus haut que ses genoux, mais nous savions<br />

qu'il était assis. Petit à petit, il s'est mis à gratter le sol avec ses pieds<br />

comme si on le secouait violemment sur son siège ; il toussait si fort qu'il<br />

en couvrait le bruit du train. Je suis incapable de trouver les mots pour<br />

décrire le son qui sortait de son inutile larynx. Ça ne m'évoque que le<br />

bruit d'une vieille tondeuse à gazon abandonnée que l'on essaie de faire<br />

redémarrer. Mais provenant d'un être humain, ce bruit semblait monstrueux.<br />

Au bout d'une dizaine de<br />

minutes très inconfortables, une<br />

voix a appelé du haut de l'escalier.<br />

« T'as la chiasse ? » C'était<br />

ma grand-mère et, apparemment,<br />

cela faisait un moment<br />

qu'elle s'époumonait. Le train<br />

s'est arrêté, les pieds aussi.<br />

« Jack, qu'est-ce que tu fabriques<br />

en bas », hurlait-elle.<br />

Agacé, mon grand-père gueulait<br />

au travers de sa trachéo.<br />

« Jack ? Tu pourrais courir chez Heinie ? On n'a plus de soda. »<br />

Encore plus agacé, Grand-père lui a répondu en aboyant. Il est resté<br />

un moment immobile, comme s'il se posait la question de savoir s'il fallait<br />

l'aider ou pas. Puis il s'est lentement levé. Nous étions sauvés, pour<br />

l'instant.<br />

Après avoir fait de notre mieux pour réparer les dommages que nous<br />

avions commis au niveau du tiroir, Chad et moi sommes remontés pour<br />

nous glisser dans l'appentis près du garage, là où nous rangions nos jouets.<br />

Nos jouets ! En fait, il s'agissait de deux carabines à air comprimé. À part<br />

espionner mon grand-père, la maison offrait deux autres distractions : la<br />

première était d'aller dans les bois d'à côté et de tirer sur les animaux.<br />

La seconde était les filles du voisinage avec lesquelles nous voulions coucher,<br />

mais nous avons dû attendre quelques années avant de parvenir à<br />

nos fins.<br />

Nous allions parfois dans le parc municipal, juste derrière les bois,<br />

pour essayer d'abattre les mômes qui jouaient au football. À ce jour, Chad<br />

a toujours un plomb logé sous la peau de sa poitrine ; en effet, quand<br />

nous ne trouvions pas de cible, il nous arrivait de tirer l'un sur l'autre.<br />

Cette fois-là, nous sommes restés près de la maison et avons essayé de<br />

descendre les oiseaux dans les arbres. C'était par pure méchanceté, mais<br />

nous étions jeunes et nous n'en avions rien à foutre. Cet après-midi-là,<br />

j'étais assoiffé de sang : un lapin blanc a eu le malheur de croiser notre


oute. Le plaisir que j'ai éprouvé en le tirant a été démesuré. Mais quand<br />

je suis allé constater les dégâts, il était toujours vivant ; le sang qui sortait<br />

de ses yeux imbibait sa fourrure blanche. Sa bouche s'ouvrait et se<br />

refermait docilement ; il essayait désespérément<br />

de retrouver son souffle avant de mourir.<br />

Pour la première fois de ma vie,<br />

cela me rendait malade d'avoir<br />

tiré sur un animal. J'ai<br />

ramassé une grosse pierre<br />

plate pour l'achever d'un<br />

coup rapide et violent.<br />

Je n'étais pas loin<br />

d'apprendre une leçon<br />

encore plus cruelle sur<br />

la manière de tuer les<br />

animaux.<br />

Nous sommes retournés<br />

à la maison en courant.<br />

Mes parents m'attendaient,<br />

garés devant, dans la<br />

Cadillac Coupe de Ville marron,<br />

fierté et joie de mon père<br />

depuis qu'il avait trouvé un job de<br />

directeur dans un magasin de moquette. Il<br />

ne venait jamais me chercher à l'intérieur de la maison, à moins d'y être<br />

absolument obligé, et il parlait très peu à ses parents. Mal à l'aise, il préférait<br />

m'attendre dehors comme s'il avait peur de retrouver dans cette<br />

vieille maison certaines choses qu'il avait vécues pendant son enfance.<br />

Le duplex dans lequel nous vivions se trouvait à quelques minutes de<br />

là : l'ambiance y était aussi oppressante que chez Grand-père et Grandmère<br />

Warner. Au lieu de couper le cordon après son mariage, ma mère<br />

avait fait venir son père et sa mère à Canton, Ohio. Du coup, les Wyer<br />

(ma mère était née Barb Wyer) vivaient juste à côté. C'étaient des paysans<br />

affables de l'ouest de la Virginie (mon père les surnommait les ploucs).<br />

Lui était mécanicien, elle femme au foyer, très grosse, et avalait d'énormes<br />

quantités de pilules parce qu'elle avait passé une partie de son enfance<br />

enfermée dans le placard de la maison familiale.<br />

Chad est tombé malade et, du coup, je ne suis pas retourné chez mes<br />

grands-parents paternels pendant environ une semaine. Bien qu'écœuré<br />

et dégoûté, je n'avais pas encore assouvi la curiosité qu'éveillaient en moi<br />

mon grand-père et ses perversions. Pour tuer le temps, en attendant de<br />

pouvoir reprendre l'enquête, je jouais dans la cour de derrière avec celle<br />

qui, à part Chad et de bien des manières, était ma seule vraie amie : je<br />

veux parler d'Aleusha, un chien de traîneau de la taille d'un loup, reconnaissable<br />

à ses yeux vairons, un vert et un bleu. Mais jouer à la maison<br />

me mettait dans un état proche de la paranoïa, surtout depuis que mon<br />

voisin Mark était revenu de son école militaire pour les vacances de<br />

Thanksgiving.<br />

Mark avait toujours été un gros patapouf aux cheveux blonds et gras<br />

coupés au bol. Pourtant, je l'avais longtemps admiré parce qu'il avait<br />

trois ans de plus que moi et qu'il était beaucoup plus dévergondé. Je<br />

l'avais souvent vu dans son jardin jeter des pierres à son berger allemand<br />

ou lui enfoncer des bâtons dans le cul. On a commencé à traîner ensemble<br />

lorsque j'avais huit ou neuf ans ; surtout parce qu'il avait le câble et que<br />

j'adorais Flipper le Dauphin. La télé était au sous-sol, là où se trouvait<br />

le monte-charge qui servait à descendre le linge sale. Une fois Flipper terminé,<br />

Mark inventait des jeux comme celui de « la Prison », qui consistait<br />

à se serrer dans le monte-charge et à faire comme si nous étions en<br />

prison. Ce n'était pas une prison ordinaire : les gardiens étaient si sévères<br />

qu'ils ne laissaient rien à leurs prisonniers, pas même leurs vêtements.<br />

Lorsque nous nous retrouvions nus dans le monte-charge, Mark faisait<br />

courir ses mains sur ma peau, essayait d'attraper et de caresser ma bite.<br />

Très rapidement, j'ai craqué et tout raconté à ma mère. Elle a foncé directement<br />

chez ses parents qui, même s'ils m'ont traité de menteur, l'ont<br />

immédiatement envoyé dans une école militaire. Depuis, nos deux familles<br />

se haïssent et je me suis toujours dit que Mark m'en voulait d'avoir cafardé<br />

et qu'il me tenait pour responsable s'il avait atterri dans cette école. Depuis<br />

son retour, il ne m'avait pas adressé la parole. Il me jetait juste des regards<br />

en biais par la fenêtre de sa chambre ou par-dessus la barrière. Je vivais<br />

donc dans la peur de sa vengeance ; j'imaginais qu'il allait s'en prendre<br />

à moi ou à mes parents, voire à mon chien.<br />

La semaine suivante, j'ai été, pour ainsi dire, soulagé de retourner chez<br />

mes grands-parents et d'aller jouer au détective avec Chad. Nous étions<br />

alors bien déterminés à percer le secret de Grand-père une bonne fois<br />

pour toutes. Après nous être forcés à avaler la moitié d'une assiette pleine<br />

à ras bord préparée par Grand-mère, nous nous sommes excusés avant<br />

de nous diriger vers la cave. Du haut de la cage d'escalier, nous pouvions<br />

entendre les trains rouler. Il était bien en bas.<br />

Nous avons jeté un œil dans la pièce en retenant notre souffle. Il nous<br />

tournait le dos, nous pouvions voir sa chemise en flanelle bleu et gris qu'il<br />

ne quittait jamais. Lorsqu'il tendait le cou, le col de sa chemise souligné<br />

de jaune et de marron laissait apparaître un maillot de corps taché de<br />

transpiration. Un élastique blanc, noirci par la crasse, entourait sa gorge<br />

de façon à maintenir le cathéter en metal au-dessus de sa pomme d'Adam.


JACK WARNER<br />

Nos corps frissonnaient de peur, doucement, nerveusement. Le moment<br />

était venu. Nous avons descendu l'escalier qui craquait en essayant de<br />

faire le moins de bruit possible : nous espérions que le bruit des trains<br />

couvrirait nos pas. Une fois en bas, nous sommes allés nous cacher dans<br />

le renfoncement puant le moisi derrière l'escalier, en évitant de cracher<br />

et de crier lorsque les toiles d'araignée s'accrochaient à notre visage.<br />

De notre cachette, nous pouvions voir le circuit. Il y avait deux voies<br />

ferrées : sur chacune d'elles, un train cahotait sur des rails posés un peu<br />

au hasard ; il se dégageait une odeur toxique d'électricité, comme si le<br />

metal des voies était en train de brûler. Grand-père était assis à côté du<br />

transformateur noir permettant d'actionner les trains. Sa nuque m'avait<br />

toujours fait penser à un prépuce : la chair y était tellement ridée, tellement<br />

rouge, aussi usée et tannée que celle d'un lézard. Le reste de sa peau<br />

oscillait entre le gris et le blanc, comme une merde d'oiseau ; seul son<br />

nez, déformé par des années passées à boire, était violacé. Ses mains calleuses<br />

avaient été durcies par une vie de labeur, ses ongles étaient noirs<br />

et cassants comme les ailes d'un scarabée.<br />

Grand-père ne s'intéressait absolument pas aux trains qui tournaient<br />

sans fin autour de lui. Son pantalon sur les genoux, un magazine étalé<br />

sur les cuisses, il crachait et frottait rapidement sa main droite entre ses<br />

cuisses. En même temps, de sa main gauche, il essuyait toutes les glaires<br />

sortant de sa trachéo à l'aide d'un mouchoir qui n'était plus qu'une croûte<br />

jaune. Comprenant ce qu'il était en train de faire, nous avons voulu remonter<br />

illico presto. Mais nous étions coincés derrière l'escalier et avions bien<br />

trop peur pour en ressortir.<br />

Soudain, sa toux s'est transformée en toussotement avant de s'arrêter.<br />

Grand-père a alors pivoté sur son fauteuil et s'est retrouvé pile en face<br />

de la montée d'escalier. Notre sang n'a fait qu'un tour. Il s'est levé et le<br />

pantalon a glissé sur ses chevilles : nous aurions voulu disparaître dans<br />

le mur moisi. Nous ne pouvions plus voir ce qu'il était en train de faire.<br />

C'était comme si on m'avait frappé avec des tessons de bouteilles en plein<br />

cœur ; trop pétrifié, j'étais incapable de crier. Des centaines de châtiments<br />

plus pervers et plus violents les uns que les autres m'ont traversé l'esprit.<br />

En fait, le simple fait de me toucher m'aurait immédiatement laissé raide<br />

mort de peur.<br />

Sa toux a repris en même temps que le frottement de ses pieds sur le<br />

sol. Nous pouvions reprendre notre souffle. C'était le moment de jeter<br />

un coup d'œil entre les marches de l'escalier. Nous n'en avions pas vraiment<br />

envie, mais c'était maintenant ou jamais.<br />

Après quelques interminables secondes, un son épouvantable a jailli<br />

de sa gorge. On aurait dit le bruit d'un moteur de voiture lorsqu'on tourne<br />

la clé alors que le contact a déjà été mis. J'ai rapidement tourné la tête,<br />

mais trop tard pour ne pas m'imaginer, sortant de son pénis jaune et ridé,<br />

un pus blanchâtre ressemblant aux boyaux d'un cafard écrasé. Lorsque<br />

j'ai à nouveau regardé, il utilisait son mouchoir, celui dont il se servait<br />

pour éponger ses miasmes, afin d'effacer toute trace de pollution. Nous<br />

avons attendu qu'il s'en aille avant de grimper l'escalier, tout en nous<br />

jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans cette cave. Si Grand-père<br />

s'est aperçu de notre présence, s'il a remarqué que nous avions forcé le<br />

tiroir, il ne nous en a jamais rien dit.<br />

Pendant le trajet du retour, j'ai tout raconté à mes parents. J'ai l'impression<br />

que ma mère m'a plus ou moins cru et que mon père, ayant<br />

grandi là, savait déjà. Mon père n'a pas décroché un mot, mais ma mère<br />

nous a raconté que plusieurs années auparavant, lorsque Grand-père était<br />

routier, il avait eu un accident. En arrivant à l'hôpital, les médecins l'avaient


déshabillé et avaient découvert des vêtements de femme sous les siens.<br />

Cela avait fait un véritable scandale dans la famille, mais personne n'était<br />

censé en parler ; nous devions bien évidemment nous aussi garder tout<br />

cela secret. Jusqu'à ce jour, ils nient tous catégoriquement. Chad a dû lui<br />

aussi tout raconter à sa mère, car pendant des années il n'a plus jamais<br />

eu le droit de traîner avec moi.<br />

De retour à la maison, je suis allé dans le jardin pour jouer avec Aleusha.<br />

Elle était étendue sur la pelouse contre la barrière : prise de convulsions,<br />

elle vomissait. Le temps que le vétérinaire arrive, Aleusha était<br />

morte et moi en larmes. Le veto nous a simplement dit qu'elle avait été<br />

empoisonnée : curieusement, il me semblait connaître le coupable.<br />

ALEUSHA<br />

[BRIAN WARNER] ÉTAIT UN ÉLÈVE MOYEN. IL A TOUJOURS ÉTÉ MAIGRE<br />

COMME UN CLOU. J'AVAIS L'HABITUDE D'ALLER CHEZ LUI POUR ÉCOUTER<br />

DES DISQUES, DES TRUCS COMME QUEENSRYCHE, IRON MAIDEN<br />

ET SURTOUT JUDAS PRIEST. J'ÉTAIS PLUS DANS CE TRIP QUE LUI... JE NE<br />

PENSAIS PAS QUE [MUSICALEMENT] IL AVAIT VRAIMENT DU TALENT ET<br />

PEUT-ÊTRE QU'IL N'EN A PAS. IL A PEUT-ÊTRE JUSTE EU DU POT.<br />

J'ÉTAIS DANS LA MÊME CLASSE QUE BRIAN WARNER À LA CHRISTIAN<br />

SCHOOL DE CANTON, OHIO. NOUS REJETIONS VIGOUREUSEMENT TOUS<br />

LES DEUX LA PRESSION EXERCÉE PAR L'ÉDUCATION RELIGIEUSE. LUI, BIEN<br />

ÉVIDEMMENT, SE PRÉTEND SATANISTE. PERSONNELLEMENT, JE REFUSE<br />

LA NOTION MÊME DE DIEU ET DE SATAN, AU DÉPART PARCE QUE J'ÉTAIS<br />

AGNOSTIQUE, ET APRÈS PARCE QUE JE SUIS DEVENUE UNE SORCIÈRE.<br />

J'AIMERAIS DEMANDER À MARILYN MANSON : « AI-JE INFLUENCÉ QUELQUE<br />

PART TA FAÇON DE VIVRE ? » JE NE CESSE DE M'INTERROGER :<br />

« HÉ, AURAIS-TU DÛ AGIR AUTREMENT ? »<br />

JERRY, PARFOIS IL M'ARRIVE DE PENSER QUE L'ON SE DIRIGE DROIT<br />

VERS LA CIVILISATION D'ARMAGEDDON.


LA<br />

fin du monde n'a pas<br />

eu lieu à la date prévue.<br />

À l'Héritage Christian School,<br />

chaque vendredi, pendant les<br />

séminaires, on m'avait fait croire<br />

que tous les signes étaient<br />

réunis. « Vous saurez que la<br />

bête va jaillir lorsque vous<br />

entendrez ses dents grincer »,<br />

assenait Mlle Price de sa voix la<br />

plus sévère, la plus menaçante à<br />

des rangées de sixièmes tremblotants.<br />

« Et tous, enfants comme<br />

parents, tous souffriront. Et ceux qui ne<br />

ront pas la marque, le chiffre de leur nom,<br />

seront décapités devant leurs familles et leurs voisins. »<br />

À cet instant, Mlle Price s'arrêtait pour plonger dans sa pile de fiches<br />

sur l'apocalypse et brandissait une photocopie agrandie d'un code barres<br />

dont le chiffre avait été trafiqué de manière qu'on lise 666. C'est comme<br />

ça que nous avons appris que l'apocalypse était au coin de la rue : le code<br />

barres était la marque de la bête dont il est question dans l'Apocalypse ;<br />

c'était ce que l'on nous apprenait, et les machines pour les lire, installées<br />

dans les supermarchés, allaient être utilisées pour contrôler le cerveau<br />

des gens. Bientôt, prévenaient-ils, ce code satanique allait remplacer<br />

l'argent et tout le monde serait obligé d'avoir la marque de la bête sur la<br />

main pour acheter quoi que ce soit.<br />

« Si vous reniez le Christ, continuait Mlle Price, et portez ce tatouage<br />

sur la main ou sur le front, vous aurez le droit de vivre. Par contre, vous<br />

perdrez... » À ce moment précis, elle brandissait une carte montrant le<br />

Christ descendant des cieux... « la vie éternelle. »<br />

Lors des autres séminaires, elle avait une coupure de journal donnant<br />

tous les détails de la vie de John Hinckley Jr, celui-là même qui venait de<br />

tenter d'assassiner Ronald Wilson Reagan. Elle la brandissait en lisant le<br />

verset 13 de l'Apocalypse : « C'est ici qu'il faut de la finesse ! Que l'homme<br />

doué d'esprit calcule le chiffre de la Bête, c'est un chiffre d'homme : son<br />

chiffre, c'est 666. » Le fait est qu'il y a six lettres dans les deux prénoms<br />

et dans le nom de famille de Reagan : signe supplémentaire que la fin du<br />

monde allait arriver, que l'Antéchrist était bien parmi nous, que nous<br />

devions nous préparer à la venue du Christ et à l'extase. Mes professeurs<br />

expliquaient cela, non pas comme une opinion sujette à interprétation,<br />

mais comme une évidence décrétée par la Bible. Ils n'avaient besoin d'aucune<br />

preuve, et savourer à l'avance l'imminence de l'apocalypse les faisait<br />

quasiment jubiler, car ils allaient être sauvés... morts, mais aux cieux,<br />

libérés de toute souffrance.<br />

C'est à cette époque que j'ai commencé à faire des cauchemars, cauchemars<br />

qui n'ont jamais cessé depuis. J'étais totalement terrifié par l'idée<br />

de la fin du monde et par l'Antéchrist. C'était devenu une véritable obsession<br />

et je commençais à regarder des films comme L'Exorciste et La Malédiction,<br />

à lire des livres comme Les Prophéties de Nostradamus, 1984 de<br />

George Orwell et la novélisation du film Un mendiant dans la nuit, qui<br />

décrit à grand renfort de détails des gens dont on coupait la tête parce<br />

qu'ils n'avaient pas de tatouage 666 sur le front. Tout cela se mélangeait<br />

avec les harangues hebdomadaires à l'école chrétienne et, du coup, l'apocalypse<br />

m'apparaissait si réelle, si palpable, si proche que j'étais constamment<br />

hanté par des rêves et des angoisses : que se passerait-il si je découvrais<br />

qui était l'Antéchrist ? Faudrait-il que je risque ma vie pour sauver<br />

celle des autres ? Et si j'avais déjà la marque de la Bête sur ma peau, là<br />

où je ne pouvais pas voir, par exemple sous mon cuir chevelu ou sur mon<br />

cul ? Et si l'Antéchrist c'était moi ? Je vivais dans la peur et la confusion,<br />

car à l'époque, même sans l'influence de l'école chrétienne, ma puberté<br />

provoquait quelques bouleversements.<br />

La preuve : malgré les cours terrifiants pendant lesquels Mlle Price<br />

nous détaillait l'inéluctable fin du monde, je lui trouvais quelque chose<br />

de sexy. En la regardant dominer la classe comme un chat siamois, ses<br />

lèvres faisant une légère moue, ses cheveux parfaitement coiffés, ses chemisiers<br />

en soie dissimulant un corps bandant et une démarche qui donnait<br />

envie de la baiser : je pourrais dire qu'il y avait quelque chose de<br />

vivant, d'humain et de passionné qui n'attendait que d'exploser sous la<br />

façade chrétienne refoulée. Je la hais pour m'avoir fait faire des cauchemars<br />

tout au long de mon adolescence. Mais je pense que je la hais encore<br />

plus pour les nombreuses pollutions nocturnes qu'elle a provoquées.<br />

Je faisais partie de l'Église épiscopalienne qui, au fond, est une version<br />

light du catholicisme (mêmes grands dogmes, certaines règles en<br />

moins), et l'école n'était pas confessionnelle. Mais cela n'arrêtait pas<br />

Mlle Price. Parfois, elle débutait ses cours d'instruction religieuse en<br />

demandant : « Y a-t-il des catholiques dans la salle ? » Lorsque personne<br />

ne répondait, elle critiquait violemment les catholiques et les épiscopaliens<br />

; dans son cours, elle expliquait qu'ils interprétaient mal la Bible et<br />

vénéraient de fausses idoles en priant le pape et la Vierge Marie. Je res


tais assis, muet, exclu : devais-je lui en vouloir à elle ou à mes parents de<br />

m'avoir élevé au sein de l'Église épiscopalienne ?<br />

Mon humiliation était à son comble au cours des conférences du vendredi<br />

: des invités venaient nous expliquer qu'ils avaient été prostitués,<br />

junkies et adeptes de la magie noire jusqu'à ce qu'ils rencontrent Dieu et<br />

choisissent de suivre Son droit chemin pour renaître à la vie. On aurait<br />

dit un meeting des Satanistes Anonymes. Lorsqu'ils avaient terminé, tout<br />

le monde devait baisser la tête et prier. Le pasteur raté qui animait la<br />

réunion demandait à ceux qui n'avaient pas réussi à renaître de venir sur<br />

l'estrade et de se tenir par la main pour être sauvés. À chaque fois, je<br />

savais que j'aurais dû y aller, mais j'étais trop pétrifié pour me retrouver<br />

sur l'estrade devant toute l'école et, bien sûr, trop embêté pour admettre<br />

que moralement, spirituellement et religieusement, j'étais en retard sur<br />

tous les autres.<br />

Le seul endroit où j'excellais, c'était au skate-park, bien que ce soit<br />

devenu très vite inextricablement apocalyptique. Mon rêve était de devenir<br />

champion de patin à roulettes, et pour y arriver j'avais harcelé mes<br />

parents afin qu'ils gaspillent dans des patins professionnels, qui valaient<br />

plus de 400 dollars, l'argent qu'ils avaient mis de côté pour partir en<br />

week-end. Ma partenaire s'appelait Lisa, une fille maladive, perpétuellement<br />

congestionnée, mais néanmoins l'un de mes premiers grands<br />

béguins. Elle venait d'une famille stricte et croyante. Sa mère était l'une<br />

des secrétaires du révérend Ernest Angley, un des plus célèbres guérisseurs<br />

télévangélistes à l'époque. Nos pseudo-rendez-vous après les entraînements<br />

consistaient généralement à se suicider à la fontaine à soda du<br />

skate-park — mélanges décolorés de Coca, de Seven-Up, de Sunkist et<br />

de différentes boissons gazeuses — pour finir par un crochet à l'église<br />

ultra-opulente du révérend Angley.<br />

Le révérend était l'une des personnes les plus effrayantes que j'aie<br />

jamais rencontrées : ses dents parfaitement alignées brillaient comme des<br />

carreaux de salle de bains, une moumoute était ramassée sur le haut de<br />

son crâne tel un chapeau fabriqué avec des cheveux mouillés récupérés<br />

dans la canalisation d'une baignoire ; il portait toujours un costume bleu<br />

pastel et une cravate vert menthe. Chez lui, tout puait l'artificiel : de son<br />

apparence siliconée et manucurée à son nom supposé évoquer l'expression<br />

« l'ange sérieux ».<br />

Chaque semaine, il faisait venir sur l'estrade des personnes souffrant<br />

de divers handicaps et, apparemment, les guérissait devant des millions<br />

de téléspectateurs. Il pointait son doigt vers l'oreille d'un sourd ou l'œil<br />

d'un aveugle, en hurlant « Que les esprits du Diable sortent de toi » ou<br />

« Parle, bébé », puis il agitait le doigt jusqu'à ce que la personne sur<br />

l'estrade s'évanouisse. Ses sermons ressemblaient à ceux de l'école : le<br />

révérend nous brossait un horrible tableau de l'apocalypse toute proche<br />

— la différence étant qu'ici les gens hurlaient, tombaient dans les pommes<br />

et s'exprimaient dans des langues inconnues autour de moi. À ce moment<br />

de l'office, tous lançaient de l'argent sur l'estrade. Des centaines de pièces<br />

de 25 cents pleuvaient, ainsi que des dollars d'argent et des liasses de<br />

billets tandis que le révérend continuait à témoigner sur les limbes et l'ire<br />

divine. Il vendait des lithographies numérotées accrochées aux murs de<br />

l'église. Ce n'étaient que des scènes macabres : par exemple, les quatre<br />

Cavaliers de l'Apocalypse traversant une petite ville pas très différente<br />

de Canton au coucher du soleil et laissant derrière eux une traînée de<br />

gorges tranchées.<br />

Les services duraient entre trois et cinq heures. Si je m'endormais,<br />

j'étais puni et emmené dans une pièce à part dans laquelle se tenaient des<br />

séminaires spéciaux pour les jeunes. Et là, devant une douzaine d'autres<br />

jeunes, ils critiquaient sévèrement le sexe, les drogues, le rock et le monde<br />

matériel jusqu'à en vomir. Cela ressemblait à un lavage de cerveau : nous<br />

étions épuisés et ils ne nous donnaient rien à manger pour nous fragiliser<br />

en nous affamant.<br />

Lisa et sa mère étaient entièrement dévouées à cette église. En grande<br />

partie parce que Lisa était née à moitié sourde et que, paraît-il, au cours<br />

d'un service, le révérend aurait pointé son doigt en direction de son oreille<br />

et lui aurait permis de recouvrer l'ouïe. Parce qu'elle était pratiquante et<br />

que sa fille avait guéri grâce à un miracle de Dieu, la mère de Lisa se montrait<br />

toujours condescendante envers moi, comme si elle et sa famille<br />

étaient meilleures et plus vertueuses. À chaque fois qu'elles me raccompagnaient<br />

chez moi après le service, j'imaginais que la mère de Lisa l'obligeait<br />

à se laver les mains sous prétexte qu'elles avaient touché les miennes.<br />

J'étais toujours abattu par ces séances, mais j'allais malgré tout à l'église<br />

avec elles, car c'était pour moi la seule occasion de voir Lisa en dehors<br />

de la piste de skate.<br />

Cependant, notre relation a tourné court. Il arrive parfois qu'un événement<br />

change définitivement l'opinion que vous pouvez avoir sur quelqu'un<br />

et détruise l'idéal que vous avez bâti autour de cette personne, vous<br />

obligeant ainsi à voir la créature faillible et humaine qu'elle est réellement.<br />

C'est ce qui s'est passé un jour où elle me raccompagnait chez moi<br />

après l'église. Nous étions écroulés sur le siège arrière de la voiture de sa<br />

mère et Lisa se moquait de ma maigreur : j'ai alors mis ma main sur sa<br />

bouche pour la faire taire. En éclatant de rire, elle a rejeté dans ma main<br />

une boulette d'une épaisse morve vert citron. Je n'en croyais pas mes<br />

yeux. Et, encore plus répugnant, lorsque j'ai retiré ma main un long fil<br />

de cette matière est resté accroché entre mes doigts et sur son visage<br />

comme un bonbon à la pomme. Lisa, sa mère et moi étions tous les trois


horrifiés, gênés. Je n'arrivais pas à<br />

me débarrasser de la sensation de<br />

cette morve qui s'étalait et formait<br />

une toile entre mes doigts.<br />

Elle venait de s'avilir et de me<br />

montrer sa vraie nature,<br />

révélant le monstre caché<br />

derrière le masque, un peu<br />

comme j'imaginais le révérend<br />

Angley. Elle n'était pas<br />

mieux élevée que moi, malgré<br />

ce que sa mère avait essayé<br />

de me faire croire. Je n'ai fait<br />

aucun commentaire... et ne lui<br />

ai plus jamais adressé la parole.<br />

À l'école chrétienne, je commençais<br />

aussi à perdre mes illusions. Un<br />

ANGE DANS LES NUAGES jour, au CM1, j'ai apporté une photo<br />

que Grand-mère Wyer avait prise au<br />

cours d'un vol entre la Virginie-Occidentale et l'Ohio et, sur ce cliché, il<br />

semble y avoir un ange au milieu des nuages. C'était l'un de mes objets<br />

préférés : j'étais excité de le partager avec mes professeurs, car je croyais<br />

encore à tout ce qu'ils m'enseignaient à propos des cieux. Je voulais donc<br />

leur montrer ce que ma grand-mère avait vu. Mais ils ont soutenu qu'il<br />

s'agissait d'un canular, ils m'ont passé un savon et m'ont renvoyé à la<br />

maison en m'accusant de blasphémer. C'était ma tentative la plus sincère<br />

de coller à leur idée du christianisme, de leur prouver que j'adhérais à<br />

leurs croyances, et ils me punissaient pour ça.<br />

Tout cela confirmait ce que je savais depuis le début : que je ne serais<br />

pas sauvé comme tout un chacun. J'y pensais tous les jours en quittant<br />

l'école ; je tremblais de peur en attendant la fin du monde, car évidemment<br />

je n'irais jamais au ciel et je ne reverrais jamais mes parents. Une<br />

année a passé, puis une autre et encore une autre, et le monde, Mlle Price,<br />

Brian Warner et les prostituées qui s'étaient régénérées étaient toujours<br />

là : je me sentais floué et trahi.<br />

Petit à petit, j'ai commencé à éprouver du ressentiment, à me méfier<br />

de ce que l'on me racontait dans cette école. Il devenait clair que toute<br />

cette souffrance dont ils voulaient se libérer en priant, ils se l'imposaient<br />

à eux-mêmes, mais aussi à nous par la même occasion. La Bête dont ils<br />

avaient si peur, c'était eux : c'est-à-dire l'Homme, et non pas quelque<br />

démon mythologique qui allait venir détruire l'espèce humaine. Leur<br />

propre peur avait créé la Bête.<br />

Les graines de ce que je suis devenu avaient été semées.<br />

« Les fous ne sont pas nés. » J'ai griffonné cette phrase dans mon carnet<br />

de notes pendant un cours de morale. « On les arrose et ils grandissent<br />

comme de la mauvaise herbe à cause d'institutions comme le christianisme.<br />

» Ce soir-là, au cours du dîner, j'ai tout avoué à mes parents.<br />

« Écoutez, leur ai-je expliqué, je veux aller à l'école publique, je ne me<br />

sens pas chez moi dans cette école. Ils sont contre tout ce que j'aime. »<br />

Mais ils n'ont rien voulu entendre. Ils ne tenaient pas spécialement à<br />

ce que j'aie une éducation religieuse, mais ils désiraient que je sois dans<br />

une bonne école. L'école publique la plus proche, GlenOak East, craignait.<br />

Je voulais y aller.<br />

Et la révolte commença. Ce n'était pas à la Christian Héritage School<br />

que je pouvais me rebeller. L'endroit était régi par des règles traditionalistes.<br />

On nous imposait des lois étranges pour nous habiller : les lundi,<br />

mercredi et vendredi, nous devions porter un pantalon bleu, une chemise<br />

blanche boutonnée et, si nous le désirions, une touche de rouge. Les mardi<br />

et jeudi, nous devions porter un pantalon vert foncé, ainsi qu'une chemise<br />

blanche ou jaune. Nous devions passer chez le coiffeur dès que nos<br />

cheveux touchaient nos oreilles. Tout était réglementé, ritualisé. Aucun<br />

d'entre nous n'avait le droit d'afficher la moindre différence, la moindre<br />

supériorité. Lâcher dans la nature tous ces diplômés en leur faisant croire<br />

que la vie était juste et qu'ils seraient tous traités sur un pied d'égalité<br />

n'était pas une très bonne manière de préparer leur entrée dans le monde.<br />

Dès l'âge de douze ans, je me suis embarqué dans une campagne<br />

toujours plus virulente pour être viré de l'école. J'ai très naïvement<br />

commencé avec des sucreries. J'avais toujours ressenti une parenté avec<br />

Willy Wonka. Même à cet âge, j'avais déjà compris qu'il était un antihéros,<br />

une icône de l'interdit. Et dans mon cas l'interdit était le chocolat,<br />

symbole de plaisir et de tout ce que vous n'êtes pas censé posséder, que<br />

ce soit le sexe, les drogues, l'alcool ou la pornographie. À chaque fois<br />

que Willy Wonka and the Chocolate Factory passait sur Star Channel,<br />

ou dans le miteux cinéma du quartier, je le regardais à en être obsédé,<br />

tout en vidant des sacs et des sacs de sucreries.<br />

À l'école, sucreries et bonbons étaient de la contrebande. Par conséquent,<br />

j'allais au Five and Ten de Ben Franklin, un magasin voisin qui<br />

ressemblait à une ancienne cafétéria et qui était bourré de Pop Rocks,<br />

Zotz, Lik-M-Stix et autres comprimés pastel ressemblant à des pilules et<br />

collant si bien à l'emballage qu'il est impossible de les manger sans avaler<br />

en même temps des lambeaux de papier. En y repensant, j'étais attiré<br />

par les sucreries qui ressemblaient le plus à des drogues. La plupart n'étaient<br />

pas de simples bonbons : ils produisaient également une réaction chimique.<br />

Ils pétillaient dans la bouche ou rendaient les dents toutes noires.


Tout naturellement, je suis devenu dealer de bonbons, fourguant au<br />

prix que je voulais ma marchandise à l'heure du déjeuner, car personne<br />

d'autre n'y avait accès pendant l'école. Rien que le premier mois, je me<br />

suis fait une petite fortune — au moins quinze dollars en pièces de vingtcinq<br />

et dix cents. Et puis on m'a balancé. Il m'a fallu rendre tous mes<br />

bonbons et tout mon argent aux autorités. Malheureusement je n'ai pas<br />

été viré de l'école, juste exclu temporairement<br />

Mon second projet consistait en un magazine. Dans l'esprit de Mad<br />

et de Cracked, il s'appelait Stupid. La mascotte me ressemblait assez : un<br />

môme aux dents en avant, avec un gros nez. Il avait de l'acné et portait<br />

une casquette de base-bail. Je le vendais vingt-cinq cents, ce qui était tout<br />

bénéfice car je le tirais gratuitement chez Carpet Barn, là où mon père<br />

travaillait. La machine était un appareil bas de gamme qui tombait en<br />

morceaux. Il s'en dégageait une odeur âcre proche de celle du carbone,<br />

et immanquablement les six pages que comportait le magazine se retrouvaient<br />

maculées. À l'école, où les obscénités et autres blagues graveleuses<br />

manquaient, Stupid a toutefois remporté un rapide succès — jusqu'à ce<br />

qu'on me dénonce à nouveau.<br />

La directrice, Carolyn Cole — une grande femme bégueule et voûtée,<br />

avec des lunettes sur le nez, dont le visage surmonté d'une touffe de cheveux<br />

bruns frisés ressemblait à un oiseau —, m'a convoqué dans son<br />

bureau rempli d'administrateurs. Elle m'a fourré le magazine entre les<br />

mains en exigeant des explications à propos des dessins sur les Mexicains,<br />

la scatologie, et surtout sur le Kuwatch Sex Aid Adventure Kit,<br />

dont la publicité annonçait qu'il contenait un fouet, deux vibromasseurs<br />

de très grande taille, une canne à pêche, deux pince-tétons à pompon,<br />

des lunettes de plongée en metal, des bas résille, ainsi qu'un collier représentant<br />

une bite de chien en bronze. Comme cela m'est très souvent arrivé<br />

depuis, ils n'ont pas arrêté de m'interroger sur mon œuvre — sans chercher<br />

à savoir s'il pouvait s'agir d'art, de distraction ou d'un gag — et de<br />

me demander une explication. Là, exaspéré, j'ai explosé et j'ai balancé<br />

les papiers en l'air. Avant même que le dernier n'ait eu le temps de toucher<br />

le sol, Mme Cole, rouge de colère, m'a ordonné de me baisser et de<br />

m'attraper les chevilles. Elle a saisi dans le coin de la pièce une badine<br />

qui avait été dessinée en atelier par un copain, si sadiquement qu'elle était<br />

percée de trous pour réduire sa résistance à l'air. J'en ai reçu trois coups<br />

rapides, dans la grande tradition chrétienne.<br />

À partir de ce moment, il n'y avait plus rien à faire pour moi. Au cours<br />

des séminaires du vendredi, les filles gardaient leurs sacs sous la chaise


en bois sur laquelle elles étaient assises. Lorsqu'elles inclinaient la tête,<br />

je plongeais au sol pour voler l'argent de leur déjeuner. Si, en plus, je<br />

découvrais des lettres d'amour ou des notes intimes, je les dérobais également<br />

et, au nom de l'honnêteté et de la libre parole, je les donnais aux<br />

personnes concernées. Avec un peu de chance, cela provoquait des bagarres,<br />

des tensions et des scènes de terreur.<br />

J'écoutais du rock and roll depuis bien des années déjà — et j'ai décidé<br />

que cela devait aussi me rapporter de l'argent. C'était Keith Cost qui<br />

m'avait prêté mon premier album de rock : Keith était un gros abruti<br />

doublé d'un mufle. Il paraissait avoir trente ans, mais n'était en fait qu'en<br />

troisième. Après avoir écouté le Love Gun de Kiss et joué avec le revolver<br />

en plastique qui l'accompagnait, je suis devenu membre adhérent de<br />

la Kiss Army, ainsi que le fier propriétaire d'un nombre incroyable de<br />

poupées, de bandes dessinées, de T-shirts et de paniers-repas Kiss, que je<br />

n'avais bien évidemment pas le droit d'emporter à l'école. Mon père m'a<br />

même emmené les voir en concert — mon premier concert — en 1979.<br />

Une dizaine d'adolescents lui ont demandé un autographe parce qu'il<br />

s'était déguisé comme Gene Simmons sur la couverture de l'album Dressed<br />

to Kill : costume vert, perruque noire et maquillage blanc.<br />

La personne qui m'a définitivement introduit au rock and roll et au<br />

style de vie qui va avec s'appelle Neil Ruble : il fumait des cigarettes, avait<br />

une vraie moustache et prétendait ne plus être puceau. Donc, tout naturellement,<br />

je l'idolâtrais. Moitié ami, moitié tyran, il a ouvert les vannes<br />

à Dio, Black Sabbath, Rainbow — en fait n'importe quoi, pourvu qu'on<br />

y entende Ronnie James Dio.<br />

Mon autre source imperturbable d'informations a été l'école chrétienne.<br />

Tandis que Nick me branchait sur le heavy metal, l'école organisait<br />

des séminaires sur les messages subliminaux. Ils apportaient des<br />

disques de Led Zeppelin, de Black Sabbath et d'Alice Cooper et les passaient<br />

à fond sur la sono. Différents professeurs se mettaient à tour de<br />

rôle devant la platine pour, de l'index, faire tourner les disques à l'envers<br />

afin de nous expliquer le contenu de ces messages cachés. Bien évidemment,<br />

la musique la plus extrême, celle qui contenait les messages les plus<br />

sataniques, était exactement celle que je voulais entendre... puisque c'était<br />

interdit. Ils brandissaient des photos des groupes pour nous faire peur,<br />

mais tout ce qu'ils ont réussi à obtenir, c'est de me décider à porter les<br />

cheveux longs et une boucle d'oreille pour ressembler aux musiciens des<br />

pochettes.<br />

Le principal ennemi de mes profs était Queen. Ils détestaient spécialement<br />

We are the Champions parce qu'il y avait un hymne en faveur des<br />

homosexuels, et en le passant à l'envers on pouvait entendre Freddie Mercury<br />

blasphémer « Mon doux Satan ». Peu importait s'ils nous avaient<br />

déjà appris que Robert Plant racontait la même chose dans Stairway to<br />

Heaven, Freddie Mercury chantant mon doux Satan était définitivement<br />

implanté dans nos têtes et nous entendions cette phrase partout. Faisaient<br />

également partie de leur collection d'albums sataniques : Electric Light<br />

Orchestra, David Bowie, Adam Ant, et tout ce qui pouvait contenir des<br />

thèmes gays, car c'était pour eux l'occasion de mettre l'homosexualité et<br />

le mal sur un pied d'égalité.<br />

Bientôt, les lambris et le plafond de ma chambre, au sous-sol, ont été<br />

couverts de photos découpées dans Hit Parader, Circus ou Creem. Tous<br />

les matins, je me réveillais en regardant Kiss, Judas Priest, Iron Maiden,<br />

David Bowie, Motley Crue, Rush et Black<br />

Sabbath. Leurs messages subliminaux<br />

m'avaient atteint.<br />

Le côté fantastique de ce<br />

genre de musique m'a<br />

conduit tout droit à<br />

Donjons et Dragons.<br />

Si chaque cigarette<br />

que vous fumez vous<br />

enlève sept minutes<br />

de vie, chaque partie<br />

de Donjons et Dragons<br />

repousse de<br />

sept heures la perte<br />

de votre virginité.<br />

J'étais un tel loser que<br />

j'avais pour habitude de<br />

marcher autour de l'école<br />

avec un dé à vingt faces dans<br />

ma poche et de concevoir mes<br />

propres modules comme le Labyrinthe<br />

de la Terreur, Château Tenemouse<br />

et Cavernes de Koshtra : j'utilise aujourd'hui cette expression de manière<br />

argotique lorsque j'ai l'impression d'avoir sniffé trop de coke.<br />

Bien évidemment, aucun des mômes de l'école ne m'aimait parce que<br />

je jouais à Donjons et Dragons, que j'aimais le heavy metal, que je n'allais<br />

pas à leurs rassemblements et ne participais pas aux séances au cours<br />

desquelles, par exemple, ils brûlaient des albums de rock. Je ne m'entendais<br />

pas mieux avec les gamins de l'école publique qui, tous les jours,<br />

me bottaient les fesses en me traitant de tapette, tout ça parce que je venais<br />

d'une école privée. De plus, je n'étais pas retourné faire de skate depuis<br />

que Lisa m'avait bavé dessus. Le seul autre endroit où je pouvais me faire


des amis était un centre d'études et de loisirs réservé aux enfants dont les<br />

parents avaient été en contact avec l'Agent Orange 1 durant la guerre du<br />

Vietnam. Mon père, Hugh, avait été mécanicien d'hélicoptère et membre<br />

des Ranch Hands, le groupe d'intervention responsable d'avoir balancé<br />

cet herbicide à haut risque sur tout le Vietnam. Ainsi, une fois par an, de<br />

ma naissance à la fin de mon adolescence, le gouvernement nous envoyait,<br />

mon père et moi, dans un centre de recherche pour faire des études sur<br />

d'éventuels troubles physiques et psychologiques. Je ne pense pas en<br />

avoir : mes ennemis diront le contraire. Un des effets secondaires que ce<br />

produit chimique a eus sur mon père, c'est qu'il a livré l'affaire à la presse<br />

et a fait la une du Akron Beacon Journal.<br />

Par la suite, le gouvernement l'a soumis<br />

à des contrôles fiscaux quatre<br />

ans de suite.<br />

Comme je n'étais pas difforme,<br />

je ne m'intégrais pas<br />

avec les autres enfants dans<br />

ce groupe de recherche du<br />

gouvernement ou dans<br />

ces retraites régulières en<br />

faveur des enfants dont les<br />

parents poursuivaient le<br />

gouvernement en justice<br />

pour avoir été exposés à<br />

des produits toxiques. Les<br />

autres enfants portaient des<br />

prothèses, avaient des handicaps<br />

moteurs ou des maladies dégénérantes.<br />

Non seulement j'étais à peu<br />

près normal en comparaison, mais mon<br />

père était l'un de ceux qui avaient balancé cette merde sur leurs pères :<br />

la plupart d'entre eux avaient fait partie de l'infanterie américaine.<br />

Afin de glisser un peu plus vite dans la délinquance et d'assouvir ma<br />

soif grandissante d'argent, je suis passé à la vitesse supérieure : du trafic<br />

de bonbons et de fanzines au trafic de musique. Les seuls autres mômes<br />

de mon voisinage à aller à l'Héritage Christian School étaient deux frères,<br />

américains à cent pour cent, tous deux maigrichons, coiffés en brosse et<br />

membres des Saints des Derniers Jours. Jay, l'aîné, et moi n'avions rien<br />

en commun. Il ne s'intéressait qu'à la Bible. Je ne m'intéressais qu'au rock<br />

et au sexe. Le cadet, Tim, avait un caractère plus rebelle. Donc, tout<br />

comme Neil Rubble m'avait branché sur le rock, j'ai initié Tim au heavy<br />

metal et, le reste du temps, je le maltraitais. Il n'avait pas le droit d'écouter<br />

de musique chez lui, alors je lui ai vendu un magnétophone noir, bon<br />

marché, avec de gros boutons-poussoirs rectangulaires et une poignée<br />

pour le transporter.<br />

Ensuite, il a eu besoin de cassettes pour les cacher sous son lit avec<br />

son magnétophone. J'ai donc commencé à aller régulièrement à bicyclette<br />

dans un endroit nommé Quonset Hut. L'entrée en était interdite aux<br />

mineurs puisque c'était une boutique hippie ainsi qu'un magasin de<br />

disques. Je faisais exactement mon âge — c'est-à-dire quinze ans — mais<br />

personne ne m'a arrêté. De toute façon, les shiloms, les pinces à joints et<br />

les pipes à eau m'étaient totalement inconnus.<br />

Lorsque Tim s'est mis à acheter les cassettes à prix gonflé — prix coûtant,<br />

je lui affirmais —, je me suis rendu compte qu'il y avait au moins<br />

une centaine de clients potentiels à l'école. J'ai donc acheté tous les albums<br />

qui passaient au cours des fameuses conférences sur les messages subliminaux<br />

et je les ai revendus à mes camarades d'école, de la troisième à<br />

la terminale. Un album de W.A.S.P. acheté sept dollars chez Quonset Hut<br />

se revendait vingt dollars à l'Heritage Christian School.<br />

Plutôt que de gaspiller les bénéfices en m'offrant des cassettes, je décidais<br />

un peu plus tard de simplement voler les disques que j'avais vendus.<br />

À l'époque, le code d'honneur de l'école était de ne pas fermer nos<br />

casiers. Or, comme il était interdit d'écouter du rock'n'roll, si quelqu'un<br />

me dénonçait, par la même occasion, il se dénonçait. Donc, pendant les<br />

cours, je demandais la permission de sortir et j'allais voler les cassettes<br />

dans les casiers.<br />

Le système était parfait, mais n'a pas duré longtemps. Tim avait décidé<br />

que, même s'il devait être puni, je plongerais avec lui. Je me suis donc à<br />

nouveau retrouvé face à Mme Cole et à sa bande d'administrateurs et de<br />

surveillants dans son bureau. Sauf que, cette fois, je n'ai pas eu besoin<br />

d'expliquer la musique — puisqu'ils pensaient déjà savoir de quoi il s'agissait.<br />

Ils m'avaient attrapé à acheter des cassettes de rock, à les revendre<br />

puis à les voler : ils savaient que je continuais à faire des fanzines, et que<br />

mes activités s'étaient étendues à la production de mes propres cassettes<br />

(remplies de coups de fil bidon et de chansons crades, parlant de masturbation<br />

et de pétomanie, que j'avais enregistrées avec mon cousin Chad<br />

sous le nom de Big Bert and the Uglies). Au cours des mois précédents,


j'avais déjà été puni à deux reprises par la directrice. La première fois<br />

pour avoir accidentellement frappé, à l'entrejambe, Mme Burdick, mon<br />

professeur de musique, avec un lance-pierres fait de ruban adhésif épais,<br />

d'une règle en bois, avec pour munitions des morceaux de Crayola piqués<br />

dans la salle de dessin. La seconde fois, Mme Burdick avait demandé<br />

d'apporter un album en cours de chant et j'étais venu avec Highway to<br />

Hell d'AC/DC. Ça n'avait encore pas suffi pour me faire expulser.<br />

Je tentai une dernière farce desespérée : je suis retourné dans le terrifiant<br />

sous-sol de Grand-père afin d'y voler un godemiché au fond du tiroir<br />

secret de son établi. J'ai mis des gants pour ne pas me tacher avec la vieille<br />

vaseline. Le lendemain, à la fin des cours, je suis entré subrepticement en<br />

compagnie de Neil Ruble dans la salle de classe de Mlle Price pour forcer<br />

le tiroir de son bureau. Il contenait quelques secrets personnels, certainement<br />

aussi tabous dans cette école que ceux de Grand-père dans sa<br />

banlieue : des romans d'amour semi-érotiques. Il y avait aussi un petit<br />

miroir, normal vu que Mlle Price faisait très attention à son image. À<br />

cette époque, Chad et moi essayions régulièrement d'attirer l'attention<br />

de deux sœurs qui vivaient à côté de chez nos grands-parents, en lançant<br />

des pierres sur les voitures pour provoquer des accidents, tout ça pour<br />

les faire sortir de chez elles. C'est la même démarche malsaine et tordue<br />

qui m'avait fait mettre un godemiché dans le tiroir de Mlle Price : je<br />

n'avais trouvé que cela pour exprimer ma frustration et le désir latent<br />

que j'avais pour elle.<br />

Le lendemain, à notre grande déception, personne n'en a parlé à l'école.<br />

Mais j'étais assurément le suspect numéro un : Mme Cole avait convoqué<br />

mes parents. Elle n'a pas mentionné le godemiché mais s'est contentée<br />

de leur faire un sermon sur la discipline et l'inculcation de la crainte<br />

de Dieu au délinquant juvénile que j'étais. C'est à ce moment précis que<br />

j'ai compris que je ne serais jamais viré. La moitié des gamins de l'Heritage<br />

Christian School était issue de familles défavorisées, l'école recevait<br />

de l'État une somme dérisoire pour les inscrire. Je faisais partie de ceux<br />

qui pouvaient payer, ils avaient besoin d'argent — même s'ils étaient obligés<br />

de supporter mes godemichés, mes cassettes de heavy metal, mes<br />

sucreries, mes fanzines cochons et mes enregistrements obscènes. J'ai pris<br />

conscience que si je voulais quitter cette école religieuse, cela ne dépendait<br />

plus que de moi. Deux mois en première m'ont suffi.<br />

« JE CONNAIS QUELQUES NOUVEAUX TRUCS », DIT LE CHAT<br />

DANS LE CHAPEAU. « UN TAS DE BONS TRUCS. JE TE LES MONTRERAI.<br />

TA MÈRE N'AURA SÛREMENT RIEN CONTRE SI JE LE FAIS. »<br />

ALLONGÉ<br />

sur mon lit dans le sous-sol de la<br />

maison de mes parents, les mains jointes derrière mon cou sous mes longs<br />

cheveux châtains, j'écoutais le ronflement de la machine à laver. C'était<br />

ma dernière nuit à Canton, Ohio. J'avais décidé de la passer seul pour<br />

réfléchir à mes trois dernières années en école publique. Tout était emballé<br />

pour le déménagement à Fort Lauderdale : disques, livres, T-shirts, journaux,<br />

photos, lettres d'amour, lettres de haine. L'école chrétienne m'avait<br />

bien préparé à l'école publique. Elle définissait les tabous, puis les maintenait<br />

à portée de main, juste assez loin pour m'empêcher de les attraper.<br />

En changeant d'école, tout était à ma portée — le sexe, les drogues, le<br />

rock, le surnaturel. Je n'ai même pas eu à les chercher. Ce sont eux qui<br />

m'ont trouvé.


J'ai toujours pensé que l'être humain est intelligent et que les gens,<br />

eux, sont stupides. Et peu de chose le confirme autant que les guerres,<br />

les religions organisées, la bureaucratie, le lycée, là où la majorité décide<br />

impitoyablement. Lorsque je repense à mes premiers jours là-bas, je me<br />

rappelle un sentiment d'insécurité et de doute si écrasant<br />

qu'un simple bouton d'acné était capable<br />

de faire basculer ma vie.<br />

Ce dernier soir à Canton, j'ai compris<br />

que Brian Warner était en train de mourir.<br />

On me donnait une chance de<br />

renaître, dans un nouvel endroit, pour<br />

le meilleur ou pour le pire. Mais je<br />

n'arrivais pas à savoir si le lycée<br />

m'avait dépravé ou éclairé. Peut-être<br />

les deux à la fois, peut-être que dépravation<br />

et lumière sont inséparables.<br />

L'INTRONISATION DU VER<br />

Dès ma deuxième semaine de lycée, je savais que<br />

j'étais condamné. Non seulement je commençais la première avec deux<br />

mois de retard, alors que la plupart des groupes de copains s'étaient formés,<br />

mais après mon huitième jour de classe j'ai fait une allergie à un<br />

antibiotique contre la grippe. Mes mains et mes pieds gonflaient comme<br />

des ballons, des plaques rouges apparaissaient sur mon cou, j'avais du<br />

mal à respirer à cause d'une inflammation des poumons. Les médecins<br />

m'ont dit que j'aurais pu en mourir.<br />

À ce moment-là, à l'école, je m'étais fait une amie et un ennemi. L'amie<br />

s'appelait Jennifer : elle était mignonne, malgré son visage allongé comme<br />

celui d'un poisson et ses lèvres naturellement grosses mais gonflées par<br />

un appareil orthodontique. Je l'avais rencontrée dans le bus et elle est<br />

devenue ma première petite amie. Mon ennemi était John Crowell,<br />

l'exemple même du banlieusard décontracté. C'était un type gros et trapu,<br />

toujours épuisé, vêtu d'une veste en toile, d'un T-shirt d'Iron Maiden et<br />

d'un jean. Son entrejambe avait une couleur plus pâle, sans doute parce<br />

que son jean était trop serré. Lorsqu'il passait dans les couloirs, les autres<br />

mômes se montaient les uns sur les autres pour ne pas croiser son chemin.<br />

Il se trouvait également qu'il était l'ex-petit ami de Jennifer, ce qui<br />

m'avait propulsé en première position sur la liste de ceux à qui il avait<br />

envie de casser la figure.<br />

Au cours de ma première semaine d'hôpital, Jennifer est venue me<br />

voir presque tous les jours. Je l'ai persuadée d'aller dans la penderie (il y<br />

faisait sombre et elle ne pouvait donc pas voir mes plaques), et je l'ai pelotée<br />

sans problème. Jusque-là, je n'avais jamais été très loin avec les filles.<br />

Il y avait eu Jill Tucker, une blonde, fille de pasteur, aux pauvres dents de<br />

travers : je l'avais embrassée sur le terrain de jeu de l'école religieuse.<br />

Mais j'étais en CM2. Trois ans plus tard, j'étais tombé fou amoureux de<br />

Michelle Gill, une jolie fille aux doux cheveux châtains : elle avait un<br />

petit nez plat et une bouche très large qui a dû certainement tailler des<br />

pipes de très bonne qualité au lycée. Mais mes chances avec elle se sont<br />

évanouies pendant une marche organisée par l'école pour collecter des<br />

fonds, au cours de laquelle elle a essayé de m'apprendre à rouler des<br />

patins. Je n'en ai compris ni le but ni la technique, ce qui m'a valu de<br />

devenir la risée de toute l'école.<br />

Malgré mon manque total d'expérience, j'étais déterminé à perdre ma<br />

virginité, dans ce placard, avec Jennifer. Or, j'avais beau essayer, elle m'a<br />

seulement laissé tripoter sa poitrine plate. La semaine suivante, elle en a<br />

eu marre et m'a jeté.<br />

À ce moment de ma vie, les hôpitaux et les expériences ratées avec les<br />

filles, la sexualité et mes parties génitales m'étaient totalement familiers.<br />

Lorsque j'avais quatre ans, ma mère m'avait emmené à l'hôpital pour faire<br />

agrandir mon urètre parce qu'il n'était pas assez large pour que je puisse<br />

pisser normalement. Je n'oublierai jamais cela : le médecin a pris une longue<br />

mèche coupante très affilée et l'a plantée au bout de ma bite. Après ça,<br />

pendant des mois, j'ai eu l'impression de pisser des lames de rasoir.<br />

Mes années de primaire ont été gâchées par une pneumonie qui m'a<br />

obligé à faire trois longs séjours à l'hôpital. En troisième, je me suis à nouveau<br />

retrouvé à l'hôpital. Ayant décidé de retourner sur la piste de skate<br />

après une longue absence, j'avais empenné mes cheveux, enfilé ma boucle<br />

de ceinturon à l'effigie de ELO et passé une chemise boutonnée rosé. Une<br />

fille avec un gros nez, des cheveux frisottés et un rimmel bien épais, m'a<br />

demandé de faire du skate avec elle : je me souviens de son visage, mais<br />

son nom... À la fin, un grand Noir avec des lunettes épaisses, connu dans<br />

le quartier sous le nom de Frog, s'est approché de nous. Il l'a poussée sur<br />

le côté et, sans dire un mot, m'a violemment balancé son poing dans la<br />

figure. Je me suis écroulé, il m'a regardé de haut et a craché : « C'est MA<br />

petite amie. » Étourdi, je suis resté assis là, la bouche en sang, les dents de<br />

devant suspendues au filet rouge me barrant les gencives.<br />

Je n'aimais même pas cette fille et elle a failli me coûter ma carrière<br />

de chanteur. Aux urgences, ils m'ont dit que les dégâts étaient définitifs.<br />

Encore aujourd'hui, je souffre toujours d'un syndrome algo-dysfonctionnel<br />

de l'axe temporo-mandibulaire, un trouble qui provoque des maux<br />

de tête et rend la mâchoire raide et douloureuse. Le stress et les drogues<br />

n'arrangent pas l'affaire.


Je ne sais pas trop comment, mais Frog s'est procuré mon numéro de<br />

téléphone ; il m'a appelé le lendemain pour s'excuser et savoir si je voulais<br />

m'entraîner avec lui. J'ai décliné l'offre. L'idée de soulever des poids<br />

en. compagnie d'un type qui venait de me casser la figure et la perspective<br />

de me doucher avec lui après l'entraînement ne me disaient pas grandchose<br />

cet après-midi-là.<br />

Jennifer a été à l'origine de mon passage suivant aux urgences. J'étais<br />

retourné à l'école après avoir passé deux semaines à l'hôpital, je traînais<br />

dans les couloirs, seul et humilié. Personne ne veut être copain avec un<br />

type bizarre aux cheveux longs couleur écureuil, le cou recouvert de<br />

plaques sortant de son sweat Judas Priest. Le tout agrémenté de très longs<br />

lobes d'oreilles, qui pendaient de manière visible sous mes cheveux comme<br />

des testicules mal placés. Mais un matin, alors que je sortais de la salle<br />

de classe, John Crowell m'a arrêté. Il se trouvait que nous avions quelque<br />

chose en commun : notre haine de Jennifer. Nous avons donc décidé de<br />

nous associer contre elle et avons commencé à discuter des différentes<br />

façons de la persécuter.<br />

Une nuit, je suis passé prendre John et mon cousin Chad avec ma Ford<br />

Galaxie 500 bleu clair, et nous sommes allés dans une épicerie ouverte<br />

24 heures sur 24 pour y voler une vingtaine de rouleaux de papier toilette.<br />

Nous les avons jetés sur le siège arrière de la voiture avant de foncer<br />

chez Jennifer. Nous nous sommes glissés sans bruit dans le jardin et<br />

avons commencé à accrocher du papier toilette partout où nous le pouvions.<br />

Je me suis dirigé vers la fenêtre de sa chambre pour y taguer des<br />

obscénités. Mais, tandis que je réfléchissais à un truc vraiment offensant,<br />

quelqu'un a allumé la lumière. J'ai piqué un sprint pour gagner un chêne<br />

gargantuesque, au moment précis où Chad sautait de l'une de ses branches.<br />

Il m'est tombé directement sur le crâne, et je me suis écroulé sur le sol.<br />

Chad et John ont dû me traîner : une de mes épaules s'était déboîtée, mon<br />

menton pissait le sang et j'avais subi un choc à la mâchoire, qui — c'est<br />

ce qu'ils m'ont appris aux urgences — n'a fait qu'aggraver les choses.<br />

De retour à l'école, j'avais mille raisons pressantes de m'envoyer en<br />

l'air : humilier Jennifer, être sur un pied d'égalité avec John — qui prétendait<br />

avoir baisé Jennifer — et surtout ne permettre à personne de se<br />

moquer de moi parce que j'étais encore puceau. Pour rencontrer des filles,<br />

j'ai même rejoint l'orchestre de l'école. J'ai commencé par jouer des instruments<br />

que je considérais comme machos : basse, caisse claire. Pour<br />

finalement me borner à l'instrument parfait pour ceux qui ne se sentent<br />

pas sûr d'eux : le triangle.<br />

Finalement, vers la fin de la seconde, John m'a proposé un plan à toute<br />

épreuve : Tina Potts. Tina ressemblait davantage à un poisson que Jennifer.<br />

Elle avait des lèvres encore plus épaisses et n'était vraiment pas


mince. C'était l'une des filles les plus pauvres de l'école, elle était toute<br />

voûtée et tassée ; cette posture dénotait un sentiment d'insécurité et une<br />

misère intérieure, comme si, enfant, elle avait été violée. Les seules choses<br />

qui jouaient en sa faveur étaient ses gros nichons, ses jeans serrés moulant<br />

son cul de vache et, selon John, le fait qu'elle baisait — ce qui était<br />

grandement suffisant pour moi. Du coup, je me suis mis à parler avec<br />

Tina. Mais, comme j'étais désespérément obsédé par mon standing, je ne<br />

lui parlais qu'après l'école, lorsque nous pouvions être seuls.<br />

Au bout de quelques semaines, j'ai pris mon courage à deux mains et<br />

je suis allé lui demander de me rejoindre dans le parc. Chad et moi, nous<br />

nous sommes rendus chez mes grands-parents pour y voler une des capotes<br />

sans nom et délabrées que contenait l'armoire de la cave. Dans la foulée,<br />

nous avons vidé dans mon thermos Kiss la moitié d'une bouteille de Jim<br />

Beam trouvée dans le placard de Grand-mère. Je savais que je n'avais pas<br />

besoin de saouler Tina... mais plutôt moi. Le temps qu'on<br />

arrive chez Tina — ce qui nous a pris environ une<br />

demi-heure — le thermos était vide : j'étais pratiquement<br />

bourré. Chad est rentré chez lui et j'ai<br />

sonné à la porte.<br />

Nous avons marché ensemble jusqu'au parc,<br />

puis nous nous sommes assis à flanc de colline.<br />

On a très vite commencé à se peloter et,<br />

en moins de quelques minutes, j'avais ma main<br />

dans sa culotte. La première pensée qui m'a traversé<br />

l'esprit, c'est qu'elle était très poilue. Peutêtre<br />

n'avait-elle pas de mère pour lui apprendre à se<br />

raser le maillot. Ma seconde pensée, tandis que je<br />

lui branlais la chatte et lui titillais les nichons, a<br />

été que j'étais sur le point de tout lâcher dans mon pantalon, parce que<br />

je n'étais pas loin de me la faire. Pour éviter de tout gâcher, je lui ai proposé<br />

d'aller faire un tour dans le parc.<br />

Nous sommes allés jusqu'au terrain de base-bail et, sous un arbre juste<br />

derrière la base de départ, je l'ai fait glisser sur le sol sans prêter attention<br />

à l'endroit où nous étions. Je me suis débattu avec son étroit pantalon<br />

et j'ai fini par l'arracher. Ensuite, j'ai baissé mon pantalon sur mes<br />

genoux avant de déchirer l'emballage flétri contenant le caoutchouc croûteux<br />

de Grand-père, tel un cadeau de pochette surprise. Je me suis placé<br />

entre ses jambes et j'ai commencé à me glisser en elle. La simple émotion<br />

de la pénétrer m'a fait décharger. Afin de préserver le peu de dignité qui<br />

me restait, je lui ai affirmé que je n'avais pas eu d'éjaculation précoce.<br />

«Tina, ai-je glapi, nous ne devrions pas faire ça... c'est trop tôt. » Elle<br />

n'a pas protesté. Elle a renfilé son pantalon sans un mot. Sur le chemin<br />

du retour, je n'ai cessé de renifler ma main qui semblait devoir être marquée<br />

à vie par l'odeur de chatte d'une lycéenne. Dans sa tête, nous n'avions<br />

pas baisé. Mais pour moi et mes copains, je n'étais plus un garçon désespéré.<br />

J'étais un homme désespéré.<br />

Je n'ai pas beaucoup parlé à Tina après cette histoire. Mais bientôt,<br />

je me suis rendu la monnaie de ma pièce — grâce à la courtoisie de la fille<br />

la plus riche et la plus populaire de l'école, Mary Beth Kroger. Après<br />

l'avoir matée de manière éhontée pendant trois ans, j'ai rassemblé mes<br />

forces et je lui ai demandé de m'accompagner à une fête de terminale. À<br />

ma grande surprise, elle a accepté. La soirée s'est finie chez moi à boire<br />

de la bière ; assis à côté d'elle, j'étais mal à l'aise, trop paniqué pour faire<br />

le moindre geste : elle avait l'air tellement coincée. Mais l'image idéalisée<br />

que j'avais de Mary Beth Kroger s'est désintégrée aussitôt qu'elle a<br />

arraché ses vêtements, avant de me sauter dessus ; en se foutant complètement<br />

d'utiliser une capote, elle m'a baisé comme une nymphe monte<br />

un étalon. Le lendemain, à l'école, Mary Beth avait repris sa tête de<br />

bêcheuse et m'a ignoré comme elle l'avait toujours fait. Tout ce qui me<br />

restait de cette histoire, c'étaient de profondes griffures dans le dos que<br />

je montrais fièrement à mes copains. Du coup, en hommage à Freddy<br />

Krueger dans Les Griffes de la nuit, ils ont décidé de la rebaptiser Mary<br />

Beth Krueger.<br />

À cette époque, Tina, mon premier coup, était enceinte de sept mois.<br />

Le plus drôle, c'est que le père était John Crowell, celui qui m'avait branché<br />

avec elle. Je n'ai plus beaucoup vu John après ça, car il n'avait pas<br />

utilisé de capote et s'en mordait les doigts. Je me demande parfois s'ils se<br />

sont mariés, se sont installés pour élever ensemble d'autres accidents de<br />

parcours à gros nichons.<br />

PUNIR LE VER<br />

Tina ayant ouvert les vannes, je me suis déchaîné. Pas déchaîné pour<br />

baiser, mais pour essayer de baiser. Après des mois passés à me faire jeter<br />

et à me masturber, un jour où je m'étais saoulé au Colt 45 pendant un<br />

match de football américain du lycée qui se déroulait à Louisville, un village<br />

de fermiers à côté de Canton, j'ai rencontré une pom-pom girl blonde<br />

du nom de Louise. Je ne l'ai pas compris tout de suite, mais c'était la Tina<br />

Potts de Louisville. La salope locale. Elle avait des lèvres épaisses, un gros<br />

nez épaté, des yeux aguichants, une espèce de mélange entre une mulâtre<br />

et Susanna Hoffs des Bangles. Elle avait également un côté Shirley Temple


- petite avec des cheveux bouclés — à la différence près qu'elle semblait<br />

plus apte à faire des branlettes que des claquettes. Elle a été la première<br />

fille à me tailler une pipe. Malheureusement, ce n'est pas la seule chose<br />

qu'elle m'a fait découvrir.<br />

On se voyait pratiquement tous les jours. On écoutait Moving Pictures<br />

de Rush ou Scary Monsters de David Bowie et, comme j'avais appris<br />

à mieux contrôler mes orgasmes, nous avions des relations sexuelles normales<br />

pour des adolescents. Elle me faisait des suçons sans arrêt, mon<br />

cou était tellement endolori que je n'arrivais plus à tourner la tête. Mais<br />

à l'école je les portais comme des trophées. Et puis elle avalait : ce qui<br />

me permettait de me vanter un peu plus. Un jour, elle m'a offert un nœud<br />

papillon bleu électrique, un peu semblable à ceux que portent les Chippendales.<br />

Je suppose qu'elle voulait jouer à une espèce de jeu de rôles,<br />

mais le seul que je connaissais était Donjons et Dragons.<br />

Après une bonne semaine passée à baiser, Louise a cessé de m'appeler.<br />

J'avais peur de l'avoir mise enceinte, car je n'avais pas systématiquement<br />

utilisé de capote. J'imaginais sa mère l'envoyant au couvent et faisant<br />

adopter son enfant... notre enfant. Ou alors Louise allait me faire<br />

payer une pension jusqu'à la fin de mes jours. Il y avait aussi la possibilité<br />

qu'elle se soit fait avorter, qu'elle en soit morte, et que ses parents<br />

veuillent m'assassiner. Après quelques semaines de silence, je me suis<br />

décidé à l'appeler, en déguisant ma voix avec un torchon, au cas où ses<br />

parents répondraient.<br />

Heureusement, c'est elle qui a décroché. Elle s'est excusée : « Je suis<br />

désolée de ne pas t'avoir téléphoné. J'ai été malade. »<br />

J'ai paniqué : « Malade ? T'as eu de la fièvre ? Tu vomis tous les matins<br />

ou un truc dans le genre ? »<br />

En fait, elle m'évitait parce qu'elle n'était qu'une salope et avoir un<br />

petit ami aurait ruiné sa réputation. Elle ne me l'a pas dit exactement en<br />

ces termes, mais c'est ce qu'elle m'a fait comprendre.<br />

Quelques jours plus tard, pendant un cours de maths, j'ai ressenti de<br />

violentes démangeaisons aux couilles. Ce phénomène a duré toute la journée,<br />

s'étendant même jusqu'aux poils pubiens. Une fois rentré à la maison,<br />

je suis directement allé à la salle de bains, j'ai baissé mon pantalon<br />

et, debout contre le lavabo, j'ai regardé ce qui m'arrivait. J'ai immédiatement<br />

repéré la présence de trois ou quatre croûtes noires juste au-dessus<br />

de ma bite. J'en ai enlevé une et, en regardant de plus près, un peu<br />

de sang en est sorti.<br />

Je supposais toujours qu'il s'agissait d'une peau morte, mais en l'approchant<br />

de la lumière j'ai remarqué qu'elle avait des pattes et qu'elles<br />

bougeaient. Choqué, j'ai poussé un hurlement de dégoût et je l'ai balancée<br />

dans le lavabo, mais elle n'a pas éclaté comme je l'aurais pensé. Elle<br />

s'est écrasée comme un petit coquillage. Ne sachant pas quoi faire, je l'ai<br />

apportée à ma mère pour lui demander ce que c'était.<br />

« Oh, tu as des poux, a-t-elle soupiré tout naturellement, tu as dû les<br />

attraper à l'institut de bronzage. »<br />

À ma grande honte, je dois avouer qu'à cette époque je me payais régulièrement<br />

des séances de bronzage dans un institut de beauté. J'étais terriblement<br />

complexé — mon visage était littéralement envahi par l'acné<br />

— et le dermatologue m'avait dit qu'il existait une nouvelle formule de<br />

bronzage qui m'assécherait la peau et me soulagerait la vie.<br />

Il était clair que ma mère ne voulait pas envisager que son fils ait pu<br />

baiser avec une fille et attraper des morpions. Même mon père, qui m'avait<br />

pourtant promis de sabler le Champagne le jour où je me dépucellerais,<br />

n'a pas voulu l'admettre. La raison principale de ce comportement était<br />

qu'il voulait absolument m'emmener voir une prostituée pour que je perde<br />

mon pucelage, depuis que j'avais touché des seins au collège. Du coup,<br />

j'ai fait semblant de croire à cette histoire d'institut de beauté.<br />

Ma mère m'a acheté des médicaments contre les poux, mais, dans le<br />

secret de ma salle de bains, je me suis rasé les poils pubiens afin de gérer<br />

tout seul mes morpions. (À cette époque, je n'avais pas encore l'habitude<br />

de me raser les poils du corps.)<br />

D'après ce que j'en sais, je n'ai plus jamais attrapé de maladie vénérienne.<br />

Et mes parents pensent que je suis toujours vierge.<br />

CHARMER LE VER<br />

J'étais, en compagnie de John Crowell, en haut de la colline en face<br />

de sa maison et nous étions occupés à descendre une bouteille de Mad<br />

Dog 20/20 que nous avions fait acheter par un pote plus âgé que nous.<br />

Nous étions là depuis au moins une heure, défoncés, laissant traîner nos<br />

regards autour de nous sur les champs endormis, le ciel meurtri, enflé par<br />

la pluie menaçante, et sur une des rares voitures qui passaient, en route<br />

vers la civilisation. Un peu éméchés et contents de nous, nous étions tombés<br />

dans un état d'ahurissement total, lorsque soudain les gravillons ont<br />

jailli dans tous les sens.<br />

Dans un nuage de poussière, une GTO verte a viré imprudemment<br />

dans l'allée et s'est arrêtée en dérapant. La portière s'est lentement ouverte,<br />

une botte noire a touché le sol. Une grosse tête est apparue au-dessus de<br />

la portière, un énorme crâne recouvert d'une peau bien tendue. Les cheveux<br />

étaient bouclés et ébouriffés. Les yeux, profondément enfoncés dans<br />

les orbites, brillaient comme des têtes d'épingles au centre de deux cercles<br />

sombres. Tandis qu'il s'éloignait, j'ai remarqué que, comme Richard<br />

Ramirez, le désaxé nocturne, ses mains, ses pieds et son torse étaient dis-


proportionnés et très longs. Il portait une veste en jean au dos de laquelle<br />

était imprimé le symbole universel de la rébellion : une feuille de hasch.<br />

De sa main droite, il a sorti un revolver accroché à la ceinture de son<br />

pantalon. Il a violemment levé son bras vers le ciel et vidé le chargeur :<br />

à chaque tir, le recul faisait tourner son bras un peu plus dans notre direction.<br />

Une fois le barillet vide, il s'est dirigé vers nous à grands pas. J'étais<br />

totalement abasourdi : il m'a bousculé et je suis tombé par terre, il a<br />

poussé John et attrapé la bouteille de Mad Dog qu'il a vidée en quelques<br />

secondes avant de la balancer dans l'herbe. Il s'est essuyé la bouche du<br />

revers de sa manche, et a marmonné quelque chose qui sonnait comme<br />

les paroles de Suicide Solution d'Ozzy Osbourne. Il est finalement entré<br />

dans la maison à grands pas.<br />

« C'est mon frère, mec », m'a fièrement annoncé John ; mort de peur<br />

quelques instants auparavant, son visage rayonnait de fierté.<br />

Nous avons suivi son frère au premier où il a claqué la porte avant de<br />

la fermer à clé. John n'avait pas le droit de mettre les pieds dans la chambre<br />

de son frère sous peine de représailles. Mais il savait ce qu'il s'y passait :<br />

magie noire, heavy metal, automutilation et consommation manifeste de<br />

drogue. Tout comme la cave de Grand-père, cette pièce symbolisait à la<br />

fois mes peurs et mes envies. Et, bien qu'effrayé, je voulais plus que tout<br />

au monde voir ce qu'il se passait à l'intérieur.<br />

En espérant que son frère quitterait la maison un peu plus tard dans<br />

la soirée, John et moi sommes allés dans l'écurie — enfin, dans la carcasse<br />

en bois de ce qui avait été une écurie —, où nous avions planqué<br />

une bouteille de Southern Comfort.<br />

« Tu veux voir un truc vraiment cool ? m'a demandé John.<br />

- Bien sûr », ai-je rétorqué.<br />

J'étais toujours prêt à faire des trucs cool, surtout avec John.<br />

« Putain, t'as vraiment intérêt à rien dire à personne.<br />

- Promis.<br />

- Des promesses, c'est pas assez, a brusquement dit John. Je veux que<br />

tu jures sur ta putain de mère... Non. Tu dois jurer que si jamais t'en<br />

parles, ta bite flétrira avant de pourrir et de tomber.<br />

- Je jure que ma bite tombera et disparaîtra, lui ai-je dit solennellement,<br />

tout en sachant parfaitement que j'en aurais besoin dans les années<br />

à venir.<br />

- La bite dirige le monde, a ricané John en me donnant un grand coup<br />

de poing sous l'épaule. Alors viens, couillon. »<br />

Il m'a entraîné derrière l'écurie et nous avons grimpé au grenier en<br />

empruntant une échelle. La paille était maculée de sang séché. Éparpillés,<br />

il y avait des carcasses d'oiseaux, des moitiés de cadavres de serpents et<br />

de lézards, des lièvres en état de décomposition avancée sur le corps des-<br />

quels des asticots et des scarabées se disputaient le moindre lambeau de<br />

chair traînant sur les os.<br />

« C'est ici, m'a annoncé John en me montrant le pentacle géant et<br />

dégoulinant de rouge dessiné sur le sol, c'est ici que mon frère tient ses<br />

messes noires. »<br />

La scène semblait sortir d'un mauvais film d'horreur, dans lequel un<br />

adolescent un peu dérangé pratique la magie noire en amateur. Il y avait<br />

même des photos de profs et d'anciennes petites amies, couvertes de sang<br />

coagulé, punaisées aux murs et recouvertes d'obscénités écrites au marqueur.<br />

Et comme s'il allait jouer la vedette du film, John s'est tourné vers<br />

moi et m'a dit : « Tu veux voir un truc encore plus effrayant ? »<br />

J'étais tiraillé. J'en avais sans doute assez vu pour cette fois. Mais la<br />

curiosité m'a poussé à accepter. John a ramassé par terre un exemplaire<br />

taché et tout déchiré du Necronomicon, livre d'incantations remontant,<br />

selon lui, à l'âge des ténèbres. Nous sommes retournés à la maison, où<br />

John a rempli un sac à dos de lampes électriques, de couteaux de chasse,<br />

de casse-croûte et de babioles qui, selon lui, avaient des pouvoirs magiques.<br />

Il m'a dit que nous allions là où son frère avait vendu son âme au diable.<br />

Pour y arriver, nous avons dû traverser un égout qui partait de la maison<br />

de John et passait sous un cimetière. Sans apercevoir ni l'entrée ni la<br />

sortie, nous avons marché, courbés dans une eau boueuse infestée de rats,<br />

en ayant conscience à chaque instant que, dans cette boue qui enveloppait<br />

la canalisation, il y avait des cadavres. Je ne pense pas avoir eu, de<br />

ma vie, aussi peur du surnaturel. À mi-parcours de notre odyssée d'un<br />

bon kilomètre, l'écho amplifiait le moindre petit bruit qui devenait énorme<br />

et menaçant : je croyais entendre des squelettes qui cognaient contre le<br />

conduit, des créatures encore vivantes essayant de percer le metal, prêtes<br />

à m'attraper et à m'enterrer vivant.<br />

Lorsque nous avons finalement atteint l'autre côté, nous étions couverts,<br />

de la tête aux pieds, d'une pellicule d'eaux usées, de toiles d'araignée<br />

et de boue. Nous étions dans une forêt sombre au milieu de nulle<br />

part. Après encore un kilomètre dans la végétation sauvage, une énorme<br />

maison a surgi devant nos yeux. Elle était envahie par les mauvaises<br />

herbes, comme si la forêt essayait de reprendre ce qui lui appartenait : la<br />

moindre parcelle visible de béton était recouverte de pentacles, de croix<br />

renversées, de phrases sataniques, de logos de groupes heavy metal, et de<br />

mots et expressions comme « pédé » ou « nique ta mère ».<br />

Nous avons dégagé les plantes grimpantes et les feuilles mortes qui<br />

recouvraient une fenêtre ouverte, avant de grimper à l'intérieur pour<br />

fouiller la pièce à la lumière de nos lampes électriques. Il y avait des rats,<br />

des toiles d'araignée, du verre brisé et des vieilles cannettes de bière. Dans<br />

un coin, les braises d'un feu mourant nous indiquaient que quelqu'un


était récemment venu ici. Je me suis retourné, John avait disparu. Angoissé,<br />

je l'ai appelé.<br />

« Là-haut, a-t-il hurlé du haut des escaliers. Vise un peu. »<br />

Je paniquais, mais je l'ai quand même rejoint en haut par l'embrasure<br />

de la porte encombrée. La pièce semblait habitée. Un matelas d'un jaune<br />

putride traînait par terre : il était recouvert de seringues hypodermiques,<br />

d'une cuillère au manche tordu et de tout un attirail pour se droguer.<br />

Autour du matelas, on pouvait voir au milieu de magazines pornos gays<br />

désintégrés, qu'on avait jetés là, une demi-douzaine de capotes usagées<br />

qui ressemblaient à des peaux de serpent séchées.<br />

Nous sommes allés dans la pièce suivante, quasiment vide, mis à part<br />

un pentacle, entouré de caractères runiques indéchiffrables, dessiné sur<br />

le mur sud. John a sorti son exemplaire du Necronomicon.<br />

« Qu'est-ce que tu fous ?<br />

- J'ouvre les portes de l'enfer pour convoquer les esprits qui vivaient<br />

autrefois dans cette maison », a-t-il répondu de sa voix la plus sinistre.<br />

Avec son doigt, il a tracé un cercle sur la poussière du sol. Au moment<br />

où il le bouclait, un bruit perçant est venu du rez-de-chaussée. Nous<br />

sommes restés sans bouger, presque sans respirer, à écouter les ténèbres.<br />

Rien, à part le bruit de mon pouls battant dans mon cou.<br />

John s'est placé au milieu du cercle et a tourné les pages du livre pour<br />

trouver la bonne incantation. Un fracas métallique, bien plus fort que le<br />

bruit précédent, a alors retenti en bas. Si ce que nous faisions produisait<br />

quelque effet, nous n'y étions pas préparés. L'alcool qui courait dans<br />

notre sang s'est transformé en adrénaline ; nous avons dévalé les escaliers,<br />

avant de passer par la fenêtre pour regagner la forêt, hors d'haleine,<br />

en sueur et la bouche sèche. La nuit s'était installée, des gouttes de pluie<br />

commençaient à tomber. Nous avons coupé par les bois, en silence et<br />

aussi vite que possible, bien que trébuchant à chaque pas.<br />

Lorsque nous sommes arrivés sains et saufs chez John ; son frère était<br />

complètement défoncé : hébété, les yeux rouges, il errait dans la maison.<br />

Les drogues avaient calmé son agressivité. Il semblait presque serein, ce<br />

qui n'était pas plus rassurant que lorsqu'il piquait sa crise. Il tenait dans<br />

les bras une chatte d'un blanc immaculé et il n'arrêtait pas de la caresser.<br />

« Ce chat est son démon familier, m'a murmuré John.<br />

- Son démon familier ?<br />

- Ouais, c'est comme un démon qui a pris l'apparence d'un chat. Il<br />

l'aide lorsqu'il fait de la magie. »<br />

Instantanément, cette chatte blanche et innocente s'est transformée,<br />

dans ma tête, en une créature dangereuse et malveillante. Le frère de John<br />

l'a posée sur le sol et elle est restée assise, les oreilles en arrière, ses yeux<br />

verts braqués sur moi. Elle m'a montré les dents et a commencé à siffler.


