La Folie - MML Savin

La Folie - MML Savin La Folie - MML Savin

25.06.2013 Views

54 La Folie d’une moustache bourrue : « À la bonne heure ! Il y a quatre ou cinq ans, on a planté des lys là-devant. Ma parole, je ne savais pas que ce serait devant ta fenêtre ! » Délicieux mensonge d’un grand-père ! Madame la Supérieure (de cela quatre ans) avait appelé Liliane, et d’abord n’avait parlé de rien, que de Dieu, du salut de l’âme, des compositions trimestrielles... Liliane n’était pas première au classement, ni quatrième. Elle n’avait de passion qu’au dessin, dont on la blâmait la félicitant, lui disant qu’elle devrait tourner cette flamme vers le zèle et vers la prière. Elle ne l’y avait pas tournée. La Supérieure cependant au plus suave, au plus bénissant d’une Supérieure. - Mon enfant, dit-elle, après beaucoup de préliminaires, vous avez encore une mère puisque je suis votre Supérieure. On dit, de par le doux Jésus : Ma Mère la Supérieure. C’est donc que je suis votre mère ... Liliane, toute raide à son tabouret. On dit à la Supérieure : ma mère. On ne dit point ma mère, à sa mère. C’est autre chose. Une mère ne vous bénit point, ne vous entretient que fort rarement du Père, de l’Esprit et des Saints Apôtres. Liliane, du moins, l’imaginait ainsi : elle n’avait vu sa propre mère que deux ou trois fois depuis que son père était mort. Le parloir n’est pas un lieu où l’on peut être comme une fille le peut avec sa mère. Et cette mère du parloir, pas plus d’une fois pas an, n’était que cette visiteuse, élégante et fine, une dame à voilette, qui était légère comme la plume d’un oiseau ; mobile à ne pouvoir rester un instant immobile, elle ne s’asseyait que sur le rebord d’un fauteuil, et encore changeait de fauteuil : d’un fauteuil à l’autre, elle faisait tout le tour du parloir, en un quart d’heure de visite. Liliane suivait ce grand oiseau au plumage de soie, qui avait des plumes d’oiseau sur la tête, qui gazouillait ses : « Alors, Liliane, c’est tout ce que tu racontes ?» Mais elle, de fauteuil en fauteuil, ne racontait rien, se contentait de donner un peu de bouclant aux cheveux de la pensionnaire, ou de bouffant à la cravate, tournant la petite, la retournant, comme si elle voulait la voir et la revoir, devant, profil, derrière, l’autre profil. Elle se gonflait sa belle gorge d’oiseau en soupirant ou roucoulant : « Comme te voilà faite !» sans qu’il fût aisé de savoir s’il s’agissait du costume ou de la fille. Elle n’ôtait pas ses gants ; elle ne touchait que du bout des gants, mais d’une impulsion si vive, si impérieuse qu’elle tournait et retournait Liliane du doigt. À peine levait-elle un coin de sa voilette pour que sa fille l’embrassât, et Liliane s’en voulait, à cha-

Les nombrils 55 que fois, d’avoir été si maladroite qu’elle n’avait embrassé que la voilette. Quant au baiser de la mère, si vite, à lèvres si minces, était-ce un baiser ? C’était le frôlement aérien, hasard ou convenance, de quelque chose qui pouvait être une aile, mais ce n’était pas un baiser. Du dernier fauteuil, à la ronde, le bel oiseau s’envolait. Liliane l’entendait qui gazouillait aux Soeurs, le même ramage, la même froideur aux Soeurs qu’à la fille. Et les Soeurs, encore émues de tant de politesse gazouillante : « Liliane c’est un miracle de Dieu de ressembler ainsi à sa mère ! Nous dirons une prière pour elle, ce soir à la prière. Fasse le Bon Dieu que vous ressembliez toujours à votre mère !» Liliane le soir, aux intentions particulières, escamotait le Pater et l’Ave. Elle n’était pas si sûre de vouloir ressembler à sa mère. Elle avait le pied et la main aussi petits. C’était chose faite ; la prière n’y changerait rien. Elle aurait, probable, la même voix de gorge, comme elle avait le blond de l’auréole, le geste aisé, la taille fine ; comme elle serait grande, puisqu’elle l’était. Que sa mère fût sa mère, c’était ainsi. Les Soeurs ne disaient-elles pas qu’il ne faut pas choisir ? Et si elle devenait à son tour une sorte d’oiseau, si elle était condamnée à porter une voilette, toujours des plumes et des gants, à sauter d’un fauteuil à l’autre, à gonfler sa belle gorge de soupirs et de politesse, elle accepterait ce destin d’être la fille de sa mère. Reste qu’on aurait voulu choisir, si l’on avait pu, soi et sa mère. Comme sa Mère la Supérieure qui vainement se figurait qu’elle était la mère de Liliane ; quelle lubie ! Ni mère ni madame, mais Madame notre Mère Supérieure. Après encore un peu de préliminaire : - Supposez que votre mère soit morte avait supposé la Supérieure. - Ma mère est morte ! s’écria Liliane, aussi blanche que son prénom. Et des larmes, comme on en pleure à quatorze ans. - Non ! Non ! votre mère n’est pas morte, Liliane. Je n’ai pas dit. J’ai supposé. J’ai dit : supposez que. - Eh bien ! Est-elle morte ? J’aurai le courage qu’il faut, Madame. Toute mon enfance, on m’a conté que mon père était un brave, qu’il avait perdu l’usage d’un bras à la guerre, où il était parti à ses vingt ans ; mais que, pour continuer à se battre, à servir la France, il dissimula si bien (on peut mentir, quand on ment pour la France !) qu’il se fit enrôler comme observateur sur un avion, et devint un grand aviateur. Le jour où nous avons appris, à sa dernière croisière, que son avion était tombé en flammes, ma mère m’a dit : « Liliane, je te défends de pleurer quand je t’aurai dit ... que ton père est mort.» Je n’ai pas pleuré. Même toute seule,

