La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

96 La Folie magne à un Allemand, mais à lui France, puisque le grand-père avait choisi. Les balafrés comprenaient cela. Ils estimaient. Par une subtilité de politesse, on ne lui parlait qu’en français, en s’excusant du mauvais français ; lui ne répondait qu’en allemand. Un grand diable de vieil étudiant, comme on en rencontre en Allemagne, et qui était peut-être l’aîné du professeur, après avoir préparé et médité sa phrase, lui demanda: « Alors donc, Monsieur Professeur Moser, vous ne seriez pas, comment dit-on ? pacifiste ? Ici dans Weimar nous croyons volontiers que tous les Français sont pacifistes (c’est bien ainsi que l’on dit, n’est-ce pas ? )» Gunther Moser se contenta de répéter : pacifiste. C’était bien le mot. Comme le nom d’une tribu dont il aurait connu le nom. Mais la tribu ? M. Professeur des sourcils, de la bouche, des joues, fit une mine qui fut si drôle qu’un rire se propagea, irrésistible, jusqu’à ceux qui étaient trop loin pour voir, qui avaient écouté et approuvé la question, qui auraient bien voulu noter la réponse. Ce rire de tous était la réponse. « À la bonne heure ! À la bonne heure !» hurlait le Grand étudiant, qui était un sabreur émérite et ne comptait plus ni ses combats d’honneur ni ses balafres. Il y avait du plaisir à recevoir un Français comme celui-là. L’étudiant commanda une tournée de champagne, pour témoigner de son plaisir. Ce devait être l’un des chefs. Un silence de respect succéda, pendant que l’on distribuait les flûtes. Deux jeunes, demi-frères de Ganymède l’échanson, à déboucher les bouteilles, mission délicate. Un bouchon sauta dans le silence. Toutes flûtes bientôt levées ; tous, du même mouvement, les talons joints, casquettes immobiles. « Also !» dit l’Étudiant, qui se reprit, un mot lentement après l’autre : « Puisque donc les Français ne sont pas (comment dit-on ?) pacifistes, Prosit !... C’est-à-dire que je bois à la santé de Monsieur Professeur Gunther Moser !» Puis à pleine voix : «Prosit !» Un Prosit à hautes voix, toutes allemandes et philologiques, même celles plus aiguës, si jeunes des demi-frères de Ganymède. « Si vous permettez...» dit l’étudiant en chef, qui fit tinter sa flûte contre la flûte du Professeur. Moser ne se cachait pas d’être ému ; Allemand, Français, il ne savait plus ; ou plutôt : Français toujours, puisque le grand-père ... Le Prosit des Trente comme un choeur ; puis un silence, aussi musical que le choeur, où l’on entendit tinter flûte contre flûte. Moser, tête d’acier, muscles d’acier, au plus tendu de sa tête et de ses muscles ; et cette fois, en français, car il parlait au nom de la France : « Je vous salue tous, dit-il, j’aime la France et l’Allemagne du même coeur. Cette main

La casquette 97 que je lève, je vous la donne de tout mon coeur. Mais, s’il faut encore nous battre, je jure de vous tuer de la même main !» Ce fut un tumulte indescriptible, une ferveur, une émulation de respect et d’honneur. Les Trente vinrent à cette flûte, qu’ils voulaient faire tinter contre la leur. Demi-Ganymède les deux derniers. L’un dit : « Aimez-vous la musique ?» L’autre : « Avez-vous un fils ? Avez-vous une fille ? J’aime-rais être leur compagnon.» Moser allait répondre, quand trente casquettes, comme des bouchons, les casquettes au plafond. Il n’eut pas le temps de répondre. Un autre étudiant, chef au-dessous du chef, commanda sa tournée, de vin du Rhin. C’était d’autres flûtes, plus épaisses, de verre teinté. Moselle après Rhin, de l’Allemagne à l’Italie, du chef au moins chef, on vida les flûtes, les coupes, Bohème ou Baccarat. À chaque tournée, Prosit ! mais sans échange de discours. C’eût été les mêmes. Le rite des trente coupes suffisait, à faire tinter l’une après l’autre, les talons joints, le buste légèrement incliné par révérence. Il ne manquait à Moser qu’une casquette verte à ruban de velours. Des cicatrices de guerre aux balafres de philologie, ils avaient décrété tacitement l’équivalence. Après un conciliabule des plus balafrés, tous en formation d’honneur pour le huitième ou dixième Prosit, le vieil étudiant, incliné au double, aussi grave et solennel qu’au sacre d’un empereur, présenta une casquette au Professeur et l’en coiffa. Coupes vers le ciel, ils entonnèrent a capella un hymne triomphal, plus propre à célébrer Dieu qu’une gloire de Professeur, de la basse la plus basse à l’aigu des anges (ou des Ganymèdes), mais aussi bien ils célébraient tout à la fois, la patrie, Dieu, la linguistique et la musique, l’Allemagne au-dessus de tout. Moser ne put retenir quelques larmes. Il connaissait ce chant. Il mêla sa voix aux voix, comme on prend sa place dans un cortège. À la question : « Aimez-vous la musique ?» c’était répondre par la musique. Et, pour répondre à l’autre question, quand l’hymne fut achevé, il sortit de son portefeuille le portrait d’une petite fille, comme si, ne sachant plus de quelle façon les remercier, il leur montrait le dedans de son coeur. Le portrait circula de main en main, délicatement. Des ah ! profonds de gorge et de poitrine ; des regards émerveillés. Les nattes blondes, les yeux d’offrande, la douceur, la candeur, pouvait-on s’attendre à cela ? Rien d’un minois chiffonné, à la française. C’était une véritable fillette allemande. L’échanson qui avait demandé : « Avez-vous une fille ?» en tremblait, le portrait dans le creux de sa main. « Gretchen !» soupira-t-il. Moser rectifia, par un soupir aussi, qui était un prénom : «Ilse ...» « Je suis la princesse Ilse ...» reprit l’échanson. Et, sans quitter le portrait des yeux, d’une voix adorante, d’un cristal plus