« Mec, cette chatte va te tuer, m'a dit John pour me faire encore plus<br />

peur. Elle viendra dans ton sommeil te griffer les yeux et, d'un coup de<br />

dents, elle t'arrachera la langue avant que t'aies le temps de crier. »<br />

Son frère nous a examinés tous les deux de la tête aux pieds, puis a<br />

jeté un regard au chat avant de tranquillement nous proposer de le suivre<br />

en haut. Et finalement, c'était mieux comme ça : pas besoin de faire les<br />

choses en douce ou de jouer au détective. Nous étions autorisés à pénétrer<br />

dans la chambre interdite : les formules magiques de John pour ouvrir<br />

les portes de l'enfer avaient peut-être marché.<br />

Bien que tout cela soit nouveau et excitant pour moi, sa chambre ressemblait<br />

à l'image que je me faisais de celle d'un péquenot camé adepte<br />

de Satan. Il y avait une lumière noire braquée sur un poster de la grande<br />

faucheuse sur un cheval, une demi-douzaine de photos d'Ozzy Osbourne<br />

et des bougies rouges partout. Au fond de la pièce, il y avait un petit autel<br />

drapé de velours noir, également entouré de bougies allumées. Mais audessus,<br />

à la place d'un crâne, d'un pentacle ou d'un lièvre sacrifié, il y<br />

avait un grand cylindre en verre dont le contenu jaunâtre ressemblait à<br />

de l'urine. Le revolver était posé sur la table à côté du lit.<br />

« Tu veux fumer ? m'a demandé le frère de John, en soulevant le<br />

cylindre posé sur l'autel.<br />

- Fumer quoi ? » ai-je stupidement répondu.<br />

Je n'avais jamais touché une pipe à eau, ni fumé d'herbe de ma vie.<br />

« De l'herbe qui rend fou, m'a dit John avec un sourire diabolique.<br />

- Non merci, mec. J'ai arrêté », ai-je menti.<br />

Malheureusement, je n'avais pas le choix. J'ai vite compris que John<br />

et son frère m'auraient passé à tabac si je n'avais pas fumé leur drogue.<br />

Le frère de John a allumé la pipe à eau, qui était déjà remplie de feuilles<br />

brunes pilées, et a tiré une bouffée herculéenne, remplissant, en exhalant,<br />

la pièce d'une fumée douceâtre. J'ai toussé, craché en tirant mes premières<br />

bouffées : l'effet ne s'est pas fait attendre. Mélangé avec le Mad Dog<br />

20/20, le Southern Comfort, la bouteille de vin qui circulait et Blizzard<br />

of Ozz qui passait sur la chaîne, ça m'a fait tourner la tête. Le fait que<br />

personne ne m'aimait à l'école a commencé à me sortir de l'esprit.<br />

Étourdi, présent et absent, je restais assis là tandis que le frère de John<br />

commençait à divaguer. Son visage agité de tics était tout rouge, il invoquait<br />

des douzaines d'esprits et de démons ancestraux à qui il ordonnait<br />

de tuer un certain nombre de gens : des profs qui l'avaient recalé, des<br />

petites amies qui l'avaient largué, des amis qui l'avaient trompé, des<br />

parents qui l'avaient maltraité, des patrons qui l'avaient viré — pratiquement<br />

tous ceux ayant croisé son chemin depuis qu'il était assez grand<br />

pour savoir ce qu'était la haine.<br />

Ensuite, le frère de John a sorti un couteau à cran d'arrêt de sa poche,<br />

s'est entaillé toute la surface du pouce et l'a laissé goutter dans un petit<br />

bol rempli d'une poudre croûteuse tachetée de brun.<br />

« Angarru le Mauvais ! a-t-il commencé à psalmodier. Ninnghizhidda !<br />

Je t'invoque, Toi le Serpent des Profondeurs ! Je t'invoque, Ninnghizhidda,<br />

Toi le Serpent Cornu des Profondeurs ! Je t'invoque, Toi le Serpent<br />

à Plumes des Profondeurs ! Ninnghizhidda ! »<br />

Il s'est arrêté pour tirer sur la pipe, puis a frotté la poudre ensanglantée<br />

contre ses lèvres, sans vraiment se soucier de notre présence.<br />

« Je Te convoque, Créature de l'Ombre, par les œuvres de l'ombre !<br />

Je Te convoque, Créature de la Haine, par les œuvres de la haine ! Je Te<br />

convoque, Créature des Déchets, par les rites du déchet ! Je Te convoque,<br />

Créature de la Douleur, par les paroles de la douleur ! »<br />

Si le hasch mettait dans des états pareils, cela ne m'intéressait pas.<br />

J'avais les yeux fixés sur le revolver, en espérant que le frère de John ne<br />

l'attrape pas. Et en même temps, j'essayais de ne pas lui montrer que je<br />

fixais le revolver parce que je ne voulais pas qu'il y prête attention. Il était<br />

visiblement fêlé et, s'il n'avait pas déjà tué quelqu'un, il n'y avait aucune<br />

raison pour qu'il ne le fasse pas avant le lever du soleil.<br />

Les minutes et les heures se sont écoulées. La pipe continuait à tourner,<br />

mais l'eau à l'intérieur avait été remplacée par du Southern Comfort,<br />

histoire de nous bousiller un peu plus. Black Sabbath jouait Paranoïa sur<br />

la chaîne ou dans ma tête, le chat me sifflait après, la pièce tournait, le<br />

frère de John me mettait au défi d'aspirer le Southern Comfort contenu<br />

dans la pipe et John scandait « cul sec ». En minable invertébré que j'étais,<br />

j'ai approché la pipe de mes lèvres desséchées par le hasch, j'ai retenu<br />

mon souffle et j'ai vidé ce qui a peut-être été le coup le plus infect jamais<br />

concocté. Et puis... je ne sais pas ce qui s'est passé. Je suppose simplement<br />

que je suis tombé dans les pommes et que je suis devenu le terrain<br />

idéal des sévices subtils et variés des frères Crowell.<br />

J'ai été réveillé par un sifflement à cinq heures de l'après-midi. Le chat<br />

me surveillait toujours. J'ai posé les mains sur mes yeux : ils étaient toujours<br />

là. Et puis j'ai vomi et vomi. Et encore. Mais tandis que je me tordais<br />

à genoux au-dessus des toilettes, j'ai réalisé que j'avais appris quelque<br />

chose la nuit précédente : je pouvais utiliser la magie noire pour changer<br />

la modeste vie que je menais. J'ai également appris que je n'aimais ni<br />

fumer de l'herbe, ni le goût de l'eau de la pipe.<br />

LE VER SORT DE SON COCON<br />

La première fois que j'ai compris que quelque chose n'allait pas dans<br />

notre famille, j'avais six ans. Mon père m'avait rapporté un livre qui parlait<br />

d'une girafe : ce livre avait été personnalisé, et du coup j'étais l'un


des personnages de l'histoire et je partageais donc les aventures de l'animal.<br />

Le seul problème était que mon nom avait été orthographié Brain<br />

(cerveau) dans tout le livre, ce qui suscitait l'image curieuse d'une girafe<br />

chevauchée par un cerveau. Je ne pense pas que mon père se soit jamais<br />

rendu compte de cette erreur.<br />

C'était symbolique de la manière dont il s'était toujours occupé de<br />

moi, ou plutôt dont il ne s'était jamais occupé de moi. J'étais le cadet de<br />

ses soucis. Ses marques d'attention consistaient à plier une ceinture en<br />

deux et à la faire bruyamment claquer sur mon postérieur. Quand il rentrait<br />

du travail et que je traînais dans ses pieds, il trouvait toujours une<br />

excuse — la pelouse à tondre ou le lave-vaisselle à vider — pour m'engueuler.<br />

J'ai donc appris très vite à paraître toujours sérieux et occupé<br />

lorsqu'il rentrait. Ma mère mettait ses violents accès de colère sur le<br />

compte des séquelles d'un stress post-traumatique dû à la guerre du Vietnam,<br />

ce qui expliquait qu'il se réveillait au milieu de la nuit en hurlant<br />

et en cognant sur tout ce qui lui tombait sous la main. Adolescent, quand<br />

je ramenais des copains à la maison, il leur demandait à chaque fois :<br />

« As-tu déjà sucé une bite plus douce que la mienne ? » C'était une question<br />

piège : qu'ils répondent oui ou non, ils finissaient toujours avec sa<br />

bite dans leur bouche, au moins de façon allégorique.<br />

De temps en temps, mon père me promettait de m'emmener me promener,<br />

mais le plus souvent il avait un travail urgent à régler à la dernière<br />

minute. Nous n'avons fait des choses ensemble qu'en de très rares occasions.<br />

En général, il m'emmenait sur sa moto dans une mine à ciel ouvert<br />

près de la maison, où il m'apprenait à tirer avec un fusil qu'il avait récupéré<br />

sur le cadavre d'un soldat vietcong. J'ai hérité du don de visée de<br />

mon père, ce qui m'a bien servi pour tirer sur les animaux avec une carabine<br />

à air comprimé ou pour lancer des pierres sur les flics. J'ai également<br />

hérité de son mauvais caractère (je me mets facilement en rogne),<br />

d'une ambition à toute épreuve que seuls des balles ou des gros bras peuvent<br />

arrêter, d'un sens de l'humour acéré, d'un appétit insatiable pour les<br />

tétons, ainsi que d'un rythme cardiaque irrégulier qu'une forte consommation<br />

de drogues n'a pas arrangé.<br />

Je n'ai jamais voulu reconnaître que j'avais autant de choses en commun<br />

avec mon père. J'avais passé la majorité de mon enfance et de mon<br />

adolescence à avoir peur de lui. Il me menaçait sans arrêt de me foutre<br />

dehors et n'oubliait jamais de me rappeler que j'étais inutile et que je<br />

n'arriverais jamais à rien. Par conséquent, j'ai grandi dans les jupes de<br />

ma mère. Elle me pourrissait et je ne lui en étais pas reconnaissant. Pour<br />

être sûre que je me cramponne bien à elle, afin de me garder à la maison<br />

et de s'occuper de moi, ma mère essayait de me convaincre que j'étais<br />

plus maladif qu'en réalité. Lorsque j'ai commencé à avoir de l'acné, elle<br />

m'a affirmé que je faisais une allergie au blanc d'œuf (qui lui donnaient<br />

de l'urticaire) et je l'ai longtemps crue. Elle voulait que je sois comme<br />

elle, que je sois dépendant d'elle pour que je ne la quitte jamais. Lorsque<br />

j'ai fini par le faire à l'âge de vingt-deux ans, elle allait s'asseoir tous les<br />

jours dans ma chambre et pleurait, jusqu'à ce qu'un soir elle ait cru voir<br />

la silhouette de Jésus dans l'encadrement de la porte. Grâce à cette vision,<br />

elle s'est dit que j'étais protégé, a cessé de se lamenter et s'est mise à traiter<br />

comme des animaux de compagnie les rats dont elle était censée nourrir<br />

mon serpent. Pour exprimer son côté surprotecteur, elle m'a remplacé<br />

par le plus souffreteux des rats qu'elle a appelé Marilyn et elle est même<br />

allée jusqu'à ranimer le rongeur en lui faisant du bouche à bouche, puis<br />

en le gardant dans une grossière tente à oxygène en film alimentaire pour<br />

prolonger ses jours.<br />

Lorsque l'on est enfant, tout ce qui se passe dans sa famille paraît normal.<br />

Mais lorsque la puberté arrive, le phénomène s'inverse et on remet<br />

en question ce qu'on a accepté. En troisième, j'ai commencé à me sentir<br />

de plus en plus isolé, je n'avais pas d'ami et je ressentais une terrible frustration<br />

sexuelle. J'avais pris l'habitude de m'asseoir à ma table dans la<br />

salle de classe et de me taillader l'avant-bras avec un couteau de poche.<br />

(J'ai encore des dizaines de cicatrices sous mes tatouages.) La plupart du<br />

temps, je me fichais totalement d'être bon à l'école. Lorsque les cours<br />

étaient terminés, j'apprenais à m'évader dans mon monde, ce qui consistait<br />

surtout à faire des jeux de rôles, à lire des bouquins comme la bio de<br />

Jim Morrison, Personne ne sortira d'ici vivant, à écrire des nouvelles, des<br />

poèmes macabres et à écouter des disques. Je commençais à apprécier la<br />

musique comme s'il s'agissait d'une potion magique menant<br />

dans un univers où je serais accepté, un monde<br />

sans règles ni jugement.<br />

Ma mère est la personne qui a dû supporter<br />

le plus lourdement ma frustration.<br />

Les crises venimeuses que je piquais contre<br />

elle, je les tenais peut-être aussi de mon<br />

père. Mes parents n'arrêtaient pas de<br />

s'engueuler parce que mon père l'accusait<br />

de le tromper avec un ex-flic devenu<br />

détective privé. Mon père avait toujours<br />

été d'un caractère soupçonneux et n'est<br />

jamais arrivé à se débarrasser d'une jalousie<br />

maladive, même vis-à-vis de Dick Reed, le<br />

premier petit ami de ma mère, un type efflanqué<br />

dont mon père avait botté le cul le jour où il avait<br />

MAMAN<br />

rencontré ma mère à l'âge de quinze ans. Une de


leurs plus violentes engueulades a eu lieu lorsque, en fouillant dans son<br />

sac à main, mon père a sorti un gant de toilette roulé en boule et lui a<br />

demandé des explications. Je n'ai jamais compris ce que cet objet avait<br />

de louche — s'il venait d'un hôtel inconnu ou avait été utilisé pour nettoyer<br />

du sperme. Je me souviens avoir vu le détective en question à la<br />

maison à plusieurs reprises : il avait des armes à feu et des numéros de<br />

Soldier of Fortune, ce qui m'impressionnait beaucoup car je pensais à<br />

l'époque faire carrière dans l'espionnage. La haine et la colère étant contagieuses,<br />

je commençais à en vouloir à ma mère parce que je pensais qu'elle<br />

voulait briser son couple. Je m'asseyais sur mon lit et pleurais en pensant<br />

à ce qui se passerait si mes parents se séparaient. J'avais peur d'être obligé<br />

de choisir entre les deux et, comme mon père me terrifiait, de finir par<br />

suivre ma mère pour vivre chichement avec elle.<br />

Dans ma chambre, au milieu des posters de Kiss, des caricatures et<br />

des albums de rock, je possédais une collection de flacons d'eau de Cologne<br />

Avon que ma grand-mère m'avait offerte. Elles avaient toutes la forme<br />

d'une voiture et je crois bien que c'est une Excalibur qui a envoyé ma<br />

mère à l'hôpital un soir. Elle était rentrée tard et ne voulait pas me dire<br />

d'où elle venait. Je sentais qu'elle me mentait, alors j'ai explosé — héritage<br />

du caractère impulsif de mon père. Je lui ai lancé la bouteille au<br />

visage, lui entaillant la lèvre ; le parfum bon marché s'est répandu sur le<br />

sol au milieu d'éclats de verre bleu.<br />

Elle a toujours une cicatrice, comme une mise en garde permanente<br />

de ne pas avoir d'autre enfant. Au cours de l'engueulade qui a suivi, je<br />

l'ai frappée, lui ai craché dessus et ai essayé de l'étrangler. Elle s'est contentée<br />

de pleurer et je n'ai jamais eu le moindre remords.<br />

La colère réprimée à l'école religieuse s'est dissipée plus tard à l'école<br />

publique. Ma mère acceptait de me faire un mot d'absence si, par exemple,<br />

je n'arrivais pas à me peigner bien à plat (je ne voulais pas être la risée<br />

des filles). Je commençais à l'apprécier pour ça, pas pour longtemps.<br />

Allongé sur mon lit cette dernière nuit à Canton, j'ai haï mes parents<br />

comme jamais. Je commençais à me faire à la vie à Canton et il fallait<br />

maintenant que j'aille vivre dans la banlieue bien clean de Fort Lauderdale<br />

parce que mon père y avait trouvé un nouveau boulot chiant de<br />

vendeur de meubles. J'avais connu les endroits les plus bizarres — des<br />

maisons hantées aux salles de gym du lycée. J'avais pris plein de mauvaises<br />

drogues, vécu une sexualité minable, et je n'avais aucune estime<br />

pour ma propre personne. Tout cela était terminé, c'était mon passé, et<br />

il allait falloir que je reparte de zéro. Je n'avais aucune envie de déménager.<br />

J'étais amer et en colère : j'en voulais à la terre entière.<br />

CERTES J'ÉTAIS SOLITAIRE ET, TRÈS VITE, JE PRIS DES ATTITUDES<br />

DÉSAGRÉABLES QUI ME RENDIRENT IMPOPULAIRE. J'ÉTAIS À L'ÉCOLE.<br />

COMME TOUS LES ENFANTS UNIQUES, JE ME RACONTAIS DES HISTOIRES<br />

ET JE PARLAIS TOUT SEUL À DES PERSONNAGES TOUT DROIT SORTIS<br />

DE MON IMAGINATION. J'AVAIS TOUJOURS EU DES AMBITIONS<br />

LITTÉRAIRES, MAIS J'ÉTAIS SEUL ET JE PENSAIS QU'ON NE ME JUGEAIT<br />

PAS À MA JUSTE VALEUR. JE SAVAIS QUE J'AVAIS UNE CERTAINE FACILITÉ<br />

À ALIGNER LES MOTS, AINSI QU'UNE CAPACITÉ INDISCUTABLE<br />

À FAIRE FACE AUX SITUATIONS LES PLUS ÉTRANGES. JE M'ÉTAIS CRÉÉ<br />

MON PROPRE MONDE DANS LEQUEL J'ARRIVAIS À FAIRE FACE<br />

À MES PROPRES ANGOISSES.


John Glazer, rédacteur en chef<br />

Night Terrors Magazine<br />

1007 Union Street<br />

Schenectady, NY 12308<br />

Cher John Glazer,<br />

20 janvier 1988<br />

Brian Warner<br />

3450 Banks Rd. #207<br />

Margate, FL 33063<br />

Veuillez trouver ci-joint une nouvelle jusqu'à pre'sent<br />

inédite intitule'e Une famille unie. Je vous laisse<br />

l'exclusivité de ce texte, et j'aimerais savoir si vous<br />

accepteriez de le publier dans votre magazine. Je vous<br />

remercie de consacrer du temps à ce texte. En attendant de<br />

vous lire.<br />

Amicalement,<br />

Brian Warner<br />

UNE FAMILLE UNIE<br />

par Brian Warner<br />

Il espérait que le magnétophone marcherait toujours. C'était<br />

un modèle portable couramment utilise dans les écoles et les<br />

bibliothèques. Teddy ne réalisait même pas l'ironie de la situation<br />

— c'était bien Angie qui le lui avait offert. Il essuya<br />

les cheveux et le sang sur le coin en poussant un soupir de<br />

frustration. Maman va certainement me priver de télévision, se<br />

dit-il en pensant au désordre qu'il avait mis.<br />

«Qu'elle aille se faire foutre. Qu'ils aillent tous se faire<br />

foutre. Pourquoi avait-elle fait du mal à Peg? Pourquoi? »<br />

En lui jetant un regard torve, il donna un coup de pied dans<br />

le cadavre qui était à ses côtés. Les yeux vitreux étaient posés<br />

sur lui, fascinés, dans le vide.<br />

« Salope ! Tu as tué Peg. »<br />

Le regard mort de sa sœur ne lui donna aucune réponse. (Il<br />

se demandait bien pourquoi.) Son visage semblait si ombragé.<br />

Il souleva sa tête en saisissant ses cheveux poisseux de sang<br />

et s'aperçut que c'était le sang séché sur sa joue qui créait<br />

cette fausse impression d'ombre. Il vit également que l'entaille<br />

dans son crâne ne saignait plus. Le sang coagulé avait<br />

formé un bouchon gélatineux.<br />

Maman allait bientôt rentrer. Il allait devoir creuser une<br />

tombe.<br />

Teddy se releva et se dirigea dans sa chambre où le corps<br />

en plastique de Peg traînait, dégonflé. Sur le haut de sa poitrine<br />

qui ne saignait pas, un couteau de cuisine était planté;<br />

elle regardait le plafond avec son éternelle expression — la<br />

bouche en forme de 0. Comme si elle allait crier.<br />

Il attrapa la tête de la poupée et, les larmes aux yeux,<br />

regarda sans trembler la surface plate de cet être grandeur<br />

nature privé d'air. Il commença à la bercer et se mit à pleurer<br />

— à chaque larme qui coulait, il faisait des milliers de<br />

vœux pour qu'elle revienne à la vie. Il était heureux qu'Angie<br />

soit morte : elle avait mérité chaque coup assené. En caressant<br />

ses cheveux artificiels, il sentit la puanteur qui parvenait<br />

du corps de sa sœur gisant à quelques mètres de là. Il<br />

savait que c'était de l'urine — il avait entendu sa vessie se<br />

libérer lorsqu'il avait donné le coup fatal. Pour plus de<br />

sûreté, il lui avait porté un dernier coup : elle avait tué<br />

Peg. Il avait tous les droits.


Il reposa délicatement la tête de Peg sur le tapis. Il se<br />

pencha, lui embrassa la joue et essuya un truc poisseux colle<br />

sur les lèvres en caoutchouc. Maman lui avait déjà dit de ne<br />

pas toucher Peg et de ne pas faire de saletés dans sa bouche,<br />

mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Il l'aimait trop pour<br />

la laisser tranquille. Si maman découvrait qu'il faisait des<br />

saletés, elle lui enlèverait Peg, comme avant — elle aussi,<br />

il faudrait qu'il la trouve.<br />

lorsque Teddy retourna auprès du corps d'Angie, il s'arrêta<br />

quelques instants, émerveille par sa nudité. Planque dans le<br />

placard, il l'avait toujours regardée s'habiller, mais il ne<br />

l'avait jamais vue d'aussi près. Il était fascine par la touffe<br />

noire entre ses jambes — Peg n'avait pas ça. Avec précaution,<br />

il lui toucha la cuisse avant de faire un bond en arrière comme<br />

si sa chair était brûlante. Bien au contraire, évidemment. En<br />

fait, elle commençait à se refroidir. Cela faisait quand même<br />

quatre heures.<br />

«Je te hais», dit-il, s'adressant aux yeux du cadavre.<br />

Puis il lui toucha à nouveau la cuisse, mais cette fois il<br />

ne retira pas sa main. Doucement, il laissa ses doigts glisser<br />

le long de sa hanche pour se rapprocher de son entrejambe.<br />

Avec son autre main, il écarta ses jambes musclées. Une flaque<br />

d'urine de la taille d'une galette apparut. Bizarrement, il lui<br />

donna un petit coup dans les parties génitales. Elle était beaucoup<br />

plus douce que Peg et, attends... bien qu'elle soit froide<br />

et blanche, elle était chaude à l'intérieur. Cette divinité<br />

sexuelle et macabre l'excitait.<br />

Il fallait qu'il s'arrête —maman se mettrait en colère s'il<br />

faisait des saletés. Elle haïssait les saletés. Papa l'avait<br />

appris à ses dépens. Tout ce qu'elle aimait, c'était faire de<br />

la couture et regarder Family Feud. Richard Dawson, elle adorait<br />

ce type.<br />

Mais elle était si souple, si malléable, la peau de Peg, à<br />

l'intérieur, était dure et cireuse — cela faisait dix ans qu'il<br />

l'avait (il l'avait commandée à un magazine porno à l'âge de<br />

dix-huit ans). À l'époque, Angie n'avait que cinq ans, et depuis<br />

elle s était transformée en une superbe jeune femme. Il n'avait<br />

jamais eu vraiment de raison de la haïr, mais elle n'aurait<br />

jamais dû tuer Peg. Il l'avait simplement regardée prendre sa<br />

douche. Ce n'était pas la première fois. Mais, là, elle l'aurait<br />

dit à maman, et maman ne supportait pas ce genre d'obscénités<br />

chez elle. C'est pourquoi il avait dû cacher Peg au<br />

début : maman était tellement vieux jeu, il devait lui cacher<br />

le plus de choses possible.<br />

Il alla dans le garage pour y chercher une pelle, et commença<br />

à creuser dans le jardin. Il fallait qu'il ait fini avant<br />

qu elle rentre.<br />

la terre était tendre et il mit à peu près une demi-heure<br />

pour creuser la tombe.<br />

Son temps était précieux, alors il retourna dans la maison<br />

pour nettoyer. Il s'empara d'une serviette et se dirigea dans<br />

la chambre d'Angie. Il l'attrapa sous les bras pour la déplacer<br />

de quelques mètres — la flaque avait maculé la moquette,<br />

laissant une tache sombre. Il l'épongea avec précaution et remit<br />

la serviette dans le placard.<br />

En la traînant dans le salon, une idée lui vint à l'esprit,<br />

la meilleure idée qu'il ait jamais eue de toute sa vie. Si<br />

jamais maman avait aimé les saletés, elle aurait été fière de<br />

cette idée.<br />

Il lâcha les bras d'Angie et retourna dans sa propre chambre.<br />

Il avait de la peine en regardant le corps atrophié de Peg;<br />

l'entaille dans sa poitrine semblait s'être agrandie et lui<br />

faire mal. Il se dit qu'elle était vieille. C'était peut-être<br />

mieux pour elle qu'elle soit morte.<br />

Teddy jeta le couteau et, en passant par la cuisine, transporta<br />

le buste flasque de la poupée en plastique derrière la<br />

maison. Peg, je suis désolé, dit-il au visage peinturluré. Il<br />

n'allait pas l'enterrer juste comme ça, il allait essayer son<br />

idée. Si ça marchait, ensuite seulement il la recouvrirait.<br />

Il fallait qu'il se dépêche, ça allait être l'heure. Il<br />

retourna dans la chambre de sa sœur, retira son jean et s'agenouilla<br />

près du corps, l'odeur de mort était acre et écœurante,<br />

mais la vie lui faisait trop peur. Il était plutôt un spectateur.<br />

Mais il était trop tard pour regarder et elle allait être<br />

parfaite. Il pourrait la cacher. Tout comme Peg.<br />

Tandis que Teddy grimpait sur sa sœur dans un acte de nécrophilie<br />

maladroit et incestueux, la voiture de maman pénétra<br />

dans l'allée défoncée. Au travers du pare-brise crasseux, elle<br />

vit les sacs d'ordures pourrissants, entassés au milieu des<br />

mauvaises herbes près du porche. Ce sacré Teddy. Il était comme<br />

son père.<br />

Après seulement quatre lamentables aller—retour, Teddy, honteux,<br />

ne put se retenir; il resta en elle encore un peu — il<br />

aimait le contact visqueux sur sa peau. Il était gêné, mais<br />

il aimait tellement les saletés. Pourquoi maman ne comprenaitelle<br />

pas ses besoins?<br />

«Teddy, je t'avais demandé de vider les poubelles», beugla-t-elle<br />

en ouvrant la porte d'entrée qui alla claquer contre


le mur. Elle grimaça tel un rat qui cherche à s'échapper. En<br />

traversant le salon, la liste des châtiments possibles lui<br />

brouilla l'esprit.<br />

Teddy se figea. Comment allait-il expliquer ça à maman? Il<br />

lui fallait cacher Angie : si maman voyait ce que...<br />

« Teddy. »<br />

Maman traversa l'entrée en boitillant ; depuis sa position<br />

déshonorante, il leva les yeux.<br />

Elle le dominait, elle lui semblait très vieille et géante,<br />

sa canne brandie au—dessus de lui comme un tronc d'arbre.<br />

Sa panique se dissipant, Teddy se leva d'un bond, cachant<br />

ses parties honteuses.<br />

«Teddy, pourquoi t'as pas sorti les poubelles ?<br />

- Hein ? »<br />

Cette question déplacée le troubla, tout comme son banal<br />

manque d'amour maternel.<br />

« Bon, ce n'est pas grave. »<br />

Par simple curiosité, elle donna un coup de canne à Angie.<br />

« Remets ton caleçon.<br />

- Maman, c'est pas de ma faute, elle a tué... »<br />

Il ne termina pas sa phrase — maman ne pouvait pas comprendre<br />

à propos de Peg. Elle haïssait Peg.<br />

«Elle est morte, c'est ça ?<br />

- Maman, je voulais pas la tuer. »<br />

Mensonge.<br />

« T'étais encore en train de l'espionner, lui dit maman en<br />

lui faisant un large sourire.<br />

- Non, maman. Je l'ai jamais espionnée. Je te jure.<br />

- Si. Elle me l'a dit.<br />

- Non maman. »<br />

La salope, elle lui avait dit. Il avait envie de la tuer<br />

une seconde fois ; elle n'avait pas assez souffert.<br />

«Je t'ai déjà dit de pas faire de saletés. Et voilà que je<br />

t'attrape en train d'en faire autant avec ta sœur. Qu'est-ce<br />

que je vais faire d'un garçon aussi irrespectueux ? »<br />

Son discours le pétrifia. Elle allait quand même pas lui<br />

confisquer sa télévision ? Et si elle l'obligeait à reprendre<br />

ces pilules — comment elle les appelait déjà ? Du salpêtre ?<br />

Il pouvait se débrouiller avec ça. Il savait très bien s'y<br />

prendre pour les planquer sous sa langue et ensuite les cracher<br />

par la fenêtre.<br />

Teddy était plus grand que sa mère, mais sa seule présence<br />

le déstabilisait. Elle enjamba le corps d'Angie et leva sa canne<br />

vers lui ; elle était élégante malgré ses varices.<br />

« Les méchants garçons doivent être punis. C'est la seule<br />

façon pour qu'une famille reste unie. »<br />

Brusquement, avec une violence étonnante, elle lui frappa<br />

la tête encore et encore jusqu'à ce qu'il s'évanouisse, comme<br />

une vieille chiffe étalée sur la moquette.<br />

Lorsque Teddy se réveilla, ses paupières le firent grimacer<br />

de douleur — il aurait beau essayer de toutes ses forces,<br />

il ne pourrait pas les soulever. Sur son aine nue, il sentit<br />

le froid rassurant du corps de Peg, et sous lui le sol grumeleux.<br />

Maman et ses talents de couturière... Il tâta ses paupières,<br />

sachant qu'il allait sentir les petits points de suture<br />

qui l'empêchaient de voir. Il entendit sa voix au-dessus de<br />

lui.<br />

«Teddy. Tu as été un vilain garçon. Tu n'espionneras plus<br />

jamais Angie, j'y ai veillé. T'es vraiment comme ton père. À<br />

lui aussi, il a fallu que je lui donne une leçon. »<br />

Il entendit racler la terre au—dessus de lui et demanda pardon.<br />

«Maman, s'il te plaît, je n'ai jamais voulu l'espionner.<br />

Je suis désolé. Maman, je t'en supplie... »<br />

Une pelletée lui atterrit sur le visage, lui bouchant le nez<br />

et la bouche : ses bras, coincés dans la tombe, l'empêchaient<br />

de réagir.<br />

« Il faut que la famille reste unie. »<br />

Teddy essayait de se débattre pendant que maman continuait<br />

à combler la tombe ; il voulait cracher, mais il avait tellement<br />

de terre dans la bouche qu'il n'y arrivait pas. Audessus<br />

de lui, maman bafouillait des trucs à propos de la<br />

discipline : Teddy était puni, il étouffait tandis que ses yeux<br />

laissaient couler des larmes de sang.


Brian Warner<br />

3450 Banks Rd. #207<br />

Margate, FL 33063<br />

Salut Brian,<br />

15 mars 1988<br />

Night Terrors Magazine<br />

1007 Union Street<br />

Schenectady, NY 12308<br />

Merci pour Une famille unie. J'aime l'idée, mais je préfère les histoires plus<br />

complexes. Vous écrivez cependant très bien et votre style est très convaincant.<br />

J'attends avec beaucoup d'impatience d'autres textes de votre part.<br />

Mais, Brian, avant tout, je vous conseille vivement de mieux vous<br />

familiariser avec le style de fiction que nous publions en souscrivant<br />

un abonnement à NT. Je peux vous faire parvenir les quatre prochains<br />

numéros pour seulement 12 $ la première année et 16 $ les années suivantes.<br />

J'espère que vous saurez profiter de ces tarifs — vous ferez plus de 35 %<br />

d'économie par numéro — et vous ferez ainsi partie de notre bande d'allumés<br />

sanguinaires. Si vous désirez vraiment vendre votre travail à NT— deux cents<br />

et demi le mot, paiement en deux fois — mieux vous connaîtrez notre<br />

magazine, plus vite vous vendrez vos textes.<br />

Bien à vous,<br />

John Glazer<br />

rédacteur en chef<br />

John Glazer, rédacteur en chef<br />

Night Terrors Magazine<br />

1007 Union Street<br />

Schenectady, NY 12308<br />

Cher John Glazer,<br />

28 mars 1988<br />

Brian Warner<br />

3450 Banks Ed. #207<br />

Margate, PL 33063<br />

Merci beaucoup pour votre réponse encourageante.<br />

Ci-joint un chèque pour quatre numéros de NT, Je suis très<br />

impatient de recevoir mes premiers exemplaires.<br />

J'en profite pour vous envoyer trois nouveaux poèmes que<br />

j'ai écrits : Plat de résistance, Le Vitrail, et Hôtel<br />

hallucinogène. J'espère vraiment que, cette fois,<br />

ils vous plairont.<br />

Merci beaucoup pour les propositions que vous m'avez<br />

faites, et j'attends avec impatience de recevoir<br />

mon abonnement à Night Terrors Magazine.<br />

Bien à vous,<br />

Brian Warner


PLAT LE RÉSISTANCE<br />

Lorsque la fourchette mange la cuillère,<br />

et que le couteau frappe<br />

le visage réfléchi dans l'assiette,<br />

le dîner est fini.<br />

LE VITRAIL<br />

Dans un silence de plomb<br />

les fornicateurs à genoux<br />

cherchent à obtenir pénitence et<br />

les idéalistes en dentier<br />

lancent des steaks avariés sur l'autel du sacrifice.<br />

allumez une bougie pour les pécheurs<br />

allumez un feu<br />

Le prophète autoproclamé, le protestant s'exprimant<br />

par paraboles<br />

prêche ses théories musicales diatoniques<br />

s'éviscérant imprudemment<br />

implorez<br />

rassemblez—vous<br />

le monde est plus beau au travers d'un vitrail<br />

allumez un cierge pour les pécheurs<br />

mettez le feu au monde<br />

Infidélités<br />

Infidélités<br />

Des aptitudes à l'infidélité ;<br />

Tous assis comme des éponges avides,<br />

absorbant les réalités tertiaires de la vie.<br />

HÔTEL HALLUCINOGENE<br />

Allongé sur le lit, contemplant<br />

demain, me contentant de méditer,<br />

je fixe une seule tache<br />

vide, et je remarque deux yeux<br />

perçants regardant de bas<br />

en haut sous des angles bizarres<br />

qui m'observent discrètement ; et<br />

je sens mon regard partir loin<br />

de l'écran blanc<br />

devant mes yeux et se diriger<br />

en direction des huit cannettes de bière vides<br />

formant par hasard une pyramide.<br />

Et je ferme les paupières pour penser —<br />

Combien d'heures ont passé<br />

depuis que j'ai construit cet<br />

impeccable édifice en fer-blanc ?<br />

C'est moi qui ai fait ça ?<br />

Ou était-ce les spectateurs ?<br />

j'ouvre les yeux et les porte sur la pyramide.<br />

Mais la pyramide s'est à présent<br />

transformée en bûcher ardent, et<br />

le visage en plein milieu est le mien.<br />

Quelle est cette prophétie qui<br />

vient à moi comme un coursier,<br />

froid et inattentif,<br />

ne demandant qu'à être reconnu ?<br />

Mais je ne deviendrai pas la proie<br />

de cette révélation hors sujet<br />

je ne reconnaîtrai pas cette perversion<br />

de la pensée.<br />

Certainement pas.<br />

Je lance mon oreiller vers<br />

la tombe infernale, comme pour sauver mes<br />

yeux d'une horrible réalité,<br />

et j'entends le son creux<br />

de sept cannettes vides,<br />

pas huit<br />

le destin veut-il qu'il en reste<br />

une debout ?<br />

Pourquoi ce petit soldat solitaire en fer-blanc<br />

résiste-t-il au message de mon oreiller<br />

annihilant ?<br />

Et puis, pour une raison bizarre, stupide,<br />

et surtout énigmatique<br />

la cannette commence à exploser dans un déluge de<br />

pleurs et de gémissements.


Pleure—t—elle parce que ses<br />

amis et sa famille sont partis<br />

ou parce qu'elle n'a personne<br />

avec qui se reproduire ?<br />

Ils étaient partis...<br />

Mais non, la raison n'est pas là.<br />

Ce ne sont que les pleurs d'un bébé trahi par sa mère.<br />

Le hurlement de peur d'être abandonné.<br />

Et ces gémissements, ces cris, ces plaintes<br />

forcent les cannettes mortes à se lever<br />

et je n'en crois pas mes yeux,<br />

cette concession de<br />

cannettes de boisson en train de psalmodier<br />

dans une cacophonie de rébellion superficielle<br />

ma Doctrine de l'Anéantissement<br />

dont j'avais discuté au cours de mon<br />

Sommet de 1'Oreiller (qui est à présent<br />

perdu au milieu de ces anarchistes en alliage<br />

d'aluminium marquant le rythme).<br />

j'ai peur, peur de ces<br />

cannettes, de ces rebelles nihilistes.<br />

Tandis qu'une d'elles s'approche — le bébé pleure,<br />

je suppose que c'est là que ma peur<br />

augmente, construit un mur<br />

autour de mon lit, essaie de faire taire<br />

tout ce qu'il y a autour<br />

mais sans aucun doute<br />

le pleurnicheur escalade sans gêne ce que<br />

je pensais être un Grand Mur<br />

un peu comme celui de Berlin.<br />

Il commence à parler.<br />

Ses paroles coulent laconiquement du<br />

trou dans sa tête<br />

telle une musique funéraire : profonde, sonore,<br />

et pleine de tristesse.<br />

Il me dit : Tu dois<br />

capituler face à tes rêves, c'est juste.<br />

Nous restons toute la journée assis à l'attendre<br />

et lorsque tu arrives,<br />

tu nous ignores.<br />

C'est terriblement malpoli.<br />

Intimidé, je baisse la tête sans le vouloir<br />

et il me ferme les yeux.<br />

Non.<br />

Il me donne une paire de lunettes de soleil<br />

aphrodisiaques,<br />

et je m'endors dans l'obscurité.<br />

Endormi dans un champ de jacinthes et de jade.<br />

Lorsque je m'extirpe du sommeil<br />

je me lève,<br />

mes cheveux sont un enchevêtrement de boucles dorées.<br />

Je vais dans la cuisine,<br />

je vais dans le freezer.<br />

J'en sors une seule cannette de bière, et lorsque<br />

je commence à boire<br />

j 'entends<br />

les pleurs d'un enfant abandonné.


John Glazer, rédacteur en chef<br />

Night Terrors Magazine<br />

1007 Union Street<br />

Schenectady, NY 12308<br />

Cher John Glazer,<br />

5 juin, 1988<br />

Brian Warner<br />

3450 Banks Rd. #207<br />

Margate, FL 33063<br />

Il y a deux semaines, j'ai reçu, par courrier, le<br />

premier exemplaire de Night Terrors et j 'ai fini de le<br />

lire. Ça m'a beaucoup plu, surtout la nouvelle de Clive<br />

Barker. Je n'ai pas eu de nouvelles de vous, et je me<br />

demande si vous avez reçu les poèmes que j'avais joints<br />

avec le chèque de mon abonnement, j'ai de plus en plus<br />

envie d'être publie dans Night Terrors Magazine» Je pense<br />

que cette publication est celle qui convient le mieux<br />

à mon travail, j'attends très vite une réponse de votre<br />

part, et je voudrais savoir si vous avez reçu mes derniers<br />

textes, et sinon je vous les enverrai à nouveau.<br />

Brian Warner<br />

3450 Banks Rd. #207<br />

Margate, FL 33063<br />

Salut Brian,<br />

Bien à vous,<br />

Brian Warner<br />

8 juillet 1988<br />

Night Terrors Magazine<br />

1007 Union Street<br />

Schenectady, NY 12308<br />

Content d'avoir de tes nouvelles. Merci pour les compliments à propos<br />

de NT. Oui, j'ai lu tes poèmes, je les ai beaucoup aimés, mais je ne pense pas<br />

qu'ils conviennent pour NT. Je suis désolé, j'ai dû oublier de t'envoyer<br />

ma réponse. Mais j'attends de nouveaux textes de ta part. J'aime réellement<br />

ton travail.<br />

À bientôt,<br />

John Glazer<br />

rédacteur en chef<br />

ALLEZ LES FILLES, HUILEZ VOS LÈVRES<br />

ENFILEZ VOS CHAPEAUX ET BALANCEZ DES HANCHES<br />

N'OUBLIEZ PAS VOS FOUETS<br />

NOUS ALLONS AU BAL DES HORREURS


LORSQUE<br />

vous avez des amis, vous montez un groupe.<br />

Lorsque vous êtes seul, vous écrivez. C'est ainsi que j'ai passé mes premiers<br />

mois à Fort Lauderdale. Tandis que mon père bossait chez Levitz<br />

Furniture, ce qui était censé être une bonne place pour lui, je restais seul<br />

à la maison et je laissais libre cours à mes délires les plus tordus en écrivant<br />

des poèmes, des récits et des nouvelles. Je les envoyais partout, aussi bien<br />

à Penthouse qu'à The Horror Show ou à The American Atheist. Tous les<br />

matins, dès que j'entendais le facteur, je me précipitais à la porte. Mais<br />

ce qu'il trimbalait dans sa besace n'était que déception : silence ou lettres<br />

de refus. Un seul texte, Reflet au clair de lune — l'histoire d'un écrivain<br />

alcoolique vivant avec un chat surnommé Jimi Hendrix et d'un puits qui<br />

avalait tous ceux qu'il aimait —, a été publié dans une petite revue, The<br />

Writer's Block.<br />

Au cours de cette première année passée en Floride, je traînais ma<br />

déconvenue comme un boulet. Plus je travaillais, moins je recevais en<br />

retour. Ma vie me navrait : je vivais chez mes parents, fréquentais le Broward<br />

Community College où je suivais des cours de journalisme et de<br />

théâtre. Pour me faire un peu d'argent, je tenais, la nuit, le Spec's local,<br />

une chaîne de magasins de disques où je me suis mis rapidement à m'attirer<br />

les mêmes ennuis qu'à l'école chrétienne.<br />

Deux filles mignonnes travaillaient au magasin. Bien évidement, celle<br />

à qui je plaisais prenait des tonnes de médicaments et était obsédée par<br />

le suicide. Celle qui m'attirait s'appelait Eden, du nom du Jardin des<br />

Délices, mais elle refusait d'en partager le moindre plaisir terrestre avec<br />

moi. Jeune blanc-bec essayant d'être cool, j'ai passé un marché avec elles :<br />

elles auraient le droit de fumer des joints dans l'arrière-boutique si elles<br />

acceptaient de voler des cassettes pour moi. Un agent de sécurité fouillait<br />

nos sacs lorsque nous quittions les locaux. Alors je suis allé chez Sbarro<br />

acheter des cannettes de limonade géantes aux filles et je leur ai demandé<br />

de remplir les récipients de cassettes des Cramps, de Cure, de Skinny<br />

Puppy et de tout ce qui pourrait y entrer. La semaine au cours de laquelle<br />

le Nothing's Shocking de Jane's Addiction est sorti, Eden l'a volé pour<br />

moi et, malgré toutes mes cajoleries, elle a refusé de m'accompagner au<br />

Woody's on the Beach où ils passaient en concert.<br />

Mon premier article dans The Observer, le journal du lycée, était une<br />

critique de leur spectacle, titré « Jane's Addiction revient pour choquer<br />

le public du Woody's ». Je ne savais pas encore qu'il y avait un mot dans<br />

ce titre qui allait être utilisé plusieurs milliers de fois pour décrire ma<br />

musique, et ce n'était pas « Woody ». Et le plus imprévisible, c'est que,<br />

bien des années plus tard, je me retrouverais dans une chambre d'hôtel<br />

de Los Angeles à sniffer en compagnie de Dave Navarro, le guitariste de<br />

Jane's Addiction, tout en l'empêchant de me tailler une pipe. (Si ma<br />

mémoire est bonne, Dave a fini dans la chambre de mon bassiste, Twiggy<br />

Ramirez, qui avait commandé deux prostituées très chères et était occupé<br />

à les baiser sur le rythme d'Eliminator de ZZ Top.)<br />

Ce que j'ai regretté le plus lorsque je me suis fait virer du magasin de<br />

disques comme tire-au-flanc (jamais je ne me suis fait prendre à voler),<br />

c'était que je ne sortirais sans doute jamais avec Eden. Cependant, une<br />

nouvelle fois, le temps et la renommée ont joué en ma faveur : un an et<br />

demi plus tard, je suis tombé sur elle après un concert de Marilyn Manson<br />

and the Spooky Kids. Avant de me voir sur scène, elle ne savait même<br />

pas que je jouais dans un groupe et, soudain, elle a voulu sortir avec moi.<br />

Vous pensez bien que je l'ai baisée... et que je ne l'ai jamais rappelée.<br />

Après avoir été viré, j'ai travaillé comme critique rock pour Tonight<br />

Today, un guide de spectacles gratuit dirigé par Richard Kent, un hippie<br />

usé et terrifiant, qui ne m'a jamais payé un centime. Il était complètement<br />

chauve à l'exception d'une touffe de cheveux gris avec laquelle il se faisait<br />

une queue de cheval et il portait d'épaisses lunettes noires. Il n'arrêtait<br />

pas de tourner en rond dans son bureau en secouant la tête d'avant<br />

en arrière, comme un perroquet trop gras qui cherche quelque chose à<br />

dire. À chaque fois que je lui posais une question, le regard vide, il me<br />

fixait pendant plusieurs minutes. Je ne savais jamais ce qu'il avait derrière<br />

la tête, m'agresser peut-être...<br />

Je me suis bientôt infiltré dans 25th Parallel, une revue luxueuse qui<br />

démarrait, en racontant aux patrons, deux amants du nom de Paul et<br />

Richard, que j'avais un diplôme de journaliste et que j'avais déjà travaillé<br />

pour de nombreuses publications nationales. Ils ont avalé mes mensonges<br />

et m'ont nommé rédacteur en chef. J'ai toujours essayé d'imaginer Paul<br />

et Richard au lit, mais je n'y suis jamais arrivé. Paul, un petit Italien potelé<br />

de New York, était comme une version déformée de Richard, un grand<br />

type décharné couvert d'acné et à la denture monstrueuse. Un des trucs<br />

qui me terrifiaient le plus était une photo posée sur le bureau de Paul où<br />

on voyait Slash évanoui dans sa baignoire. Je me suis toujours demandé<br />

dans quelles circonstances cette photo a été prise.<br />

Paul et Richard formaient un couple sans espoir. La plupart du temps,<br />

ils étaient assis au bureau, fauchés, déprimés et en larmes. Si la revue réussissait<br />

à sortir tous les mois, c'était grâce à l'argent qu'ils gagnaient en<br />

revendant les disques qu'ils recevaient en service de presse. Et comme<br />

tous ceux qui ne payent pas leurs disques, ils n'aimaient pas la musique.<br />

Je travaillais non-stop sur la section spectacles, et la rubrique que j'appréciais<br />

le plus n'était pas celle concernant le rock. C'était celle où mon<br />

amour du journalisme et des récits d'horreur se combinaient.


25TH PARALLEL, AVRIL 1990<br />

ON FAIT TOUJOURS DU MAL À CEUX QU'ON AIME<br />

L<br />

(UN VOYAGE DANS LE MONDE DU B & D)<br />

par Brian Warner<br />

e parfum écœurant et confiné de sur les gens. Je pratique la torture<br />

vieux sexe et de cuir agresse immé- [génitale], le piercing et le bondage<br />

diatement mes sens lorsque j'entre — je les attache dans des positions<br />

en trébuchant dans le donjon de Maî- extrêmement inconfortables et je les<br />

tresse Barbara. Après que son esclave laisse pendant de longs moments. Si<br />

personnel m'a bandé les yeux et la séance a été bonne et s'ils se sont<br />

escorté jusque-là, je mets un certain montrés des esclaves disciplinés,<br />

temps à ajuster ma vision au faible alors je leur permets de se masturéclairage<br />

de ce salon devenu salle ber. »<br />

des tortures ; sans prendre aucune Sur le mur en face de la porte se<br />

précaution, je glisse le bandeau trouve une rangée d'immenses<br />

adhésif dans la poche de ma chemise, miroirs encadrés par ses instruments<br />

Lorsque l'image est enfin nette, je de travail. Je la suis vers le casier<br />

m'aperçois de la coexistence char- de droite où elle me montre deux<br />

nelle au sein de cet appartement de casques de jockey, un équipement de<br />

Fort Lauderdale. cavalier, du matériel électrifié pour<br />

La petite femme corpulente qui dresser les chiens, des colliers antise<br />

fait appeler Maîtresse Barbara est, puces, une paire d'éperons, ainsi<br />

en fait, une spécialiste du B & D (ce que des menottes en metal conçues<br />

pour entraver aussi bien les<br />

« J'exécute tous<br />

les fantasmes, quels<br />

qu'ils soient »<br />

jambes que les poignets ou<br />

les pouces.<br />

« Je ne m'en sers pas que<br />

pour les poignets, les chevilles<br />

ou les pouces », dit-elle en<br />

riant.<br />

qui signifie bondage et discipline, Plus bas sur le mur, je vois une<br />

pour ceux qui pensaient que la posi- pléthore de pinces et de poids utilition<br />

du missionnaire était encore la sés pour étirer les parties les plus<br />

norme) et sa maison de mauvaise tendres du corps. En dessous, un<br />

réputation est plus intime que vous ensemble d'ustensiles d'aspect famile<br />

penseriez. lier qu'elle désigne sous le nom de<br />

« J'exécute tous les fantasmes, « pinces à escargot ».<br />

quels qu'ils soient », affirme-t-elle en « Elles sont merveilleuses pour les<br />

désignant une pièce remplie d'ac- tortures [génitales]. » Elle sourit en<br />

cessoires de films pornos sadomasos attrapant les pinces affectueusement<br />

et de tout un bazar pornographique, et en les faisant claquer dans les airs<br />

« Dans mes séances commerciales, comme s'il s'agissait d'une sorte<br />

j'utilise des instruments de torture de homard en metal. Et en plus, à<br />

chaque fois qu'ils mangent des escar- cuir, de masques, de bâillons, de<br />

gots, ils pensent à moi. » (Avertisse- pompons pour mamelons et/ou<br />

ment au lecteur : 25th Parallel recom- pénis. Elle attrape ces derniers en<br />

mande de ne pas s'en servir de cette expliquant :<br />

façon, ni chez soi ni chez Joe's Stone « J'oblige les hommes à porter ces<br />

Crab.) pompons et à danser en les faisant<br />

Encore plus bas, une bonne tren- bouger dans le même sens. »<br />

taine de cerceaux en caoutchouc, en En plus de ces trésors de jouets<br />

cuir et en metal sont classés par taille, grivois, il y a aussi une queue de chede<br />

trois à dix centimètres de dia- val (améliorée par une fermeture<br />

mètre. Ils ont apparemment été « bouche-trou » pour les aficionados<br />

inventés par les Chinois pour favori- de la série TV Mr Ed) et un vrai bouser<br />

l'endurance sexuelle. Je trouve let qu'elle prétend avoir acheté en<br />

que ça ressemble plutôt à des boucles solde dans une brocante.<br />

d'oreilles de pirates ; normal, que En face, sur l'autre mur. Maîtresse<br />

peut connaître un type comme moi Barbara entrepose, si l'on peut dire,<br />

dont la vie sexuelle est normale et ses armes les plus dangereuses : un<br />

qui attend les vacances pour se gaver tas de chaînes bien sûr, mais aussi<br />

de Jell-0 ? une cane en bouleau, différents types<br />

Tout en bas, elle me montre un de raquettes (en osier, en chêne, en<br />

petit parachute en cuir<br />

avec des chaînes. On<br />

dirait un jouet pour<br />

enfant : voilà ce que<br />

j'imagine être un authentique<br />

accessoire bondage<br />

pour Tortues Ninjas adolescentes<br />

et perverses.<br />

Elle explique que ce gadget<br />

sert à « distendre les<br />

« Pour les anniversaires<br />

et pour le 4 juillet<br />

j'en pose un sur<br />

le bout de leur pénis et<br />

je l'allume. »<br />

parties génitales ». Je ne pense pas caoutchouc, en cuir et en plastique),<br />

que vous trouviez ce modèle chez un mètre de jardin, une règle, un<br />

Toys « R » Us. fouet hollandais, un fléau moyen-<br />

Encore plus étrange, cette glace âgeux couvert de pointes qu'elle a<br />

grossissante sous un harnachement surnommé le « casse-couilles »,<br />

de parachutiste freudien et cauche- quelques chats à neuf queues ainsi<br />

mardesque. Elle l'enlève de sa patère que suffisamment de fouets pour<br />

et se moque : qu'lndiana Jones en perde la tête. En<br />

« Ainsi, les hommes dont je m'oc- outre, les tiroirs alignés sur le plancupe<br />

ont une bonne idée de ce qu'ils cher contiennent des stimulateurs<br />

possèdent ; ils peuvent se voir de musculaires électroniques, des poires<br />

leurs yeux comme ils se voient men- à lavement jetables, des bougies, des<br />

talement. » gants en caoutchouc, des capotes (de<br />

En bas du mur est planquée une la marque Traditional Dry et Naturacollection<br />

de colliers d'esclaves gar- lube Trojan), du sang de bœuf, du<br />

nis de pointes, de soutiens-gorge en plâtre de moulage, du film alimen-


taire transparent, un fer à souder, des fait 45 ans qu'elle le pratique à titre<br />

lacets de sac-poubelle, de l'Icy Hot personnel : elle en a aujourd'hui 57.<br />

contre le mal de dos, des plumes, des Son premier contact avec le monde<br />

fourrures, des brosses, du talc pour du « fouette-moi, frappe-moi, plante<br />

bébé, de la lotion à la vitamine E, de des épingles de nourrice dans mon<br />

la vaseline, un tiroir plein de gode- sexe », a eu lieu à l'âge vénérable et<br />

miches (de différentes couleurs, incertain de 12 ans.<br />

formes et tailles), de la lingerie en « Je vivais en Californie et il y<br />

plus grande quantité que chez Vic- avait un homme de 21 ans qui venait<br />

tout le temps à la mai-<br />

« Je lui ai pris sa<br />

cravache, je l'ai obligé<br />

à se déshabiller et à<br />

repartir tout nu chez<br />

lui, en voiture. »<br />

son, se rappelle-t-elle en<br />

allumant une cigarette.<br />

Un jour il m'a taquiné<br />

avec sa cravache et ça<br />

m'a rendue folle. Je lui<br />

ai pris sa cravache, je l'ai<br />

obligé à se déshabiller<br />

et à repartir tout nu<br />

chez lui en voiture. »<br />

À partir de ce jour-là,<br />

toria's Secret et Frederik's of Holly- elle a abusé des hommes pour leur<br />

wood réunis, enfin une boîte de plaisir. Cependant, elle n'a perdu sa<br />

cierges magiques. Étant profane et virginité qu'à 16 ans. Par la suite, en<br />

naïf, je demande à quoi servent ces 1980, elle a déménagé en Floride où<br />

derniers — je n'aurais pas dû. elle a continué ses occupations en<br />

« Pour les anniversaires et pour privé. Elle s'est finalement rendu<br />

le 4 juillet, j'en pose un sur le bout compte qu'avec un peu de publicité<br />

de leur pénis, puis je l'allume, elle pouvait faire, contre de l'argent,<br />

m'avoue-t-elle sans le moindre sar- la même chose avec des étrangers,<br />

casme. La plupart de ces objets sont À ce jour, à 200 $ la séance (qui peut<br />

des accessoires mais beaucoup durer de 12 minutes à 13 heures), elle<br />

d'hommes aiment s'habiller en gagne environ 25 000 $ par an, net<br />

femme. Ils viennent ici pour être d'impôts.<br />

féminins. » Ses clients, qui ont entre 19 et 74<br />

Je me suis assis, en faisant bien ans, la repèrent grâce à une annonce<br />

attention, sur la couette en fourrure ainsi rédigée : « Femme dominante,<br />

noire recouvrant son immense lit sur- sincère et mûre, possède domicile<br />

élevé. En dessous, là où la plupart pour esclaves : séjours de toute<br />

des gens cachent, disons, leur Mono- durée. » La plupart de sa clientèle est<br />

poly ou à la limite leurs poupées Kiss, composée d'hommes d'affaires ayant<br />

je remarque une cage pour dormir. une famille, dont elle affirme : « Je<br />

Bien que Maîtresse Barbara ne crois que plus ils ont de responsabifasse<br />

commerce du B & D (pas au lités et subissent de pression, plus ils<br />

sens habituel du terme commerce, ont recours à ce genre de pratiques,<br />

puisque cette pratique est des plus Je vois des visages et je les reconnais<br />

illégales) que depuis trois ans, cela sur les affiches électorales. Il n'est<br />

pas rare que j'aie des pompiers, des leur vie. Ils n'ont jamais été heureux<br />

officiers de police, des avoués, des avec aucune femme. Du coup je<br />

juges, des pilotes de ligne et des prends les choses en main, ils n'ont<br />

footballeurs. » même pas besoin de penser. »<br />

Elle ajoute en riant : Apparemment, des hommes<br />

« La plupart des coups de télé- comme Stan vivent avec elle et satisphone<br />

que je reçois, c'est après des font tous ses désirs, qu'ils soient<br />

week-ends de trois jours pendant les- d'ordre sexuel ou non. En échange,<br />

quels ces hommes sont restés à la chaque semaine, ils lui donnent une<br />

maison avec leur femme ; ils n'ont certaine somme dont elle se sert pour<br />

pas l'habitude de passer autant de payer ses factures. Une mère pour<br />

temps en famille. Du coup, je reçois ainsi dire. Ce qu'ils ne savent pas,<br />

des appels plutôt frénétiques m'ex- c'est qu'elle met de côté une partie<br />

pliquant qu'ils ont été de "méchants de leur argent qu'elle leur reverse<br />

garçons" et qu'ils méritent une fes- lorsqu'ils décident de s'en aller : elle<br />

sée. » aime les aider à prendre un nouveau<br />

Non seulement elle fournit ses départ.<br />

services à des clients sexuellement Finalement Stan revient. Je suis<br />

pervers, mais ses esclaves résidant à plus que surpris par son entrée. En<br />

demeure lui donnent tout ce qu'ils dehors du fait qu'il est totalement<br />

possèdent. Aujourd'hui, le péon de nu, il s'est intégralement rasé le corps<br />

cette maison close est un homme et porte quatre ou cinq (je ne suis pas<br />

décharné entre deux âges du nom de assez près pour compter le nombre<br />

Stan. Malgré ses deux têtes de plus exact) de ces très chic cerceaux en<br />

que Maîtresse Barbara, le comporte- metal, que j'ai décrits 27 paragraphes<br />

ment tyrannique de celle-ci le fait se plus haut, et qui cliquettent lorsqu'il<br />

ratatiner comme un chat blessé. Tan- entre dans la pièce. D'un air penaud,<br />

dis que mon photographe, Marc il rampe sur la chaise de chiroprac-<br />

Serota, installe des éclairages sup- teur en cuir sur laquelle elle va le cruplémentaires,<br />

elle ordonne à Stan de cifier contre le mur. Après lui avoir<br />

se déshabiller pour la photo ; l'es- attaché fermement le cou, les poiclave<br />

déguerpit docilement de la gnets et les chevilles, elle lui met<br />

pièce. Elle m'explique en se tournant négligemment des pinces chirurgivers<br />

moi : cales sur les mamelons.<br />

« On ne peut pas être une bonne « Ça fait mal ? lui demande-t-elle<br />

dominatrice si l'on ne comprend pas<br />

ce qu'est la soumission. Le jeu auquel<br />

avec une timidité feinte.<br />

nous jouons est : je joue tout en me<br />

contrôlant et je les oblige à faire ce<br />

genre de choses. Mais en fait, c'est<br />

ce qu'ils veulent recevoir. Ils ne pren-<br />

« Ça fait mal ? »<br />

nent aucune décision. Ils ne choisis- - Eh bien... », commence-t-il,<br />

sent pas comment s'habiller ou mais avant qu'il ait le temps de finir<br />

quand ils ont le droit de parler. Je suis sa phrase, elle empoigne ses parties<br />

tout pour eux. Ce sont des gens qui génitales et les tord comme un vuln'ont<br />

pas été capables de contrôler gaire sac à provisions.


« Il faut que ce soit moins confor- et que j'aime ça. Tant qu'elle sait chez<br />

table », commande-t-elle, et son qui je suis, et que les gens y sont sains<br />

jouet meurtri répond immédiate- et discrets, tout va bien. Je ne mentiment.<br />

Il tend sa jambe à l'oblique rai jamais à ma femme, je ne la tromdans<br />

un angle étrange. perai jamais. Je ne couche pas avec<br />

Tandis que des marques rouges d'autres femmes. On ne s'envoie pas<br />

de la taille d'une crêpe se forment vraiment en l'air ici. »<br />

sur les seins mutilés de Stan, je lui Que ce soit avec Bob, Stan ou les<br />

demande comment il se sent. Il mar- autres. Maîtresse Barbara mène une<br />

monne lentement... prudemment : vie hédoniste. Elle passe son temps<br />

« Je contrôle... je ressens quelque libre à faire du bateau, de l'avion, ou<br />

chose mais c'est difficile de trouver de la plongée. Elle mange quand et<br />

un nom à cette émotion. où elle veut, elle n'a aucun problème<br />

- Stan ne sait pas bien s'expri- pour assouvir ses besoins sexuels :<br />

mer et il minimise toujours tout, elle les a entraînés pour ça.<br />

lance la gourou secoueuse de « Stan n'a pas le droit de bander<br />

bourses. J'ai toujours agi de cette sans mon autorisation. Il a appris à<br />

façon avec les hommes. Je me suis fonctionner à la demande. »<br />

toujours dit que les hommes Elle a tout d'une femme équilidevraient<br />

être enfermés dans des brée, même si son comportement est<br />

niches et des écuries comme les totalement contradictoire avec l'idée<br />

chiens et les chevaux, et qu'il fau- que l'on se fait d'une femme équilidrait<br />

ne les laisser sortir que lorsque brée. De plus, elle se fait un maxil'on<br />

a envie de s'amuser avec eux. mum de pognon sans jamais avoir<br />

C'est très commode. » été inquiétée.<br />

Le flash de l'appareil photo com- Je décide que c'est le moment de<br />

mence à crépiter, Stan grimace de retourner dans le monde de l'Amédouleur<br />

devant le paparazzi, tandis rique « de la tarte aux pommes pour<br />

que Maîtresse Barbara va ouvrir la le dessert et de la sexualité interdite<br />

porte. C'est Bob, son esclave à temps en dehors des liens du mariage ». Je<br />

partiel. Il apporte une grande boîte remets donc mon bandeau pour la<br />

qui, selon ses dires, contient des suivre dans la lumière moite de<br />

vidéos de travestis provenant du l'après-midi. Comme nous marchons<br />

marché noir. Bob est un grand-père en aveugle en direction de la voiture,<br />

à la retraite qui sert Maîtresse Bar- elle conclut en me chuchotant ces<br />

bara avec l'autorisation mitigée de mots :<br />

sa femme. « Ils pensent tous que je suis mer-<br />

« Ma femme l'accepte, mais c'est veilleuse. D'autres peuvent croire que<br />

pas son truc, explique Bob en remuant je suis complètement cintrée. Mais<br />

la monnaie dans ses poches. Elle sait pourquoi ne pas vivre dans un<br />

que c'est un de mes grands fantasmes monde où l'on vous adore ? »


Peu de temps après, j'ai rencontré une femme qui m'a infligé des tortures<br />

beaucoup plus subtiles et douloureuses que tout ce que Maîtresse<br />

Barbara pouvait imaginer avec ses instruments diabolico-sadiques. Elle<br />

s'appelait Rachelle. J'avais dix-neuf ans, elle vingt-deux lors de notre rencontre<br />

au Reunion Room, une boîte locale dans laquelle, bien que n'ayant<br />

pas l'âge, je pouvais entrer grâce à mon statut de journaliste. Elle était si<br />

belle que ça me faisait du mal de la regarder parce que je savais que je<br />

ne l'aurais jamais. Elle était mannequin, rousse, avec une coupe de cheveux<br />

à la Betty Page, un corps aux formes doucement généreuses, un<br />

visage parfait aux pommettes délicates.<br />

Au cours de la conversation, Rachelle m'a expliqué qu'elle venait juste<br />

de rompre avec son petit ami qui vivait toujours avec elle mais essayait<br />

de se trouver une chambre. Après avoir compris qu'elle était sous le coup<br />

d'un échec, une certaine assurance a lentement commencé à me gagner.<br />

Elle allait partir dans un mois à Paris pour y passer l'été ; j'avais donc du<br />

temps pour la draguer et, miraculeusement, la posséder. Les lettres que<br />

nous avons échangées par-delà l'Atlantique étaient aussi érotiques qu'inspirées.<br />

J'étais amoureux. À son retour, notre relation a repris avec encore<br />

plus de passion qu'avant. Une nuit où j'avais besoin de tendresse (ou simplement<br />

envie de baiser), je l'ai appelée et lui ai laissé un message. Quelques<br />

minutes plus tard, mon téléphone a retenti et j'ai décroché.<br />

« Pourquoi tu laisses des messages à ce numéro ? m'a demandé une<br />

voix masculine hostile.<br />

- C'est celui de ma petite amie, lui ai-je répondu sur un ton tout aussi<br />

agressif.<br />

- C'est aussi le numéro de ma fiancée », a-t-il rétorqué.<br />

À cet instant j'ai senti mon cœur se glacer, mille morceaux se sont brisés<br />

dans mes entrailles.<br />

« Tu sais qu'elle couche avec moi ? »<br />

Je bégayais. Il ne s'est pas mis en colère et n'a pas menacé de me tuer.<br />

Il était, tout comme moi, sous le choc. Pendant des semaines, j'ai erré,<br />

hébété, le cœur brisé. Juste au moment où je commençais à m'en remettre,'<br />

elle m'a appelé.<br />

« Je ne sais pas comment te l'annoncer... je suis enceinte.<br />

- Pourquoi tu me racontes ça ? lui ai-je demandé le plus calmement<br />

possible.<br />

- Je ne sais pas si le bébé est de toi ou de lui.<br />

- Bon... eh ben... on va dire qu'il est de lui », lui ai-je répondu d'un<br />

ton brusque.<br />

Et j'ai raccroché avant qu'elle n'ait le temps d'ajouter quoi que ce soit.<br />

Je l'ai rencontrée deux ans plus tard, au cours d'un dîner. Elle était<br />

toujours la même — vachement somptueuse — mais elle n'avait pas réussi<br />

sa carrière de mannequin. Elle était devenue officier de police et ressem-


lait, dans son uniforme bleu, avec sa casquette et sa matraque, à tout<br />

fantasme masculin de femme dominatrice.<br />

« Il faut que tu rencontres mon fils. Il te ressemble. »<br />

Je suis devenu livide, j'ai ouvert grande la bouche, incapable de prononcer<br />

autre chose qu'un « Quoi ? ! » tandis que défilaient dans ma tête<br />

les pensions alimentaires, les week-ends à faire du baby-sitting, ainsi que<br />

l'image d'un mari mûrissant une vengeance cruelle.<br />

Après avoir savouré cet instant, elle a retiré le poignard de ma poitrine,<br />

aussi rapidement et cruellement qu'elle l'y avait planté.<br />

« Mais je sais qu'il n'est pas de toi. J'ai fait faire des tests sanguins. »<br />

En réalisant que Rachelle m'avait trahi et vivait avec un autre, je me<br />

suis promis de me détacher de tout ce qui pouvait être de l'ordre des sentiments<br />

et de ne plus jamais faire confiance à qui que ce soit. Il fallait que<br />

je cesse d'être la victime de ma propre faiblesse et de mon sentiment d'insécurité<br />

vis-à-vis des autres, en particulier des femmes. Rachelle m'a laissé<br />

une cicatrice beaucoup plus profonde que celles que je me suis infligées<br />

depuis. C'est en grande partie la colère et la vengeance qui m'ont poussé<br />

à devenir célèbre, pour qu'elle regrette de m'avoir jeté. De plus, j'étais<br />

frustré de n'être qu'un journaliste musical. Le problème ne venait pas des<br />

magazines ni de mes articles, mais des musiciens eux-mêmes. Plus je faisais<br />

d'interviews, plus je perdais mes illusions. Ils n'avaient rien à dire.<br />

Je sentais que j'aurais mieux fait de répondre aux questions plutôt que<br />

de les poser. Je voulais passer de l'autre côté du miroir.<br />

J'avais interviewé Debbie Harry, Malcolm McLaren et les Red Hot<br />

Chili Peppers. J'avais écris des biographies promotionnelles pour Yngwie<br />

Malmsteen et d'autres trous du cul de hardeux dans le même genre.<br />

J'avais même publié un article sur Trent Reznor de Nine Inch Nails, sans<br />

me douter que c'était entre nous le début d'une relation qui allait ressembler<br />

à ce que j'aurais pu vivre en faisant un stage dans le donjon de<br />

Maîtresse Barbara, parsemée de pics imprévisibles.<br />

La première fois que j'ai vu Trent, il boudait<br />

dans un coin pendant une prise de son, tandis que<br />

son manager, Sean Beavan, coiffé de dreadlocks,<br />

tournait autour de lui d'un air protecteur. Une<br />

fois la conversation engagée, il s'est déridé et est<br />

devenu aimable. Je n'étais qu'un journaliste de<br />

plus. Dans cette ville où il ne connaissait personne,<br />

parler avec moi lui permettait de tuer le temps<br />

avant le concert.<br />

La fois suivante où Trent Reznor est passé en<br />

ville, j'assurais la première partie.


UNE DE MES PREMIÈRES ILLUSTRATIONS<br />

IL LEVA LES BRAS. « JE NE SUIS PAS SARCASTIQUE, J'ESSAIE<br />

UN TRAITEMENT DE CHOC AVEC DES MOTS POUR QUE VOUS<br />

COMPRENIEZ QUE VOUS RACONTEZ DES CONNERIES !<br />

VOUS ÊTES EN TRAIN DE ME PARLER D'UN PSEUDONYME EN TRAIN<br />

DE PRENDRE FORME HUMAINE ! »<br />

MARILYN<br />

Manson était un parfait héros<br />

de roman pour un écrivain frustré comme moi. C'est un personnage qui,<br />

à cause du mépris qu'il a pour le monde dans lequel il vit et, encore pire,<br />

pour lui-même, utilise toutes les ruses pour que les gens l'aiment. Et une<br />

fois qu'il a gagné leur confiance, il s'en sert pour les détruire.<br />

Il aurait dû être le héros d'une assez longue nouvelle d'une soixantaine<br />

de pages. Le titre en aurait été La Monnaie de sa pièce et elle aurait


été refusée par dix-sept magazines. Et aujourd'hui elle serait dans la maison<br />

de mes parents en Floride en train de jaunir et de moisir dans le garage<br />

au milieu des autres textes.<br />

Mais l'idée était trop bonne pour la laisser pourrir. C'était en 1989 et<br />

les 2 Live Crew de Miami commençaient à faire les gros titres des journaux<br />

parce que, dans tout le pays, les propriétaires de magasins étaient<br />

arrêtés pour avoir vendu leur disque — catalogué comme obscène — à<br />

des mineurs. Des pontes et des célébrités se bousculaient pour soutenir<br />

le groupe, en démontrant que leurs textes n'étaient pas de la provocation,<br />

mais de l'art. Des comptines un peu cochonnes avec des paroles<br />

telles que « La p'tite Miss Cramouillette était assise sur une touffe d'herbette,<br />

les jambes écartées/Une araignée arriva, le nez elle y fourra et dit :<br />

"Sacrée Cramouillette" » avaient suscité un événement culturel.<br />

À cette époque je lisais des ouvrages sur la philosophie, l'hypnose, la<br />

psychologie des criminels et des masses (en plus de quelques livres sur<br />

l'occultisme et le crime). Sans compter que j'en avais vraiment marre de<br />

regarder à la télé les débats et les rediffusions sans fin des Années coup<br />

de cœur : je réalisais que les Américains étaient vraiment des crétins. Bref,<br />

toutes ces influences mélangées m'ont donné l'idée de créer mon propre<br />

projet scientifique et de prouver qu'un groupe blanc qui ne ferait pas de<br />

rap pourrait se révéler plus choquant et plus immoral que 2 Live Crew<br />

et ses comptines salaces. En tant qu'artiste, je voulais être le signal d'alarme<br />

le plus bruyant et le plus tenace qui existe, parce que je ne voyais pas<br />

d'autre issue : il fallait briser les liens de notre société avec le christianisme<br />

et la faire sortir du coma dans lequel nous plongent les médias.<br />

Comme je n'arrivais pas à faire publier mes poèmes, j'ai réussi à<br />

convaincre Jack Kearnie, propriétaire du Squeeze, un petit club dans une<br />

rue piétonne, d'organiser des soirées à micro ouvert. Pour moi, c'était<br />

une façon de faire connaître mes textes. Je me suis donc retrouvé tous les<br />

lundis, mal à l'aise et désarmé, planté derrière le micro sur cette minuscule<br />

scène à réciter une poignée de textes en tout genre devant une assistance<br />

clairsemée. Les gens bizarres qui étaient présents me disaient que<br />

je ne racontais que des conneries, mais que j'avais une bonne voix. Ils me<br />

conseillaient tous de monter un groupe. Mais au fond de moi-même, je<br />

savais que personne n'aime la poésie et que leur conseil était juste — en<br />

plus, tous ceux que j'avais écoutés ou interviewés écrivaient des chansons<br />

qui ne voulaient rien dire. J'avais toujours rêvé de faire de la musique<br />

parce que c'était une part très importante de ma vie, mais jusque-là je<br />

n'avais jamais eu la confiance et la foi suffisante dans mes capacités pour<br />

en faire sérieusement. Tout ce dont j'avais besoin était de quelques âmes<br />

résistantes pour se rendre en enfer en ma compagnie.<br />

Le Kitchen Club était l'épicentre de la scène underground de Miami.<br />

C'est un lieu que j'ai fréquenté régulièrement dès l'année où il a ouvert<br />

ses portes : ce club était niché dans un hôtel miteux peuplé de prostituées,<br />

de junkies et de clochards. Derrière, il y avait une piscine dont l'eau était<br />

répugnante à force de servir de baignoire et de laverie aux alcooliques<br />

qui s'étaient pissé et chié dessus. J'arrivais à l'hôtel le vendredi soir, j'y<br />

louais une chambre et, à la fin du week-end, je m'y retrouvais seul et malheureux,<br />

en train de vomir dans la baignoire après avoir avalé trop d'amphétamines<br />

et trop de vodka orange.<br />

Un vendredi, j'ai débarqué au club en compagnie de Brian Tutunick,<br />

un copain de mon cours de théâtre. J'étais vêtu d'un trench-coat bleu<br />

marine avec, peint dans le dos, « Jésus Notre Sauveur », des bas rayés et<br />

des rangers. À cette époque, j'avais l'impression d'être cool, mais maintenant<br />

je me dis que je devais ressembler à un trou du cul. (« Jésus Notre<br />

Sauveur » ?) En entrant, nous avons remarqué un type blond adossé à un<br />

pilier; ses cheveux style Pulp Fiction pendaient sur son visage. Il fumait<br />

une cigarette et riait. Je croyais qu'il se foutait de moi, mais lorsque je<br />

suis passé devant lui il n'a même pas tourné la tête. Il regardait juste dans<br />

le vide en gloussant comme un malade.<br />

Tandis que la sono crachait Life is Life de Laibach, version marche<br />

militaire yougoslave, j'ai repéré une fille aux cheveux noirs avec des seins<br />

énormes (chez les filles au look gothique, on appelle ça les biscuits de<br />

Dracula). En hurlant par-dessus la musique, je lui ai expliqué que j'avais<br />

une chambre à l'hôtel au-dessus et j'ai essayé de la convaincre d'y monter<br />

avec moi. Mais, pour la quatre-vingt-dix-neuvième fois cet été-là, je<br />

me suis pris un râteau parce qu'elle était venue au club avec un garçon<br />

qui s'est révélé être le type qui se marrait. Je l'ai suivie jusqu'à son pilier<br />

et je lui ai demandé pourquoi il se marrait. Il m'a expliqué, comme s'il<br />

faisait un cours de travaux pratiques, comment se suicider proprement ;<br />

en me donnant des quantités de détails essentiels, comme l'angle exact<br />

sous lequel il faut tenir le fusil, quel type de munitions utiliser... Il ne cessait<br />

de rire bizarrement à chacune de ses paroles et, tout en gloussant, il<br />

répétait ce qu'il venait de dire — calibre douze ou cortex cérébral, etc.<br />

— de façon qu'on sache bien ce qu'il y avait de si drôle.<br />

Il s'appelait Stephen, et il m'a expliqué au cours suivant que ça le faisait<br />

chier qu'on l'appelle Steve. Et que ça le faisait également chier qu'on<br />

épèle son nom avec un v à la place d'un ph. Il a continué à discuter sur<br />

la question des prénoms jusqu'à ce que Stigmata de Ministry passe et que<br />

les gothiques et les pseudo-punks s'arrêtent de danser pour se lancer dans<br />

un violent pogo. Tout ce cirque était le fait d'un mec efféminé, une sorte


de Crispin Glover à la chevelure pourpre, habillé d'une minijupe et d'un<br />

collant en peau de léopard. Par la suite, il est finalement devenu notre<br />

second bassiste. Complètement inconscient de ce qui se passait autour<br />

de lui, Stephen m'a expliqué que si j'aimais Ministry, je devais écouter<br />

Big Black. Puis, avec force détails, il s'est mis à analyser le jeu de guitare<br />

de Steve Albini — les techniques qu'il utilisait, les tonalités qu'il produisait<br />

— pour enchaîner sur les méthodes de production d'Albini et les<br />

paroles de son album Songs About Fucking.<br />

Cette nuit-là je n'ai pas baisé, ce qui m'a fait bien chier, mais ce n'était<br />

pas nouveau. Nous avons échangé nos numéros de téléphone. Il m'a<br />

appelé la semaine suivante pour me dire qu'il voulait me faire une cassette<br />

de Songs About Fucking et m'apporter un autre truc qui m'intéresserait<br />

énormément. Il n'a pas voulu me dire ce que c'était. Il voulait juste<br />

venir me voir et me le donner.<br />

À la place de Big Black, il m'a apporté la cassette d'un groupe du nom<br />

de Rapeman et il a passé plusieurs heures à improviser sur la filiation<br />

entre les deux groupes, sans cesser de se balancer d'avant en arrière. Un<br />

peu comme un autiste. J'ai appris plus tard qu'enfant il avait eu un problème<br />

d'hyperactivité et que ses parents l'avaient soigné au Ritalin. Il ne<br />

prenait plus ce médicament, mais il partait souvent dans des états de<br />

confusion assez impressionnants. Sa mystérieuse surprise consistait en<br />

une boîte de sardines rouillée dont la date de péremption remontait à<br />

juin 1986. Il ne m'a jamais donné d'explication pour ce geste. Il pensait<br />

peut-être que j'allais en faire du Andy Warhol et en tirer des sérigraphies.<br />

Nous avons commencé à passer beaucoup de temps ensemble, à traîner<br />

dans mes lectures de poésie et à aller aux concerts de groupes merdiques<br />

du sud de la Floride qu'à l'époque je ne trouvais pas trop mal. Un<br />

soir, à la fin d'un concert, nous sommes rentrés chez moi et je me suis<br />

mis à fouiller dans les poèmes dont je voulais faire des chansons et les<br />

bouts de paroles que j'avais écrites. J'espérais qu'il jouait d'un instrument<br />

car il me semblait tout savoir question électricité, mécanique et<br />

pharmacologie. Je lui ai donc demandé. La réponse m'est parvenue sous<br />

forme d'un long monologue emberlificoté à propos de son frère qui était<br />

musicien de jazz et jouait de tout un tas d'instruments à anche, de claviers<br />

et de percussions.<br />

« Je sais jouer de la batterie — hé, hé, hé, de la batterie, hé, hé — enfin<br />

dans le genre — hé, hé, dans le genre, hé », a-t-il fini par avouer.<br />

Mais je ne comptais pas avoir de batteur. Je voulais démarrer un groupe<br />

de rock qui utiliserait un synthé, ce qui me semblait quelque part original<br />

à une époque où seuls les groupes de musique industrielle, de danse<br />

et de hip-hop utilisaient ce genre de matériel.


