La Folie - MML Savin
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Chapitre II Le dixième homme... C’était la nuit de la Saint-Jean d’été. L’été partout, lys et glaïeuls. Même la rue du Château a son été ; elle a le droit. La Langouste, qui avait cuit tout le jour dans le bouillon sombre de sa loge, étirait ses pattes dans l’air, qui était d’un bleu de théâtre à se croire au théâtre. « J’allais le dire, disait la Langouste, on se croirait au théâtre ! » Et elle croisait ses pattes à l’ingénue dans cette espèce de vallée entre deux montagne que suivait le cordon de son tablier. Quand elle était assise ainsi, sur son pliant de fer, adossée à la colonne de droite, elle était assez Pythie et complétait le spectacle. On aurait pu la prendre, en clignant des yeux, pour quelque tragédienne nationale dévouée au culte de la déclamation. Elle avait de la majesté par la masse. Les bras croisés, elle déclamait devant elle, sans bouger la tête, obéissant d’instinct aux meilleurs principes. Elle imposait si fort qu’on ne songeait plus qu’elle était un peu nabote. De l’équinoxe à l’équinoxe, chaque soir, elle dépliait le pliant, ne fût-ce que pour un quart d’heure, et, toujours un peu surprise que le pliant ne cédât point : « J’ai eu raison de l’acheter en fer, celui-là. À l’Hôtel de Ville, naturellement. N’y a que 1à.» Protégée de la pluie petite et moyenne par un balcon, elle ne décampait qu’à la bourrasque. Là, de ce poste de garde, elle n’était plus la concierge du 13 mais de toute la rue. Elle proférait des oracles, dont quelques-uns incontestables : « Ça pousse, les enfants. Hein ? » Elle ajoutait, dans les grands jours : « Nous, on les voye grandir ; eux, ils nous voyent vieillir. Hein ? » Ce hein, exclamation au interrogation, à la fin de toutes les sentences, dès qu’elle était à son pliant. Ce n’était peut-être qu’un ef-
Le dixième homme 9 fet de la suffocation progressive par compression des masses. Il était clair que la congestion gagnait. Langouste arrivait presque rose plutôt langoustine que langouste, puis virait lentement au bleu, et du bleu au noir Elle connaissait son surnom, et même on peut dire qu’elle se l’était donné. Un petit télégraphiste, un matin, l’avait saluée ainsi en s’en allant, et jusqu’au soir elle avait tempêté et répété : « Ce vaurien, ce cycliste de deux sous ! Au revoir, la Langouste ! qu’il me dit. Langouste ! Langouste ! » Le soir et pour toujours elle était la Langouste. Il y avait des années de cela ; le télégraphiste pouvait être receveur des Postes ; elle ne s’offusquait plus de son surnom. Au demeurant, une concierge de joyeuse humeur. Toute la méchanceté qui lui revenait de tradition, elle l’avait déléguée à sa chienne Irma, plutôt sac à quatre pattes que chienne, qui mordait tout, qui semblait avoir de la gueule partout, comme Cerbère, qui s’enroulait et se déroulait, qui vous aurait dévoré par haine et par faim, car elle avalait, avalait, doublait son appétit en avalant, et se dépêchait d’avaler pour mordre en furieuse et vous dévorer. Irma lorgnait sa maîtresse d’un oeil injecté de sang, le croc funeste, comme si elle réservait cette proie à son appétit, le cas échéant. « C’est une chienne qui m’aime, disait la Langouste ; elle m’aime tant qu’elle me dévorerait. Elle a bon naturel ! Elle aime tout le monde... Irma ! Irma ! C’est pas une raison pour aboyer ... Irma, c’est mon nom à moi, vous savez, mais puisque j’en ai un autre ... Cher petit trésor, Irma ! » Quand la Langouste préférait la paix à tant d’amour, comme ce soir de la Saint-Jean, elle attachait solidement le petit trésor au fond de la cour. Dans toute la race humaine, qu’elle adorait à sa manière, Irma la chienne ne faisait qu’une exception. Non seulement elle ne se ruait pas vers Nestor, crocs découverts, mais, dès qu’elle l’apercevait, elle se trémoussait, retrouvait une apparence de chienne, et, plaquée à terre, la tête sur les deux pattes allongée, elle poussait de petits cris de chienne amoureuse. Jamais Nestor ne passait auprès d’Irma sans se baisser. De son pouce délié, il caressait le vieux pelage déteint entre les deux oreilles ; Irma s’en pâmait d’amour. Et la Langouste aux mains jointes : « Ce que c’est que les bêtes, tout de même ! Voilà une chienne qui a du patriotisme. Elle respecte l’armée d’Afrique. Une fois, il faudra que je la mène à la revue du 14 juillet.» Nestor était le seul qui pût entrer, sortir, rentrer, sans être signalé à l’attention publique par la vocifération canine Justement, Nestor n’avait rien à cacher ; il vivait au grand jour, jamais un pas plus rapide que les autres, de cette démarche balancée, à hautes jambes, à larges pas, qui ne semblait lente et nonchalante que parce qu’elle était régulière. Le même calme imperturbable au visage qu’à la
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Elle connaissait son surnom, et même on peut dire qu’elle se l’était<br />
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et jusqu’au soir elle avait tempêté et répété : « Ce vaurien, ce cycliste de<br />
deux sous ! Au revoir, la <strong>La</strong>ngouste ! qu’il me dit. <strong>La</strong>ngouste ! <strong>La</strong>ngouste<br />
! » Le soir et pour toujours elle était la <strong>La</strong>ngouste.<br />
Il y avait des années de cela ; le télégraphiste pouvait être receveur<br />
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tradition, elle l’avait déléguée à sa chienne Irma, plutôt sac à quatre pattes<br />
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Irma lorgnait sa maîtresse d’un oeil injecté de sang, le croc funeste,<br />
comme si elle réservait cette proie à son appétit, le cas échéant. « C’est<br />
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mais puisque j’en ai un autre ... Cher petit trésor, Irma ! » Quand la<br />
<strong>La</strong>ngouste préférait la paix à tant d’amour, comme ce soir de la<br />
Saint-Jean, elle attachait solidement le petit trésor au fond de la cour.<br />
Dans toute la race humaine, qu’elle adorait à sa manière, Irma la<br />
chienne ne faisait qu’une exception. Non seulement elle ne se ruait pas<br />
vers Nestor, crocs découverts, mais, dès qu’elle l’apercevait, elle se trémoussait,<br />
retrouvait une apparence de chienne, et, plaquée à terre, la tête<br />
sur les deux pattes allongée, elle poussait de petits cris de chienne amoureuse.<br />
Jamais Nestor ne passait auprès d’Irma sans se baisser. De son<br />
pouce délié, il caressait le vieux pelage déteint entre les deux oreilles ;<br />
Irma s’en pâmait d’amour. Et la <strong>La</strong>ngouste aux mains jointes : « Ce que<br />
c’est que les bêtes, tout de même ! Voilà une chienne qui a du patriotisme.<br />
Elle respecte l’armée d’Afrique. Une fois, il faudra que je la mène<br />
à la revue du 14 juillet.» Nestor était le seul qui pût entrer, sortir, rentrer,<br />
sans être signalé à l’attention publique par la vocifération canine<br />
Justement, Nestor n’avait rien à cacher ; il vivait au grand jour, jamais<br />
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jambes, à larges pas, qui ne semblait lente et nonchalante que parce<br />
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