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magne à un Allemand, mais à lui France, puisque le grand-père avait<br />

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Par une subtilité de politesse, on ne lui parlait qu’en français, en<br />

s’excusant du mauvais français ; lui ne répondait qu’en allemand. Un<br />

grand diable de vieil étudiant, comme on en rencontre en Allemagne, et<br />

qui était peut-être l’aîné du professeur, après avoir préparé et médité sa<br />

phrase, lui demanda: « Alors donc, Monsieur Professeur Moser, vous ne<br />

seriez pas, comment dit-on ? pacifiste ? Ici dans Weimar nous croyons<br />

volontiers que tous les Français sont pacifistes (c’est bien ainsi que l’on<br />

dit, n’est-ce pas ? )»<br />

Gunther Moser se contenta de répéter : pacifiste. C’était bien le<br />

mot. Comme le nom d’une tribu dont il aurait connu le nom. Mais la tribu<br />

? M. Professeur des sourcils, de la bouche, des joues, fit une mine qui fut<br />

si drôle qu’un rire se propagea, irrésistible, jusqu’à ceux qui étaient trop<br />

loin pour voir, qui avaient écouté et approuvé la question, qui auraient<br />

bien voulu noter la réponse. Ce rire de tous était la réponse. « À la bonne<br />

heure ! À la bonne heure !» hurlait le Grand étudiant, qui était un sabreur<br />

émérite et ne comptait plus ni ses combats d’honneur ni ses balafres. Il y<br />

avait du plaisir à recevoir un Français comme celui-là. L’étudiant commanda<br />

une tournée de champagne, pour témoigner de son plaisir. Ce devait<br />

être l’un des chefs.<br />

Un silence de respect succéda, pendant que l’on distribuait les flûtes.<br />

Deux jeunes, demi-frères de Ganymède l’échanson, à déboucher les<br />

bouteilles, mission délicate. Un bouchon sauta dans le silence. Toutes<br />

flûtes bientôt levées ; tous, du même mouvement, les talons joints, casquettes<br />

immobiles. « Also !» dit l’Étudiant, qui se reprit, un mot lentement<br />

après l’autre : « Puisque donc les Français ne sont pas (comment<br />

dit-on ?) pacifistes, Prosit !... C’est-à-dire que je bois à la santé de Monsieur<br />

Professeur Gunther Moser !» Puis à pleine voix : «Prosit !» Un Prosit<br />

à hautes voix, toutes allemandes et philologiques, même celles plus<br />

aiguës, si jeunes des demi-frères de Ganymède. « Si vous permettez...»<br />

dit l’étudiant en chef, qui fit tinter sa flûte contre la flûte du Professeur.<br />

Moser ne se cachait pas d’être ému ; Allemand, Français, il ne savait<br />

plus ; ou plutôt : Français toujours, puisque le grand-père ...<br />

Le Prosit des Trente comme un choeur ; puis un silence, aussi musical<br />

que le choeur, où l’on entendit tinter flûte contre flûte. Moser, tête<br />

d’acier, muscles d’acier, au plus tendu de sa tête et de ses muscles ; et<br />

cette fois, en français, car il parlait au nom de la France : « Je vous salue<br />

tous, dit-il, j’aime la France et l’Allemagne du même coeur. Cette main

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