« Contente-toi d'acheter un clavier et on démarre un groupe », lui<br />

ai-je répondu.<br />

Stephen n'a pas fait partie de la première mouture du groupe, pas plus<br />

que la personne suivante que j'ai rencontrée et appréciée. J'étais dans un<br />

magasin de disques du centre commercial de Coral Square en train d'acheter<br />

des cassettes de Judas Priest et de Mission U.K. pour l'anniversaire de<br />

mon cousin Chad. Un employé bien bronzé, ressemblant à un exotique<br />

squelette du Moyen-Orient surmonté d'une coiffure afro plus imposante<br />

que celle de Brian May, est venu à ma rencontre et a essayé de me refiler<br />

des albums de Love and Rockets. Son badge l'identifiait comme Jeordie<br />

White. Une de ses collègues avait taillé des pipes, voire plus, à pratiquement<br />

tous ceux qui appartenaient à la scène du sud de la Floride, moi<br />

exclu, mais Jeordie inclus (bien qu'il le nie toujours aujourd'hui). Presque<br />

un an après, Jeordie et moi allions former un groupe parodique appelé<br />

Mrs. Scabtree et interpréter une chanson célébrant la contribution de Lynn<br />

à la scène musicale. Le titre en était Herpes. Jeordie chantait habillé comme<br />

Diana Ross pendant que je jouais de la batterie en utilisant un pot de<br />

chambre en guise de tabouret. Jeordie allait prendre le nom de Twiggy<br />

Ramirez. Mais pour l'instant, il n'était qu'un sympathique doux-dingue<br />

affublé d'un T-shirt Bauhaus qui cherchait quelqu'un qui le comprenne.<br />

Lorsque j'ai rencontré Jeordie au centre commercial la fois suivante,<br />

il jouait de la basse pour Amboog-A-Lard, un groupe de death metal.<br />

Inutile d'essayer de le persuader de les quitter. Je me suis contenté de lui<br />

demander s'il connaissait un bon bassiste. Il m'a soutenu qu'il n'en existait<br />

pas un seul dans tout le sud de la Floride. Et il avait raison. J'ai fini<br />

par en parler à Brian Tutunik, mon copain du cours de théâtre. Dès le<br />

départ, je savais que j'avais tort car cela faisait un moment qu'il parlait<br />

de former son propre groupe et il n'avait aucune intention que j'en fasse<br />

partie. Il pensait sûrement me faire une faveur en intégrant la section<br />

rythmique de Marilyn Manson and the Spooky Kids plutôt que le devant<br />

de la scène comme il le désirait, mais c'était le contraire, car il était un<br />

piètre bassiste, un lourdaud de garçon coiffeur, futur végétarien et adorateur<br />

de Boy George. Tout cela le plaçant à des années-lumière de l'agressivité<br />

recherchée. Il a tenu deux shows avant que nous le foutions dehors.<br />

Il s'est consolé en formant Collapsing Lungs, un mauvais groupe de metal<br />

industriel édulcoré avec des titres comme Wbo Put a Hole in My Rubber?<br />

(Qui a fait un trou dans ma capote ?) Ils pensaient être un don de<br />

Dieu pour le sud de la Floride, surtout après avoir signé à Atlantic Records.<br />

Je leur ai jeté un sort. Aujourd'hui Dieu les fait pointer au chômage (je<br />

suis pas entièrement responsable de leur chute). Être de mauvais musiciens<br />

et écrire de mauvaises chansons de metal industriel sur la façon de<br />

sauver les tortues de mer n'a pas du tout aidé leur carrière.<br />

J'ai trouvé le membre suivant du groupe au cours d'une soirée où tout<br />

le monde était bourré. Un crétin à face de rat, totalement parti, avec des<br />

cheveux bruns et gras et de longs bras de singe, s'est écroulé sur le canapé<br />

à côté de moi en affirmant être gay, avant de commencer à étaler sa science.<br />

Il s'est présenté : Scott Putesky. Il semblait avoir de grandes connaissances<br />

techniques sur la manière de faire de la musique. Encore mieux, il possédait<br />

un magnétophone à quatre pistes. J'avais un concept mais pas de<br />

véritables connaissances musicales; de plus j'étais facilement impressionnable.<br />

Scott était le premier véritable musicien avec qui j'étais entré<br />

en contact, alors je lui ai demandé de rejoindre le groupe. Un peu plus<br />

tard je l'ai rebaptisé Daisy Berkowitz. Il s'est immédiatement révélé être<br />

un fouteur de merde, car lorsque je l'ai appelé le lendemain, sa mère m'a<br />

répondu d'une voix nasale et caustique : « Désolé, Scott n'est pas là. Il<br />

est en taule. » Je me suis dit qu'elle plaisantait mais, en fait, en revenant<br />

de la soirée, il s'était fait choper pour conduite en état d'ébriété.<br />

Auparavant, Scott avait fait partie de différents groupes locaux de<br />

rock et de new wave, et presque tous ceux avec qui il avait travaillé avaient<br />

envie de le tuer parce qu'il était très prétentieux et se berçait d'illusions<br />

en pensant qu'il avait beaucoup de talent. Certaines personnes parlent<br />

mieux qu'elles ne jouent, mais Scott ne réussissait ni l'un ni l'autre. Il<br />

savait juste faire ce qu'il fallait pour emmerder le monde. C'était le genre<br />

de type à dire aux filles : « Tu serais splendide, si seulement on ne voyait<br />

pas ta tête. » Et il pensait leur faire un compliment.<br />

J'aurais pu faire de la scène sous mon véritable nom, mais j'avais besoin<br />

d'une identité secrète pour pouvoir écrire sur ma musique dans 25th<br />

Parallel. J'ai donc soigneusement choisi ce pseudo, un surnom qui sonne<br />

magique comme charabia ou abracadabra. Les mots Marilyn Manson<br />

me semblaient être un symbole correct pour désigner l'Amérique moderne :


à la minute même où je les ai jetés sur le papier, j'ai su ce que je voulais<br />

devenir. Tous les hypocrites que j'avais croisés dans ma vie, de Mlle Price<br />

à Mary Beth Kroger, m'avaient aidé à prendre conscience que chacun<br />

d'entre nous possède une face claire et une face sombre et que l'une ne<br />

peut vivre sans l'autre. Je me rappelle avoir lu Le Paradis perdu au lycée ;<br />

j'avais été frappé par le fait qu'après que Satan et ses compagnons se sont<br />

révoltés contre les cieux, Dieu a réagi à cet outrage en créant l'homme<br />

de façon qu'il puisse avoir une créature à son image mais qui ne possède<br />

pas son pouvoir. En d'autres termes, pour John Milton, l'existence de<br />

l'homme n'est pas simplement le résultat de la bienveillance de Dieu, mais<br />

également de la malveillance de Satan.<br />

En tant que bipède, l'homme est par nature attiré (que vous appeliez<br />

ça instinct ou péché originel) du côté de sa face démoniaque, ce qui doit<br />

être la raison pour laquelle on me pose toujours des questions sur la partie<br />

la plus sombre de mon nom, mais jamais sur Marilyn Monroe. Bien<br />

qu'elle reste le symbole de la beauté et du glamour, Marilyn Monroe avait<br />

une face sombre exactement comme Charles Manson possédait une face<br />

bonne et intelligente. L'équilibre entre le bien et le mal, et les choix que<br />

nous faisons entre les deux, sont probablement l'un des aspects les plus<br />

importants qui forgent notre personnalité et l'humanité. Je pourrais développer<br />

davantage, mais tout est sur Internet (essayez le alt.life's-onlyworth-living-if-you-can-post-it-online-later<br />

newsgroup). Tout ce que je<br />

peux ajouter, c'est que le premier article sur Marilyn Manson a été écrit<br />

par Brian Warner. Et qu'il n'a rien compris à ce que je voulais faire.<br />

À cette époque, Charles Manson avait été ramené sur le devant de<br />

l'actualité : on avait fait sur lui une émission spéciale au nom du sacrosaint<br />

indice d'écoute. Lorsque j'étais au lycée, j'avais acheté son album<br />

Lie, sur lequel il chantait bizarrement des chansons originales presque<br />

comiques comme Garbage Dump et Mechanical Man que j'ai incorporé<br />

dans My Monkey, l'un de mes poèmes. « J'avais un petit singe/Je l'ai<br />

envoyé à la campagne et je lui ai donné à manger du pain d'épice/Alors<br />

est arrivé un teuf-teuf, qui a rendu mon singe fou-fou/Et maintenant mon<br />

singe est mort/Enfin c'est ce qu'il paraît, mais de toute façon, nous aussi,<br />

hein ?/(Ce que je fais, c'est ce que je suis, je ne suis pas éternel.) »<br />

Mechanical Man marquait le début de mon identification à Manson.<br />

C'était un philosophe doué, plus fort intellectuellement que ceux qui l'ont<br />

condamné. Mais en même temps, son intelligence (et ce n'est pas peu dire,<br />

puisqu'il réussissait à charger les autres d'agir à sa place) le faisait passer<br />

pour un type excentrique et fou, parce que les extrêmes — qu'il s'agisse<br />

du bien ou du mal — ne rentrent pas dans la définition que la société a<br />

de la normalité. Bien que Mechanical Man soit apparemment une comptine,<br />

c'était également une métaphore sur le sida, dernière des manifes-


tarions de la vieille habitude que l'homme a de se détruire à cause de sa<br />

propre ignorance, que ce soit dû à la science, la religion, le sexe ou les<br />

drogues.<br />

Après avoir adapté cinq ou six de mes poèmes et diverses notes en<br />

chansons, nous étions prêts à affronter le sud de la Floride pour leur montrer<br />

nos sales gueules que, pour des raisons stratégiques, nous avions<br />

entièrement recouvertes de maquillage. Stephen n'ayant malheureusement<br />

toujours pas acheté de clavier, nous avons récupéré un pauvre mec<br />

du nom de Perry, au visage couvert d'acné.<br />

J'avais un autre problème : une des nombreuses névroses que l'école<br />

chrétienne m'avait léguées était une peur panique de la scène. En CM2,<br />

le professeur d'art dramatique m'avait choisi pour jouer le rôle de Jésus<br />

dans une pièce de l'école. Pour la scène de la crucifixion, il avait voulu<br />

que je porte un pagne. Oubliant la cruauté dont les enfants sont capables,<br />

j'ai emprunté à mon père une vieille serviette éponge tout effilochée que<br />

j'ai portée sans rien dessous. Après être mort sur la croix, je suis retourné<br />

dans les coulisses, où plusieurs élèves plus âgés m'ont arraché la serviette,<br />

avec laquelle ils ont commencé à me fouetter en me poursuivant dans le<br />

hall. C'est un classique parmi les cauchemars préadolescents : courir nu<br />

dans un couloir devant toutes les filles que vous aimez et tous les garçons<br />

que vous haïssez. Bizarrement, j'ai réussi à chasser cette peur en montant<br />

sur scène, mais je ne suis jamais arrivé à me débarrasser du ressentiment<br />

que j'ai à l'égard de Jésus pour m'avoir traumatisé.<br />

Notre premier show a eu lieu au Churchill Hideaway de Miami. Vingt<br />

personnes se sont pointées, même si maintenant que nous sommes célèbres,<br />

il y a au moins vingt et une personnes qui prétendent avoir été présentes.<br />

Brian, alias Olivia Newton Bundy (il avait changé de nom suivant notre<br />

marque de fabrique qui consiste à combiner une starlette à un tueur en<br />

série), le gros garçon coiffeur, tenait la basse. Perry le boutonneux (qui<br />

s'est lui-même rebaptisé Zsa Zsa Speck sans se rendre compte du calembour<br />

sur son visage spectaculairement boutonneux) jouait du clavier.<br />

Scott le fasciste du quatre-pistes (Daisy Berkowitz) jouait de la guitare.<br />

Nous utilisions le synthé Yamaha RX-8 de Scott (machine qui, tout comme<br />

Scott, nous quitterait un jour, à la différence près que nous n'avons plus<br />

jamais entendu parler d'elle).<br />

Étant très prosaïque, je portais un T-shirt Marilyn Monroe, auquel<br />

j'avais ajouté une croix gammée style Manson sur le front. Comme on<br />

venait récemment de m'enlever un grain de beauté présentant des risques<br />

de cancer près du mamelon, à l'endroit même où le Christ avait été blessé,<br />

des gouttelettes de sang avaient traversé le tissu et taché l'œil gauche de<br />

Marilyn Monroe. Bien que le médecin m'ait bien ordonné de ne pas toucher<br />

la zone autour de l'incision, j'ai étiré la peau aussi violemment que<br />

possible dès que je suis rentré chez moi. Mes premiers nouveaux hobbies<br />

en tant que Marilyn Manson étaient nés : la scarification et la modification<br />

du corps, que je prolongeai, plus tard, grâce à un chirurgien esthétique<br />

qui a ramené les lobes de mes oreilles à des proportions plus<br />

humaines.<br />

La scène du Churchill's Hideaway consistait en plusieurs planches de<br />

contreplaqué posées sur des rangées de briques et la sono revenait pratiquement<br />

à une paire d'écouteurs de walkman séparés l'un de l'autre et<br />

scotchés sur le mur de chaque côté de la scène. Nous avons ouvert avec<br />

un de mes poèmes favoris, The Telephone.<br />

« Je suis réveillé par la sonnerie incessante du téléphone », ai-je commencé,<br />

mon croassement se changeant en grognement tandis que je me<br />

demandais s'il y avait assez de bordel sur scène pour retenir l'attention<br />

du public.<br />

« J'ai encore des croûtes de rêve dans le coin de mes yeux, ma bouche<br />

est sèche, pâteuse et a un goût de merde.<br />

« Encore la sonnerie. Lentement, je sors du lit. Les vestiges d'une érection<br />

persistent dans mon caleçon tel un invité gênant.<br />

« Encore la sonnerie. Avec précaution, je m'enfuis dans la salle de<br />

bains pour ne pas exhiber ma virilité aux autres. Là, pour la forme, je<br />

fais les grimaces du matin, qui semblent toujours précéder ma contribution<br />

quotidienne à l'eau autrefois bleue des toilettes que j'ai toujours plaisir<br />

à rendre verte.<br />

« Encore la sonnerie. Je secoue deux fois comme la plupart des gens,<br />

car je suis contrarié par la petite goutte qui semble toujours rester et qui<br />

crée une petite surface d'humidité sur le devant de mes slips. Alangui,<br />

paresseux, je trébuche lentement dans la turne où mon père fume tout le<br />

temps. Des cigares dans son fauteuil rembourré.<br />

« Oh, ça pue ! »<br />

La chanson s'est déroulée, tout comme le show, et je ne sais pas ce que<br />

j'ai fait ensuite, si ce n'est que je me suis retrouvé dans les toilettes du<br />

club en train de vomir. Je me disais que le show avait été épouvantable<br />

pour les spectateurs aussi bien que pour les musiciens. Mais une chose<br />

curieuse s'est produite tandis que je me penchais au-dessus de mon amalgame<br />

putride composé de pizza, de bière et de pilules. J'ai entendu des<br />

applaudissements et j'ai aussitôt senti monter en moi quelque chose qui<br />

n'avait rien à voir avec l'envie de vomir. C'était un sentiment de fierté,<br />

d'accomplissement et d'autosatisfaction suffisamment fort pour éclipser


l'image dégradante que j'avais de moi-même et mon passé de souffredouleur.<br />

C'était la première fois de ma vie que je ressentais ça. Et je voulais<br />

encore ressentir ça. Je voulais être applaudi, je voulais être sifflé, je<br />

voulais en mettre plein la gueule aux gens.<br />

Rares sont les anecdotes de ma vie qui se sont terminées banalement<br />

et cet incident-ci est arrivé à trois heures du matin lorsque je rentrais à<br />

Fort Lauderdale dans la Fiero rouge de ma mère. En passant sur l'autopont<br />

au-dessus de Little Havana et son ghetto rongé par la criminalité,<br />

l'autoradio est tombé en panne. Je me suis garé sur le bas-côté pour voir<br />

ce qui n'allait pas et j'ai découvert que je ne pouvais pas redémarrer la<br />

voiture. La courroie de l'alternateur avait cassé net, et moins d'une heure<br />

après avoir compris quelle était ma vocation, j'étais planté là, tout seul,<br />

à essayer de trouver un téléphone dans Little Havana, où les chances d'un<br />

clown barbouillé de maquillage du nom de Marilyn Manson de ne pas<br />

se faire casser la gueule étaient vraiment très minces. La seule bonne chose<br />

qui est ressortie de cette expérience, alors que le camion de dépannage<br />

n'est arrivé qu'à dix heures du matin, c'est que, tôt dans ma carrière, j'ai<br />

définitivement perdu l'habitude de me coucher après un concert.<br />

Notre premier vrai show a eu lieu au Reunion Room. J'avais réservé<br />

en disant à Tim, manager et DJ de l'endroit : « Écoute, j'ai ce groupe,<br />

nous allons jouer ici et nous voulons 500 dollars. » Les groupes étaient<br />

en général payés entre 50 dollars et 150 dollars. Tim a pourtant accepté<br />

mon prix. Leçon numéro un intitulée « Comment manipuler l'industrie<br />

de la musique » : se comporter comme une rock-star pour être traité<br />

comme telle. À la fin du show, nous avons viré du groupe le boutonneux<br />

et le gros type : il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui ils doivent vendre<br />

des sandwiches, se presser les boutons ou être les vedettes d'un sitcom,<br />

Le Boutonneux et le Gros Type, qui a<br />

duré deux épisodes.<br />

Nous avons alors débauché<br />

Brad Stewart, le sosie de Crispin<br />

Glover, qui bossait au<br />

Kitchen Club. Il jouait dans<br />

Insanity Assassin, un groupe<br />

concurrent qui comprenait<br />

Joey Vomit à la basse et Nick<br />

Rage au chant. Ce dernier était<br />

un type courtaud, qui pensait<br />

cependant être un grand<br />

mec maigrichon et séduisant.<br />

Convaincre Brad de jouer de<br />

la basse avec nous n'a pas été<br />

difficile (même s'il jouait de la guitare dans Insanity Assassin) car, musicalement,<br />

nous poursuivions les mêmes buts et nous avions de meilleurs<br />

noms de scène. Il est devenu Gidget Gein. Nous avons laissé Stephen<br />

rejoindre le groupe en tant que Madonna Wayne Gacy, même s'il n'avait<br />

pas de clavier. Sur scène il jouait avec des soldats de plomb.<br />

Pour le meilleur et pour le pire, un personnage supplémentaire est venu<br />

agrémenter notre galerie des horreurs. Elle s'appelait Nancy et était psychotique<br />

dans tous les mauvais sens du terme. Elle connaissait ma petite<br />

amie Teresa, une des premières personnes que j'avais rencontrées après<br />

que Rachel s'était payé ma tête. Je recherchais une image maternelle plutôt<br />

qu'une image de top model. Je l'ai rencontrée à un concert de Saigon<br />

Kick au Button South. Teresa travaillait dans la même usine que Tina<br />

Potts, Jennifer et la plupart des filles avec qui je me suis retrouvé dans<br />

l'Ohio. Elle avait un léger embonpoint, des mains fines et une petite mèche<br />

blonde comme celle de Stephen. On les prenait toujours pour des jumeaux.<br />

J'avais déjà croisé Nancy quand je travaillais dans le magasin de<br />

disques : c'était une énorme fille style gothique, qui ne ressemblait à rien<br />

dans sa robe de mariée noire. Lorsque Teresa me l'a présentée un an plus<br />

tard, Nancy avait perdu vingt-cinq kilos et avait une attitude qui voulait<br />

dire : je-suis-mince-et-je-vais-faire-payer-à-la-terre-entière-toutes-cesannées-pendant-lesquelles-j<br />

'ai-pas-baisé-parce-que-j 'étais-grosse. Ses cheveux<br />

bouclés noirs tombaient sur ses épaules, ses nichons tombaient en<br />

gants de toilette sous un débardeur provocant, ses traits étaient hispanisants,<br />

son visage pâle et elle sentait fort, une odeur mi-fleurie mi-nocive.<br />

Un jour, je lui ai expliqué mes idées de spectacle total; je comptais les<br />

inclure dans les prochains shows. Impossible ensuite de lui échapper. Elle<br />

s'est imposée dans le groupe comme une tique qui a décidé de faire sa vie<br />

sous la peau d'un éléphant. À chaque idée dans laquelle une fille était<br />

impliquée (et peu importait le degré extrême d'humiliation), elle était<br />

immédiatement volontaire pour y participer. Puisqu'elle était volontaire<br />

et que j'étais désespéré — et puisque surtout elle me semblait être quelqu'un<br />

que les autres allaient détester autant qu'ils me détestaient, je me<br />

suis avoué vaincu.<br />

Nos singeries ont très vite tourné au dépravé. La première fois que<br />

nous sommes montés sur scène ensemble, je chantais en la tenant en laisse<br />

tout au long du show — bien évidemment pour exprimer mon point de<br />

vue sur notre société patriarcale, et pas du tout parce que ça m'excitait<br />

de traîner une femme vêtue du strict minimum autour de la scène avec<br />

une laisse en cuir. Peu de temps après, Nancy m'a demandé de la frapper<br />

au visage : j'ai donc commencé, show après show, à la frapper de plus en<br />

plus fort.


Ça a dû lui provoquer des dégâts au cerveau car elle est tombée amoureuse<br />

de moi. Je sortais pourtant avec Teresa, elle-même très amie avec<br />

Cari, le petit ami de Nancy. Cari était un grand type, débile mais bien<br />

intentionné, avec de larges hanches et un visage très doux, presque efféminé.<br />

Cette situation boiteuse s'est encore aggravée lorsque Nancy et moi<br />

avons commencé sur scène à explorer la sexualité en plus de la douleur<br />

et de la domination. Je la pelotais, je lui suçais les seins, elle se mettait à<br />

genoux en caressant tout ce qui lui passait à portée de la main. Sans jamais<br />

baiser, nous allions aussi loin que possible pour n'avoir aucun problème<br />

avec ma copine, son mec ou la loi.<br />

Pendant un concert, nous l'avons enfermée dans une cage et, tandis<br />

que le groupe jouait People Who Died du Jim Carroll Band, j'ai fait<br />

démarrer une tronçonneuse et j'ai essayé de broyer le métal. Mais la<br />

chaîne a sauté et m'a frappé entre les deux yeux, m'entaillant profondément<br />

le front : le sang maculait mon visage. J'ai tout juste réussi à finir<br />

le show, car je voyais tout en rouge.<br />

Comme dans tout bon spectacle<br />

total, il y avait un message derrière la<br />

violence. La plupart du temps, ça ne<br />

m'intéressait pas de faire du mal<br />

aux autres ou à moi, ou alors<br />

cela servait à faire réfléchir les<br />

gens sur leur manière<br />

d'agir, la société dans<br />

laquelle ils vivent ou les choses qu'ils trouvent comme allant de soi. Parfois,<br />

pour mettre en application mes hypothèses, il m'arrivait de lancer<br />

au public des douzaines de petits sacs hermétiques : une moitié d'entre<br />

eux était remplie de cookies au chocolat, l'autre moitié de merde de chat.<br />

Ou bien j'exploitais le côté dangereux et menaçant des films pour<br />

enfants apparemment inoffensifs, des livres ou des objets du quotidien<br />

comme un simple panier-repas en métal. Ces fameux paniers qui ont été<br />

interdits dans les écoles de Floride, par peur que les mômes les utilisent<br />

pour s'assommer. Pendant Lunchbox, je mettais régulièrement le feu à<br />

un de ces paniers-repas, je me déshabillais et dansais autour pour tenter<br />

d'en chasser les démons. Au cours de certains shows, je tentais à ma<br />

manière de réitérer la leçon de Willy Wonka : je pendais une pinata en<br />

forme de baudet au-dessus de la foule, et posais un bâton sur le bord de<br />

la scène. Ensuite, je les avertissais : « S'il vous plaît, ne l'ouvrez pas. Je<br />

vous en supplie. » La psychologie humaine étant ce qu'elle est, des gamins<br />

du public attrapaient systématiquement le bâton et frappaient sur la<br />

pinata, obligeant tout le monde à en subir les conséquences : au lieu des<br />

cadeaux, une pluie de cervelles de vaches, de foies de poulets et d'intestins<br />

de porcs dégringolait du baudet étripé. En plein pogo, les gens glissaient<br />

sur cette masse de viande avariée et se fendaient le crâne dans une<br />

totale débauche intestinale. Cependant, les exploits les plus scabreux sont<br />

venus plus tard, à la suite d'un voyage catastrophique à Manhattan, au<br />

cours duquel j'ai écrit ma première vraie chanson.<br />

Une fille, au prénom prétentieux style Asia, que j'avais rencontrée lorsqu'elle<br />

travaillait au McDonald de Fort Lauderdale, passait l'été à New<br />

York et m'a offert un billet d'avion pour un week-end. Je sortais avec<br />

Teresa, mais j'ai quand même accepté — je n'étais pas amoureux d'Asia,<br />

tout ce qui m'intéressait, c'était un voyage gratuit à New York. Je pensais<br />

que je pouvais y trouver un contrat d'enregistrement pour notre<br />

groupe et j'ai donc pris sur moi une démo rudimentaire. Je n'étais jamais<br />

content de nos démos, que Scott ne manquait jamais d'enregistrer, parce<br />

que nous y faisions l'effet d'un petit groupe industriel, et que je nous imaginais<br />

jouer du punk plus immédiat, plus écorché.<br />

Le séjour à Manhattan a tourné à la catastrophe. J'ai découvert qu'Asia<br />

m'avait menti sur son nom et son âge. J'étais fou furieux — j'étais encore<br />

tombé sur une fille qui me décevait — et je suis sorti de l'appartement<br />

comme une tornade. Je ne saurai jamais si c'était par hasard, mais une<br />

fois dans la rue, je suis tombé sur Andrew et Suzie, deux nightclubers de<br />

Floride du Sud à la sexualité douteuse. Dans les clubs, j'avais toujours<br />

trouvé le couple classe et élégant, mais cet après-midi-là, à les voir pour<br />

la première fois à la lumière du jour, ils ressemblaient à des cadavres en<br />

décomposition et paraissaient avoir dix ans de plus que moi.<br />

Dans leur chambre d'hôtel, il y avait une télé câblée avec toutes les<br />

chaînes, phénomène nouveau pour moi. Je passais des heures à zapper<br />

d'un canal à l'autre, regardant Pat Robertson prêcher sur les maux de la<br />

société, avant de demander aux gens de l'appeler pour lui donner leur<br />

numéro de carte de crédit. Sur la chaîne suivante, un type s'enduisait la<br />

bite avec de la vaseline, puis demandait aux gens de l'appeler pour lui<br />

donner leur numéro de carte de crédit. J'ai attrapé le bloc-notes de<br />

l'hôtel et commencé à écrire des phrases comme : « Du cash dans la main<br />

et une bite sur l'écran, qui a dit que Dieu était toujours reluisant ? »<br />

J'imaginais Pat Roberston finissant son baratin plus-droit-que-moitu-meurs,<br />

avant d'appeler 1-900-VASELINE. « La Bible Belt achève les<br />

Américains, en remettant les pécheurs à leur place/Ouais, d'accord, c'est<br />

bien, si t'es si bon explique-moi pourquoi la merde te colle au visage ? »<br />

C'est ainsi que Cake and Sodomy est né.<br />

J'avais déjà écrit des chansons que je trouvais plutôt bonnes, mais


Cake and Sodomy était beaucoup plus qu'une bonne chanson. Véritable<br />

hymne sur une Amérique hypocrite bavant devant les nichons du christianisme,<br />

c'était le schéma directeur de notre futur message. Si les télévangélistes<br />

voulaient nous faire croire que le monde était si malsain, avec<br />

moi ils allaient savoir pourquoi ils pleuraient. Et des années plus tard, ils<br />

l'ont su. La même personne qui m'avait inspiré Cake and Sodomy, Pat<br />

Robertson, s'est mis à citer les paroles de la chanson et à les interpréter<br />

de travers devant son troupeau du 700 Club.<br />

Lorsque je suis revenu de New York, mes véritables ennuis ont démarré.<br />

Teresa était censée m'attendre à l'aéroport, mais elle ne s'est jamais pointée<br />

et son téléphone sonnait dans le vide. J'ai donc appelé Cari et Nancy<br />

qui habitaient près de l'aéroport.<br />

« Tu sais où est cette salope de Teresa ? C'était merdique à New York,<br />

je suis planté à l'aéroport, j'ai pas une tune, et tout ce que je veux c'est<br />

rentrer chez moi pour dormir.<br />

- Teresa est sortie avec Cari », m'a répondu Nancy sur un ton froid<br />

qui laissait transparaître la jalousie que je ressentais aussi.<br />

Nancy m'a proposé de venir me chercher et de me raccompagner chez<br />

moi. Nous sommes arrivés et elle m'a suivi à l'intérieur. J'avais juste envie<br />

de m'écrouler, mais comme elle était venue à l'aéroport, je n'ai pas voulu<br />

paraître mesquin. Je me suis écroulé sur le lit et elle sur moi plus lourdement<br />

(dans tous les sens du terme) qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle a<br />

enfoncé sa langue dans ma gorge et attrapé ma bite. J'étais très inquiet,<br />

disons que je ne voulais pas être pris en flagrant délit. Ma culpabilité<br />

n'était pas motivée par les notions de bien et de mal, mais plutôt par la<br />

peur de me faire prendre.<br />

Teresa ne m'en faisant jamais, j'ai fini par la laisser me tailler une pipe.<br />

Mais, comme sur scène, je n'ai pas voulu qu'on baise. Lorsque Teresa et<br />

Cari ont débarqué moins de quinze minutes plus tard, nous étions innocemment<br />

assis sur le lit en train de regarder la télévision. Cari s'est tout<br />

naturellement dirigé vers Nancy et l'a embrassée sur la bouche, sans savoir<br />

que, quelques minutes plus tôt, ce même orifice avait reçu plusieurs millions<br />

de mes spermatozoïdes.<br />

Sur le moment, je pensais que c'était marrant, comme un bon<br />

moyen de me venger; je ne savais pas que cette simple fellation était le<br />

commencement de six mois de terreur gothique.<br />

LE DÉSIR D'AIMER, POUSSÉ À SES LIMITES,<br />

EST UN DÉSIR DE MORT.


FORT<br />

Lauderdale, Floride, le 4 juillet 1990. Le truc<br />

dans la paume d'une main tendue vers moi est une dose d'acide qui,<br />

dans un instant, va oblitérer toutes ces informations.<br />

Teresa, ma petite amie, a déjà pris de l'acide auparavant. Nancy, la<br />

psychotique, également. Moi, jamais. Je le laisse faire effet dans ma bouche<br />

jusqu'à ce que j'en aie marre, puis je l'avale et retourne plier les vestiges<br />

du premier concert privé de Marilyn Manson and the Spooky Kids, j'ai<br />

confiance dans ma volonté qui sera forcément plus forte que tout ce que<br />

ce minuscule carré de papier peut me réserver. Andrew et Suzie, le couple<br />

qui m'avait donné l'acide, sourient avec un air de conspirateurs. Je leur<br />

fais un clin d'œil, sans être très sûr de ce qu'ils veulent me faire comprendre.<br />

Les minutes passent... rien. Je m'allonge dans l'herbe et je me concentre<br />

pour savoir si l'acide fait effet — si mon corps est différent, si ma perception<br />

a changé, si mes pensées se voilent.<br />

« Ça y est ? Tu le sens ? » me dit une voix gluante et maladive qui<br />

souffle près de mon oreille. J'ouvre les yeux pour voir Nancy qui, au travers<br />

de ses cheveux bruns, me lance un sourire masochiste.<br />

« Non, ça m'fait rien, je réponds rapidement pour me débarrasser<br />

d'elle, surtout que ma petite amie traîne dans les parages.<br />

- Il faut que je te parle, insiste-t-elle.<br />

- O.K.<br />

- Je suis en train de prendre conscience de pas mal de choses. À propos<br />

de nous. Enfin... j'veux dire... Teresa est mon amie, et Cari... à présent<br />

j'en ai plus rien à foutre de Cari. Mais nous avons besoin de leur<br />

dire ce que nous ressentons l'un pour l'autre. Parce que je t'aime. Et je<br />

sais que tu m'aimes, même si toi tu le sais pas. Ça n'a pas besoin d'être<br />

pour toujours. Je connais pas ton avis sur ce genre de choses. Je veux pas<br />

que ça interfère avec notre groupe » — notre groupe ! — « et l'osmose<br />

que nous avons sur scène. Mais nous pouvons essayer. Je veux dire, notre<br />

amour... »<br />

Au moment même où elle a prononcé le mot amour la dernière fois,<br />

son visage s'est éclairé dans le décor herbeux, tel un panneau d'affichage<br />

faisant de la pub pour l'aveuglement. Le mot amour semble suspendu<br />

dans les airs un sacré moment, cachant tout le reste de la phrase. Tout<br />

cela est très subtil. Mais je réalise que je suis en plein trip et que je ne<br />

peux pas faire demi-tour.<br />

« Tu sens ça... la différence, je lui demande, embarrassé.<br />

- Oui, bien sûr », dit-elle avec empressement, comme si nous étions<br />

sur la même longueur d'onde.<br />

J'ai vraiment besoin d'avoir quelqu'un qui soit sur la même longueur<br />

d'onde sinon je vais péter les plombs. Mais je ne veux pas que ce soit elle.<br />

Oh, mon Dieu, surtout pas elle !<br />

Légèrement désorienté, je me lève, et déambule dans la maison à la<br />

recherche de Teresa. Ils discutent dans tous les coins, réunis en petits<br />

groupes qui me sourient et me font signe de me joindre à eux. Je continue<br />

à avancer. La maison me semble sans fin. J'explore environ une centaine<br />

de pièces sans être vraiment sûr que ce ne soient pas les mêmes,<br />

avant de laisser tomber, persuadé que ma petite amie passe du bon temps<br />

à un endroit où je ne suis pas. Je me retrouve dans le jardin. Mais ce n'est<br />

pas le même jardin. Il fait sombre, il est vide, quelque chose ne va pas. Je<br />

ne suis pas sûr du temps que j'ai passé à l'intérieur.<br />

J'avance, j'erre. Des dessins compliqués, comme des esquisses au crayon,<br />

apparaissent dans les airs, pour disparaître quelques instants après. Je<br />

flashe sur eux en les regardant pendant un temps incertain avant de réaliser<br />

qu'il pleut. Ça n'a pas vraiment d'importance. Je me sens si léger et<br />

si incorporel que la pluie semble rebondir à l'intérieur de moi, pénétrant<br />

les couches de lumière qui émanent de mon corps. Nancy s'approche de<br />

moi, essaie de me toucher et comprend. Maintenant, je suis définitivement<br />

parti.<br />

Avec Nancy à la remorque, remplissant l'atmosphère de son odeur de<br />

fleurs mortes, je descends la pente jusqu'à un petit ruisseau artificiel. Tout<br />

ici n'est que crapauds à la peau grise sautant sur les rochers et dans l'herbe.<br />

À chaque pas, j'en écrase plusieurs en faisant jaillir leur sang gris-bleu.<br />

Leurs entrailles décolorées me collent aux chaussures, mortes et jaunes<br />

comme des brins d'herbe coincés sous les pieds en métal de meubles de<br />

jardin. Essayer de ne pas tuer ces choses qui ont des parents, des enfants,<br />

une vie à retrouver, me rend fou. Nancy essaie de m'expliquer, j'aimerais<br />

faire semblant de l'écouter. Mais je ne cesse de penser aux crapauds morts.<br />

Je suis persuadé de vivre un mauvais trip parce que si ça, c'est un bon<br />

trip, alors Timothy Leary a des explications à nous fournir.<br />

Je m'assois sur une pierre pour tenter de me reprendre, de me dire que<br />

c'est juste la drogue qui pense à ma place, que le vrai Marilyn Manson<br />

va être de retour dans quelques instants. Ou bien suis-je maintenant en<br />

présence du véritable Marilyn Manson, dont l'autre n'est qu'une représentation<br />

superficielle ?<br />

Mon esprit tourne autour de ma conscience comme la roue d'une<br />

machine à sous. Je reconnais quelques images — le terrifiant escalier qui<br />

descend dans mon vieux sous-sol, Nancy jouant à la morte dans une cage,<br />

les cartes de Mlle Price. Les autres, je ne sais pas — un officier de police<br />

au regard mauvais portant un habit de prêtre baptiste, des photographies<br />

de chattes inondées de sang, une femme couverte d'escarres, ligotée, dans


tous les sens, une bande de mômes déchirant un drapeau américain. Brusquement,<br />

la roue s'arrête sur une image. Elle monte et descend en bouillonnant<br />

confusément dans mon esprit à plusieurs reprises avant que j'arrive<br />

à la distinguer. C'est un visage, large, sans expression. Sa peau est terreuse<br />

et jaunâtre, comme s'il avait une hépatite. Ses lèvres sont complètement<br />

noires, autour de chaque œil une épaisse forme noire, comme une<br />

rune, a été dessinée. Lentement, il m'apparaît que ce visage est le mien.<br />

Mon visage est posé sur une table près d'un lit. Je tends le bras pour<br />

le toucher, je me rends compte que mes bras sont tatoués avec les motifs<br />

que j'avais décidé de me faire faire. Mon visage est en papier, il est sur la<br />

couverture d'un célèbre, d'un important magazine, c'est pour ça que le<br />

téléphone sonne. Je décroche en me rendant compte que je suis dans un<br />

endroit que je ne connais pas. Quelqu'un qui prétend s'appeler Tracy<br />

essaie de me dire qu'elle a vu le magazine avec mon visage en couverture<br />

et que ça l'a excitée. Je suis censé la connaître, car elle s'excuse de ne pas<br />

avoir donné de ses nouvelles depuis longtemps. Elle veut me voir sur scène<br />

ce soir dans un grand auditorium dont je n'ai jamais entendu parler. Je<br />

lui réponds que je m'en occuperai, je suis content qu'elle vienne, bien que<br />

déçu si c'est uniquement parce qu'elle a vu mon visage de papier. Puis je<br />

me roule sur un lit qui n'est pas le mien et je m'endors.<br />

« Les flics sont là ! »<br />

Quelqu'un hurle à mes oreilles, j'ouvre les yeux. J'espère que c'est le<br />

matin, que tout est terminé, mais je suis encore assis sur un rocher entouré<br />

de crapauds morts. Nancy et un type crient que les flics font une descente.<br />

La police m'a toujours rendu paranoïaque, car même quand je ne fais<br />

rien d'illégal, je pense à faire quelque chose d'illégal. Donc, dès qu'un flic<br />

est proche de moi, je suis mal à l'aise, nerveux, je m'angoisse à l'idée de<br />

dire un mot de travers ou de paraître si assurément coupable que, de<br />

toute façon, ils vont m'arrêter. Et avoir la tête bouffée par les drogues<br />

n'arrange rien à l'affaire.<br />

Nous nous enfuyons en courant. La pluie s'est arrêtée, tout est humide<br />

et doux sous mes pieds. Du coup, plutôt que de courir, j'ai l'impression<br />

de m'enfoncer dans le sol. Ma tête étant complètement embrouillée par<br />

l'acide, la situation prend d'énormes proportions, je sens qu'il faut que<br />

je sauve ma peau. Mon avenir tout entier dépend du fait que je me fasse<br />

prendre ou non. Nous arrivons et stoppons net devant une Chevrolet<br />

recouverte de sang frais et ruisselant, du capot jusqu'au coffre. Je suis<br />

dans de sales draps.<br />

« Qu'est-c'est c'bordel ? (Je pose la question à tout le monde autour<br />

de moi.) Qu'est-ce que c'est? Qu'est-c'qui s'passe? Quelqu'un! ! »<br />

Nancy s'approche de moi, je la repousse et trouve Teresa. Elle m'emmène<br />

dans sa voiture — sombre, odeur d'usine et claustrophobique. Elle


essaie de me calmer en me disant que l'autre voiture est juste peinte en<br />

rouge, que le rouge ressemble à du sang à cause des gouttes de pluie. Mais<br />

je suis complètement paranoïaque : des crapauds morts, des flics, une<br />

voiture ensanglantée. Je fais la liaison. Ils m'en veulent tous. Je peux m'entendre<br />

crier, sans savoir ce que je dis. J'essaie de sortir de la voiture. Je<br />

cogne sur le pare-brise, passant le poing au travers du verre prétendu<br />

incassable. Les bris de glace m'enveloppent la main comme une toile<br />

d'araignée, mes jointures saignent et ressemblent à une rangée de conduites<br />

d'égout ouvertes et vomissant des déchets.<br />

Puis nous nous asseyons, Teresa me murmure des trucs à l'oreille en<br />

me disant qu'elle sait ce que je ressens. Je la crois, je pense qu'elle aussi<br />

croit en ce qu'elle dit. Nous entrons dans la phase hallucinogène du trip<br />

pendant laquelle nous n'avons plus besoin de parler pour savoir ce que<br />

l'autre pense. Je commence à me calmer.<br />

Nous retournons à la soirée. Bien qu'ils soient moins nombreux, des<br />

gens sont encore là, rien ne prouve que les flics sont venus. Au moment<br />

où je suis en train de passer d'un mauvais trip à un trip supportable, quelqu'un<br />

— qui ne se rend pas compte que je me tue à redescendre — essaie<br />

de me pousser dans la piscine. Juste pour rire. Pas la peine d'être agrégé<br />

de maths pour se rendre compte qu'acide plus piscine égale mort certaine.<br />

Du coup, je panique, je commence à battre l'air avec mes bras.<br />

Nous engageons bientôt un combat de boxe, je vais le mettre en morceaux<br />

comme s'il était une poupée que j'essaie de mutiler. Je lui envoie<br />

mon poing en pleine gueule, avec mes phalanges à vif et à nu, qui ne me<br />

font même pas mal.<br />

Il trébuche, hors de ma portée, je remarque que tout le monde me<br />

regarde, abasourdi. « Allez, on va tous chez moi. » Je m'adresse aux gens<br />

qui m'entourent. On s'entasse dans la voiture — moi, ma petite amie,<br />

Nancy et son petit ami — soit les quatre ingrédients nécessaires à la recette<br />

de la détresse personnelle. De retour en ville, dans la maison de mes<br />

parents, nous allons directement dans ma chambre où nous retrouvons,<br />

allongé sur mon lit, telle une mèche qui attend une allumette, Stephen,<br />

mon clavier sans clavier. Il essaie de nous intéresser à la vidéo qu'il regarde :<br />

Abattoir 5. Le genre de film étrange, décousu et prise de tête qu'on n'a<br />

pas envie de regarder lorsqu'on est sous acide.<br />

Cari est immédiatement absorbé par le film, la télévision rayonne sur<br />

sa bouche qui bave d'admiration. Sans dire un mot, Nancy se lève à la<br />

hâte — d'une manière agaçante — et se dirige vers la salle de bains. Je<br />

suis assis sur le lit avec ma petite amie, mon cerveau clignote, de la même<br />

manière que le film danse sur Cari. Stephen bredouille un truc à propos<br />

des effets spéciaux. J'entends des grattements spasmodiques provenant<br />

de la salle de bains, comme des griffes de dizaines de rats frôlant la<br />

baignoire. Dans un bref instant de lucidité, je réalise qu'il s'agit du bruit<br />

d'un crayon rageur sur une feuille de papier. Le son devient de plus en<br />

plus fort, submergeant celui de la télé, Stephen et tout le reste dans la<br />

pièce. Je sais que Nancy est en train d'écrire un truc qui va me rendre<br />

malheureux et ruiner ma vie. Plus le son enfle, plus j'imagine que ce qu'elle<br />

écrit est dément, tordu.<br />

Nancy ressort de la salle de bains, resplendissante d'une gloire vindicative<br />

: elle me tend le papier. Personne d'autre ne semble remarquer.<br />

C'est entre nous. Pour rassembler mes forces, je regarde le poste de télé.<br />

Je le regarde si intensément que j'en oublie le film. De toute façon, ça ne<br />

ressemble pas du tout à une télévision. Ça ressemble à une lumière stroboscopique.<br />

Je me retourne pour regarder Nancy. Mais je ne la vois pas.<br />

Je vois une belle femme qui fait la moue, elle a de longs cheveux blonds.<br />

Elle vient de se faire un brushing, elle porte un T-shirt Alien Sex Fiend<br />

qui cache ses courbes. Ce doit être Traci, la fille du téléphone...<br />

Le bruit du crayon est remplacé par la voix de David Bowie : « I. I<br />

will be king. And you. You will be queen. » (Moi, je serai roi. Et toi. Tu<br />

seras reine.)


Je tiens les doigts de Traci dans une main, une bouteille de Jack Daniel's<br />

dans l'autre. Nous sommes debout sur un balcon dominant une soirée<br />

qui semble être en mon honneur. « Je ne savais pas que tu étais aussi<br />

célèbre que ça », ronronne-t-elle, s'excusant pour un événement du passé<br />

dont j'ignore tout. « Je pensais que tu étais quelque chose de différent. »<br />

Il y a des lumières, des flashs. Bowie chante « We could be heroes just<br />

for a day. » (Nous pourrions être des héros, juste une journée.) Tout le<br />

monde nous sourit doucereusement. Elle semble être aussi célèbre que je<br />

semble l'être.<br />

« J'ai passé mon adolescence à me masturber en pensant à cette salope,<br />

caquette un roadie — un des miens ?<br />

- Qui ? je lui demande.<br />

-Ça.<br />

- Quoi ça ?<br />

- Traci Lords, mon sacré salopard. »<br />

À côté de nous, il y a un grand type affalé sur le sol : il a de longs cheveux<br />

noirs, son visage est peint en blanc. Il porte des platform-boots, des<br />

bas résille déchirés, un short en cuir noir ainsi qu'un T-shirt noir en lambeaux.<br />

Il me ressemble, ou bien il ressemble à ma caricature. Je me<br />

demande si c'est moi.<br />

Une grosse fille, avec des tiges et des anneaux en métal enfoncés dans<br />

la moitié de son visage et du rouge à lèvres maculant l'autre moitié,<br />

remarque que j'observe le grand type. Elle monte, pousse un garde du<br />

corps trapu — le mien ? — et, tandis que son visage ressemble à un stroboscope<br />

grotesque dans la lumière, elle explique :<br />

« Tu veux savoir qui est ce type ? Personne ne connaît vraiment son<br />

nom. Il est sans domicile fixe. Il gagne sa vie en faisant le tapin, puis il<br />

dépense l'argent qu'il a gagné à essayer de te ressembler. Il vient toujours<br />

ici, il danse sur tes disques. »<br />

J'écoute à nouveau la musique. Le DJ a mis Sweet Dreams des Eurythmies.<br />

Mais c'est plus lent, plus sombre, plus vicieux. La voix qui chante<br />

est la mienne. J'ai besoin de m'éloigner de cette scène surréaliste, de tous<br />

ces gens qui me traitent comme si j'étais une sorte de star dont ils pourraient<br />

sucer un peu d'intelligence. Traci me prend la main et m'entraîne,<br />

se déplaçant comme des billes de mercure dans les décombres d'un<br />

immeuble. Nous passons derrière un rideau blanc et vaporeux, jusqu'à<br />

une pièce vide réservée aux VIP, remplie de sandwiches que personne n'a<br />

touchés, et nous nous asseyons. Je tiens quelque chose dans les mains...<br />

un bout de papier. J'essaie de me concentrer sur l'écriture épaisse et<br />

baveuse. « Mon cher et adorable Brian (ça commence comme ça). Je veux<br />

virer mon petit ami, et je veux que tu viennes habiter avec moi. La semaine<br />

dernière, tu m'as dit que tu n'étais pas très satisfait de la manière dont<br />

les choses évoluaient avec Teresa (merde, c'est Nancy). Je te rendrai tellement<br />

heureux. Je sais que je le peux. Personne ne s'occupera de toi<br />

comme je le ferai. Personne ne te baisera comme je le ferai. J'ai tant à te<br />

donner. »<br />

Je l'ai reposé. Je ne peux pas m'en occuper pour l'instant, pas tant que<br />

je suis en plein trip. Mais est-ce que je redescendrai un jour ? Nancy est<br />

debout devant la porte de la salle de bains, elle me regarde, sa taille nue<br />

est légèrement distendue sous son T-shirt moulant bleu marine. Son pouce<br />

est enfoncé dans la ceinture de son jean, elle se mord la lèvre inférieure.<br />

Elle n'est pas sexy. Elle est bizarre et difforme, comme une photographie<br />

de Joel-Peter Witkin. Je me lève, je me dirige vers elle. Teresa et Cari sont<br />

assis sur mon lit, ils regardent le film : ils ont totalement oublié notre présence<br />

ainsi que le babillage bizarre de Stephen.<br />

La brise fraîche souffle naturellement, en toute logique, par la fenêtre<br />

ouverte de ma salle de bains qui est noire comme du charbon, bien que<br />

les lumières dans ma tête fonctionnent comme un stroboscope. Je cherche<br />

en tâtonnant le bord en porcelaine de la baignoire, je m'y assois en essayant<br />

d'empêcher ma tête de tournoyer et de me rappeler ce que je voulais dire<br />

à Nancy. J'entends de la musique, à présent beaucoup trop forte, beaucoup<br />

trop puissante pour ma salle de bains. Je sens que je tourne de l'œil,<br />

j'essaie de résister.<br />

La musique est encore plus forte dans ma tête. « Ce n'est pas ma jolie<br />

maison ! Ce n'est pas ma jolie femme ! »<br />

À présent, la musique n'est plus seulement dans ma tête. Ce sont les<br />

Talking Heads, Once in a Lifetime. Elle m'enveloppe, elle vibre dans mon<br />

dos. Je m'allonge sur le sol, j'essaie de garder les yeux ouverts pour<br />

reprendre conscience.<br />

« Et tu te demandes : "Comment j'en suis arrivé là ?" »<br />

Elle — Traci — est penchée sur moi, elle retire ma chemise, découvrant<br />

des lacérations en forme de papillon que je ne me connaissais pas.<br />

Son autre main s'active sur les boutons de mon pantalon. Sa bouche est<br />

chaude, sirupeuse : je sens le goût de la cigarette et du Jack Daniel's. Elle<br />

commence à faire des choses avec cette bouche, ces petites mains et ces<br />

ongles rouge grenade que des millions d'hommes regardent depuis des<br />

années sur des vidéos d'occase — des films qui ne m'avaient jamais intéressé,<br />

malgré la fascination que j'ai pour sa vie. Elle baisse mon pantalon<br />

et, en gardant les bras bien croisés, elle enlève son haut. Elle remonte<br />

sa jupe, non pas pour l'enlever, mais pour me montrer qu'elle ne porte<br />

rien en dessous. Je suis cloué sur place. Elle ne semble pas malsaine,<br />

comme si elle jouait dans un film porno, même lorsqu'elle me taille une<br />

pipe. Elle est délicate, protectrice, angélique comme une plume suspendue<br />

en plein ciel au-dessus d'un enfer d'abjection et de viandographie. Je


suis bourré, et, l'espace d'une seconde, je suis aussi amoureux. Au travers<br />

du mince rideau de dentelle séparant l'enchevêtrement de langues,<br />

d'ongles et de chair du reste du club, j'aperçois la silhouette du garde du<br />

corps dans les stroboscopes : il garde la porte comme saint Pierre.<br />

« Une fois dans une vie... »<br />

À présent, je m'enfonce en elle. Elle crie. J'attrape ses cheveux, mais<br />

au lieu de longues boucles blondes, je saisis quelque chose de court, de<br />

touffu et rigide qui m'échappe des mains. Mes bras sont vierges de<br />

tatouages, les gémissements, étouffés par ma main, résonnent dans le<br />

silence. Merde, je suis en train de baiser Nancy. Qu'est-ce que je fais ?<br />

C'est le genre d'erreur qu'on ne peut pas oublier. Baiser une psychotique<br />

équivaut à en tuer une. Il y a des conséquences, des répercussions, un<br />

prix à payer. À chaque flash stroboscopique, le visage de Nancy se lève<br />

vers moi tandis qu'elle s'assoit sur la baignoire, en ouvrant et serrant ses<br />

jambes, écumante et humide comme les babines d'un chien affamé. Flash<br />

après flash, son visage devient de plus en plus déformé, tordu, inhumain,<br />

plus... démoniaque. C'est le terme exact. Mon corps continue à bouger,<br />

je la baise fort, mais ma conscience me crie d'arrêter.<br />

C'est bien ça. Je suis baisé. Je nique le diable. J'ai vendu mon âme.<br />

« Et tu dois te demander : "Où mène cette autoroute ?" »<br />

Quelqu'un me mord le cartilage de l'oreille. J'aime ça, je pense que<br />

c'est Traci. Elle attrape mon collier de chien et attire ma tête vers elle.<br />

Son souffle chaud et moite murmure à mon oreille : « Je veux que tu<br />

viennes en moi. »<br />

La musique s'arrête, les lumières s'arrêtent : je jouis comme un bouquet<br />

de lys d'un blanc laiteux explose dans une fosse funéraire. Son visage<br />

est mort, sans émotion. Ses yeux ressemblent à des lampes de spots grillées.<br />

Les lumières venaient donc de là ?<br />

« Et tu dois te demander : "Ai-je raison ? Ai-je tort ?" Et tu dois te<br />

dire : "Mon Dieu ! Qu'est-ce que j'ai fait ?" »<br />

J'ÉTABLIRAI DANS QUELQUES LIGNES COMMENT MALDOROR FUT BON<br />

PENDANT SES PREMIÈRES ANNÉES, OÙ IL VÉCUT HEUREUX; C'EST FAIT.<br />

IL S'APERÇUT ENSUITE QU'IL ÉTAIT NÉ MÉCHANT : FATALITÉ<br />

EXTRAORDINAIRE ! IL CACHA SON CARACTÈRE TANT QU'IL PUT,<br />

PENDANT UN GRAND NOMBRE D'ANNÉES ; MAIS, À LA FIN, À CAUSE DE<br />

CETTE CONCENTRATION QUI NE LUI ÉTAIT PAS NATURELLE, CHAQUE<br />

JOUR LE SANG LUI MONTAIT À LA TÊTE ; JUSQU'À CE QUE, NE POUVANT<br />

PLUS SUPPORTER UNE PAREILLE VIE, IL SE JETÂT RÉSOLUMENT<br />

DANS LA CARRIÈRE DU MAL... ATMOSPHÈRE DOUCE ! QUI L'AURAIT DIT !<br />

LORSQU'IL EMBRASSAIT UN PETIT ENFANT AU VISAGE ROSE, IL AURAIT<br />

VOULU LUI ENLEVER SES JOUES AVEC UN RASOIR, ET IL L'AURAIT<br />

FAIT TRÈS SOUVENT, SI JUSTICE, AVEC SON LONG CORTÈGE<br />

DE CHÂTIMENTS, NE L'EN EÛT CHAQUE FOIS EMPÊCHÉ.


PENDANT<br />

les semaines qui ont suivi le trip,<br />

je me suis senti déprimé, terrorisé, traqué, pris dans les filets de Nancy.<br />

Je la laissais prendre certaines décisions artistiques pour le groupe et,<br />

pire, je n'arrêtais pas de la baiser dans le dos de Teresa. C'était bon, mais<br />

ce n'était pas ça que je voulais. Cependant, chaque fois qu'on se voyait,<br />

elle voulait se mettre à poil. J'étais complètement possédé. Elle me faisait<br />

faire des trucs que je n'aurais pas dû, par exemple reprendre de l'acide.<br />

Cette fois, c'était avant un concert.<br />

J'avais reçu un coup de fil de Bob Slade, un DJ punk-rock de Miami<br />

avec une coupe au bol à la Monkees. Nous n'avions pas de manager à<br />

l'époque, alors je m'occupais de nos affaires, tant bien que mal.<br />

« Écoute, m'a-t-il dit de sa voix nasillarde et odieuse d'animateur de<br />

radio. On a besoin de vous les mecs au Club Nu en première partie de<br />

Nine Inch Nails. »<br />

Le Club Nu était un bar de camés de Miami que nous haïssions tous.<br />

J'ai accepté, bien que nous n'ayons que sept morceaux, que Brad soit<br />

toujours en train d'apprendre à jouer de la basse et que Stephen n'ait toujours<br />

pas acheté de clavier. L'occasion était trop bonne pour la laisser<br />

passer simplement parce que nous avions la frousse. Avant le show, Nancy<br />

m'a refilé un acide. Comme si ce fameux 4 juillet n'avait été qu'un mauvais<br />

rêve n'ayant rien à voir avec les drogues, je l'ai coincé sous ma langue<br />

sans arrière-pensée — sauf qu'après...<br />

Sur scène, je portais une robe orange courte et je baladais Nancy avec<br />

sa laisse et son collier habituels. Pour une raison inconnue, je n'ai pas<br />

décollé fort sur l'acide : par contre Nancy... Pendant tout le spectacle,<br />

elle a pleuré et hurlé en me suppliant de la frapper de plus en plus fort,<br />

jusqu'à ce que des zébrures apparaissent sur son dos pâle et anémique.<br />

Je me voyais faire et j'étais effrayé, mais aussi excité, principalement parce<br />

que la foule semblait prendre beaucoup de plaisir à notre drame psychédélico-sadomasochiste.<br />

Le show terminé, je me suis précipité backstage pour voir Trent Reznor<br />

qui, je pense, n'avait pas regardé le spectacle.<br />

« Tu t'souviens de moi ? » J'essayais de faire comme si je n'étais pas<br />

défoncé, bien que mes pupilles ultra-dilatées aient dû me trahir. « Je t'ai<br />

interviewé pour 25th Parallel. »<br />

Poliment, il a fait semblant de se souvenir de moi, je lui ai donné une<br />

bande, puis j'ai filé avant de dire un truc trop stupide. Rendu fou par les<br />

drogues, toujours envoûté par Nancy, je suis allé en trébuchant vers un<br />

endroit plus hospitalier du backstage — très probablement la loge de<br />

Nine Inch Nails — où elle m'attendait. On a baisé et j'ai à nouveau vu<br />

le démon dans ses yeux. Pourtant, je n'avais pas peur. Nous commencions<br />

à bien nous connaître.<br />

L'affaire terminée, nous avons rajusté nos robes avant de nous diriger<br />

dans le hall où nous sommes tombés sur Cari, le mec de Nancy, et Teresa,<br />

ma copine. Le temps a semblé s'arrêter pendant cet étrange instant de<br />

reconnaissance. Personne n'a dit un mot. Nous savions ou croyions savoir.<br />

Mais quelque chose m'embêtait chez Teresa : depuis le début de notre<br />

relation, il y avait chez elle un mystère que je n'arrivais pas à percer, comme<br />

s'il y avait un cadavre enfermé dans le sombre placard de son cerveau.<br />

Elle vivait dans une minuscule maison, avec sa mère qui dormait sur le<br />

canapé du salon et son frère, une contradiction ambulante. C'était un<br />

plouc de routier, constamment saoul, branché culture hip-hop et b-boy.<br />

En théorie, il aurait dû passer son temps à se casser lui-même la gueule.<br />

Ce n'était jamais très drôle de dormir chez Teresa, car son frère était<br />

quelqu'un de violent qui cognait sur sa porte à en faire des trous, et son<br />

chien avait des puces, du coup je passais la moitié de la nuit debout, à<br />

me gratter. Bien qu'il eût mieux valu pour tous les deux que nous nous<br />

séparions, j'étais trop instable, j'avais trop peur de me retrouver seul et<br />

de ne plus l'avoir pour béquille. Il ne s'agissait pas de sexe, mais de soutien<br />

— elle payait tout, me conseillait, me traitait comme un enfant et<br />

tolérait mon harcèlement moral. Elle était douce, simple et nourricière,<br />

exactement ce que je recherchais après mon expérience avec Rachelle qui<br />

avait un cœur de pierre, qui était splendide mais manipulatrice.<br />

Mais lorsque je suis allé voir Teresa chez elle, le jour de la fête des<br />

mères, ses yeux étaient déjà bien cernés : ils semblaient encore plus sombres<br />

et opaques que d'habitude. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas et, après<br />

avoir essayé d'éviter de répondre, elle m'a confessé qu'elle était tombée<br />

enceinte au lycée, avait accouché, puis qu'elle avait fait adopter l'enfant.<br />

Après ces aveux, je l'ai regardée différemment : je remarquais les vergetures<br />

sur ses hanches, sa façon de materner tout le monde. Lorsque je<br />

couchais avec elle, j'avais l'impression de baiser ma propre mère. Même<br />

si je la trompais avec Nancy, je ne pouvais pas m'empêcher d'être hypocrite<br />

et de me sentir rancunier, car comme toutes les femmes avec qui<br />

j'étais sorti — de la prétentieuse Asia à l'infidèle Rachelle — Teresa m'avait<br />

menti et trahi. Depuis ce jour, j'ai toujours l'angoisse que les femmes que<br />

je rencontre aient déjà un enfant, ou qu'elles veuillent en avoir un avec<br />

moi. En général, c'est le cas.<br />

J'ai également commencé à remarquer que Teresa et Nancy étaient<br />

reliées par une sorte d'équilibre de leurs deux poids. Teresa grossissait,<br />

Nancy maigrissait. Ce qui m'envoûtait c'était que Nancy voyait les trous<br />

qui parsemaient mon armure et faisait tout pour s'y frayer un chemin<br />

comme la rouille corrosive qu'elle était.


Lorsque je suis redescendu de mon trip d'acide, le lendemain du concert<br />

de Nine Inch Nails, j'ai également échappé à l'envoûtement de Nancy.<br />

J'avais l'impression que, depuis le 4 juillet, je n'avais vécu qu'un long<br />

trip. Je m'endormais en colère et troublé, essayant de comprendre ce qui,<br />

les mois précédents, n'allait pas chez moi. Elle m'a appelé en fin d'aprèsmidi.<br />

Je venais juste de me réveiller avec dans la tête le refrain de la pire<br />

des chansons que j'ai pu écrire : « Ce n'est pas ma petite amie/Je ne suis<br />

pas celui que tu crois. » Elle a attaqué avec son discours de merde habituel<br />

comme quoi elle allait mettre Cari dehors pour m'installer chez elle.<br />

Mais cette fois-ci, ça n'a pas pris.<br />

« Non, jamais ! j'ai explosé. Ce ne sont que des conneries. Premièrement,<br />

ce truc avec le groupe, c'est ter-mi-né. Je te vire.<br />

- Mais c'est aussi mon groupe, a-t-elle insisté.<br />

- Non, c'est MON groupe. Ça n'a jamais été ton groupe. T'as même<br />

jamais fait partie du groupe. Tu es un extra, un accessoire, et j'apprécie<br />

ce que tu as fait pour nous sur scène, mais c'est le moment de te barrer.<br />

- Mais... et nous ? Enfin qu'est-ce qu'on va...<br />

- Non. C'est fini aussi. Quoi qu'il se soit passé, c'était une erreur.<br />

C'est terminé maintenant. Teresa est et restera ma petite amie. Je suis<br />

désolé si je me comporte comme un salopard, mais tout est terminé. »<br />

Alors, elle est devenue dingue, encore pire que lorsqu'elle était sous<br />

acide la nuit précédente. Elle a hurlé et pleuré jusqu'à s'enrouer, me traitant<br />

de tous les noms qui lui passaient par la tête. La conversation s'est<br />

achevée alors que j'essayais de la convaincre de ne rien dire de notre histoire<br />

ni à Cari ni à Teresa. Elle a accepté. Mais, quelques heures plus tard,<br />

Teresa m'appelait.<br />

« Écoute ça », m'a-t-elle dit en posant le combiné près du répondeur.<br />

Il y avait un message de Nancy qui hurlait si frénétiquement qu'il était<br />

difficile de tout saisir.<br />

« Salope... quel bordel t'as... je te l'avais dit... jamais... je vais te<br />

tuer... si je te vois... te brise... j'étends ta sale... bordel... du sang partout<br />

sur les murs (clic). »<br />

À partir de là, ça a été le cirque. Nancy appelait les clubs pour<br />

annuler les concerts de Marilyn Manson and the Spooky Kids ; elle venait<br />

à nos shows, menaçait les spectateurs, et allait jusqu'à monter sur scène<br />

pour agresser Missi, la fille qui l'avait remplacée. Elle appelait tous ceux<br />

que je connaissais pour leur dire que j'étais un salopard et elle s'est mise<br />

à me laisser des messages et des paquets obscènes. Un matin, j'ai trouvé<br />

devant ma porte un collier qu'elle m'avait emprunté. Il avait été brisé en<br />

mille morceaux et recouvert d'un truc qui ressemblait à du sang, le tout<br />

rituellement assemblé dans un bocal scellé à l'aide de cheveux. Le frère<br />

de John Crowell aurait pu lancer ce genre de malédiction.<br />

Jamais personne ne m'avait mis dans une telle colère. Elle démolissait<br />

ma vie lorsque nous couchions ensemble, et maintenant que nous avions<br />

arrêté, elle la détruisait de fond en comble. Toutes les nuits lorsque je rentrais<br />

chez moi, de nouvelles menaces de mort m'attendaient. J'avais déjà<br />

éprouvé tout un tas de sentiments différents envers Nancy : la répugnance,<br />

la peur, le désir, l'ennui, l'exaspération et la certitude que toutes les filles<br />

qui m'aimaient devaient être folles. Mais ils étaient à présent supplantés<br />

par une haine sombre, profonde et lancinante, une haine au vitriol qui<br />

bouillonnait dans mes veines à chaque fois que son nom était prononcé.<br />

J'ai fini par l'appeler et je n'y suis pas allé par quatre chemins.<br />

« Non seulement tu feras plus jamais partie du groupe, mais si tu<br />

quittes pas la ville, je te fais descendre. »<br />

Je n'exagérais pas : j'étais fou furieux, je n'avais rien à perdre et j'étais<br />

tellement emberlificoté dans cette situation que je ne voyais pas d'issue.<br />

Ce n'était pas seulement Nancy et sa ressemblance avec John Crowell ;<br />

cela venait aussi de moi, je perdais ma personnalité en haïssant les gens<br />

qui, pensais-je, essayaient de la détruire.<br />

Cela faisait un moment que je n'avais plus trop de respect pour la vie.<br />

Je l'avais compris quelques semaines auparavant en sortant du Reunion<br />

Club, lorsque, en traversant la rue, j'avais été témoin d'un accident de la<br />

circulation. Un homme entre deux âges était sorti en trébuchant d'une<br />

voiture — une Chevrolet Celebrity bleue — en se tenant la tête et en hurlant<br />

au secours. Il titubait dans la rue, désorienté, en état de choc, puis il<br />

a lâché son front. La peau recouvrant son crâne lui est tombée sur le<br />

visage et il s'est écroulé dans la flaque formée par son propre sang, pris<br />

de tremblements et de convulsions jusqu'à ce que la mort le fauche et<br />

l'apaise. En arrivant de l'autre côté de la rue, là où l'autre véhicule s'était<br />

écrasé, j'ai vu une femme, étendue sur le sol, le crâne fendu en deux. Elle<br />

souffrait, c'était clair, mais semblait calme et consciente, comme si elle<br />

avait compris qu'elle allait quitter ce monde. Au moment où je suis passé<br />

à côté d'elle, elle a lentement tourné la tête vers moi en me suppliant de<br />

la soutenir. « Je vous en prie... quelqu'un... » Elle implorait tout en tremblant.<br />

« Où suis-je ? Ne dites rien à ma sœur... s'il vous plaît. Aidez-moi. »<br />

Je voyais l'humanité et le désespoir dans ses yeux noisette. En fait, elle<br />

avait juste besoin d'un simple contact physique, nourricier, avant de mourir.<br />

Mais j'ai poursuivi mon chemin. Cela ne me concernait pas, et je ne<br />

voulais surtout pas être concerné. J'avais l'impression d'être déconnecté,<br />

comme au cinéma. Je savais que je me comportais comme un salopard,<br />

mais je me demandais si elle — ou n'importe qui d'autre — se serait arrêtée<br />

si j'avais été à sa place. Auraient-ils eu peur pour eux-mêmes ? Peur<br />

de tacher leurs vêtements avec mon sang, peur d'arriver en retard à un<br />

rendez-vous, peur d'attraper le sida, une hépatite ou un truc pire encore.


En ce qui concernait Nancy, d'un côté je pensais que ce n'était pas<br />

correct de prendre une vie humaine, d'un autre je pensais que ce n'était<br />

pas correct de me refuser une pareille occasion de tuer quelqu'un, si cette<br />

existence n'avait aucun intérêt, ni pour le monde, ni pour elle-même. À<br />

cette époque, il me semblait que voler la vie de quelqu'un pouvait être<br />

une expérience initiatique, nécessaire, un peu comme la perte de son pucelage<br />

ou avoir un enfant. Je commençais à réfléchir aux différentes façons<br />

dont je pourrais me débarrasser de Nancy en prenant le minimum de<br />

risque. Est-ce que je connaissais quelqu'un qui avait suffisamment touché<br />

le fond pour accepter de la tuer pour cinquante dollars ? Est-ce que<br />

je devais le faire moi-même, par exemple en la poussant dans un lac et<br />

faire croire à un accident ? Ou bien m'introduire discrètement chez elle<br />

pour empoisonner sa nourriture ? C'était la première fois que j'envisageais<br />

sérieusement de commettre un meurtre. Je ne savais pas quoi faire.<br />

Alors, j'ai appelé le seul, parmi mes connaissances, expert en ce domaine :<br />

Stephen, notre clavier, que nous appelions à présent Pogo parce que ni<br />

Madonna ni Gacy ne correspondaient à sa personnalité, et Pogo était le<br />

surnom de clown de John Wayne Gacy.<br />

J'ai demandé à Pogo tout ce qu'il fallait savoir sur la façon de commettre<br />

un meurtre et de faire disparaître un corps. Je ne voyais pas d'autre<br />

solution. Il fallait qu'elle meure. Dans ma tête, elle était devenue le symbole<br />

de LA personne qui essayait de me posséder<br />

et d'avoir une emprise sur moi, que ce<br />

soit par la religion ou par le sexe. Je<br />

tenais à me venger — une sorte de<br />

compensation — en souvenir du petit<br />

garçon qu'ils avaient perverti et<br />

détruit. Pogo et moi, on s'est mis à<br />

réfléchir méticuleusement à l'accomplissement<br />

de cette tâche. Nos<br />

complots ont abouti au crime parfait<br />

: nous ne laisserions aucun<br />

indice, nous ne serions pas soupçonnés<br />

et cela passerait pour un accident.<br />

On l'a suivie, on a surveillé sa maison pour<br />

bien connaître ses habitudes, avant de trouver<br />

la solution : l'incendie criminel.<br />

Ce jeudi soir-là, Pogo et moi, on s'est habillés en noir (comme d'habitude).<br />

On a pris un sac en bandoulière contenant un bidon d'essence,<br />

des allumettes et des chiffons. On a bu plusieurs verres au Squeeze. Avant<br />

de quitter la boîte, j'ai téléphoné chez Nancy pour être sûr qu'elle était<br />

bien là. Dès qu'elle a décroché, j'ai raccroché. C'était parti.<br />

Elle vivait dans un quartier de la ville du nom de New River, sous un<br />

pont où squattaient la plupart des sans-abri de Fort Lauderdale. Nous<br />

étions près de sa maison, lorsqu'un vagabond noir s'est mis à nous courir<br />

après. Son haleine fétide nous avait déjà signalé son arrivée. Il portait<br />

une énorme bague dorée qui courait sur ses articulations et où était inscrit<br />

son nom, Hollywood, et il ne cessait de nous dresser la liste des drogues<br />

qu'il avait à vendre. Il ressemblait à Frog, le môme qui m'avait agressé<br />

sur la piste de skate, ce qui a eu pour effet de démultiplier ma colère, ma<br />

haine et ma détermination à tuer cette fille.<br />

Mais Hollywood ne nous lâchait pas. Il nous a suivis jusqu'à la porte<br />

de Nancy. Avec Pogo, on s'est regardés. On n'avait pas envisagé la présence<br />

d'un témoin dans cet endroit désert. Dans notre regard, il y avait<br />

un point d'interrogation. Fallait-il le tuer lui aussi ? Fallait-il abandonner<br />

notre projet pour cette nuit ?<br />

On a décidé de faire le tour du pâté de maisons pour ne pas faire voir<br />

que nous allions chez Nancy. Mais il continuait à nous coller aux baskets<br />

pour essayer de nous vendre du crack. Si, à cette époque, j'avais su<br />

de quoi il s'agissait, j'aurais certainement accepté son offre.<br />

Souain des sirènes ont retenti. Deux véhicules de pompiers nous ont<br />

dépassés, suivis par une voiture de police et une ambulance. On était si<br />

bien encerclés qu'on a immédiatement fait demi-tour, plantant là Hollywood,<br />

Nancy et New River, vivants et indemnes.<br />

Je me suis toujours demandé si Hollywood n'avait pas été une sorte<br />

de messager, de présage m'indiquant que j'avais mieux à faire. Après cette<br />

fameuse nuit, je suis devenu trop paranoïaque pour tuer Nancy, surtout<br />

par peur de me faire prendre et de finir en prison. J'ai pris conscience que<br />

j'avais dit du mal d'elle à pas mal de gens, et même si, avec Pogo, nous<br />

étions capables de monter un plan d'enfer, nous ne serions jamais à l'abri<br />

des éléments extérieurs comme des patrouilles de police. Du coup, je cherchais<br />

un moyen pour blesser Nancy de manière que personne ne remonte<br />

jusqu'à moi. Dans mes moments de lucidité et de malveillance, j'imaginais<br />

comment l'anéantir, lui faire mal, la faire disparaître de Fort Lauderdale<br />

et de ma vie. Je parcourais les rues, enveloppé dans un nuage de<br />

haine. Pour lui jeter un sort, je n'avais besoin ni de Satan ni du Necronomicon<br />

: j'avais en moi la force nécessaire. Le lendemain après-midi,<br />

j'ai appelé Cari (son seul et dernier ami) pour lui dire qu'elle le laissait<br />

tomber. Nancy a alors disparu de la circulation.<br />

Au lieu de m'en vouloir, Cari a essayé de m'égaler. Peut-être refusaitil<br />

de voir que j'avais couché avec sa petite amie. Estimant que Nancy était<br />

folle, Teresa a été assez stupide pour me pardonner. Toute cette histoire<br />

aurait pu bien se terminer, mais je commençais à me poser des questions<br />

sur le temps que Carl et Teresa passaient ensemble.


Un après-midi, j'ai montré à Teresa un dessin que j'avais fait pour une<br />

cassette démo : ce dessin représentait un arbre tordu et noueux qui semblait<br />

sorti du Magicien d'Oz. Quelques jours plus tard, des affiches annonçant<br />

le concert d'un autre groupe étaient placardées dans toute la ville<br />

avec, dessus, exactement le même arbre. J'étais furieux : comment Teresa<br />

(qui commençait à me fatiguer en général) avait-elle pu refiler l'idée à<br />

Cari ? J'étais tout aussi dégoûté par le comportement flagorneur de Cari<br />

Je me suis arrangé pour qu'ils soient tous les deux présents au concert<br />

suivant au cours duquel j'ai interprété Thingmaker, une longue diatribe<br />

au cours de laquelle j'expliquais que j'en avais marre qu'il essaie de m'imiter<br />

et surtout de me piquer mes idées. Mais le vol ne s'est pas arrêté là :<br />

il a commencé à sortir ouvertement avec Teresa peu de temps après une<br />

abomination qui continue encore aujourd'hui. Frustré et trahi, le jour de<br />

mes vingt et un ans, je suis allé me faire faire mes premiers tatouages :<br />

une tête de chèvre sur un bras et, sur l'autre, le même arbre que celui qu'il<br />

avait plagié. Une sorte de dépôt légal.<br />

Pendant quatre ans, je n'ai plus vu Nancy : j'entendais juste parfois<br />

parler d elle et, un soir, je l'ai revue au Squeeze. Mon premier réflexe a<br />

été de faire la paix avec elle. Elle était seule et, à chaque fois qu'elle passait<br />

devant moi, elle projetait violemment son corps contre le mien sans<br />

dire un mot. Ma petite amie, qui devait encore être en primaire lors de<br />

mes déboires avec Nancy, était d'un caractère jaloux et en a vite eu marre<br />


provoquer : par exemple, nous avions deux énormes femmes nues qui,<br />

s'inspirant du film de John Waters Pink Flamingos, se pelotaient dans un<br />

parc à bébés. Parfois, nous trouvions un thème pour le show. Au cours<br />

d'un de nos concerts, une fille est montée sur scène avec des bigoudis<br />

dans les cheveux et un oreiller planqué sous sa chemise pour faire croire<br />

qu'elle était enceinte. Elle était debout devant une planche à repasser, et<br />

pendant que nous jouions, elle défroissait un drapeau nazi. Un peu plus<br />

tard au cours du show, elle s'est vautrée sur la table à repasser et a mimé<br />

un avortement. Puis elle a enveloppé un faux fœtus dans le drapeau à<br />

croix gammée et l'a présenté en offrande à une télévision allumée devant<br />

elle. C'était tout simplement pour faire comprendre que la télévision est<br />

un moyen de communication fasciste, et que la famille américaine moyenne<br />

sacrifie ses enfants devant l'autel de cette baby-sitter bon marché et<br />

ennuyeuse à mourir : ou du moins nous essayions de le faire comprendre.<br />

Les shows ne se déroulaient pas tous comme prévu. Au cours d'un de<br />

nos premiers concerts à Tampa, nous avions rempli une boîte géante avec<br />

500 grillons dont je voulais me recouvrir le corps. Mais, lorsque j'ai ouvert<br />

la boîte, ils étaient tous morts. La puanteur qui s'en dégageait est une des<br />

odeurs les plus rances que j'aie jamais respirées, et cette odeur a imprégné<br />

mes mains aussi longtemps que celle de la chatte de Tina Pott. J'ai<br />

instantanément vomi, tout comme la demi-douzaine de personnes collées<br />

à la scène (dont Jeordie White, notre futur bassiste). J'avais commencé<br />

le concert sans idée particulière en tête, j'en tenais une pour finir :<br />

le dégoût est contagieux.<br />

Les défenseurs des droits des animaux s'acharnaient constamment<br />

contre nous; d'ailleurs, ils ne nous ont jamais lâchés. Pourtant, à part le<br />

malheureux incident des grillons, nous n'avons jamais tué aucun animal<br />

— juste des effigies d'animaux. Lors d'un de nos spectacles les plus humoristiques,<br />

il y avait une vache grandeur nature que nous avions mis une<br />

semaine à construire avec du papier mâché et du grillage. Influencé par<br />

Willy Wonka, Apocalypse Now et un des magazines zoophiles de Grandpère,<br />

j'ai enfoncé mon poing dans le cul de la vache pour en extirper des<br />

litres de chocolat dont j'aspergeais les spectateurs tandis que Pogo jouait<br />

un sample des déclamations de Marlon Brando dans Le Dernier Tango<br />

à Paris : « Tant que tu n'es pas dans le cul de la mort, bien profond, vastu<br />

trouver les entrailles de la peur? Et alors, peut-être... » Pour contrarier<br />

davantage les défenseurs des droits des animaux, on a acheté des<br />

chats et des cochons articulés qui réagissent au son de la voix et on a<br />

pendu au-dessus de la scène des sacs-poubelle remplis d'intestins : les<br />

jouets bougeaient de façon spasmodique, au rythme de la musique, presque<br />

comme des êtres vivants, le sang coulait. Les militants pensaient que nous<br />

torturions les animaux, alors qu'en fait, c'était eux que nous torturions.<br />

Sur scène, seuls les droits de l'homme étaient violés — nous-mêmes, les<br />

filles que nous enfermions dans des cages, les fans —, mais ça, personne<br />

ne s'en souciait.<br />

Chaque concert était une nouvelle performance artistique. Les clubs<br />

nous engageaient surtout pendant les vacances et on essayait de se renouveler<br />

à chaque fois. Pour le jour de l'an, au cours de la première partie,<br />

je portais un smoking et un haut-de-forme. Pour la seconde, une fille du<br />

nom de Terri s'est habillée comme moi, perruque noire, smoking, hautde-forme<br />

et godemiché très réaliste scotché autour de sa taille. Lorsqu'elle<br />

est montée sur scène, tout le monde a cru qu'il s'agissait de moi, la bite<br />

à l'air, ce qui n'était pas vraiment une nouveauté. Tandis que le groupe<br />

balançait Cake and Sodomy, j'ai rampé vers elle et je lui ai taillé une pipe.<br />

C'est peut-être ce soir-là que la rumeur est née, comme quoi je m'étais<br />

fait retirer des côtes afin de me sucer tout seul.<br />

Le 14 février, avec Missi, on a essayé de se faire arrêter dans une boîte<br />

du coin, afin de passer la Saint-Valentin en prison. La boîte appartenait<br />

à un type de la mafia qui croulait sous les bijoux en or et dont les employés<br />

avaient tous des casiers judiciaires beaucoup plus longs<br />

que notre play-list. Ce soir-là, les flics étaient partout :<br />

Missi est arrivée, topless, avec un loup sur le visage.<br />

Cette fois, j'étais du bon côté de la pipe. J'ai provoqué<br />

les flics en leur demandant de m'arrêter au nom<br />

des lois en vigueur en Floride. Mais ils ne l'ont pas<br />

fait. Ils avaient la patte trop bien graissée.<br />

Missi s'est révélée une parfaite collaboratrice,<br />

même en dehors de la scène. (Comme la fois où<br />

elle avait frappé Nancy au Squeeze.) Notre relation<br />

est devenue intime au mois de décembre :<br />

j'étais déterminé à changer de conduite et, pour<br />

une fois, à être fidèle. Surtout qu'au départ, à la<br />

différence de mes autres relations amoureuses, celle-là était basée sur une<br />

solide amitié. Étant aussi plus âgé, je me sentais obligé de l'éduquer et de<br />

la façonner comme si elle était ma protégée.<br />

Notre relation a débuté à peu près au moment des meurtres de Gainesville,<br />

lorsque huit lycéens ont été poignardés. À la suite de cette histoire,<br />

j'ai pris des photos de Missi, nue, recouverte de sang, exactement<br />

comme si elle venait de se faire brutalement égorger. J'ai fait des polaroïds<br />

de ses tétons, de sa chatte, de sa bouche — comme si tout son corps<br />

tailladé trempait dans le sang. Sur certains clichés, je lui ai recouvert la<br />

tête avec un sac en plastique noir pour faire croire qu'elle avait été<br />

asphyxiée, ou bien je lui dissimulais la tête à l'aide d'une étoffe également<br />

noire et je lui grimais le cou pour faire croire qu'elle avait été décapitée.


Nous laissions nos clichés dans les restaurants ou dans les bus, là où les<br />

gens pouvaient tomber dessus et agir selon leur conscience.<br />

Nous avions quand même un problème : nous ne pouvions pas voir<br />

le résultat de nos travaux. Nous avons donc imaginé de nouvelles farces<br />

lorsque nous avons remarqué que des gens installaient des crèches sur<br />

leur pelouse à l'époque de Noël. Malgré mon animosité envers tout cérémonial<br />

religieux, j'ai toujours aimé Noël, sans doute parce que mes parents<br />

m'ont élevé dans une tradition laïque (le seul geste religieux qu'ils aient<br />

accompli, c'est de m'inscrire dans une école religieuse), si bien que je n'ai<br />

jamais fait l'association entre Noël et la naissance du Christ. Ça voulait<br />

dire accrocher des merdes dans un arbre, recevoir des cadeaux et regarder<br />

les rues entrer dans un chaos de lumières et de décorations.<br />

Quelques jours avant Noël, je suis allé avec Missi à l'épicerie Albertson<br />

qui, entre une heure et trois heures du matin, est surtout fréquentée<br />

par des adolescents qui viennent chercher du matériel pour réussir leurs<br />

sales coups. J'avais les moyens de me payer tout ce que je voulais, mais<br />

je préférais voler, uniquement pour montrer que j'étais plus fort que les<br />

trous du cul qui travaillaient dans ce magasin. Par ailleurs, j'ai toujours<br />

pensé que le vol à l'étalage devrait être puni par la peine de mort, car<br />

c'est tellement facile, et si on est suffisamment stupide pour se faire prendre,<br />

on ne mérite que d'être exécuté.<br />

Cette nuit-là, nous avons volé des cisailles et des spots. Nous avons<br />

fait le tour du quartier dans le pick-up de Missi, en s'arrêtant devant<br />

toutes les pelouses où il y avait une crèche pour y voler deux choses : le<br />

petit Jésus et le roi mage africain. Notre but était de saboter un maximum<br />

de crèches dans un seul quartier pour qu'on croie à une conspiration.<br />

Ensuite, on avait prévu d'envoyer dans chaque maison un message<br />

de rançon censé provenir d'un groupe bidon de militants noirs. Son<br />

contenu était : « L'Amérique a truqué et figé la sagesse de l'homme noir<br />

par une propagande raciste à l'occasion de ce qu'elle appelle son "Noël<br />

Blanc". » Le seul problème, c'est que personne n'a prêté attention et qu'il<br />

n'y a même pas eu une ligne dans les journaux.<br />

Le Noël suivant, on a décidé de faire un truc encore plus blasphématoire<br />

et, pour ça, on a acheté chez Alberston un lot d'énormes jambons<br />

salés. Malheureusement, ils étaient trop gros pour qu'on puisse les voler,<br />

mais j'étais toujours prêt à payer pour faire évoluer mon art. On les a<br />

déballés, puis on est retournés devant les mêmes maisons, pour remplacer<br />

les petits Jésus par la viande en train de pourrir. Spectacle magnifique,<br />

surtout lorsque, avec les jambons qui nous restaient, on a saboté les scènes<br />

de nativité dans les églises du coin et, dans un coup de grâce symbolique,<br />

on a laissé de la viande de porc dans la crèche du poste de police local.<br />

Peu d'entreprises du sud de la Floride ont échappé à nos frasques, sur-<br />

tout celles fréquentées par des enfants, comme Toys « R » Us et Disney<br />

World. Un jour, j'ai débarqué à Disney World en compagnie de Missi et<br />

Jeordie après avoir acheté de nouveaux jouets dans un magasin de farces<br />

et attrapes, un flingue qui lançait des flammes au niveau des paumes, une<br />

lame de rasoir attachée à un tube rempli de sang, de quoi faire de fausses<br />

blessures. Étant tous trois sous acide, nous étions certains que tous les<br />

gens présents dans le parc faisaient partie des services secrets. Ils semblaient<br />

tous parler dans leur barbe, comme s'ils transmettaient nos<br />

moindres faits et gestes à leur quartier général, alors qu'en fait ils essayaient<br />

d'éloigner leurs enfants. Nous étions persuadés qu'ils savaient tous que<br />

nous avions pris du LSD. Cela s'est confirmé (du moins dans nos têtes)<br />

lorsque, en plein milieu du circuit dans la maison hantée, les voitures ont<br />

calé et une voix a annoncé : « Faites bien attention qu'il n'y ait pas d'espions<br />

dans vos buggies », ce qui nous a semblé être une allusion directe<br />

à Dune Buggy, l'un des titres de Marilyn Manson and the Spooky Kids.<br />

Lorsque le buggie est reparti dans un sursaut, ils ont clamé (ou nous avons<br />

cru entendre) : « Profitez bien de la fin de votre trip. » Juste après, on<br />

s'est arrêtés dans un zoo rempli d'animaux familiers et, tandis que Jeordie<br />

essayait d'engager la conversation avec des poulets, je suis resté, pendant<br />

au moins une heure, captivé devant l'énorme chatte palpitante d'une<br />

truie, rosé et recouverte de boue, qui n'était pas sans ressemblance avec<br />

celle que j'ai chevauchée quelques années plus tard dans la vidéo de Sweet<br />

Dreams.<br />

Dans un de ces mondes imaginaires de plastique, des dizaines de familles<br />

étaient assises autour de tables de pique-nique, heureux et satisfaits d'y<br />

rogner leurs cuisses de dinde géantes. La scène ressemblait à un rite barbare<br />

célébrant le carnassier, situation d'autant plus ironique que des<br />

pigeons et des mouettes planaient au-dessus de leurs têtes, inconscients<br />

du carnage perpétré juste en dessous sur leurs frères de sang. Je ne suis<br />

pas végétarien, mais ce spectacle joyeusement violent m'a semblé déplacé<br />

et écœurant. Du coup, je me suis dirigé vers un couple de jumeaux, habillés<br />

pareils, qui semblaient tout droit sortis de Children ofthe Damned. Tandis<br />

qu'ils étaient assis là, dévorant leur cuisse de dinde, je me suis posté<br />

en face d'eux, j'ai retiré mes lunettes de soleil pour leur montrer mes yeux<br />

vairons, je leur ai décoché un sourire aussi funeste qu'il m'était possible<br />

dans mon état et j'ai sorti mon rasoir pour me taillader le bras. J'ai laissé<br />

le sang couler de mon poignet et goutter sur les tickets usagés et le popcorn<br />

qui traînaient par terre. Ils ont laissé tomber leur viande, avant de<br />

se sauver en courant et en hurlant, pendant que je poursuivais mon chemin,<br />

grisé par mon exploit, car il n'y a pas de meilleure sensation dans<br />

la vie que de savoir que vous avez modifié la vie de quelqu'un, même si<br />

le résultat est une fortune dépensée en thérapie.


