La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

52 La Folie elle était heureuse, d’un étrange bonheur sans espérance. Ce n’était pas le bonheur. Le Gilles n’écoutait plus. Il n’avait pas besoin de se regarder le bleu des veines : il n’avait pas de ce sang là. Sans doute se disait-il qu’il n’aurait jamais à vivre, à émerveiller une petite-fille, Chine ou sans Chine ; que sa vie n’était qu’une vie en peinture ; que personne ne lui demanderait d’effeuiller jusqu’au bout la marguerite ; de plus en plus pâle en son négligé blanc. Ni vieillir, ni choisir ni souffrir ; une sorte de bonheur, somme toute, comme on aurait dans un couvent ; spectateur qui finit par savoir tout des autres et rien de soi ; qui les aimerait toutes et tous, Colonels, amiraux, les plus et les moins blondes ; mais lui, qui l’aimera ? Interroger les pétales, à quoi bon, si l’on ne peut y joindre un visage, un nom ? Blonde après blonde, train après train, que faire ? Attendre l’heure de la pioche et des décombres, d’un air (il le faut) un peu bête, afin de ne désespérer personne. *

Chapitre VIII Les nombrils C’était l’heure des lys. On peut croire jusqu’au crépuscule qu’ils n’ont que de l’orgueil dans l’âme, au qu’ils n’ont pas d’âme, qu’ils ne sont rien que des emblèmes, qu’ils ne vivent que par gloire, pour témoigner de la continuité et de la pureté de leur race. On les salue, on les contemple. Ils sont comme des rois en visite. L’idée ne viendrait pas de leur adresser la parole, de leur débiter des fadaises, comme on fait aux roses, ni de les cueillir (ô régicide !) comme on cueille la violette dès qu’on l’aperçoit. Si l’on cueillait un lys, ce serait un seul, pour le rapporter en grande pompe, lui chanter des hymnes, dans une sorte d’apothéose. Ou bien c’est au Dieu des dieux que l’on offre des lys, des brassées de lys, parce que les gloires de la terre ne sont que de l’herbe et de la terre à les comparer à la gloire de Dieu. Mais à l’heure du crépuscule, aux dernières nuits de juin, il semble que ce soit le lys qui appelle ; c’est une âme en peine qui déborde de confidences, qui succombe à son parfum trop lourd. Par chance, ceux de la petite plate-bande avaient été protégés de l’orage par les platanes mieux que les roses de l’autre façade par les tilleuls. Les orages ont de ces fantaisies inexplicables. Cet orage, qui suivait un temps de sécheresse, avait ruisselé en mille ruisseaux sur la terre sans la pénétrer. Les deux platanes qui se liaient l’un à l’autre par le haut des branches formaient comme une salle saturée de vapeurs où se mêlaient des senteurs d’écorce ou de feuillage à l’odeur noire de la terre. Le parfum des lys peu à peu dominait. Liliane, à l’une des fenêtres de gauche, respirait les lys, s’enivrait des lys. Le Colonel, faisant faire le tour du Colonel-propriétaire, avait dit

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bonheur.<br />

Le Gilles n’écoutait plus. Il n’avait pas besoin de se regarder le<br />

bleu des veines : il n’avait pas de ce sang là. Sans doute se disait-il qu’il<br />

n’aurait jamais à vivre, à émerveiller une petite-fille, Chine ou sans<br />

Chine ; que sa vie n’était qu’une vie en peinture ; que personne ne lui<br />

demanderait d’effeuiller jusqu’au bout la marguerite ; de plus en plus<br />

pâle en son négligé blanc. Ni vieillir, ni choisir ni souffrir ; une sorte de<br />

bonheur, somme toute, comme on aurait dans un couvent ; spectateur qui<br />

finit par savoir tout des autres et rien de soi ; qui les aimerait toutes et<br />

tous, Colonels, amiraux, les plus et les moins blondes ; mais lui, qui<br />

l’aimera ? Interroger les pétales, à quoi bon, si l’on ne peut y joindre un<br />

visage, un nom ? Blonde après blonde, train après train, que faire ? Attendre<br />

l’heure de la pioche et des décombres, d’un air (il le faut) un peu<br />

bête, afin de ne désespérer personne.<br />

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