La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

480 La Folie Jacques, un peu sauvage, car il ne pouvait s’empêcher de l’être, mais aussi rassuré par la carrure, la nuque, cette large main qui serrait la sienne sans aucune cérémonie dans la politesse. Entre deux verres de vin du Rhin, Moser avait décrit le personnage : « L’homme le plus simple, vous verrez, le plus riche des fourreurs de l’ancien et du nouveau monde, un jour à Constantinople et le lendemain à San Francisco. Et pourtant, l’allure d’un maître d’escrime et de natation.» - Je suis en avance, fit Marka. Vous étiez encore à table. - Que non ! Si je vous fais entrer à la salle à manger, c’est à cause d’un certain vin du Rhin, qui sera peut-être de votre goût. Un cadeau de Jacques ! - Allons-y pour le vin de Jacques ! Vous permettez que je vous appelle Jacques ? Marka, sans plus de façon, croquait déjà des petits fours, piochait dans les sandwichs, lorgnait le reste du poulet froid en affamé. - Je parie que vous n’avez pas dîné. - Je vous jure que j’ai dîné... Attendez !... Il me semble bien que j’ai dîné. Ça devait être tout à l’heure... Mais, c’est une maladie, j’ai toujours faim ! Il se mit à rire en découvrant des dents superbes. Le Professeur, discrètement, poussa une assiette, fourchette et couteau devant Marka, ravi du poulet et de ses cartons encore ficelés, dont Jacques, tout à fait à l’aise coupait les ficelles. - Encore des cadeaux de Jacques ? Une providence, ce garçon-là ! et tout en dévorant, se disait : « Ce joli complet vert d’un si joli vert vient de Dorian-Grey. Le garçon providence est un ami de Monsieur Erick.» Mais le fourreur s’abstint de le dire à haute voix. « Il me prendrait pour un détective. Et qu’est-ce que cela prouve ? Erick m’habille moi aussi. Enfin... il essaie...» Marka portait un complet de lin, du plus beau lin, mais il le portait comme un sac, selon la judicieuse sentence de Madame Rubis. Afin de boire plus commodément de ce vin du Rhin, il commença par ôter sa veste. Il hésita cependant de laisser voir sa marque, en l’ôtant. Marka, la franchise même, mais la franchise ne consiste pas à tout dire, n’importe où, n’importe quand. En attendant de dire, s’il y avait à dire, Marka fit franchement honneur au vin. Il dévorait le poulet, mais le vin, il le goûtait et le buvait en artiste, qui ne boit pas pour boire, qui juge quand il boit. « Un vin de qualité, fit-il. Du vin pour amateur. Mes félicitations, Jacques ! » Jacques tout en appréciant le vin se défendait. Ce n’était que par hasard, et surtout à cause de la bouteille, de pure baroque. Mais Moser : « Je ne dis pas pour le vin, dit-il, mais notre Jacques est un artiste ! » et Moser de vanter un peu leur Jacques, connaisseur en toutes sortes de vieux meubles, et qu’on ne trompait pas comme tant d’autres, sur l’ancien qui était de l’ancien et sur le faux, même à s’y tromper. Jac-

La dernière goutte 481 ques protestait, rougissait, avouait tout en rougissant. Par des questions adroites, qui ne paraissaient même pas des questions, Marka eut bientôt autant d’estime pour Jacques que pour le vin du Rhin. Gunther-Amédée, content de ses deux amis, content de la conversation qui avait ce tout d’intelligence et de liberté qu’il aimait, de l’érudition mais alerte, une précision positive qui donnait du corps aux objets, une gravité rieuse, non pas de ces paroles pour ne rien dire, savourait en silence son vin du Rhin, qui avait de la poésie pour lui, un parfum de légende et de mélancolie. Ilse, princesse aux cheveux d’or, dansait et chantait dans son palais de crépuscule. Par les fenêtres ouvertes sur la cour, où la nuit tombait, on entrevoyait les platanes de La Folie, en retrait, au fond de la cour. Un soupçon de brise ajoutait les hautes branches. Tantôt Marka, tantôt Jacques, c’était une série d’anecdotes sur tel bahut célèbre qui était au Louvre et qui était un faux, dont tous les amateurs connaissaient l’origine, sur des commodes ou des secrétaires dont on avait perdu ou retrouvé le secret. - Je crois, dit Jacques, que Monsieur Marka est plus fort sur les secrets, je ne dis pas que moi, qui ne suis qu’un novice, mais plus fort que les experts les plus forts. Marka se renversa sur sa chaise et sourit, découvrant ses dents. - À propos de secrets, dit-il... il laissa la phrase en suspend, comme s’il attendait que la nuit fut un peu plus sombre. Puis au bout d’un moment : Connaissez-vous La Folie ? demanda-t-il. - Peut-être... répondit Moser. Là-dessus, interrogez notre ami Jacques. Je le pense expert. Il ne peut se récuser. - Et pourquoi donc expert ? dit Jacques dont la voix légèrement trembla. - Écoutez comme il se trouble, continua le Professeur. - Je ne me trouble pas du tout, dit Jacques tout-à-fait troublé. Et se tournant du côté de Marka : j’ai souvent raconté à mes amis ce que j’ai appris d’un architecte, que La Folie, qui est ce gracieux bâtiment dont vous verriez un bout de façade entre les branches des platanes, si la nuit n’était pas déjà aussi sombre, est une de ces constructions savantes comme on se plaisait à combiner à l’époque la plus galante. Il y a du dessous au-dessous, paraît-il, à je ne sais plus combien d’étages par-dessous. Et de compter tout au long ce que d’ordinaire il comptait, et qui faisait frémir Madame Arthur, les souterrains qui se prolongeaient jusqu’à Montrouge d’un côté, de l’autre jusqu’à Falguière, des ramifications de tout à tout, des sorties habilement dissimulées, les unes des caves, d’autres en d’anciens jardins, aujourd’hui broussailles et terrains vagues comme on savait qu’il y en avait dans le quartier, quand on connaissait le quartier. Et, dans le bâtiment lui-même, les couloirs qui doublaient les