Le lendemain sur la route de Fort Lauderdale, on est passés devant le<br />

Reunion Room, au carrefour même où j'avais vu l'accident de voiture.<br />

Il y avait un manifestant anti-avortement, un type squelettique aux cheveux<br />

gris, habillé d'une chemise d'ouvrier à manches courtes avec un<br />

marcel dessous, et d'un bleu de travail. Tel un vieux travailleur en grève,<br />

il passait ses après-midi à déambuler dans le quartier et, au lieu d'arborer<br />

une pancarte pour demander une augmentation de l'allocation santé,<br />

la sienne était décorée de photos de fœtus après avortement. Il sermonnait<br />

haut et fort tous ceux qui voulaient l'entendre, en leur expliquant<br />

que tuer un fœtus menait directement en enfer.<br />

Encore sous la malveillante influence des substances avalées la veille,<br />

aussi hideux, pâles et sales que des cadavres, on s'est garés en lui demandant<br />

de s'approcher de la voiture. Croyant qu'il allait trouver quelqu'un<br />

avec qui discuter de son point de vue sur la damnation, il s'est approché<br />

de nous. Lorsqu'il a été assez près pour nous voir à travers la vitre ouverte,<br />

je lui ai tendu la main. « Aujourd'hui j'ai parlé avec le diable, et il m'a<br />

dit de te saluer. » En grognant, j'ai tiré un pétard dans sa direction. Quand<br />

il lui a éclaté au visage, il a poussé un hurlement impie, a jeté sa pancarte<br />

en l'air avant de partir en courant. Je ne l'ai plus trop revu dans les parages<br />

après cela. Avec le recul, je pense que je lui ai rendu service, car il a dû<br />

devenir un héros populaire dans l'église de son quartier ; tout le monde<br />

sait bien que, comme Job, il faut être sacrement saint et vertueux pour<br />

mériter l'attention du diable.<br />

Même si Jeordie ne faisait toujours pas partie du groupe, on est devenus<br />

de plus en plus proches. Nous étions liés par la musique, nous adorions<br />

faire des ravages, nous étions tous les deux obsédés par les vieux<br />

jouets d'enfants, particulièrement les produits dérivés autour de Star<br />

Wars, Drôles de dames et Kiss. J'avais déjà parlé plusieurs fois avec Jeordie,<br />

mais nous sommes devenus amis à un concert que je donnais avec<br />

Pogo. J'avais à la main un de ces fameux paniers-repas en métal de ma<br />

collection, lorsque Jeordie s'est précipité pour me dire : « Je connais un<br />

type qui en a plein. Si tu veux, je t'emmène chez lui. Il a des tonnes de<br />

paniers-repas. » On a échangé nos numéros de téléphone, et le lendemain<br />

il me conduisait dans un magasin tenu par un mastodonte à la gueule<br />

d'assassin, du nom de John Jacobas. Sa boutique était un paradis rempli<br />

de figurines Star Wars, de poupées Mohammed Ali, de singes en peluche<br />

articulés et rouilles qui jouaient des cymbales et, également, d'un tas d'objets<br />

nazis dont il devait tirer la majorité de ses revenus. Il se contentait<br />

de vous regarder, d'évaluer à quel point vous désespériez d'acquérir un<br />

objet, puis annonçait le prix le plus haut qu'il pensait que vous pouviez<br />

mettre. C'était un vrai professionnel et il m'a attiré plusieurs semaines<br />

de suite en me promettant d'apporter son trésor en matière de paniers-<br />

repas. Mais c'était un peu comme l'histoire du chaudron d'or au bout de<br />

l'arc-en-ciel, il n'a jamais pu mettre la main dessus, si tant est qu'il ait<br />

jamais existé.<br />

Jeordie et moi avons aussi découvert que nous avions flashé sur la<br />

même fille, une brunette un peu chaude qui ressemblait à une de ces filles<br />

qui travaillent au centre commercial. Et c'était le cas — elle bossait à la<br />

pagode du piercing. Mais elle ne voulait rien savoir de nos sentiments,<br />

quelle que soit la partie de notre corps que nous lui demandions de percer.<br />

Mon naturel est immédiatement revenu au galop et j'ai utilisé toutes<br />

mes ruses habituelles et déviantes pour capter l'attention des filles : une<br />

méchanceté agrémentée d'une attitude stupide. Tous les jours pendant<br />

près d'un mois, Jeordie et moi, on se retrouvait près d'une cabine téléphonique<br />

située à deux pas de la pagode, où nous pouvions la voir sans<br />

être vus. Au début, nos appels n'étaient pas méchants. Mais ils sont rapidement<br />

devenus de plus en plus mesquins. « On t'a à l'œil... » et autres<br />

menaces proférées au pic de notre désir sous un masque de rancune. « T'as<br />

pas intérêt à quitter ton boulot ce soir, parce qu'on va te violer dans le<br />

parking et puis t'écraser avec ta propre voiture. » Je savais ce qu'elle<br />

devait ressentir, car c'était le genre de message que Nancy me laissait.<br />

Jeordie tournait en rond avec les Amboog-A-Lard, car il était le seul<br />

à avoir une véritable présence sur scène et un peu plus d'ambition que de<br />

n'être qu'une version lourdingue de Metallica. Je lui avais toujours dit<br />

que je voulais qu'il fasse partie des Spooky Kids, et il m'avait toujours<br />

répondu qu'il se sentait plus proche de mon groupe que du sien. Mais<br />

j'avais tous les musiciens dont j'avais besoin, et il était coincé avec Amboog-<br />

A-Lard, dont les membres commençaient à se retourner contre lui, car il<br />

nous ressemblait un peu trop. Du coup, on a dû se contenter de projets<br />

parallèles comme Satan on Fire, un faux groupe de Christian death mrtal<br />

dans lequel nous jouions des titres comme Mosb for Jesus. Notre but était<br />

d'infiltrer la communauté chrétienne (un fantasme que j'ai toujours), mais<br />

la boîte chrétienne du coin n'a jamais voulu nous signer.<br />

Sans doute parce qu'il ne pouvait pas faire partie de Marilyn Manson<br />

and the Spooky Kids, Jeordie a fini par provoquer lui-même le grabuge<br />

à la fin de nos concerts les plus importants. Nous jouions dans un club<br />

du nom de Weekends situé à Boca Raton, l'équivalent de Beverly Hills<br />

en Floride : la salle était remplie de riches filles de Boca, de sportifs conservateurs<br />

et d'une section rebelle de piètres surfeurs. Tandis que nous jouions,<br />

Jeordie grimpait sur la scène et baissait son pantalon, rien de plus nor-


mal chez lui. Bien qu'il se soit toujours foutu que les gens le prennent<br />

pour une fille, il avait parfois besoin de prouver qu'il n'en était pas une.<br />

Le seul truc curieux, c'est qu'il n'a pas essayé de mettre le feu à ses poils<br />

pubiens, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il baissait son froc<br />

en public sans avoir de relation sexuelle. Puisqu'il était à côté de moi et<br />

que j'avais une main libre, j'ai commencé à le branler. Les snobs de Boca<br />

étaient atterrés et c'est depuis cette période que tout le monde croit que<br />

nous sommes un couple gay. On a fait de notre mieux pour laisser courir<br />

et entretenir cette rumeur.<br />

Au cours d'un autre show, Jeordie a amené son petit frère de dix ans.<br />

Pour qu'il puisse entrer dans la boîte, on a affirmé qu'il faisait partie du<br />

spectacle et on l'a installé dans la cage du clavier de Pogo. Derrière lui,<br />

Missi, attachée à une croix, ne portait qu'un masque noir et tenait une<br />

pinte de sang. Je voyais en cette scène l'illustration que l'humanité n'a<br />

pu naître dans l'espoir de l'innocence et de la rédemption qu'en traversant<br />

de telles horreurs et de telles violences. Le mythe de la crucifixion<br />

chez les chrétiens ne semblait pas très éloigné de certains sacrifices païens<br />

au cours desquels les gens pensaient qu'ils pouvaient améliorer leur sort<br />

en versant le sang des autres, concept qui me plaisait tout particulièrement<br />

depuis que j'avais envie de savoir Nancy morte. À la fin du show,<br />

le frère de Jeordie avait une telle envie d'ajouter sa touche à notre performance<br />

artistique qu'il est sorti de la cage et a montré ses fesses au<br />

public. Ce show a créé une autre légende persistante autour de nous, celle<br />

qui prétend que nous exhibons des enfants nus sur scène.<br />

Un jour plus prometteur, Jeordie nous a présenté celui qui allait devenir<br />

notre premier manager, John Tovar, qui s'occupait déjà tant bien que<br />

mal de Amboog-A-Lard. C'était un Cubain taillé comme une armoire à<br />

glace, toujours en sueur, gros mâchouilleur de cigares, constamment vêtu<br />

d'un costume noir, d'une cravate noire, et qui s'aspergeait d'eau de Cologne<br />

bon marché pour camoufler l'odeur de son corps. Il ressemblait à un croisement<br />

entre Fidel Castro et Jabba the Hutt. Comme si la nature ne l'avait<br />

pas suffisamment gâté, il était gros consommateur de narcoleptiques, à<br />

en être capable de s'endormir pendant une prise de son en s'écroulant<br />

devant une enceinte. Nous avons profité de l'occasion pour faire certaines<br />

experiences et recherches médicales précieuses, en lui parlant pour essayer<br />

de le réveiller, par exemple nous lui hurlions dans les oreilles qu'il n'était<br />

qu'un tas de merde, ou que le bâtiment était en train de brûler. Mais ça<br />

ne l'empêchait pas de continuer à ronfler en soulevant son bide gigantesque.<br />

Seuls les mots « milkshake à la vanille » et « Lou Gramm » arrivaient<br />

à le réveiller. Alors il soulevait ses lourdes paupières aux veines<br />

épaisses, ses yeux ronds comme des billes roulant vers le ciel avant de<br />

retrouver leur position normale. Puis, en général, il me prenait à part<br />

pour me murmurer des conseils dans le genre : « Vous savez quoi les mecs,<br />

vous devriez jouer un peu moins fort, ça vous permettrait d'aller aux<br />

Slammy Awards. Et même que vous pourriez être à l'affiche avec les<br />

Amboog-A-Lard, ces mecs qui font du boogie. » (Les Slammy Awards<br />

sont, en Floride, les récompenses du hard-rock.)<br />

La seule chose qu'on lui ait concédée a été de réduire notre nom à<br />

Marilyn Manson et de virer notre boîte à rythmes pour la remplacer par<br />

un vrai batteur. La seule personne qui s'est présentée aux auditions s'appelle<br />

Freddy Streithors, un petit bonhomme boitillant. Notre guitariste,<br />

Scott Putesky, a insisté pour que nous l'engagions, car ils avaient joué<br />

ensemble dans un groupe pop efféminé : India Loves You. Comme à peu<br />

près tous les membres du groupe, Freddy a bientôt eu plusieurs surnoms.<br />

Sur scène, il s'appelait Sara Lee Lucas. Entre nous, nous l'appelions Freddy<br />

the Wheel. Ce nom nous avait été inspiré par une de nos premières groupies,<br />

Jessicka. Elle a, par la suite, monté un groupe, Jack and Jill, que j'ai<br />

pris sous mon aile, avec lequel j'ai joué quelquefois, et que j'ai rebaptisé<br />

Jack Off Jill. Adolescent, Freddy avait eu un accident et, à la suite de son<br />

hospitalisation, les muscles s'étaient atrophiés à tel point que sa jambe<br />

s'était déformée. En fait, il avait appris à jouer de la batterie au cours de<br />

sa rééducation.<br />

Freddy était un brave type et je ne l'ai jamais traité différemment des<br />

autres. Mais je m'en veux de l'avoir poussé à mieux jouer — c'était un<br />

batteur merdique, et à part Scott, tout le monde s'en rendait compte. Jessicka,<br />

elle, n'avait aucun scrupule à se moquer de lui. Elle avait décidé<br />

que Freddy avait une roue à la place du pied et que, dorénavant, il s'appellerait<br />

Freddy the Wheel (Freddy la Roue). Bien sûr, elle s'est rendu<br />

compte après avoir baisé avec lui qu'elle ne pouvait plus se permettre de<br />

se moquer de qui que ce soit, car elle avait poussé à la roue et s'était<br />

retrouvée dessous.<br />

Finalement, Freddy a atterri dans les bras de Shana, une sorte de sosie<br />

sioux de Siouxsie, avec laquelle j'avais eu une brève aventure avant de<br />

connaître Teresa. Notre relation n'avait pas duré très longtemps parce<br />

que j'avais eu la grippe (elle était venue prendre soin de moi et nous avions<br />

baisé). Il n'était pas évident d'avoir des relations intimes avec elle en plein<br />

jour parce qu'elle faisait partie des nombreux adeptes de l'illusion gothique<br />

dans le sud de la Floride. Et ce n'était pas uniquement à cause du<br />

maquillage qui cachait les crevasses qui se desquamaient sur son visage<br />

à cause du soleil; j'avais également remarqué un mystérieux anneau blanc<br />

autour de son vagin. Je n'ai jamais été capable de savoir s'il s'agissait<br />

d'une infection vénérienne, d'une sorte de champignon, de levure, d'un<br />

bout de croûte de pudding ou d'un morceau de beignet glacé que quelqu'un<br />

aurait malencontreusement oublié après une relation. Cette décou-


verte est devenue un événement aussi effroyable et dérangeant que ma<br />

rencontre de gamin avec la morve de Lisa. J'ai donc cessé de la voir. Scott<br />

Putessky, un obsédé de la chatte qui avait déjà essayé de se faire Teresa,<br />

est tombé amoureux d'elle, mais il s'est fait jeter lorsque Freddy s'est<br />

esquivé à la manière d'un Hobbit et est devenu de cette manière Seigneur<br />

des Anneaux.<br />

Comme une vieille voiture tombe en panne à chaque fois qu'elle sort<br />

de chez le garagiste, le groupe semblait se souder lorsque nous avons<br />

commencé à avoir des problèmes avec Brad, notre bassiste. Au fur et à<br />

mesure que nous alignions les concerts, les gens venaient me voir pour<br />

se plaindre : « Ce type n'est qu'un junkie. » Je prenais systématiquement<br />

sa défense car j'étais vraiment naïf, vu que je n'avais jamais pris de drogues<br />

en dehors des pilules, de l'herbe, de l'acide et, parfois, de la colle. Peu sûr<br />

de lui, Brad essayait d'impressionner les gens autour de lui. Je pensais<br />

donc que lorsqu'il parlait de drogues, c'était juste pour avoir l'air cool.<br />

Brad était stupide mais, contrairement à Scott, il le savait. Je l'aimais<br />

bien, et j'avais pris l'habitude de lui prêter de l'argent et de le prendre en<br />

charge. Finalement, j'ai trouvé quelqu'un pour le materner, une riche avocate,<br />

plus âgée que lui, du nom de Jeanine. J'avais plusieurs fois couché<br />

avec elle, et bien qu'elle m'ait offert tout ce que je désirais, j'ai décidé que<br />

Brad avait plus besoin d'elle que moi.<br />

Moins de deux mois plus tard, ils vivaient ensemble. Mais à chaque<br />

fois que je passais le voir dans l'après-midi, pendant que Jeanine était au<br />

boulot, il semblait mal à l'aise comme si je le dérangeais. Un jour où il<br />

était encore plus bizarre que d'habitude, il a essayé de me mettre dehors.<br />

Je ne voulais bien évidemment pas partir, car je voulais savoir ce qu'il<br />

cachait. J'ai donc passé un quart d'heure à le regarder tripoter nerveusement<br />

ses dreadlocks vertes et violettes, lorsque deux belles Blacks sont<br />

sorties d'un placard dans un nuage de fumée, des petits tubes en verre à<br />

la main. En les entendant parler, il m'est venu à l'esprit que les tubes<br />

étaient des pipes à crack, les filles des prostituées et Brad un junkie. Une<br />

fois de plus, j'étais face à une personne que je croyais connaître mais qui,<br />

je le réalisais un peu tard, avait une vie secrète.<br />

Maintenant que je savais qu'il était accro à l'héroïne, les symptômes<br />

me paraissaient évidents. Il ressemblait à un tas de merde, ses changements<br />

d'humeur étaient terrifiants, il était incroyablement paranoïaque,<br />

buvait comme un trou, ratait certains shows, perdait du poids, arrivait<br />

en retard aux répétitions, n'avait aucune énergie et empruntait du fric à<br />

tout le monde. Avec Trish, sa précédente petite amie, ils se prenaient pour<br />

Sid et Nancy, mais je n'aurais jamais pensé que leur hommage allait aussi<br />

loin. Lorsque je le regarde à présent, je n'ai que des sentiments de haine<br />

et de dégoût. Tout ce que j'essaie de faire passer est à l'opposé de ce que<br />

représente un type comme Brad. Je voulais être fort et indépendant, penser<br />

par moi-même et aider les gens à penser par eux-mêmes. Je n'ai jamais<br />

pu (et je ne peux toujours pas) supporter ces minables enculés qui ne<br />

vivent qu'au travers d'une cuillère et d'une seringue.<br />

Une nuit, j'ai été réveillé par un coup de fil de Jeanine. « Brad est<br />

mort ! » Elle n'arrêtait pas de hurler. « J'aurais dû l'obliger à arrêter.<br />

Il est mort ! Il s'est foutu en l'air ! Il est mort ! Je sais plus où j'en suis !<br />

Aide-moi. »<br />

Je me suis précipité chez elle, mais c'était trop tard. L'ambulance venait<br />

juste de partir. Jeanine était au téléphone avec ses avocats, car, si quelqu'un<br />

meurt par overdose ou si les toubibs trouvent des seringues hypodermiques<br />

ou du matériel pour se droguer, ils ont obligation de téléphoner<br />

à la police. J'ai passé une partie de la nuit avec Jeanine, jusqu'à ce<br />

que nous apprenions que Brad avait été ressuscité et, dans la foulée, arrêté.<br />

On a passé des heures à en parler. J'étais vraiment désolé pour Brad, car<br />

c'était un type gentil et créatif; de plus, j'adorais écrire des chansons avec<br />

lui. Mais, d'un autre côté, c'était un junkie et un salopard. Je ne pouvais<br />

m'empêcher de penser qu'il aurait dû y rester, pour sa propre paix intérieure<br />

et la mienne. Mais sa vie ne tournait qu'autour de l'héroïne. Jouer<br />

de la basse n'était qu'un passe-temps entre deux shoots.<br />

Lorsque j'ai revu Brad, je l'ai fait s'asseoir et, pour la première fois,<br />

j'ai compris combien ce groupe était important pour moi, et qu'il était<br />

hors de question que j'accepte qu'on le foute en l'air. Il n'était plus question<br />

de déconner. « Ecoute-moi bien, je te donne une dernière chance. Tu<br />

fais le ménage ou t'es viré du groupe. »<br />

Brad s'est écroulé en larmes, n'arrêtant pas de s'excuser entre deux<br />

sanglots, me promettant de ne plus jamais se shooter. Comme je n'avais<br />

jamais fréquenté de junkies, je l'ai cru. Je l'ai cru la seconde fois et même<br />

la troisième. Il a mis le doigt sur le dernier point faible d'un homme au<br />

cœur de pierre : la pitié, mot qui, au cours des difficiles années à venir,<br />

allait être rayé de mon vocabulaire.<br />

Quelques mois plus tard, nous sommes allés à Orlando pour participer<br />

à une importante opération organisée par différents labels qui envisageaient<br />

de nous signer. La nuit précédant cet événement, j'ai reçu un<br />

coup de fil désespéré de Jeanine : elle était terrifiée, car Brad avait replongé<br />

et taillé des pipes à un mec cette nuit-là. J'ai confronté Brad, mais il a nié<br />

avoir pris de la drogue : il ne pouvait s'empêcher de se vanter d'avoir réalisé<br />

un de ses fantasmes, sucer un type, un shampouineur aux mœurs<br />

légères, qui bossait dans le salon de coiffure à côté de chez lui, où il allait<br />

se faire teindre les cheveux (ce qui était quand même étrange, car ses<br />

dreadlocks étaient toujours sales et puantes).


Sur scène, Brad m'a semblé totalement ailleurs, mais j'avais d'autres<br />

soucis que ses marques sur les bras. Il a disparu juste à la fin du show et,<br />

une fois de plus, j'avais d'autres choses plus importantes en tête, car nous<br />

étions entourés de filles très mignonnes. J'aurais dû me sentir concerné,<br />

mais j'en avais marre de faire du baby-sitting.<br />

Il a débarqué à trois heures du matin en compagnie de trois stripteaseuses<br />

que personne ne connaissait. Il portait toujours son costume<br />

de scène — une chemise pourpre sans manches des années soixante-dix<br />

avec des étoiles argentées, un short moulant de femme brillant, avec, en<br />

dessous, des collants rouges décorés de revolvers, ainsi que des rangers.<br />

Il était plus que raide. Ses yeux partaient dans tous les sens et si rapidement<br />

que son regard était complètement brouillé ; il tripotait mécaniquement<br />

l'anneau piercé sur une de ses lèvres et bafouillait de manière<br />

incohérente à propos d'un truc qui semblait capital pour lui. Juste à côté,<br />

les strip-teaseuses avaient les jambes, les bras et le cou bleuis et décolorés<br />

comme si elles étaient à court de veine pour se shooter. Il leur manquait<br />

des dents, et celles qui restaient ressemblaient à des petites bougies<br />

blanches qui fondent sur un gâteau au caramel plus très frais. En chancelant<br />

de manière indécente dans la pièce, elles offraient à tout le monde<br />

de l'héroïne, du Valium, et plein d'autres trucs qui peluchaient dans leurs<br />

poches. Brad semblait se recroqueviller en lui-même, il se ratatinait sur<br />

le canapé et perdait tellement les pédales qu'il ne savait même plus<br />

comment il s'appelait. Son visage était inondé par la transpiration et des<br />

gouttes de sueur tombaient sur ses vêtements. L'espace d'une seconde, il<br />

a semblé retrouver ses esprits. Il m'a regardé droit dans les yeux, puis il<br />

s'est écroulé sur le sol avant de perdre connaissance. Son visage était vert<br />

pâle à cause de la teinture de ses cheveux qui dégoulinait, huileuse sur<br />

son front ridé en sueur, et ses ongles, qu'il ne vernissait jamais, avaient<br />

viré en un mélange de violet et de bleu.<br />

Les strip-teaseuses, par habitude sans doute, se sont enfuies. Dans un<br />

premier temps, j'ai essayé de réveiller Brad — en aidant les autres à le<br />

faire bouger, en lui donnant des claques et lui balançant des bassines<br />

d'eau. Mais en fait, ce dont j'avais vraiment envie, c'était de lui flanquer<br />

des coups de pompe dans les côtes. J'étais fou de colère contre lui et le<br />

cliché qu'était devenue sa vie. Ayant aimé Brad comme on peut aimer un<br />

petit frère, il était d'autant plus facile pour moi de le haïr. Non seulement<br />

l'amour et la haine sont des sentiments proches, mais il est tellement facile<br />

de haïr quelqu'un dont on s'est occupé.<br />

On s'est éloignés de son corps inerte aux couleurs de l'arc-en-ciel et<br />

on a commencé à discuter — non pas pour savoir comment on pouvait<br />

l'aider, mais comment on pouvait lui faire du mal. J'ai proposé de le<br />

retourner et le laisser s'étouffer dans son vomi. Le coroner ne pourrait


pas nous reprocher de l'avoir bougé, la mort de Brad serait attribuée à<br />

sa propre stupidité. On s'est assis, le débat était engagé : pouvions-nous<br />

être arrêtés et accusés d'homicide par imprudence ? Il me restait encore<br />

une once de pitié, pourtant je voyais sa mort comme une sorte de suicide<br />

accompagné. Pour être franc, je pensais qu'il s'était effectivement suicidé,<br />

car le Brad que j'avais rencontré au Kitchen Club lorsque j'avais conçu<br />

le groupe quelques années auparavant était mort, étranger pour lui<br />

et pour moi.<br />

Mais je ne voulais pas qu'une fois mort il mette le groupe en péril<br />

comme il l'avait fait de son vivant. Finalement, c'est uniquement la peur<br />

de se faire arrêter qui nous a empêchés de le laisser mourir. C'était monstrueux,<br />

mais je ne pouvais pas penser autrement. J'étais en train de devenir<br />

le monstre froid dépourvu d'émotion que j'avais toujours voulu être,<br />

et je n'étais pas vraiment certain d'aimer ça. Mais c'était trop tard. La<br />

métamorphose était en bonne voie.<br />

Le lendemain, j'ai appelé le studio où Jeordie était en train d'enregistrer<br />

le premier album indépendant de Amboog-A-Lard. C'était une grande<br />

responsabilité pour Jeordie, parce que non seulement il jouait de la basse<br />

et de la guitare, mais en plus c'était lui qui produisait l'album. Mais je<br />

savais qu'il avait envie de rejoindre Marilyn Manson au point de copiner<br />

avec Brad et de sortir avec lui pour le pousser à boire et à se droguer,<br />

alors qu'on avait dit à Brad d'arrêter les frais.<br />

« Tu veux faire partie du groupe ?<br />

-Eh ben... je suis en plein milieu de l'enregistrement, a soupiré<br />

Jeordie.<br />

- Tu as toujours fait partie du groupe.<br />

- Ouais, je sais.<br />

- Et ton groupe peut pas te blairer, ils essayent juste de te pomper au<br />

maximum.<br />

- J'te rappelle », a-t-il dit. Je le tenais.<br />

Pour moi, Brad était mort, Nancy était morte, et mon sens moral également.<br />

Marilyn Manson était enfin en train de devenir le groupe que<br />

j'avais toujours voulu qu'il soit.<br />

FAIRE CE QUE TU VEUX SERA LA LOI.<br />

veulent toujours savoir quelles<br />

sont mes convictions philosophiques et religieuses. Mais peu me demandent<br />

ce qu'est mon éthique au quotidien — les règles que je me fixe pour<br />

faire face au monde de tous les jours. Voici quelques clés, ne vous gênez<br />

pas pour les découper, puis les coller sur le frigo de votre mère pour qu'elle<br />

ne perde pas de temps.


DROGUES<br />

Le stéréotype qui traîne chez les gens qui ne se sont jamais défoncés,<br />

c'est que tous les gens qui se droguent sont accros, quelle que soit la dope.<br />

En vérité, être accro n'a quasiment rien à voir avec le type de drogue ou<br />

la périodicité à laquelle vous les prenez. D'autres facteurs entrent en ligne<br />

de compte : à partir de quel moment prennent-elles le dessus ? Êtes-vous<br />

capable de mener une vie normale sans en prendre ? Je ne me suis jamais<br />

caché de consommer de la drogue. Mais, cela dit, je n'ai que du mépris<br />

pour les accros. En effet, ceux qui en abusent donnent une mauvaise<br />

image de ceux qui en usent simplement. Je vous propose quelques règles<br />

simples afin que vous puissiez savoir si vous usez ou abusez de la cocaïne,<br />

du hasch ou d'autres substances. Réfléchissez bien, vous êtes accros si...<br />

1 VOUS VOUS PAYEZ DE LA DROGUE.<br />

2 VOUS UTILISEZ UNE PAILLE PLUTÔT QU'UN DOLLAR ROULÉ.<br />

3 VOUS UTILISEZ LE MOT PÉTARD.<br />

4 VOUS ÊTES UN GARÇON ET VOUS ÊTES BACKSTAGE À UN CONCERT<br />

DE MARILYN MANSON (À MOINS QUE VOUS SOYEZ<br />

DEALER OU OFFICIER DE POUCE).<br />

5 VOUS POSSÉDEZ PLUS D'UN DISQUE DE PINK FLOYD.<br />

6 VOUS PRENEZ DE LA COCAÏNE PENDANT UN SHOW (SI VOUS EN PRE-<br />

NEZ APRÈS, TOUT VA BIEN. SI VOUS EN PRENEZ AVANT, VOUS ÊTES<br />

PRÊT À TOMBER DEDANS).<br />

7 LA SIMPLE MENTION DE LA COCAÏNE VOUS FAIT FRISSONNER OU<br />

BIEN EN VOIR VOUS DONNE ENVIE DE CHIER.<br />

8 VOUS AVEZ ÉCRIT PLUS DE DEUX CHANSONS FAISANT RÉFÉRENCE À<br />

LA DROGUE.<br />

9 VOUS AVEZ DÉJÀ ÉTÉ VIRÉ D'UN GROUPE POUR USAGE<br />

MASSIF DE DROGUE.<br />

10 UNE DE VOS COPINES EST MANNEQUIN.<br />

11 VOUS HABITEZ LA NOUVELLE- ORLÉANS.<br />

12 VOUS PAYEZ VOTRE ÉPICIER AVEC DES DOLLARS ROULÉS.<br />

13 VOUS AVEZ FAIT PARTIE DE DR HOOK, OU VOUS CONNAISSEZ<br />

PAR CŒUR UNE DES CHANSONS DE DR HOOK<br />

14 LES CHIFFRES EN RELIEF DE VOTRE CARTE DE CRÉDIT, SURTOUT LE<br />

o, LE 6 ET LE 9, SONT RECOUVERTS D'UNE MYSTÉRIEUSE POUDRE<br />

BLANCHE.


15 VOUS ÊTES SEUL DANS VOTRE CHAMBRE D'HÔTEL AU COURS D'UNE<br />

TOURNÉE, ET VOUS VOUS DÉFONCEZ.<br />

16 VOUS PRENEZ DE LA DROGUE AVANT SIX HEURES DU SOIR OU APRÈS<br />

SIX HEURES DU MATIN.<br />

17 VOUS HAÏSSEZ LA TERRE ENTIÈRE. (SI VOUS AIMEZ TOUT LE MONDE,<br />

C'EST QUE VOUS PRENEZ DE L'ECSTASY ET ÇA, J'AIME PAS.)<br />

18 VOUS CONNAISSEZ LE NOM DU BOUT DE PEAU SITUÉ ENTRE LE<br />

POUCE ET L'INDEX.<br />

19 VOUS AVEZ DÉJÀ DIT « C'EST MA DERNIÈRE LIGNE », OU<br />

À L'INVERSE : « QUELLE LIGNE EST LA PLUS GROSSE ? »<br />

20 VOUS INVITEZ DES GENS À VENIR CHEZ VOUS ALORS QUE VOUS ÊTES<br />

DÉFONCÉ.<br />

21 LORSQUE VOUS ÊTES DÉFONCÉ, VOUS PARLEZ DE VOTRE ENFANCE À<br />

TOUT LE MONDE.<br />

22 À CET INSTANT PRÉCIS, VOUS NE PENSEZ PAS À UNE PAIRE<br />

DE SEINS.<br />

23 VOUS AVEZ POUR HABITUDE DE DIRE : « JE NE FAIS ÇA QUE LORSQUE<br />

JE SUIS AVEC TOI. »<br />

24 VOUS AVEZ UN GARDE DU CORPS QUI SURVEILLE LA PORTE<br />

LORSQUE VOUS ALLEZ DANS LA SALLE DE BAINS.<br />

25 VOUS ÊTES UN MEC ET VOUS PARLEZ PLUS DE CINQ MINUTES À UNE<br />

FILLE QUI A UN PETIT AMI, PARCE QU'ELLE A DE LA DROGUE.<br />

26 VOUS ÊTES UN ENFANT DE LA BALLE.<br />

27 SI EN LISANT CE LIVRE VOUS VOUS FAITES UNE LIGNE À CHAQUE<br />

FOIS QUE LE MOT DROGUE EST MENTIONNÉ, NON SEULEMENT VOUS<br />

ÊTES ACCRO, MAIS IL SE PEUT QUE VOUS SOYEZ DÉJÀ MORT.<br />

LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : 1, 4 (mais ça ne<br />

compte pas), 5, 6 (et je suis retourné sur scène avec un billet d'un dollar<br />

coincé dans une narine), 7, 8 (j'en ai écrit des douzaines), 12, 13, 14<br />

(sauf si j'ai fait le ménage parce que je passe une frontière), 15, 16, 17,<br />

19, 20, 21 (mais seulement pour ce livre), 24, 25.


HOMOSEXUALITÉ<br />

Ma philosophie en ce qui concerne la sexualité est que tout le monde<br />

fait ce qu'il a envie de faire. Tout ce que je demande c'est que vous en<br />

connaissiez les règles. J'ai sucé la bite de plusieurs types, ce qu'un paquet<br />

d'hétéros n'admettront pas avoir fait ou avoir eu envie de faire. De la<br />

même façon qu'on ne met pas une fille enceinte en l'embrassant, on ne<br />

devient pas gay en suçant la bite d'un type (à moins de violer la règle<br />

n° 3). Je n'ai rien contre le fait d'être gay — je veux juste mettre à plat<br />

les raisons qui amènent à être gay. Il est important de noter que cette liste<br />

ne concerne que les hommes, les femmes étant toutes lesbiennes par nature.<br />

Regardons les choses en face (sans faire d'ironie) — si vous remplissez<br />

l'une des conditions ci-dessous, alors vous êtes gay.<br />

1 SI VOUS AVEZ SUR VOUS LE SPERME D'UN AUTRE.<br />

2 SI VOUS AVEZ DÉJÀ POSSÉDÉ UN ALBUM DES SMTTHS.<br />

3 SI VOUS BANDEZ LORSQUE VOUS SUCEZ LA BITE D'UN MEC.<br />

SI VOUS NE BANDEZ PAS, TOUT VA BIEN - À MOINS QU'IL NE BALANCE<br />

SON SPERME SUR VOUS.<br />

4 SI MICHAEL STIPE EST DANS UNE PIÈCE AVEC VOUS ET QUE VOUS<br />

SOYEZ EN TRAIN DE BAISER UNE FEMME, VOUS ÊTES BISEXUEL.<br />

5 SI VOUS ÊTES DANS UN BAR GAY, VOUS N'ÊTES PAS GAY. PAR CONTRE,<br />

SI VOUS ÊTES DANS UN BAR HÉTÉRO ET SI VOUS PARLEZ AVEC UN<br />

TYPE PLUS LONGTEMPS QUE VOUS NE LE FERIEZ AVEC UNE FEMME,<br />

ALORS VOUS ÊTES GAY.<br />

6 SI VOUS BATTEZ LA MESURE EN ÉCOUTANT LES SMITHS.<br />

7 SI VOUS PARLEZ D'ART PENDANT PLUS DE TROIS QUARTS D'HEURE.<br />

8 SI VOUS AVEZ DÉJÀ PORTÉ UN BÉRET.<br />

9 SI VOUS EMBRASSEZ UN GARÇON ET QU'IL BANDE, VOUS N'ÊTES PAS<br />

GAY, À MOINS QUE VOUS NE VOUS METTIEZ À BANDER ÉGALEMENT.<br />

10 SI VOUS BAISEZ - AVEC UN HOMME OU UNE FEMME - EN<br />

ÉCOUTANT LES SMITHS, VOUS ÊTES GAY.<br />

11 SI VOTRE SEUL BUT DANS LA VIE EST DE METTRE LES FILLES<br />

ENCEINTES POUR QU'IL Y AIT ENCORE PLUS DE FILLES QUI AIENT DES<br />

RELATIONS HOMOSEXUELLES.<br />

12 SI EN VOUS MASTURBANT VOUS BALANCEZ LE SPERME SUR VOUS.<br />

13 SI VOUS AVEZ UNE ÉRECTION EN REGARDANT L'ÎLE AUX NAUFRAGÉS.<br />

14 SI VOUS N'AVEZ PAS D'ÉRECTION EN REGARDANT MA SORCIÈRE BIEN-<br />

AIMÉE.<br />

15 SI VOUS ÊTES DANS LES TOILETTES D'UN BAR, LA BITE À LA MAIN,<br />

PENDANT QUE PASSE UNE CHANSON DES SMITHS.<br />

16 SI VOUS VOUS APPELEZ PAUL ET QUE L'ON VOUS SURNOMME POPAUL.<br />

17 SI VOUS ÊTES COPAIN AVEC QUELQU'UN QUI S'APPELLE POPAUL.<br />

18 SI VOUS NE TROMPEZ PAS VOTRE FEMME ET SI VOUS VOUS EN SERVEZ<br />

UNIQUEMENT COMME PRÉTEXTE POUR QUE LES GENS PENSENT QUE<br />

VOUS N'ÊTES PAS GAY.<br />

19 SI UNE DE VOS COPINES EST MANNEQUIN.<br />

20 SI VOUS BAISEZ UNE FILLE QUI AIME LES SMITHS.<br />

21 SI VOUS NE MANGEZ PAS DE VIANDE PARCE QUE L'ALBUM DES SMITHS<br />

MEAT IS MURDERA CHANGÉ VOTRE VIE.<br />

22 SI VOUS FAITES QUOI QUE CE SOIT DE RELIGIEUX.<br />

23 SI VOUS BAISEZ AVEC UNE FEMME ENCEINTE QUI ATTEND UN GARÇON,<br />

VOUS ÊTES GAY. SI VOUS BALANCEZ VOTRE SPERME SUR LA POCHE DES<br />

EAUX, LE BÉBÉ AUSSI SERA GAY LORSQU'IL SERA GRAND.<br />

24 SI VOUS AVEZ DÉJÀ EU UNE COUPE DE CHEVEUX COMME CELLE DE<br />

MORRISSEY.<br />

25 SI VOUS VOUS ÊTES DÉJÀ FAIT COUPER LES CHEVEUX PENDANT QU'UN<br />

ALBUM DE MORRISSEY OU DES SMITHS PASSAIT.<br />

26 SI VOUS AVEZ DÉJÀ EU DES CONVERSATIONS SUR LES CRISTAUX, SI VOUS<br />

EN AVEZ DÉJÀ POSSÉDÉ - SURTOUT S'IL S'AGIT DE CRISTAUX<br />

DE MÉTHADONE.<br />

27 SI VOUS VOUS ÊTES DÉJÀ MIS DES PANSEMENTS AU BOUT DES SEINS<br />

PARCE QUE VOUS TROUVIEZ ÇA CHIC.<br />

28 SI VOUS AVEZ PASSÉ PLUS D'UNE SEMAINE À SOUTH BEACH.<br />

29 SI, À CE MOMENT PRÉCIS, VOUS NE PENSEZ PAS À UNE PAIRE DE SEINS.<br />

30 SI VOUS AIMEZ TOUJOURS JUDAS PRIEST ALORS QUE VOUS CONNAISSEZ<br />

LA RUMEUR COMME QUOI ROB HALFORD SERAIT GAY.<br />

31 SI VOUS BANDEZ EN CHIANT.<br />

32 SI VOUS SAVEZ QUEL GOÛT A LE SPERME (SURTOUT LE VÔTRE).<br />

33 SI VOUS EMBRASSEZ UNE FILLE AVEC LA LANGUE APRÈS QU'ELLE A AVALÉ<br />

VOTRE SPERME.<br />

34 SI LIRE CECI VOUS FAIT BANDER.<br />

35 SI VOUS CONNAISSEZ LE NOM DE N'IMPORTE QUEL DES MUSICIENS<br />

AYANT FAIT PARTIE DES SMITHS, EN DEHORS DE MORRISSEY ET DE<br />

JOHNNYMARR.<br />

36 SI VOUS ÊTES UN MANNEQUIN HOMME.<br />

37 SI VOUS VOUS ÊTES ÉTRANGLÉ EN ÉCOUTANT BOYS DON'T CRYBES<br />

CURE.<br />

38 SI VOUS ÊTES STYLISTE.<br />

39 SI VOTRE PRÉNOM, VOTRE NOM OU VOTRE SURNOM EST MORRISSEY.<br />

LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : 1, 2, 12 (celles qui<br />

font que, probablement, nous sommes tous gays), 20 (sans le faire<br />

exprès), 26, 30, 33, 38 (je dessine moi-même mes vêtements).


INFIDÉLITÉ<br />

Bien que les rock stars aient une réputation de pillards éhontés dès<br />

qu'ils aperçoivent une paire de seins libre et onéreuse, la vérité est que<br />

nous sommes complètement fidèles à nos petites amies. Je peux dire honnêtement<br />

que je n'ai jamais trompé ma petite amie. Et tout ça parce que<br />

j'ai respecté les règles listées ci-dessous : elles sont ici pour que vous vous<br />

en serviez, et aussi pour faire votre éducation.<br />

1 VOUS POUVEZ PELOTER DES FAUX SEINS CAR, JUSTEMENT, ILS NE<br />

SONT PAS VRAIS : IL N'Y A DONC PAS INFIDÉLITÉ.<br />

2 SI VOUS NE VOUS SOUVENENEZ PAS DE LEUR NOM, ÇA NE<br />

COMPTE PAS.<br />

3 SI VOUS NE LES RAPPELEZ JAMAIS APRÈS, ÇA NE COMPTE PAS.<br />

4 LES PIPES NE COMPTENT PAS - C'EST COMME DONNER UNE<br />

POIGNÉE DE MAIN OU SIGNER DES AUTOGRAPHES.<br />

5 SI VOUS LA CÂLINEZ, IL Y A INFIDÉLITÉ.<br />

6 SI VOUS ÊTES DANS UN FUSEAU HORAIRE QUI EST EN AVANCE SUR<br />

LE FUSEAU HORAIRE DANS LEQUEL SE TROUVE VOTRE PETITE AMIE,<br />

SERVEZ-VOUS DE L'ÉQUATION SUIVANTE : SOIT X LE DÉCALAGE<br />

HORAIRE ENTRE LES DEUX PAYS, SOIT Y LE NOMBRE D'HEURES<br />

ÉCOULÉES DEPUIS LA DERNIÈRE FOIS QUE VOUS AVEZ COUCHÉ<br />

AVEC UNE AUTRE FEMME. SI VOUS AVEZ VOTRE PETITE AMIE<br />

AU TÉLÉPHONE ET QUE Y EST INFÉRIEUR À X, VOUS NE L'AVEZ<br />

PAS TROMPÉE, PARCE QUE ÇA NE S'EST PAS ENCORE PRODUIT. PAR<br />

CONTRE, SI Y EST SUPÉRIEUR À X, VOUS L'AVEZ TROMPÉE.<br />

7 SI VOUS ÊTES EN EUROPE, AU CANADA, EN AMÉRIQUE DU SUD OU AU<br />

JAPON, VOTRE CONTRAT DE MARIAGE N'EST PAS VALABLE. VOUS<br />

POUVEZ DONC COUCHER AVEC QUI VOUS VOULEZ.<br />

8 SI VOUS BAISEZ AVEC QUELQU'UN LA VEILLE DE REVOIR VOTRE<br />

PETITE AMIE, PAS DE PROBLÈME, VOUS ÊTES JUSTE EN TRAIN DE<br />

VÉRIFIER QUE VOUS N'AUREZ PAS D'ÉJACULATION PRÉCOCE<br />

LORSQUE VOUS LA REVERREZ.<br />

10 SI C'EST AU COURS D'UN SHOW, ÇA NE COMPTE PAS.<br />

11 SI VOUS FAITES ÇA PAR INTÉRÊT POUR VOTRE CARRIÈRE, ÇA NE<br />

COMPTE PAS. PAR CONTRE, SI C'EST POUR AIDER SA CARRIÈRE, IL Y A<br />

INFIDÉLITÉ.<br />

12 SI VOUS VOUS RAPPELEZ LE NOM D'UNE FILLE QUI A JUSTE TIRÉ UN<br />

COUP AVEC UN AUTRE, DANS CE CAS VOUS ÊTES INFIDÈLE PARCE QUE<br />

VOUS Y PENSEZ PLUS QUE LE TYPE QUI A COUCHÉ AVEC ELLE. SI VOUS<br />

N'AVEZ PAS DE PETITE AMIE, CETTE SITUATION VOUS DÉPRIME : VOUS<br />

AVEZ DONC TROMPÉ VOTRE PROCHAINE PETITE AMIE.<br />

13 SI C'EST L'ANNIVERSAIRE DE QUELQU'UN, ÇA NE COMPTE PAS<br />

(SURTOUT SI C'EST LE VÔTRE).<br />

14 SI LA FILLE A UN TATOUAGE AVEC VOTRE NOM, C'EST LA MOINDRE<br />

DES COURTOISIES QUE DE BAISER AVEC ELLE.<br />

15 SI VOUS AVEZ UNE RELATION ANALE AVEC QUELQU'UN D'AUTRE, ÇA<br />

NE COMPTE PAS, PARCE QU'IL N'Y A PAS EU COÏT (À MOINS QUE VOUS<br />

NE SORTIEZ AVEC MORRISSEY).<br />

16 SI ELLE PORTE LE MÊME PRÉNOM QUE VOTRE PETITE AMIE, ÇA NE<br />

COMPTE PAS - IL SUFFIT EN FAIT QUE LA PREMIÈRE LETTRE DE SON<br />

PRÉNOM SOIT LA MÊME. DANS LES AUTRES CAS, ASPERGEZ-LA AVANT<br />

AVEC LE MÊME PARFUM QUE CELUI DE VOTRE PETITE AMIE : VOUS<br />

SEREZ TOTALEMENT DÉDOUANÉ.<br />

17 SI, LE MATIN, VOUS LEUR EXPLIQUEZ QUE VOUS LES RESPECTEZ<br />

ET QU'EN PLUS VOUS CROYEZ EN CE QUE VOUS DITES, ALORS, VOUS<br />

ÊTES GAY.<br />

LES RÈGLES QUE J'AI TRANSGRESSÉES : Aucune.


J'AI VU UN GÉNIE DE LA SOUFFRANCE TEL QU'IL EST DÉCRIT PAR<br />

NIETZSCHE LORSQU'IL LES DÉPEINT, CAPABLES DE DÉVELOPPER DE<br />

MANIÈRE ILLIMITÉE ET EFFRAYANTE LEUR PROPRE DOULEUR. J'AI VU EN<br />

MÊME TEMPS QUE LES RACINES DE CE PESSIMISME N'ÉTAIENT PAS DUES<br />

À UN MÉPRIS DE L'HUMANITÉ MAIS À UN MÉPRIS DE SOI-MÊME ;<br />

CEPENDANT, IL A DÛ SANS PITIÉ ANÉANTIR LES INSTITUTIONS<br />

ET LES GENS PAR UN DISCOURS DONT LUI-MÊME SE TENAIT À L'ÉCART.<br />

C'ÉTAIT TOUJOURS LUI LE PREMIER ET LE PLUS EN VUE QUI TIRAIT<br />

LA FLÈCHE DE CUPIDON, D'ABORD SUR LUI-MÊME ET ENSUITE<br />

SUR LES GENS QU'IL HAÏSSAIT OU MÉPRISAIT.


LE ROI DES ORDURES DEVIENT PROPRE :<br />

PREMIÈRE PARTIE D'UNE HISTOIRE EN DEUX PARTIES<br />

par Sarah Fim<br />

Empyrean Magazine, 1995 1<br />

Des images de garçons nus et de corps en décomposition scintillent sur<br />

l'écran de la télé dans la chambre d'hôtel de Marilyn Manson, tandis qu'il<br />

retire ses lunettes de soleil et s'installe sur le canapé. Des photos, des vêtements<br />

et des journaux sont éparpillés sur le sol, tels les débris d'une année<br />

chargée pour Manson, leader du groupe de rock à scandale et controversé<br />

du même nom. Pratiquement du jour au lendemain, le quintette a été<br />

catapulté directement du statut de petit groupe local de Floride à une<br />

machine à remplir les stades, après avoir signé sur Nothing Records, le<br />

label de Trent Reznor de Nine Inch Nails. Depuis, Manson, dont le véritable<br />

nom est Brian Warner, a été arrêté, interdit et battu. Il a été accusé<br />

de torturer des femmes, de tuer des animaux et d'immoler son batteur<br />

par le feu. Aujourd'hui, pour la première fois, il accepte de parler franchement<br />

devant un magnétophone de ses deux dernières années de folie.<br />

Pour être certain qu'il ne revienne pas sur sa promesse, nous avions fait<br />

le plein d'alcool et de drogues et, de plus, loué l'un de ses films préférés,<br />

le western spaghetti hallucinogène d'Alexandre Jodorowsky, El Topo.<br />

Sur la table en verre, pile devant lui, traîne le CD de Judas Priest, British<br />

Steel, celui où il y a une lame de rasoir sur la pochette. Cette photo<br />

est parfaitement appropriée, car dessus sont disposées plusieurs lignes de<br />

la cocaïne la plus pure que les directeurs d'Empyrean puissent s'offrir. Manson<br />

roule un billet de 20 dollars et s'enfile la moitié d'une des lignes dans<br />

la narine droite. Il rejette la tête en arrière en secouant ses longs cheveux<br />

noirs, penche à nouveau la tête en avant, et sniffe le reste de la ligne par<br />

l'autre narine. En musique, comme dans la vie, Marilyn Manson ne joue<br />

pas les bons élèves. Il aime tout détruire sans faire de concession.<br />

EMPYREAN : T'as l'air épuisé.<br />

MANSON : Ouais. Je me suis réveillé à sept heures ce matin et j'ai essayé<br />

de trouver quelqu'un avec qui parler, mais y avait personne. J'ai tourné<br />

en rond comme un lion en cage. Alors, j'ai appelé Missi [sa petite amie].<br />

1. Cette série d'articles a, au départ, été écrite pour Empyrean Magazine, vol. 7, n° 2<br />

et 3, de mai et juin 1995. Ils n'ont jamais été publiés suite à une décision de l'éditeur<br />

d'Empyrean, Centaur Enterprises, qui a estimé que l'interview n'avait pas respecté<br />

l'éthique professionnelle, et ce dans le but d'arracher des informations à M. Manson.<br />

Le magazine a cessé de paraître peu de temps après.<br />

Il y a quelque chose qui cloche avec les gens qui m'aiment, alors que je ne<br />

suis vraiment pas un type aimable.<br />

Ça te dit, une ligne ?<br />

Je pourrais me faire une ligne, et puis...<br />

... voir si t'en as besoin d'une autre ?<br />

En fait, y faut pas commencer.<br />

Mais tu en as toujours besoin d'une autre.<br />

Ouais, si on commence, on peut pas s'arrêter, question d'équilibre [reniflements].<br />

Raconte-nous comment t'as fini par quitter Fort Lauderdale.<br />

Bon, ça s'est passé au moment où j'ai décidé de raccourcir le nom du<br />

groupe en Marilyn Manson, en fait tout le monde nous appelait comme<br />

ça. Le groupe commençait à sortir de sa période BD pour prendre une<br />

tonalité plus sérieuse. Différents labels s'intéressaient à nous. Epic nous<br />

avait fait venir à New York pour un showcase. On avait été dragués<br />

par Michael Goldstone, le type qui, à l'époque, venait juste de signer Pearl<br />

Jam. Leur album était pas encore sorti : je suis tombé dessus et j'ai trouvé<br />

ça très médiocre. C'est vrai qu'en même temps j'idéalisais notre musique,<br />

j'anticipais notre succès. Mon ego en a pris un coup lorsque Epic a fini<br />

par nous dire qu'ils n'aimaient pas ce qu'on faisait. La déception a été<br />

énorme, parce qu'on avait craqué les trois quarts de notre pognon pour<br />

aller à New York.<br />

Comment en es-tu arrivé à travailler avec Trent Reznor ?<br />

Tout a commencé le jour de notre retour, on était presque fauchés.<br />

Missi et moi, on est passés au magasin de disques où j'avais travaillé pour<br />

acheter Broken de Nine Inch Nails qui était sorti le jour même. Je me disais<br />

que ça faisait un moment que je n'avais pas eu de nouvelles de Trent ; on<br />

avait pourtant l'habitude de s'appeler de temps en temps, juste histoire<br />

de se dire bonjour, de garder le contact. Pendant que j'écoutais le disque,<br />

j'ai reçu un coup de téléphone du manager de Trent, qui me demandait<br />

de lui envoyer des démos. (Ce genre de coïncidence m'arrive toujours et<br />

me porte à croire que tout vient à point.) Je savais pas pourquoi il voulait<br />

une démo. Peut-être simplement pour l'écouter.<br />

Quelques jours plus tard, j'ai reçu un coup de fil.<br />

« Salut, c'est Trent. »<br />

Et j'réponds un truc comme : « Hé, qu'est-ce qui se passe ? »<br />

Et il me répond : « Bon, tu devineras jamais où j'suis. J'habite dans la<br />

maison de Sharon Tate. » C'était marrant, parce que la première fois que


je l'avais rencontré, je lui avais dit que l'un de mes rêves était d'enregistrer<br />

My Monkey, version très personnelle d'une chanson de Charles<br />

Manson, dans la maison de Sharon Tate. Je n'y croyais pas : voilà que Trent<br />

y était.<br />

Il me dit : « Pointe-toi. On est en train de tourner une vidéo pour un<br />

de mes titres, je voudrais que t'y joues de la guitare. »<br />

Je lui réponds : « Eh bien, je sais pas vraiment jouer de la guitare. »<br />

Mais j'y suis quand même allé et j'ai fait semblant de jouer de la guitare<br />

sur un clip qui n'est toujours pas sorti. Le morceau s'appelait Gave Up.<br />

Et du coup, tu as signé sur Nothing ?<br />

En fait, je savais pas encore que Trent démarrait un label. Nous avons<br />

juste traîné, passé du bon temps, c'est comme ça qu'on est devenus de<br />

plus en plus proches, et que notre amitié a commencé.<br />

Tu as des souvenirs précis de cette époque ?<br />

Je me rappelle le soir où Trent a plaqué sa copine, une riche adolescente<br />

tellement entichée de lui qu'elle s'était fait tatouer ses initiales sur<br />

le cul. Nous sommes allés au Smalls, un bar de LA. où on a rencontré des<br />

filles (aujourd'hui, je voudrais même pas qu'elles sortent mes poubelles).<br />

Mais, à cette époque, elles me semblaient être le genre de gonzesses qui<br />

valaient le coup parce que je ne connaissais pas mieux.<br />

En fait, on était pas spécialement attirés par le sexe. On voulait juste<br />

s'amuser comme deux nouveaux copains. On a donc ramené ces deux horreurs<br />

chez lui ; je me souviens que l'une d'entre elles s'appelait Kelly, ce<br />

que j'avais trouvé intéressant, car ce prénom, tout comme son visage, pouvait<br />

appartenir à une fille ou à un garçon. On a tourné une vidéo que j'ai<br />

perdue depuis. Je sais juste qu'elle s'appelait Le Trou du cul de Kelly. Tu<br />

dois deviner pourquoi.<br />

Non. Explique-moi.<br />

Ben, on leur a joué un des mauvais tours qui m'ont rendu assez célèbre.<br />

Il faut remplir à ras bord un grand verre de tequila pour ton adversaire,<br />

ou ta victime, puis tu te remplis un verre de bière en faisant croire à l'autre<br />

que c'est aussi de la tequila. Tu le persuades de boire son verre cul sec à<br />

en vomir, à en perdre connaissance, et puis tu le laisses souffrir le martyre.<br />

On m'a fait ce genre de blague lorsque j'étais plus jeune.<br />

Comme d'habitude, cette sale blague a marché ; Kelly et sa copine<br />

étaient bourrées, elles couraient autour de la pelouse où Sharon Tate et<br />

ses amis avaient été assassinés. Elles ont sauté dans la piscine et, bizarrement,<br />

j'ai suivi. C'est pourtant un truc que j'aime pas faire parce que je ne<br />

sais pas nager. Bref, j'étais dans la piscine en compagnie d'une morue, il<br />

n'y a que comme ça que je peux la décrire. Elle sentait aussi fort qu'un<br />

marsouin femelle et elle ressemblait à un monstre marin. Pour essayer<br />

d'animer la soirée, j'ai proposé : « Et si on jouait à colin-maillard, on vous<br />

met un bandeau sur les yeux, et vous essayez de reconnaître les gens qui<br />

vous touchent. » Du coup Trent et moi, on attire notre morue dans le salon,<br />

tandis que l'autre fille s'est déjà évanouie et, avec un peu de chance, noyée<br />

dans son vomi.<br />

On a bandé les yeux de la créature marine. Non. En fait, on lui a juste<br />

noué une serviette autour de la tête, son visage était recouvert et nous<br />

nous sentions plus à l'aise. Non pas que son corps était mieux que sa gueule.<br />

C'était terrible, j'en ai encore honte rien que d'en reparler.<br />

On a commencé à lui pincer le bout des seins tout en lui caressant l'entrecuisse<br />

pour voir ce qu'il s'y passait. On rigolait parce qu'on était tous<br />

les deux bourrés certes, mais pas autant qu'elle. En fond sonore passait un<br />

album de Ween dont les paroles étaient : « C'est ta pointure, fais-la jouir... »<br />

tandis que le jeune Trent Reznor et moi-même fourrions nos doigts dans<br />

la cavité fertile d'une étrange femme-poisson à la recherche de caviar. On<br />

a fini par se retrouver confrontés à un nodule étrange — un duvet blanc<br />

ou un grain de mais — qu'elle avait sur la partie extérieure du rectum. On<br />

était horrifiés, on s'est regardés, choqués, dégoûtés. Mais il fallait qu'on<br />

avilisse jusqu'au bout cette pauvre créature innocente. J'ai donc pris un<br />

briquet et j'ai commencé à lui brûler les poils du pubis. Ça lui faisait pas<br />

mal, mais l'odeur qui s'en dégageait n'a amélioré en rien la qualité de l'air<br />

ambiant.<br />

Malheureusement, il n'y a eu aucune apogée à cette histoire, si ce n'est,<br />

je pense, qu'elle avait seulement besoin de se faire cajoler, et on est alors<br />

partis en courant.<br />

A-t-elle fini par vous avoir ?<br />

Je crois que Trent aurait pu finir par se la faire parce qu'il a une certaine<br />

attirance pour les femmes douteuses. On a tous un penchant à embarquer<br />

des filles moches en se disant qu'elles seront moins moches le<br />

lendemain matin. Mais, immanquablement, elles se révèlent encore pires.<br />

Là, je suis allé me coucher en espérant oublier cette histoire. C'est ce<br />

qui s'est passé le lendemain, et ça nous a rapprochés, Trent et moi : il m'a<br />

expliqué qu'il démarrait son propre label « Nothing », au travers d'Interscope<br />

Records, et qu'il voulait que sa première signature soit Marilyn Manson.<br />

Je pensais que c'était le meilleur label possible pour nous, car Trent<br />

en avait tellement marre des mauvaises expériences avec son ancienne<br />

maison de disques, TVT, que l'une de ses priorités était de ne jamais décevoir<br />

ou maltraiter les groupes accueillis sur Nothing.<br />

Trent m'a dit avoir été particulièrement impressionné par Live as Hell,<br />

une des démos qui étaient sorties à l'époque. Nous l'avions enregistrée<br />

dans une station de radio de Tampa Bay, et le son était complètement


pourri. Notre batteur de l'époque, Freddy the Wheel [Sara Lee Lucas], avait<br />

un rythme aussi impressionnant que le trou du cul de Kelly.<br />

Parle-moi de l'enregistrement de ton premier album. Portrait of an<br />

American Family, qui, l'année dernière, a été élu meilleur album de l'année<br />

par nos lecteurs.<br />

Au départ, ça a été une véritable catastrophe. On est allés enregistrer<br />

à Hollywood, en Floride, aux studios Criteria qui appartiennent aux Bee<br />

Gees. Le type avec qui on travaillait s'appelait Roli Mossiman, un personnage<br />

plutôt étrange. Je sais plus s'il était suisse ou allemand — en tout<br />

cas, il venait d'un pays où la brosse à dents n'existe pas. Il lui restait six<br />

— peut-être sept — dents dans la bouche. Et il en a perdu deux au cours<br />

de l'enregistrement. Pourries, elles tombaient tout naturellement et ça<br />

l'empêchait pas de fumer. Et tu sais ce que je ressentais ?<br />

Ton manager m'a dit que tu le méprisais.<br />

Exact. En studio, Roli s'amenait la cigarette au bec et cherchait à partir<br />

le plus rapidement possible. Il arrêtait pas de nous raconter comment<br />

c'était lorsqu'il faisait partie des Swans, ce qui était une des raisons pour<br />

lesquelles nous l'avions choisi. En fait, il travaillait entre cinq et six minutes<br />

par jour.<br />

Lorsqu'on a enfin fini, Roli a fait exactement le contraire de ce que<br />

j'attendais de lui. Je pensais qu'il allait ajouter une touche sombre. Mais<br />

il essayait d'arrondir les angles, pour nous faire ressembler à un groupe<br />

pop, ce qui ne m'intéressait pas du tout, à l'époque. Le disque que nous<br />

étions en train de faire avec lui allait être terne et sans âme. Trent, pensant<br />

la même chose, s'est porté volontaire pour nous aider à réparer ce<br />

qui avait été abîmé.<br />

Et le groupe est parti à Los Angeles ?<br />

Non, dans un premier temps, j'y suis allé tout seul pour essayer de<br />

remixer les morceaux qui me semblaient récupérables. Il m'est arrivé un<br />

truc bizarre un jour où je me suis senti prêt. J'ai appelé en Floride pour<br />

parler à Daisy [Berkowitz, guitariste], et je suis tombé sur Pogo [clavier<br />

connu sous le nom de Madonna Wayne Gacy]. Il m'a dit qu'ils étaient au<br />

Squeeze et raides d'équerre. Daisy ne tenant pas l'alcool, il s'était écroulé<br />

et éclaté la tronche. Il s'était ouvert le menton et avait perdu la mémoire.<br />

En se réveillant, il ne savait plus qui il était et n'arrêtait pas de dire : « Où<br />

est ma voiture ? Où est ma voiture ? » Il était persuadé d'avoir eu un accident<br />

de voiture. Quand je l'ai appelé, on aurait dit quelqu'un d'autre. Je<br />

pouvais pas communiquer avec lui. Il comprenait pas ce que j'essayais de<br />

lui dire et savait probablement pas qui j'étais. Les médecins lui ont annoncé<br />

qu'il avait une bulle d'air dans le cerveau.<br />

Y avait-il des tensions dans le groupe à cette époque ?<br />

C'est Trent qui m'a vite fait observer qu'il y avait des problèmes dans le<br />

groupe. Il avait remarqué, comme tous ceux qui travaillaient avec lui, que<br />

Freddy the Wheel était un de nos points faibles. Brad Stewart [au départ<br />

bassiste de Gidget Gein] était lui aussi encore dans le groupe, et je savais<br />

qu'il était un autre point faible surtout depuis ses trois ou quatre overdoses.<br />

J'étais sur le point de le virer pour le remplacer par Twiggy Ramirez.<br />

D'autre part, pas mal de gens aimaient pas Daisy, non seulement à cause<br />

de son caractère caustique, mais ils trouvaient également qu'il n'avait pas<br />

une technique extraordinaire — personnellement, je trouvais qu'il jouait<br />

pas mal et j'avais jamais de problèmes avec lui. Je savais que nous étions<br />

aux portes du succès, mais je n'étais pas satisfait. Marilyn Manson n'était<br />

pas le groupe qu'il pouvait être. Je savais que je devais faire un tour en<br />

enfer pour amener le groupe là où je voulais. Je ne suis toujours pas revenu<br />

de l'enfer. Vous savez, la seule façon d'en sortir, c'est de vraiment toucher<br />

le fond.<br />

Je suis désolé. Une autre ligne ?<br />

Sniffer la poudre ? OK ? [Bruits de couteau, reniflements.]<br />

On en était où ?<br />

On parlait de Daisy.<br />

Lorsque Daisy est sorti de l'hôpital, on lui a dit : « Ramène-toi. Viens<br />

écouter les mixes. Il faut qu'on cale les autres chansons. » Le jour où il était<br />

censé venir, il a raté son avion et est arrivé en retard. Il est entré dans le<br />

studio, c'était la première fois que Trent se trouvait face à lui. Trent lui a<br />

dit bonjour, et Daisy, agressif, a commencé à jouer au lèche-cul. Comme<br />

d'habitude, on avait l'impression qu'il s'était passé de la graisse sur le visage<br />

et les cheveux. Le gamin avait besoin de Stridex. Bon, il entre, avec sa tête<br />

d'adolescent boutonneux et coléreux. Trent lui balance : « Tu veux écouter<br />

les mixes ? »<br />

Et Daisy lui répond : « Non, je vais fumer une dope. » Il s'est montré<br />

crétin d'entrée de jeu et ça me rendait mal à l'aise parce qu'il fallait que<br />

je prenne sa défense. Lorsqu'il a enfin entendu les mixes, Daisy ne leur a<br />

prêté aucune attention et n'a fait aucun commentaire. Il s'est contenté de<br />

nous prendre la tête avec ses foutus projets musicaux.<br />

On a quasiment passé le mois suivant à essayer de réenregistrer des<br />

chansons et à arranger les choses. Et on a tous compris qu'il n'était pas<br />

facile de travailler avec Daisy. Il était têtu, incapable de se souvenir d'aucune<br />

chanson de l'album. Il se contentait de gérer son agenda personnel<br />

de musicien. Il voulait nous déballer toutes ses qualités. Faire ce disque a<br />

parfois été frustrant. Mais on s'est surtout bien amusés. C'était nouveau.<br />

La vie semblait valoir la peine d'être vécue.


Pendant que nous travaillions sur Portrait, Trent commençait son album,<br />

The Downward Spiral. On a passé de bons moments à bosser ensemble.<br />

C'était exactement comme ça que j'avais envisagé de faire de la musique.<br />

Tout le monde était relativement sobre, nous ne buvions que lorsque la<br />

nuit était bien avancée et, à part Brad Stewart qui était à fond dans l'héroïne,<br />

je ne me souviens pas que quiconque se soit drogué. J'en avais marre<br />

du monde entier, de tout ce qui ne faisait pas partie de ma vie, de ma<br />

façon de voir la vie des autres. C'était bien d'être idéaliste. Je n'avais pas<br />

encore été balafré par les maladies vénériennes, les drogues et les tournées<br />

qui allaient suivre.<br />

En as-tu gardé de bons souvenirs ?<br />

Ouais. Dans le studio, il y avait une grande baie vitrée d'où on pouvait<br />

voir la salle d'enregistrement et une nuit, on a eu envie de s'amuser un<br />

peu. On a scotché 150 dollars sur la porte intérieure du studio — en fait<br />

Trent et moi avions chacun mis 75 dollars. Pour remporter cette somme,<br />

il suffisait de sortir du studio qui se trouvait sur Santa Monica Boulevard,<br />

là où dès la tombée de la nuit se retrouvaient, telles des blattes hermaphrodites,<br />

tous les prostitués, travestis ou transsexuels. Le jeu consistait à<br />

en lever un (ou une), et à le ramener au studio.<br />

On est donc tous sortis faire un tour. Il y avait énormément de clients<br />

en voiture qui semblaient n'avoir aucun problème pour en lever. Mais, les<br />

putes ayant visiblement peur de nous, on est rentrés, frustrés, et on a<br />

mangé.<br />

Pogo, qui avait un look de skinhead agrémenté d'une longue barbiche,<br />

est allé dans la salle de bains pour se raser la tête. Il trimbalait toujours<br />

sur lui du maquillage de clown, car il lui arrivait souvent d'aller se balader<br />

déguisé. Il s'est grimé comme Gene Simmons et est sorti tout seul.<br />

Nous avions commencé à enregistrer quelques morceaux, lorsque soudain<br />

Pogo est entré dans le studio au bras d'un être androgyne. Dans la cabine,<br />

on a eu juste besoin d'ouvrir les micros de la batterie pour entendre leur<br />

conversation. Cette personne s'appelait apparemment Marie, et d'où on<br />

était, elle ressemblait plutôt à une femme, pas mal en plus, du moins pour<br />

une prostituée. Mais en la regardant plus attentivement, on pouvait voir<br />

sous ses bas résille des plaies sur ses jambes qui ressemblaient à des brûlures<br />

d'énormes cigares ou d'autres sévices dont nous ne voulions pas<br />

entendre parler.<br />

Finalement, elle était plus maligne que nous ne pensions. Elle savait<br />

qu'on était en train de mater et a demandé une rallonge. On n'était pas<br />

d'accord, alors Pogo a disparu dans une autre pièce et, d'après ce que j'en<br />

sais, il s'est branlé sur les seins d'un homme — je ne sais pas dans quelle<br />

catégorie le placer... autre que dépravé, bien sûr.<br />

C'était pas angoissant de travailler dans la maison de Sharon Tate ?<br />

Un truc bizarre est arrivé pendant que nous mixions Wrapped in Plastic.<br />

Cette chanson parle d'une famille américaine moyenne qui recouvre<br />

son canapé d'une housse en plastique et se pose la question : « La poussière<br />

sera-t-elle dehors ou dedans ? » Il arrive souvent que les gens qui<br />

semblent être propres sur eux soient en fait très sales. On utilisait un ordinateur<br />

parce qu'on avait beaucoup de samples et de séquences. Pendant<br />

qu'on travaillait sur ce titre, des samples de Monkey, une chanson de<br />

Charles Manson, se sont incrustés dans le mix. Brusquement, on entendait<br />

la phrase : « Pourquoi un enfant grandit-il, et finit par tuer maman et<br />

papa ? » On ne comprenait pas ce que ça venait faire là. Le refrain de<br />

Wrapped in Plastic étant : « Viens chez moi, on espère que tu vas rester ? »<br />

J'étais seul dans la maison de Sharon Tate en compagnie de Sean Beavan<br />

[le producteur assistant du disque]. On était totalement paniqués et on se<br />

disait des trucs du genre : « Cette nuit est la dernière. » Le lendemain, tout<br />

était rentré dans l'ordre. Les samples de Charles Manson n'étaient plus sur<br />

la bande. Il n'y avait aucune explication logique ou technique au fait<br />

qu'elles y aient été. Ce simple événement surnaturel m'avait fait flipper.<br />

Pourquoi penses-tu que ce soit si branché pour des musiciens de faire<br />

référence à Charles Manson ?<br />

Ça me gonfle. Axl Rose a été attaqué de toutes parts parce qu'il avait<br />

enregistré une chanson de Charles Manson ; je vais vous expliquer comment<br />

il en a eu l'idée dans une minute. Lorsque Trent vivait dans la maison<br />

de Sharon Tate, j'avais l'impression d'être le Marilyn Manson qui prenait<br />

en marche le train de Trent Reznor, ce qui est assez drôle. Mais je n'en<br />

voulais pas à la terre entière. Je m'en foutais. En effet, c'était une occasion<br />

unique d'enregistrer là, de dormir là et de flipper à cause des fantômes<br />

qui vivaient là.<br />

C'est une bonne raison. Encore une petite ligne ?<br />

D'accord, mais c'est la dernière. [Bruits de succion.]<br />

Alors ce qui s'est passé avec Guns N'Roses : un soir, Trent m'avait traîné<br />

à un concert de U2 et, backstage, j'ai rencontré Axl Rose. Il était névrosé,<br />

il me parlait de ses problèmes psychologiques, de son dédoublement de<br />

personnalité, pendant que je me disais : « Ce mec est complètement naze. »


Mais comme je suis du genre plus que fervent, j'ai commencé à lui parler<br />

de mon groupe et je lui ai dit : « Tu sais, on fait une chanson qui s'appelle<br />

My Monkey, c'est une adaptation d'un titre de Lie, l'album de Charles<br />

Manson. »<br />

Et il me fait : « Jamais entendu parler. »<br />

Je lui réponds : « Tu devrais le trouver, c'est cool. » Et puis, environ six<br />

mois plus tard, Guns N'Roses sort The Spaghetti Incident, où Axl Rose fait<br />

une reprise de Look at Your Game, Girl tiré de l'album Lie.<br />

Il s'était mis tout le monde à dos, surtout la sœur de Sharon Tate. On<br />

a fini notre album peu de temps après. Dessus, il y avait My Monkey, le<br />

titre sur lequel chante Robert Pierce, un môme de cinq ans. L'ironie se<br />

trouve là : pour lui, il ne s'agissait que d'une innocente comptine, alors<br />

que pour tout le monde, c'était une histoire horrible.<br />

Une fois l'album plié, j'ai reçu ce coup de fil de Trent et de John Malm,<br />

le manager de Trent et le responsable de Nothing Records. Ils étaient du<br />

genre : « Écoute, t'es d'accord pour sortir l'album en virant My Monkey ? »<br />

Je leur ai demandé pourquoi.<br />

Ils m'ont répondu : « Interscope a eu des problèmes à cause de la version<br />

merdique d'AxI Rose et ils sont obligés de verser tous les bénéfices<br />

du titre aux familles des victimes. »<br />

J'ai dit : « Ça ne me pose aucun problème. Expliquez-moi simplement<br />

ce qui va se passer. » (Le texte n'était pas entièrement de Charles Manson.<br />

Je lui avais juste emprunté quelques phrases, le reste était de moi.)<br />

Finalement, Interscope a insisté pour virer ce titre, j'ai fini par leur dire<br />

« Non », si bien qu'ils n'ont plus voulu sortir l'album. Tout d'un coup, on<br />

était passé du statut d'espoir de la scène du sud de la Floride, à celui de<br />

seul groupe qui ne sortirait jamais, de nouveau un groupe local sans label.<br />

Ça craignait. C'est la pire période de ma vie parce que le disque était fait<br />

et que tout le monde l'attendait dans les bacs.<br />

Pendant ce temps, mon premier bassiste [Brian Tutunik, plus connu<br />

sous le nom d'Olivia Newton Bundy], avait monté un groupe, Collapsing<br />

Lungs, signé par Atlantic. Ils nous prenaient de haut parce qu'ils étaient<br />

persuadés de devenir d'énormes rock stars. C'est à la même période qu'on<br />

a viré Brad, son remplaçant. Il était dans l'héroïne jusqu'au cou et on passait<br />

plus de temps à s'occuper de lui qu'à répéter. À cette époque, je me<br />

sentais vraiment frustré. J'étais prêt à tout arrêter. Je pensais que c'était<br />

terminé, que mes idées étaient trop fortes pour les gens. J'ai même pensé<br />

trouver une autre forme d'expression, tout en sachant qu'une année ou<br />

deux seraient bénéfiques à ma musique.<br />

Comment Interscope est-il revenu à la charge ?<br />

Lorsque tout allait de travers, Trent nous a soutenus et nous a pas laissés<br />

tomber. Il nous disait de ne pas nous en faire car il avait la possibilité de<br />

sortir un album sur n'importe quel autre label, ce qui faisait partie de son<br />

contrat à Interscope, même si, techniquement, Interscope possédait Nothing.<br />

Guy Oseary, de Maverick Records [le label de Madonna], est donc venu nous<br />

voir, accompagné de Freddy DeMan, le manager de Madonna. Le truc le<br />

plus marrant qui s'est passé avec ces deux types, c'est la première question<br />

qu'ils m'ont posée après le show : « Eh, les mecs, vous êtes juifs ? » Notre<br />

clavier leur a dit : « Ouais, j'suis juif, mais j'suis pas croyant, et pas pratiquant.<br />

» Et ils ont répondu : « Ouais, OK, c'est cool, ça va coller entre nous. »<br />

Ça semblait rouler. Ils sont repartis pour New York et ont appelé notre<br />

manager deux jours plus tard en lui disant : « Nous n'avons aucun problème<br />

avec l'image de Marilyn Manson, ni avec ses tatouages, ni avec son<br />

mélange d'occultisme et de satanisme. Mais il faut qu'on sache un truc.<br />

Manson a-t-il des tatouages de croix gammées ? » Il leur a répondu : « Non.<br />

Vous parlez de quoi ? »<br />

Ils ont dit : « On voulait vérifier qu'il n'y ait pas de message antisémite<br />

parce qu'on ne veut pas les cautionner. »<br />

Alors que je m'acharnais à mettre en évidence les opprimés, je ne comprenais<br />

pas comment il pouvait se tromper à ce point sur le sens de mon<br />

message. La situation était vraiment étrange. Après avoir contrôlé mes<br />

tatouages, ils nous ont proposé un deal. Chez Interscope, ça a dû être<br />

comme si on leur avait mis un pétard dans le cul, parce qu'ils sont revenus<br />

immédiatement à la charge, en nous disant : « Écoutez, on est d'accord<br />

pour sortir le disque et vous donner une grosse avance. » On a accepté<br />

parce que, depuis le début, on voulait être sur Interscope, j'avais confiance<br />

dans ce label. J'ai d'ailleurs toujours confiance. En fait, ils avaient un deal<br />

avec Time Warner et c'est eux qui nous ont mis des bâtons dans les roues.<br />

Et du coup, Interscope t'a autorisé à mettre My Monkey sur l'album ?<br />

Oui, mais on a continué à avoir des problèmes. Je voulais mettre dans<br />

le livret une photo de moi enfant, allongé nu sur un canapé. Lorsque tu<br />

veux expliquer quelque chose aux gens, leur première réaction est de saisir<br />

en quoi ça les concerne. Et c'est ce qui s'est passé avec les avocats d'Interscope<br />

lorsqu'ils m'ont dit : « D'abord, cette photo va être considérée<br />

comme de la pornographie pédophile, et non seulement les magasins qui<br />

vendront l'album auront des ennuis, mais nous allons devoir payer pour<br />

ça. » Ils m'ont expliqué que si un juge tombait là-dessus, il prétendrait qu'il<br />

s'agit du cliché d'un mineur pouvant inciter à des pratiques sexuelles interdites,<br />

donc considéré comme acte de pédophilie. J'ai répondu : « Je suis<br />

complètement d'accord. Cette photo a été prise en toute innocence par<br />

ma mère, un acte très naturel. Mais si vous considérez ça comme de la pornographie,<br />

en quoi suis-je coupable ? C'est vous que ça fait bander. Pourquoi<br />

on vous punit pas vous ? » C'est exactement ce que je veux montrer.<br />

La morale populaire est stupide. Dès que ça les excite, c'est pas bien.