Les nombrils 55<br />

que fois, d’avoir été si maladroite qu’elle n’avait embrassé que la voilette.<br />

Quant au baiser de la mère, si vite, à lèvres si minces, était-ce un<br />

baiser ? C’était le frôlement aérien, hasard ou convenance, de quelque<br />

chose qui pouvait être une aile, mais ce n’était pas un baiser.<br />

Du dernier fauteuil, à la ronde, le bel oiseau s’envolait. Liliane<br />

l’entendait qui gazouillait aux Soeurs, le même ramage, la même froideur<br />

aux Soeurs qu’à la fille. Et les Soeurs, encore émues de tant de politesse<br />

gazouillante : « Liliane c’est un miracle de Dieu de ressembler ainsi à sa<br />

mère ! Nous dirons une prière pour elle, ce soir à la prière. Fasse le Bon<br />

Dieu que vous ressembliez toujours à votre mère !» Liliane le soir, aux<br />

intentions particulières, escamotait le Pater et l’Ave. Elle n’était pas si<br />

sûre de vouloir ressembler à sa mère. Elle avait le pied et la main aussi<br />

petits. C’était chose faite ; la prière n’y changerait rien. Elle aurait, probable,<br />

la même voix de gorge, comme elle avait le blond de l’auréole, le<br />

geste aisé, la taille fine ; comme elle serait grande, puisqu’elle l’était.<br />

Que sa mère fût sa mère, c’était ainsi. Les Soeurs ne disaient-elles pas<br />

qu’il ne faut pas choisir ? Et si elle devenait à son tour une sorte d’oiseau,<br />

si elle était condamnée à porter une voilette, toujours des plumes et des<br />

gants, à sauter d’un fauteuil à l’autre, à gonfler sa belle gorge de soupirs<br />

et de politesse, elle accepterait ce destin d’être la fille de sa mère. Reste<br />

qu’on aurait voulu choisir, si l’on avait pu, soi et sa mère.<br />

Comme sa Mère la Supérieure qui vainement se figurait qu’elle<br />

était la mère de Liliane ; quelle lubie ! Ni mère ni madame, mais Madame<br />

notre Mère Supérieure. Après encore un peu de préliminaire :<br />

- Supposez que votre mère soit morte avait supposé la Supérieure.<br />

- Ma mère est morte ! s’écria Liliane, aussi blanche que<br />

son prénom. Et des larmes, comme on en pleure à quatorze ans.<br />

- Non ! Non ! votre mère n’est pas morte, Liliane. Je n’ai<br />

pas dit. J’ai supposé. J’ai dit : supposez que.<br />

- Eh bien ! Est-elle morte ? J’aurai le courage qu’il faut,<br />

Madame. Toute mon enfance, on m’a conté que mon père était un brave,<br />

qu’il avait perdu l’usage d’un bras à la guerre, où il était parti à ses vingt<br />

ans ; mais que, pour continuer à se battre, à servir la France, il dissimula<br />

si bien (on peut mentir, quand on ment pour la France !) qu’il se fit enrôler<br />

comme observateur sur un avion, et devint un grand aviateur. Le jour<br />

où nous avons appris, à sa dernière croisière, que son avion était tombé<br />

en flammes, ma mère m’a dit : « Liliane, je te défends de pleurer quand je<br />

t’aurai dit ... que ton père est mort.» Je n’ai pas pleuré. Même toute seule,

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!