La Folie - MML Savin

Les trois képis 79
esprit d’aventure aussi, et d’héroïsme. Il en fallait pour franchir la porte.
Elle la franchit. Puis, au pas de ses mules blanches, elle s’engagea le long
d’un couloir, à n’y passer qu’une Liliane après l’autre, c’est-à-dire un
soupçon de fille. Au premier coude, le couloir ne fut que nuit. La moindre
toile d’araignée, le moindre fil, aurait fait reculer. Le carreau net sous les
mules, des murs lisses qui ne sentaient l’humide ou la poussière. « Ce
n’est qu’un couloir, se dit Liliane. » Elle avait pris à gauche, puis devant ;
après quelques pas devant, une marche, deux, dix. « Dix marches se dit
Liliane. Il faut croire que c’est un escalier.» Un couloir de nouveau ? Pas
tout à fait un couloir. On tâtait de la banquette, à la muraille de gauche,
comme pour s’asseoir. « Tout est prévu, dit Liliane, mais savoir quoi !»
Elle s’assit sur la banquette.
Il lui sembla qu’il y avait moins de nuit, moins de silence aussi. Un
murmure comme de voix, comme on aurait dit le murmure d’une prière.
Liliane à sa banquette, aussi muette qu’à la chapelle, retenant son souffle.
Ce n’était pas une prière malgré le ton d’une prière. Elle entendit : « Mes
bons amis.» Quand on s’adresserait à tous les saints du paradis, on ne dirait
pas : « Mes bons amis.» Elle crut entendre : « France ! France !» Elle
se colla l’oreille à la muraille, celle de droite, d’où semblait venir le mot.
Ce ne fut plus qu’un murmure, prière ou non. Elle revint à la banquette.
Et tout à coup, là, sur la soie de sa robe, elle vit un cercle blanc de soie.
Un faisceau de lumière de la soie à la muraille
L’oeil à ce trou dans la muraille, Liliane ne vit rien d’abord, puis
elle vit. Elle vit son grand-père le Colonel ! C’était bien le Colonel ! Il
avait un monocle à l’arcade droite. Au repas, au café de Chine, le Colonel
n’avait pas. Mais Liliane connaissait si peu le Colonel ! De vrai, ce qui
manquait au récit de la Chine, c’était un monocle à l’arcade. Le Colonel
avait du rouge jusqu’au front, tout pivoine par l’enthousiasme. Autour du
Colonel ? Autour ... Trois képis laudatifs, pensifs, comme des képis pensent,
louant toujours. Il y avait aussi... Liliane changea d’oeil, revint au
premier, aurait voulu se servir des deux. Sur un fauteuil, à côté du Colonel,
une ombre, qui n’avait pas la prestance du Colonel, mais une autre,
de plus de prestance ; qui avait de l’onction dans la prestance, une facilité,
une grâce, une civilité, du mouvement de toute son ombre ; et l’ombre
aussi devait parler ; mais Liliane, a son trou de muraille, n’entendait ni le
Colonel ni l’ombre. Le visage du Colonel en pleine lumière ; l’ombre
n’était qu’une ombre sans visage... Liliane collait au trou, se désespérait,
revenait, collait, ne voyait bien que le Colonel, un peu des trois képis,
l’ombre de l’ombre.
Les képis étaient résolument anonymes. Le plus haut perché se balançait
régulièrement de gauche à droite ; le plus bas, de l’avant à
l’arrière. Le képi du milieu demeurait impassible. C’était peut-être lui qui