[Manson fouille dans ses bagages et sort le livret original de l'album.<br />

Il n'y a aucun texte, juste la reproduction d'une peinture d'un clown en<br />

couverture.]<br />

Tu vois, on avait une toile de John Wayne Gacy représentant un clown<br />

sur la couverture. Regarde l'autre photo à l'intérieur. Une de mes photos<br />

préférées et je ne m'en suis jamais servi. C'est une de ces poupées des<br />

années soixante, on tire une ficelle qui est dans son dos et ses yeux s'agrandissent<br />

en changeant de couleur. Autour d'elle, il y a un cercle composé<br />

de dents de sagesse, de bonbons, de pastilles de menthe et de polaroïds<br />

d'une fille mutilée. J'avais truqué la photo sans que ça se voie. Ils m'ont<br />

tout de suite appelé pour me dire : « Écoute. D'abord, on ne va pas imprimer<br />

ce genre de photo et, surtout, on ne peut pas le faire à moins que tu<br />

nous fournisses un nom et une déclaration sous serment de la personne<br />

qui est sur le cliché. Sinon, on va finir en taule. » Ils étaient persuadés que<br />

la photo était vraie : alors j'ai donné mon accord pour ne pas l'utiliser. Je<br />

crois que ça les a rassurés de penser que la photo n'était pas truquée. Ça<br />

a toujours été un jeu de ne pas se compromettre, mais aussi de connaître<br />

ses limites et de faire du mieux qu'on peut à l'intérieur de ces limites.<br />

Tes premières expériences avec Interscope ne t'ont pas rendu amer ?<br />

En fait, on en veut toujours à la terre entière lorsqu'on a la sensation<br />

qu'un label ne soutient pas un artiste jusqu'au bout, alors qu'il le mérite.<br />

C'était à nous de nous bouger le cul, de faire des tournées. On a tourné<br />

pendant deux bonnes années : un an en première partie de Nine Inch Nails,<br />

et l'année suivante on a écumé tous les clubs. Il fallait juste être persévérant.<br />

Avec le recul, es-tu satisfait de cet album ?<br />

Eh bien, en fait, dans cet album je voulais mettre tout un tas de trucs<br />

que j'avais déjà déclarés dans des interviews. Mais aujourd'hui, je crois<br />

que je suis un peu passé à côté, comme si je m'étais pas bien fait comprendre.<br />

Je suis peut-être trop resté dans le flou, ou peut-être que les<br />

chansons n'étaient pas assez bonnes. Qu'importe, je voulais dénoncer<br />

l'Amérique du talk-show qui, à force d'être propre sur soi, passe finalement<br />

son temps à blablater plutôt qu'agir.<br />

J'étais obsédé par la manière dont les mômes grandissaient, ce qui nous<br />

était présenté se trouvait beaucoup plus chargé de sens que ce que nos<br />

parents pensaient, du style Willy Wonka ou les frères Grimm. Ce que j'avais<br />

choisi de montrer du doigt, c'était que nos parents nous cachaient la vérité<br />

et cela faisait davantage de dégâts que de montrer d'entrée de jeu Marilyn<br />

Manson par exemple. Je pense que, vu sous cet angle, je suis un antihéros.<br />

Je pense que je réussirai à mieux l'exprimer sur le prochain album.<br />

L'AMÉRIQUE RENCONTRE MARILYN MANSON<br />

SECONDE PARTIE D'UNE HISTOIRE EN DEUX PARTIES<br />

par Sarah Fim<br />

Empyrean Magazine, 1995<br />

La dernière fois, nous avons laissé Marilyn Manson dans sa chambre<br />

d'hôtel : il sniffait de la coke en donnant une interview exclusive à Empyrean<br />

à propos de la tornade qu'avait été l'année précédente. Nous sommes<br />

le même jour, il est quatre heures du matin, et il se prépare à se lancer<br />

dans les aventures dévastatrices vécues au cours de ses tournées avec Nine<br />

Inch Nails (avec le Jim Rose Circus Sideshow, et plus tard avec Hole en ouverture),<br />

lorsqu'on frappe à la porte. Il cache le CD de Judas Priest recouvert<br />

de dope derrière une boîte en carton, puis se lève en arrangeant son Tshirt<br />

Friend or Foe d'Adam Ant. Il regarde longuement par le judas, craignant<br />

sans doute de découvrir certaines de ces fugueuses psychotiques<br />

qui le suivent servilement, tout en surveillant le moindre de ses gestes, et<br />

couchent avec son équipe (et parfois avec les musiciens lorsque ceux-ci<br />

sont vraiment au bord du désespoir) pour apprendre de nouveaux ragots<br />

sur lui.<br />

Mais la vision qui lui fait face lorsqu'il ouvre la porte est encore plus<br />

épouvantable : c'est Twiggy Ramirez, son bassiste, une bouteille de vin à<br />

la main. Il a l'air de revenir de l'enfer. Il se plaint d'être vraiment très mal<br />

par-ce qu'il a sniffé trop de cocaïne. Puis il se fait une autre ligne avant de


s'asseoir dans un fauteuil dans un coin de la pièce en remontant ses genoux<br />

sur sa chemise rouge et blanc grande ouverte. Au lieu de le rendre volubile,<br />

la coke le casse. À chaque question qu'on lui pose, il n'a qu'une seule<br />

réponse : « du whisky et du speed. »<br />

J'espère que sa présence ne va pas empêcher Manson de parler en toute<br />

liberté et de rester honnête. Tout en se servant un grand verre de vin,<br />

Manson me dit qu'il n'y a pas de problème.<br />

EMPYREAN : Sniffe un peu avant qu'on reprenne.<br />

MANSON : Cette poudre sait faire parler. [Reniflements.] Beurk ! (Il sursaute<br />

en voyant sur la vidéo une scène au cours de laquelle des handicapés<br />

se font mutiler.]<br />

Quand as-tu commencé à prendre de la cocaïne ?<br />

Ça fait pas très longtemps. La première fois, c'était sur la tournée de<br />

Nine Inch Nails. On venait de finir un show à Chicago et un des roadies<br />

m'a dit de passer avec Twiggy dans la loge de Trent. Il était là avec un de<br />

ses musiciens. La pièce était dévastée, il y avait de la nourriture partout.<br />

De la merde était écrasée sur le sol. Des fringues sales traînaient dans tous<br />

les coins. Tout était recouvert de farine, car ces types avaient l'habitude<br />

de se balancer de la farine.<br />

Au milieu des débris, il y avait un type étrange aux cheveux gris, une<br />

espèce de hippie vérolé qui avait pu passer backstage en refilant de la<br />

dope : il avait préparé une trentaine de lignes sur le lavabo en alu de la<br />

salle de bains. C'était la caricature de la drogue chez les rock stars, il y en<br />

avait au moins 500 grammes. Il nous a fait : « Vous en voulez ? » Et nous :<br />

« On n'en a jamais pris. » Alors il nous a dit : « Essayez. » On a essayé et<br />

ça nous a explosé la tête. On s'est fait ligne sur ligne.<br />

Je portais des sous-vêtements en caoutchouc qui n'avaient qu'une seule<br />

ouverture pour laisser passer ma bite. Je n'ai porté que ça pendant cette<br />

tournée. Et il y avait ces deux nanas qui attendaient backstage, une blonde<br />

et une rousse : les deux étaient bien roulées. L'une faisait des études de<br />

psychiatrie, l'autre n'était qu'une traînée. Je me rappelle que j'étais très<br />

stoned, et que j'avais toujours mon pantalon que je ne retirais que lorsque<br />

j'allais me coucher. Et je les ai baisées toutes les deux tout habillé, dans<br />

l'antichambre, une sorte de version crade de Superman. Ma peau ne les<br />

a pas touchées. C'était comme si je portais une capote intégrale.<br />

Tu n'avais pas peur que ton cœur lâche à cause de la cocaïne ?<br />

À l'époque, je m'en foutais complètement. On pensait que c'était drôle,<br />

juste un cliché, qu'il n'y avait que des crétins comme John Belushi et Corey<br />

Feldman pour se foutre en l'air avec ça.<br />

Cette tournée a dû être ahurissante. Tu sors de nulle part et tu vis<br />

comme une rock star sur le circuit des stades !<br />

Personne n'avait entendu parler de nous, et notre album n'était pas<br />

encore sorti. Des rumeurs couraient, nous avions eu quelques papiers grâce<br />

à notre agent, Sioux Z., qui était très excitée par notre projet, bien que je<br />

sois persuadé qu'elle n'y comprenait rien. J'en voulais toujours plus. C'était<br />

mon problème : j'en voulais toujours plus. Et à chaque fois que j'en parlais<br />

à mon agent de publicité, à ma maison de disques ou à mon producteur,<br />

ils me disaient tous que je devais être patient et qu'il fallait que j'arrête<br />

de rêver. Même Trent et son manager, le jour où ils nous ont signés,<br />

nous ont dit un truc du genre : « Les mecs, je pense qu'un de ces jours vous<br />

vendrez autant que Ministry. »<br />

Ça veut dire 200 000 albums.<br />

Exact. Et ça me brisait le moral. Je veux être plus gros que Kiss. Je veux<br />

pas passer inaperçu. Je devrais pas le dire, mais merde, personne ne lit ton<br />

magazine. [Il se fait une ligne et en sniffe la moitié.]<br />

En tout cas, depuis le début, j'ai toujours eu l'impression de participer<br />

à une compétition. Pas de mon côté, mais du leur. Ils n'arrivaient pas à me<br />

suivre, j'avais toujours une longueur d'avance dans ma tête, j'étais certain<br />

d'y arriver, mais j'étais le seul. C'était très décevant. Y a un truc que<br />

personne comprenait alors : la seule façon d'arriver là où vous voulez, de<br />

réaliser vos rêves et de devenir important, c'est d'exiger ce type d'attention.<br />

C'est à vous d'y croire. Et je pense qu'à l'époque personne n'y croyait<br />

à part moi et mon groupe, enfin tout du moins le noyau du groupe,<br />

c'est-à-dire Pogo, Twiggy et moi.<br />

Revenons-en à la tournée.<br />

Ouais, d'accord. Il s'est passé plein de choses intéressantes avec Jim Rose<br />

[leader d'une troupe itinérante de monstres et de contorsionnistes appelée<br />

The Jim Rose Circus Sideshow]. C'était toujours une grande émotion<br />

de l'avoir à côté de nous parce qu'il avait une idée à la seconde. Il y avait<br />

une fille qui nous suivait de ville en ville pendant la tournée, un peu grosse,<br />

mais mignonne : elle ressemblait à ce que pourrait être une femelle koala<br />

avec des mamelles de style gothique. Un soir, on l'a convaincue de se mettre<br />

nue, de se pencher en avant tandis que, tour à tour, tout le monde crachait<br />

en visant son trou du cul. Je n'ai pas participé à ce jeu que je trouvais<br />

vulgaire.<br />

Tu dis ça juste pour moi.<br />

Non, c'est vrai. Effectivement, à un moment je me suis dit : « Pourquoi<br />

pas ? » Mais j'étais gêné, j'avais un peu honte pour elle. Elle semblait être


le type de personne qui voulait simplement se faire accepter. On profitait<br />

de son anxiété et de son dénuement, et j'ai un faible pour les gens comme<br />

ça, parce que j'ai un tel besoin de reconnaissance que j'ai souvent laissé<br />

les gens profiter de moi. J'ai moi-même établi certaines limites à ne pas<br />

dépasser. Je ne pense pas détenir la vérité. Je prenais ça pour une simple<br />

distraction. Sauf que je n'y participais pas.<br />

Par contre, j'ai participé à d'autres trucs. Celui qui m'a le plus marqué<br />

s'est passé à la fin de la collaboration de Jim Rose à la tournée. On avait<br />

envie de déconner. Jim Rose avait rassemblé des gens très différents les<br />

uns des autres. Il avait bien fait les choses. Il avait amené une dizaine de<br />

filles nubiles et toutes prêtes à se faire sauter. Malheureusement, ce n'est<br />

pas ce qui s'est passé, et je suis certain qu'elles ont été déçues.<br />

À la place, il a inventé un concours de mouvements d'intestins, dont le<br />

but était de s'enfiler une poire à lavement et de la garder le plus longtemps<br />

possible. La première personne qui la rejetait avait perdu. Trois des<br />

filles ont accepté d'y participer. Elles étaient pas mal pour des filles qui<br />

participent à ce genre de truc. Moi, je donnais les poires à lavement et je<br />

tenais un bol de céréales Fruit Loops sous leur cul. La première des filles<br />

l'a immédiatement expulsé — en rejetant une espèce de liquide brunâtre<br />

qui n'était pas tout à fait de la merde. Juste un liquide d'une couleur<br />

étrange. Du coup Mr. Lifto, qui jouait le costaud dans le Jim Rose Show et<br />

qui avait une bite à la place du cerveau, a avalé le bol de céréales. La fille<br />

qui a fini par gagner n'a pas rejeté la poire, ni même chié.<br />

Et qu'est-ce qu'elle a gagné ?<br />

Notre respect et notre admiration.<br />

Tu t'es senti vengé quand tu es revenu à Fort Lauderdale avec le statut<br />

de rock star ?<br />

En fait, notre premier grand show a eu lieu à Miami. Tout le monde<br />

était là : mes parents, toutes les filles avec qui j'avais couché, toutes les<br />

filles avec qui j'avais eu envie de coucher, ainsi que tous ceux que j'avais<br />

virés du groupe. Et pendant que nous étions sur scène, Robin [Finck], le<br />

guitariste de Nine Inch Nails, est arrivé en courant, vêtu d'un cache-sexe<br />

avec, à la main, un gâteau recouvert de poudre qu'il avait l'intention,<br />

pour une raison qui m'échappe, de m'écraser sur la tête. Pour contrer ce<br />

sabotage, je l'ai attrapé, j'ai baissé son froc et mis son pénis flasque et salé<br />

dans ma bouche. Et... euh... je l'ai sucé pendant quelques instants, mais<br />

pas suffisamment pour que ce soit une vraie pipe. Il faut que je signale<br />

que ça ne m'a pas fait bander, juste pour faire taire tous ceux qui<br />

prétendent que je suis gay. Ensuite, très emmerdé, il est sorti de scène à<br />

toute allure et, dès la fin du show, il a fallu que j'échappe aux flics. Ils sont<br />

venus backstage pour m'interpeller, alors que j'étais caché dans les<br />

toilettes où, traditionnellement, nous planquions la dope. Par chance, ils<br />

n'ont jamais envoyé de mandat d'arrêt ni engagé de poursuites pour cet<br />

événement particulier.<br />

On a recommencé quelques jours plus tard, en privé. On racontait cette<br />

anecdote pour la vingtième fois à la fête qui a suivi le concert de Nine Inch<br />

Nails, où traînaient toutes sortes de gens sélectionnés par Jim Rose en<br />

personne — beaucoup de superbes filles qui semblaient suffisamment<br />

idiotes pour faire tout ce qu'il voudrait. On m'a demandé de refaire la performance<br />

: je ne me suis pas dégonflé et j'ai recommencé pour prouver<br />

que ce n'était pas uniquement pour l'art, mais également pour le plaisir.<br />

Cette fois, je m'y suis mieux pris et, contrairement à lui, je pense, je ne<br />

bandais toujours pas.<br />

Qu'est-ce qui s'est passé d'autre au cours de cette tournée ?<br />

Je crois que ma première vraie expérience dans le monde du rock'n'roll,<br />

ça a été à Cleveland, le jour où Hole a rejoint la tournée. La programmation<br />

était : Marilyn Manson, Hole et Nine Inch Nails. Courtney est montée<br />

sur scène en retard. Elle descendait à peine de l'avion et était complètement<br />

en vrac en arrivant au concert. Elle a certainement fait l'un des pires<br />

concerts de sa vie. Je suis certain qu'elle le reconnaîtrait. Elle a enlevé le<br />

haut et a fait une réflexion sarcastique sur Trent Reznor, comme quoi il<br />

était le champion ou le pire pour faire chier le public, avant de se jeter<br />

dans la foule. Les gens essayaient de lui tripoter les seins et de la déshabiller<br />

entièrement.<br />

Une fois sortie de scène, elle s'est pointée dans notre loge qui était<br />

juste à côté de la sienne. Elle n'avait plus que sa culotte et son soutiengorge,<br />

et elle traînassait, étalée là, soit défoncée, soit bourrée. Peut-être<br />

les deux. J'étais troublé par la situation car — en dehors de Trent — c'était<br />

une des premières personnes de (mauvaise) réputation que j'avais jamais<br />

croisées. J'ai donc gardé mes distances. Je ne sais pas si c'est parce que<br />

j'étais effrayé ou si je ne voulais pas être mis en cause.<br />

Elle a essayé les fringues de tout le monde. Je me souviens que Daisy<br />

m'a gonflé parce que, avec son mauvais goût habituel, il essayait d'échanger<br />

ses vêtements contre une des guitares de Kurt Cobain. Elle a été très<br />

cool à ce sujet et n'a pas été choquée.<br />

Encore un peu de vin ?<br />

Oui. Il faudrait que je dorme, en fin de compte. [Il remplit son verre.]<br />

Courtney a toujours prétendu avoir eu une relation avec Trent, Trent<br />

l'a toujours nié. Quelle est la vérité ?<br />

Je ne devrais pas en parler. Tout ce que je dirai c'est qu'il me semble<br />

que Trent avait amené Hole sur la tournée pour apporter un peu de nou-


veauté. Il semblait la détester et je pense qu'il l'avait prise sur la tournée,<br />

soit pour se moquer d'elle, soit plus simplement pour l'étudier. Mais au<br />

fur et à mesure, j'ai remarqué que Trent et Courtney passaient de plus en<br />

plus de temps ensemble ; d'ailleurs, à ce moment de la tournée, Trent ne<br />

nous parlait plus beaucoup. Il semblait avoir disparu dans son propre<br />

monde — ou dans celui de Courtney.<br />

Bref, tu ne sais pas s'ils couchaient ensemble.<br />

Eh bien, les choses ont commencé à devenir bizarres un peu plus d'un<br />

mois après, vers la fin de la tournée. Courtney s'est pointée au bungalow<br />

de Trent, a essayé de forcer la porte et de faire d'autres trucs dont je me<br />

souviens pas parce que j'étais bourré. Mais elle piquait une crise comme<br />

seule peut le faire une fille que t'as baisée. J'ai donc pensé qu'il se passait<br />

quelque chose dont Trent ne nous avait pas parlé, surtout qu'il rôdait<br />

autour de sa chambre d'hôtel à des heures bizarres de la nuit. Encore<br />

aujourd'hui, il n'admettra devant aucun d'entre nous ce qui s'est passé. À<br />

toi de juger.<br />

Je pensais que tu devais me dire la vérité sur tous les événements de<br />

l'année dernière.<br />

Je dis la vérité. Twiggy peut t'en dire plus parce que, par la suite, il a<br />

eu avec elle une relation discrète, non officielle, dont personne n'a entendu<br />

parler.<br />

C'est vrai Twiggy ?<br />

TWIGGY : La vérité, c'est que j'ai<br />

besoin de whisky et de speed.<br />

MANSON : Ce qui est arrivé, quand<br />

Hole a quitté la tournée, c'est qu'on<br />

n'arrêtait pas de tomber sur Courtney.<br />

À chaque fois qu'elle se pointait,<br />

cela mettait Trent dans un état de<br />

stress pas possible. C'est un type qui<br />

n'aime pas les conflits, alors plutôt<br />

que de les affronter, il se ronge les<br />

sangs.<br />

Une nuit, nous sommes partis en virée. Je crois que c'était à Huston :<br />

Trent travaillait sur la bande-son de Natural Born Killers. Twiggy et moi,<br />

on est entrés dans un bar et un type nous a refilé de la dope. On a connu<br />

un de nos premiers grands flips. J'avais la sensation que j'allais mourir, je<br />

voulais appeler tous ceux que je connaissais pour leur dire que je les aimais,<br />

que j'avais peur. Pendant que j'étais en plein flip, Twiggy a disparu parce<br />

qu'il avait reçu un coup de fil hystérique en plein milieu de la nuit. Courtney<br />

était apparemment en ville et lui avait dit : « Ramène-toi, je flippe ! »<br />

Il est réapparu le lendemain matin à sept heures. Je lui ai demandé ce<br />

qui s'était passé. Il a enlevé sa chemise et m'a montré des traces géantes<br />

de griffures rouges qu'il avait dans le dos. Penaud, il m'a avoué s'être<br />

adonné à des actes sexuels particulièrement obscènes et très graphiques.<br />

Très excitants. Je laisse le reste à ton imagination.<br />

Ils ont continué leur liaison en la gardant secrète, sans doute parce qu'à<br />

l'époque Twiggy n'était pas assez connu pour que Courtney reconnaisse<br />

qu'elle baisait avec lui.<br />

Penses-tu qu'elle le manipulait pour avoir Trent ?<br />

MANSON : Je ne sais pas, mais Trent semblait le penser. Et ça a marché.<br />

Peu de temps après, on a reçu<br />

un coup de fil de John Malm,<br />

le président de Nothing. Pendant<br />

la tournée, on avait viré<br />

notre manager de Floride, bien<br />

trop occupé avec le groupe de<br />

country Mavericks pour s'intéresser<br />

à nous. Il a passé le relais<br />

à Nothing. Alors, John Malm,<br />

notre nouveau manager, nous<br />

a dit : « Écoutez, ne traînez pas<br />

avec Courtney. Elle est en train<br />

de chercher où Trent se trouve,<br />

elle se sert de vous pour le<br />

savoir. »<br />

Alors, Twiggy, qu'as-tu choisi ? La paix de Trent ou ta relation nouvelle<br />

avec Courtney ?<br />

TWIGGY : Du whisky et du speed.<br />

MANSON : Il est resté avec elle, mais pas du tout pour provoquer qui<br />

que ce soit. Il était juste fou d'elle. Je pense aussi qu'il était fasciné par<br />

Courtney parce qu'il n'avait pas vécu d'aventure avec quelqu'un de cette<br />

stature. Pendant cette période, je ne comprenais pas vraiment Courtney,<br />

je me rangeais du côté de Trent. J'ai sympathisé avec lui et j'ai cru sa version<br />

de l'histoire. Je ne sentais pas du tout Courtney et je n'avais pas envie<br />

de m'en mêler. [Soudain, Twiggy a bondi de sa chaise en rougissant]<br />

TWIGGY : Tout le monde m'accusait de me faire manipuler, mais à cette<br />

époque c'était une vraie histoire. Elle avait une signification. J'ai plus appris<br />

avec cette relation qu'avec aucune autre. Elle m'inspirait. Plus nous étions


proches l'un de l'autre, plus la pression était grande pour qu'on s'éloigne.<br />

Je pense qu'au début il y avait aussi l'idée que je discréditais le trophée<br />

de Trent. [Il s'écroule à nouveau sur sa chaise.] Le timing n'était pas bon.<br />

Twiggy, veux-tu ajouter quelque chose ?<br />

TWIGGY : Du whisky et du speed.<br />

MANSON : Jusqu'à récemment, je n'avais jamais eu de vraie conversation<br />

avec Courtney, et là, j'ai découvert que c'était quelqu'un de très bien,<br />

et de beaucoup plus stable que ne le pense la majorité des gens. Nous<br />

jouions quelque part sur la côte ouest, lorsqu'on a frappé à la porte de<br />

notre bus. J'ai entendu cette voix alcoolisée et râpeuse en train de hurler<br />

: « Jeordie ! Jeordie ! Où est cet enculé de Jeordie ? » Et Courtney est<br />

montée dans le bus en boitant, car, apparemment, elle était tombée la<br />

nuit précédente et s'était blessée à la jambe. Elle a vu une fille assise et<br />

l'a immédiatement prise à partie en hurlant : « T'as aucune raison d'être<br />

dans ce bus. Tu frais mieux de te trouver un clavier et de démarrer ton<br />

propre groupe. Ça serait ces mecs qui seraient dans ton bus. »<br />

Puis elle nous a regardés et nous a demandé si nous avions des beignets.<br />

J'en avais une douzaine, elle en a pris quatre et les a dévorés avant<br />

même d'avoir eu le temps d'ouvrir la bouché. Alors elle a viré son bandage<br />

et l'a balancé à notre directeur de tournée qui commençait à criser<br />

parce qu'il avait du sang sur lui. Même si c'était le sang d'une star, ça n'était<br />

pas dans son contrat. Lorsque Twiggy a déboulé de l'arrière du bus, où il<br />

avait sans doute planqué plusieurs adolescentes, il semblait à la fois embarrassé<br />

et amusé par la situation. C'est à cet instant précis que j'ai commencé<br />

à bien aimer Courtney et à avoir du respect pour elle, parce qu'elle m'avait<br />

fait rire : je la trouvais cool.<br />

Je me suis laissé dire que, pendant le dernier concert de la tournée,<br />

les Nine Inch Nails se sont vengés. C'est vrai ?<br />

Ils ne se sont pas vraiment vengés. C'est une tradition pendant le dernier<br />

concert d'une tournée. Le groupe qui ouvre se fait emmerder par la<br />

tête d'affiche. Donc, à Philadelphie, lors de notre dernier show, je sortais<br />

des toilettes en backstage avant de monter sur scène et, là, j'ai vu deux<br />

filles nues enlacées qui se caressaient. À côté d'elles, il y avait, à poil, un<br />

étrange bisexuel. Tout le monde — notre groupe et Nine Inch Nails — les<br />

regardait. C'est alors que le type s'est approché de moi : « J'ai entendu<br />

dire que tu étais prêt à faire un fist-fucking backstage à tous ceux qui<br />

avaient des couilles. Je voudrais savoir si je peux profiter de cette proposition.<br />

»<br />

Nine Inch Nails me l'avait mis dans les pattes parce que, sur scène,<br />

j'avais pris pour habitude de lancer cette phrase : « Qui veut me suivre<br />

backstage que je lui enfonce mon poing dans le cul ? » Ils s'étaient dit :<br />

« Ah, ah, on va lui montrer. On va lui ramener un mec et il se dégonflera.<br />

» Mais, plus pour détruire leur plan que par peur de passer pour<br />

un hypocrite, j'ai répondu : « D'accord, pas de problème. » J'ai enfilé un<br />

énorme gant en caoutchouc jusqu'au poignet et, ne trouvant qu'une<br />

plaquette de margarine en guise de lubrifiant, j'en ai enduit mon poing<br />

et puis j'ai essayé d'enfoncer ma main le plus profondément possible,<br />

sans doute au-delà de mes phalanges, dans le rectum béant et angoissé<br />

de ce type.<br />

Je pensais que ça allait être terminé. Mais, lorsque cinq minutes plus<br />

tard je suis monté sur scène, Nine Inch Nails nous ont tendu un guetapens<br />

et nous ont recouverts de toutes les substances dégoûtantes qui<br />

leur tombaient sous la main — farine, sauce tomate, vaseline, guacamole,<br />

ketchup, talc pour bébé. On a donc été obligés de monter sur scène<br />

avec toute cette merde sur nous et, pendant qu'on jouait, cinq stripteaseurs<br />

sont arrivés en courant sur la scène et ont commencé à danser.<br />

Je trouvais que ça allait trop loin : ils nous sabotaient notre show, je ne<br />

voulais pas que les spectateurs pensent que je puisse être responsable<br />

d'un truc aussi stupide.<br />

On est sortis de scène avec une énorme envie de faire payer à Trent<br />

et à sa bande ce bizutage qui avait été trop loin. Mais ce n'était pas terminé.<br />

Je portais un short en cuir et des chaussettes trempées, et nous<br />

étions tous recouverts de bière, de sueur, de rouge à lèvres et de tous les<br />

condiments qui traînaient backstage. On est tombés dans une nouvelle<br />

embuscade, sans avoir le temps de nous réfugier dans notre loge : on<br />

était couverts de crème fouettée. Des gardes de la sécurité nous ont sauté<br />

dessus pour nous passer les menottes dans le dos, nous ont entraînés vers<br />

une sortie de secours, puis nous ont forcés à monter dans un pick-up.<br />

Ils ont fermé les portières avant de démarrer : il ne s'agissait plus d'une<br />

plaisanterie. Avec le recul, je suis impressionné par l'organisation qu'ils<br />

avaient mise en place. Mais, sur le moment, j'avais une trouille terrible<br />

parce qu'on a roulé pendant une demi-heure. On a atterri dans le centre<br />

de Philly où ils nous ont fait descendre de la camionnette, puis ils ont<br />

jeté les clés des menottes dans une poubelle. Ils ont froissé un billet d'un<br />

dollar qu'ils ont lancé par terre en éclatant de rire : « Ça vous aidera à<br />

retourner au concert. »<br />

Il devait faire dans les cinq degrés, on était pratiquement nus, grelottant<br />

de froid, trempés et couverts de crasse. Nous étions si effrayants,<br />

pathétiques et dégénérés que personne n'aurait voulu marcher sur le<br />

même trottoir que nous. On a quand même fini par tomber sur des étudiants<br />

que nous avons suppliés de nous reconduire au stade.


Tu leur en veux ?<br />

Non. Lorsqu'on est capable de passer un savon, il faut savoir en recevoir.<br />

À cette époque, j'avais beaucoup de mal à garder mon sang-froid,<br />

mais à présent je vois ça comme une bonne farce, beaucoup plus subtile<br />

et cruelle que tout ce que j'aurais pu inventer. En fait c'était comme un<br />

bizutage de première année. On pouvait passer dans la classe supérieure.<br />

Il y a quand même bien eu un peu de sang versé en cours de route,<br />

dont ont été victimes votre batteur et un certain nombre de poulets ?<br />

Bon, il faut que je mette les choses au point. Il y a des gens qui prétendent<br />

que nous avons tué un poulet au cours d'un show au Texas, d'autres<br />

qu'il n'est pas mort. En vérité, une fois la tournée avec Nine Inch Nails terminée,<br />

nous avons fait quelques shows de notre côté avant d'aller à La<br />

Nouvelle-Orléans pour bosser sur le single Smells Like Children. Pour plaisanter,<br />

j'avais suggéré que nous ayons un poulet vivant dans notre show.<br />

Je pense qu'au Texas il est tout à fait normal d'avoir des poulets qui courent<br />

partout, parce qu'un soir, backstage, au milieu des pousses de céleri<br />

et des bouteilles de Jack Daniel's, on a trouvé un poulet en train de glousser<br />

dans une cage. Je l'avais baptisé Jebediah et je me suis rapidement<br />

attaché à lui. Je n'avais aucune intention de le tuer. Or le décor de notre<br />

spectacle étant un croisement bizarre entre Ziggy Stardust et Massacre à<br />

la tronçonneuse, je trouvais visuellement intéressant d'intégrer le poulet<br />

à ce que nous essayions de représenter. Il a donc fait la tournée avec nous,<br />

et de temps en temps je lui tendais le micro pour qu'il chante avec nous.<br />

Mais au cours d'un show au Trees à Dallas, la porte de la cage s'est brusquement<br />

ouverte, le poulet s'est envolé dans la foule qui le lançait dans<br />

toutes les directions, mais il n'est pas mort. Il est retourné dans sa ferme<br />

et, depuis, a certainement dû être transformé en Nuggets. Dieu m'interdit<br />

de tuer un poulet, mais Ronald McDonald a le droit de le faire.<br />

Du coup, « tuons le poulet » est devenu une expression que nous utilisons<br />

soit pour se défoncer, soit pour avancer. Lorsque nous sommes prêts<br />

à monter sur scène, plutôt que de s'en taper cinq ou de se dire : « Allons<br />

nous éclater », on se dit : « Allons tuer le poulet. »<br />

Il reste une ligne. Qui la veut ?<br />

Je pense que je vais pas tarder à me coucher. Je préférerais un Valium.<br />

[Il ouvre un compartiment secret d'une bague de son index gauche et en<br />

sort une pilule bleue qu'il avale avec une gorgée de vin.]<br />

Avant que je te laisse dormir, qu'est-il arrivé à Freddy ?<br />

Le dernier show de la tournée était dans un bar gay de Caroline du<br />

Sud. Il n'y avait pas grand monde dans la salle, alors on s'est dit qu'on pou-<br />

vait tenter un truc différent. Twiggy avait mis un costume, moi un chapeau<br />

de cow-boy noir, un long manteau noir, et je m'étais peint une ligne<br />

noire qui partait de mon front pour finir sur ma bite. Pogo était torse nu,<br />

il portait mon sous-vêtement avec l'ouverture pour la bite, ainsi qu'une<br />

énorme ceinture cloutée sur laquelle le mot Hate flamboyait en grandes<br />

lettres rouges. Il ressemblait à une sorte de grand bébé poilu et terrifiant<br />

surmonté d'une tête de fœtus chauve, une large poitrine broussailleuse,<br />

une ceinture de force de catcheur olympique, bourré aux stéroïdes, une<br />

bite flasque entourée de vinyle noir et des bottes de combat. C'était lui,<br />

parmi nous tous, qui avait le look le plus gay. J'ai essayé de convaincre<br />

Daisy de faire quelque chose de différent et de prendre davantage de plaisir<br />

; il m'a répondu un truc stupide du genre [parlant lentement, d'une<br />

voix traînante] : « Ouais, pigé. Je devrais ressembler davantage à Daisy<br />

Berkowitz. »<br />

Tout le monde savait que Freddy allait être viré sauf lui, car une semaine<br />

plus tôt, pendant que Freddy the Wheel bricolait dans son coin, on avait<br />

auditionné Kenny Wilson, un batteur de Las Vegas, un type calme et plus<br />

âgé, à qui on avait demandé de rejoindre le groupe sous le nom de Ginger<br />

Fish. Il avait passé une nuit avec nous dans le bus, on avait juste raconté<br />

à Freddy que c'était un copain de notre manager. Il a gobé ça.<br />

On ne voulait pas faire de peine à Freddy, on l'aimait bien en tant qu'individu.<br />

Il fallait bien qu'on fasse un truc exceptionnel pour son dernier<br />

show avec Le groupe. Twiggy et moi, on s'était rasé les sourcils, lui avait<br />

toujours sa barbichette ainsi qu'une coupe de cheveux qui consistait en<br />

quelques mèches brunes et rebelles sur l'avant d'un crâne rasé. Je pense<br />

qu'il faisait ça parce qu'il commençait à devenir chauve sur l'arrière du<br />

crâne. Il était très conscient de ce qu'il était. Cependant, on a réussi à le<br />

convaincre de se raser intégralement la tête et le visage ; il a fini par ressembler<br />

à ce cancer sur pattes qu'est Oncle Fester dans La Famille Addams.<br />

Il avait l'air tellement cool que, pendant quelques secondes, on a regretté<br />

qu'il quitte le groupe.<br />

Dès qu'on est montés sur scène, on a compris que ça allait mal se passer.<br />

Les techniciens, pour fêter la fin de la tournée, avaient décidé de faire<br />

une farce mémorable en plaçant des pattes de poulet crues sur scène. J'ai<br />

glissé dessus et me suis étalé sur une bouteille de bière qui s'est fracassée.<br />

Ça m'a fait tellement chier que je l'ai prise et m'en suis lacéré la poitrine<br />

en travers. C'était mon premier geste d'automutilation en public. On a<br />

sacrifié Freddy en mettant le feu à sa grosse caisse, mais le feu s'est propagé<br />

à toute la batterie, ainsi qu'à Freddy. Celui-ci s'est précipité backstage<br />

à la recherche d'un extincteur pendant que nous commencions à tout<br />

saccager. C'est ainsi que le dernier jour de la tournée a été la chrysalide<br />

d'une nouvelle étape de notre évolution, une sorte d'effusion de sang


ituelle, suivie par un sacrifice à ce que nous étions en train de devenir :<br />

je ne pourrais pas expliquer en quoi parce que je n'ai pas encore compris<br />

moi-même.<br />

En fait, tu n'as jamais vraiment viré Freddy ?<br />

Non. On lui a jamais dit qu'il était viré, il nous a jamais dit qu'il partait.<br />

Je pense qu'il savait qu'il était sacrifié parce que, le lendemain, il a simplement<br />

pris l'avion pour rentrer chez lui. Je n'ai pas eu à lui dire au revoir,<br />

je ne lui ai plus jamais reparlé. Il a fait les choses dans le calme, et j'ai beaucoup<br />

de respect pour son attitude. Alors s'il veut à présent me faire un<br />

procès, je lui brise les rotules.<br />

POUR AUTANT QUE JE SACHE, IL N'Y A PAS UN SEUL MOT<br />

DANS LES ÉVANGILES QUI FASSE L'ÉLOGE DE L'INTELLIGENCE.


J AVAISécrit, j'avais appelé, j'avais supplié. Pour<br />

finalement obtenir un rendez-vous. Un jour de relâche en octobre<br />

pendant la tournée 94 de Nine Inch Nails, le téléphone de l'hôtel a<br />

sonné.<br />

« Le docteur veut vous rencontrer », m'a dit une femme d'une voix<br />

sévère et enrouée.<br />

Je lui ai demandé si le docteur aimerait venir voir notre show le lendemain.<br />

Je connaissais tout ce qu'il fallait sur le docteur, mais il savait<br />

très peu de chose sur moi. Elle m'a répondu sur un ton glacial :<br />

« Le docteur ne sort jamais de chez lui.<br />

- D'accord. Quand voulez-vous que je vienne ? Je suis en ville quelques<br />

jours.<br />

- Le docteur tient vraiment à vous rencontrer. Pouvez-vous venir cette<br />

nuit entre une et deux heures ? »<br />

Je me foutais complètement de savoir à quelle heure le docteur m'appelait,<br />

où il me convoquait : je m'organisais pour être au rendez-vous. Je<br />

l'admirais, je le respectais. Nous avions beaucoup de choses en commun :<br />

notre expérience d'organisateurs de shows délirants, notre brillante capacité<br />

à jeter des sorts, une certaine connaissance de la criminologie et des<br />

tueurs en série, une parenté d'esprit au travers des écrits de Nietzsche,<br />

ainsi que l'idée de l'élaboration d'une philosophie tournée contre la répression<br />

et en faveur de l'anticonformisme. Bref, nous avions tous deux consacré<br />

la meilleure partie de notre vie à faire basculer le christianisme grâce<br />

au poids de sa propre hypocrisie et, par conséquent, nous nous étions<br />

retrouvés en position de bouc émissaire, justifiant l'existence même du<br />

christianisme.<br />

Avant de raccrocher, mon interlocutrice a ajouté :<br />

« Ah oui, surtout, venez seul. »<br />

Le titre de docteur était le privilège d'Anton Szandor LaVey, fondateur<br />

et grand prêtre de l'Église de Satan. Ce que pratiquement tous ceux<br />

que j'avais croisés dans ma vie — de John Crowell à Mlle Price — avaient<br />

compris de travers : le satanisme ne consiste pas à faire des sacrifices<br />

rituels, à retourner des tombes ou à vénérer le diable. Le diable n'existe<br />

pas. Le satanisme consiste à se vénérer soi-même, parce que c'est à vous<br />

de faire la différence entre le bien et le mal. La guerre du christianisme<br />

contre le diable a toujours été un combat contre les instincts les plus naturels<br />

de l'être humain — le sexe, la violence, la satisfaction de ses propres<br />

désirs — et la négation de l'appartenance de l'homme à l'espèce animale.<br />

L'idée du paradis est tout simplement la seule manière pour les chrétiens<br />

de créer l'enfer sur terre.<br />

Je ne suis pas et je n'ai jamais été un porte-parole du satanisme. C'est<br />

seulement une des choses en lesquelles je crois, tout comme je crois en<br />

Dr Seuss, Dr Hook, Nietzsche et la Bible. J'en ai juste une vision personnelle.<br />

Cette nuit-là, à San Francisco, je n'ai dit à personne où j'allais.<br />

J'ai pris un taxi pour aller chez LaVey, qui habitait dans une des grandes<br />

artères de la ville. Il vivait dans un immeuble noir anonyme, protégé par<br />

une haute et cruelle grille en fil de fer barbelé. Après avoir payé le chauffeur<br />

de taxi, je me suis dirigé vers le portail qui n'avait pas de sonnette.<br />

J'allais repartir lorsque la grille s'est ouverte en grinçant. J'étais aussi nerveux<br />

qu'excité car, contrairement à la plupart des occasions où on rencontre<br />

quelqu'un qu'on idolâtre, je savais déjà que je ne serais pas déçu.<br />

Je suis timidement entré dans la maison et, jusqu'à mi-escalier, je n'ai<br />

vu personne. Un gros type en costume, avec une touffe noire de cheveux<br />

graisseux dissimulant un début de calvitie en haut du crâne, se tenait en<br />

haut des marches ; sans dire un mot, il m'a fait signe de le suivre. Par la<br />

suite, à chaque fois que je suis allé voir LaVey, le gros homme ne s'est<br />

jamais présenté et ne m'a jamais adressé la parole.<br />

Il m'a entraîné dans un couloir où il a fermé violemment une lourde<br />

porte, nous plongeant dans le noir. Je ne pouvais plus voir le gros bonhomme,<br />

encore moins le suivre. J'étais pris de panique, quand tout à coup<br />

il m'a attrapé par le bras pour me guider le restant du chemin. En tournant<br />

dans le couloir, ma hanche a heurté la poignée d'une porte, l'abaissant<br />

légèrement. En colère, le gros bonhomme m'a violemment tiré en<br />

arrière. Ce qui se trouvait derrière cette porte était interdit aux visiteurs.<br />

Finalement, il a ouvert une porte, me laissant seul dans un cabinet de<br />

travail faiblement éclairé. À côté de la porte, il y avait un portrait somptueusement<br />

détaillé de LaVey posé à côté du lion qui lui servait d'animal<br />

de compagnie. Le mur en face était couvert de livres — un mélange de<br />

biographies d'Hitler et de Staline, des romans d'épouvante de Bram Stoker<br />

et Mary Shelley, des livres philosophiques de Nietzsche et d'Hegel,<br />

ainsi que des manuels sur l'hypnose et le contrôle de l'esprit. L'espace<br />

était largement occupé par un canapé rococo, au-dessus duquel étaient<br />

accrochées de nombreuses peintures macabres qui semblaient tout droit<br />

sorties du Night Gallery de Rod Sterling. Dans la pièce, les objets les plus<br />

étranges étaient un immense parc pour bébé posé dans un coin et une télé<br />

qui semblait totalement déplacée dans cet endroit. Objet de consommation<br />

dans un monde fait de contemplation et de mépris.<br />

Pour certaines personnes, ce décor semblerait ringard, pour d'autres,<br />

terrifiant. Pour moi, c'était très excitant. Quelques années auparavant,<br />

j'avais lu la biographie de LaVey par Blanche Barton : l'intelligence de ce<br />

type m'avait impressionné. (Avec le recul, je crois que ce livre n'était pas<br />

objectif, car l'auteur était la mère d'un de ses enfants.) Le pouvoir que


LaVey détenait, il l'obtenait par la peur ; la peur des gens tenait en un<br />

seul mot : Satan. En disant qu'il était sataniste, à leurs yeux, LaVey était<br />

devenu Satan — j'avais eu la même attitude lorsque j'avais décidé d'être<br />

une rock star. « On craint ce qu'on déteste, avait écrit LaVey. J'ai acquis<br />

mon pouvoir sans faire aucun effort, je me suis contenté d'être. » J'aurais<br />

pu écrire ces lignes. Tout aussi important, l'humour, qui n'a aucune<br />

place dans le dogme chrétien, est une des valeurs essentielles du satanisme,<br />

en réaction à un monde grotesque et difforme dominé par une<br />

race de crétins.<br />

LaVey a été accusé d'être nazi, raciste, alors que sa quête était l'élitisme,<br />

le principe de base caché derrière la misanthropie. D'une certaine<br />

façon, sa notion d'élitisme intellectuel (qui est également la mienne) est<br />

de nos jours politiquement correcte, parce qu'il ne juge pas les gens en<br />

fonction de leur race ou de leurs convictions, mais en fonction des critères<br />

d'intelligence à la portée de tout le monde. Pour un sataniste, le plus<br />

grand des péchés n'est ni le meurtre ni la bonté : c'est la bêtise. Au départ,<br />

j'avais écrit à LaVey non pas pour lui parler de la nature humaine, mais<br />

pour lui demander s'il accepterait de jouer du theremin sur Portrait of a<br />

American Family, car il était le seul joueur de theremin répertorié par<br />

l'association des musiciens américains. Il n'a jamais répondu à ma demande<br />

directement.<br />

Cela faisait plusieurs minutes que j'étais assis seul, lorsqu'une femme<br />

est entrée. Son eye-liner était d'un bleu criard, sa coiffure peu naturelle<br />

faite de cheveux platine brushés, et son rouge à lèvres rose débordait<br />

comme les couleurs peuvent déborder sur les coloriages d'enfants. Elle<br />

portait un pull serré en cachemire bleu layette, une minijupe, des collants<br />

couleur chair, des porte-jarretelles des années quarante et des talons hauts.<br />

Elle était accompagnée d'un petit garçon, Xerxes Satan LaVey, qui s'est<br />

précipité sur moi pour essayer de m'enlever mes bagues.<br />

« J'espère que vous allez bien, m'a dit Blanche sur un ton froid et formel.<br />

Je suis Blanche, la femme que vous avez eue au téléphone. Salut à<br />

Satan ! »<br />

Je savais que je devais répondre par une phrase-cliché se terminant<br />

par « Salut à Satan ! », mais je ne pouvais pas m'y résoudre. Ça me semblait<br />

vide de sens, trop rituel, exactement comme porter un uniforme à<br />

l'école chrétienne. Je me suis donc contenté de regarder le gamin et de<br />

lâcher : « II a les yeux de son père », une phrase tirée de Rosemary's Baby<br />

qu'elle devait très certainement connaître.<br />

Avant de me laisser, visiblement déçue par mes manières, Blanche m'a<br />

informé que le docteur allait arriver dans une minute.<br />

Le cérémonial que j'avais vu jusque-là, agrémenté de tout ce que je<br />

savais sur le passé de LaVey — dresseur dans un cirque, assistant d'un<br />

magicien, photographe pour la police, pianiste dans une comédie musicale,<br />

et arnaqueur en tout genre —, me laissait espérer une entrée grandiose.<br />

Je n'ai pas été déçu.<br />

LaVey n'est pas entré dans la pièce, j'ai eu droit à une apparition. Il<br />

ne manquait que le bruit d'une explosion et le nuage de fumée. Il portait<br />

une casquette de marin noire, un costume noir taillé sur mesure et, bien<br />

qu'il soit deux heures et demie du matin, à l'intérieur d'une maison, des<br />

lunettes noires. Il s'est approché de moi, m'a tendu la main en me disant<br />

immédiatement de sa voix grinçante :<br />

« J'aime le nom de Marilyn Manson parce qu'il rassemble deux<br />

extrêmes ; c'est ce dont parle le satanisme. Mais je ne peux pas vous appeler<br />

Marilyn. Puis-je vous appeler Brian ?<br />

- Bien sûr, comme vous voulez.<br />

- C'est à cause de ma relation avec Marilyn dans les années soixante.<br />

Cela me rend mal à l'aise. Elle tient une place particulière dans mon<br />

cœur », m'a expliqué LaVey en fermant doucement les yeux. Il a enchaîné<br />

en me racontant la relation sexuelle qu'il avait eue avec Monroe à l'époque<br />

où il était pianiste dans un bar et elle strip-teaseuse. Au cours de la conversation,<br />

il a semé des petits cailloux, selon quoi son association avec elle<br />

avait lancé sa carrière d'actrice. Cela faisait partie de la personnalité de<br />

LaVey de faire croire à ce genre de choses, mais il n'était jamais arrogant.<br />

Il racontait ça de manière naturelle, comme si c'était de notoriété publique.<br />

Il a ôté les lunettes de soleil de sa tête de gargouille à barbichette,<br />

bien connue de milliers d'adolescents amateurs, grâce au dos de la Bible<br />

satanique. Instantanément, nous nous sommes lancés dans une conversation<br />

intense. Je venais juste de rencontrer Traci Lords après un show<br />

à l'Universal Amphitheater de Los Angeles, et elle m'avait invité à une<br />

soirée, le lendemain. Sexuellement, il ne s'était rien passé, mais cette expérience<br />

a été très impressionnante car elle était comme une version féminine<br />

de moi-même — très autoritaire, faisant constamment des mots<br />

d'esprit. Maintenant que je savais que LaVey avait eu une relation avec<br />

un autre sex symbol, j'ai cru qu'il pourrait me conseiller en ce qui concernait<br />

Traci, qui, à la fois, me troublait et me captivait.<br />

Le conseil qu'il m'a donné reste très énigmatique, sans doute une<br />

manière de garder le pouvoir. Moins les gens vous comprennent, plus<br />

vous les fascinez. « Je sens que vous vous appartenez, et je pense que<br />

quelque chose de très important va déboucher de votre relation. » Telle<br />

était sa conclusion. J'avais l'impression d'avoir passé cinq minutes sur le<br />

site web Psychic Friends pour cinquante dollars, sans avoir entendu une<br />

des réponses que j'attendais de sa part. Mais j'ai fait semblant d'être<br />

reconnaissant et impressionné, car LaVey n'était pas quelqu'un que l'on<br />

pouvait se permettre de critiquer.


Il a continué à me débiter des détails sordides sur sa vie sexuelle avec<br />

Jane Mansfield, en m'expliquant qu'après tout ce temps il se sentait toujours<br />

responsable de sa mort dans un accident de voiture, parce que, après<br />

qu'ils s'étaient disputés, il avait jeté un sort à Sam Brody, son manager<br />

et amant. Malheureusement, Jane Mansfield s'était trouvée avec lui cette<br />

nuit-là à La Nouvelle-Orléans lorsqu'un camion de dératisation s'était<br />

écrasé sur la voiture, les tuant tous les deux sur le coup. Bien qu'ayant<br />

un doute sur les déclarations de LaVey, ses mots et son aplomb le rendaient<br />

très convaincant. Le service le plus précieux qu'il m'ait rendu ce<br />

soir-là a été de m'aider à comprendre et à accepter les sentiments d'inertie,<br />

de rigueur et d'apathie, des sentiments que je ressentais pour moimême<br />

et pour le monde qui m'entourait. Il m'a expliqué que c'était une<br />

étape nécessaire qui m'aiderait à passer de l'état d'enfant innocent à celui<br />

d'adulte intelligent et fort, capable de laisser une empreinte de son passage<br />

sur terre.<br />

Un des aspects les plus folkloriques de la personnalité de LaVey était<br />

qu'il aimait s'aligner avec des personnalités comme Jane Mansfield,<br />

Sammy Davis Jr. et Tina Louise de L'île aux naufragés, qui faisaient tous<br />

partie de l'Église de Satan. Je n'ai donc pas été surpris lorsque, comme<br />

je partais, il m'a encouragé à amener Traci chez lui.<br />

Il s'est trouvé que, le lendemain, Traci prenait l'avion à Los Angeles<br />

pour nous voir jouer à Oakland. J'étais salement couvert de bleus et amoché<br />

après le concert : alors elle est revenue à l'hôtel où elle m'a fait prendre<br />

un bain et m'a materné. Une fois de plus, je n'ai pas couché avec elle :<br />

j'étais déterminé à rester fidèle à Missi, quoique Traci soit la première<br />

personne que j'ai rencontrée capable de me faire revenir sur cette résolution.<br />

Je lui ai parlé de ma rencontre avec LaVey et elle m'a sorti l'intégrale<br />

de Deepak Chopra, Celestine Prophecy, un cristal qui guérit, du<br />

rap New Age qui parlait du destin, de résurrection et de la vie après la<br />

mort. Elle ne semblait pas très bien comprendre ce qu'il représentait, alors<br />

j'ai essayé de la mettre au parfum tout en essayant de ne pas m'écrouler<br />

de fatigue : « Ce type est vraiment intéressant. Tu devrais l'écouter. »<br />

Lorsque le lendemain je l'ai emmenée chez lui, elle était beaucoup plus<br />

sûre d'elle et cynique que je ne l'avais été... la première fois. Elle a débarqué<br />

là-bas comme s'il n'était qu'un déconneur amateur de canulars et<br />

s'est mise à discuter avec lui à chaque fois qu'elle n'était pas d'accord,<br />

même légèrement. Mais lorsqu'il lui a expliqué qu'un pou avait davantage<br />

le droit de vivre qu'un être humain, que les catastrophes naturelles<br />

étaient bonnes pour l'humanité, ou encore que le concept d'égalité n'était<br />

qu'un énorme bobard, il était prêt à soutenir ses arguments avec intelligence.<br />

Elle a quitté la maison sans dire un mot, des dizaines de nouvelles<br />

idées se bousculant dans sa tête.<br />

Au cours de cette entrevue, LaVey m'a fait visiter sa maison plus à<br />

fond : la salle de bains, dans laquelle s'étalaient des toiles d'araignée,<br />

fausses et vraies. La cuisine, remplie de serpents, d'instruments électroniques<br />

ancestraux et de mazagrans recouverts de pentacles. Comme tout<br />

bon artiste, LaVey ne confiait que de petits morceaux de sa vie et, lorsqu'il<br />

semblait vous livrer des informations, c'était pour vous faire comprendre<br />

que vous ne connaissiez que peu de chose sur lui. Nous allions<br />

le quitter, quand il m'a proposé de me faire révérend ; il m'a donné une<br />

carte cramoisie qui m'intronisait ministre de l'Église de Satan. Je ne savais<br />

pas à l'époque qu'en acceptant cette carte je faisais l'un des gestes les plus<br />

controversés de ma vie ; il me semblait alors (et aujourd'hui encore) que<br />

cette ordination n'était qu'une simple marque de respect. Comme un<br />

diplôme universitaire.<br />

Pour LaVey, c'était également une façon de passer le flambeau : il était<br />

presque à la retraite, fatigué de délivrer le même argument depuis des<br />

années. Aucun groupe de rock important n'avait prôné le satanisme d'une<br />

manière aussi lucide, intelligente et accessible, depuis peut-être les Rolling<br />

Stones, qui dans Monkey Man ont écrit ce qui pourrait être mon<br />

credo : « J'espère que nous ne sommes pas trop messianiques/Ou un peu<br />

trop sataniques. » En partant, LaVey a posé sa main osseuse sur mon<br />

épaule. Son geste n'avait rien de chaleureux, mais il m'a dit : « Tu vas<br />

faire ton trou. Tu vas laisser ton empreinte sur le monde. »<br />

Les prophéties et les prédictions de LaVey se sont rapidement révélées<br />

exactes. Ma relation avec Traci commençait à marcher fort.<br />

Le jour où je suis devenu sataniste a aussi été celui où les forces du<br />

christianisme et du conservatisme ont commencé à se mobiliser contre<br />

moi. Juste après notre rencontre, j'ai appris que le Delta Center, où nous<br />

devions passer à Sait Lake City, nous interdisait de jouer en première partie<br />

de Nine Inch Nails. La première fois, mais pas la dernière, où on nous<br />

a offert de l'argent pour ne pas jouer. En l'occurrence 10 000 dollars.<br />

Bien que nous soyons retirés de l'affiche, Trent Reznor m'a quand même<br />

invité et j'ai passé toute ma partie du show à faire un geste répétitif en<br />

psalmodiant « Il m'aime, il ne m'aime pas », tout en déchirant les pages<br />

du Livre des mormons.<br />

Depuis que l'espèce humaine a créé les premières lois et les codes de<br />

conduite en communauté, ceux qui ne les respectent pas n'ont qu'une<br />

solution à leur disposition : partir en courant. C'est donc ce que nous<br />

avons fait après le show en nous réfugiant dans le bus de la tournée pour


éviter de passer une nuit sous les verrous, au centre pénitentiaire de Salt<br />

Lake City. On n'a jamais touché nos 10 000 dollars, mais il valait mieux<br />

rester libres que toucher ce fric.<br />

On avait déjà vécu ce genre de situation au cours de la tournée à Jacksonville,<br />

une des villes les plus conservatrices de Floride, où les baptistes<br />

qui dirigent la ville avaient menacé de venir m'arrêter après le concert.<br />

À notre visite suivante à Jacksonville pour notre première tête d'affiche,<br />

à la suite de la tournée avec Nine Inch Nails, je n'ai pas eu la même chance.<br />

Sous mon pantalon, je portais mon slip en caoutchouc, celui avec une<br />

fente pour laisser passer ma bite, sur lequel s'était accumulé son lot de<br />

taches de sang, de crachat et de sperme. À mi-show, comme d'habitude,<br />

j'ai baissé mon pantalon et je me suis aspergé d'eau en faisant des mouvements<br />

convulsifs : j'ai rejeté mes cheveux en arrière, je me suis secoué<br />

d'avant en arrière pour envoyer de l'eau sur le public. Ma bite étant soigneusement<br />

enfermée dans son carcan en caoutchouc, aucune partie<br />

inconvenante de mon corps n'était exposée. Mais la brigade des mœurs,<br />

placée à chacune des sorties du Club Five, a vu ce qu'elle a bien voulu<br />

voir et m'a accusé de me branler avec un godemiché attaché à ma taille<br />

(que je n'avais même pas) et de pisser sur le public.<br />

Vers la fin de nos spectacles, j'avais pour habitude de m'enduire le<br />

visage de rouge à lèvres rouge, et, si je voyais des filles sur le bord de la<br />

scène que j'avais envie de rencontrer, je les attrapais pour les peloter afin<br />

de laisser sur leur visage le signe de la bête, qui devait leur servir de passeport<br />

pour l'enfer qu'étaient, et seront toujours, les coulisses.<br />

Une fois le show terminé, j'ai quitté la scène pour monter dans la loge.<br />

Notre directeur de tournée, Frankie, m'a couru après. C'était un junkie<br />

ou un ex-junkie, ça dépendait à qui on parlait. Il ressemblait à Vince Neil<br />

de Môtley Crue, les cernes noirs en plus. Pris de panique, il bafouillait :<br />

« Les flics sont là. Ils vont t'arrêter. »<br />

Je me suis précipité en haut pour paraître à peu près respectable, ce<br />

qui se résumait à enlever mon slip en caoutchouc pour enfiler un jean et<br />

un T-shirt noir à manches longues. Dans le hall, il y avait un boucan d'enfer,<br />

deux flics en civil sont entrés en trombe et ont hurlé : « Vous êtes en<br />

état d'arrestation pour violation des lois concernant le divertissement des<br />

adultes », une formule qui sonnait comme « divers glissements des sales<br />

putes » et qui couvrait le bruit de la musique disco que la sono crachait.<br />

Ils m'ont passé les menottes dans le dos, m'ont sorti de la boîte pour me<br />

traîner au poste de police. Je ne m'inquiétais pas plus que ça car ils ne<br />

m'en voulaient pas particulièrement. Ils se contentaient de faire leur boulot.<br />

Par contre, en arrivant au commissariat, les choses ont changé lorsque<br />

je me suis retrouvé face à plusieurs ploucs baraqués en uniforme de flics<br />

qui, eux, semblaient vouloir faire un peu plus que leur boulot.<br />

L'un d'entre eux en particulier, un type râblé avec une épaisse moustache<br />

noire et une casquette sur laquelle était inscrit PREMIÈRE ÉGLISE<br />

BAPTISTE DE JACKSONVILLE, semblait particulièrement m'en vouloir. Avec<br />

ses copains flics, ils ont commencé à m'envoyer des vannes très vaseuses,<br />

pour finir par prendre des polaroïds à mes côtés, sans doute pour montrer<br />

à leur femme avec quel genre de singe ils avaient joué pendant leurs<br />

heures de service. La nuit promettant d'être calme, je leur servais de distraction.<br />

Bon, je n'avais aucune raison de me plaindre, car, après tout, je suis<br />

un amuseur public. C'est alors qu'est entré un colosse noir, sans doute le<br />

type le plus baraqué que j'aie jamais vu de ma vie. L'ombre de ses mains<br />

semblait pouvoir recouvrir tout mon corps, chacune des veines de son<br />

cou était aussi large que mon propre cou. Il m'a poussé dans une minuscule<br />

cellule où il y avait un étrange système en acier inoxydable censé être<br />

à la fois un lavabo, les toilettes et une fontaine d'eau potable. J'étais en<br />

train de calculer où étaient le lavabo et les toilettes, lorsque le colosse m'a<br />

ordonné d'enlever mon maquillage. Je ne disposais que d'eau et de papier<br />

toilette, autrement dit rien. Après m'avoir observé en train de me débattre<br />

avec ça, il a ouvert la porte et a grondé un « sers-toi de ça », en lançant<br />

un bidon rempli d'un détergent rose<br />

pour le sol.<br />

Après avoir récuré mon visage rosi<br />

et à vif, je me suis assis dans la cellule,<br />

abattu et abandonné, n'ayant plus qu'à<br />

attendre d'être sauvé par le monde extérieur.<br />

Le colosse est réapparu en claquant<br />

la porte derrière lui. « Très bien »,<br />

a-t-il ordonné d'une voix de sergent en<br />

exercice qui résonnait dans la pièce. « Il<br />

va falloir enlever tous ces habits. »<br />

Même si vous avez une tendance à<br />

l'exhibitionnisme, lorsque vous vous<br />

retrouvez nu face à un individu qui<br />

mesure plusieurs fois votre taille et qui<br />

Fig. 313. TALISMAN FOR DELIVERANCE<br />

FR0M PRISON<br />

a le pouvoir de vous faire tout ce qu'il veut sans être inquiété, vous commencez<br />

à apprécier la rayonne, le coton, le polyester, bref ces merveilleux<br />

tissus qui protègent le corps de tout contact physique direct. Lentement,<br />

minutieusement, sous la menace d'un accès de violence de ses mains rustres<br />

et calleuses, il m'a fouillé de haut en bas ainsi que dans mon intimité.<br />

Lorsqu'il est sorti, une engueulade a démarré de l'autre côté de la porte<br />

de ma cellule. Le colosse discutait ferme avec deux autres officiers. Dans<br />

mon esprit, j'essayais de deviner de quoi ils parlaient, sachant que mon


sort dépendait de cette violente discussion. J'ai fini par me persuader que,<br />

soit l'un d'eux voulait me relâcher pour manque de preuve, soit l'autre<br />

voulait faire de moi son nouveau petit ami.<br />

La discussion a pris fin, le colosse est revenu. Je le sentais embarrassé<br />

lorsqu'il m'a demandé d'un ton cassant : « Où est le godemiché ? » Avant<br />

même d'avoir pu ravaler mes instincts de bêcheur, je lui ai demandé avec<br />

coquetterie ce qu'il voulait faire avec un godemiché. C'est à cet instant<br />

que les foudres de l'enfer se sont abattues.<br />

Son visage est devenu cramoisi comme s'il avait été marqué au fer<br />

rouge, sa poitrine s'est gonflée comme celle de l'Incroyable Hulk, il a plaqué<br />

mon corps nu, pâle et tremblant contre le mur. L'autre flic, le traînela-merde<br />

de baptiste a collé son visage contre le mien et a commencé à<br />

m'interroger en soufflant sur moi sa chaude haleine de porc. La confrontation<br />

a duré aussi longtemps que le concert : il voulait savoir où était<br />

passé le godemiché avec lequel j'avais, prétendument, commis des actes<br />

lubriques et obscènes. Au bout d'un moment, ils ont semblé se calmer et,<br />

une fois de plus, se sont remis à discuter entre eux, essayant d'imaginer<br />

qu'ils aient pu commettre une erreur.<br />

Lorsqu'ils ont eu terminé, le colosse m'a ordonné de me rhabiller. Ils<br />

m'ont mis dans un panier à salade en compagnie d'une demi-douzaine<br />

de personnes qui, à cause de mon apparence, étaient trop effarées pour<br />

s'asseoir sur la même banquette que moi. Mon seul compagnon avait<br />

l'aspect et le mental d'un enfant de huit ans, le corps épais d'un pédophile<br />

obèse. En fait, c'était comme ça que j'imaginais Lenny dans Des<br />

souris et des hommes. Il m'a raconté que sa mère, avec qui il vivait encore,<br />

l'avait dénoncé pour avoir signé un chèque à sa place. J'avais envie de<br />

lui demander s'il avait été pris sur le fait à la pâtisserie Dunkin'Donuts,<br />

mais je me suis retenu et le bon sens a triomphé. Notre conversation m'a<br />

rappelé celle que j'avais eue avec Pogo la première fois que je l'avais rencontré<br />

: Lenny commençait à me donner des tuyaux pratiques pour gagner<br />

du temps quand on veut se débarrasser d'un cadavre. La seule différence<br />

était que ce type avait effectivement tué quelqu'un et sa méthode avait<br />

été celle que nous avions envisagée pour Nancy : le feu.<br />

Pendant neuf heures, Lenny m'a flatté et m'a fait la cour, régulièrement<br />

interrompu par les flics qui, pour frimer, me faisaient défiler dans<br />

le commissariat. Au bout de la huitième fois, ils ne m'ont pas ramené en<br />

cellule de détention, mais m'ont annoncé que j'allais être transféré avec<br />

les droits communs. Sur le chemin, ils m'ont confié à une infirmière qui<br />

m'a fait passer un test psychologique. N'importe quel psychopathe de<br />

base sait se débrouiller avec ce genre de test : il y a les réponses pour les<br />

gens normaux, les réponses pour les fous et les questions pièges afin de<br />

démasquer les fous qui font semblant d'être normaux. J'ai examiné les<br />

questions du genre « Que pensez-vous de l'autorité ? » « Croyez-vous en<br />

Dieu ? » « Est-ce normal de faire du mal à quelqu'un qui vous a fait du<br />

mal ?» — et j'ai répondu comme ils voulaient que je réponde, afin de<br />

m'éviter un séjour en hôpital psychiatrique.<br />

Après m'avoir déclaré normal, on m'a dirigé vers un médecin qui m'a<br />

fait passer des tests physiques. Il a commencé par me présenter une paire<br />

de tenailles et m'a expliqué : « Il faudrait retirer ça », en désignant l'anneau<br />

transperçant ma lèvre.<br />

« Ça ne s'enlève pas vraiment.<br />

- Si on ne le retire pas, on va vous l'arracher dès la première bagarre »,<br />

m'a-t-il dit sur un ton très calme, le visage barré par un sourire sadique<br />

qu'il avait du mal à dissimuler.<br />

Ils ont sectionné l'anneau et m'ont conduit dans le couloir. Il y avait<br />

deux types de population chez les droits communs : un troupeau de bêtes<br />

s'entraînant à soulever des poids tout en matant les types à cheveux longs<br />

qu'ils pourraient sodomiser, puis la lie de notre société — des ivrognes,<br />

des clochards et des junkies. Pour une raison qui m'échappe, les flics qui<br />

m'accompagnaient ont enfreint leur code tacite de sadisme et m'ont épargné<br />

le chemin épineux. Personne n'a essayé de me baiser : soulagé, je me<br />

suis instantanément endormi.<br />

Je me suis réveillé je ne sais pas combien de temps après, pour découvrir<br />

un plateau sur lequel il y avait des feuilles de laitue fanées arrosées<br />

d'un mélange d'eau et de vinaigre, un morceau de pain rassis, et pour<br />

dessert la nouvelle selon laquelle quelqu'un avait payé la caution. On m'a<br />

dit que cela faisait seize heures que j'étais en prison. Le pire, c'est que<br />

mon manager avait versé la caution à la minute même où j'avais été emprisonné.<br />

Mais c'est le genre d'information qui voyage lentement lorsque la<br />

police vous hait. En temps normal, ce scandale aurait dû être l'occasion<br />

de s'offrir une publicité gratuite, ce dont à l'époque nous avions vraiment<br />

besoin. Malheureusement, les journaux n'en ont jamais parlé car, par<br />

précaution, le juge avait conclu un accord avec mes avocats, leur conseillant<br />

de passer ce fait divers sous silence afin de m'éviter une peine maximale.<br />

La police ne possédant aucune preuve, je ne pouvais qu'être libéré.<br />

Lorsque, un an et demi plus tard, j'ai de nouveau rencontré LaVey au<br />

cours de notre tournée Antichrist Superstar de 1996, nous avions beaucoup<br />

de choses à nous dire. J'avais compris qui étaient mes ennemis : non<br />

seulement ils étaient capables d'interrompre des shows ou de contrôler


leur déroulement, mais ils étaient également capables, sans aucune raison,<br />

de nous prendre la seule chose pour laquelle LaVey et moi nous nous<br />

battions : la liberté individuelle. Tout comme LaVey, j'avais découvert ce<br />

qui peut arriver lorsque l'on dit un truc un peu puissant qui amène les<br />

gens à penser. On neutralise votre message en vous collant une image<br />

réductrice — comme fasciste, adorateur du diable ou avocat du viol et<br />

de la violence.<br />

On a parlé religion, comme d'une coutume servant à préserver des<br />

codes pratiques de santé, de morale et de justice, valeurs qui n'ont plus<br />

de raison d'être pour la survie de l'espèce (par exemple ne pas manger<br />

d'animaux aux pieds fourchus). Lire et comprendre La Bible de Satan a<br />

davantage de sens, avec le XX e siècle en perspective, que lire une œuvre<br />

écrite pour accompagner une culture depuis longtemps disparue. Qui<br />

sait : dans un siècle peut-être un crétin trouvera-t-il un T-Shirt Marilyn<br />

Manson — ou une casquette de base-bail des Collapsing Lungs — et le<br />

clouera sur un mur pour en faire un objet de dévotion.<br />

LaVey, au cours de la conversation, quittait la pièce toutes les dix<br />

minutes. J'avais la sensation qu'il nous observait par les yeux des chats<br />

représentés sur ses peintures à l'huile ; alors, je restais totalement calme<br />

lorsqu'il n'était pas là.<br />

LaVey m'a demandé ce qui s'était passé avec Traci Lords. Je lui ai dit<br />

qu'elle m'avait jeté et que ses prédictions optimistes sur notre relation<br />

s'étaient révélées inexactes. Mais le lendemain après notre show, j'ai<br />

découvert qu'elle me courait après depuis un moment. J'avais un album<br />

dans les dix premiers des charts, j'avais fait la couverture de Rolling Stone<br />

et, comme l'avait prédit LaVey, notre relation s'est inversée. Lorsque<br />

j'avais rencontré Traci la première fois, c'était une star distante et inabordable.<br />

Certes, cela m'avait anéanti, mais aussi rendu plus fort. Cette fois,<br />

j'étais aux commandes et je n'en avais rien à foutre : je voulais d'elle uniquement<br />

quand je ne pouvais pas l'avoir.<br />

L'année suivante, quelques jours après Halloween, j'ai reçu un coup<br />

de téléphone à quatre heures du matin m'annonçant la mort de LaVey.<br />

J'étais surpris par la tristesse que je ressentais : il était devenu une image<br />

paternelle et je n'avais pas eu l'occasion de lui dire au revoir, ni même<br />

de le remercier pour son inspiration. Mais par ailleurs, je savais que si<br />

le monde avait perdu un grand philosophe, l'Enfer avait gagné un nouveau<br />

chef.<br />

JE TROUVE TERRIBLE L'IDÉE QUE LES AUTRES<br />

PEUVENT ME FAIRE CE QUE JE LEUR FAIS.<br />

MAUVAIS TRAITEMENTS : INFLIGÉS<br />

Avec ses cent kilos de chair maltraitée, de muscles atrophiés et ses os<br />

sclérosés, Tony Wiggins était un aspirateur à péchés. Ses yeux bleus<br />

brillaient de l'éclat d'une fête perpétuelle, et ses lèvres cyanosées exhibaient<br />

une moue menaçante. Le seul charme de ce plouc émanait de sa<br />

queue de cheval blonde et de sa barbiche à la colonel Sanders, qui lui<br />

donnaient un vague vernis de bonnes manières, de décence et de morale.<br />

Peu importe où il était et à quelle heure — plus la ville était petite, plus<br />

les circonstances étaient improbables —, Tony Wiggins réussissait toujours<br />

à sucer la crasse, la corruption et la décadence des rues dans le but<br />

de nous les restituer.


Nous avons rencontré Tony Wiggins au bon moment, à l'époque où<br />

nous étions fragiles et vulnérables. Cette première année passée sur la<br />

route avait fait pas mal de dégâts, pas seulement en ce qui concernait<br />

notre santé physique et mentale, mais également parmi nos amis et nos<br />

relations. Dans le même temps, nos singles n'avaient pas marché, on n'entendait<br />

pas nos disques à la radio, personne ne nous connaissait à part<br />

une poignée de fans de Nine Inch Nails et quelques marginaux çà et là.<br />

Nous avions un nouveau batteur, Ginger Fish, nous étions prêts à retourner<br />

en studio pour enregistrer une nouvelle salve et, si jamais on se plantait<br />

aussi, nous étions prêts à faire les chœurs chez Collapsing Lungs.<br />

Nous n'avions aucune envie d'être éternellement un groupe underground.<br />

Nous méritions mieux que ça.<br />

Pendant que nous nous préparions à enregistrer de nouveaux titres à<br />

La Nouvelle-Orléans, on nous a invités à faire la première partie de la<br />

tournée de printemps 1995 de Danzig. Nous ne pouvions pas refuser car<br />

notre label considérait que c'était une excellente occasion de faire la<br />

promo de Portrait of an American Family, un album que, pour notre<br />

part, nous avions déjà enterré. La tournée Danzig a démarré sans enthousiasme<br />

: nous étions amers, désabusés. De plus, au cours de notre dernier<br />

tour de chauffe dans le Nevada, une fille m'avait refilé des cristaux<br />

de méthadone en me faisant croire que c'était de la coke, ce qui n'a pas<br />

arrangé les choses. J'ai vomi pendant tout le show et n'ai pu fermer l'œil<br />

pendant tout le voyage en bus qui nous conduisait à San Francisco pour<br />

notre première date avec Danzig.<br />

Le premier soir, je suis monté sur scène habillé d'une camisole de force,<br />

d'un suspensoir noir et de bottes. À cause de trois nuits sans sommeil,<br />

j'avais les yeux rouges et larmoyants. D'entrée, j'ai senti un truc froid et<br />

dur me frapper au visage. Je pensais que c'était le micro, mais le truc s'est<br />

fracassé sur le sol et j'ai senti des éclats de verre se briser sur mes jambes.<br />

C'était une bouteille lancée par le public. Dès le second titre, la scène était<br />

recouverte de bouteilles et de détritus en tout genre, tandis qu'une bande<br />

de costauds tatoués s'était amassée devant la scène et me demandait de<br />

venir me battre. J'étais fou furieux. J'ai attrapé une des bouteilles de bière<br />

qui traînaient sur la scène, je l'ai fracassée sur la batterie, avant d'arrêter<br />

de chanter. J'ai hurlé : « Si tu veux te battre, monte sur scène, mon<br />

chou. » Et j'ai pris le tesson que j'ai plongé dans un de mes flancs, le<br />

tirant sur ma peau jusqu'à l'autre côté, créant ainsi une des pires cicatrices<br />

du treillis qu'est devenu mon torse.<br />

Pissant le sang, je me suis jeté dans la foule et j'ai atterri sur le chef de<br />

la confrérie. Lorsque la sécurité m'a ramené sur scène, j'étais complètement<br />

nu et presque tout le monde au premier rang était recouvert de sang.<br />

J'ai saisi le pied du micro et l'ai violemment balancé sur la grosse caisse<br />

de Ginger, qui est partie en morceaux. Ginger m'a regardé, partagé entre<br />

la colère et la confusion — ce n'était que son second concert avec nous<br />

depuis qu'il avait remplacé Freddy the Wheel — mais, pigeant vite, il a<br />

transpercé un de ses tambours à timbre. Twiggy a levé sa basse au-dessus<br />

de sa tête et l'a écrasée sur le moniteur. Daisy a fait de même avec sa<br />

guitare qu'il a lâchée sur son pied. Bref, on a détruit ce qui se trouvait<br />

sur scène.<br />

En sortant de scène après un show réduit à quatorze minutes, on a<br />

croisé Glenn Danzig, qui est deux fois plus petit que moi (bien que sa<br />

masse musculaire soit sans doute dix fois supérieure à la mienne). Je lui<br />

ai lancé un sourire malicieux comme pour lui dire : « Tu nous as voulus,<br />

ça va te coûter cher. »<br />

On ne voulait plus jouer de musique sur scène. On n'en a plus joué.<br />

Les shows ont continué à être de brefs exercices de brutalité et de nihilisme,<br />

et la carte routière sur ma poitrine s'est agrémentée de nouvelles<br />

cicatrices, ecchymoses et autres zébrures. Nous étions tous lamentables,<br />

épuisés, vidés — un peu comme les automates de Mondwest lorsqu'ils<br />

perdent les pédales. On commençait à se fatiguer de notre propre violence<br />

et j'étais au fin fond du trou à la suite d'un coup de fil de Missi qui<br />

mettait fin à notre relation — la première relation qui avait compté pour<br />

moi — parce que je n'étais jamais là. C'est alors que nous avons fait la<br />

connaissance de Tony Wiggins.<br />

Il sortait du bus de Danzig, vêtu d'un jean noir, d'un T-shirt noir et<br />

d'une paire de lunettes noires brillantes et panoramiques. Il ressemblait<br />

à un mec capable de vous casser la gueule pour rien, avant de se confondre<br />

en excuses. Je l'ai complimenté sur ses lunettes. Il les a aussitôt retirées<br />

et m'a dit sans aucune hésitation : « Tiens, elles sont à toi. »<br />

À partir de ce jour-là, nous n'avons plus tourné avec Danzig, mais<br />

avec Tony Wiggins, le type qui conduisait leur bus. Tous les matins, il<br />

frappait à la porte du bus ou de la chambre d'hôtel et nous réveillait avec<br />

une bouteille de Jagermeister et une poignée de drogues. Lorsqu'il portait<br />

une queue de cheval, chose rare, cela signifiait qu'il travaillait et<br />

conduisait le bus de Danzig. Lorsque ses cheveux étaient détachés, il s'occupait<br />

de nous, s'assurant que notre autodestruction ne se limitait pas à<br />

la scène. Une nuit, dans un hôtel miteux de Norfolk en Virginie, il est<br />

entré comme un fou dans la chambre, a fait quelques lignes à même le<br />

sol recouvert de poussière et de poudre anti-cafards et les a sniffées. Puis<br />

il a ordonné : « Monte sur mon dos. » Twiggy a attrapé une bouteille de<br />

Jack Daniel's qui traînait par terre et a obéi. Je ne faisais pas attention à<br />

eux car j'étais en train d'écrire les paroles de The Beautiful People. Ils<br />

ont passé tranquillement le seuil de la porte, bête bourrée à deux culs<br />

— plus tard, nous les avons surnommés « les frères Twiggins » —, et se


sont dirigés vers l'escalier extérieur. Soudain, j'ai entendu un fracas et<br />

une bordée de jurons. J'ai retrouvé Twiggy en bas des escaliers, le visage<br />

baignant dans une flaque d'eau de pluie et de sang. On s'est précipités<br />

aux urgences, mais comme on ressemblait à des fous — dégoulinant de<br />

maquillage, de pluie et de sang — personne ne s'est occupé de nous. Wiggins<br />

aurait pu se plaindre, mais il s'est contenté d'attraper un plateau<br />

métallique pour encore se faire des lignes. Les nuits finissaient en général<br />

comme ça avec Wiggins. Ça l'amusait de jouer les fauteurs de troubles<br />

et il ne lâchait jamais le morceau, jusqu'à ce que quelqu'un meure, se<br />

retrouve à l'hôpital ou s'écroule dans son vomi. Et il continuait à faire<br />

la fête jusqu'à ce que cette personne soit lui.<br />

En fin de compte, Wiggins, Twiggy et moi, on a compris qu'il fallait<br />

tirer le meilleur parti possible de la situation, en essayant d'apprendre et<br />

d'accumuler les expériences de valeur sur la route. On a commencé à<br />

mener diverses expériences psychologiques : du genre, on se dirigeait vers<br />

un couple et on ne donnait un passe pour aller backstage qu'à la fille,<br />

juste pour tester leur relation.<br />

Petit à petit, la tournée, de misérable, est passée à mémorable. Au<br />

cours de la tournée avec Nine Inch Nails et Jim Rose, je m'étais retenu<br />

de jouer les farces parmi les plus stupides dont ils se repaissaient, mais<br />

là, je m'en foutais totalement. Nous étions assis en haut d'une tour en<br />

acier de dix mètres de haut à l'extérieur du Sloss Furnaces, un club de<br />

Biloxi, dans le Mississippi, en train de nous chauffer avant le show à<br />

coups de Jagermeister et de dope. Avec Wiggins et Twiggy, nous avons<br />

juré d'arrêter d'exploiter et d'humilier les filles qui traînaient backstage.<br />

On a décidé de créer une sorte de nouvelle thérapie pour les aider. Pour<br />

cela, nous n'avions besoin que d'une simple caméra et de quelques filles<br />

acceptant de confesser leurs péchés les plus enfouis et les plus intimes.<br />

Nous ne doutions pas que la vie de nos fans était des plus sombres et des<br />

plus perturbées.<br />

Wiggins a préparé le terrain pendant que nous jouions. Sous le club,<br />

il avait découvert un réseau de catacombes obscures avec des grilles en<br />

métal, de l'eau qui gouttait et une ambiance tout droit sortie d'une scène<br />

de La Revanche de Freddy. À la fin du spectacle, j'ai couru le rejoindre,<br />

non seulement parce que j'étais excité, mais également parce que je devais<br />

me planquer, les flics cherchant à m'arrêter pour attitude indécente. Pendant<br />

que notre manager les retenait, Wiggins nous a entraînés dans les<br />

catacombes, où nos deux premières patientes éventuelles nous atten-<br />

daient. Nous ne savions absolument pas si le plan que nous avions monté<br />

pour extorquer des confessions allait fonctionner et, à ce moment-là, nous<br />

ne comprenions pas ce que porter en fardeau les secrets les plus glauques<br />

des autres signifiait. Les gens ne se confessent pas nécessairement pour<br />

se libérer d'un poids. Ils veulent avant tout être rassurés et ce n'est pas<br />

simple de le faire avec conviction.<br />

Sous le feu nourri des questions de Wiggins, la première fille a craqué<br />

et nous a avoué qu'à onze ans, plusieurs garçons du voisinage la harcelaient<br />

régulièrement. Une nuit, elle s'est réveillée et a trouvé la fenêtre<br />

ouverte ainsi que quatre d'entre eux dans sa chambre. Sans dire un mot,<br />

ils ont enlevé les draps, lui ont arraché son pyjama et l'ont violée à tour<br />

de rôle. Le lendemain, elle en a parlé à son père qui est resté indifférent.<br />

Il faut dire qu'il abusait d'elle depuis un an. Elle nous racontait ça, agenouillée<br />

sur le sol humide qu'elle fixait. Lorsqu'elle a terminé, elle m'a<br />

jeté un regard implorant, ses yeux étaient humides, ses joues étaient marbrées<br />

de mascara noir. Je me devais de faire quelque chose, dire quelque<br />

chose, au moins l'aider. Au travers de ma musique et de mes interviews,<br />

je n'avais jamais eu aucun problème pour dire aux gens ce que je pensais<br />

de la vie qu'ils devaient mener et de l'indépendance qu'ils devaient acquérir.<br />

Mais, à l'époque, je m'adressais à une foule, une masse, un groupe de<br />

gens anonymes. Et là, me retrouvant face à une personne dont je pouvais<br />

changer la vie, j'étais pétrifié. J'ai pu seulement lui dire que le simple fait<br />

qu'elle soit là, devant moi, et puisse parler de tout ça, était la preuve<br />

qu'elle était suffisamment forte pour vivre avec et l'accepter.<br />

Je me demande encore si ce que j'ai pu lui dire lui avait apporté quelque<br />

chose, où si je n'avais fait que répéter les mêmes clichés qu'elle avait entendus<br />

toute sa vie. Elle m'a dit qu'elle voulait échanger des vêtements avec<br />

moi, puis elle a retiré son T-shirt, sur lequel était imprimé la phrase de<br />

Nietzsche « Dieu est mort », suivie de la réponse de Dieu : « Nietzsche<br />

est mort. » Où que j'aille, j'emporte toujours ce T-shirt avec moi.<br />

Cette première histoire était si déchirante que je n'ai aucun souvenir<br />

de la confession de la seconde fille. Je me rappelle simplement qu'il s'agissait<br />

d'une belle blonde qui avait le mot échec gravé sur le bras.<br />

Wiggins affinait sa méthode inquisitoire à chaque show. Son art était<br />

à la fois brutal et sophistiqué et, parfois, très certainement contraire à<br />

l'éthique de la psychanalyse. Il était arrivé si loin qu'afin de continuer ses<br />

recherches il a dû créer son propre système d'investigation, qu'il a dévoilé<br />

après un show dans l'Indiana.<br />

Backstage, à la fin du show de Danzig, on a découvert notre équipe<br />

en train de filmer une petite nana bien en chair à la peau très pâle et aux<br />

cheveux blancs. Un garçon d'environ dix-neuf ans — soit son frère, soit<br />

son petit ami — efféminé, maigrelet, les cheveux roux coupés au bol, le


visage légèrement parsemé de taches de rousseur et un bleu décoloré sur<br />

la joue, était à côté d'elle et tournait nerveusement une cigarette éteinte<br />

entre ses doigts. Une odeur de crème à raser emplissait l'atmosphère : à<br />

force de cajoleries, ils avaient convaincu la fille de se raser et de faire<br />

d'autres choses inavouables. C'était le genre d'exploitation que Wiggins<br />

et moi essayions d'éviter.<br />

Dès qu'ils m'ont vu, la fille et le garçon sont tombés à genoux. Elle<br />

hurlait : « Les dieux ont entendu nos prières. »<br />

Lui, plus simple : « Je voulais juste te rencontrer. C'est pour ça que<br />

nous sommes ici. » Alors, tout naturellement, Wiggins et moi, nous leur<br />

avons demandé s'ils avaient des choses à confesser, en dehors des atrocités<br />

auxquelles la fille venait de participer avec nos roadies. La fille a<br />

immédiatement jeté un regard au garçon qui, honteux ou plein de tristesse,<br />

a baissé la tête. On venait de tomber sur la personne idéale pour<br />

tester la nouvelle invention de Tony.<br />

Wiggins a demandé au type si cela ne le dérangeait pas d'être ficelé et<br />

ligoté, puis il l'a emmené derrière, dans les loges, car il lui fallait quelques<br />

minutes pour le préparer. Lorsque je suis entré, il était pieds et poings<br />

liés, les mains dans le dos, dans un appareil qui l'obligeait à maintenir<br />

ses jambes à quatre-vingt-dix degrés. Le mécanisme était prévu pour des<br />

femmes et c'était d'autant plus troublant de voir un type nu étendu de<br />

cette façon. S'il bougeait ne serait-ce que très légèrement de cette position<br />

acrobatique, la corde autour de son cou se resserrait et l'étouffait.<br />

Pour éviter de s'étrangler, il fallait absolument qu'il reste dans cette position<br />

difficile et délicate. Une caméra à la main, Tony se tenait au-dessus<br />

de lui, filmant cette strangulation sous tous les angles.<br />

« T'as quelque chose à confesser ? » Wiggins parlait avec un élégant<br />

accent du Sud sous lequel se cachait comme une sorte de menace. Derrière<br />

la porte, le Master of Puppets de Metallica servait de bande-son à<br />

cette confession bidon.<br />

Il hésitait et essayait de se tortiller pour se mettre dans une position<br />

plus confortable, ce qui était totalement impossible. De sa main libre,<br />

Tony lui a relevé le menton en direction de la caméra et il a commencé à<br />

parler.<br />

« Ça fait à peu près deux ans que ma sœur et moi, on s'est barrés de<br />

la maison. Afin de... » Il parlait de manière hachée à cause des cordes<br />

qui l'étranglaient.<br />

« C'est ta sœur qui est derrière la porte ? » lui a demandé Wiggins. Il<br />

ne laissait jamais les choses dans le flou.<br />

« Non. C'est juste une copine. On fait la manche ensemble.<br />

- Pourquoi tu t'es barré ?<br />

- Maltraités. On était maltraités. Surtout par notre beau-père. Et puis<br />

on avait besoin de fric pour les tickets. Pour aller au concert. Et puis pour<br />

d'autres trucs. On a fait du stop pour se rendre sur une sorte de parking<br />

pour routiers. Je voulais la vendre. Vendre son corps.<br />

- Elle était habillée comment ? » Wiggins, curieux comme une fouine,<br />

voulait savoir.<br />

« Des chaussures à talons qu'on avait trouvées. Un bustier. Un jean.<br />

Du maquillage volé. Mais c'était pas pour baiser. Juste des pipes.<br />

- C'était la première fois que tu jouais au maquereau ?<br />

- En quelque sorte.<br />

- Oui ou non ? » Wiggins était un maître.<br />

« Pour du fric, ouais.<br />

- Et puis, qu'est-ce qui s'est passé ?<br />

- Ce routier. » Le môme s'est mis à pleurer et, par l'action combinée<br />

de l'émotion et des cordes lui serrant le cou, il est devenu cramoisi. Il a fléchi<br />

ses cuisses couvertes de taches de rousseur pour éviter de s'étouffer.<br />

« Ce camionneur, il l'a emmenée à l'intérieur de son camion. Et j'ai<br />

entendu ma sœur hurler, alors j'ai grimpé. Jusqu'à la glace. Mais avant<br />

que je puisse... » Il a eu des haut-le-cœur pendant un moment avant de<br />

retrouver son équilibre.<br />

« Il m'a frappé, frappé. Et... » Il pleurait, ses jambes tremblaient. « Et<br />

je sais pas où elle est...<br />

- Tu veux dire qu'il l'a embarquée ? »<br />

Wiggins a posé la question sans y croire. Il ne faisait plus attention à<br />

la caméra. Je ne l'avais jamais vu s'étonner de quoi que ce soit et ça n'est<br />

plus jamais arrivé depuis. On savait très bien que cela dépassait nos espé^<br />

rances et que le môme n'allait pas résister très longtemps aux cordes.<br />

Puis dehors, la musique s'est arrêtée d'un seul coup pour laisser place<br />

à des voix aboyant des ordres. J'ai entrouvert la porte pour espionner ce<br />

qui se passait dans la loge, où deux flics fouillaient nos trousses à<br />

maquillage et contrôlaient le permis de conduire des filles qui étaient là.<br />

J'ai refermé la porte, tourné la clé et jeté un regard affolé autour de moi.<br />

Mes poches étaient bourrées de drogues, un fugueur à poil était attaché<br />

dans un appareil de torture et tout était enregistré sur vidéo. On s'est<br />

empressés de le détacher et il a roulé sur le côté en se mettant en position<br />

fœtale. Pendant qu'il reprenait sa respiration et ses esprits, on l'a aidé<br />

tant bien que mal à rapidement enfiler ses vêtements. J'écoutais à la porte.<br />

Les gens riaient à nouveau, signe que les flics étaient repartis. Par le plus<br />

grand des hasards, ils ne connaissaient pas l'existence de cette pièce cachée.<br />

Ils recherchaient la fille d'un politicien local. Le môme voulait qu'on<br />

l'aide, mais, comme les flics étaient encore dans la boîte, on a poussé<br />

notre nouvel ami à aller les trouver pour leur raconter son histoire qui<br />

me hante encore aujourd'hui.


