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La Folie - MML Savin

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L’Armée d’Afrique 5<br />

Désormais, le salon n’était plus désert, qui faisait semblant de dormir<br />

sous les housses. Une petite fille, fille ou femme, l’avait élu pour séjour,<br />

mystérieusement. À la cuisine, côté jardin, Nestor se disait : « <strong>La</strong><br />

mignonne doit s’ennuyer toute seule.» Il allait voir, la voir. Parfois, il<br />

s’arrêtait à la porte. Il regardait par le trou de la serrure. Il collait son<br />

oreille à la porte. « Et si, par hasard, elle sortait de son cadre, la mignonne<br />

? Si elle jouait du piano, en silence ? Elle serait seule à entendre<br />

ce qu’elle joue. Chez nous, les sorcier parlent sans parler, ils écoutent le<br />

lézard ou la fourmi, qui disent des choses. Sans les sorciers, nous ne saurions<br />

jamais ce que disent les lézards ! » Avant d’entrer, il frappait, mais<br />

à petits coups, très discrets, comme on frapperait pour un lézard, ou pour<br />

le fantôme d’une petite fille. Puis, sur la pointe des pieds, comme saluant<br />

et s’excusant, à droite, à gauche, pour ne déranger personne, il aurait bien<br />

posé un vase à trois roses près du portrait. Un matin, il apporta trois roses<br />

dans un vase. Il présenta les roses au portrait, comme on offre des roses.<br />

Puis il les posa sur un guéridon. Depuis ce jour-là, il y eut toujours quelques<br />

fleurs dans un vase sur le guéridon.<br />

Savoir par coeur, c’est grand savoir, quand le coeur sait. Nestor savait<br />

par coeur son portrait de la toute jeune fille. Il n’avait même pas besoin<br />

de fermer les yeux pour le voir : le front délicatement bombé sous<br />

des cheveux fins, si fins que c’était un brouillard de cheveux plus que des<br />

cheveux. Des yeux, qui étaient un regard. Quel regard ? C’était un regard<br />

vers tout, qui n’était pas encore un regard vers quelque chose ou vers<br />

quelqu’un. Et ces lèvres, aussi minces qu’un regard entre les cils, seraient-elles<br />

jamais un fruit ? Un regard, passe encore qu’il ne soit qu’un<br />

regard, une fente de lumière. Un regard n’est que lumière. Mais un<br />

brouillard d’or et de cheveux ferait-il un visage de femme ?<br />

C’était les idées, comme on dit, de Nestor, quand il rinçait les verres<br />

ou rangeait la vaisselle. Quand il avait rincé, rangé, le Colonel à ses<br />

affaires de Colonel (« Je vais au Ministère » disait le Colonel, « Je ne<br />

rentrerai qu’à sept heures, ») il allait prendre sa guitare ; et zing, et zang,<br />

aussi bas, aussi confidentiel que le pouvait une guitare ; il n’aurait plus<br />

voulu dire que la bouche ne serait jamais un fruit. Nestor, à ces lèvres,<br />

considérait. Il se chantait un chant de son là-bas, de son enfance :<br />

Tes lèvres sont un fruit.<br />

Quand le fruit sera mûr,<br />

Moi et toi,<br />

Nous mangerons le fruit,<br />

Toi et moi.

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