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Senghor - Saint-John Perse, le poète aux masques

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S’il en est ainsi, c’est que comme beaucoup, mais sans doute plus que tout autre,<br />

<strong>Senghor</strong> se situe dans <strong>le</strong> sillage de <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong>, qui fut pour lui et pour son œuvre, l’un<br />

des « génies tutélaires » dont parla Armand Guibert, 6 <strong>aux</strong> côtés de Claudel, de Mallarmé et de<br />

Péguy. Cette présente étude se propose de dresser un panorama de l’influence qu’a pu exercer<br />

ce « génie tutélaire » de <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong> sur l’œuvre et sur la pensée de Léopold Sédar<br />

<strong>Senghor</strong>. Ouvertement, nous prendrons nos distances avec <strong>le</strong>s vagues considérations sur de<br />

pâ<strong>le</strong>s « affinités » mais aussi avec la véhémence des rapprochements outranciers. Ce sont<br />

d’ail<strong>le</strong>urs là deux tendances opposées <strong>aux</strong>quel<strong>le</strong>s semb<strong>le</strong>nt voués trop souvent ceux que<br />

préoccupent <strong>le</strong>s problématiques des parentés littéraires, ceux qui n’hésitent pas à s’aventurer<br />

dans <strong>le</strong>s territoires mouvants de ce que la théorie nomme « intertextualité ». Il est temps que<br />

dans <strong>le</strong>s études littéraires, soit revalorisé <strong>le</strong> beau mot d’« influence », qu’il s’agit surtout de<br />

réinventer. Trop longtemps, on a cantonné la notion à l’étroite dia<strong>le</strong>ctique des précurseurs et<br />

des suiveurs, opposant jusqu’à la caricature la sp<strong>le</strong>ndeur des devanciers à la servilité des<br />

épigones. Pour ma part, je verrais plutôt dans ce mot la trace d’une tension féconde, cel<strong>le</strong> de<br />

la confrontation des œuvres naissantes ou en cours d’édification avec un héritage librement<br />

choisi. Il faudrait à coup sûr renoncer à la vision simpliste du rapport de l’influencé avec des<br />

modè<strong>le</strong>s indépassab<strong>le</strong>s, plaçant toujours <strong>le</strong> premier dans cette « anxiété de l’influence » dont<br />

parla naguère Harold Bloom, qui avait défini ainsi l’attitude de certains écrivains redoutant en<br />

eux-mêmes <strong>le</strong> poids trop sclérosant de prédécesseurs vénérés. 7 Plus exigeante est sans doute<br />

la définition de l’influencé comme « celui qui a gardé l’influx » d’un héritage assumé et<br />

reformulé dans <strong>le</strong> processus de création – et c’est bien la définition que je proposerais ici.<br />

Définition exigeante ai-je dit, parce qu’il s’agit, me semb<strong>le</strong>-t-il, avant d’apprécier l’influx, de<br />

bien cerner <strong>le</strong> flux et <strong>le</strong> reflux. En l’occurrence, <strong>le</strong> flux serait <strong>le</strong> mode de confrontation de<br />

l’écrivain avec un héritage intégré par lui, reçu en un contexte particulier : il s’agirait de la<br />

genèse de l’influence. Le reflux désignerait l’ordre esthétique laissé après cet avènement chez<br />

celui qui l’aura connu (et pas forcément subi) ; il s’agirait alors du moment de la<br />

reformulation de l’influence, dessinant <strong>le</strong>s modalités propres de l’intertexte. Loin des affres<br />

du mimétisme, l’influx ainsi compris, nommerait <strong>le</strong> moment d’une synthèse où la trace reçue<br />

puis redéployée d’une présence textuel<strong>le</strong> a été suffisamment substantiel<strong>le</strong> pour modifier, pour<br />

féconder une vision créatrice.<br />

C’est du reste <strong>Senghor</strong> lui-même qui reconnut de façon explicite l’importance des<br />

influences reçues chez <strong>le</strong>s <strong>poète</strong>s de la Négritude dont il fut <strong>le</strong> chantre, avec Aimé Césaire.<br />

Revenant sur ses propres années de formation, il discerna en lui <strong>le</strong> réceptac<strong>le</strong> d’influences<br />

multip<strong>le</strong>s accueillies en une jeunesse ivre de <strong>le</strong>ctures abondantes, riche d’une inoubliab<strong>le</strong><br />

effervescence intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> et poétique. A n’en pas douter, <strong>le</strong> contact avec l’œuvre de <strong>Saint</strong>-<br />

<strong>John</strong> <strong>Perse</strong> fut un moment fort dans l’itinéraire poétique de <strong>Senghor</strong>. Ecoutons-<strong>le</strong> dans la<br />

postface d’Ethiopiques, rédigée en 1954 :<br />

« Les <strong>poète</strong>s de l’Anthologie 8 ont subi des influences, beaucoup d’influences ; ils s’en font gloire.<br />

Je confesserai même – Aragon m’en donne l’exemp<strong>le</strong> – que j’ai beaucoup lu, des troubadours à<br />

Paul Claudel. Et beaucoup imité. […]. Je confesserai aussi qu’à la découverte de <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong><br />

<strong>Perse</strong>, après la Libération, je fus ébloui comme Paul sur <strong>le</strong> chemin de Damas ». 9<br />

6 Armand Guibert, Léopold Sédar <strong>Senghor</strong>, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1969, p. 6.<br />

7 Harold Bloom, The Anxiety of influence : a theory of poetry, Oxford University Press, 1973, rééd. 1997.<br />

8 Il s’agit bien sûr de l’Anthologie de la nouvel<strong>le</strong> poésie nègre et malgache de langue française qu’il publia en<br />

1948 <strong>aux</strong> Presses Universitaires de France, et dont la préface de Jean-Paul Sartre (Orphée noir) fit beaucoup<br />

pour la fortune du concept même de Négritude.<br />

9 L.S. <strong>Senghor</strong>, « Comme <strong>le</strong>s lamentins vont boire à la source », postface d’Ethiopiques, Œuvre poétique, Paris,<br />

Seuil, 1964 -1990, p. 157. Toutes <strong>le</strong>s citations de l’œuvre poétique de <strong>Senghor</strong> seront extraites de cette édition,<br />

désormais désignée par l’abréviation O.P.<br />

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