J'avais une vie beaucoup plus facile que la plupart de mes fans. Je m'en<br />

suis rendu compte grâce à Zepp que j'ai rencontré lors d'un show à Philadelphie.<br />

Alors que nous rejoignions notre bus après le concert, un petit<br />

bonhomme trapu à la mâchoire carrée, aux cheveux longs avec une barbe<br />

à la Anton LaVey nous a fait signe de l'autre côté du parking en nous<br />

promettant de nous donner une cannette d'oxyde de nitrate contre quelques<br />

autographes. Comme je n'avais jamais inhalé de gaz hilarant auparavant,<br />

j'ai accepté. Il s'est présenté sous le nom de Zepp, à cause d'un vieux<br />

tatouage Led Zeppelin sur l'épaule droite qu'il regrettait. Pendant les<br />

douzaines de shows qui ont suivi, Zepp s'est pointé backstage avec soit<br />

de l'oxyde de nitrate, soit des pizzas, soit des photos d'adolescentes.<br />

Comme il passait de plus en plus de temps avec nous, on s'est dit qu'il<br />

pouvait tout aussi bien travailler pour nous. Je lui ai offert une caméra,<br />

je l'ai payé et il a continué la tournée avec nous. J'ai su qu'il n'y aurait<br />

pas de problème le jour où, en ouvrant la porte du salon à l'arrière du<br />

bus, je l'ai vu filmer Twiggy et Pogo en train de baiser une poupée gonflable<br />

que j'avais achetée pour plaisanter. Dans son cul, elle avait la bite<br />

de Pogo et, dans sa bouche, celle de Twiggy, et j'ai oublié de regarder si<br />

Zepp avait la sienne dans sa main.<br />

Petit à petit, on a appris que Zepp n'était pas un simple type originaire<br />

de Pennsylvanie. Il répétait haut et fort qu'il avait baisé trois cents<br />

filles dans sa ville natale, et un jour, en ouvrant la soute du bus, on l'a<br />

trouvé sur la trois cent unième. Avec sa tante, ils s'injectaient du speed et<br />

il nous a raconté des histoires exotiques comme, au plus haut de leur folle<br />

dépendance, quand ils se shootaient avec de la boue ramassée dans des<br />

flaques ou du whisky. C'était un petit miracle qu'il soit encore en vie et<br />

un vrai coup de pot, car c'est Zepp qui nous a présenté les pisseuses, deux<br />

filles qui nous ont suivis à travers tout le pays. Elles me faisaient penser<br />

aux filles de Charles Manson en 1969, car elles ressemblaient à des adolescentes<br />

américaines, des banlieusardes classiques ayant légèrement<br />

dérapé. Cette fois, l'une d'entre elles était une fille à l'air innocent qui<br />

rougissait facilement. Elle avait des sourcils blancs, s'appelait Jeanette et<br />

aimait se graver le mot Marilyn sur la poitrine avant chaque concert.<br />

L'autre fille était calme avec de longs cheveux bruns et une demi-douzaine<br />

d'anneaux dans les lèvres. Elle s'appelait Alison et se gravait Manson<br />

sur la poitrine, avec le S à l'envers. Depuis, à presque tous les shows,<br />

je les ai vues collées contre les barrières, chantant en chœur, du sang coulant<br />

sur le devant de leur robe ou leur débardeur à cause des blessures<br />

qu'elles venaient de s'infliger.<br />

Entre Zepp, Tony Wiggins et ma propre folie qui gagnait du terrain,<br />

la tournée est devenue l'une des périodes les plus chaotiques, troublées<br />

et décadentes de ma vie. Un des incidents les plus inquiétants a eu lieu


après un show à Boston. J'étais dans la loge en train de boire du Jack<br />

Daniel's avec le reste du groupe, lorsque Wiggins m'a fait signe par l'entrebâillement<br />

de la porte.<br />

« Il y a quelqu'un qui veut te dire quelque chose », a-t-il murmuré<br />

sournoisement.<br />

Il m'a emmené dans une pièce à l'écart dans laquelle m'attendait une<br />

fille en slip blanc, soutien-gorge blanc et chaussettes roses, attachée et<br />

ficelée dans le « suce-péché » de Wiggins. Elle aurait pu être séduisante,<br />

mais tout son corps, particulièrement sa nuque et l'arrière de ses jambes,<br />

était recouvert de taches rouges d'où émergeaient des îlots blanchâtres.<br />

Ce n'était pas très agréable à regarder, et avant qu'elle ait prononcé le<br />

moindre mot j'avais déjà pitié d'elle. En dépit de moi, j'étais encore plus<br />

bouleversé parce qu'elle ressemblait à la Belle qui aurait été molestée par<br />

la Bête. Et une beauté défigurée peut très bien être bandante. Encore plus<br />

étrange, elle me rappelait quelqu'un, comme si je l'avais déjà rencontrée.<br />

« Qu'est-ce qui t'est arrivé ? » » C'était à moi de poser les questions.<br />

« J'ai une maladie de peau. Mais ce n'est pas contagieux.<br />

- C'est ça que tu veux confesser ?<br />

- Non, a-t-elle dit en essayant de prendre<br />

des forces pour s'exprimer. Ma confession<br />

a un rapport avec toi.<br />

- Les fantasmes ne comptent pas.<br />

- Non. Je t'ai rencontré il y a un an.<br />

Tu tournais avec Nine Inch Nails. »<br />

Elle s'est arrêtée pour se débattre<br />

avec ses liens. Elle était chétive et<br />

faible.<br />

« Continue. » Je savais que si j'avais<br />

commis des actes inavouables avec elle,<br />

je n'aurais pas oublié ses taches.<br />

« J'étais backstage et tu m'as dit salut. C'est<br />

moi qui suis rentrée avec Trent ce soir-là.<br />

TONY WIGGINS _ Ouais, je m'en souviens. » Et c'était vrai.<br />

« En fait, à cette époque, je sortais avec quelqu'un<br />

et il était en colère contre moi parce que je voulais aller backstage<br />

et passer la nuit avec Trent. Ce que j'ai fait.<br />

- Et il t'a larguée ?<br />

- Oui. Mais... c'est pas ce que... ce que j'essaie de dire. Le lendemain,<br />

j'ai commencé à avoir mal au ventre, de vraies douleurs. Je suis allée chez<br />

le médecin qui m'a annoncé que j'étais enceinte de plusieurs mois. Mais »,<br />

elle a fondu en larmes, « que je n'aurais jamais ce bébé. J'ai fait une fausse<br />

couche parce que j'avais baisé. »<br />

Je ne sais pas si je croyais ce qu'elle disait, mais, elle, semblait y croire.<br />

Le dernier mot, « baisé », avait jailli de sa bouche comme une fléchette<br />

de sarbacane. Elle était tellement bouleversée par ce souvenir qu'elle avait<br />

relâché la tension de ses mains et ses jambes, ce qui avait permis au<br />

bidouillage de Wiggins de se resserrer autour de son cou. Elle a perdu<br />

connaissance et sa tête est allée heurter le sol. Encore sous le choc de sa<br />

confession, complètement ahuri, je me suis baissé et j'ai commencé à me<br />

débattre avec les nœuds et la corde, incapable d'empêcher son visage de<br />

passer du rouge au violet. Wiggins a sorti de sa poche un couteau de l'armée<br />

et a coupé la corde qui lui serrait le cou, relâchant ainsi la pression.<br />

Mais elle ne se réveillait toujours pas. On lui a donné des claques, on lui<br />

a crié dessus, on lui a balancé de l'eau : rien n'y faisait. On était mal barrés.<br />

Je ne voulais pas être le premier rock-and-roller à avoir tué une fille<br />

backstage pour cause d'hédonisme.<br />

Au bout de trois minutes, elle s'est mise à grogner et à cligner des yeux.<br />

C'est sans doute la dernière fois qu'elle a eu envie de passer backstage.<br />

MAUVAIS TRAITEMENTS : REÇUS<br />

Lorsque, après la tournée, on est revenus à La Nouvelle-Orléans pour<br />

enregistrer, on s'est dit que la vie allait redevenir normale. Mais tout<br />

comme Wiggins nous avait montré la signification du mot indulgence,<br />

un mot que nous pensions jusqu'à présent connaître, La Nouvelle-Orléans<br />

nous a appris les mots haine, dépression et frustration. Les gens aiment<br />

penser que la haine et la misanthropie sont des remparts contre le monde.<br />

Pour ma part, ils ne viennent pas de ma dureté, mais du vide, du fait que<br />

je me vidais de mon humanité tout comme mon sang s'échappait des blessures<br />

que je m'étais infligées. Afin de ne rien ressentir — ni plaisir ni douleur<br />

— j'étais à la recherche d'expériences plus normales, plus humaines.<br />

La Nouvelle-Orléans, qui ne prêtait à sourire que par son aspect dépressif,<br />

allait se révéler le pire des endroits pour partir à la recherche du sens<br />

et de l'humanité. C'était comme essayer de trouver de la chaleur dans les<br />

bras d'une pute. Si tourner avait épuisé ce qu'il me restait de morale, La<br />

Nouvelle-Orléans, elle, a dévoré mon âme.<br />

Plus vous passez de temps à La Nouvelle-Orléans, plus vous devenez<br />

répugnant. Et les gens que nous fréquentions là-bas étaient parmi les plus<br />

répugnants : des dealers, des invalides et des ordures. Dans cette ville, les<br />

seuls gens intéressants étaient ceux qui se rendaient à l'aéroport et ceux<br />

qui en arrivaient. Les seules planches que nous foulions étaient des bouges<br />

comme The Vault, un bar gothique-industriel de la taille d'une chambre<br />

d'hôtel. Le sol était recouvert d'un dépôt visqueux fait d'urine congelée,<br />

de bière et de condensation due au climat humide et fétide de la ville. Les


toilettes, utilisées uniquement pour la consommation de substances prohibées,<br />

n'avaient pas de chiottes. On passait des nuits entières dans le<br />

club à sniffer avec le disc-jockey et à le convaincre de passer intégralement<br />

le Number of the Beast d'Iron Maiden pour qu'on puisse regarder<br />

les jeunes gothiques essayer de danser dessus. À l'aube, on rentrait dans<br />

notre appartement, un minable deux-pièces situé dans un quartier merdique<br />

où, récemment, deux flics s'étaient fait descendre. Nous dormions<br />

tous dans la même chambre sordide, respirant la puanteur des fringues<br />

sales tout en repoussant les punaises et les rats. Lorsqu'on en a eu marre,<br />

on a loué les services d'une femme de ménage guatémaltèque, qui virait<br />

tout ce qui traînait pour dix dollars de l'heure.<br />

À La Nouvelle-Orléans, tout le monde nous traitait comme de la merde<br />

et on les méprisait tous, en les traitant à notre tour comme de la merde.<br />

Une fille nous poursuivait afin d'obtenir une interview pour son fanzine,<br />

et un soir j'ai craqué : je lui ai pris son magnétophone que j'ai fait passer<br />

de main en main en demandant à tous ce qu'ils pensaient d'Iron Maiden.<br />

Puis j'ai pissé sur le micro et le lui ai balancé dans la gueule. Nos<br />

nuits devenaient une accumulation d'actes nihilistes.<br />

Une autre fille nous filait, Trent me l'avait présentée lorsque nous tournions<br />

avec lui. On la connaissait sous le nom de Big Darla, ce qui lui allait<br />

très bien. Elle faisait partie des vampires qui rôdaient autour de moi dans<br />

les bars, cherchant à capter mon regard pour réussir à me sucer à fond.<br />

Le premier soir où nous étions à La Nouvelle-Orléans, elle s'est présentée<br />

à la porte vêtue d'un vieux T-Shirt Marilyn Manson peu connu. Elle<br />

nous apportait une boîte de friandises de La Nouvelle-Orléans qui ressemblaient<br />

à des bouses de vache écrasées recouvertes d'olives, de moutarde<br />

et de pisse de chat. Pendant tout notre séjour à La Nouvelle-Orléans,<br />

ni elle ni ses sandwichs ne nous ont lâchés d'une semelle.<br />

Le jour de l'anniversaire de Trent Reznor, on marchait sur les rives du<br />

Mississippi en cherchant ce qu'on pourrait bien lui offrir : il a tout et a<br />

pour habitude de balancer les cadeaux dans un coin et de ne plus y prêter<br />

attention. J'ai alors remarqué un mendiant unijambiste et je me suis<br />

mis en tête de récupérer sa prothèse pour en faire cadeau à Trent. Pendant<br />

que j'essayais de le convaincre de me la céder, une jolie fille squelettique<br />

est passée près de nous et j'ai commencé à lui parler. Je lui ai<br />

demandé si elle connaissait la musique de Nine Inch Nails et elle m'a<br />

répondu que oui. Puis elle m'a montré une coupure qu'elle avait sur le<br />

bras comme s'il y avait un rapport.<br />

« C'est l'anniversaire de Trent Reznor aujourd'hui. Tu veux<br />

m'accompagner pour lui faire une surprise ? »<br />

Elle semblait avoir dix ans, même si elle devait en avoir beaucoup<br />

plus. En fait, elle était strip-teaseuse et j'avais très envie de la sauter en<br />

passant à l'appartement pour me changer avant le dîner. Mais elle a commencé<br />

à me parler de crack et à faire des allusions à la prostitution, ce<br />

qui m'a fait peur. On l'a emmenée chez Brennan, un des restaurants les<br />

plus chers de la ville. Trent s'est dit que c'était ma gonzesse et on n'a fait<br />

aucune allusion à son anniversaire. À la fin du dîner, Trent était en train<br />

de parler lorsqu'elle est nonchalamment montée sur la table, a retiré ses<br />

vêtements, ce qui a scandalisé — mais aussi émoustillé — la riche clientèle<br />

de ce restaurant très chic. Elle ressemblait à Brooke Shields dans La<br />

Petite et elle a réussi à mettre tout le monde dans l'embarras en nous faisant<br />

passer pour une bande de pédophiles. Cela a provoqué un beau chahut<br />

: on était saouls et défoncés et on s'est mis à discuter avec des gens<br />

auxquels nous n'aurions, en temps normal, jamais adressé la parole si<br />

nous n'avions pas été dans cet état-là. Pour mettre un point d'orgue à<br />

cette soirée bordélique, nous sommes retournés à la maison et, en ouvrant<br />

la porte, on est tombés sur le large dos nu de Big Darla. Écrasé sous elle,<br />

il y avait une paire de jambes maigrichonnes dont les pieds dépassaient<br />

juste devant la porte. C'était celles de Scott et elle semblait beaucoup plus<br />

embarrassée que lui d'être prise sur le fait. Comme des lycéens qui surprennent<br />

un de leurs camarades en train de se masturber dans les chiottes,<br />

Trent et moi, on a profité du spectacle, ajoutant ce souvenir à notre liste<br />

toujours plus grande de blagues perso — bien que Trent ait été peu disposé<br />

à se moquer d'eux car, pour des raisons différentes, il avait un faible<br />

aussi bien pour Scott que pour Big Darla, quelles qu'en soient les raisons.<br />

La vie n'était pas moins étrange en studio. Le chaos qu'avait été la<br />

tournée avec Tony Wiggins et la corruption de La Nouvelle-Orléans nous<br />

avaient lancés dans une orgie d'écriture : j'ai pondu treize titres avec<br />

Twiggy. On était en pleine osmose et on n'avait même pas besoin de se<br />

parler pour s'échanger des idées. Lorsqu'on a réuni les chansons sur une<br />

bande démo, on s'est aperçus qu'on avait créé une métaphore géante<br />

autour de notre passé, de notre présent et de notre futur. Ça parlait de<br />

l'évolution d'une créature sombre, tordue et viciée, de son enfance passée<br />

dans la peur à une vie d'adulte passée à semer la peur, de son passage<br />

de l'état de mauviette à celui de mégalomane, de celui de mangeur de<br />

merde à celui de fouteur de merde, d'asticot à destructeur du monde.<br />

Nous avions une vision, nous avions un concept, et même si personne ne<br />

croyait en notre musique, nous savions que nous tenions là plusieurs de<br />

nos meilleures chansons. Nous étions prêts à faire un résumé de nos vies<br />

qui allait tenir sur un disque parfaitement achevé.<br />

Mais lorsqu'on a fait écouter à Trent la bande pour lui demander son<br />

avis, sa première réaction a été de nous faire remarquer que Scott ne jouait<br />

pas de guitare dessus.<br />

« Écoute, ai-je essayé de lui expliquer. On ne sait même pas si on est


capables de jouer avec ce type. Il ne comprend pas du tout dans quelle<br />

direction nous allons.<br />

- C'est l'épine dorsale de Marilyn Manson. » Trent était enthousiaste.<br />

« Marilyn Manson est connu pour ses guitares. »<br />

John Malm, notre manager et directeur du label, l'approuvait. Une<br />

vague de frustration m'a envahi. Je me pinçais, je croyais rêver.<br />

« J'ai lu des centaines d'articles, et personne n'a jamais mentionné les<br />

guitares. » J'avais les boules. « C'est vrai, personne non plus n'a parlé<br />

des chansons. Je veux écrire de bonnes chansons dont les gens parleront.<br />

»<br />

Je leur ai proposé de leur montrer les paroles, de resserrer les chansons,<br />

d'y ajouter des lignes mélodiques, mais personne ne croyait à ce<br />

projet. Par contre, ils voulaient tous que nous continuions la promo de<br />

Portrait ofan American Family. En fait, je n'avais toujours pas confiance<br />

en moi et j'étais mon pire ennemi, parce que j'étais trop naïf. Ne connaissant<br />

pas les ficelles du métier, je croyais tout ce que disaient les publicitaires,<br />

les avocats et les directeurs de label. Je suivais leur instinct plutôt<br />

que le mien, alors j'en oubliais les chansons que j'avais écrites et, pour<br />

la première fois de ma vie mais sûrement la dernière, j'ai fait des concessions.<br />

On a commencé à travailler sur un single de remixes, de reprises<br />

et d'expérimentations en tout genre, afin de résumer ce que nous étions<br />

à l'époque, c'est-à-dire ténèbres, chaos et drogue.<br />

Les défauts qui me sautaient aux yeux dans Portrait n'étaient rien en<br />

comparaison du désastre qu'était ce single. C'était comme quand, après<br />

avoir cousu un costume compliqué pour une fête, en sortant de la maison,<br />

on accroche l'ourlet à un clou : il ne reste plus qu'à regarder le costume<br />

s'effilocher et tomber en morceaux. En l'occurrence, le clou s'appelait<br />

Time Warner, la compagnie mère d'Interscope/Nothing.<br />

L'album qu'on a enregistré pour ce label commençait par une des pires<br />

bandes que j'aie jamais enregistrées. Évidemment, Tony Wiggins était<br />

dans le coup. Grâce à une fille qu'il avait ramassée backstage au cours<br />

de la tournée avec Danzig. Elle l'avait supplié de l'humilier et d'abuser<br />

d'elle. Wiggins avait commencé, pour plaisanter, par lui couper les poils<br />

du pubis en la fouettant avec délicatesse, et, plus menaçant, il lui avait<br />

passé une chaîne autour du cou. Mais elle en voulait toujours plus : elle<br />

a fini par hurler que sa vie ne valait rien et l'a supplié de la tuer sur place.<br />

La bande montrait Wiggins emmerdé d'avoir poussé le bouchon trop<br />

loin. « T'es sûre que ça va ? » lui demandait-il tandis qu'elle n'arrêtait<br />

pas de crier de douleur et de plaisir, on ne faisait plus la différence.<br />

« Tu sais bien que je ne vais pas te tuer, lui disait-il en essayant de la<br />

calmer.<br />

- Je m'en tape, lui répondait-elle. C'est si bon. »<br />

C'était la première fois que je voyais Wiggins se retenir.<br />

Sur l'album, au moment où elle commence à dire que vivre ne l'intéresse<br />

pas et supplie d'en finir, il y a un bruit cataclysmique suivi d'une<br />

ligne de basse introduisant Diary of a Dope Fiend. C'était l'ouverture<br />

idéale pour un album sur les abus en tous genres : sexe ou drogue, domestiques<br />

ou mentaux. Au milieu de l'album, on a introduit une autre des<br />

confessions que nous avions enregistrées, celle d'une fille qui avait martyrisé<br />

son petit cousin âgé de sept ans. Ça mettait en valeur le fil conducteur<br />

du disque : la cible la plus facile pour les abus est l'innocence. J'ai<br />

toujours aimé le syndrome de Peter Pan qui reste un enfant dans un corps<br />

d'adulte, et Smells Like Children était supposé être un disque pour enfants<br />

adressé à ceux qui n'en sont plus, des gens comme moi qui veulent retrouver<br />

leur innocence maintenant qu'ils sont suffisamment corrompus pour<br />

apprécier cette innocence. Nous étant récemment fait avoir par Frankie,<br />

notre organisateur de tournée, que nous venions de virer pour avoir piqué<br />

dans la caisse 20 000 dollars en notes de frais qu'il était incapable de justifier,<br />

nous avons enregistré une chanson intitulée Fuck Frankie.<br />

Le tout tenait debout grâce à des dialogues extraits de Willy Wonka<br />

and the Chocolaté Factory qui, sortis de leur contexte, étaient porteurs<br />

de connotations sexuelles. L'axe central du disque était la reprise de Sweet<br />

Dreams d'Eurythmics, que nous jouions déjà sur scène. En une seule<br />

phrase, la chanson résumait parfaitement non seulement l'album, mais<br />

la mentalité de tous ceux que j'avais croisés depuis que j'avais monté le<br />

groupe : « Certains d'entre eux veulent vous maltraiter/Certains d'entre<br />

eux veulent être maltraités. » Notre label fait partie de la première catégorie.<br />

Ils nous ont fait enlever les samples extraits de Willy Wonka and<br />

the Chocolaté Factory en prétendant que nous n'aurions jamais l'autorisation<br />

d'utiliser ce texte et — si j'avais retenu la leçon — que, de plus,<br />

nous avions besoin de l'autorisation écrite des personnes enregistrées par<br />

Tony Wiggins. La plupart des labels auraient réagi de la même façon, ce<br />

qui prouve bien que, par essence, l'art et la culture sont incompatibles.<br />

Enfin, sans nous avertir, Nothing a pris une décision qui allait à l'encontre<br />

de n'importe quel instinct commercial. Ils ne voulaient pas sortir<br />

Sweet Dreams en single, alors que je savais que même ceux qui n'aimaient<br />

pas le groupe aimeraient ce titre. Le label préférait sortir notre version<br />

de I Put a Spell on You de Screamin'Jay Hawkins, morceau beaucoup<br />

trop sombre et ésotérique même pour certains de nos fans. Là, on s'est<br />

battus avec le label et c'est comme ça qu'on a appris qu'on pouvait gagner.<br />

J'ai aussi appris à me fier à mon instinct. Cette expérience a été démoralisante<br />

mais m'a moins atteint que le fait que personne au sein du label<br />

ne nous ait jamais félicités pour le succès de la chanson. Ce disque très<br />

bordélique a fini par créer le bordel uniquement dans ma tête.


Ma seule consolation a été l'erreur malencontreusement commise au<br />

moment du pressage du disque : plusieurs milliers d'exemplaires ont été<br />

fabriqués d'après notre première version de l'album, alors qu'ils pensaient<br />

travailler sur la nouvelle. La maison de disques a envoyé des copies<br />

aux stations de radio et aux journalistes sans même avoir écouté le disque.<br />

Ils n'ont réalisé leur erreur que plus tard. On peut aujourd'hui trouver<br />

cette version sur Internet. Bien que certaines personnes au sein du label<br />

m'aient accusé d'avoir monté le coup, j'aimerais bien en être l'auteur. Les<br />

voies du Seigneur, même si je n'en tiens pas compte, sont impénétrables.<br />

Un autre miracle s'est produit : certes on nous a obligés à retirer les<br />

bandes live de la tournée, mais les avocats ayant donné leur accord, on<br />

a pu y mettre les enregistrements réalisés par Tony Wiggins. L'un des instants<br />

les plus étonnants et les plus amusants du disque est la version acoustique<br />

de Cake and Sodomy. Puisque la chanson critique les inepties<br />

blanches et chrétiennes du Sud, on s'est immédiatement dit qu'il fallait<br />

remixer avec Wiggins pianotant et fredonnant une version plouc.<br />

Au cours de notre séjour à La Nouvelle-Orléans, on a passé un seul<br />

bon moment. Et il faut en remercier Tony Wiggins.<br />

La drogue coulait à flots, au point qu'on en avait marre de seulement<br />

se droguer. Pour s'amuser, il nous fallait ajouter d'autres jeux, rituels et<br />

mises en scène autour de la drogue. Pour l'anniversaire de Twiggy, un<br />

barman à l'air un peu débile et à la tête de boxeur qui travaillait dans un<br />

bouge du Quartier français est venu avec un copain musicien qui n'avait<br />

qu'un bras et jouait de la contrebasse en faisant claquer les cordes avec<br />

son crochet. Comme sa principale source de revenus provenait de la<br />

revente de drogue, il avait dans ses poches plusieurs doses de cocaïne.<br />

Mais nous ne voulions pas uniquement de la drogue. Nous avions besoin<br />

d'un mélange de drogues, de rites et de situations que seul Wiggins était<br />

capable d'organiser.<br />

Avec Twiggy, on a fait une esquisse de Wiggins au crayon à papier et<br />

au crayon de couleur rouge, en train de mourir comme le Christ sur la<br />

croix, de présider la Cène, avec au menu des asticots et du sang, et de<br />

descendre sur terre sous l'apparence de l'Ange de la Mort. Sur un plateau<br />

posé par terre, on a disposé des lignes de cocaïne à côté de bouteilles<br />

de Jagermeister et de poulet en croûte (histoire de symboliser la mort fictive<br />

du poulet et notre batteur en train de prendre feu sur scène). Derrière<br />

tout ça, on a installé une poupée cabossée d'Huggy les Bons Tuyaux,<br />

l'indic dans Starsky et Hutch, à laquelle il manquait une jambe. C'était<br />

dans la cavité de cette chose en plastique que nous avions pris l'habitude<br />

de planquer la dope au cours de la tournée avec Tony Wiggins. À chaque<br />

fois que nous tapions dedans, on se passait un code qui était « aller danser<br />

avec l'indic unijambiste ». Le soir de l'anniversaire de Twiggy, nous<br />

avions sorti nos carnets de bal, prêts à être poinçonnés. À part une perruque<br />

blonde, un masque de coq avec des yeux clignotants et une couronne<br />

en papier crépon rouge, j'étais nu. Twiggy portait une robe en tissu<br />

écossais bleu qui ressemblait à une nappe de cuisine, des collants marron,<br />

une perruque auburn et un chapeau de cow-boy. Il ressemblait au<br />

zombie d'une souillon du Texas.<br />

On a appelé Wiggins sur son portable et, dès qu'il a décroché, on a<br />

communié à notre façon, ce qui consistait à essayer de transsubstantier le<br />

corps et le sang de Tony Wiggins en notre repas de substances toxiques.<br />

On s'est fait une ligne, puis on a léché la tête d'Huggy les Bons Tuyaux<br />

qu'on a plongée dans le reste de coke pour s'en tartiner les gencives. Et<br />

on s'est envoyé une rasade de Jagermeister tout en se calant une tranche<br />

de poulet entre les dents. Avec Twiggy, ça nous a pris quarante-cinq secondes<br />

pour accomplir ce rite sacré. Wiggins nous a immédiatement reconnus.<br />

Comme si j'avais croqué dans le fruit de la connaissance, j'ai tout à<br />

coup réalisé qu'il fallait que je recouvre mon intimité. J'ai donc pris le<br />

tube cartonné d'un rouleau de papier toilette que j'ai scotché autour de<br />

ma bite. Pour que ça ressemble à un suspensoir bricolé,, en titubant, j'ai<br />

arraché la télé du mur pour en attacher le câble autour de ma taille afin<br />

de m'en faire une ceinture. Ensuite, on a essayé en vain de convaincre<br />

Pogo de se déguiser ou de faire quelque chose pour nous faire rire. Pendant<br />

une heure, on a regardé une vieille sorcière bourrée, aux jambes<br />

recouvertes de croûtes, à genoux sur le visage de Pogo, les bas descendus<br />

sur ses genoux, essayant anxieusement et lentement d'uriner dans sa<br />

bouche avide. Ensuite, on a mis Pogo au défi de se taillader le poignet<br />

avec un couteau — ce qu'il a fait à plusieurs reprises — avant de s'enduire<br />

les parties de baume du tigre et de se masturber — ce qu'il a également<br />

fait — mais sans provoquer la moindre excitation ni chez lui ni<br />

chez nous.<br />

Nuit typique : on avait pris trop de drogues et commencé à péter les<br />

plombs avec une énergie fébrile bien après le lever du jour. Twiggy a<br />

attrapé sa guitare acoustique et mis le magnétophone sur vitesse rapide,<br />

ce qui a donné un résultat comparable à des versions tordues des chansons<br />

des Chipmunks. Comme ce n'est pas très drôle de jouer sans public<br />

(et pas drôle du tout si on n'est pas complètement défoncé), toujours<br />

habillés avec nos vêtements bricolés, on a déboulé dans les rues en hurlant<br />

pour finir par trébucher sur un S.D.F. qui dormait sur le trottoir.<br />

« Hey mec, qu'est-c'que tu branles ? » lui a demandé Twiggy pour être


sympa. Mais, soit le type avait trop peur pour répondre, soit il avait envie<br />

d'être seul.<br />

L'alcool étant la meilleure manière de se faire des copains, on lui a<br />

offert une bouteille de vodka. Maintenant qu'on était sur la même longueur<br />

d'onde, on lui a proposé de nous suivre dans notre délire. On lui<br />

a fait mettre une perruque, on l'a poussé à danser et chanter avec nous.<br />

On avait l'impression d'avoir quatre ans : c'était très agréable.<br />

Twiggy s'est mis à chanter Hey Joe pour que le gentleman entre en<br />

action. « Hey Joe, qu'est-ce que tu fais aujourd'hui ? Tu penses que tu<br />

pourrais nous suivre ? » Mais Joe n'a pas dansé et n'est allé nulle part.<br />

Il s'est pissé dessus, inondant nos pieds nus de son urine à 120° d'alcool.<br />

On était tellement interloqués par cette performance impromptue<br />

qu'on n'a pas fait attention aux sirènes qui hurlaient derrière nous. Quelqu'un<br />

avait dû appeler la police. Sur la tournée avec Danzig, j'avais eu<br />

un accrochage correct avec les flics : ils m'avaient arrêté pour avoir montré<br />

mon cul en public et, au lieu de m'humilier au poste, ils s'étaient<br />

contentés de me mettre un P.V., avant de s'excuser pour le dérangement.<br />

Enfin, l'un d'entre eux m'avait demandé la permission de se faire prendre<br />

en photo avec moi : c'était l'un de mes fans. Mais je savais très bien que<br />

j'avais eu de la chance, que ça ne deviendrait pas une habitude. Je ne<br />

tenais pas à prendre de risques à La Nouvelle-Orléans, surtout le jour où<br />

je ne portais rien d'autre qu'un vague cache-sexe en carton.<br />

« Ne bougez plus, mettez les mains contre le mur », a craché un hautparleur<br />

placé sur le toit d'un des véhicules de police. J'ai regardé Twiggy,<br />

Twiggy a regardé Pogo, Pogo a regardé Joe. Joe était encore en train de<br />

se pisser dessus.<br />

Alors on a fait ce que ferait n'importe quel citoyen respectueux de luimême<br />

face à l'autorité : sans même nous retourner, on a pris nos jambes<br />

à notre cou. Après une petite interruption qui consistait à s'écrouler<br />

quelques heures, on est repartis vers de nouvelles aventures.<br />

En compagnie d'un couple ressemblant à un cliché tellement ils étaient '<br />

tatoués et piercés, on est allés en voiture jusqu'au cimetière, à la sortie<br />

de la ville. On nous avait dit que les os y poussaient comme des fleurs.<br />

Au lieu des statues, des sépulcres et des rangées de pierres tombales bien<br />

droites que nous pensions trouver, nous avons débarqué dans un endroit<br />

qui avait tout l'air d'un charnier datant du dix-neuvième siècle. Il y avait<br />

des dents au milieu de la poussière et des cailloux, des os brisés de bras<br />

et de jambes saillant à l'air libre telles des herses sur un parking. On a<br />

traîné là pendant une demi-heure, le temps de remplir des sacs plastiques<br />

d'os. Je suppose qu'on voulait en faire des cadeaux à nos petites amies<br />

ou aux filles qu'on pourrait brancher au prochain anniversaire de Twiggy.<br />

Twiggy, qui était encore bourré, voulait emporter quelques pierres<br />

tombales, ce que je n'approuvais pas.<br />

Non pas par respect des morts —<br />

. j'avais déjà perdu tout respect<br />

pour les vivants, alors les<br />

morts... — mais parce qu'elles<br />

étaient trop lourdes à transporter.<br />

On en a quand même<br />

rapporté à l'appartement et on<br />

les a rangées dans le placard à<br />

balais de l'entrée. Ce qui explique<br />

certainement la réaction étrange<br />

de notre femme de ménage le lendemain,<br />

qui non seulement nous a<br />

mystérieusement quittés, mais a laissé son<br />

chapelet à la poignée du placard.<br />

Au cours de la tournée Smells Like Children, Twiggy trimbalait les os<br />

de ville en ville, en clamant bien haut à tous ceux qui le lui demandaient<br />

qu'il s'agissait des restes de Freddy, notre premier batteur, celui que nous<br />

avions brûlé vivant. On a baptisé le sac d'os « Freddy » et il a fini par<br />

brûler une seconde fois à Los Angeles. Une fois de plus, Tony Wiggins<br />

était dans le coup.<br />

Quand on se faisait plaisir, c'était en général en hommage à Wiggins<br />

qui nous avait montré que les limites n'existaient pas. Et c'est ainsi que,<br />

lorsque nous étions en miettes et au bout du rouleau, on l'appelait, et tel<br />

un esprit frappeur sybarite il sautait dans un avion pour nous rejoindre.<br />

La tournée tirait à sa fin lorsqu'il s'est matérialisé backstage avant un<br />

concert au Palace de Los Angeles. Il était saoul, énervé, sûrement à cause<br />

du speed. Pour prouver qu'il était capable d'être bourreau aussi bien que<br />

victime, il a insisté pour que je le taillade. Comme je n'avais jamais fait<br />

de scarification sur un autre corps que le mien, j'ai accepté et je lui ai fait<br />

un tatouage temporaire en forme d'étoile. Il a passé tout le show sur le<br />

côté de la scène, à saigner et à essayer de nous faire boire du whisky à<br />

chaque fois que nous passions à côté de lui. C'était le genre de comportement<br />

que nous attendions de lui.<br />

Ensuite, on s'est rendus à une fête dans la chambre d'hôtel de Wiggins<br />

sur Sunset Boulevard. Le siège des toilettes était entièrement recouvert<br />

de cocaïne et la chambre remplie de prétentieux de L.A.<br />

On est tombés à court de bière, ce qui a entraîné une expédition sans<br />

succès de la part de Wiggins chez Ralphs, le supermarché voisin, où il a<br />

proposé à plusieurs reprises 500 dollars aux flics pour qu'ils achètent de<br />

la bière à sa place. En rentrant à l'hôtel, il a fait don de l'argent à Twiggy<br />

et tout est allé mieux jusqu'à ce qu'on manque de dope. Avec Twiggy, la


seule chose qu'on avait en tête était de faire fumer les os de Freddy à ces<br />

gens de L.A. très cools et très branchés. En leur racontant que c'étaient<br />

les dernières cigarettes à la mode en France. On a pris une des côtes de<br />

Freddy, on en a réduit une partie en petits morceaux qu'on a mis dans<br />

une pipe. On l'a allumée et on a tiré chacun une bouffée, laissant nos<br />

poumons se remplir de la fumée de ce cadavre inconnu. Tandis que la<br />

chambre se remplissait d'une puanteur de cadavre en train de brûler, on<br />

a réussi à convaincre deux chieuses de tirer sur la pipe. Elles se sont toutes<br />

les deux retrouvées malades et ont quitté la chambre, ce qui était notre<br />

but premier. Twiggy a passé le reste de la nuit à vomir dans les toilettes<br />

et j'ai terminé la mienne en rêvant que j'étais possédé par un prêtre baptiste<br />

louisianais de la fin du siècle dernier.<br />

Avec le recul, l'expérience a presque été aussi mauvaise que certaines<br />

rencontres que j'avais faites avec d'autres drogues normales à base de<br />

plantes. Alors que nous nous traînions en compagnie de Nine Inch Nails,<br />

peu de temps avant l'incident de l'os fumé, ils m'ont offert l'un des rares<br />

narcotiques auxquels je n'avais jamais touché : des champignons. Pogo,<br />

Twiggy, la plupart des membres de Nine inch Nails et moi-même, on a<br />

ingurgité plusieurs capsules avant d'aller dans un endroit du nom de Mars<br />

Bar. On a mis une heure pour y arriver alors qu'il était supposé être juste<br />

à côté. En chemin, on a lentement bu de grandes gorgées de Budweiser.<br />

Mais peu importe la quantité, nous étions incapables de finir la moindre<br />

d'entre elles. Soit quelqu'un chez Budweiser était un génie, soit les champignons<br />

nous avaient vraiment assommés.<br />

Le Mars Bar était exactement le mauvais endroit où aller vu l'état dans<br />

lequel nous étions. Il était situé dans un centre commercial abandonné<br />

situé sur le front de mer, qui donnait la chair de poule, et la seule façon<br />

d'y accéder était d'emprunter un ascenseur délabré plongé dans le noir.<br />

On était avec Bill Kennedy, un célèbre producteur de heavy métal qui, en<br />

me rentrant dedans, s'est transformé en diable dont les cheveux étaient<br />

des flammes, les dents des grains de blé, et dont la taille était entourée<br />

de serpents en train de se contorsionner. Lorsqu'il gloussait, des mégots<br />

de cigarettes entraient et sortaient de sa bouche comme du pop-corn qui<br />

rebondit dans un distributeur. Ce véritable cauchemar me rappelait trop<br />

tard pourquoi je ne devais jamais prendre de drogues psychédéliques.<br />

La porte de l'ascenseur a fini par s'ouvrir... sur une pièce remplie de<br />

squelettes marron. Tout le monde y était décharné, bronzé et dans la<br />

pénombre, d'un marron d'outre-tombe. Les meubles étaient tous trop<br />

petits, un peu comme dans Alice aux pays des Merveilles. J'ai regardé<br />

Pogo : une petite lumière rouge était pointée sur lui comme s'il allait être<br />

enlevé par des aliens. Je lui ai demandé si ça allait. Il m'a souri. « Je vais<br />

tuer quelqu'un. » J'étais terrifié car il pensait ce qu'il disait.<br />

Heureusement, une issue de secours m'a vite été offerte grâce à un<br />

type à l'air sympathique qui s'est approché de moi pour me dire qu'il me<br />

connaissait. Je me souvenais vaguement de lui : c'était le barman du Reunion<br />

Room où nous avions joué nos premiers shows.<br />

« Cette boîte est à moi, a-t-il dit. C'est moi le patron.<br />

- Super, ai-je répondu, tu peux m'emmener ailleurs qu'ici ? Je vais<br />

péter les plombs. »<br />

Il m'a donc emmené à l'arrière du club et a ouvert une porte donnant<br />

sur une immense glacière. Je suis entré et il m'a suivi, puis a refermé la<br />

porte derrière lui.<br />

« Tu sais, m'a-t-il dit, tu es sorti avec l'une de mes ex. »<br />

Je me suis senti piégé. J'essayais de ne pas l'entendre et je regardais les<br />

murs sur lesquels des gargouilles grotesques me dévisageaient d'un air<br />

menaçant. J'essayais de penser à autre chose, et je ne pouvais qu'imaginer<br />

Pogo sans doute en train de tuer quelqu'un à l'instant précis ; il faudrait<br />

que j'appelle les flics. Je me foutais totalement de savoir qui il était<br />

en train de tuer ou s'il allait finir sur la chaise électrique pour ça. Tout ce<br />

que je voulais c'était ne pas me retrouver face aux flics tant que les champignons<br />

feraient leur effet.<br />

La porte de la glacière s'est ouverte et une douzaine de personnes s'y<br />

sont entassées. « Ça va ? » m'a demandé quelqu'un qui semblait s'en préoccuper.<br />

Je ne pouvais pas parler. J'étais terrorisé, totalement embrouillé.<br />

Il fallait que je pisse, que je chie, que je fasse quelque chose. Twiggy était<br />

avec eux, mais il ne cessait de raconter des conneries à propos d'un canoë<br />

qu'il voulait voler pour faire le tour du port.<br />

Je me suis enfui dans une autre pièce où se trouvait une alcôve sous<br />

l'escalier qui, pour une raison inconnue, était remplie d'oreillers. Je me<br />

suis allongé dessus et j'ai profité de la solitude. J'entendais les autres<br />

dehors, en particulier Twiggy qui essayait de sauter dans l'eau, à la<br />

recherche d'un canoë. J'étais très inquiet : et s'il se noyait ? Il faudrait<br />

que je raconte tout aux flics. J'étais obsédé par cette question et je me<br />

foutais royalement de savoir qui était mort ou assassiné. Je ne voulais<br />

surtout pas avoir affaire aux flics.<br />

Lorsque le soleil s'est levé, j'ai commencé à retrouver une partie de<br />

ma lucidité. Je suis sorti en trébuchant dans l'air humide du matin pour<br />

découvrir quatorze personnes entassées dans un minibus prévu pour dix.<br />

Sur le chemin du retour, Trent a proposé de s'arrêter dans un McDo Drive<br />

In où il a commandé suffisamment d'Eggs McMuffin, de pommes de terre<br />

sautées, de jus d'orange, de Cocas, de cafés et de friands pour nourrir<br />

tout le pénitencier de Jacksonville.<br />

Avant même d'avoir eu le temps de manger, Trent a lancé une pomme<br />

de terre sautée détrempée sur Twiggy. En essuyant la pomme de terre


écrasée sur son visage, Twiggy a attrapé un Egg McMuffin, qu'il a balancé<br />

sur Trent. Immédiatement tout ce que ce bus bondé contenait de viande,<br />

d'œufs, de boissons, de pain, de sirop et de morceaux de nourriture à<br />

différents stades de digestion, a été lancé ou craché. C'était une sorte de<br />

MacGuerre, le ketchup remplaçant juste le sang. Pendant ce temps, le<br />

véhicule tanguait d'une file à l'autre et notre chauffeur, qui lui était sobre,<br />

essayait de maintenir le cap.<br />

Si Trent est un démarreur, Twiggy est un accélérateur toujours en train<br />

d'en rajouter. Il a donc vomi sur ses genoux à plusieurs reprises. Robin,<br />

le guitariste de Nine Inch Nails à qui j'avais sucé la bite sur scène, était<br />

assis à côté de lui. Il a fait ce que n'importe qui aurait fait à sa place : il<br />

a récupéré le vomi et l'a balancé sur moi. Je l'ai relancé sur quelqu'un<br />

d'autre et, ce qui aurait dû être une bataille de bouffe prédigestion a<br />

tourné en une bataille de bouffe post-digestion. Twiggy vomissait directement<br />

dans les mains de Robin qui partageait le gâteau avec nous. Lorsqu'on<br />

est rentrés à l'hôtel, tous ceux qui n'avaient pas encore vomi n'en<br />

étaient pas loin.<br />

À peine descendus, on est tombés sur une drag-queen qui sortait de<br />

boîte, style M. Propre black chauve, habillé d'un tutu et de gants dorés.<br />

Il nous a interpellés : « Salut, mes choux. » L'un d'entre nous lui a répondu :<br />

« Salut la folasse », puis on l'a invité à venir se défoncer avec nous dans<br />

notre chambre.<br />

Une fois dans la chambre et sans perdre de temps, j'ai sauté sur le téléphone<br />

pour appeler Missi, qui avait décidé de ressortir avec moi. Il n'est<br />

jamais facile de rompre une relation d'un coup. Exactement comme lorsqu'on<br />

casse un vase de grande valeur : on le recolle, puis il se brise encore,<br />

on le recolle, il se brise... on le recolle... et... au bout d'un moment, ça<br />

devient impossible de recoller les morceaux. J'étais couvert de pommes<br />

de terre sautées et de vomi, un sac d'os était glissé sous mon lit, sur la<br />

table traînait une poupée bourrée de cocaïne, et je m'étais rendu compte<br />

que je me foutais complètement d'apprendre qu'un proche claquait tant<br />

qu'on ne m'emmerdait pas avec ça. Et, cerise sur le gâteau, un travesti<br />

en tutu était en train de fumer du crack sur le lit à côté de moi. Je n'en<br />

ai pas parlé à Missi. Je lui ai juste dit que j'étais défoncé.<br />

« Tu sais quoi ? Il faut que tu réfléchisses à la manière dont tu veux<br />

mener ta vie. »<br />

C'était vraiment la dernière chose que je voulais entendre à cet instant<br />

précis.<br />

[LE BIFTECK] C'EST LE CŒUR DE LA VIANDE, C'EST DE LA VIANDE<br />

À L'ÉTAT PUR, ET QUICONQUE EN PREND, S'ASSIMILE<br />

À LA FORCE TAURINE. DE TOUTE ÉVIDENCE, LE PRESTIGE DU BIFTECK<br />

TIENT À SA QUASI-CRUDITÉ : LE SANG Y EST VISIBLE, NATUREL,<br />

DENSE, COMPACT ET SÉCABLE À LA FOIS ; ON IMAGINE BIEN<br />

L'AMBROISIE ANTIQUE SOUS CETTE ESPÈCE DE MATIÈRE LOURDE<br />

QUI DIMINUE SOUS LA DENT DE FAÇON À BIEN FAIRE SENTIR<br />

DANS LE MÊME TEMPS SA FORCE D'ORIGINE ET SA PLASTICITÉ<br />

À S'ÉPANCHER DANS LE SANG MÊME DE L'HOMME.


Q : Acceptes-tu à présent de parler de l'incident de la viande ?<br />

R : Oui. En fait, j'ai rencontré Alyssa à l'occasion d'un showcase pour<br />

Freddy DeMann chez Maverick Records. C'était la dernière fois que Brad<br />

Stewart jouait avec nous. Elle s'est pointée backstage : une petite blonde.<br />

Mignonne. Elle avait un joli visage, mais surtout des seins d'une taille<br />

exceptionnelle. Une poitrine incroyable. Le genre de fille qu'on peut remarquer<br />

dans un concert de Warrant, juste à sa façon de s'habiller et de se<br />

comporter. Au son de sa voix, j'ai immédiatement remarqué qu'elle était<br />

sourde. Elle m'a expliqué qu'elle était capable de ressentir la musique et<br />

de l'apprécier lorsqu'elle était collée à la scène. Elle avait eu une telle<br />

façon de me brancher, comme si elle voulait baiser avec moi. Mais, à ce<br />

moment-là, ça ne m'intéressait pas. Sans doute parce que ma petite amie<br />

était derrière la porte. Si elle n'avait pas été là, ça m'aurait certainement<br />

intéressé.<br />

Un an plus tard, on est allés enregistrer la face B du single Lunch Box<br />

aux studios South Beach de Miami. Nine Inch Nails avait loué mes services,<br />

ceux de mon groupe, de Trent [Reznor], de Sean Beavan [notre producteur<br />

assistant] et Jonathan pour être documentaliste sur leur vidéo.<br />

Si je me souviens bien, je devais avoir un statut genre directeur de la photo.<br />

Ou celui d'Officier en Chef Chargé des Obscénités.<br />

Je suis simplement sorti chercher un truc à manger, lorsque je me suis<br />

cogné à Alyssa. Pensant que ça pourrait être marrant de la présenter à<br />

tout le monde, je lui ai proposé d'entrer dans le studio. La situation était<br />

étrange car Pogo venait de nous dire que l'un de ses fantasmes était de<br />

baiser avec une sourde pour pouvoir lui dire tout ce dont il avait envie<br />

sans l'emmerder et sans lui-même se sentir gêné. Je l'ai donc emmenée<br />

au studio pour la présenter à tout le monde. Afin de briser la glace, j'avais<br />

pris comme habitude de dire tout ce qui me passait par la tête, dans l'espoir<br />

de faire rire les autres ou d'engager une joute verbale. Je lui ai donc<br />

demandé de se déshabiller. Elle a éclaté de rire, puis a retiré tout ce qu'elle<br />

avait sur elle, sauf ses bottes. Dans le studio, on était tous à la fois choqués<br />

et troublés d'avoir un tel impact sexuel sur cette fille sourde et nue.<br />

Q : Comment arrivait-elle à comprendre ce que vous disiez ?<br />

R : Elle lisait sur les lèvres à la perfection, une technique qu'elle avait<br />

certainement acquise au cours des années passées au premier rang des<br />

concerts de heavy métal à apprendre les paroles de chansons merdiques<br />

comme Fuck Like a Beast, qui nous apportait de la chair fraîche sur un<br />

plateau puisque j'étais en compagnie de l'auteur du récent refrain heavy


metal, « I want to fuck you like an animal » (Je veux te baiser comme<br />

une bête).<br />

Plus tôt dans la journée, on avait récupéré toutes sortes de viandes.<br />

D'énormes os à moelle, des hot dogs, biftecks, des steaks hachés, du<br />

salami, de la saucisse, du bacon, des tripes, des pieds de cochon, des<br />

pattes, des cuisses, du blanc, des ailes et des gésiers de poulet. Toutes ces<br />

viandes étaient crues. On a construit un casque en viande à partir d'un<br />

énorme jambon, complété par des bouts de bacon, des chapelets de saucisses<br />

et d'autres morceaux du même genre qui pendouillaient un peu<br />

partout. On a couronné la fille avec le casque et je me suis servi de pains<br />

aux piments pour lui cacher le bout des seins. Ensuite, on lui a passé plusieurs<br />

couches de lasagnes sur le dos. Ce jour-là, on a tous gagné notre<br />

passeport pour les coulisses de l'enfer.<br />

Dès le début de l'opération, j'avais enfilé des gants en latex jaunes,<br />

uniquement pour ne pas toucher le salami à main nue. C'était l'unique<br />

raison.<br />

On avait passé une demi-heure à s'amuser avec la viande, à la manipuler,<br />

la travailler, la caresser, la tripoter.<br />

Q : On pourrait appeler ce chapitre « Comment enviander les fans ».<br />

R : Je pensais plutôt à « Meat and greet ».<br />

Q : Impeccable. Continuons.<br />

R : On a immortalisé l'événement sous différentes formes. Des croquis<br />

au crayon, des photos, des vidéos, tout ce qu'on pouvait trouver<br />

pour garder une trace de ce grand moment de l'histoire de l'art. Jusquelà,<br />

je ne voyais rien de sexuel dans tout ça. C'était une simple sculpture<br />

en viande vivante. Ce qui s'est ensuite passé est typiquement représentatif<br />

de mon besoin d'aller toujours plus loin. J'ai demandé à Pogo et à<br />

Twiggy de scotcher leurs bites ensemble pour voir si elle pouvait mettre<br />

deux pénis dans sa bouche à la fois. Mais ça n'a pas marché car ils ne<br />

pouvaient pas se tenir l'un à côté de l'autre et réaliser cet exploit. À la<br />

fin, ils ont mis leur bite l'une en face de l'autre, en une sorte de bras de<br />

fer. Elle s'est mise à lécher ce qui ressemblait en fait à un harmonica en<br />

forme de bite. Un harmonica géant. Et c'est là que ça a commencé à déraper.<br />

Car c'est à cet instant qu'on a décidé de laisser Pogo donner libre<br />

cours à ses fantasmes et baiser la sourde...<br />

Alors, il a enfilé une capote...<br />

Q : Attends. Comment a-t-il fait pour se séparer de Twiggy ?<br />

R : Elle a rongé la bande adhésive comme un rat ronge un bout de<br />

fromage. Et lorsque Pogo a enfilé la capote, sa bite ressemblait à un mor-<br />

ceau de boudin. Ensuite il a commencé à la baiser par-derrière, ce qui<br />

allait très bien parce qu'elle avait une laisse pour chien et lui tenait la<br />

laisse, si bien qu'il pouvait lui hurler toutes les insanités qu'il voulait...<br />

Il faut que je précise qu'à aucun moment je n'ai eu la sensation qu'on<br />

abusait d'elle. Certes, dans la pièce, il y avait plusieurs caméras, des musiciens<br />

et des dessinateurs qui tapaient dans leurs mains et dansaient sur...<br />

Slayer ou un autre morceau. Enfin, peu importe, elle semblait très excitée<br />

de participer à tout ça. Je crois qu'en plus elle avait le sentiment de<br />

faire de l'art et de passer un bon moment. D'ailleurs, tout le monde passait<br />

un bon moment — à part les types de Nine Inch Nails qui gardaient<br />

leurs distances.<br />

Pendant ce temps-là, Pogo a dit un truc plutôt offensant qu'il vaudrait<br />

peut-être mieux ne pas mentionner ici.<br />

Q : Continue. On pourra toujours l'enlever du bouquin plus tard.<br />

R : Il a hurlé : « Je vais te baiser ton oreille crevée. » Cette phrase a<br />

résonné dans la pièce comme une des choses les plus sombres qu'on ait<br />

jamais entendues. Je me disais que ce que j'avais fait avec les petits Jésus<br />

était vraiment très anodin.<br />

Ensuite, Alyssa a voulu prendre une douche : elle était recouverte de<br />

viande et puait. Pendant qu'elle se dirigeait vers la douche, je lui ai demandé<br />

si on pouvait lui pisser dessus. Elle a alors dit un truc encore plus sombre<br />

et profond que ce qu'avait dit Pogo : « D'accord, mais pas sur mes bottes. »<br />

On s'est regardés tous comme vous êtes en train de me regarder. « Ouah ! »<br />

Finalement, elle possédait un certain sens moral. Et puis, la cerise sur le<br />

gâteau — ou sur la viande —, elle nous a dit : « Et pas dans mes yeux<br />

non plus, ça brûle. » Elle avait visiblement de l'expérience en la matière.<br />

Elle est entrée dans la cabine de douche, l'équipe du film regardait<br />

tandis que, un pied dans la cabine et l'autre sur la lunette des toilettes,<br />

Twiggy et moi, on l'a arrosée d'urine. Elle avait l'air ravie, les seins éclaboussés<br />

par les jets d'urine qui décollaient des morceaux de viande de sa<br />

poitrine.<br />

Enfin est arrivé ce qui devait arriver, Twiggy a raté sa cible et l'a touchée<br />

au visage, ce qui a paralysé tous ceux qui étaient présents : nous<br />

avions été trop loin.<br />

Sean Beavan a trouvé une formule qui résume parfaitement la situation.<br />

Cette phrase est devenue une sorte de rengaine pendant tout le reste<br />

de la tournée. Mais j'arrive pas à m'en souvenir. Twiggy doit savoir.


[Il attrape le téléphone, compose le numéro, attend.]<br />

Il n'est pas là. Ça me reviendra plus tard.<br />

L'urine coulait le long de son menton, lorsque le Gardien du Sexe<br />

[Daisy Berkowitz] est entré et s'est approché : « Qu'est-ce qui se passe ?<br />

Qu'est-ce que vous faites ? »<br />

On lui a répondu qu'Alyssa prenait simplement une douche. Ce n'était<br />

pas notre devoir de lui raconter tout ce qui s'était passé auparavant, parce<br />

que c'était lui le Gardien du Sexe et que ça pouvait être amusant. On a<br />

ajouté : « Alyssa est dans la douche, elle voudrait que tu la rejoignes. »<br />

Je pense que son peu d'expérience avec les filles, qu'elles soient belles<br />

ou moches, l'a poussé à aller sous la douche. Daisy s'est déshabillé devant<br />

nous — ce qui ne l'a pas dérangé — et a sauté la rejoindre. Elle n'avait<br />

pas eu le temps de se rincer qu'il commençait à embrasser ses lèvres encore<br />

couvertes d'urine. On était dans un mauvais trip. Et lui, bien sûr, s'était<br />

dit que nous étions dans un mauvais trip parce que nous étions impressionnés<br />

par son énergie et ses capacités sexuelles, ainsi que par la taille<br />

de sa bite. De toute façon, même s'il avait su qu'elle était recouverte<br />

d'urine, je crois bien qu'il n'en aurait rien eu à foutre.<br />

On a conclu cette petite séquence cinématographique en prenant le<br />

dernier morceau de viande qu'il nous restait — un énorme saumon cru,<br />

avec la tête, les yeux, les écailles et tout le reste — qu'on a lancé dans la<br />

douche avant de bloquer la porte. Fin du film.<br />

Q : Tu te souviens de ce qu'a dit Sean Beavan ?<br />

R : Ouais, il a dit : « Ce n'est pas bien », et mettez bien l'accent sur<br />

le « pas » quand vous sortirez cette interview.


[RÊVES]<br />

TANDIS QUE JE MARCHAIS SUR L'ÉTENDUE DU MONDE,<br />

JE ME SUIS TROUVÉ PAR HASARD DANS UN ENDROIT OÙ IL Y AVAIT<br />

UN REPAIRE ; JE ME SUIS ALLONGÉ À CET ENDROIT POUR Y DORMIR :<br />

ET, TANDIS QUE JE DORMAIS, J'AI FAIT UN RÊVE. J'AI RÊVÉ, J'AI VU<br />

UN HOMME HABILLÉ DE GUENILLES, DEBOUT À UN ENDROIT PRÉCIS,<br />

SON VISAGE DÉTOURNÉ DE SA PROPRE MAISON, UN LIVRE À LA MAIN,<br />

UN LOURD FARDEAU SUR LE DOS. J'AI REGARDÉ, JE L'AI VU OUVRIR LE<br />

LIVRE ET LE LIRE ; ET TANDIS QU'IL LISAIT, IL PLEURAIT ET TREMBLAIT :<br />

ET, INCAPABLE DE SE RETENIR DAVANTAGE, IL A LANCÉ UN CRI<br />

DE LAMENTATION : « QUE VAIS-JE FAIRE ? »


une chose que je n'ai jamais dite à personne, je<br />

m'en suis souvenu récemment lorsque je suis allé chez le chiropracteur ;<br />

il m'a redressé le cou et je me suis évanoui en moins d'une seconde. À cet<br />

instant, je me suis retrouvé à Canton, Ohio. Je descendais la trentecinquième<br />

rue, dans le quartier où j'avais vécu : au milieu de la route, il<br />

y avait des centaines de cadavres en train de pourrir qui essayaient de<br />

m'arrêter. Leur peau était jaune, le vent balançait leurs dents nacrées et<br />

branlantes d'avant en arrière dans leur bouche. Je n'arrêtais pas de leur<br />

rentrer dedans et, à chaque fois que mon véhicule les heurtait, ils se désintégraient.<br />

Missi était dans la voiture, les cadavres essayaient de l'en<br />

faire sortir en la tirant vers l'extérieur : il fallait que je la sauve. J'ai arrêté<br />

la voiture, je suis descendu pour l'aider, mais des molosses tachetés et<br />

musclés partout me sautaient dessus, au ralenti, tous crocs dehors. Au<br />

bout de la rue, une manifestation se dirigeait dans ma direction, comme<br />

une tribu. À leur tête, Traci Lords. Sa peau était encore plus jaune que<br />

celle des cadavres, une croix rose lumineuse était peinte sur son visage.<br />

Elle se déplaçait comme un personnage animatronique. Ses yeux bougeaient<br />

mécaniquement d'avant en arrière dans ses orbites, sa bouche s'ouvrait<br />

et se refermait comme celle d'un pantin ventriloque.<br />

Dans mes rêves, je retourne toujours à Canton, Ohio. En général, je<br />

suis dans ma chambre au sous-sol, ce sous-sol qui me terrifiait autant<br />

que celui de mon grand-père. Sauf que la peur que je ressentais n'était<br />

pas palpable, elle n'existait que dans ma tête. Lorsque j'étais enfant, sans<br />

aucune raison particulière, j'avais régulièrement peur lorsque j'étais en<br />

bas, du coup je me réfugiais souvent en haut. Pas seulement au milieu de<br />

la nuit, même en pleine journée. Je n'étais jamais à l'aise lorsque j'étais<br />

seul dans ma chambre : je dormais toujours avec la télévision allumée,<br />

juste pour couvrir les bruits que je croyais entendre. S'il y a bien un fantôme<br />

de mon passé qui me poursuit ou un cadavre dans mon placard,<br />

il se trouve dans ce vieux sous-sol. La nuit, mon esprit se débat désespérément<br />

pour m'y faire revenir, pour me faire croire que je n'en suis jamais<br />

parti, que je suis condamné à vivre éternellement dans ce sous-sol. Les<br />

gens que j'ai connus après l'avoir quitté et ceux que je vais rencontrer<br />

sont dans cette chambre ; et là, ils se tordent, se contorsionnent, ils deviennent<br />

monstrueux et malveillants. Puis mon esprit bloque la sortie,<br />

rendant impossible l'accès à l'escalier en colimaçon. J'essaie de monter<br />

l'escalier en courant, mais je n'arrive jamais en haut car des mains passent<br />

entre les marches et m'attrapent les jambes.<br />

Dans un autre rêve récurrent, je n'arrive pas à quitter le sous-sol parce<br />

qu'une force ou un être invisible ne cesse de me pousser contre le mur<br />

pour m'enfermer à l'intérieur. Ou alors, O.J. mon chat, un matou orange<br />

tigré que j'avais trouvé sur les marches de l'école chrétienne, m'attaque<br />

dès que j'essaie de m'enfuir. Dans un autre rêve, les ampoules du soussol<br />

grillent. Je tente de les changer le plus rapidement possible : j'ai peur<br />

de rester seul dans le noir. Mais à chaque fois que je change une ampoule,<br />

elle grille immédiatement. Je suis coincé, je n'arrête pas de courir afin de<br />

ne pas rester dans l'obscurité pour toujours.<br />

Il existe des explications psychologiques très simples pour analyser<br />

ces rêves. Aucune d'entre elles ne me convient. Je me rappelle un seul<br />

rêve dans lequel j'arrive en haut de l'escalier ; le sol de ma chambre n'est<br />

pas, comme d'habitude, recouvert de moquette bricolée avec des pièces<br />

de verts différents récupérées par mon père dans le magasin où il travaillait.<br />

C'est du ciment, je me rends dans le coin de la pièce qui me<br />

faisait tant peur, enfant, là où la machine à laver et le sèche-linge sont<br />

plongés dans le noir, à cause du plafond qui est bas. Je fouille dans les<br />

boîtes moisies et recouvertes de toiles d'araignée qui contiennent de vieux<br />

souvenirs personnels : je suis nerveux, un animal — une araignée, un<br />

rat, un serpent, voire un lion, car tout peut arriver, me semble-t-il — va<br />

me mordre. Dans une petite boîte, je trouve une poupée Curious George.<br />

Lorsque j'essaie de la prendre, quelque chose bouge dans la pièce — une<br />

force chaude, indescriptible, incorporelle qui, pour une raison qui<br />

m'échappe, est blanche. Elle me colle contre le mur pendant que Curious<br />

George devient vivant, court partout, fait tomber tout ce qui traîne sur<br />

les étagères, met le feu à une des boîtes. J'essaie de l'éteindre, quand je<br />

n'y arrive pas, je cours. Je tente de m'enfuir par les escaliers : la force<br />

me retient. Je la repousse de plus en plus fort, finalement, j'arrive en<br />

haut. J'ouvre la porte, derrière il y a une femme. Elle ressemble à la fois<br />

à ma mère et à la fille qui m'avait refilé des morpions au lycée. Des mots<br />

sont inscrits sur ses bras, au rouge à lèvres, à la peinture, en décalcomanie.<br />

Je suis incapable de les lire.<br />

Dans un autre de mes rêves, je suis au sous-sol avec ma mère. On<br />

trouve une boîte dont on force le couvercle. On y découvre des dizaines<br />

d'insectes de différentes espèces que je suis incapable de reconnaître. On<br />

enlève carrément le couvercle, une mante religieuse s'en échappe pour se<br />

poser sur un des chevrons au-dessus de ma tête. On regarde à nouveau<br />

dans la boîte, on y découvre une araignée en cristal. Elle est complètement<br />

transparente : ses pattes sont comme des glaçons, on voit tous ses<br />

organes. Je demande à ma mère d'aller chercher une bombe insecticide<br />

avant qu'elle ne sorte de la boîte et m'attaque. Et lorsque je la vaporise,<br />

elle se transforme en femme. Elle est habillée en noir, elle me poursuit<br />

dans le sous-sol jusqu'à une plage de galets. Chacun des galets renferme<br />

une araignée qui veut s'échapper.


La même nuit — il m'arrive souvent de faire des cauchemars à la<br />

chaîne, phénomène à la fois redouté et espéré — je trouve, dans ma<br />

chambre, ma grand-mère au côté de ma mère. Elle est couchée dans un<br />

lit d'hôpital, des tubes sont branchés sur tout son corps enchevêtré dans<br />

des fils de fer eux-mêmes retenus par des straps pour trachée artère. Un<br />

caisson rond et flexible à côté du lit est en train de pomper de l'air dans<br />

ses poumons, le matériel qui la maintient en vie ronronne tout en produisant<br />

des pulsations électroniques. J'entends un bruit sourd dans le placard,<br />

la porte s'ouvre, je découvre mon père allongé sur un lit. Il n'a que<br />

trente ans, les cheveux en bataille, il semble être devenu fou. Je parle à<br />

ma grand-mère, elle cherche à me rassurer en me disant que tout va bien,<br />

que j'ai réussi dans la vie et qu'elle n'est pas en colère après moi. Le grand<br />

bandeau qu'elle a sur les yeux tombe. Du pus coule, lui dégouline sur le<br />

visage et imprègne l'oreiller, en faisant une auréole jaune. Je me penche<br />

sur elle et m'aperçois qu'elle n'a pas d'œil.<br />

Je crois aux rêves. Je crois que, chaque nuit sur cette planète, tout ce<br />

qui est, a été et sera, est rêvé. Je crois que tout ce qui arrive dans les rêves<br />

n'est ni différent ni moins important que tout ce qui se passe dans le<br />

monde éveillé. Je crois que, pour le genre humain contemporain, rêver<br />

est ce qui se rapproche le plus des voyages dans le temps. Je crois qu'on<br />

peut visiter son présent, son passé et son avenir en rêve. Je crois que j'ai<br />

vécu en rêve une partie de ma vie qui n'est pas encore arrivée.<br />

Je ne crois ni au hasard ni aux accidents, encore moins aux coïncidences.<br />

Je crois au Moi Délusionnel, je crois que mes paroles et mes<br />

pensées changent le monde autour de moi et ont pour résultat des événements<br />

qui semblent le fruit d'une coïncidence. Je suis persuadé que ma<br />

vie a une telle importance qu'elle influence celle des autres. Je crois que<br />

je suis Dieu. J'ai rêvé que j'étais l'Antéchrist. Je le crois encore.<br />

J'avais pensé être l'Antéchrist avant même qu'on m'explique le monde<br />

à l'école chrétienne. Dans la Bible, le terme d'Antéchrist est utilisé<br />

uniquement pour désigner les gens qui ne croient pas en l'enseignement<br />

de Jésus de Nazareth. Il ne désigne pas une entité satanique — la bête de<br />

l'apocalypse, comme la plupart des gens le croient — mais une personne,<br />

n'importe quelle personne, qui s'écarte de l'orthodoxie chrétienne.<br />

Mais après des années passées à bâtir des mythes et à semer la peur,<br />

le christianisme a métamorphosé les antéchrists en une entité unique :<br />

l'Antéchrist, mélange de scélérat apocalyptique et de démon chrétien,<br />

capable de terrifier les gens, tout comme le Père Noël sert à réguler<br />

le comportement des enfants. Après avoir étudié ce concept pendant des<br />

années, j'ai commencé à réaliser que l'Antéchrist est un personnage<br />

— une métaphore — qui existe sous différents noms dans presque toutes<br />

les religions. Il y a peut-être une vérité derrière tout ça, un besoin. Mais,<br />

vu sous un autre angle, ce personnage peut être perçu non pas comme<br />

un vaurien, mais comme l'ultime héros qui va sauver le monde de sa<br />

propre ignorance. L'apocalypse ne se résume pas aux tourments de<br />

l'enfer. Elle peut se situer à un niveau individuel. Si vous pensez être le<br />

centre de votre monde et que vous vouliez le détruire, il suffit de mettre<br />

une seule balle dans le chargeur.<br />

Quand, plus tard, je me suis mis à rêver de plus en plus souvent à<br />

l'Antéchrist, j'ai compris que j'étais son incarnation. Lorsque, enfant, je<br />

rêvais que je jouais devant des milliers de personnes, cela paraissait assez<br />

improbable. À présent, je ne doute plus de rien. Après tout, les bêtes et<br />

les dragons de l'apocalypse sont tous nés d'un rêve, un rêve fait par Jean


l'apôtre, connu de nos jours sous le nom d'Apocalypse et raconté comme<br />

un fait réel. Au cours d'une de mes révélations — nous en avons tous —,<br />

c'était la fin du monde, le Jugement dernier. Il y avait à New York une<br />

parade géante avec lancer de confettis et de serpentins. Mais à la place<br />

du papier, les gens lançaient des légumes et de la viande pourrie. J'étais<br />

sur un crucifix géant monté sur un char construit avec de la peau humaine<br />

et animale. Nous approchions de Times Square, le ciel était très sombre,<br />

zébré par des bandes irrégulières de couleur orange, jaune, rouge et violette.<br />

Toute la foule priait. Ils étaient heureux de mourir, enfin.<br />

Une autre révélation se passait en Floride, dans le futur. La plupart<br />

des êtres humains avaient été transformés en zombies pour le plaisir d'une<br />

petite élite. Dans une boîte de strip-tease, ils avaient réanimé des cadavres<br />

de femmes et les faisaient danser nues dans des cages aux épaisses barres<br />

métalliques. Leur chair était recouverte de furoncles, de veines noueuses,<br />

leurs cheveux tombaient par touffes entières. On leur avait attaché la<br />

mâchoire pour qu'elles ne puissent pas arracher la bite des types qui se<br />

masturbaient autour d'elles. Un monde dégénéré, sorte de Sodome et<br />

Gomorrhe : il était clair que l'heure de l'Antéchrist et du second avènement<br />

du Messie était venue.<br />

J'ai rêvé que des petites filles exécutaient un strip-tease en dansant<br />

tandis que des petits garçons (ou des nains) les frappaient avec des serpents<br />

en caoutchouc, des camions Majorette et des sucettes au lieu de<br />

leur lancer des pièces de monnaie. Puis j'ai rêvé que je récupérais les dents<br />

et les cheveux de mon enfance, que ma mère avait gardés, afin de les utiliser<br />

de façon très rituelle pour me créer un compagnon artificiel. On<br />

retrouve tout ça dans l'album Antichrist Superstar. De mes rêves ou de<br />

ma musique, je ne peux pas dire ce qui est le plus réel.<br />

Je vais vous laisser avec un dernier rêve, celui que j'ai fait la nuit dernière.<br />

Il y avait des scarificateurs, ces fans qui se tailladent le nom du<br />

groupe sur la poitrine. Dans mon cauchemar, je suis au lit avec Jeanette,<br />

celle qui ressemble à un chérubin. Elle s'est tailladé Marilyn sur le corps,<br />

toutes les lettres coulent sur ses seins comme de la peinture fraîche, tachant<br />

son débardeur blanc. Je la baise et on se marre parce qu'il nous semble<br />

que nous sommes en train de faire un truc que nous ne devrions pas faire.<br />

Sa copine Alison est assise à côté d'elle, le mot Manson saigne sur sa poitrine.<br />

L'un de ses sourcils est décoloré, les bagues incrustées dans ses lèvres<br />

cliquettent l'une contre l'autre, elle porte une robe noire, des bas et des<br />

bottes noires qui s'arrêtent aux genoux. Elle semble en colère contre moi<br />

parce que je ne devrais pas faire ça avec sa copine et elle en veut à sa<br />

copine parce que la situation la fait rire.<br />

Une fois l'affaire conclue, elles m'invitent à dîner. On descend dans<br />

un lieu humide et caverneux, les murs sont en pierre, comme un donjon.


Ça pourrait être le sous-sol de mes parents, sauf que c'est aussi un<br />

restaurant. De l'eau suinte du plafond tandis que, par une ouverture audessus<br />

de nos têtes, la lumière pénètre à flots. Le serveur est un homo<br />

immense, genre aryen maigrelet. Il nous apporte de grands bols en métal<br />

noir qui contiennent tous un oiseau vivant. Ils ressemblent à des corbeaux,<br />

ce n'en sont pourtant pas. Ce sont juste des oiseaux noirs recouverts<br />

d'une pellicule de graisse luisante. Un autre type blond vient à notre<br />

table, attrape des pinces géantes qui servent à couper les antivols de vélo :<br />

il les décapite, les pèle. Il ne leur reste plus que la viande sur les os. Et les<br />

oiseaux sont toujours en vie. Le type attrape la tête d'un des animaux, il<br />

en boit le sang, puis me propose de goûter à sa chair. Je ne veux pas parce<br />

que j'ai peur d'attraper une maladie bizarre, mais j'accepte quand même.<br />

Je bois tout le sang de l'oiseau. Lorsque j'ai fini, je ressens une violente<br />

douleur dans la nuque. Je me retourne, le serveur est en train d'essayer<br />

de se servir de ses pinces sur moi pour le plaisir de clients assis sur des<br />

tabourets au bar au-dessus de moi. Par contre, les pinces ne ressemblent<br />

plus à des pinces, mais à un croisement entre un bec d'oiseau et des<br />

mâchoires de crocodile. J'essaie de protester, je comprends que c'est inutile,<br />

car tout ce que je regarde est à l'envers, puisque l'un d'entre eux porte à<br />

ses lèvres le bord de mon cou pour boire mon sang.<br />

Je me suis déjà vu mourir en rêve, c'est sans doute pour ça que j'apprécie<br />

la vie. Je me suis également vu vivre en rêve et c'est sans doute<br />

pour ça que j'apprécie la mort.<br />

POUR MOI, L'APOCALYPSE... DOIT EN TOUT PREMIER LIEU<br />

ÊTRE UN ÉVÉNEMENT INTIME ET SPIRITUEL ET, EN SECOND LIEU<br />

SEULEMENT, UNE CATASTROPHE EXTÉRIEURE. LES GRILLES<br />

DES TOURS DE GUET... SONT DES CONSTRUCTIONS MENTALES.<br />

LORSQU'ELLES S'OUVRENT, ELLES PERMETTENT [À SATAN],<br />

NON PAS D'ÊTRE DANS LE MONDE PHYSIQUE MAIS DANS NOTRE<br />

SUBCONSCIENT... L'APOCALYPSE EST UNE TRANSFORMATION<br />

MENTALE QUI SURVIENDRA, OU QUI EST EN TRAIN •<br />

DE SURVENIR, À L'INTÉRIEUR DE L'INCONSCIENT COLLECTIF<br />

DE L'ESPÈCE HUMAINE.


homme est mort. »<br />

Une voix masculine parlait quelque part au-dessus de moi. Ses paroles<br />

étaient les premiers sons que j'entendais depuis des heures, ou peut-être<br />

des jours. Je ne savais pas depuis combien de temps j'étais allongé là.<br />

Je ne savais même pas où j'étais, si je vivais encore. J'essayais de me<br />

libérer, mais je n'y arrivais pas. Mon bras gauche me picotait. Tout le<br />

reste de mon corps était engourdi et faible, comme les membres en bois<br />

d'une marionnette désarticulée, à qui on aurait coupé les fils. J'essayais<br />

d'ouvrir les yeux, de soulever les paupières, en vain. Il fallait que je me<br />

réveille pour leur dire que je n'étais pas mort. J'étais toujours en vie. Mon<br />

heure n'était pas venue. Il me restait tant de choses à accomplir.<br />

Mes paupières se sont mises à battre, découvrant une pellicule bleue<br />

et floue qui troublait ma vision. Tout ce que je percevais, c'était une<br />

lumière blanche aveuglante qui pénétrait mon corps, ou du moins ce qui<br />

en restait. Mon heure n'était pas venue. Je le savais.<br />

Le revers d'une main osseuse et variqueuse m'a caressé le front. Je ne<br />

sais pas depuis combien de temps elle est là. Une ombre hideuse, vieille,<br />

corpulente, sentant le fromage aigre et le bois humide me cachait la<br />

lumière. Elle s'est mise à parler : « Dieu t'aimera toujours. » La voix était<br />

celle d'une femme toussant calmement dans le creux de sa main, en<br />

secouant son habit de nonne, avant de continuer de me caresser le front<br />

du revers de la main dans laquelle elle venait de cracher.<br />

J'arrivais à présent à sentir ma poitrine. J'étais oppressé, mon cœur<br />

me faisait mal. Il y avait un peu de tapage à mes côtés. Un vieil homme<br />

émacié, recouvert d'escarres à cause du matelas, de l'âge ou de ses os<br />

pointus, venait de mourir dans le lit près du mien.<br />

Une main plus douce m'a attrapé la mâchoire et me l'a maintenue<br />

ouverte. « Vous allez avoir très mal à la tête, mais ça permettra à votre<br />

cœur de mieux fonctionner. » Elle a placé quelque chose sous ma langue,<br />

un truc qui faisait des bulles, pétillait et me chatouillait. Puis elle a éteint<br />

la lumière violente au-dessus de mon lit. Mon corps s'est tassé un peu<br />

plus dans le lit, mon sang a de nouveau circulé dans ma tête, m'enveloppant<br />

d'une douce chaleur tandis que je me rendormais.<br />

Lorsque je me réveillai, j'étais dans le noir et la pièce était vide. Mes<br />

tempes battaient fort sous ma peau, mon bras gauche était toujours<br />

engourdi. Par contre, j'avais l'impression de recouvrer mes forces. Je ne<br />

portais qu'une blouse d'hôpital verte ouverte dans le dos. Mes habits formaient<br />

un tas noir, soigneusement plié par terre, et sur la table de chevet<br />

il y avait un grand sac-poubelle jaune citron. J'essayais de me rappeler<br />

pourquoi j'étais là.<br />

Malgré une douleur qui me secouait les côtes, j'ai réussi à tendre<br />

la main jusqu'à la table. Dans le sac, il y avait une brosse à dents, du<br />

dentifrice, un stylo, une boîte à maquillage et un calepin noir — mon<br />

journal intime.<br />

Je l'ai ouvert à la première page en essayant de fixer mon attention<br />

sur les lignes bleues qui tanguaient.<br />

Au restaurant, je n'arrive pas à supporter les gens qui rient, qui<br />

s'amusent, qui profitent de la vie. Leur pitoyable bonheur me<br />

rend malade. Et quand je regarde la télé, c'est la vraie vie qu'on<br />

me montre ? C'est une blague ? On élève des enfants pour leur<br />

faire croire que la vie, c'est Alerte à Malibu, des rires enregistrés,<br />

Jenny Jones et ses reality-shows ? De stupides ménagères<br />

secouant leurs jambes flasques pour maigrir grâce au Thighmaster<br />

de Suzanne Somer ? C'est elle qui a participé à la création<br />

du stéréotype de la gourde blonde et elle a fini par devenir<br />

cette espèce d'héroïne populo-médiatisée qui essaie de nous<br />

vendre un appareil inutile et dont le discours ressemble aux dialogues<br />

d'un film porno ou aux paroles d'une chanson d'Aerosmith.<br />

Saloperie de consumérisme aveugle. Les cons n'ont que<br />

ce qu'ils méritent. Ils sont capables de porter des T-shirts sur<br />

lesquels est inscrit « Je suis très con », uniquement parce que<br />

Cindy Crawford leur a expliqué que c'était cool. J'aimerais les<br />

tuer tous, mais ce serait leur rendre service. La pire punition<br />

qu'ils méritent est de se lever tous les matins pour mener leur<br />

vie à la con, élever leurs connards de môrnes dans leurs baraques<br />

de merde et, bien sûr, que je fasse un album intitulé Antichrist<br />

Superstar qui les emmerdera et les anéantira tous les uns après<br />

les autres. Que l'Amérique aille se faire foutre. Et moi aussi. Le<br />

monde écarte les jambes pour une autre putain de star...<br />

J'avais écrit ces lignes le jour de mon arrivée à La Nouvelle-Orléans<br />

quatre mois auparavant. Je m'en souvenais comme si c'était hier, car,<br />

depuis que j'avais mis les pieds ici, tout avait été de mal en pis, et finalement<br />

j'étais démoli par les drogues, la fatigue, la paranoïa et la dépression<br />

; mon corps avait fini par me lâcher et m'abandonner dans cet hôpital<br />

à l'odeur fétide et aux murs blancs. J'étais pourtant optimiste après<br />

avoir assuré la promotion de Smells Like Children. Je ne doutais plus de<br />

moi — enfin, je le croyais — même si cela m'avait pris deux années de<br />

tournée. De ce cocon avait émergé une gargouille maléfique, dure et sans<br />

âme, confortable et terrifiante, couverte de cicatrices et engourdie, prête<br />

à déployer ses ailes rugueuses. Mon but était d'écrire un album sur la


transformation qui s'était opérée en moi depuis vingt-sept ans, mais je<br />

ne savais pas que j'allais endurer le pire au moment où je prenais des<br />

notes dans mon journal, assis dans la voiture de Missi alors qu'elle tournait<br />

sur Decatur Street par un moite après-midi de février.<br />

Sur le siège arrière, il y avait notre unique « enfant », un chien noir<br />

et blanc, croisé dalmatien et boxer, du nom de Lydia. Elle s'est mise à<br />

aboyer de plaisir ou de peur lorsque je suis descendu de la voiture après<br />

avoir embrassé Missi.<br />

« Ne m'attends pas, vas te coucher. » J'essayais d'être convaincant.<br />

« La journée va être longue. »<br />

J'ai ouvert la grille en fer forgé, appuyé sur l'interphone, et j'ai attendu<br />

que le directeur du studio me laisse entrer. J'ai été accueilli — comme<br />

tous ceux qui arrivaient au studio — par une meute de chiens appartenant<br />

à Trent Reznor, le propriétaire des lieux. Ils aboyaient, sautaient et<br />

se battaient entre eux, avant de décider ce qu'ils allaient déchirer ou à<br />

quel endroit ils allaient chier.<br />

« Cet été, tout le monde semble avoir un chien. » Je parlais tout seul.<br />

« Sans doute parce qu'ils connaissent nos secrets, et que malgré ça ils ne<br />

nous jugent pas. »<br />

Je me suis assis sur un canapé en cuir noir dans l'entrée. Un écran de<br />

télé géant emplissait la pièce de bruit et de lumière avec le jeu vidéo tiré<br />

de la trilogie d'Alien. Dave Ogilvie, l'ingénieur du son engagé pour coproduire<br />

l'album avec Trent Reznor, était à genoux devant, comme s'il<br />

faisait sa prière. C'était un petit Canadien à lunettes, le genre de type qui<br />

avait dû se faire taper dessus à l'école, pas très différent de Corey Haim<br />

dans le film Lucas, bien qu'il ait la même attitude enfantine qui me<br />

plaît. Pour tuer le temps en attendant Trent — il était toujours le dernier<br />

arrivé —, j'ai oblitéré les xénomorphes et les chiens en train d'aboyer ;<br />

je me suis demandé pourquoi j'étais là et dans quelle aventure j'étais en<br />

train de m'embarquer. Je n'étais pas libéré de mes cauchemars. En fait,<br />

depuis que j'étais à La Nouvelle-Orléans, j'en faisais de plus en plus souvent,<br />

contrecoup de l'histoire sombre et secrète qui se tortillait dans le<br />

ventre de la ville comme un ver solitaire. La vie en avait été aspirée et<br />

réduite à néant. Rien de positif ne semblait pouvoir sortir d'ici.<br />

J'en étais venu à accepter le fait que l'acquisition de trop de connaissances<br />

m'avait entraîné à consommer trop de drogues, tout en ayant<br />

conscience que la consommation de drogues m'avait amené sur le chemin<br />

de la connaissance. En tant que groupe, nous étions d'accord pour<br />

arrêter nos conneries. Fini la dope, les femmes et les aventures. Nous<br />

étions à La Nouvelle-Orléans pour travailler. Je voulais me concentrer<br />

sur ma haine, affûter mon mépris, même si ces deux sentiments, c'était<br />

d'abord à moi que je les réservais.<br />

Une BMW noire s'est arrêtée en dérapant dans le garage, une porte a<br />

claqué, annonçant Trent qui est entré en coup de vent, nous a fait un<br />

signe de tête comme le font les types au feu rouge ou à l'entrée d'un centre<br />

commercial. Puis il s'est dirigé vers la cuisine. Le reste du groupe est arrivé<br />

peu de temps après au studio et a commencé à monter son matériel.<br />

Twiggy Ramirez, une sorte de môme remuant et espiègle enfermé dans<br />

la peau d'un psychopathe taciturne. Daisy Berkowitz, fournisseur en restes<br />

de nourriture, équipements en tout genre et filles. Ginger Fish, le plus<br />

silencieux et le plus dangereux de tous, une bombe à retardement prête<br />

à déclencher avec délicatesse une explosion cataclysmique. Enfin Pogo,<br />

un génie trop fou pour se servir de son intelligence de manière constructive.<br />

Il m'a toujours fait penser au prof dans L'île aux naufragés : capable<br />

de fabriquer une télévision à partir d'une noix de coco, mais une barque<br />

qui ramènerait tout le monde à la maison... Si on le défiait, Pogo était<br />

heureux de faire n'importe quoi : par exemple boire son urine. Par contre,<br />

il était malade comme un chien si jamais quelqu'un faisait quelque chose<br />

d'aussi insignifiant que mettre de la mayonnaise sur un plat.<br />

Tandis que Trent et Dave jouaient aux jeux vidéo, nous étions assis à<br />

nous regarder dans le blanc des yeux. Nous avions un maximum d'idées,<br />

nous jouions gros, et nous ne savions pas par quel bout commencer. Daisy<br />

était le seul à parler. Il était excité et inquiet parce qu'il pensait avoir<br />

finalement compris l'album qui, nous a-t-il expliqué, était comme une<br />

comédie musicale racontant l'histoire de Jésus-Christ en train de faire<br />

une tournée de rock star. Il avait même apporté une bande démo avec six<br />

titres qu'il avait enregistrés, mais son concept ne tenait pas la route. L'écouter<br />

nous a rendus encore plus dépressifs.<br />

J'ai quitté la pièce et j'ai grimpé l'escalier — suffisamment large pour<br />

laisser passer les cercueils autrefois entreposés dans cette ancienne morgue<br />

— pour filer dans le bureau et attraper le téléphone. Je connaissais le<br />

numéro de Casey par cœur. Je l'avais tant de fois composé lors de notre<br />

dernière visite à La Nouvelle-Orléans. Casey s'est pointé avant même que<br />

j'aie eu le temps de rouler un billet de vingt dollars. C'était une espèce de<br />

sangsue éblouie qui vendait de la dope aux stars, non pas pour gagner<br />

de l'argent, mais pour faire partie de l'entourage des musiciens et des célébrités.<br />

Pour les croiser, certains deviennent roadies, journalistes ou découvreurs<br />

de talents dans une maison de disques. Casey, lui, était devenu<br />

dealer. Les murs de son appartement étaient recouverts de disques d'or<br />

et de platine, testament de différentes stars du rock tellement accros et<br />

désespérées qu'elles avaient échangé ces trophées contre de la dope.<br />

Casey a coupé une énorme ligne sinueuse sur le bureau en contreplaqué<br />

et m'a invité à en profiter. J'ai appelé Twiggy pour qu'il me rejoigne.<br />

Je n'avais pas envie de me défoncer tout seul : je me disais que c'était une


occasion de fêter nos retrouvailles à La Nouvelle-Orléans. Sniffer me semblait<br />

aussi être une bonne manière de se détendre et de prendre du recul<br />

par rapport à notre vaste projet. En fait ce n'était qu'une excuse : dans<br />

les mois qui ont suivi, la plupart des réunions n'ont été que des prétextes<br />

pour se défoncer.<br />

On est retournés en studio pour enregistrer le morceau titre. Mais<br />

Dave était de nouveau devant sa Playstation, totalement absorbé par la<br />

trilogie d'Alien. En total manque de respect, depuis qu'il faisait pratiquement<br />

partie des Skinny Puppy, un groupe beaucoup plus ancien que<br />

nous, on attendait qu'il meure. Le temps qu'il nous rejoigne, Twiggy était<br />

reparti en haut pour se faire une autre ligne. Puis Pogo a dû sortir prendre<br />

l'air : la coke ne l'intéressait pas, il préférait fumer son propre stock<br />

d'herbe exotique dans une cannette de Coca écrasée dont il avait percé<br />

les bords. Ensuite, Daisy a disparu dans le foyer pour jouer de la guitare<br />

sur son magnéto à quatre pistes. Lorsqu'on a réussi à être tous ensemble,<br />

Dave nous a abandonnés, impatient de regarder l'équipe de hockey des<br />

Toronto Maple Leafs. C'était foutu pour la nuit.<br />

Les jours, les semaines ont passé. Notre enthousiasme s'est transformé<br />

en ennui lorsqu'on a commencé à réaliser que notre première journée de<br />

studio ne nous avait pas servi d'échauffement, mais d'exemple de totale<br />

inactivité. À chaque fois que l'un d'entre nous avait un éclair d'inspiration,<br />

soit il n'y avait personne autour, soit il y avait trop de dope. Et, dans<br />

les deux cas, nous étions comme des poissons hors de l'eau, notre inspiration<br />

s'épuisait.<br />

Dans les mois qui ont suivi, une nuit parmi d'autres, j'étais allongé<br />

dans mon lit en train de fixer le plafond, incapable de m'endormir à cause<br />

de la quantité de cocaïne qui courait dans mon sang profané. Missi était<br />

allongée à côté de moi : elle dormait à poings fermés. Elle ne se rendait<br />

pas compte que si nous ne baisions plus depuis des semaines, ce n'était<br />

pas parce que j'avais trop de travail, mais parce que j'étais constamment<br />

défoncé. Comme tous les membres du groupe, j'avais passé plus de temps<br />

à me déchirer et à parler de faire de la musique qu'à en faire vraiment.<br />

Je me suis glissé hors du lit le plus discrètement possible, le parquet<br />

poussiéreux craquait sous mes pieds nus jusqu'au salon et j'essayais de<br />

ne pas trébucher sur les pots de peinture noire et rouge. Je vivais dans<br />

une grande maison traditionnelle de La Nouvelle-Orléans située dans le<br />

Garden District que l'agent immobilier de Trent, une vieille rombière<br />

sévère, m'avait loué. Elle m'avait récemment autorisé à repeindre le salon<br />

miteux, mais depuis que j'avais commencé, le téléphone n'avait pas arrêté<br />

de sonner : des directeurs de maisons de disques, des managers, des agents<br />

immobiliers et surtout des gratte-papier que je ne connaissais pas, me<br />

disaient que je n'avais pas le droit de toucher à la maison. Un jour, j'ai


eçu un appel de Dave, un crétin spécialiste en échafaudages de scène<br />

atteint d'amblyopie qui s'était arrangé pour faire toujours partie du personnel<br />

de Nine Inch Nails, bien que la tournée soit terminée depuis plus<br />

d'un an. Son nouveau job consistait en général à démarcher des sociétés<br />

pour obtenir tout un tas d'articles gratuits pour le groupe — T-shirts,<br />

chaussures, bongs, jeux vidéos — mais sa mission ce jour-là incluait l'honneur<br />

de m'appeler et de m'informer que je devais verser 5 000 dollars<br />

aux propriétaires de la maison pour qu'ils puissent remettre le salon dans<br />

son état d'origine.<br />

À chaque fois que je voyais les murs à moitié peints en rouge foncé et<br />

les plinthes en noir brillant, la haine assombrissait mon esprit, j'en voulais<br />

à tous ceux qui m'avaient dit quelque chose alors qu'ils voulaient<br />

dire l'inverse, à tous ceux qui avaient menti intentionnellement tout en<br />

sachant qu'ils seraient pris plus tard, à tous ceux qui s'arrangeaient pour<br />

traverser la vie indemnes tout en laissant une traînée de mensonges et<br />

trahisons se coaguler derrière eux. La Nouvelle-Orléans était peuplée de<br />

gens hypocrites qui vous souriaient par-devant et étaient prêts à vous<br />

enfoncer un couteau dans le dos. La plupart des problèrhes du monde<br />

n'existeraient pas si les gens disaient ce qu'ils pensaient.<br />

Je me suis installé dans le fauteuil métallique de barbier au cuir rouge<br />

craquelé du salon qui me servait de cocon et de protection loin de ce studio<br />

qui était devenu un instrument de vengeance et loin de cette ville qui<br />

m'en voulait. J'ai souvent imaginé qu'il s'agissait d'un siège de pilote<br />

piqué dans un hélicoptère comme celui de mon père au Vietnam. J'ai<br />

fermé les yeux et mon attention s'est portée sur mon cœur qui battait<br />

trois fois plus vite que d'habitude. J'ai laissé la pulsation, le rythme, la<br />

chaleur m'envelopper, puis je me suis concentré pour faire sortir cette<br />

essence chaude et enveloppante du container maltraité et balafré qu'est<br />

mon corps, comme je l'avais lu dans de nombreux ouvrages de projection<br />

astrale. Je me suis laissé emporter de plus en plus haut dans la nuit,<br />

jusqu'à être immergé dans une sorte de blancheur radieuse et brûlante.<br />

Je me suis senti grandir, un corps m'enveloppait, des ailes me poussaient<br />

dans le dos, mes côtes me transperçaient la peau comme autant de lames<br />

de couteau-scie, mon visage se déformait pour prendre l'aspect du monstre<br />

que j'étais devenu. Je me suis entendu rire, d'un rire horrible et retentissant,<br />

ma bouche, dans une grimace malfaisante, s'ouvrait si largement<br />

qu'elle aurait pu avaler la terre qui était sous mes pieds, cette terre<br />

accueillant des vies ordinaires avec leurs problèmes ordinaires et leurs<br />

plaisirs ordinaires. Je pouvais l'avaler tout entière si j'en avais envie, je<br />

pouvais en faire ce que je voulais, maintenant et à tout jamais. Ils priaient<br />

tous pour ça. Et je péchais pour ça. « Priez maintenant, bande d'enculés.<br />

» J'entendais ma voix beugler, comme un bruit de ferraille dans le<br />

firmament. « Priez pour que votre vie ne soit qu'un rêve. » Et la terre m'a<br />

répondu dans un hurlement sonore et fracassant qui résonnait si fort dans<br />

ma tête que j'ai été obligé de la prendre entre mes mains pour garder ma<br />

santé mentale, ou ma folie.<br />

C'était le téléphone qui sonnait. J'ai décroché en chancelant.<br />

« Hé, qu'est-ce qui se passe ? m'a dit une voix que je ne reconnaissais<br />

pas.<br />

- Qui est-ce ?<br />

- C'est moi, Chad. » Il semblait vexé que je ne l'aie pas reconnu<br />

— après tout nous étions cousins et nous avions été les meilleurs amis du<br />

monde — mais depuis beaucoup d'eau était passée sous les ponts. « T'as<br />

reçu mon invitation ?<br />

- Quelle invitation, tronche de cake ?<br />

- À mon mariage. Je me marie en septembre et ça me ferait vraiment<br />

plaisir si tu venais.<br />

- Je suis en plein milieu de mon nouvel album, mais je peux peut-être<br />

trouver le temps. J'vais essayer, d'accord ?<br />

- Ouais, ça m'ferait vraiment plaisir. »<br />

Je ne devais pas avoir l'air sincère, comme les trous du cul souriants<br />

et fourbes que je haïssais lorsque j'étais môme, mais je ne savais pas quoi<br />

dire. Je ne voulais pas retourner à Canton, Ohio, pour découvrir la vie<br />

normale et merdique d'un couple marié. Mais pourquoi pas — la vie à<br />

La Nouvelle-Orléans commençait vraiment à me prendre la tête.<br />

Une fois réveillée, Missi m'a conduit au studio. Y travailler revenait<br />

à essayer de se libérer de menottes dont on a perdu les clés : plus on force,<br />

plus on sent de résistance. J'étais à peine entré que Twiggy, qui était de<br />

plus en plus manipulé par Casey, est sorti comme une furie de l'antichambre,<br />

une photo dans un cadre en bois à la main. Il hurlait : « Le<br />

capitaine Larry Paul est prêt à décoller. » Capitaine Larry Paul était le<br />

surnom que Twiggy avait donné à une photo reproduisant une esquisse<br />

au crayon de Trent dessinée par un fan. Twiggy trouvait qu'il ressemblait<br />

au gérant débile d'un magasin de disques dans lequel il avait travaillé en<br />

Floride, et où, tout comme moi, il volait des disques. Cette photo était<br />

devenue le plateau idéal pour se faire des lignes, et on la cachait de manière<br />

rituelle dans un vieux placard renfermant les tuyaux de l'air conditionné<br />

et le chauffe-eau : ce placard avait aussi une odeur de moisi et de miasmes<br />

qui me rappelait la cave de mon grand-père.<br />

Croiser le capitaine Larry Paul, ça voulait dire une journée sans bosser.<br />

Je ne m'étais jamais mis autant de poudre blanche dans les narines.<br />

Les jours passaient et nous étions tellement raides que nous étions<br />

incapables d'enregistrer quoi que ce soit, situation qui nous contrariait<br />

tellement qu'elle nous rendait encore plus paranoïaques et inutiles.