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ques protestait, rougissait, avouait tout en rougissant. Par des questions<br />

adroites, qui ne paraissaient même pas des questions, Marka eut bientôt<br />

autant d’estime pour Jacques que pour le vin du Rhin. Gunther-Amédée,<br />

content de ses deux amis, content de la conversation qui avait ce tout<br />

d’intelligence et de liberté qu’il aimait, de l’érudition mais alerte, une<br />

précision positive qui donnait du corps aux objets, une gravité rieuse, non<br />

pas de ces paroles pour ne rien dire, savourait en silence son vin du Rhin,<br />

qui avait de la poésie pour lui, un parfum de légende et de mélancolie.<br />

Ilse, princesse aux cheveux d’or, dansait et chantait dans son palais de<br />

crépuscule. Par les fenêtres ouvertes sur la cour, où la nuit tombait, on<br />

entrevoyait les platanes de <strong>La</strong> <strong>Folie</strong>, en retrait, au fond de la cour. Un<br />

soupçon de brise ajoutait les hautes branches. Tantôt Marka, tantôt Jacques,<br />

c’était une série d’anecdotes sur tel bahut célèbre qui était au Louvre<br />

et qui était un faux, dont tous les amateurs connaissaient l’origine, sur<br />

des commodes ou des secrétaires dont on avait perdu ou retrouvé le secret.<br />

- Je crois, dit Jacques, que Monsieur Marka est plus fort<br />

sur les secrets, je ne dis pas que moi, qui ne suis qu’un novice, mais plus<br />

fort que les experts les plus forts.<br />

Marka se renversa sur sa chaise et sourit, découvrant ses dents.<br />

- À propos de secrets, dit-il... il laissa la phrase en suspend,<br />

comme s’il attendait que la nuit fut un peu plus sombre. Puis au<br />

bout d’un moment : Connaissez-vous <strong>La</strong> <strong>Folie</strong> ? demanda-t-il.<br />

- Peut-être... répondit Moser. Là-dessus, interrogez notre<br />

ami Jacques. Je le pense expert. Il ne peut se récuser.<br />

- Et pourquoi donc expert ? dit Jacques dont la voix légèrement<br />

trembla.<br />

- Écoutez comme il se trouble, continua le Professeur.<br />

- Je ne me trouble pas du tout, dit Jacques tout-à-fait troublé.<br />

Et se tournant du côté de Marka : j’ai souvent raconté à mes amis ce<br />

que j’ai appris d’un architecte, que <strong>La</strong> <strong>Folie</strong>, qui est ce gracieux bâtiment<br />

dont vous verriez un bout de façade entre les branches des platanes, si la<br />

nuit n’était pas déjà aussi sombre, est une de ces constructions savantes<br />

comme on se plaisait à combiner à l’époque la plus galante. Il y a du dessous<br />

au-dessous, paraît-il, à je ne sais plus combien d’étages par-dessous.<br />

Et de compter tout au long ce que d’ordinaire il comptait, et qui faisait<br />

frémir Madame Arthur, les souterrains qui se prolongeaient jusqu’à<br />

Montrouge d’un côté, de l’autre jusqu’à Falguière, des ramifications de<br />

tout à tout, des sorties habilement dissimulées, les unes des caves,<br />

d’autres en d’anciens jardins, aujourd’hui broussailles et terrains vagues<br />

comme on savait qu’il y en avait dans le quartier, quand on connaissait le<br />

quartier. Et, dans le bâtiment lui-même, les couloirs qui doublaient les

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