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Senghor - Saint-John Perse, le poète aux masques

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au réel que tisse <strong>le</strong> verbe de <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong>. Avec une grande perspicacité, il identifie <strong>le</strong><br />

projet d’une mimèsis devant déboucher sur une recréation du réel dans l’espace du poème :<br />

« Au Poète donc, appartient <strong>le</strong> privilège de découvrir, sous l’ambiguïté des choses, parmi la doub<strong>le</strong><br />

face de <strong>le</strong>ur énergie et <strong>le</strong>s inter-réactions de <strong>le</strong>urs éléments, au Poète appartient de découvrir <strong>le</strong>ur<br />

réalité, qui est, en même temps, <strong>le</strong>ur vérité : “la chose même. […] Il piège <strong>le</strong> réel en lui présentant<br />

<strong>le</strong>s formes des choses. En <strong>le</strong>s mimant. […] Mais il ne s’agit pas de simp<strong>le</strong>s copies ; il s’agit d’une<br />

nouvel<strong>le</strong> création, il s’agit de re-créer. Il s’agit, dans un ordre plus lumineux parce que plus<br />

excessif, de faire saisir un réel plus réel que <strong>le</strong> réel quotidien : un réel mis à nu. » 82<br />

Intuition d’un critique-<strong>poète</strong> qui a lui-même adopté cette esthétique ; exactitude de l’analyse<br />

qui rejoint d’ail<strong>le</strong>urs avec précision <strong>le</strong>s propres conceptions de <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong>. 83<br />

Quant au thème de la nomination poétique, c’est avec la même attention qu’il est<br />

abordé dans <strong>le</strong> texte de Liberté 1. On se souvient des mots d’Edgar Faure, prononçant dans <strong>le</strong><br />

ton lyrique qui <strong>le</strong> caractérisait <strong>le</strong> discours de réception de <strong>Senghor</strong> à l’Académie française, <strong>le</strong><br />

29 mars 1984 : « Je dirai ton nom, <strong>Senghor</strong>. Nomina numina. Chez vous, <strong>le</strong> nom se décline et<br />

se déclame. On <strong>le</strong> psalmodie et on <strong>le</strong> chante. Il doit sonner comme <strong>le</strong> sorong, ruti<strong>le</strong>r comme <strong>le</strong><br />

sabre au so<strong>le</strong>il. » 84 Le nom de famil<strong>le</strong>, certes, mais aussi <strong>le</strong> nom poétique en général, magnifié<br />

dans ce rituel de la célébration du monde par <strong>le</strong> verbe que <strong>Senghor</strong> partage avec <strong>Perse</strong>. C’est<br />

là une commune conception du langage poétique qui se manifeste, et qui fait <strong>Senghor</strong> saluer<br />

en <strong>Perse</strong> un maître en élégance de la langue, vecteur de ce « délice du bien dire » qui <strong>le</strong> ravit<br />

et qu’il vante dans plusieurs textes. Il a été frappé par cette assertion d’Amers : « Et <strong>le</strong> délice<br />

encore du mieux dire engendrera la grâce du sourire… ». 85 Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit<br />

éga<strong>le</strong>ment du credo dans <strong>le</strong>quel il se reconnaît en tant que francophone, car il y voit une<br />

caractéristique propre <strong>aux</strong> écrivains issus de l’outre-mer ; c’est pourquoi au terme de l’étude il<br />

rapproche <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong> de Césaire et de Glissant, tous trois d’extraction antillaise, perçus<br />

ici dans une commune gourmandise des mots et chez qui la sensualité du langage n’a pas été<br />

érodée par une quelconque banalisation. 86 Il y revient allusivement dans un autre texte, de<br />

Liberté 3, où <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> évoqué est bien celui du « respect » de la langue française dont ces<br />

écrivains seraient en quelque sorte <strong>le</strong>s garants selon lui, du fait même de ce rapport de<br />

séduction au français :<br />

« Paradoxa<strong>le</strong>ment, du fait précisément qu’ils étaient des “pays chauds”, il sont tenu, plus que <strong>le</strong>s<br />

natifs de l’Hexagone, à respecter la langue française. Il y a un “délice du bien dire” chez beaucoup<br />

d’entre eux, qui <strong>le</strong>s caractérise et fait <strong>le</strong>ur originalité. » 87<br />

82 Ibid., p. 347-348.<br />

83 On constatera sans peine cette conjonction en mettant en regard l’analyse de <strong>Senghor</strong> avec, par exemp<strong>le</strong>, la<br />

<strong>le</strong>ttre de <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong> à Katherine Bidd<strong>le</strong> (O.C., p. 921), publiée dans <strong>le</strong> volume de la Pléiade, donc bien<br />

après l’étude de <strong>Senghor</strong> : « C’est que, dans la création poétique tel<strong>le</strong> que je puis la concevoir, la fonction même<br />

du <strong>poète</strong> est d’intégrer la chose qu’il évoque ou de s’y intégrer, s’identifiant à cette chose jusqu’à la devenir luimême<br />

et de s’y confondre : la vivant, la mimant, l’incarnant, en un mot, ou se l’appropriant, toujours très<br />

activement, jusque dans son mouvement propre et sa substance propre. D’où la nécessité de croître et de<br />

s’étendre quand <strong>le</strong> poème est vent, quand <strong>le</strong> poème est mer – comme la nécessité serait au contraire de l’extrême<br />

brièveté si <strong>le</strong> poème était la foudre, était l’éclair, était <strong>le</strong> glaive. » On se référera éga<strong>le</strong>ment au Discours de<br />

Stockholm (O.C., p. 444) : « Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, “<strong>le</strong> réel absolu”, el<strong>le</strong> en est bien la plus<br />

proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où <strong>le</strong> réel dans <strong>le</strong> poème<br />

semb<strong>le</strong> s’informer lui-même. »<br />

84 Ce faisant, Edgar Faure pastichait finement ce passage du poème « Je ne sais », d’Ethiopiques : « Mon frère<br />

élu, dis-moi ton nom. Il doit résonner haut comme un sorong / Ruti<strong>le</strong>r comme <strong>le</strong> sabre au so<strong>le</strong>il. » (O.P., p. 149).<br />

85 <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong>, Amers, « Invocation », 4, p. 262.<br />

86 Cf. L.S. <strong>Senghor</strong>, « <strong>Saint</strong>-<strong>John</strong> <strong>Perse</strong> ou poésie du royaume d’enfance », op. cit., p. 352-353.<br />

87 L.S. <strong>Senghor</strong>, « Anglophonie et francophonie », op. cit., p. 462.<br />

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