Dans le studio, plus personne ne semblait s'intéresser à l'album. Trent<br />

devenait de plus en plus mécontent parce qu'il devait écrire et enregistrer<br />

la suite de The Downward Spinal ; Dave n'était jamais là lorsqu'il<br />

fallait travailler. Ginger ne semblait plus faire partie du groupe, trop<br />

occupé qu'il était à amuser son harem obscène de strip-teaseuses qu'il<br />

avait racolées à côté du studio. Daisy n'était quasiment jamais dans la<br />

cabine. Il passait la plupart de son temps dans l'entrée du studio avec un<br />

casque sur les oreilles, à jouer des riffs de hard rock rebattus qu'il enregistrait<br />

sur son magnétophone quatre-pistes. Lorsqu'il était adolescent,<br />

il n'avait jamais écouté de heavy metal, alors il prenait constamment<br />

ses clichés pour des morceaux originaux. Il jouait sur une vieille Jaguar<br />

— le même modèle que celle de Kurt Cobain — non pas parce qu'elle<br />

avait un bon son, mais parce il l'avait réparée lui-même. Cette guitare<br />

était censée avoir été démolie au cours du tournage du clip de Sweet<br />

Dreams, mais Daisy était fier de l'avoir sauvée. « Qu'est-ce que ça peut<br />

faire si elle ne cesse de faire des larsens, expliquait-il. J'ai passé tellement<br />

de temps à la réparer que ce serait du gâchis de ne pas s'en servir. »<br />

Daisy était tellement excité par les progrès qu'il faisait avec son quatrepistes<br />

qu'il voulait vraiment en sortir quelque chose et enregistrer quelques<br />

riffs sur l'album, peut-être sur Wormboy, le titre auquel il avait le plus<br />

participé. Il est entré dans la salle d'enregistrement, nerveux à l'idée que<br />

Trent s'y trouve. Le reste du groupe tramait autour de la console de<br />

mixage, on surveillait ce qui se passait dans le studio grâce à deux circuits<br />

de télévision internes. Sur l'écran, on voyait Daisy, tout excité, qui<br />

montrait à Trent sa guitare remise à neuf. Trent semblait s'y intéresser.<br />

On a vu Trent attraper la guitare, la mettre sous son bras, grattouiller les<br />

cordes un moment avant de la fracasser impitoyablement contre l'ampli,<br />

la renvoyant au sort qui lui était destiné six mois auparavant. Trent est<br />

sorti de la pièce avec un air détaché, laissant Daisy ébahi pendant un long<br />

moment avant de sortir à son tour, comme une furie, et de passer le reste<br />

de la journée dehors à essayer de comprendre ce qui était arrivé.<br />

On venait de franchir un nouveau cap sur le travail en cours sur Antichrist<br />

Superstar. Après avoir été improductifs, arrivait la phase de destruction.<br />

Les jours suivants, notre première boîte à rythmes est passée<br />

par la fenêtre, on donnait des coups de poing dans les murs de Trent, on<br />

a fracassé le matériel de Twiggy et on a placé le quatre-pistes de Daisy<br />

dans un four à micro-ondes en position maximum, grillant ainsi pour de<br />

bon tout le circuit.<br />

Le 4 juillet, on est restés en studio, histoire de se bourrer la gueule,<br />

pendant que Trent et moi allumions des feux d'artifice qu'on balançait<br />

dans le micro-ondes, avant de jeter les vestiges irradiés dans la rue.<br />

S'est ensuivie la destruction systématique de mes jouets Spawn et d'une<br />

figurine Vénom (l'un des méchants dans la BD Spider Man, qui avait été<br />

retiré du marché parce qu'elle disait : « Je vais vous manger le cerveau »)<br />

— un peu comme les drogues qui étaient en train de nous bousiller. Le<br />

seul fil conducteur de la soirée était de balancer régulièrement des bouteilles<br />

sur Ginger — non pas par franche rigolade, mais parce qu'on lui<br />

en voulait d'avoir trouvé un semblant de bonheur avec ses strip-teaseuses<br />

de dernière zone. La seule compagne qui nous restait était la déprime. À<br />

l'aube, Twiggy cherchait des marshmallows pour les faire griller sur la<br />

console de mixage que Trent avait prévu de brûler. Ce n'était pas uniquement<br />

de la destruction : c'était une forme très violente de procrastination.<br />

Notre matériel était comme nous : totalement démoli. En quelques<br />

semaines, Daisy avait quitté le groupe. Pour la première fois de sa vie,<br />

cette chochotte avait bougé ses fesses, avait provoqué une réunion et avait<br />

quitté le groupe. Cette réunion s'est étonnamment bien déroulée. D'une<br />

certaine façon, je le respecte car il était resté fidèle à lui-même et avait<br />

préféré partir. J'ai d'ailleurs cru que c'était une blague, j'ai même dit aux<br />

autres que ça me manquerait de ne plus regarder Daisy, le Gardien du<br />

Sexe, ramasser des capotes usagées lorsqu'il suivait le groupe et les techniciens,<br />

aller acheter des chocolats et des fleurs pour séduire des filles que<br />

nous nous étions déjà faites. Mais, en réalité, j'étais plus mal que jamais.<br />

Toutes les personnes avec lesquelles j'avais formé le groupe étaient parties,<br />

et ceux qui restaient essayaient de se retourner contre moi. J'étais le<br />

seul à avoir une petite amie à La Nouvelle-Orléans, et le seul qui semblait<br />

avoir envie de travailler. Même Twiggy était en train de devenir un<br />

étranger pour moi, pris en étau entre la dope que lui procurait Casey et<br />

son désir de se rapprocher de Trent, pour qui intégrer Nine Inch Nails<br />

semblait plus intéressant que de faire partie de Marilyn Manson. Il avait<br />

pris l'habitude de m'appeler Arch Deluxe, du nom du hamburger, et bientôt<br />

tout le monde a suivi. J'avais l'impression d'être un père de famille<br />

haï par ses gosses lorsqu'il leur demande de faire leurs devoirs.<br />

Quand je voulais leur parler des livres que j'avais lus sur l'apocalypse,<br />

la numérologie, l'Antéchrist ou la Cabale, personne n'en avait rien à<br />

foutre. Lorsque j'avais fini d'enregistrer un titre, systématiquement, personne<br />

ne l'aimait, ou ils voulaient le faire plus bruyant, plus dur — et<br />

même parfois utiliser une boîte à rythmes plutôt qu'un vrai batteur. Ce<br />

n'était plus de la production, c'était du sabotage. Je ne savais plus quoi<br />

penser. La seule fois où tout le monde a été d'accord avec moi, c'est quand<br />

j'ai proposé d'appeler Casey.<br />

En dehors du studio, La Nouvelle-Orléans n'était qu'un cloaque. Tous<br />

les endroits que nous avions fréquentés l'été précédent étaient remplis de<br />

touristes gothiques. La ville s'était transformée : avant, personne ne nous


connaissait, à présent nous étions des clichés ambulants, des parodies de<br />

nous-mêmes. Tous les soirs je buvais, j'avalais et sniffais tout ce qui passait<br />

pour m'évader. Un soir, Missi et moi, on a fini la soirée dans un bar,<br />

The Hideout, qui, l'année d'avant, était un repaire de bikers où traînaient<br />

deux ou trois consommateurs et un juke-box qui jouait Whitesnake et<br />

Styx. On aimait aller boire un coup là-bas, parce que c'était vide, facile<br />

d'accès et que la porte des toilettes fermait à clef.<br />

Quand je suis retourné au Hideout avec Missi, l'endroit était devenu<br />

LE lieu branché. Tout le monde semblait froid et indifférent, comme s'ils<br />

étaient trop cools pour ne pas nous reconnaître, alors qu'ils étaient venus<br />

là uniquement pour nous croiser. Au milieu de gens habillés en noir,<br />

maquillés et aux cheveux décolorés, j'ai aperçu comme une enseigne lumineuse<br />

couleur argent ressemblant à une boule à facettes humaine, une<br />

brune recouverte de paillettes, avec du rimmel et du rouge à lèvres métallisé.<br />

Elle était debout au milieu de la salle, telle une sorte de feu clignotant,<br />

témoin vivant de mon infidélité : elle m'avait taillé une pipe l'été<br />

précédent. Si les filles ont des antennes, celles de Missi étaient spécialement<br />

bien déployées ce soir-là : elle a immédiatement saisi la tension existant<br />

entre moi et la boule à facettes style Clayderman. Plus on picolait,<br />

plus la situation devenait explosive. Missi n'arrêtait pas de me demander<br />

qui était cette fille, si j'avais couché avec elle, et bien sûr je lui répondais<br />

que non. Dans le même temps, la fille me dévorait des yeux, comme<br />

si Missi était transparente, ce qui de toute façon n'était pas faux.<br />

Je me suis levé pour aller aux toilettes, la fille s'est faufilée avec moi<br />

alors que j'allais fermer la porte. J'étais saoul, pris de vertiges et coincé<br />

avec cette fille puante dans cet endroit puant dont le carrelage blanc n'était<br />

qu'un ramassis d'urine et de poils pubiens coagulés. Elle s'est d'abord<br />

assise directement sur les chiottes pour pisser. J'essayais de ne pas regarder,<br />

de ne pas faire attention, mais elle m'a appelé. « Vise un peu », m'at-elle<br />

dit, en secouant un anneau piercé dans son clitoris et un autre à la<br />

limite de sa cuisse et de son entrejambe. « Je me les suis fait mettre quand<br />

j'avais quinze ans.<br />

- C'est génial », ai-je répondu, dégoûté par la peau rouge et infectée<br />

autour de ses piercings, mais aussi à vif et irritée autour de ses parties<br />

génitales qui avaient été récemment rasées. Je ne savais pas si j'étais supposé<br />

la lécher, lui mettre un doigt ou la baiser ; je me tenais là, comme<br />

un abruti, ne trouvant qu'à lui dire que j'allais me faire prendre. Au lieu<br />

de partir, elle a remonté son pantalon et a fouillé dans sa poche pour en<br />

sortir un minuscule sac à zip. Je me suis toujours demandé qui pouvait<br />

bien fabriquer ce genre de sac. Quelle sorte de sandwich peut-on mettre<br />

là-dedans ?<br />

« Tous mes petits amis sont soit morts, soit en prison », m'a-t-elle<br />

annoncé en préparant une<br />

ligne de coke sur la<br />

chasse d'eau des toilettes.<br />

Je l'avais à<br />

peine sniffée que mes<br />

narines ont commencé<br />

à me brûler,<br />

suivies. par mes<br />

yeux qui se remplissaient<br />

de larmes.<br />

Sa dope était incontestablement<br />

coupée<br />

avec du speed, du verre<br />

pilé, du Pop Rocks ou<br />

autre chose. J'étais assis là,<br />

assommé par l'alcool et la<br />

dope de mauvaise qualité, lorsqu'elle<br />

a saisi mon visage entre ses<br />

mains et a commencé à me peloter<br />

en me couvrant de maquillage. Mon<br />

pantalon était à moitié descendu et elle tirait sur ma bite molle. Me faire<br />

prendre était le dernier de mes soucis : j'étais totalement obsédé par l'urine.<br />

J'avais l'impression d'en avoir inhalé, je ne sentais que ça ; en plus, j'avais<br />

une énorme envie de pisser. La puanteur me prenait la tête et imprégnait<br />

tout mon corps. J'avais envie de vomir. J'ai plongé ma main dans son<br />

pantalon et j'ai tiré d'un coup sec sur l'anneau de son clitoris, en la faisant<br />

hurler : de douleur, de surprise ou de plaisir ? Puis j'ai enfoncé mon<br />

pouce en elle et mon majeur dans son cul. Je me demandais pourquoi je<br />

faisais ça. Je n'avais aucune intention de nous exciter. Je n'avais qu'une<br />

envie, faire quelque chose de dégueulasse. La situation semblait idéale.<br />

J'aurais tout aussi bien pu plonger ma main dans une poubelle.<br />

J'ai retiré mes doigts aussi rapidement que je les avais enfoncés, j'ai<br />

pissé et je suis sorti des toilettes pour aller rejoindre Missi. Mais elle était<br />

partie, sans doute folle de rage, me laissant coincé avec la reine de la boîte.<br />

J'en voulais tellement à Missi que j'ai décidé de plonger encore un peu<br />

plus dans la tranchée sordide où je m'étais enlisé. Alors que je demandais<br />

à tout le monde où Missi était passée, une petite grosse dont le ventre<br />

mou débordait de son jean trop serré et dont le débardeur blanc trempé<br />

de sueur révélait des seins affaissés et l'absence de soutien-gorge, est venue<br />

à moi et, les yeux dans les yeux, s'est postée à quelques centimètres de<br />

mon visage.<br />

« Pardon ? » ai-je demandé, embarrassé et mal à l'aise.


Comme réponse, elle m'a balancé son verre en pleine figure — et pas<br />

seulement le contenu, mais le contenant aussi. Je lui ai expédié ma bouteille<br />

de bière et j'ai aussitôt senti des mains me retenir avant de me virer<br />

du bar. Elle m'a suivi à l'extérieur en hurlant quelque chose d'inintelligible<br />

: j'étais certainement un traître, un salaud ou un type trop bien pour<br />

elle. Elle fantasmait sur le fait que sa propre existence était d'une telle<br />

importance que je ne pouvais pas l'ignorer.<br />

Avec la boule à facettes roulant encore à mes côtés, je suis entré en<br />

courant et en zigzaguant dans une ruelle proche qui longeait une grande<br />

église espagnole blanche et je me suis caché dans un coin. Un lieu de culte<br />

était certainement le dernier endroit où les flics me chercheraient. J'avais<br />

coincé le sac à zip dans mon poudrier. je l'ai sorti pour nous faire quelques<br />

lignes avec les clefs de la maison. Je ne sais pas pourquoi j'ai sniffé la<br />

coke de cette fille, si ce n'est parce qu'elle en avait. Je l'ai immédiatement<br />

regretté. J'ai eu l'impression que mon cœur allait exploser. Je suis reparti<br />

en courant, abandonnant la fille derrière moi, à la décennie à laquelle<br />

elle semblait appartenir, et j'ai hélé un taxi. Le chauffeur, un balourd<br />

blanc en marcel aux cheveux graisseux et à l'immense moustache brune,<br />

a aussitôt entamé la conversation.<br />

« Vous avez vu La Planète des singes ? On n'est pas dans La Planète<br />

des singes, avec tous ces nègres partout ?<br />

- De quoi vous parlez ?<br />

- Eh ben, regardez autour de vous.<br />

- Le Sud peut avoir tant de charme, lui ai-je répondu avec un air<br />

dégoûté qui ne lui a pas échappé.<br />

- T'es pédé ou quoi ? » m'a-t-il balancé méchamment.<br />

Je ne sais plus exactement ce que je lui ai répondu, mais il devait y<br />

avoir un truc du genre « va te faire mettre », « trou du cul » ou « sucemoi<br />

la bite » — parce qu'il s'est arrêté au milieu de la rue en faisant<br />

crisser les pneus, m'a collé son poing de singe velu en pleine figure au<br />

travers de la glace de séparation et m'a dit de dégager de son taxi.<br />

J'ai fini à pied les quelques centaines de mètres qui me séparaient de<br />

chez moi, le nez en sang, mon cœur et ma tête battaient à l'unisson et<br />

le mélange de mauvaise dope et de coups m'a fait penser à cette phrase<br />

de Charlton Heston : « Enlève tes sales pattes de moi, salopard de singe. »<br />

Lorsque j'ai ouvert la porte d'entrée, une tornade était passée par là. Mes<br />

disques avaient été balancés dans tout l'appartement et griffés par Polly,<br />

la chatte blanche de Missi, qui ressemblait à s'y méprendre à celle du<br />

frère de John Crowell, sauf que l'un de ses yeux était bleu et l'autre vert.<br />

J'ai posé mes clefs sur la table, Polly s'est jetée sur ma main en déchirant<br />

la peau sur mes tendons. Je l'ai saisie violemment par le cou. Missi était<br />

au téléphone, en train de se plaindre à une copine ; elle faisait semblant<br />

de ne pas me voir. Mais, lorsque du coin de l'œil elle a vu que j'allais<br />

décalquer le chat contre le mur, elle a vite raccroché et a commencé à me<br />

hurler dessus. Ce qui n'a fait qu'empirer lorsqu'elle a vu sur mon visage<br />

le sang mélangé au maquillage.<br />

Tout le monde dans la maison m'en voulait, même le chien qui comme<br />

d'habitude s'était attaqué au livre que j'étais en train de lire (le Tetragrammaton)<br />

et l'avait mis en lambeaux. Mon cœur battait de plus en plus<br />

vite, de plus en plus fort, je me suis précipité dans la salle de bains où je<br />

me suis enfermé. De l'autre côté de la porte, Missi m'entendait vomir et<br />

vomir : elle s'est calmée et ses assauts se sont transformés en compassion,<br />

ce que je ne méritais vraiment pas. La panique m'envahissait, chose normale,<br />

car plus on est inquiet d'être trop défoncé, plus la situation empire<br />

puisque le stress fait battre le cœur de plus en plus vite. Et pour en rajouter<br />

une couche, je ne pensais qu'au fait que, comme mon père, j'étais<br />

atteint du syndrome de Wolf-Parkinson-White, qui provoque des accélérations<br />

cardiaques irrégulières : je ne passerais sûrement pas la nuit.<br />

J'essayais de me détendre en m'allongeant sur le sol et en buvant de<br />

l'eau, mais mon cœur m'oppressait trop pour je puisse me relaxer ; je le<br />

voyais donner de grands coups sous ma poitrine lacérée. Je n'avais pas<br />

peur de mourir. J'étais surtout effrayé d'être arrêté par les flics et qu'ils<br />

m'interrogent. Pendant que Missi essayait de trouver une solution pour<br />

m'emmener à l'hôpital sans que la presse et la police soient au courant,<br />

j'ai jeté le petit sac vide dans les toilettes et nettoyé mes cartes de crédit.<br />

Puis je me suis penché sur les toilettes, j'avais des haut-le-cœur. Ensuite<br />

j'ai enfilé des vêtements propres et ordinaires, et j'ai demandé à Missi de<br />

me conduire à l'hôpital. Ce n'était pas moi-même qui agissais, on aurait<br />

dit que quelqu'un d'autre faisait ces préparatifs. De cette position avantageuse,<br />

j'étais impressionné de me voir agir aussi rationnellement qu'un<br />

type qui a pris une trop grosse cuite et dont le cœur tambourine vite et<br />

lourd. La crise cardiaque était proche. Mon bras gauche me lançait et je<br />

me rappelais que, quelques années plus tôt, on m'avait dit que c'était les<br />

signes avant-coureurs d'un infarctus.<br />

Je me suis réveillé dans un état de confusion totale sur un lit d'hôpital<br />

aux côtés d'un mort. De la nuit précédente, je ne me souvenais que<br />

d'une suite d'images. Au début, ce n'était que quelques instantanés qui<br />

ont doucement commencé à se multiplier pour finalement former un film<br />

entier. Le seul chaînon qui manquait vraiment à l'histoire était mon arrivée<br />

à l'hôpital : je me souviens d'une grosse femme noire qui s'est occupée<br />

de mon admission, je me souviens d'une perfusion, et je me souviens<br />

d'avoir pensé : « À présent je sais ce qu'a ressenti Brad Stewart. »<br />

Cette nuit-là, au fur et à mesure que je reprenais connaissance dans<br />

ce lit d'hôpital, j'essayais de comprendre pourquoi ça m'avait traversé


l'esprit. Brad Stewart — l'homme, pas le junkie — était un être abject,<br />

un type totalement à l'opposé de ce que je voulais être. Il ne contrôlait<br />

pas sa vie. Je pensais être différent, parce que je pouvais arrêter. Mais<br />

pourquoi n'avais-je pas arrêté ? Pourquoi avais-je besoin de drogues pour<br />

travailler, jouer, dormir, pour tout ? Je m'étais toujours dit que c'était très<br />

bien de prendre des drogues, mais qu'être accro ne l'était pas.<br />

Allongé dans mon lit, j'ai cependant réussi à me convaincre que je<br />

n'étais pas Brad Stewart, que je me contrôlais toujours. Cette overdose<br />

ne serait pas une épiphanie ni un signal d'alarme pour remettre de l'ordre.<br />

C'était juste une erreur. Trop de trucs clochaient dans ma vie pour tout<br />

mettre sur le dos des drogues. Cela aurait été trop facile. Les drogues<br />

n'étaient pas la raison du problème, elles n'en étaient que le symptôme.<br />

Antichrist Superstar était devenu un produit de notre imagination, un<br />

conte de fées qui n'avait pas d'autre but que celui de nous faire peur, un<br />

peu comme le père fouettard ou Corey Feldman. Non seulement rien<br />

n'avait été fait, mais tout le monde me disait que c'était faiblard, mal<br />

joué et une pâle imitation de ce que Trent avait déjà fait avec The Downward<br />

Spiral. Et ils avaient peut-être raison. J'avais sans doute trop eu<br />

confiance dans le concept d'Antichrist Superstar. Peut-être que tout le<br />

monde essayait de me sauver de moi-même.<br />

Mais il était possible qu'ils n'aient jamais pris le temps de l'écouter et<br />

d'en comprendre l'idée. L'album qu'ils pensaient que Marilyn Manson<br />

devait faire n'était sans doute pas celui que j'avais en tête. J'avais l'impression<br />

que Trent et moi n'étions pas d'accord sur le disque à faire. Je<br />

voyais essentiellement Antichrist Superstar comme un album pop — bien<br />

qu'intelligent, complexe et sombre. Je voulais faire un album qui ressemblerait<br />

aux classiques avec lesquels j'avais grandi. Trent, quant à lui,<br />

semblait vouloir explorer de nouveaux terrains, en tant que producteur,<br />

en enregistrant de la musique expérimentale, un projet qui allait totalement<br />

à l'inverse de la mélodie, de la cohérence et de la portée que je désirais.<br />

En studio, je m'étais toujours fié à Trent, mais qu'étais-je censé faire<br />

maintenant que nos opinions divergeaient ? Peu importe ce que les autres<br />

disaient, je savais qu'Antichrist Superstar ne ressemblait pas à The Downward<br />

Spiral, qui était le récit de la descente de Trent dans un monde intime<br />

et nombriliste, dans lequel il exprimait ses propres tourments et ses malheurs.<br />

Antichrist Superstar parlait d'utiliser son pouvoir et non pas sa<br />

souffrance, d'expliquer que ce pouvoir peut nous détruire ainsi que ceux<br />

qui nous entourent. Ce qui était en train de m'arriver était un mélange<br />

pervers de deux sortes d'autodestruction. Cela faisait presque quatre mois<br />

et il fallait bien admettre que le résultat se résumait à cinq titres à moitié<br />

enregistrés, des narines bousillées et une facture d'hôpital. Personne<br />

ne semblait se rendre compte que le groupe se désintégrait.<br />

En même temps, jour après jour, Trent se montrait de plus en plus distant,<br />

aussi bien en tant qu'ami que comme producteur, certainement parce<br />

qu'on traînait tellement sur ce projet qu'il n'y croyait plus. Au détour<br />

d'une conversation au début de l'enregistrement du disque, il avait dit<br />

qu'il était impossible de faire un grand disque sans perdre des amis, et à<br />

l'époque je n'avais pas fait attention à cette réflexion. À présent je ne pouvais<br />

que m'en souvenir, car j'étais en train de perdre les trois personnes<br />

qui comptaient le plus pour moi : Missi, Trent et Twiggy. Il ne me restait<br />

plus que ma famille.<br />

À ma sortie de l'hôpital, j'ai réservé une place sur un vol pour Canton,<br />

Ohio, afin d'assister au mariage de Chad. Je me suis toujours senti<br />

responsable de Chad, comme si je l'avais détourné de sa vocation<br />

d'acteur ou de comédien. Je n'avais aucune raison de penser ça, sauf que<br />

je me sentais coupable de m'être échappé de Canton pendant que sa vie<br />

à lui stagnait là-bas. Il s'était lui-même enterré dans la vie d'un Américain<br />

moyen : il était allé au lycée, avait engrossé sa petite amie, et maintenant<br />

il allait l'épouser et être malheureux ou, encore pire, heureux.<br />

Il n'avait pas changé, toujours les dents en avant, le visage couvert de<br />

taches de rousseur, il avait juste un bouc en plus. En lui parlant, je me<br />

suis senti très loin de son univers. Comment aurait-il pu comprendre ce<br />

que ça fait d'être sur scène devant des milliers de personnes qui hurlent<br />

votre nom ? Comprendre ce que signifiait de passer trois nuits blanches<br />

de suite à se défoncer en regardant des gens pisser, chier, se fouetter et<br />

pratiquer le fist-fucking, simplement pour s'amuser ? Comprendre ce que<br />

c'était d'essayer de s'endormir avec la poitrine ensanglantée, tailladée par<br />

des tessons de bouteilles, et la tête fendue par un pied de micro ? On ne<br />

pouvait parler que de banalités : la surprise de son mariage, la robe de<br />

sa femme et l'étrange concept d'avoir des enfants.<br />

Ce mariage a été pour moi la première occasion d'entrer dans une<br />

église depuis que j'étais môme, je me suis senti mal à l'aise tout au long<br />

de la cérémonie. Je portais mon costume noir, une chemise rouge, une<br />

cravate noire et des lunettes noires. Toute l'assistance me jetait un regard<br />

réprobateur. Il n'y avait pas que le prêtre qui me regardait de travers, ma<br />

famille aussi. Tandis qu'ils récitaient pieusement leurs prières et chantaient<br />

hymne après hymne, je les étudiais froidement un par un. Je m'imaginais<br />

en train de descendre l'allée à la place de Chad au bras d'une femme<br />

noire ou d'un homo tout en observant le trouble et la colère qui en résultaient.<br />

Je m'imaginais répondre à la question du prêtre, « Voulez-vous<br />

prendre cette femme pour épouse, jusqu'à ce que la mort vous sépare ? »,<br />

en m'arrosant d'essence avant d'y mettre le feu. Je ne comprenais pas<br />

pour quelle raison j'étais différent des autres. J'avais reçu la même édu-


cation, profité des mêmes avantages, des mêmes inconvénients. C'est<br />

comme ça que m'est venue la phrase qui clôture l'album : « L'enfant que<br />

vous avez aimé est l'homme dont vous avez peur. »<br />

À la sortie, je suis allé à la rencontre du frère et de la mère de Chad,<br />

scandalisés que j'aie osé mentionner le nom de Grand-père dans la presse.<br />

Sa mère m'a réprimandé sèchement : « Pourquoi te sens-tu obligé de<br />

raconter nos secrets de famille ? »<br />

Je lui ai répondu sèchement : « De toute façon personne ne croit ce<br />

que je dis. » Grand-père était décédé le jour du dernier Thanksgiving :<br />

j'avais décidé de ne pas assister à son enterrement et ma famille avait<br />

alors tacitement conclu un pacte pour m'excommunier.<br />

Tous les gens à qui je parlais me demandaient si j'étais homo, junkie<br />

ou adepte de Satan. Aucune parole gentille ; personne ne cherchait à me<br />

comprendre. Je n'étais plus Brian Warner, j'étais un pauvre type repoussant<br />

et indéfinissable, qui était lentement sorti d'un égout pour polluer<br />

leur vie trop lisse. Chad était trop jeune et trop intelligent pour tomber<br />

dans ce piège, et je ne voulais pas grandir et avoir à supporter cette existence<br />

réglée d'avance. Certes ma vie n'était pas plus brillante. Il devait<br />

exister une troisième voie.<br />

Après la cérémonie, on est retournés chez Grand-mère. Tout le monde<br />

était assis, buvait du vin et mangeait des petits gâteaux, luttant pour<br />

essayer de trouver quelque chose d'intéressant à dire. Je me suis éclipsé<br />

pour explorer la cave de Grand-père. Apparemment, rien n'avait beaucoup<br />

changé : mais le train électrique s'était volatilisé ainsi que la poire<br />

à lavement. L'armoire à pharmacie blanche avait également été vidée. Les<br />

photos pornos cachées derrière le miroir du plafond n'étaient plus là. Par<br />

contre, quand j'ai ouvert une des boîtes de peinture, je suis tombé sur les<br />

films seize millimètres. J'ai attrapé le premier de la pile pour le regarder<br />

par transparence dans la lumière jaunâtre qui passait par la fenêtre poussiéreuse<br />

: un Black était en train de faire l'amour avec une grosse blonde.<br />

J'ai pris une autre bobine au hasard que j'ai glissée avec l'autre sous la<br />

ceinture de mon pantalon.<br />

Je ne me voyais plus petit et effrayé dans cette cave. En fait, c'était la<br />

première fois que je me sentais chez moi depuis que j'étais revenu à Canton.<br />

Je me trouvais désormais beaucoup de points communs avec Grandpère<br />

: je n'étais plus le môme innocent qui explorait sa cave, ce qui allait<br />

totalement à l'encontre des promesses que je venais de faire à l'église<br />

comme quoi je ne grandirais jamais. Comme Grand-père, je portais de<br />

la lingerie féminine et je pratiquais des actes sexuels beaucoup plus pervers<br />

que ceux montrés dans des magazines du style Watersports et Anal<br />

Only. Grand-père avait été l'image la plus laide, sombre, obscène et dépravée<br />

de mon enfance, une bête plus qu'un homme, et j'avais grandi pour<br />

lui ressembler, enfermé à la cave avec mes secrets tandis que tout le monde<br />

faisait banalement la fête à l'étage au-dessus. Dans cette cave, je voyais<br />

mon moi inéluctable, noir et antique, comme un crabe qui essaie de sortir<br />

de sa carapace : je me sentais sale, fragile, obscène. Pour la première<br />

fois de ma vie, j'étais vraiment seul.<br />

Les premières semaines qui ont suivi mon retour à La Nouvelle-Orléans<br />

ont servi à me prouver une chose : la situation était pire que ce que j'avais<br />

imaginé. Cette pause avait détruit le dernier appui qui me retenait et,<br />

pour aggraver le tout, je me retrouvais au studio, exactement dans la<br />

même situation d'autodestruction et d'inutilité. J'allais à des orgies de<br />

drogue qui duraient des jours et se terminaient en évanouissements,-en<br />

bagarres, et détruisaient tout ce que je possédais et aimais. Ma vie, mon<br />

groupe, le disque partaient en morceaux. Je n'étais plus qu'un cliché du<br />

milieu du rock'n'roll et je n'avais toujours pas percé.<br />

Assis dans le studio en compagnie de Twiggy pour enregistrer The<br />

Minute of Decay, j'ai été écrasé par la futilité d'un tel projet. Certes, je<br />

m'étais absenté, mais je m'étais dit que tout allait continuer à marcher<br />

sans moi. Le grand disque que nous pensions enregistrer s'est révélé être<br />

de la merde. J'allais chanter sur un ampli de guitare, sur une batterie qui<br />

n'était qu'une boîte à rythmes fixée à une radiocassette, avec Twiggy à<br />

la basse sur un ampli pourri. La seule chose de valeur dans le studio était<br />

le tas de coke bien attaqué que nous avions en face de nous. Comme un<br />

oiseau au milieu de l'océan, j'avais beau battre des ailes, me tortiller et<br />

batailler, je n'avais aucun moyen de m'en sortir. J'étais suspendu à un fil<br />

que je n'arrivais pas à couper. Ces dernières années, j'avais travaillé si<br />

dur et je me retrouvais coincé là, à douter de mon projet artistique et de<br />

ma propre existence. Le seul truc dont j'étais sûr — et dont j'avais toujours<br />

été sûr — était qu'il y avait une porte de sortie. Mais je refusais d'y<br />

penser. La vérité ? J'étais trop égoïste pour me suicider et avouer — non<br />

seulement aux gens présents dans le studio, mais à toute ma famille, mes<br />

professeurs, mes ennemis, au monde entier — qu'ils avaient gagné.<br />

J'ai commencé à chanter. « Il n'y a plus de place pour l'amour. » Puis,<br />

par simple réflexe, j'ai sniffé une ligne de coke avant d'enchaîner : « Trop<br />

fatigué pour haïr. » La dope ne me faisait plus aucun effet. « Je sens le<br />

vide. » Un truc mouillé s'est écrasé en plein milieu du tas de poudre<br />

blanche. « Je sens le début de la fin. » C'était une larme. « Je perds pied. »<br />

Je pleurais. « Je voudrais t'entraîner avec moi. » Je ne me rappelais même


plus la dernière fois où j'avais pleuré — ou même lorsque j'en avais eu<br />

envie. « Je perds pied. » J'ai éclaté en sanglots.<br />

« Tu peux venir dans la cabine ? » grésillait la voix dans les retours.<br />

« Bon, m'a directement dit Trent, tu en fais un peu trop. »<br />

Dave a ajouté : « Tu ajoutes un peu trop d'émotion. On va faire une<br />

nouvelle prise, mais laisse tomber les trémolos. C'est pas du Shakespeare.<br />

- Attendez, j'y crois pas... », avant de m'interrompre : cela n'aurait<br />

rien changé si je leur avais annoncé que s'ils étaient mes amis, comme je<br />

l'avais cru, ils auraient compris que mon désespoir était bien réel.<br />

J'aurais dû rentrer immédiatement à la maison — et je l'ai regretté<br />

tant de fois par la suite — mais je suis resté. Non, je me suis auto-puni<br />

en avalant alcool, médicaments, drogues, en plus grande quantité et de<br />

plus en plus souvent, comme je le faisais depuis mon retour à Canton.<br />

Mais cette nuit était particulière. J'avais retrouvé une ombre d'humanité<br />

dans le studio et j'étais terrifié. Je n'en avais pas l'habitude, je ne voulais<br />

pas savoir. Le soleil se levait lorsque Trent m'a déposé chez moi : je suis<br />

entré dans la maison à pas de loup pour ne pas réveiller Missi. La lumière<br />

de la chambre était allumée, Missi était au lit, allongée sur le dos sans<br />

aucune couverture sur elle. Elle tremblait et transpirait tellement qu'elle<br />

avait trempé les draps. Elle ne s'est même pas rendu compte de ma présence,<br />

ses yeux roulaient dans ses orbites.<br />

Je l'ai secouée, je lui ai parlé, tout en posant la main sur son front brûlant.<br />

Mais elle restait inconsciente. Je m'en voulais de ne pas être rentré<br />

plus tôt, de ne pas avoir prêté attention quand elle m'avait dit qu'elle<br />

couvait la grippe, d'avoir totalement oublié d'acheter des médicaments<br />

et de toutes les fois où je m'étais bagarré avec elle et où j'avais maudit<br />

son existence depuis six mois. Je me demandais si la satisfaction de mes<br />

plaisirs personnels n'était pas en train de la tuer.<br />

C'était la seule personne au monde pour qui je ressentais de l'amour,<br />

et si je la perdais, je détruisais en même temps ma seule chance de redevenir<br />

un être humain normal, avec ses sensations, ses sentiments, ses passions<br />

; je détruisais essentiellement ma propre personne.<br />

J'ai paniqué. Non seulement j'étais trop blindé pour conduire, mais<br />

même si j'avais voulu, la voiture de Missi n'était pas automatique. Malgré<br />

nos récents différends, Trent était la seule personne sur laquelle je<br />

pouvais compter à La Nouvelle-Orléans. Je l'ai appelé sur son portable,<br />

et, ensemble, nous avons rapidement emmené Missi à l'hôpital où elle<br />

m'avait conduit lorsque j'avais fait mon overdose. Les infirmières l'ont<br />

transportée en fauteuil roulant jusqu'à la salle des urgences et lui ont<br />

immédiatement fait une piqûre d'adrénaline pour la maintenir en vie. Sa<br />

température atteignait les 42°, ce qui aurait bousillé le cerveau de la plupart<br />

des gens. Plusieurs heures plus tard, le soleil se levait, laissant der-<br />

rière lui une nouvelle journée de représailles, deux médecins ont accompagné<br />

Missi dans la salle d'attente où je me tenais avec Trent, toujours à<br />

mes côtés. Trent n'avait aucune raison d'être là : il n'y était pour rien.<br />

Mais il avait tenu à rester. Je m'étais peut-être trompé sur l'amitié qu'il<br />

me portait. Après tout, depuis trois ans que je le connaissais, Trent était<br />

devenu le frère que je n'avais jamais eu.<br />

Les médecins m'ont expliqué que Missi était enceinte de trois mois,<br />

et si elle décidait d'avorter, il lui faudrait attendre que sa grippe soit soignée.<br />

Je savais qu'au cours de notre relation j'avais déformé sa personnalité<br />

pour qu'elle convienne à la mienne. Je me rendais compte à présent<br />

que j'avais aussi déformé son corps.<br />

J'ai passé la nuit suivante seul dans la cabine du studio à réécouter les<br />

mixes non travaillés de Tourniquet, un titre qui m'avait été inspiré par<br />

l'un de mes cauchemars apocalyptiques. Je n'arrivais pas à me décider<br />

s'il fallait le refaire ou pas. En réalité, j'essayais de me trouver dans cette<br />

chanson, de découvrir un fil conducteur, une réponse ou une solution,<br />

une issue de secours au bordel qu'étaient devenues ma vie et ma carrière.<br />

J'écoutais le morceau en boucle à en avoir la nausée, incapable de juger<br />

si c'était bon ou pas : je ne savais même plus si c'était moi qui l'avais<br />

écrit. Hébété, j'ai saisi le micro branché sur l'ordinateur, terrassé par un<br />

de ces évanouissements qui me prenaient régulièrement. Doucement, calmement,<br />

je tapais de ma main gauche sur la table comme les signaux en<br />

morse du S.O.S. tout en murmurant : « Je... me... sens... très... vulnérable.<br />

» J'ai repassé la bande à l'envers et j'ai ajouté au début de la chanson<br />

cet appel de détresse que personne sauf moi ne pouvait entendre.<br />

Je me suis écroulé sur la chaise tournante en essayant de mettre mes<br />

idées au clair. Les mots me venaient d'eux-mêmes aussi roses et sensibles<br />

que la tête d'un nouveau-né. Je me demandais si le monstre avili, amoral<br />

et dégradé que j'étais devenu était en train de mourir (ou avait été<br />

assassiné), et cédait la place, comme Anton LaVey me l'avait prédit un<br />

an auparavant, à un être nouveau, sûr de lui, rempli d'émotions, à un<br />

être terrifiant, mais beau et puissant, à Antichrist Superstar — rédempteur<br />

dont personne ne permettrait la naissance. Ce que ni moi ni personne<br />

à mes côtés n'avait su, c'est que le même agent corrosif qui m'avait décapé<br />

de mon humanité était aussi responsable de la tentative de meurtre sur<br />

Antichrist Superstar à peine né. Autrement dit : la trahison. Trahison était<br />

le seul mot que ressassait mon esprit, comme on remue un couteau dans<br />

une plaie. Mes grands-parents, Chad, mes profs de l'école chrétienne,<br />

mes premières petites amies, personne n'avait jamais appliqué ce qu'il<br />

disait. Ils avaient gâché leur temps à essayer de vivre dans un monde de<br />

mensonges dont ils étaient les seuls responsables. Il n'y avait qu'en privé<br />

qu'ils se révélaient être les démons, les hypocrites et les pécheurs qu'ils


étaient en vérité, et malheur à tous ceux qui les prenaient la main dans<br />

le sac, car le pire des mensonges est un mensonge démasqué. Je pensais<br />

avoir appris à me protéger de la trahison en ne faisant plus confiance à<br />

personne. Pourtant, au cours des semaines qui ont suivi, je devais subir<br />

plus de trahisons que je ne l'aurais cru possible. Chaque trahison était<br />

un poignard planté plus profondément encore dans mon dos.<br />

Tout a commencé lorsque j'ai décidé de nous sortir de cette impasse.<br />

J'ai convoqué le groupe, Trent et John Malm, et nous avons essayé de<br />

trouver une solution pour sauver à la fois l'album et nous-mêmes. À la<br />

fin de la réunion, on est tombés d'accord : nous avions besoin de quelqu'un<br />

d'autre que Dave pour nous aider à produire l'album, et cela faisait<br />

plus d'un mois que Trent tentait de nous l'expliquer. Nous avions<br />

besoin de quelqu'un qui nous pousse à travailler, et non pas de Dave qui<br />

rentrait dans notre propre système d'autodestruction léthargique. Certes,<br />

comme tout le monde, il voulait que l'album soit bouclé. Mais pour ce<br />

faire, il ne voulait pas se passer de ses jeux vidéos et de ses matches de<br />

hockey sur glace à la télé. On a fini par tous tomber d'accord : il fallait<br />

parler à Dave dès le lendemain après-midi et le laisser partir.<br />

Mais, lorsque le lendemain je me suis rendu au studio pour le meeting,<br />

je me suis retrouvé seul face à Dave. Vraiment seul. J'avais l'habitude<br />

de passer pour un salaud auprès de mes parents et des chrétiens,<br />

mais jamais auprès des musiciens que je respecte, surtout quand ce musicien<br />

ne travaille pas techniquement pour moi. Bref, le meeting qui a eu<br />

lieu dans le bureau s'est déroulé aussi mal que je l'avais pressenti et s'est<br />

terminé sur Dave qui, avant de claquer la porte, m'a lancé un : « Ça ne<br />

me surprend pas... Tout le monde agit de la même manière dans ce business.<br />

» Cette phrase a rebondi sur les murs. J'étais le seul à passer pour<br />

un enculé, et effectivement j'en étais un.<br />

Je n'ai pas remis les pieds au studio pendant plusieurs jours, m'abandonnant<br />

à une bringue incroyable qui transformait tous mes faits et gestes<br />

à La Nouvelle-Orléans en simple attraction. J'en ai profité pour expérimenter<br />

différentes drogues — Moscatin, Percocets, Lorcets — et me planter<br />

des aiguilles sous les ongles pour tester mon seuil de douleur, car je<br />

connaissais déjà mes limites côté mental. Je me rappelais l'époque où<br />

Twiggy et moi étions si proches que nous n'avions même pas besoin de<br />

nous parler pour composer — ensemble — les meilleurs morceaux que<br />

nous ayons jamais faits, ces moments me semblaient si loin et impossibles<br />

à atteindre. J'essayais de me souvenir comment ces morceaux sonnaient<br />

et ce qu'ils étaient devenus.<br />

Dans un éclair de lucidité, du genre les cinq premières minutes qui ont<br />

suivi mon réveil, j'ai appelé Twiggy pour lui faire part de mes sentiments.<br />

On s'est promis de se retrouver au studio pour rebosser ensemble. Le<br />

lendemain matin, Twiggy m'attendait devant la porte du studio. Il était<br />

hors de lui.<br />

« Y a un problème ? ai-je commencé.<br />

- Tu te rappelles que David Lynch nous avait proposé de travailler<br />

sur la bande-son de son film ?<br />

- Ouais, Lost Highway.<br />

- Eh bien..., il est dans le studio avec Trent qui est en train de faire<br />

TOUTE la bande-son.<br />

- Je vais tuer quelqu'un. » J'étais enragé.<br />

« J'i'aurais déjà fait, mais on n'a pas le<br />

droit d'entrer dans le studio, a répliqué<br />

Twiggy.<br />

- On n'est pas censés<br />

finir notre disque ?<br />

- C'est encore pire.<br />

Cet enculé de Dave<br />

Ogilvie est là en train<br />

de bosser avec<br />

Trent. »<br />

On avait croisé<br />

David Lynch deux<br />

ans auparavant grâce<br />

à Jennifer, une fille<br />

qui prétendait être son<br />

assistante. À l'époque,<br />

tout le monde l'avait<br />

prise pour une groupie de<br />

base. Puis finalement, c'était<br />

la vérité. Il nous proposait non<br />

seulement de collaborer à la bandeson<br />

de son nouveau film, Lost Highway,<br />

mais également d'y faire une apparition. Et là, on nous interdisait tout<br />

contact avec Lynch, et en plus son film nous empêchait de finir l'album.<br />

Lorsque j'ai appelé les autres membres du groupe, j'ai découvert que<br />

même Pogo m'avait trahi, sans le savoir, et travaillait sur des bourdons<br />

pour la bande-son du film alors que nous étions temporairement exclus<br />

du studio.<br />

J'ai décidé de revenir plus tard dans l'après-midi et d'en toucher deux<br />

mots à Lynch. J'ai poussé les grilles en fer et on s'est presque rentré dedans !<br />

« Comment ça va ? » J'essayais de rester le plus calme possible.<br />

« Content de vous revoir.<br />

- Alors, quand vous mettez-vous au boulot ? » m'a demandé Lynch.


Il n'était visiblement pas au courant que l'entrée du studio m'était<br />

interdite.<br />

« Je ne peux pas tant que j'ai pas fini mon album. » Je mentais à m'en<br />

mordre la langue. Trent était juste à côté.<br />

Je suis sorti du studio en courant, aussi gêné qu'une fille qui aurait<br />

croisé son petit ami avec une autre. Je m'étais mis le doigt dans l'œil pendant<br />

tout ce temps ? J'avais suivi le conseil des autres alors que personne<br />

au monde n'avait pu leur faire confiance, si ce n'est eux-mêmes. Je ne<br />

m'étais jamais trompé de cap avant. J'essayais de comprendre où je m'étais<br />

planté dans le concept d''Antichrist Superstar : le choix de Dave Olgilvie,<br />

Twiggy, Trent ? En fait, je n'avais même pas envisagé que mon pire ennemi<br />

était moi-même. C'était sans doute le bon moment pour arrêter la dope<br />

et m'occuper de moi.<br />

J'étais assis dans la salle d'attente de la clinique, essayant d'imaginer<br />

ce qu'il se passait trois chambres plus loin, là où les médecins étaient en<br />

train de placer dans le col de l'utérus de Missi une baguette de la taille<br />

d'une allumette, avec au bout deux petits brins de la taille d'un fil, afin<br />

de dilater son col avant d'en extraire le cerveau de notre enfant à l'aide<br />

de forceps.<br />

« Une tasse de café ? » m'a demandé une infirmière aux cheveux poivre<br />

et sel en traversant la salle d'attente pour se rendre à son comptoir blanc.<br />

J'ai levé les yeux et vu qu'elle tenait à la main une tass de Folger. J'ai<br />

baissé la tête en frissonnant et sans même lui répondre. Je ne bois pas de<br />

café. « Moi Délusionnel », ai-je pensé. J'ai replongé dans l'univers de<br />

Canton, Ohio, à l'époque où je m'amusais à fabriquer des maisons avec<br />

des billots dans l'herbe, de l'autre côté de la rue. Un après-midi, par<br />

hasard, j'étais tombé sur une boîte métallique de café Folger contenant<br />

une matière de couleur rouge foncé en train de pourrir et de se décomposer.<br />

Je l'avais apportée à ma mère qui m'avait dit qu'il devait s'agir<br />

d'un bout de viande avariée. Elle ne m'avait avoué que très récemment<br />

qu'il s'agissait d'un fœtus. J'ai brutalement compris pourquoi je ne buvais<br />

pas de café.<br />

Missi était paniquée par son avortement — elle entrait dans son quatrième<br />

mois. J'étais tout aussi paniqué, non seulement pour sa santé,<br />

mais également pour moi. Personne au monde ne m'avait aussi bien<br />

compris et accepté, de manière aussi absolue, je n'avais jamais été aussi<br />

proche d'une femme, il n'y avait personne d'autre avec qui partager ma<br />

musique et ma vie lorsque je rentrais à la maison. Mais pourquoi je<br />

pensais à elle au passé ? Est-ce que j'avançais plus vite qu'elle ? Je<br />

m'inquiétais pour elle tout en sachant que j'allais m'écrouler si un malheur<br />

lui arrivait. Et pourtant, parallèlement, une question sordide et tor-


due me tournait dans la tête : pouvait-elle demander la permission au<br />

médecin de garder le fœtus ?<br />

La nuit suivante, je suis resté à la maison — chose que j'avais beaucoup<br />

pratiqué récemment. Missi commençait à récupérer. J'avais laissé<br />

tomber les drogues et décroché complètement, et je savais que j'étais 1<br />

capable de le faire. J'en étais venu à me dire que les souvenirs de défonce<br />

et les quêtes de drogue étaient en fait beaucoup plus drôles que l'état de<br />

défonce lui-même. Je n'avais peut-être pas toujours contrôlé ma vie,<br />

mais, lorsqu'il le fallait, je trouvais en moi la volonté nécessaire et<br />

une capacité d'abnégation que n'avaient pas la plupart des gens que je<br />

rencontrais. J'avais également de l'ambition, une ambition hors du<br />

commun, et la dope s'était mise en travers du chemin de mon ambition.<br />

Je devais choisir entre les deux.<br />

Une fois Missi endormie, je me suis glissé hors du lit, je me suis installé<br />

dans le fauteuil de barbier, pour regarder l'ombre des gouttes de<br />

pluie éclaboussant une tête de bélier blanc surmontant un squelette humain<br />

de plus d'un mètre quatre-vingts, vestige de l'autel dans la Process Church<br />

originelle en Angleterre. Derrière moi, il y avait deux crânes de gorilles<br />

noircis et tachés dont les orbites vides me fixaient, énervées et colériques.<br />

Il fallait que je me concentre. Lorsque j'ai conçu Antichrist Superstar,<br />

j'avais pensé créer une apocalypse, et l'idée ne m'avait même pas effleuré<br />

qu'il s'agissait uniquement de la mienne. Enfant, j'avais été un gringalet,<br />

un asticot, un disciple, une petite ombre essayant de trouver sa place<br />

dans un monde infini de lumière. Au bout du compte, pour trouver cet<br />

endroit, il me faudrait sacrifier mon humanité — si on peut appeler humanité<br />

une vie fondée sur l'insécurité et la culpabilité. Il me faudrait opérer<br />

une mue, libérer mes émotions et expérimenter chaque extrême. Il<br />

me faudrait continuer à me taper la tête contre les murs jusqu'à ne plus<br />

rien ressentir.<br />

Mais à chaque tentative, je ne cessais de découvrir que je n'avais pas<br />

besoin de tout ça. J'étais face à une situation très simple : soit je mettais<br />

un pied dans la tombe, soit je devenais plus humain. Je sortais de sept<br />

mois de stress à force de travailler (ou de ne pas travailler) sur l'album<br />

et de m'occuper de Missi, j'avais commencé à émerger de ce cocon<br />

d'indifférence dépourvu d'âme. Plus les drogues me bousillaient le cerveau,<br />

plus mon humanité — larmes, amour, haine, respect de soi-même,<br />

culpabilité — remontait à la surface tout en prenant une nouvelle dimension<br />

qui m'était inconnue. Mes faiblesses se transformaient en force, ma<br />

laideur en beauté, mon indifférence pour le monde en envie de le sauver.<br />

J'étais devenu un paradoxe vivant. Pour la première fois de ma vie, je<br />

commençais à croire en moi. Je l'avais toujours exprimé dans ma musique,<br />

mais l'avais-je appliqué depuis mon arrivée à La Nouvelle-Orléans ?<br />

L'avais-je jamais appliqué ? En fait, est-ce que j'avais déjà montré que je<br />

croyais en moi ?<br />

Le lendemain, je suis tombé sur Sean Beavan, l'ingénieur du son que<br />

nous avions embauché pour coproduire l'album à la place de Dave Ogilvie.<br />

Nous avions déjà travaillé ensemble depuis Portrait of an American<br />

Family, et en dépit de son penchant pour les cappuccinos et les rollers,<br />

nous avions beaucoup de choses en commun, comme la musique et le<br />

transvestisme. Même si on travaillait dans le studio voisin de celui dans<br />

lequel Nine Inch Nails terminait le mixage de The Perfect Drug pour la<br />

bande-son du film de David Lynch, on s'en foutait complètement. On<br />

bossait, pas sur notre meilleur titre, mais sur le premier depuis que j'avais<br />

laissé tomber la cocaïne et l'alcool. Certaines chansons de l'album faisaient<br />

allusion soit au passé, soit au futur, mais celle-ci était l'une des<br />

seules parlant du présent. « Coupe tous tes doigts. /Vends-les pour quelques<br />

dollars/Rajoute du maquillage pour cacher toutes ces rides/Réveille-toi,<br />

arrête de trembler/Sinon, tu perds ton temps. » C'était le titre le plus autocritique<br />

que j'aie jamais écrit et je ne parlais pas que de moi. J'avais été<br />

emporté dans un tourbillon de dénigrement et de manque de sincérité qui<br />

semblait avoir touché tous ceux que j'avais rencontrés à La Nouvelle-<br />

Orléans. « Je vais être ton amant, je le serai pour toujours, je le serai<br />

demain, je suis capable de tout quand je suis raide. »<br />

Lorsqu'on a fait écouter ce titre à la maison de disques, ils ont détesté.<br />

Non seulement ils ne voulaient pas utiliser les roughs, mais en plus ils<br />

voulaient virer Sean. On m'a dit : « Écoute bien. On va trouver quelqu'un<br />

d'autre pour mixer l'album et on repousse la sortie. Pourquoi pas janvier<br />

plutôt qu'octobre ?<br />

- Pas question, ai-je insisté, fier de pouvoir faire la loi, MA loi. C'est<br />

le moment de le sortir et vous le savez très bien. »<br />

C'est la dernière fois où j'ai demandé l'opinion de quelqu'un sur mon<br />

travail.<br />

Au cours des semaines suivantes, je me sentais de plus en plus heureux<br />

à chaque fois que j'entrais dans le studio : je faisais cet album tout<br />

seul, sans conseiller, sans manager, sans flagorneur. Plus on avançait dans<br />

l'enregistrement, plus l'album servait d'aimant, attirant le groupe au studio,<br />

d'abord pour voir, puis pour travailler. On avait trouvé un remplaçant<br />

à Daisy, un type de Chicago trompeusement affable, végétarien et<br />

qui avait un mauvais goût notoire question femmes. Il est aujourd'hui<br />

connu sous le nom de Zim Zum : il passait ses journées à regarder des


vidéos où des guitaristes de hard nuls donnaient des coups de pied à des<br />

cadavres de biches tout en mangeant des excréments humains, et portait<br />

des costumes ridicules en pensant que cela allait nous plaire. J'ai même<br />

trouvé le moyen de rembourser les 5 000 dollars nécessaires pour repeindre<br />

mon salon, en facturant à Interscope une fausse séance photo.<br />

Les drogues ne me manquaient pas et je me foutais totalement des<br />

trahisons auxquelles j'avais à faire face en bouclant l'album que je devais<br />

à Interscope Records. Je m'étais habitué aux défections, aux désertions,<br />

au manque de loyauté et à la duplicité. Je devenais au-dessus de tout ça.<br />

Je n'étais pas indifférent et insensible, j'avais simplement appris à faire<br />

la part des choses et, pour la première fois de ma vie, à vingt-sept ans, je<br />

savais qui j'étais.<br />

Tout ça parce que je commençais à voir le monde d'un œil nouveau,<br />

à comprendre que le monde, tout comme Antichrist Superstar, était plus<br />

grand que ce simple studio de La Nouvelle-Orléans. Peu importent les<br />

gens ou les circonstances qui avaient essayé de descendre l'album, ils<br />

m'avaient aidé à construire un disque plus fort, plus puissant et efficace.<br />

L'album est entré dans les charts directement à la troisième place, j'étais<br />

désormais plus puissant que les clubs de rock, que la cocaïne ou le rock<br />

à papa ; plus puissant que les coups de couteau dans le dos, les conneries<br />

et les gens avec ou sans leurs petits bonheurs ; plus puissant que les<br />

sous-vêtements en caoutchouc, Willy Wonka, la viande, Night Terrors<br />

Magazine, la chatte de Tina Pott ou la première Église baptiste de Jacksonville<br />

; plus puissant que tous ceux qui avaient déjà réussi, plus fort<br />

que tous les musiciens que je vénérais. Pour certains, j'étais même plus<br />

puissant que Satan.<br />

[SA] MUSIQUE EST FAITE PAR DES CRÉTINS [QUI CHANTENT]<br />

DE MANIÈRE SOURNOISE ET OBSCÈNE DES PAROLES CRUES<br />

ET IMMONDES. ELLE EST CONÇUE COMME DE LA MUSIQUE MILITAIRE<br />

À DESTINATION DE TOUS LES DÉLINQUANTS DE LA PLANÈTE.<br />

C'EST LA FORME D'EXPRESSION LA PLUS VIOLENTE, LA PLUS LAIDE,<br />

LA PLUS DÉSESPÉRÉE ET LA PLUS VICIEUSE QUE J'AIE JAMAIS EU<br />

LE MALHEUR D'ÉCOUTER.


PIÈCE À CONVICTION NUMÉRO UN :<br />

LA PROPAGANDE ANTI-MANSON<br />

DÉCLARATION SOUS SERMENT DE<br />

[NOM DISSIMULÉ]<br />

ÉTAT D'OKLAHOMA<br />

COMTÉ D'OKLAHOMA<br />

JE [NOM DISSIMULÉ] JURE PAR LA PRÉSENTE, AFFIRME ET DÉCLARE QUE :<br />

1. JE SUIS UN INDIVIDU DE SEXE MÂLE HABITANT [ADRESSE DISSIMULÉE] À<br />

OKLAHOMA CITY, ÉTAT D'OKLAHOMA [CODE POSTAL DISSIMULÉ].<br />

2. LE JEUDI 19 DÉCEMBRE 1996, J'AI PERSONNELLEMENT ASSISTÉ À DALLAS,<br />

TEXAS, AU CONCERT DE MARILYN MANSON.<br />

3. LORSQUE LE GROUPE EST MONTÉ SUR SCÈNE, LA GUITARISTE NE PORTAIT<br />

SUR ELLE QU'UN COLLANT TRÈS FIN ET TRANSPARENT. ELLE SE FAISAIT DES<br />

CHOSES AVEC UN VIBROMASSEUR ET D'AUTRES OBJETS. MANSON A AMENÉ UN<br />

CHIEN SUR SCÈNE ET A EU DES RELATIONS AVEC LUI. LE GROUPE A DEMANDÉ AU<br />

PUBLIC DE S'ALLONGER SUR LE SOL ET DE BAISER. JE LES AI ENTENDUS DEMANDER<br />

À LA FOULE DE VIOLER LES PETITES FILLES ET LES PETITS GARÇONS.<br />

4. DANS LE PUBLIC, LES PLUS JEUNES AVAIENT ENTRE NEUF ET DIX ANS. LES<br />

DROGUES CIRCULAIENT DE L'AVANT À L'ARRIÈRE DE LA SALLE. LE SERVICE DE<br />

SÉCURITÉ ENCOURAGEAIT LE PUBLIC À FAIRE CE QUE MANSON DEMANDAIT. EL N'Y<br />

AVAIT AUCUNE FORCE DE POLICE PRÉSENTE DANS LA SALLE DE CONCERT. LA<br />

POLICE ÉTAIT RETENUE À L'EXTÉRIEUR. J'AI COMMENCÉ À CRAINDRE POUR MA<br />

PROPRE SÉCURITÉ LORSQUE LA FOULE S'EST MISE À DÉLIRER.<br />

5. J'AI VU LES MEMBRES DU GROUPE SIMULER OU AVOIR DES RELATIONS<br />

SEXUELLES ENTRE EUX. AU COURS D'UNE CÉRÉMONIE SATANIQUE, MANSON A<br />

PARLÉ DE SACRIFIER DES ANIMAUX EN CITANT DES PASSAGES DE LA BIBLE<br />

SATANIQUE ET A INVITÉ CEUX QUI ACCEPTAIENT SATAN COMME MAÎTRE À<br />

S'APPROCHER DE L'AUTEL. PUIS EL A ASPERGÉ LE PUBLIC AVEC UN LIQUIDE<br />

BIZARRE.<br />

6. J'AI ÉTÉ TÉMOIN DE SPECTATEURS AYANT DES ACTIVITÉS ET DES RELATIONS<br />

SEXUELLES PENDANT LE CONCERT, ET PAS SEULEMENT SUR SCÈNE. J'AI<br />

ÉGALEMENT ASSISTÉ À L'ÉVACUATION D'AU MOINS VINGT PERSONNES POUR CAUSE<br />

DE BLESSURES.<br />

7. JE N'AI PAS ASSISTÉ AU CONCERT JUSQU'AU BOUT.<br />

8. POUR LA SUITE, VOTRE SERVITEUR NE PEUT CONFIRMER.<br />

FAIT LE 17 JANVIER 1997.<br />

DÉCLARATION FAITE SOUS SERMENT, FAUSSE<br />

ET DIFFAMATOIRE, DISTRIBUÉE PAR L'AMERICAN FAMILY<br />

ASSOCIATION.<br />

PIÈCE À CONVICTION NUMÉRO DEUX :<br />

JOURNAL DE TOURNÉE<br />

NON DATÉ<br />

Les gens qui tiennent un journal ne le font pas pour eux-mêmes. En fait, ils le conservent pour<br />

les autres, comme s'il s'agissait d'un secret ; ils ne veulent pas en parler mais ils veulent que tout<br />

le monde le sache. Les seuls secrets que l'on peut garder sont ceux qui restent inscrits dans la<br />

mémoire ; là, les gens ne peuvent pas se les procurer et les lire en cachette — enfin pas dans l'état<br />

actuel des choses. Je commence à penser que si Internet est la C.B. des années quatre-vingt-dix,<br />

l'ordinateur familial est le camping de l'âme, un outil dangereux mis à la disposition de crétins.<br />

Il pourrait arriver que le fascisme auto-imposé détruise l'espèce humaine, car il arrivera bien un<br />

jour où l'homme sera persuadé qu'il n'a plus besoin de penser par lui-même.<br />

NEW YORK, SEPTEMBRE 1996<br />

Personne n'avait vraiment envie de participer au show-case organisé par Nothing Records,<br />

et voilà que j'ai accidentellement blessé mon batteur en lui balançant un pied de micro sur la tête,<br />

direction l'hôpital. Nous voulions faire un show de Marilyn Manson pour lancer la tournée d'Antichrist<br />

Superstar, mais il avait dégénéré en une sorte de satisfaction narcissique qui a dû nous<br />

faire passer pour des fous furieux.<br />

CLEVELAND, LE 19 OCTOBRE 1996<br />

Tony Ciulla, notre nouveau manager, est venu me voir et m'a demandé si je savais à quelle<br />

place Antichrist Superstar était dans les charts aujourd'hui. Je lui ai répondu : « Numéro trois »,<br />

et je ne m'étais pas trompé. Il n'y avait pas d'autre chiffre possible. Sur le dos de la pochette, nous<br />

étions trois. Le disque était monté en trois parties. Que des trois. Le chiffre trois avait une autre<br />

signification, un truc qui allait se passer dans un futur proche, sans doute changer l'avenir...<br />

TORONTO, LE 22 OCTOBRE 1996<br />

Aujourd'hui, on a reçu des menaces de mort au téléphone. On nous a menacés de bombarder<br />

l'immeuble et ses occupants avec du gaz moutarde. Ce n'est pas un condiment ? Je dois reconnaître<br />

qu'ils ne manquent pas d'imagination. Et apparemment je suis toujours en vie.<br />

NON DATÉ<br />

Pendant un instant ce soir, je me suis pris pour le Christ. Il neigeait sur moi, et j'aurais pu me<br />

trouver n'importe où — à Wichita, à Berlin, au Golgotha. Il y avait un miroir accroché sur le mur<br />

derrière la foule et je m'y voyais comme une peinture, gelé. L'entaille sur mon flanc n'arrêtait pas<br />

de saigner. C'était si beau que je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer devant les cinq mille spectateurs.<br />

Je laissais sortir le môme qui, à l'école primaire, était mort sur une croix en plastique. Il<br />

s'échappait par le trou de mes côtes.<br />

NEW JERSEY, HALLOWEEN 1996<br />

Ce soir, une rumeur a couru comme quoi j'allais me suicider. Mais je suis mort tant de fois<br />

au cours de l'année passée qu'il ne reste plus grand-chose à tuer.<br />

NON DATÉ<br />

Je suis en train de devenir ce dont j'avais peur. Lorsque le monde entier veut vous détruire,<br />

chaque jour est votre dernier jour et chaque spectacle est votre dernier spectacle. L'Antéchrist<br />

n'est pas juste moi, ou une personne précise. C'est nous tous, un état d'esprit collectif dont les<br />

Américains ont besoin pour se réveiller. Je veux le réveiller en eux. C'est le but de cette tournée,<br />

peut-être même de ma vie : faire comprendre aux Américains qu'ils n'ont pas à croire en des<br />

choses sous prétexte qu'on les a sermonnés toute leur vie. Ceux qui n'ont jamais baisé ni pris de<br />

drogues n'ont pas à dire si c'est mal. On ne peut se forger une morale qu'au travers des expériences<br />

vécues. L'humanité n'a pas à demander constamment pardon parce qu'elle est humaine.<br />

L'humanité vit une existence irréprochable en tant qu'individu. C'est ça Armageddon, car pour<br />

le christianisme, si vous renoncez à l'idée de Dieu et que vous croyez en vous, c'est la fin du monde.


ÉTANT DONNÉ QUE NOUS CROYONS EN JÉSUS-CHRIST ET QUE NOUS AVONS ET<br />

AURONS TOUJOURS À COMBATTRE LES DÉMONS ET LES ESPRITS DU MAL.<br />

ÉTANT DONNÉ QUE LE GROUPE DE « ROCK » MARILYN MANSON EST CONSTITUÉ<br />

DE DÉMONS OU D'ESPRITS DU MAL QUI ADHÈRENT À DES CROYANCES HÉRÉTIQUES,<br />

S'AUTOPROCLAMENT ANTÉCHRISTS ET SATANISTES, ET QU'ILS ESSAIENT D'ENTRAÎNER<br />

LES ENFANTS SUR LA VOIE DU PÉCHÉ POUR LES ÉLOIGNER DE LA FOI CHRÉTIENNE.<br />

LE CHRIST NOUS A DÉLÉGUÉ UNE PARTIE DE SON POUVOIR POUR LUTTER CONTRE<br />

LES DÉMONS GRÂCE À LA PRIÈRE, CE QUI NOUS PERMET DE COMBATTRE, DE MAÎTRI-<br />

SER ET D'ENTRAVER LES ACTIONS DES ESPRITS DU MAL.<br />

CETTE PRIÈRE EST LE RÉSULTAT D'UN APPEL À L'AIDE LANCÉ PAR DES ÉTUDIANTS<br />

DE NOMBREUSES ÉCOLES CHRÉTIENNES DE FLORIDE. CE N'EST EN AUCUN CAS POUR<br />

NUIRE AUX MEMBRES DU GROUPE MARELYN MANSON. L'ATTAQUE SE PORTE SUR LE<br />

CONCERT AFIN DE CHASSER CES DÉMONS DE LA COMMUNAUTÉ D'ORLANDO UNI-<br />

QUEMENT.<br />

AU TRAVERS DE LA PRIÈRE CI-DESSOUS, NOUS COMBATTONS LES DÉMONS ET LES<br />

ESPRITS DU MAL QUI ONT DOMINÉ LE SPECTACLE DE MARILYN MANSON LE QUINZIÈME<br />

JOUR DU ONZIÈME MOIS DE L'ANNÉE QUATRE-VINGT-SEIZE.<br />

À VOUS LES ESPRITS DIABOLIQUES ET IMMONDES QUI AVEZ AMENÉ<br />

LE GROUPE DE MARILYN MANSON À ORLANDO<br />

ET QUI AVEZ ENVAHI LE CORPS ET L'ESPRIT<br />

DE TOUS LES MEMBRES DU GROUPE ET DE TOUS CEUX QUI PARTICIPENT À<br />

LEURS DÉPLACEMENTS<br />

AU NOM DE JÉSUS-CHRIST FILS DE DIEU,<br />

NOUS IMMOBILISONS LES CARS ET LES CAMIONS QUI VONT TRANSPORTER<br />

MARILYN MANSON ET SA MUSIQUE DANS NOTRE COMMUNAUTÉ,<br />

NOUS ALLONS BLOQUER LE MOTEUR DE LEURS VÉHICULES,<br />

ET CONFISQUER L'ESSENCE QUI LES FAIT ROULER.<br />

NOUS ALLONS CONFISQUER LES ÉCLAIRAGES ET LES AMPLIS,<br />

LES MICROS AINSI QUE TOUS LES INSTRUMENTS<br />

NÉCESSAIRES À LEUR INFÂME SPECTACLE BLASPHÉMATOIRE<br />

NOUS ALLONS LIER LES PIEDS ET LES POINGS<br />

DES MEMBRES DE MARILYN MANSON<br />

AFIN QU'ILS ARRÊTENT DE SEMER DES MENSONGES<br />

ET LE TROUBLE DANS NOTRE JEUNESSE,<br />

DEJOUER AVEC LEURS INSTRUMENTS,<br />

DE S'INTRODUIRE DANS NOTRE COMMUNAUTÉ<br />

AU NOM DE JÉSUS-CHRIST, NOUS ALLONS COMBATTRE CES DÉMONS,<br />

ET GRÂCE À LUI NOUS LES EMPÊCHERONS DE NUIRE.<br />

POUR CE, NOTRE AUTORITÉ SCRIPTURALE EST LA SUIVANTE :<br />

ÉVANGILE SELON SAINT MARC 16, VERSETS 15 À 18.<br />

15 : ET LEUR DIT : « ALLEZ DANS LE MONDE ENTIER, PROCLAMEZ L'ÉVANGILE DANS<br />

TOUTE LA CRÉATION<br />

16 : CELUI QUI CROIRA ET SERA BAPTISÉ SERA SAUVÉ ; CELUI QUI NE CROIRA PAS<br />

SERA CONDAMNÉ.<br />

17 : ET VOICI LES SIGNES QUI ACCOMPAGNERONT CEUX QUI AURONT CRU : EN<br />

MON NOM ILS CHASSERONT LES DÉMONS, ILS PARLERONT EN LANGUES NOUVELLES,<br />

18 : ILS SAISIRONT DES SERPENTS ET, S'ILS BOIVENT QUELQUE POISON MORTEL,<br />

IL NE LEUR FERA PAS DE MAL ; ILS IMPOSERONT LES MAINS AUX INFIRMES ET CEUX-<br />

CI SERONT GUÉRIS. »<br />

PRIÈRE DISTRIBUÉE PAR DES CONTESTATAIRES<br />

AVANT UN CONCERT DE MARILYN MANSON, À ORLANDO, FLORIDE.<br />

NEW JERSEY, LE 2 NOVEMBRE 1996<br />

Jouer dans des clubs et des petites salles est à la fois excitant et terrifiant mais les stades<br />

conviennent tellement à Antichrist Superstar. Et ce soir, en voyant six mille personnes lever le<br />

poing pendant Beautiful People, je me suis un peu senti comme Néron : si puissant, grandiloquent,<br />

fascisant, rock and roll. Ça me dégoûte, mais j'aime ça.<br />

WASHINGTON, D.C., LE 6 NOVEMBRE 1996<br />

Avec Twiggy, on a essayé de joindre Trent. Pas de réponse. Je ne sais pas ce que j'ai fait<br />

pour qu'on me haïsse autant. S'il s'agit de ma conduite, je suppose que c'est le prix à payer.<br />

Tout cela est derrière moi maintenant et je n'en garde aucune rancune, j'espère simplement<br />

que la tension va s'estomper.<br />

FORT LAUDERDALE, LE 15 NOVEMBRE 1996<br />

C'est drôle, depuis deux ans, avec Twiggy, on écoute rituellement Cover of the Rolling<br />

Stone de Dr Hook, comme si cela allait nous aider à ce qu'on parle de nous dans le magazine.<br />

Et c'est curieusement aujourd'hui que je viens de faire une interview pour ce journal. Je ne sais<br />

pas si le journaliste est gay, mais j'ai fait la plus grande partie de l'interview dans le jacuzzi<br />

pour voir si ça le gênait ou l'excitait. Les deux, je pense. Je lui ai juste signalé qu'il était en<br />

train de faire l'interview la plus importante de sa vie, et je sais que j'ai raison.<br />

FORT LAUDERDALE, LE 16 NOVEMBRE 1996<br />

Notre show de retour a été meilleur que je ne l'espérais. Je pensais que les gens allaient<br />

être négatifs et amers parce qu'ils se diraient que je leur suis redevable ou parce qu'ils me<br />

connaissent. En fait, je n'y avais jamais eu beaucoup d'amis, personne n'ayant jamais vraiment<br />

cru en ce que je faisais. Les seules personnes envers lesquelles je me sens redevable sont<br />

mes parents, qui m'ont toujours soutenu même quand je n'avais pas de boulot. Tous ceux dont<br />

je me suis peut-être servi devraient se sentir fiers d'avoir servi à quelque chose. C'est quand<br />

même mieux que d'être inutile.<br />

AMÉRIQUE DU SUD, LE 23 NOVEMBRE 1996<br />

Ce soir, nous sommes allés dans un bar de Santiago. Le sol en Plexiglas laissait passer des<br />

lumières étranges et nous avons vraiment abusé du vin chilien. Un type bizarre s'est approché<br />

de moi et m'a demandé si j'aimais Ziggy Stardust. Je lui ai répondu que c'était un grand disque.<br />

Il semblait très énervé ; il n'arrêtait pas de répéter Ziggy Stardust en reniflant de manière<br />

étrange. Il m'a expliqué qu'il voulait nous vendre de la cocaïne sud-américaine non coupée.<br />

On n'avait jamais vraiment retouché à la poudre depuis l'enregistrement d'Antichrist Superstar.<br />

Et comme il ne faut pas être plus royaliste que le roi, on s'est dit qu'étant en Amérique<br />

du Sud, il fallait adopter les coutumes locales et sniffer le plus possible de cette cocaïne de première<br />

qualité. Puis quelqu'un a signalé que les flics étaient dehors. Au Chili, les flics ne portent<br />

pas d'uniforme bleu et n'ont pas de matraque. Non, ils se déplacent par escadrons entiers,<br />

mitraillette au poing. On a quand même réussi à s'échapper. On a passé la nuit dehors, à boire<br />

du vin et à faire sniffer aux gens une étrange poudre rose qu'un des roadies avait achetée à la<br />

sortie d'un concert de death métal. On a bien sûr repris l'avion le lendemain matin, et c'est de<br />

là que j'écris. Je ne me sens pas bien.<br />

ALLEMAGNE, LE 3 DÉCEMBRE 1996<br />

Hier, j'ai quitté Twiggy vers six heures du matin. Il n'a pas dû se coucher avant midi. Il<br />

n'a plus de cheveux sur le front.<br />

RELÂCHE, LE 19 DÉCEMBRE 1996<br />

Qu'est-ce qui va se passer si davantage de gens possèdent mon disque que la Bible ? Estce<br />

que je vais devenir Dieu parce que plus de gens vont croire en moi qu'en lui ? Ce n'est qu'une<br />

question de popularité. Il y a des tas de gens dans le monde qui n'ont jamais entendu parler<br />

de Jésus, alors qu'en Amérique il fait partie du patrimoine. L'avis des gens change en fonction<br />

de la mode. C'est pour ça que pour sortir de la masse, il faut en faire partie pour mieux la<br />

vaincre.


19 mars 1997<br />

i l'attention des responsables du Mississippi Coast Coliseum<br />

Aux bons soins de Bill Holmes, directeur ge'ne'ral<br />

Messieurs les responsables,<br />

Je vous encourage à annuler le spectacle de Marilyn<br />

Manson au Coliseum.<br />

Je crois que permettre à Manson d'apparaître et lui<br />

donner un forum pour cracher sa philosophie empoisonne'e<br />

n est pas rendre service à la population de Mississippi<br />

Coast.<br />

Pendant cette pe'riode des plus be'nies correspondant à<br />

la montée du Christ aux cieux, je pense sincèrement que ce<br />

seraxt faire un affront aux contribuables qui ont permis la<br />

construction et l'entretien du Coliseum.<br />

Dans un souci d'unité et de cohe'sion au sein de la<br />

population de cette ville, je vous demande de faire tout ce<br />

qui est en votre pouvoir pour annuler ce concert.<br />

Bien à vous<br />

(signature)<br />

le maire, Ken Combs<br />

LE 5 JANVIER 1997<br />

Ce soir, c'était mon anniversaire. Je suis trop fatigué pour rentrer dans les détails, mais je<br />

puis vous affirmer que depuis que Rolling Stone est sorti aujourd'hui — curieux hasard — on<br />

s'est fait un maximum de lignes sur ma photo en couverture.<br />

NON DATÉ<br />

Aujourd'hui, on a essayé d'appeler Trent. On nous a donné des excuses bidon, le genre d'excuses<br />

qu'il voulait qu'on donne lorsqu'il ne désirait pas répondre aux gens qu'il haïssait.<br />

QUELQUE PART SUR L'AUTOROUTE, LE 16 JANVIER 1997<br />

Hôtels de merde, drogues de merde, spectacles de merde suivis de fêtes de merde, discussions<br />

de merde, pipes de merde, voyages de merde, bagarres de merde, rabibochages de merde,<br />

télé de merde avec Spectravision de merde, bars gothiques de merde, interviews de merde, chrétiens<br />

de merde, athées de merde, démos de merde, humeurs de merde, bouffe de merde, merde<br />

de merde.<br />

SEATTLE, LE 17 JANVIER 1997<br />

Jimmy a des verrues.<br />

LOS ANGELES, LE 27 JANVIER 1997, 7 H DU MATIN<br />

Ce soir — ou ce matin — je ne peux pas dormir, comme d'habitude, et à vrai dire je me sens<br />

heureux. Trent nous a fait la surprise de se pointer à notre show. Nous ne lui avions pas parlé<br />

— ou il n'avait pas voulu nous parler — depuis que nous avions fini l'album. Le show terminé,<br />

je prenais une douche quand il est entré dans la loge : comme au bon vieux temps. On est tombés<br />

dans les bras l'un de l'autre et on a commencé à raconter des conneries. Nuit d'holocauste.<br />

On était complètement défoncés, et Quiet Riot jouait au Dragonfly pour la fête qui suivait notre<br />

show. Je crois que c'est ce soir-là qu'ils se sont reformés, un peu comme ça s'était passé pour<br />

W.A.S.P. On est donc responsables du retour de ce groupe de heavy métal rétro. J'en ai honte.<br />

Mais je m'éloigne. Au petit matin, j'ai dit à Trent : « Le passé c'est le passé, faisons une croix<br />

dessus. Je m'en fous. » Alors il m'a répondu : « Ouais, mais en ce qui concerne le disque, je n'ai<br />

pas... » Il s'est justifié pendant une bonne heure, je me suis justifié pendant une heure. Puis on<br />

s'est regardés en face : « Écoute, ça n'a pas d'importance. C'est fini, je m'en fous, ça n'a pas<br />

d'importance. » Et nous étions sincères. Tout ce qui s'était passé au cours de l'enregistrement<br />

d''Antichrist Superstar avait été nécessaire à sa naissance. L'accouchement avait été difficile, mais<br />

ça en valait la peine. Tout semble aller bien maintenant. Enfin je l'espère.<br />

SAN DIEGO, LE 29 JANVIER 1997, 7 H DU MATIN<br />

Une nuit horrible. Daniel Ash de Bauhaus et de Love and Rockets a frappé à la porte de ma<br />

chambre d'hôtel pour me demander si on pouvait discuter un moment, ce qui m'a semblé étrange<br />

car nous ne nous étions jamais adressé la parole. Twiggy avait préparé des lignes de coke dans<br />

ma chambre, Daniel Ash était accompagné de six personnes. Aucun d'eux ne touchait à la<br />

drogue. Ils se contentaient de poser leur verre d'alcool sur la table où la dope était étalée. J'étais<br />

malade car j'étais en train de jouer au lèche-cul avec Daniel Ash, en lui racontant que son jeu<br />

de guitare m'avait beaucoup influencé : lui aussi jouait au lèche-cul, en me disant qu'il aimerait<br />

beaucoup remixer un titre de Marilyn Manson. Puis, sans que je sache pourquoi, il m'a branché.<br />

Il a sifflé un truc du genre : « Je ne crois pas en ce que tu fais et je pense que ce n'est qu'un<br />

tas de merde. Je ne connais pas ta musique mais ton message — j'ai travaillé avec des types qui<br />

ont traîné avec toi quelques jours, et ils m'en ont parlé ! » Le reste du groupe était très cool —<br />

Kevin Haskins, le batteur, m'avait demandé un autographe, et David J. est un branleur assez<br />

terrifiant. La petite amie de Daniel Ash essayait juste de le calmer, mais en vain. « Je suis passé<br />

par où tu passes et je ne veux plus jamais me retrouver à cette place. C'est un ticket vers le paradis.<br />

Mon album était basé là-dessus. Toi, tu ne vas nulle part. » Je pense qu'il croyait que nous<br />

étions des adorateurs de Satan et que nous incitions au viol — sans doute à cause de ces saloperies<br />

de dépositions sous serment — et il a fini par nous engueuler et appeler le room-service<br />

toute la nuit. Schizo complet, et une autre idole tombée de son piédestal.


MONSTRUEUX!!!<br />

* « Tuez vos parents »<br />

(sur les T-shirts)<br />

* « À toute époque, il y a eu au moins un individu courageux<br />

qui a essayé de mettre fin au christianisme.<br />

Personne n'y est encore parvenu, mais on pourra peut-être<br />

le faire grâce à la musique. »<br />

* « Je suis l'Antéchrist made in America. »<br />

* SUR SCÈNE, ils prennent des poses indécentes, racontent<br />

les pires obscénités et tiennent des propos du genre<br />

« Il faut tuer Dieu. »<br />

* Des textes et des idées trop ésotériques pour<br />

les responsables de MTV. Il faudrait la mention « Âmes<br />

sensibles s'abstenir », comme le proclame<br />

Fauteur-compositeur.<br />

Voilà les citations/les actes/le merchandising/de Marilyn Manson<br />

et son groupe de rock-metal du même nom qui passent au Fitchburg<br />

Civic Center le 21 février !!!!!!!!!!!<br />

ÇA VOUS ÉCŒURE AUSSI? Rejoignez-nous.<br />

Manifestation au Civic Center le 15 février à 17h 50<br />

\Aeeting au Fitchburg City Council, mardi 18 février à 19h 30.<br />

Nos enfants ont besoin de votre participation<br />

Payé par Mass State Council, Knights of Columbus<br />

LUBBOCK, TEXAS, LE 4 FÉVRIER 1997<br />

Dieu doit être pour quelque chose dans le serment d'Hippocrate car, ici, les auxiliaires médicaux<br />

ont refusé de me mettre sous une tente à oxygène alors que j'étais totalement épuisé après<br />

notre show. Ils m'ont expliqué qu'ils n'approuvaient pas mes valeurs morales et que je ne méritais<br />

pas de recevoir les premiers soins. J'en conclus donc que Jésus est notre sauveur, contrairement<br />

aux auxiliaires médicaux d'ici.<br />

KANSAS, LE 7 FÉVRIER 1997<br />

Je ne sais pas ce que je hais le plus : les alertes à la bombe ou les chiens qui détectent les<br />

bombes. De toute façon, ce sont les mêmes qui reniflent la drogue, et je ne sais pas si j'ai plus<br />

peur de mourir dans une explosion ou de me faire arrêter.<br />

14 FÉVRIER 1997<br />

Aujourd'hui, j'ai perdu le dernier contact que j'avais avec mon passé : Missi. Elle a dû s'imaginer<br />

quelles étaient mes priorités lorsqu'elle a vu que je n'avais pas été avec elle de la journée :<br />

elle ne veut plus me parler. Nous serons toujours très proches, car une part de moi est en elle.<br />

Mais c'est une part que je ne possède plus — et il s'agit de la part la plus sombre de moi-même.<br />

MASSACHUSETTS, LE 19 FÉVRIER 1997<br />

Je n'arrive pas à savoir si l'Amérique me hait plus que je ne la hais.<br />

MASSACHUSETTS, 21 FÉVRIER 1997<br />

Encore un show de merde. Je ne sais pas si l'Amérique me hait plus que je ne me hais moimême.<br />

NON DATÉ<br />

Quelle ironie dans toute cette indignation chrétienne ! À certains égards, cette tournée est très<br />

soft. Les chrétiens se plaignent quand je les compare aux nazis. Ils ne se plaignent pas quand je<br />

déchire la Bible, quand je me torche avec le drapeau américain. Je ne sais pas ce qui est le plus<br />

ridicule : les histoires qu'ils ont inventées ou le fait que des gens les croient. Et qui les a inventées ?<br />

Tout simplement l'imagination de ceux qui m'accusent. Et dans l'histoire, qui est dans le péché ?<br />

NEW YORK, MARS 1997<br />

Hier soir, j'ai rencontré Fiona Apple au cours de la soirée qui a suivi les Grammy Awards.<br />

C'est une petite chanteuse dont personne n'a entendu parler. Je suis un fan inconditionnel de sa<br />

musique. Et elle est terriblement sexy et fragile. Lorsqu'elle est entrée dans la pièce, Apple of<br />

Sodom, le titre que nous avions fait pour Lost Highway, passait à fond. Les paroles à cet instant<br />

étaient : « Je possède quelque chose que tu ne pourras jamais manger. » Total Moi Délusionnel<br />

car cette chanson parle des obsessions, des choses que nous ne pourrons jamais posséder, et c'est<br />

un peu elle qui l'a inspirée.<br />

Elle était toute voûtée et timide, un peu comme une biche aux abois. J'avais l'impression<br />

qu'elle allait se mettre à pleurer. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas. Elle m'a expliqué qu'elle<br />

était dépassée par les événements, que la pression du show-business était trop forte. Je lui ai proposé<br />

d'aller lui chercher à manger et à boire, mais elle est végétarienne et, contrairement à moi,<br />

ne permet pas à son corps d'absorber n'importe quoi. Nous ne nous entendrons jamais. Pendant<br />

que je lui parlais, j'ai été distrait deux secondes par la fille ado et saoule d'une célébrité qui sautait<br />

partout en l'air en chantant et en nommant toutes les rock stars qui l'avaient engrossée.<br />

Encore une qui couche avec les stars, groupie qui me vampirise et me fait perdre le fil de la conversation.<br />

Lorsque je me suis retourné, un type bizarre s'était glissé à côté de Fiona et lui faisait des<br />

tours de cartes. Trop ringard. Dans le livre des trucs merdiques pour lever une fille, le tour de<br />

cartes est au chapitre numéro un. Et je pense que ça a marché.


DÉCLARATION ÉCRITE FAITE SOUS SERMENT<br />

[NOM DISSIMULÉ]<br />

ÉTAT D'OKLAHOMA<br />

COMTÉ D'OKLAHOMA<br />

JE SOUSSIGNÉ, [NOM DISSIMULÉ], JURE PAR LA PRÉSENTE, AFFIRME, DÉCLARE ET<br />

CONFIRME QUE :<br />

1 JE SUIS UN INDIVIDU DE SEXE MÂLE DE DIX-SEPT ANS ET HABITE [ADRESSE DIS-<br />

SIMULÉE] OKLAHOMA CITY, OKLAHOMA [CODE POSTAL DISSIMULÉ].<br />

2 IL Y A TROIS ANS, J'ÉTAIS UN FUGUEUR DE QUATORZE ANS QUAND J'AI REN-<br />

CONTRÉ MARILYN MANSON (BRIAN WARNER), IL M'A ACCEPTÉ DANS LE CERCLE DE<br />

SES AMIS, AUTREMENT DIT « SA FAMILLE ». AU COURS DES TROIS DERNIÈRES ANNÉES,<br />

J'AI VÉCU PAR PÉRIODES AUPRÈS DE MANSON, ENVIRON UNE VINGTAINE DE FOIS : LA<br />

DERNIÈRE, C'ÉTAIT IL Y A DEUX MOIS. LE MOIS DERNIER, JE L'AI JUSTE CROISÉ.<br />

3 JE ME SUIS TROUVÉ À PLUSIEURS REPRISES À SES CONCERTS, PARFOIS DANS LA<br />

SALLE, PARFOIS BACKSTAGE, PLUS (SIX FOIS BACKSTAGE) AU COURS DE LA TOURNÉE<br />

D'ANTICHRIST SUPERSTAR<br />

4 LES CONCERTS COMMENCENT TOUS DE FAÇON DIFFÉRENTE, LA PLUPART DU<br />

TEMPS, IL Y A UN SHOW DE LUMIÈRE QUI LES PRÉCÈDE. MANSON ARRIVE SEUL SUR<br />

SCÈNE AVEC UN GRAND SAC À LA MAIN, JUSTE AVANT QUE LE GROUPE COMMENCE À<br />

JOUER OU À IMPROVISER ; MAIS QUELLE QUE SOIT LA SITUATION, ILS S'ARRÊTENT<br />

DÈS QUE MANSON ARRIVE SUR SCÈNE AVEC SON GRAND SAC. JE ME PORTE TÉMOIN<br />

QUE MANSON EN SORT DES PETITS POULETS, DES CHIOTS ET DES CHATONS QU'IL<br />

LANCE DANS LE PUBLIC. CES ANIMAUX SONT VIVANTS. JE LE SAIS CAR J'ALLAIS LES<br />

CHERCHER À LA FOURRIÈRE POUR MANSON. EL DEMANDE AU PUBLIC DE LES SACRI-<br />

FIER POUR LA MUSIQUE ET HURLE QU'ILS NE COMMENCERONT PAS À JOUER TANT<br />

QUE LES ANIMAUX NE SERONT PAS TOUS MORTS.<br />

5 JE TÉMOIGNE AVOIR VU LA FOULE DÉCHIRER LES ANIMAUX, LEUR ARRACHER<br />

LES MEMBRES. ILS MEURENT DANS LES PERES SOUFFRANCES OU PIÉTINES SUR LE SOL.<br />

MANSON M'A EXPLIQUÉ QU'ILS SYMBOLISENT LA MORT DE L'INNOCENCE. J'AI VU CE<br />

CAMION QUI RESSEMBLE À UN PICK-UP RECOUVERT D'UNE BÂCHE QUI TRANSPORTE<br />

DANS DES CAGES TOUTES SORTES D'ANIMAUX QUI VONT ÊTRE SACRIFIÉS EN CONCERT.<br />

JE SUIS ALLÉ [NOM DISSIMULÉ], AVEC UN AMI QUI S'OCCUPAIT DES LUMIÈRES ET DU<br />

SON, CHERCHER DOUZE CHIOTS, QUE L'ON N'A PAS PU METTRE DANS LE PICK-UP CAR<br />

MANSON L'AVAIT DÉJÀ REMPLI. MANSON DEMANDE TOUJOURS À LA FOULE DE TUER<br />

LES CHIOTS AVANT DE COMMENCER LE CONCERT AFIN QUE DU SANG INNOCENT<br />

SALISSE LES MAINS DU PUBLIC.<br />

6 TOUS LES CONCERTS DE MANSON AUXQUELS J'AI ASSISTÉ ÉTAIENT STRICTE-<br />

MENT CONTRÔLÉS PAR LE SERVICE DE SÉCURITÉ DE MANSON. AUCUNE FORCE DE<br />

POLICE N'ÉTAIT ADMISE DANS LES SALLES. S'IL ARRIVAIT QU'UN OFFICIER DE POUCE<br />

S'APPROCHE D'UN VIGILE, MANSON ÉTAIT IMMÉDIATEMENT PRÉVENU PAR LES<br />

OREILLETTES QU'Dl PORTE SUR SCÈNE. MANSON POSSÈDE UNE ÉQUIPE SPÉCIALE,<br />

QU'IL APPELLE SES PÈRES NOËL, DIS S'APPROCHENT DE LA FOULE PAR LES CÔTÉS ET<br />

DISTRIBUENT DE L'HERBE ET DE LA COCAÏNE AU PUBLIC EN COMMENÇANT PAR<br />

DEVANT. LES GENS SONT TOUS SI DÉFONCÉS QUE ÇA SATURE L'AUDITORIUM. TOUS<br />

LES MEMBRES DE LA SÉCURITÉ SONT CLEAN, CAR MANSON A TOUJOURS VOULU QUE<br />

SON ROCK AND ROLL SHOW AIT L'AIR TOUT À FAIT INNOCENT AUX YEUX DE LA PRESSE<br />

ET DU PUBLIC.<br />

[À SUIVRE]<br />

NEW YORK, MARS 1997<br />

J'ai demandé à Fiona de m'accompagner à la première de Parties intimes de Howard Stern.<br />

Il a choisi un de mes titres pour la bande-son. Je pense qu'Howard Stern et moi, on se ressemble :<br />

il dit ce qu'il pense et rend les gens dingues tout en les distrayant. Je considère qu'il fait partie de<br />

ceux qui ont poussé Sweet Dreams et ont vraiment aidé à son succès. Je pensais que Fiona allait<br />

refuser, parce qu'elle s'est lancée dans le genre d'histoire que j'aurais pu inventer si j'avais voulu<br />

me débarrasser d'une corvée. Mais elle a accepté de m'accompagner. Je ne sais pas si ça fait de<br />

moi un homo, mais j'ai vraiment envie que nous soyons amis.<br />

NEW YORK, MARS 1997<br />

En véritable rock star, je suis passé prendre Fiona dans une limousine blanche. En véritable<br />

anti-rock star, elle ne s'était ni maquillée ni coiffée. C'était ma première sortie publique pour un<br />

événement de cette importance et je ne savais pas du tout comment me comporter. Il y avait ce<br />

fameux tapis rouge que nous étions censés descendre, en nous arrêtant régulièrement pour les<br />

photos. J'étais totalement troublé. J'ai descendu quelques marches, et je me suis retourné en me<br />

• disant que ce n'était pas le bon chemin. Un type m'a signalé qu'il fallait que je marche sur le tapis<br />

rouge. J'ai donc parcouru la moitié du tapis, terrifié, car je ne savais pas si je devais m'arrêter.<br />

Pendant ce temps, Fiona s'était fait coincer par les médias et s'est retrouvée à donner une interview<br />

à Flavor Flav. Je n'en pouvais plus. Ce n'est pas mon truc de m'asseoir et de papoter avec<br />

une bande de trous du cul qui ne savent même pas qui vous êtes, mais qui font semblant de le<br />

savoir. Fiona a décidé de partir et je n'étais même pas déçu parce que ça me faisait de la peine de<br />

la voir aussi bouleversée.<br />

Je suis monté avec Twiggy qui nous avait accompagnés et je suis tombé par hasard sur Flavor<br />

Fav. On s'en est tapé cinq, on s'est tourné autour. Je ne pouvais pas voir ses yeux, mais si<br />

j'avais pu, je suis certain qu'il m'aurait fait le petit clin d'œil que se font tous les camés. J'étais<br />

surpris qu'il n'ait jamais entendu parler de Marilyn Manson, à moins qu'il ait été tellement barré<br />

dans sa tête qu'il ne sache même plus qui il était lui-même. À ce moment-là, je suis tombé sur<br />

Billy Corgan à qui j'ai refilé quelques cachets relaxants que j'avais dans ma poche. On a décidé<br />

qu'ils allaient nous rendre un peu « fruités », et on s'est dit que ce serait un nom idéal si on montait<br />

un groupe ensemble. Et on est partis dans un long délire approfondi inspiré par cette dope<br />

fruitée, où on allait créer une expérience pleine de fruits appelée Fruity, mais qui n'existerait<br />

jamais, tout simplement parce que je ne savais plus où j'avais rangé ces pilules.<br />

J'étais étonné de voir Billy aussi cool, car ça faisait des années que je me disais qu'il n'était<br />

qu'un connard, d'après les lettres de haine spirituelles qu'au fil des ans je recevais des mains de<br />

Trent qui, à ce qu'on prétend, méprise Billy depuis un prétendu différend concernant, à ce qu'on<br />

prétend, Courtney car, lorsque Trent a, à ce qu'on prétend, baisé Courtney (ce qu'il a toujours<br />

nié), Billy a lui, à ce qu'on prétend, baisé la prétendue copine de Trent (c'est ce qu'il prétend).<br />

Enfin, c'est ce que j'ai entendu dire.<br />

Ensuite, j'ai essayé de refiler des pilules fruitées à Conan O'Brien en lui disant qu'il s'agissait<br />

de Prozac, et il avait vraiment l'air intéressé. Il s'est contenté de sourire avec sa drôle de tête de<br />

bébé effrayant, puis il s'est éloigné pour parler à un ami. C'est étonnant les choses auxquelles on<br />

peut échapper lorsqu'il y a un truc qui cloche dans l'un de vos yeux, que votre maquillage déborde,<br />

que vous mesurez 1,90 m, et que vous êtes accompagné par une espèce de cinglé qui s'est rasé le<br />

front pour finalement ressembler à un croisement entre Gregory Hines et un Klingon sorti de Star<br />

Trek et qui aurait pris du crack après une séance de chimiothérapie. (Twiggy, si tu lis ces lignes,<br />

je te prie de bien vouloir m'excuser.) Ensuite, je crois me rappeler que j'ai croisé Tom Arnold. Il<br />

m'a fait l'effet d'un type qui avait pris du speed. Je lui ai demandé où se trouvait la dope parce<br />

que je lui faisais le même clin d'œil que je croyais avoir échangé un peu plus tôt avec Flavor Flav.<br />

Il m'a juste fait un « chut » de connivence, auquel j'ai répondu : « Pas de problème, tu me rappelles<br />

plus tard. »<br />

[À SUIVRE]


DÉCLARATION SOUS SERMENT [SUITE]<br />

7 JE TÉMOIGNE QUE MANSON EXHIBE SES PARTIES LES PLUS INTIMES SUR SCÈNE ET<br />

JOUE CLAIREMENT AVEC ELLES DEVANT LA FOULE. SURTOUT AVEC SON PÉNIS : IL N'Y A<br />

RIEN D'ARTIFICIEL. JE L'AI VU S'APPROCHER DE SA GUITARISTE, QUI EST EN GÉNÉRAL TOTA-<br />

LEMENT NUE, ET S'AMUSER AVEC SES PARTIES INTIMES DEVANT LA FOULE. MANSON FAIT<br />

UN NUMÉRO D'EXHIBITIONNISTE À CHACUN DE SES CONCERTS, ET SYSTÉMATIQUEMENT<br />

SA GUITARISTE EST NUE.<br />

8 JE TÉMOIGNE QUE LES MEMBRES DU GROUPE MARILYN MANSON ONT TOUS DES<br />

RAPPORTS ANAUX SUR SCÈNE DEVANT LA FOULE.<br />

9 JE TÉMOIGNE QUE DIFFÉRENTS MEMBRES DU GROUPE SE SONT APPROCHÉS DE MAN-<br />

SON ET ONT PRATIQUÉ DES FELLATIONS SUR MANSON TOUT AU LONG DU CONCERT.<br />

10 JE TÉMOIGNE QUE MANSON ATTIRE LES SPECTATEURS SUR SCÈNE OU POUSSE LES<br />

SPECTATEURS, AVEC L'AIDE DE SON SERVICE DE SÉCURITÉ, À MONTER SUR SCÈNE ET À S'Y<br />

DÉSHABILLER. MANSON S'AMUSE AVEC EUX DE MANIÈRE SEXUELLE. ILS SONT EN GÉNÉ-<br />

RAL EMMENÉS BACKSTAGE OÙ MANSON POURRA ABUSER D'EUX À SA GUISE EN SORTANT<br />

DE SCÈNE. MANSON RAMASSE AINSI LE PLUS DE FILLES POSSIBLE PENDANT SON SHOW. JE<br />

TÉMOIGNE AVOIR VU PLUSIEURS FILLES SE BATTRE AVEC LE SERVICE DE SÉCURITÉ POUR<br />

NE PAS MONTER SUR SCÈNE. JE CROIS QUE TOUT CELA ÉTAIT CONTRE LEUR VOLONTÉ.<br />

MAIS LA PLUPART SONT RAVIES À L'IDÉE D'ÊTRE CHOISIE POUR BAISER AVEC MANSON.<br />

11 JE TÉMOIGNE AVOIR VU MANSON FAIRE MONTER SUR SCÈNE UN PETIT GARÇON DE<br />

DIX ANS POUR LUI SOUHAITER UN BON ANNIVERSAIRE. MANSON A CHANTÉ « HAPPY<br />

BIRTHDAY », PUIS L'A FAIT RESTER SUR SCÈNE TANDIS QU'IL PRATIQUAIT DES ACTES<br />

SEXUELS (FELLATION...) TOUT EN DEMANDANT AU PETIT GARÇON S'IL AVAIT ENVIE DE<br />

FAIRE LA MÊME CHOSE ET SI ÇA LUI PLAIRAIT.<br />

12 JE TÉMOIGNE AVOIR VU LE SERVICE D'ORDRE JETER DES PRÉSERVATIFS PAR DIZAINES<br />

DANS LA FOULE TANDIS QUE MANSON DEMANDAIT AU PUBLIC D'AVOIR DES RELATIONS<br />

SEXUELLES AVEC QUI ILS VOULAIENT. JE TÉMOIGNE AVOIR VU DES SPECTATEURS PRATI-<br />

QUER DES ACTES SEXUELS DE TOUTES SORTES À TOUS LES CONCERTS DE MANSON AUX-<br />

QUELS J'AI ASSISTÉ. JE CROIS QU'EN MOYENNE TRENTE POUR CENT DES SPECTATEURS SE<br />

LIVRENT À CE GENRE DE PRATIQUE, OUVERTEMENT, AUX YEUX DE TOUS, À PRESQUE<br />

CHAQUE CONCERT. JE TÉMOIGNE AVOIR ASSISTÉ À DES VIOLS À LA PLUPART DES CONCERTS.<br />

LA FOULE DEVIENT FOLLE, LES FILLES SONT RETENUES CONTRE LEUR GRÉ ET VIOLÉES À<br />

PLUSIEURS REPRISES À LA DEMANDE DE MANSON.<br />

13 JE TÉMOIGNE QUE LE SERVICE DE SÉCURITÉ DE MANSON A DISTRIBUÉ DES ECSTA-<br />

SIES LIQUIDES À DES ENFANTS QUI DEVAIENT AVOIR ENTRE NEUF ET ONZE ANS ET QUI,<br />

SOUS L'EFFET DE CETTE « POTION D'AMOUR », ACCEPTAIENT D'AVOIR DES RELATIONS<br />

SEXUELLES. J'AI DONC VU DES ENFANTS AVOIR DES RELATIONS SEXUELLES DANS LE PUBLIC<br />

PENDANT LES CONCERTS DE MARILYN MANSON.<br />

14 JE TÉMOIGNE AVOIR VU MANSON SE MASTURBER SUR SCÈNE ET ÉJACULER SUR LE<br />

PUBLIC.<br />

15 JE TÉMOIGNE AVOIR VU À LA FIN DE SON SPECTACLE, MANSON FAIRE DES MESSES<br />

NOIRES AU COURS DESQUELLES IL PRÊCHE SUR UNE BIBLE SATANIQUE ET SUR DES LIVRES<br />

TELS QUE ORANGE MAGIC, GREEN MAGIC ET BLACK MAGIC. LA LONGUEUR DE SES PRÊCHES<br />

DÉPEND DE SON ÉTAT D'EXALTATION. MANSON PROPOSE ALORS D'ÊTRE BAPTISÉ AU NOM<br />

DE SATAN TANDIS QU'UNE VOIX HYPNOTISANTE LE COUVRE SUR LA SONO EN DEMANDANT<br />

À TOUT LE MONDE DE SE RAPPROCHER DE L'AUTEL. CETTE ZONE SE SITUE AU NIVEAU DE<br />

LA FOSSE. CETTE INVITATION EST PARTICULIÈREMENT EFFICACE PARCE QUE, À CE MOMENT-<br />

LÀ, LE PUBLIC EST TOTALEMENT DÉFONCÉ.<br />

[À SUIVRE]<br />

NEW YORK [SUITE]<br />

Quelqu'un m'a pris à part en me disant qu'il fallait absolument que je fasse cette interview.<br />

Je me suis donc retrouvé en compagnie de Billy, Twiggy et la copine de Billy, assis sur le canapé<br />

depuis lequel Howard Stern faisait son émission de radio. Joan Rivers était debout en face de<br />

nous. C'était bruyant et chaotique : personne ne pouvait entendre ce que les autres disaient<br />

(sauf nous parce que nous avions des casques sur les oreilles). Joan Rivers me montrait une<br />

pancarte où elle avait écrit : « Il faut que je te parle. » Je me suis senti obligé d'expliquer à<br />

Howard ce qui était en train de se passer, parce que en plus l'émission était filmée pour la télé.<br />

J'ai dit que Joan m'avait taillé une pipe dans les toilettes et que, depuis, elle ne me lâchait plus,<br />

elle voulait m'en faire une autre de meilleure qualité, enfin un truc dans le genre. Je lui ai fait<br />

signe de me rejoindre et elle s'est approchée. Elle s'est agenouillée devant moi en me suppliant<br />

de lui accorder une interview. Tout ça collait à mon histoire — malgré ses gros seins lestés, elle<br />

est encore pas mal pour son âge. Comme elle ne comprenait rien à ce que l'on disait, on l'a<br />

humiliée jusqu'au bout.<br />

Après l'interview, on a traîné un moment, lorsque soudain une blonde bronzée s'est avancée<br />

vers moi — le contraire de ce que je recherche chez une femme — dans une robe jaune<br />

canari qu'elle semblait porter pour expier quelque chose qu'elle aurait fait dans une vie antérieure.<br />

Bien qu'elle ne soit pas le genre de fille qu'on tiendrait par la main en public, elle avait<br />

un côté glamour. Donc, cette femme jaune canari me demande un autographe car c'est une de<br />

mes grandes fans. Un peu agacé d'être interrompu, j'ai rapidement griffonné une signature,<br />

tous les gens autour en moi me regardaient bizarrement, comme si j'étais en train de baiser la<br />

mère de quelqu'un ou de chier dans le bol à punch. Un peu plus tard, un type m'a appris qu'il<br />

s'agissait de Jenna Jameson. Je lui ai demandé qui était Jenna Jameson et il m'a répondu qu'il<br />

s'agissait de la star du porno la plus célèbre du moment. Forcément, dans un coin de ma tête,<br />

je me suis souvenu de mon trip d'acide à Fort Lauderdale, et qu'à l'époque Traci Lords avait<br />

postulé pour jouer le rôle de la séductrice dans le film d'Howard Stern.<br />

Elle m'a demandé la permission de s'asseoir à côté de moi pendant la projection — elle<br />

était soit vraiment innocente, soit une bonne actrice. On s'est donc dirigés vers la salle de projection.<br />

Nous étions tellement mitraillés par les paparazzi que j'avais l'impression d'être dans<br />

ma salle de bains et de revivre mon premier trip d'acide sous les flashs. Pris de panique, j'ai<br />

réussi à me calmer grâce à mes petites pilules fruitées. Lorsque je me suis assis, devant moi il<br />

y avait Kevin Bacon, derrière Sherman Helmsley. Corey Feldman a traversé la salle, et ce qui<br />

est drôle, c'est qu'un membre du groupe s'était inscrit sous ce nom-là à l'hôtel. Corey Feldman<br />

m'a toujours amusé. Il avait fait un grand numéro d'acteur, dans Stand by Me, avec son oreille<br />

difforme, lorsqu'il n'arrête pas de répéter : « Jeordie a baisé la chienne, Jeordie a baisé la<br />

chienne. » Je répétais sans cesser cette phrase à Jeordie lorsqu'il baisait des chiennes, enfin des<br />

filles comme Courtney. (Je ne devrais sans doute pas écrire cela, car si quelqu'un me pique ce<br />

journal et le détruit, ce sera certainement Courtney.)<br />

Corey était déguisé en Michael Jackson, et son costume le rendait encore plus stupide que<br />

dans tous les films dans lesquels il avait tourné, ce qui était un véritable exploit surtout après<br />

sa prestation dans Dream a Little Dream (cinquième partie). Il me semblait normal de présenter<br />

Corey Feldman à Sherman Helmsley car je connaissais leurs œuvres respectives depuis<br />

longtemps. Pour se serrer la main, ils ont été obligés de se pencher au-dessus de Billy Corgan<br />

dont le crâne chauve est devenu le point de rencontre entre deux héros déchus de mon enfance :<br />

M. Jefferson et Dorky le Tueur de Vampire venaient de faire connaissance.<br />

Par la suite, j'ai continué de harceler Corey en lui mettant du rouge à lèvres partout, en le<br />

présentant à des inconnus. Comme il est de mon devoir de taper en dessous de la ceinture, je<br />

lui ai dit que j'étais un grand fan du rap qu'il avait fait à la télévision, alors que c'était une des<br />

pires merdes jamais enregistrées, et pourtant juste assez cool pour ne pas être la pire chanson<br />

que j'aie jamais entendue.


DÉCLARATION SOUS SERMENT [SUITE]<br />

16 JE TÉMOIGNE AVOIR ENTENDU MANSON APPELER À UN SACRIFICE VIRGINAL<br />

AU COURS DUQUEL TOUS LES ENFANTS SONT POUSSÉS SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE<br />

POUR ÊTRE OFFERTS À SATAN.<br />

17 JE TÉMOIGNE AVOIR VU MANSON PSALMODIER UNE BIBLE SATANIQUE, PRO-<br />

NONCER DES INCANTATIONS EN DIRECTION DES ENFANTS QUI SONT VENUS OU ONT<br />

ÉTÉ POUSSÉS SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE ET ASPERGER TOUS LES ÉLÉMENTS DE CE<br />

GROUPE AVEC DU SANG DE PORC. ENSUITE MANSON DEMANDE AUX « PRÊTRES » D'AS-<br />

SISTER CHAQUE PERSONNE, DE PRENDRE LEUR NOM, ADRESSE ET NUMÉRO DE TÉLÉ-<br />

PHONE POUR GARDER LE CONTACT AVEC EUX. MANSON LEUR OFFRE DES BIBLES<br />

SATANIQUES ET L'ADRESSE DES ÉGLISES SATANIQUES DANS LESQUELLES ILS DOIVENT<br />

SE RENDRE.<br />

18 JE TÉMOIGNE QUE, PENDANT LE CONCERT, MANSON FAIT VENIR SUR SCÈNE<br />

DES ENFANTS MINEURS, ENTRE QUATORZE ET DIX-SEPT ANS, ET LES ENFERME DANS<br />

UNE CAGE. CETTE CAGE EST ENSUITE PLACÉE AU MILDZU DE LA FOULE TANDIS QUE<br />

MANSON DEMANDE AU PUBLIC DE TAPER SUR LES PRISONNIERS. CES ENFANTS FONT<br />

PARTIE DE LA TROUPE DE MANSON.<br />

19 J'AI VOYAGÉ À BORD DU BUS DE TOURNÉE DE MANSON UNE DEMI-DOUZAINE<br />

DE FOIS, ET JE TÉMOIGNE AVOIR VU DES FILLES ET DES GARÇONS MINEURS<br />

ENTIÈREMENT NUS ET ATTACHÉS SUR LEUR SIÈGE AVEC DES MENOTTES. À CHAQUE<br />

VOYAGE, LES VISAGES ÉTAIENT DIFFÉRENTS. JE SAIS JUSTE QUE J'AVAIS DÉJÀ VU LEURS<br />

VISAGES À LA TÉLÉ, ET QU'ILS ÉTAIENT TOUS SIGNALÉS COMME AYANT DISPARU OU<br />

FUGUÉ.<br />

20 JE TÉMOIGNE AVOIR VU UNE VIDÉO QUE MANSON M'A MONTRÉE EN<br />

NOVEMBRE 1996. LE TITRE ÉTAIT BAIN DE SANG. SUR LA VIDÉO ON POUVAIT VOIR MAN-<br />

SON JOUER DE LA GUITARE. IL ÉTAIT ENTOURÉ DE GENS QUI SE PRENAIENT POUR<br />

DES VAMPIRES ET SE MORDAIENT LE COU. PUIS UN HOMME EST SORTI DU GROUPE<br />

POUR POIGNARDER UNE FEMME À PLUSIEURS REPRISES. ENSUITE, UNE DIZAINE DE<br />

PERSONNES SE SONT APPROCHÉES DE LA FEMME ENSANGLANTÉE, L'ONT LITTÉRA-<br />

LEMENT VIDÉE DE SON SANG ET SE SONT BAIGNÉES DEDANS. ILS SE SONT COUVERT<br />

LE CORPS DE SON SANG. C'ÉTAIT UNE OFFRANDE À SATAN. ILS SEMBLAIENT TOUS<br />

SOUS L'EMPRISE DE LA DROGUE ET LA FEMME QU'ILS AVAIENT TUÉE SEMBLAIT VOU-<br />

LOIR MOURIR.<br />

21 LE VISIONNAGE DE BAIN DE SANG M'A FAIT CRAINDRE POUR MA PROPRE SANTÉ<br />

MENTALE : J'AI EU SI PEUR QUE J'AI PRIS LA DÉCISION DE NE PLUS VOIR CES GENS. ILS<br />

M'ONT ENVOYÉ CINQ OU SIX BILLETS ET PASSES POUR ALLER BACKSTAGE AU CONCERT<br />

DU 5 FÉVRIER 1997 À OKLAHOMA CITY. ILS NE SAVENT PAS QUE J'AI DÉCIDÉ DE CHAN-<br />

GER DE VIE, ET QUE JE SUIS TOTALEMENT IMPLIQUÉ À [NOM DISSIMULÉ], ET QUE JE<br />

CONSACRE MA VIE À JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR.<br />

2 2 JE TÉMOIGNE AVOIR VU MARILYN MANSON ARRIVER AVEC UNE BREBIS SUR<br />

SCÈNE, ET, D'OÙ J'ÉTAIS PLACÉ, J'AI VU MANSON AVOIR DES RELATIONS SEXUELLES<br />

AVEC ELLE.<br />

23 POUR LA SUITE, VOTRE SERVITEUR NE PEUT CONFIRMER.<br />

FAIT CE JOUR, LE 21 JANVIER 1997<br />

[NOM DISSIMULÉ] [ADRESSE DISSIMULÉE]<br />

DÉCLARATION FAUSSE ET DIFFAMATOIRE DISTRIBUÉE<br />

PAR L'AMERICAN FAMILY ASSOCIATION<br />

NEW YORK [SUITE]<br />

Dès le début du film, Jenna Jameson n'a cessé de faire des commentaires du genre : « Alors<br />

qu'est-ce qu'on fait après ? On va boire un coup dans un bar ? On traîne ? Ouah, j'arrive pas à<br />

croire que je suis assise à côté de toi... » Tout ça ponctué de tout un catalogue d'expressions<br />

comme : « J'suis une pute, j'suis vierge, j'suis ta maman, j'suis ta fille. » Elle avait toutes sortes<br />

d'attitudes, style poupée gonflable. Il y a une scène dans le film au cours de laquelle Howard est<br />

au cinéma, assis à côté d'une célèbre actrice de série B qui lui pose la main sur la jambe. Au même<br />

instant, Jenna a posé la main sur ma jambe, ce qui m'a instantanément déstabilisé car le rôle joué<br />

par cette actrice de série B devait au départ être interprété par Traci Lords.<br />

La main de Jenna est lentement remontée le long de mon entrejambe, et comme je n'avais<br />

pas pris de coke, j'ai eu une érection. En fait, j'en aurais eu une quand même, car elle avait une<br />

façon tout à fait magique de se servir du bout de ses doigts. Après la projection, on est allés au<br />

Whiskey Bar dans ma limousine. Elle était accompagnée d'une amie à qui personne ne voulait<br />

parler parce qu'elle n'était pas star du porno, et le fait qu'elle ne soit pas habillée en jaune la faisait<br />

paraître fade comparée à Jenna. Jenna avait peut-être décidé, par amitié, d'agir avec sa copine<br />

comme au golf, en la faisant partir avec un handicap.<br />

Au bar, on s'est assis entre Billy Corgan et Rick Rubin. Jenna ayant ma veste sur ses genoux,<br />

elle m'a pris la main pour la glisser sous sa jupe afin que je constate qu'elle ne portait pas de<br />

culotte. J'étais donc là, ma main en elle, tout en essayant de convaincre Billy Corgan assis à ma<br />

gauche que s'il mettait une chemise jaune avec un zigzag noir dessus, il ressemblerait à Charlie<br />

Brown. Mais j'étais tellement saoul et raide que la barbe de Rick Rubin ressemblait à un nuage<br />

recouvrant toute la pièce. Tout le monde avait sa barbe. J'ai regardé autour de moi. Jenna avait<br />

une barbe, je sentais la barbe sous sa jupe, Billy Corgan a eu tout à coup la tête recouverte de<br />

poils de barbe de Rick Rubin. ZZ TOP est apparu dans la voiture d'Eliminator et une poignée<br />

de filles chaudes en est descendue. Tous les gens avec qui j'avais baisé étaient là, ils portaient tous<br />

la barbe. J'ai stressé, j'ai commencé à piquer une crise, surtout que pendant ce temps je ne savais<br />

plus où était passé mon doigt. Lorsque je l'ai enfin récupéré, je n'osais ni le regarder ni le sentir<br />

parce que, s'il sentait bon, je voudrais partager l'odeur avec Billy Corgan, mais s'il sentait mauvais,<br />

je ne voulais pas risquer de ruiner une soirée qui, je l'espérais, allait être sympa. J'ai donc<br />

choisi de glisser ma main sous mes fesses afin qu'aucune odeur ne s'en dégage.<br />

En remontant dans la limousine, je lui ai demandé si elle voulait venir chez moi. Mais elle<br />

m'a dit que quelqu'un l'attendait à son hôtel. Puis elle a fait des messes basses à sa copine, je ne<br />

sais pas si c'était en ourdou, en hollandais, en sourd et muet ou en hiéroglyphes. Grâce à mes<br />

années de recherche linguistique et archéologique sur les codes féminins, j'ai découvert qu'elle<br />

était mariée et que son mari l'attendait : c'était fantastique, j'avais encore plus envie d'elle. Elle<br />

est bien évidemment rentrée avec moi, et je me suis souvenu de la scène du film où le personnage<br />

qui aurait dû être joué par Traci Lords prend un bain avec Howard Stern. Et pourquoi pas avec<br />

Jenna ? La seule chose dont je me souvienne vraiment de cette nuit-là, c'est qu'elle avait un<br />

tatouage sur le cul : Brise-cœur. Mais ce n'était peut-être qu'un rêve, car aux États-Unis tous<br />

ceux qui ont eu l'occasion de voir l'un de ses films sont au courant. Par contre, si ça n'a été qu'un<br />

rêve, il a été très très pollué.<br />

JAPON, LE 11 MARS<br />

Je me sens dans la peau de quelqu'un qui aurait une fille et qui ne permettrait à personne de<br />

la baiser (et surtout pas moi), et en même temps je me sens dans la peau de quelqu'un qui, si<br />

j'étais cette fille, aurait plus envie de la baiser que n'importe qui d'autre.<br />

NON DATÉ<br />

J'en ai ras le bol des gens qui nous reprochent d'avoir des T-shirts sur lesquels est inscrit :<br />

« Tuez vos parents et tuez un chien. » Sur le T-shirt, il y a en fait : « Attention : la musique de<br />

Marilyn Manson peut contenir des messages qui vont TUER DIEU dans votre esprit immature.<br />

Au bout du compte, vous allez finir par être convaincu de tuer VOS PARENTS et finalement,<br />

par un réflexe désespéré et très rock and roll, de VOUS SUICIDER »<br />

[À SUIVRE]


*MARILYN MANSON VA SE SUICIDER AU COURS DE SON CONCERT DE HALLOWEEN<br />

EN FAISANT SAUTER LA SALLE DÈS QU'ELLE SERA PLEINE.<br />

*MARILYN MANSON S'EST FAIT RETIRER TROIS CÔTES POUR POUVOIR SE SUCER LA BITE.<br />

*J'AI ENTENDU DIRE QU'IL SE TAILLAIT UNE PIPE SUR SCÈNE ET QU'IL RECRACHAIT SON<br />

SPERME SUR LE PUBLIC.<br />

*J'AI ÉGALEMENT ENTENDU DIRE QU'AU COURS D'UN DE LEURS DERNIERS CONCERTS, ILS<br />

SONT MONTÉS SUR SCÈNE AVEC DEUX DES CÔTES PRÉTENDUMENT ENLEVÉES, ET QU'ILS S'EN<br />

SONT SERVIS POUR JOUER DE LA BATTERIE. EST-CE VRAI ?<br />

*MON AMI AFFIRME QUE MANSON A TUÉ SA FEMME PARCE QU'ELLE ÉTAIT ENCEINTE, PUIS<br />

IL A SORTI LE BÉBÉ QU'IL A APPELÉ LUCD7ER SATAN DAMIAN (LSD), AVANT DE LE METTRE DANS<br />

UNE CRÈCHE ABORTIVE.<br />

*MANSON JOUAIT PAUL DANS LES ANNÉES COUP DE CŒUR.<br />

*MANSON JOUAIT WINNIE COOPER DANS LES ANNÉES COUP DE CŒUR<br />

*MANSON JOUAIT LE PETIT GARÇON DANS MR. BELVEDERE.<br />

*J'AI ENTENDU DIRE QUE MARILYN MANSON ÉTAIT VRAIMENT LE TYPE DANS LES ANNÉES<br />

COUP DE CŒUR, MAIS QU'IL A LUI-MÊME LANCÉ LA RUMEUR ET DÉCLARÉ QU'IL N'ÉTAIT PAS LÀ,<br />

UNIQUEMENT POUR SE DÉBARRASSER DES GENS.<br />

*MARILYN MANSON EST LE FILS DE CHARLES MANSON ET DE MARILYN MONROE.<br />

*J'AI ENTENDU DIRE QUE MARILYN MANSON FAISAIT PARTIE D'UN GROUPE CANNIBALE,<br />

QU'EN FAIT C'EST UN NOIR QUI S'EST FAIT DÉCOLORER LA PEAU.<br />

*MARILYN S'EST FAIT FAIRE DES IMPLANTS MAMMAIRES - ET JE SAIS QUE C'EST VRAI.<br />

JE L'AI LU DANS UN MAGAZINE.<br />

*MANSON EST UNE FEMME. ELLE S'HABILLE EN HOMME POUR POUVOIR<br />

COUCHER AVEC DES FEMMES.<br />

*LE BUT DE MARILYN MANSON EST DE DÉMOLIR SAIGON.<br />

*MARILYN MANSON S'EST COUPÉ UN ORTEIL POUR POUVOIR S'INJECTER DE L'HÉROÏNE<br />

DIRECTEMENT DANS LE MOIGNON.<br />

*SA BITE EST TATOUÉE EN NOIR.<br />

*LA SEULE RAISON POUR LAQUELLE TRENT A PRODUIT LE PREMIER ALBUM DE MARILYN<br />

MANSON EST QUE MANSON TAILLE DES PIPES D'ENFER.<br />

*UNE FILLE PRÉTEND QUE M. MANSON A EU DES RELATIONS SEXUELLES AVEC UN COCHON<br />

DANS L'UNE DE SES VIDÉOS, MAIS JE N'AI JAMAIS VISIONNÉ CELLE-LÀ.<br />

*DES GENS DE MON ÉCOLE PRÉTENDENT QUE LE RÉVÉREND MANSON S'EST FAIT RETIRER<br />

UNE PARTIE DES PIGMENTS DE SON ŒIL GAUCHE DE FAÇON À VOIR EN NOIR ET BLANC.<br />

*UNE FILLE AVEC QUI JE TRAVAILLE M'A DIT QUE MARILYN MANSON AVAIT VENDU SON ŒIL<br />

DROIT AU DIABLE ET QUE C'EST POUR CETTE RAISON QU'IL A TOUJOURS DU MAQUILLAGE<br />

ROUGE EN DESSOUS DE CET ŒIL.<br />

*MANSON A FAIT RETIRER UN ŒIL À SA PETITE AMIE AFIN DE LA BAISER DANS L'ORBITE.<br />

*LE GRAND-PÈRE DE MARILYN MANSON LE VIOLAIT RÉGULIÈREMENT LORSQU'IL ÉTAIT<br />

ENFANT, ET QUAND MANSON A TOUT RACONTÉ, SON GRAND-PÈRE LUI A ARRACHÉ L'ŒIL.<br />

*ZIM ZUM A ACCEPTÉ DEJOUER DANS LE GROUPE UNIQUEMENT<br />

POUR COUCHER AVEC MANSON.<br />

*DAISY ET MANSON ÉTAIENT AMANTS, MAIS MANSON L'A QUITTÉ POUR TWIGGY PARCE<br />

QUE CELUI-CI EST ANATOMIQUEMENT MIEUX LOTI QUE DAISY.<br />

*J'AI ENTENDU DIRE QUE RÉV. À LA SUITE D'UNE INTERVIEW EST MONTÉ SUR SCÈNE ET A<br />

RETIRÉ UNE BOUTEILLE DE COCA DE SON CUL.<br />

*RÉV. SE FAISAIT DES ENTAILLES PROFONDES SUR LE COU AVEC UN COUTEAU, QUAND<br />

ACCIDENTELLEMENT IL A COUPÉ TROP PROFOND ET S'EST TRANCHÉ LA GORGE : TWIGGY A<br />

ÉTÉ OBLIGÉ DE LUI TENIR LA GORGE SERRÉE JUSQU'À L'ARRIVÉE DU SERVICE D'URGENCE.<br />

*MANSON A TUÉ OU A EU DES RELATIONS SEXUELLES AVEC UN CHAT. JE ME SOUVIENS<br />

PLUS. (EN FAIT JE CROIS QU'IL L'A TUÉ.)<br />

*MANSON A ENCULÉ UN ANE SUR SCÈNE ; LE MÊME SOIR, IL A AVALÉ UN CHAT ENTIER.<br />

*MANSON A VOULU SE PRÉSENTER AUX ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES,<br />

MAIS IL S'EST INSCRIT TROP TARD.<br />

RUMEURS TRANSMISES PAR DES « FANS » VIA INTERNET.<br />

NON DATÉ [SUITE]<br />

Donc, s'il vous plaît, brûlez vos disques pendant qu'il y a encore de l'espoir. Ils ne s'aperçoivent<br />

même pas que j'essaie de les aider. J'ai déjà dit des millions de fois que si plus de crétins se<br />

suicidaient sur des chansons imbéciles, il y aurait moins de crétins sur terre. Les T-shirts et les<br />

musiciens n'ont jamais tué de gens. Le manque d'éducation, oui. Si on veut condamner l'art, alors<br />

pourquoi fait-on étudier Roméo et Juliette à l'école ? Ce n'est jamais que l'histoire de deux mômes<br />

qui s'entre-tuent pour une raison capitale : leurs parents ne les comprennent pas.<br />

NON DATÉ<br />

Si je m'étais vraiment fait retirer des côtes, j'aurais passé plus de temps à me sucer la bite dans<br />

Les Années coup de cœur qu'à cavaler derrière Winnie Cooper. Mais aussi sur scène, je n'aurais<br />

pas eu besoin de sucer la bite des autres. J'aurais sucé la mienne. De plus, qui perdrait son temps<br />

à tuer des chiots s'il arrive à sucer sa propre bite ? Je vais vite téléphoner à un chirurgien.<br />

NON DATÉ<br />

La nuit dernière, ou plutôt ce matin, une pute très laide, la quarantaine qui jouait à l'ado en<br />

racontant qu'elle était à la fois la cousine d'Anthony Kiedis, la sœur de Billy Corgan ou la mère<br />

de Shaquille O'Neal, est montée dans le bus. Elle était accompagnée d'une fille niaise et bronzée<br />

portant un appareil orthodontique qui me faisait penser qu'il s'agissait de sa fille. On a accepté<br />

qu'elles restent et on a réussi à les convaincre de sniffer de la poudre de singe des mers. Je leur ai<br />

raconté qu'il s'agissait de minuscules créatures ressemblant à des crevettes, et qui allaient grandir<br />

dans leur ventre. Je leur ai dit qu'il n'y avait rien de plus excitant que de sentir ces petites bêtes<br />

se balader dans le système sanguin — et qu'elles risquaient de planer comme jamais. À ma grande<br />

surprise, elles se sont jetées dessus. Et j'ai honte d'avouer que j'ai passé la nuit avec le laideron<br />

qui essayait de me branler tandis qu'en bruit de fond il y avait une vidéo de Doom Génération.<br />

J'ai essayé d'imaginer que Rose McGowan, la fille qui jouait dans le film, était à mes côtés. Je<br />

me souviens avoir lu une interview de Rose dans laquelle elle racontait son enfance de merde,<br />

avec un père qui dirigeait une sorte de secte. Twiggy a fini par sauter « Face de métal » sur sa<br />

couchette, ce qui n'a étonné personne. J'ai trop honte de faire partie de ce groupe.<br />

NORMAL, ILLINOIS, LE 6 AVRIL 1997<br />

Je pourrais tuer le premier qui ose me dire que cette ville est tout ce qu'il y a de plus normal.<br />

Ça me laisse songeur : il me reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais je suis pourtant<br />

assez content de ce que j'ai fait sur cette tournée. Je voulais vraiment provoquer un choc symbolique<br />

pour dénoncer le totalitarisme, je voulais qu'une partie du spectacle ressemble à une<br />

réunion fasciste, pour bien faire comprendre que je suis contre la religion, etc., et aussi quelque<br />

part contre le rock and roll, car le rock and roll peut être aussi aveugle que le christianisme. En<br />

même temps, je voulais organiser un spectacle total, envers et contre tout, malgré tout ce qui<br />

s'était passé avec les médias et les gens qui essayaient d'interdire nos shows. Comment Bowie at-il<br />

réussi à imposer des paroles comme « les Latinos, les Blacks... et les bars de pédés » ? Uniquement<br />

parce qu'il est conforme à ce qu'on attend de lui. La démarche d'Antichrist Superstar<br />

n'est pas du tout la même : j'y exprime tout ce que les gens ressentent mais n'osent pas extérioriser.<br />

C'est honnête. Je ne vise personne en particulier, je mets tout le monde dans le même sac, y<br />

compris moi-même. Nous sommes tous des hypocrites, mais une fois qu'on l'a admis, on passe<br />

outre pour être différents de ceux qui laissent diriger leur vie par des principes très stricts. Ça aide<br />

à grandir. En tout cas, ça m'a aidé à grandir.<br />

Je ne l'avouerai jamais, mais je vais l'écrire ici. Si je ne me suis jamais dégonflé au cours d'une<br />

interview en racontant : « Ouais, c'est juste un personnage et cet album n'est qu'un concept »,<br />

c'est que ce disque est beaucoup plus que ça pour moi. Quand les gens me demandent : « Vous<br />

jouez un numéro ou non ?» je réponds oui et non. Ma vie est un numéro et c'est de cette façon<br />

que j'exprime mon art.


« IL S'AGIT SANS DOUTE DU GROUPE LE PLUS ECŒURANT<br />

JAMAIS PRODUIT PAR UNE MAJOR. »<br />

SÉNATEUR JOSEPH LIEBERMAN DU CONNECTICUT<br />

« D'APRÈS CE QUE J'AI COMPRIS AU TRAVERS DES TEXTES ET DU MESSAGE,<br />

QUI ONT ÉTÉ CONFIRMÉS PAR LEUR COMPORTEMENT SUR SCÈNE, [MARILYN MANSON]<br />

ESSAIE DE DONNER SUR SCÈNE UNE IMAGE DÉGRADANTE DE LA FEMME, DE LA RELIGION<br />

ET DE LA DÉCENCE TOUT EN FAISANT L'APOLOGIE DU SATANISME, DE LA DROGUE<br />

ET DES MAUVAIS TRAITEMENTS AUX ENFANTS. CES GENS SONT DES POUBELLES<br />

AMBULANTES. ILS SONT UNE PREUVE SUPPLÉMENTAIRE QUE LES VALEURS MORALES<br />

DE NOTRE SOCIÉTÉ SONT EN TRAIN DE S'ÉCROULER. »<br />

FRANK KEATING, GOUVERNEUR DE L'OKLAHOMA, LORS DU CONCERT<br />

AU CHAMP DE FOIRE LOCAL<br />

« JE PENSE QU'IL EST TEMPS QUE LA NATION REJETTE MARILYN MANSON. CE QU'ILS<br />

FONT EST DES PLUS DÉGRADANTS. ILS INVITENT LES GENS À TUER ET À VIOLER. OSER<br />

AFFIRMER À UNE ÉPOQUE AUSSI PRÉOCCUPÉE PAR LE HARCÈLEMENT SEXUEL QUE LE<br />

VIOL N'EST PAS TRÈS IMPORTANT -... C'EST INCROYABLE ! ET POURTANT ILS SONT EN<br />

TÊTE DES HIT-PARADES ET ROLLING ST0NE EXPI1QUE QUE CE SONT DES GENS TRÈS<br />

CRÉATIFS. MAIS DE QUELLE SORTE DE CRÉATIVITÉ S'AGIT-IL ? »<br />

PAT ROBERSTON, THE 700 CLUB<br />

« DE NOMBREUSES PERSONNES SAVENT QUEL NIVEAU DE DÉBAUCHE MARILYN<br />

MANSON A ATTEINT : PORNOGRAPHIE INFANTILE, SODOMIE, SADOMASOCHISME,<br />

PÉDOPHILIE, SATANISME, ETC. LA POPULATION DU MINNESOTA EN EST CLAIREMENT<br />

TROUBLÉE, MENACÉE ET DÉGOÛTÉE. NOTRE COMMUNAUTÉ MÉRITE MIEUX.<br />

« NOUS ESPÉRONS QU'À L'AVENIR VOUS CHOISIREZ LES ÉVÉNEMENTS CULTURELS<br />

QUE VOUS SPONSORISEZ SUR DES CRITÈRES PLUS RAISONNABLES. PAR AILLEURS,<br />

NOUS PENSONS QUE CE SERAIT UNE EXCELLENTE CHOSE<br />

QUE VOUS ADRESSIEZ DES EXCUSES PUBLIQUES AUX VILLES DE MINNEAPOLIS<br />

ET DE ST PAUL QUI ONT DÛ SUBIR MARILYN MANSON. »<br />

LETTRE DU MINNESOTA FAMILY COUNCIL À UNE CHAÎNE DE SUPERMARCHÉ<br />

« NOUS LUTTONS POUR DIEU CONTRE SATAN. »<br />

FLORENCE HENSELL, DANS UNE LETTRE AU CONSEIL MUNICIPAL D'UTICA<br />

À PROPOS DU CONCERT À L'AUDITORIUM DE LA VILLE<br />

«JE N'AI PAS L'HABITUDE D'INTERFÉRER AVEC LE LIBRE ARBITRE,<br />

MAIS DANS LE CAS PRÉSENT, JE NE COMPRENDS PAS POURQUOI<br />

ON FAIT PAYER LES GENS POUR VOIR CETTE MERDE. »<br />

ALDERMAN RAY CLARK DE CALGARY À PROPOS DU CONCERT AU MAX BELL CENTER<br />

« JE N'AVAIS JAMAIS ENTENDU PARLER D'UN GROUPE APPELÉ MARILYN MANSON<br />

JUSQU'À IL Y A DEUX OU TROIS SEMAINES, LORSQUE J'AI ÉTÉ INONDÉ<br />

DE COUPS DE TÉLÉPHONE, AUSSI BIEN À MON BUREAU QU'À MON DOMICILE,<br />

À PROPOS DU CONCERT QUI A LIEU CE SOIR AU WINGS STADIUM DE KALAMAZOO...<br />

LEUR MESSAGE EST UN APPEL À TUER DIEU, À TUER SES PARENTS ET À SE SUICIDER.<br />

J'AI DISTRIBUÉ À TOUS MES COLLABORATEURS UN ARTICLE DE PRESSE<br />

DANS LEQUEL EST INSCRIT TOUT CE QUE M. MANSON RECONNAÎT AVOIR FAIT SUR<br />

SCÈNE : TOUT TYPE D'ACTES SEXUELS, AINSI QU'UN CERTAIN NOMBRE<br />

DE VULGARITÉS AFIN DE PROMOUVOIR LA VIOLENCE DANS NOTRE SOCIÉTÉ.<br />

NOUS AVONS DONC ÉTÉ AMENÉ À PRENDRE CETTE DÉCISION : TOUTE PERSONNE<br />

DE MOINS DE DIX-HUIT ANS DEVRA ÊTRE ACCOMPAGNÉE DE SES PARENTS. DANS LA SEULE<br />

VILLE DE KALAMAZOO, NOUS AVONS RECUEILLI PLUS DE DIX MILLE LETTRES<br />

POUR PROTESTER CONTRE LA TENUE DE CE CONCERT. »<br />

DALE SHUGGARS, SÉNATEUR DU MICHIGAN<br />

NON DATÉ<br />

Je viens de recevoir un coup de téléphone de mon père. Il était en train de regarder Histoires<br />

vraies d'une patrouille sur l'autoroute et l'un des reportages relatait l'arrestation d'un type qui<br />

était recherché dans tout l'Ohio. Son coffre était rempli d'armes à feu. Il s'agissait d'un chrétien<br />

fanatique édenté de vingt-cinq ans qui avait avoué se rendre en Floride pour tuer l'Antéchrist.<br />

Cette émission est passée la semaine où nous devions jouer en Floride.<br />

AVRIL 1997<br />

Je suis en train de plier la serviette en papier sur laquelle j'ai fait un brouillon pour expliquer<br />

sur MTV l'annulation, contre notre volonté, de notre concert en Caroline du Sud.<br />

« Une fois de plus, les soi-disant serviteurs de Dieu ont confirmé qu'ils n'étaient que des<br />

hypocrites. Ils ont illustré par leur hostilité que l'Église et l'État ressemblent de façon écœurante<br />

à l'Allemagne nazie. Tout le monde en souffre : nous souffrons, nos fans souffrent, la constitution<br />

des États-Unis souffre et nos culs bénis de politiciens de droite en Caroline du Sud souffrent<br />

parce qu'ils ne peuvent plus cacher à la population qu'ils ne sont que des connards de fascistes.<br />

Que peut-on espérer dans un État qui brandit encore le drapeau de la Confédération ?<br />

Vous voulez la révolution ? Vous allez l'avoir. »<br />

10 MAI 1997<br />

Sean McGann, l'un de mes roadies, est mort la nuit dernière. Il avait picolé et a essayé de<br />

descendre en rappel de la passerelle. Mais il avait oublié d'attacher les cordes. Je sais que je n'y<br />

suis pour rien, mais je me sens responsable, car s'il n'avait pas bossé pour moi, il serait sans<br />

doute toujours en vie.<br />

J'ai sans doute vécu une vie relativement tranquille. À part ma chienne Aleusha, c'est la première<br />

personne proche de moi qui est morte. Ça me renvoie des années en arrière, lorsque je<br />

voulais tuer Nancy, ainsi que Bratt mon premier bassiste. Ça n'aurait servi à rien. La nature a<br />

toujours le dernier mot. Mais Sean méritait-il ça ?<br />

ANTICHAMBRE, JOUR DE LA FÊTE DES MÈRES, 6 HEURES DU MATIN.<br />

Aujourd'hui, j'ai appelé ma mère et pour la première fois je me suis rendu compte que j'avais<br />

dû être un môme très chiant et qu'elle avait dû en souffrir. Je lui ai dit que je l'aimais. J'ai souvent<br />

vu mon père ces derniers temps. Il est venu à plusieurs de mes spectacles. Il semble plus<br />

sensible aux compliments que je ne le suis. Il se balade partout en disant qu'il est le père du Roi<br />

de la Baise. Nous nous entendons beaucoup mieux que lorsque j'étais gamin. Quand les gens<br />

ont commencé à accepter ma démarche, je crois que mes parents ont suivi.<br />

PARIS, LE 29 MAI 1997<br />

Aujourd'hui, j'ai parlé à Snoop Doggy Dogg. Je ne sais pas si on peut appeler ça une conversation,<br />

car j'avais beaucoup de mal à comprendre ce qu'il me disait. Je crois qu'il veut collaborer<br />

avec moi, d'une manière ou d'une autre ; il a parlé de marijuana aussi.<br />

NEW YORK, LE 15 JUIN 1997<br />

Grâce à notre avocat Paul Cambria, nous avons gagné notre procès contre l'État du New<br />

Jersey, et ce soir nous allons pouvoir jouer à l'OzzFest au Giants Stadium, malgré les objections<br />

de la direction du stade. (C'est amusant parce que j'ai vu le film Larry Flint il y a quelques jours,<br />

et mon copain Edward Norton — le petit ami de Courtney Love — y joue un mélange de Paul<br />

et de différents avocats ayant travaillé sur le procès Hustler.) Bien qu'on parle de cette affaire<br />

toutes les cinq minutes aux informations, je ne suis pas sûr que le public ait été au courant. On<br />

a tout brisé, y compris nous-mêmes, par frustration, pour tenter de les faire sortir de leur apathie.<br />

J'ai fini par m'entailler gravement, et le personnel de santé présent n'a pas voulu me recoudre<br />

sur place, pour une histoire d'assurance. Ils voulaient que j'aille à l'hôpital, mais j'ai préféré<br />

rester backstage pour me soûler avec Pantera.<br />

[À SUIVRE]


UNE REQUÊTE A ÉTÉ DÉPOSÉE POUR INTERDIRE LA NEW JERSEY SPORTS EXHIBITION<br />

AUTHORITY ( « NJSEA ») DE PROGRAMMER MARILYN MANSON AU COURS DE LA « OZZFEST 97 »<br />

QUI SE TIENDRA AU GIANTS STADIUM LE 15 JUIN 1997. MARILYN MANSON EST UN GROUPE<br />

DE HEAVY METAL QUE LE NJSEA A JUGÉ INADMISSIBLE. MARILYN MANSON N'AURA PAS LE<br />

DROIT DEJOUER AU GIANTS STADIUM EN RAISON DES BARRAGES CRÉÉS SUITE À LA COLLI-<br />

SION AVEC LES PRINCIPES CONSTITUTIONNELS ET CONTRACTUELS BIEN ÉTABLIS...<br />

LE 18 AVRIL 1997, LE NJSEA A PUBLIÉ UN COMMUNIQUÉ INTITULÉ « DÉCLARATION DU<br />

NJSEA À PROPOS DE MARILYN MANSON ET DE L'OZZFEST ». CE COMMUNIQUÉ DÉCLARAIT<br />

QUE MARILYN MANSON N'AURAIT PAS LE DROIT DE JOUER AU GIANTS STADIUM ET QUE L'OZZ-<br />

FEST SERAIT ANNULÉ POUR CAUSE DE PRÉSENCE DE MARDLYN MANSON À L'AFFICHE...<br />

LE NJSEA PRÉCISE QUE MARILYN MANSON EST RETIRÉ DE L'AFFICHE À CAUSE DES ANTÉCÉ-<br />

DENTS DU GROUPE. D'APRÈS LE NJSEA, LA PRÉSENCE DE CE GROUPE PEUT REPRÉSENTER<br />

DES RISQUES POUR LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET SALIR AINSI LA RÉPUTATION DU NJSEA ET<br />

L'EMPÊCHER PAR LA SUITE D'ÊTRE UN FORUM D'ORGANISATION LUCRATIVE DE CONCERTS...<br />

LA MOTIVATION DU NJSEA EST CONFIRMÉE PAR LA CLAUSE SUR LAQUELLE LE NJSEA<br />

APPUIE SON AUTORITÉ AFIN D'EXCLURE MARILYN MANSON DU CONCERT. DANS LE CONTRAT<br />

QUE SOUMET LE NJSEA, UN ARTISTE PEUT ÊTRE EXCLU POUR « TERRAIN SUJET À OFFENSER<br />

LA MORALE PUBLIQUE, MANQUEMENT AUX PRÉTENTIONS EXIGÉES PAR LA PUBLICITÉ<br />

AUTOUR DE L'ÉVÉNEMENT, VIOLATION DES RESTRICTIONS DANS LE CONTENU DE L'ÉVÉ-<br />

NEMENT, CLAUSES LUES ET APPROUVÉES PAR LES DEUX PARTIES À LA SIGNATURE DE L'AC-<br />

CORD ». LE SEUL POINT DANS CETTE CHARTE SUR LEQUEL S'APPUIE LE NJSEA EST QUE LE<br />

SPECTACLE DE MARILYN MANSON EST PAR AVANCE SOUPÇONNÉ D'ATTEINTE À LA MORALE<br />

PUBLIQUE. CE QUI SEMBLE ÊTRE LA QUINTESSENCE DES RÉGLEMENTATIONS BASÉES SUR LE<br />

CONTENU.<br />

UN ARGUMENT SUPPLÉMENTAIRE DU NJSEA VEUT QUE LES PROBLÈMES DE SÉCURITÉ<br />

LES AIENT POUSSÉS À REFUSER LA PARTICIPATION DE MARILYN MANSON AU GIANTS STA-<br />

DIUM. MAIS LE NJSEA N'A APPORTÉ AUCUNE PREUVE QUE LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ<br />

ÉTAIT LÉGITIME ET NON PAS UN PRÉTEXTE. AU CONTRAIRE, AUCUNE ACTIVITÉ ILLÉGALE<br />

OU VIOLENTE N'A ÉTÉ CONSTATÉE LORS DE L'ACTUELLE TOURNÉE DE MARILYN MANSON.<br />

IL APPARAÎT QUE LES PLAIGNANTS ONT OBÉI AUX REQUÊTES DU NJSEA EN FAVEUR DE<br />

CONCESSIONS AFIN DE RENFORCER LA SÉCURITÉ.<br />

LE NJSEA A AVANCÉ ÉGALEMENT QUE LA PARTICIPATION DE MARILYN MANSON ALLAIT<br />

NUIRE À SA RÉPUTATION ET À SA SOURCE DE REVENUS. PAR CONTRE, LE NJSEA A CONCÉDÉ<br />

APRÈS CONFRONTATION VERBALE QUE LA DÉCISION D'EXCLURE MARILYN MANSON N'ÉTAIT<br />

PAS BASÉE SUR L'ASPECT ÉCONOMIQUE DU SHOW EN QUESTION ; LE SHOW DEVAIT PAR<br />

AVANCE APPORTER DES REVENUS SUBSTANTIELS. PAR CONTRE, LE NJSEA A AFFIRMÉ QU'À<br />

CAUSE DE LA PRÉSENCE DE MARILYN MANSON IL NE POURRAIT SANS DOUTE PLUS UTILISER<br />

LE STADE À L'AVENIR. L'ARGUMENT FOURNI PAR LE NJSEA N'EST PAS SUFFISAMMENT TAN-<br />

GIBLE POUR ÊTRE PERSUASIF. AUCUNE PREUVE ÉCRITE N'EST VERSÉE AU DOSSIER POUR JUS-<br />

TIFIER CE QUI POURRAIT NUIRE À SA RÉPUTATION. LA COUR SE DÉCLARE DONC NON<br />

CONVAINCUE.<br />

DE PLUS, IL APPARAÎT QUE LA REQUÊTE DU NJSEA DEMANDANT À TOUS LES ARTISTES DE<br />

SIGNER UN CONTRAT AUTORISANT LE NJSEA À CONTRÔLER LA MORALITÉ DES CONCERTS<br />

NE LEUR PERMET PAS DE RESTREINDRE L'ACCÈS, MÊME À UN FORUM PRIVÉ. IL PARAÎT CLAI-<br />

REMENT DÉRAISONNABLE QUE LE GIANTS STADIUM ACCUEILLE TOUT UN CONCERT DE<br />

GROUPES DE HEAVY METAL À L'EXCEPTION D'UN SEUL - MARILYN MANSON - QUI N'A<br />

DÉMONTRÉ AUCUNE PROPENSION À COMMETTRE DES ACTIVITÉS ILLÉGALES SUR SCÈNE.<br />

PAR CONSÉQUENT, LE NJSEA NE SOUFFRIRA AUCUN PRÉJUDICE IRRÉPARABLE EN AUTORI-<br />

SANT MARILYN MANSON À JOUER AU GIANTS STADIUM...<br />

LE 7 MAI, IL A ÉTÉ ORDONNÉ QUE, EN ATTENDANT UNE AUDITION CONCERNANT UNE<br />

DEMANDE D'INJONCTION PERMANENTE, LE NJSEA EST PRÉLIMINAIREMENT ENJOINT ET<br />

CONTRAINT À NE PAS INTERDIRE LES PLAIGNANTS DE PRÉSENTER AU CONCERT LEUR SHOW<br />

« MARILYN MANSON » AU GIANTS STADIUM LE 15 JUIN 1997.<br />

DÉCISION RENDUE PAR LA COUR DE PREMIÈRE INSTANCE<br />

DU NEW JERSEY, CONFIRMANT LE DROIT DU PLAIGNANT MARILYN<br />

MANSON, INC. ET AUTRES DE JOUER AU CONCERT « OZZFEST »<br />

AU GIANTS STADIUM, QUI AVAIT ÉTÉ ANNULÉ PAR L'ACCUSÉ LE NJSEA<br />

NEW YORK [SUITE]<br />

Il m'a ramené, ainsi que Twiggy et Pogo, dans sa maison de Dallas. Après avoir fait le<br />

tour des boîtes de strip-tease et s'être comportés comme les gens qui ont un autocollant « Je<br />

' suis un rebelle » sur leur voiture sont censés le faire, je me rappelle vaguement que quelqu'un<br />

m'a glissé un acide dans la bouche et que je me suis réveillé dans une poubelle en essayant<br />

d'empêcher un porc de me chier dessus.<br />

CHICAGO, LE 19 JUIN 1997<br />

J'espérais que le public de l'OzzFest serait plus large d'esprit. C'est le type de public qui<br />

a grandi avec des groupes comme Black Sabbath et Alice Cooper, bref, des groupes qui se<br />

donnaient plus sur scène que la moyenne des groupes de rock and roll. Mais jusque-là, ce<br />

n'est qu'une bande de trous du cul habituels, bourrés et intimidés tellement ils sont embrouillés<br />

et veulent (peut-être) baiser avec moi, ce qui les emmerde vraiment. C'est une impression<br />

étrange, je pense que je commence à aimer ça. Ça fait un bout de temps que nous ne sommes<br />

pas passés en tête d'affiche. Parfois une foule comme celle-là, qui me déteste autant, est aussi<br />

bonne qu'une foule qui m'adore : cela me donne envie de donner le meilleur de moi-même.<br />

TORONTO, LE 31 JUILLET 1997<br />

Aujourd'hui, la police m'a prévenu que, si je chantais la chanson de Patti Smith Rock and<br />

Roll Nigger, je serais immédiatement arrêté pour incitation à la haine raciale. Pour déconner<br />

avec ces crétins, je me suis rendu à leur convocation accompagné d'un ami noir, Corey, et<br />

d'Aaron, mon garde du corps. J'avais un képi de flic sur la tête et j'ai demandé à l'officier de<br />

police ce qui le dérangeait dans notre spectacle. Nerveusement, il a feuilleté ses notes et m'a<br />

dit : « Il y a une chanson en particulier », comme s'il ne savait plus de laquelle il s'agissait. Il<br />

finit par marmonner Rock and Roll Nigger, surtout pour ne pas offenser Corey qui semble<br />

vouloir démonter tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un Blanc. Je me suis senti<br />

obligé de lui expliquer que ce n'était pas moi, mais Patti Smith qui avait écrit cette chanson,<br />

et qu'elle y dénonce justement la mise à l'écart et la discrimination des gens pour leurs idées,<br />

leurs croyances ou leur art — ce que ce trou du cul était justement en train de faire. Comme<br />

il ne semblait toujours pas comprendre, je me suis contenté de lui signifier que j'allais jouer<br />

ce titre et qu'on verrait bien ce qu'il se passerait après.<br />

Bien que je lui aie affirmé que le show n'allait pas être modifié, j'en ai tout de même changé<br />

quelques petits trucs. J'ai enfilé un uniforme de policier, avec un badge qu'un fan m'avait<br />

offert et qui avait appartenu à un flic mort en service. J'ai également invité Corey sur scène<br />

pour chanter, particulièrement les phrases dans lesquelles était cité le mot nègre.<br />

Pour le rappel et avant de commencer à chanter, j'ai fait cette déclaration au public : « Je<br />

vais vous raconter un truc qui vient de m'arriver. Il y a une chanson qui a été écrite il y a vingt<br />

ans par une femme qui s'appelle Patti Smith. Deux flics blancs sont venus me voir et m'ont<br />

dit : «Vous ne pouvez pas chanter cette chanson.» Ils m'ont dit que c'était une chanson contre<br />

les gens de couleur. C'est pourquoi je tiens à expliquer à ces deux idiots crétinisants que ce<br />

titre parle de gens comme vous et moi, de gens qu'ils discriminent pour ce qu'ils sont. Comme<br />

ils nous ont discriminés aujourd'hui. Et ils sont incapables de comprendre. Ce sont vraiment<br />

des connards de première. Je dédie cette chanson aux forces de police canadiennes. »<br />

Tout le monde s'est rendu compte, le public comme le groupe, que personne ne haïssait<br />

les « nègres ». Par contre, nous haïssions tous les flics. Je n'ai pas été arrêté, je n'ai même pas<br />

eu d'amende. Peut-être n'écoutaient-ils pas ? Ils devaient être plus occupés à chercher des<br />

brosses dans les toilettes pour nous les mettre dans le cul.<br />

PORTUGAL, SEPTEMBRE 1997<br />

Des tas de gens pourraient faire ce que je fais, même underground. C'est ce que nous avons<br />

fait pendant des années et personne ne faisait attention à nous. C'est uniquement lorsqu'on


entre dans les foyers que les gens s'intéressent. Mais ce que nous avons fait sur scène,<br />

avec des bannières fascistes, les Bibles déchirées, la neige qui tombait du ciel, toutes les<br />

. choses merveilleuses : le message est quand même plus sujet à controverse que de se mettre<br />

à poil ou de tuer des chiens sur scène parce que c'est trop puissant et significatif. Je suis<br />

fier, parce que au départ je n'osais pas le faire. Je ne savais pas si je pouvais m'en sortir.<br />

J'aurais pu être démoli. Je me souviens de la première fois où nous avons fait écouter l'album<br />

à Jimmy [Lovine, le patron d'Interscope Records], il nous a dit : « C'est le meilleur<br />

album de rock écrit depuis dix ans. Mais je ne veux pas que vous partiez sur de mauvaises<br />

bases, car personne ne va l'écouter. N'importe qui peut vendre 700 000 albums.<br />

Sortez de votre garage. » Je lui ai répondu que la chose la plus importante pour moi était<br />

d'avoir écrit des chansons que les gens chanteront, et dont ils se souviendront. Nous<br />

avons pénétré le système d'une manière inattendue et ça, c'était une forme d'expression<br />

artistique en soi.<br />

BRÉSIL, SEPTEMBRE 1997<br />

J'ai ouvert un biscuit chinois dans lequel la devise était : « Lorsque tous vos souhaits<br />

auront été réalisés, nombreux seront les rêves qui s'écrouleront. » Bien, j'ai obtenu tout<br />

ce que je voulais. Nous sommes le plus grand groupe des États-Unis. Nous avons reçu<br />

des disques de platine. Nous avons fait la couverture de Rolling Stone, ce que Dr Hook<br />

n'a jamais réussi à obtenir. Mais en chemin j'ai réussi à détruire et perdre tout ce que j'aimais.<br />

Le monde me regarde comme moi je regardais mon grand-père. J'espère qu'ils<br />

apprécient ce qu'ils voient, parce que moi, oui.<br />

Je me sens comme un mélange d'Elvis Presley, de Jack Warner et du révérend Ernest<br />

Angley, et ça me trouble. À force de bâtir mon succès sur mes échecs, je suis devenu ce<br />

qui me faisait peur.<br />

MEXICO, LE 17 SEPTEMBRE 1997<br />

Le show de ce soir a été un véritable désastre, un soulagement, un fiasco, un combat<br />

sans vainqueur, un mauvais trip. Twiggy s'est éclaté la main sur le dernier morceau de ce<br />

tout dernier show en explosant sa basse. C'était l'illustration parfaite du rock and roll,<br />

de ce que nous représentions. Nous avons vraiment progressé au cours de cette année et<br />

je suis content que ça soit terminé. Je vois déjà l'Amérique, Nothing Records, nos amis<br />

ainsi que les médias affirmer que nous sommes au sommet de notre carrière. Malheureusement<br />

pour eux, cela ne fait que commencer.


Muscular Artery of the Urethral Bulb.<br />

Inferior Hemorrhoidal. Urethral.<br />

Perineal. Deep Artery of the Penis.<br />

Dorsal Artery of the Penis.<br />

FIG. 561—The superficial branches of the internal pudendal artery.<br />

REMERCIEMENTS<br />

MERCI À ALEUSHA, ALYSSA, ANDREW ET SUZIE, LE RÉVÉREND ERNEST<br />

ANGLEY, FIONA APPLE, TOM ARNOLD, DANIEL ASH, ASIA,<br />

BIG DARLA, BLANCHE BARTON, SEAN BEAVAN, MRS. BURDICK,<br />

PAUL CAMBRIA, CARL, CASEY, CHAD, CAROLYN COLE, COREY,<br />

BILLY CORGAN, KEITH COST, JOHN CROWELL ET SON FRÈRE, DAVE,<br />

FREDDY DEMANN, AARON DILKS, DIMEBAG DARRELL, EDEN,<br />

COREY FELDMAN, ROBIN FINCK, FLAVOR FLAV, FRANKIE, FROG,<br />

MICHELLE GILL, JOHN GLAZER, SHERMAN HELMSLEY, JIMMY IOVINE,<br />

JAY ET TIM, JOHN JACOBAS, JENNA JAMESON, JEANINE, JEBEDIAH,<br />

JENNIFER, JESSICKA, JONATHAN, JACK KEARNIE, AU TROU DE BALLE DE<br />

KELLY, BILL KENNEDY, RICHARD KENT, MARY BETH KROGER, XERXES<br />

SATAN LAVEY, LENNY, MR. LIFTO, LISA, TRACI LORDS, LOUISE, COURTNEY<br />

LOVE, DAVID LYNCH, LYNN, JOHN A. MALM JR., MARIE, MARK,<br />

ROSE MC GOWAN, MISSI, MAÎTRESSE BARBARA, NANCY,


FiG. 911.—Front of left eye with eyelids separated to show<br />

medial canthus.<br />

CRÉDITS PHOTOS<br />

p. ii Floria Sigismondi p. 207 Dean Karr<br />

p. xiii Dean Karr p. 208 Myk Mishoe<br />

p. 43 Floria Sigismondi p. 212 Floria Sigismondi<br />

pp. 74-75 Dean Karr p. 214 Dean Karr<br />

p. 77 Dean Karr p. 222 Dean Karr<br />

p. 103 Joseph Cultice p. 229 Dean Karr<br />

p. 112 Joseph Cultice p. 239 Joseph Cultice<br />

p. 127 JefferyWeiss p. 264 Jen Syme (Navarro), Jim<br />

pp. 128-129 Joseph Cultice Lanza (Papa et Zepp ;<br />

p. 151 Jim Lanza Cambria et les autres),<br />

p. 156 Kevin Mazur Melissa Au der Maur (Corp.<br />

157 Joseph Cultice gan), Jim Lanza (Ozzy)<br />

pp. 166-167 Blanche Barton p. 268 Jim Lanza<br />

p. 184 Joseph Cultice p. 270 Dean Karr<br />

pp. 204-205 Dean Karr p. 271 Joseph Cultice<br />

CAHIER PHOTOS COULEURS<br />

p. 1 Joseph Cultice p. 8 Joseph Cultice<br />

p. 2 Joseph Cultice p. 9 Dean Karr<br />

p. 3 Dean Karr p. 12 Dean Karr<br />

p. 4 Joseph Cultice p. 13 Jim Lanza<br />

p. 5 Joseph Cultice p. 14 Dean Karr<br />

p. 6 Dean Karr p. 15 Dean Karr<br />

p. 7 Bob Mussell p. 16 Bob Mussell<br />

Toutes les autres photos font partie de la collection privée de l'auteur.<br />

Les illustrations page iv, tirées de L'Enfer de La Divine Comédie de Dante Alighieri,<br />

sont d'Allen Mandelbaum (1980). Avec l'aimable autorisation de Bantam Books, division<br />

de Bantam Doubleday Dell Publishing Group, Inc.<br />

MARILYN MANSON FAMILY<br />

25935 DÉTROIT RD., SUITE #329

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